METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, DAS RHEINGOLD, le 26 AVRIL 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Bryn TERFEL et Stéphanie BLYTHE

Certes, ce spectacle n’est plus une découverte depuis que le MET a initié les retransmissions en direct, mais c’est autre chose de le (re) découvrir en salle. A voir la multiplication des Ring “intégraux” programmés la saison prochaine dans les théâtres, et les tarifs affichés (à la Scala par exemple! Mieux vaut aller à Berlin, on aura la même production et le même chef pour bien moins cher) on comprend que la programmation d’un Ring soit vécue comme un événement. Ainsi au MET: grands calicots en façade, public des grands soirs, pas une place libre, et quelques spectateurs qui poussent l’application à s’affubler de casques à cornes, pour montrer qu’on entre dans le Ring comme en religion ou comme dans une secte. Peter Gelb, le manager du MET n’avait pas lésiné sur les interviews pour vanter cette production, l’une des entreprises les plus complexes du MET. Il est donc temps de découvrir dans son ensemble la production de Robert Lepage, et surtout de vérifier que le pari tient bien la route des quatre opéras. L’autre pari de Peter Gelb, c’était d’afficher une distribution exceptionnelle (Terfel, Voigt, Kaufmann, Westbroek etc…) nous verrons comment la distribution de ce deuxième Ring (à peu près identique aux représentations des années précédentes, mais avec Katarina Dalayman à la place de Deborah Voigt dans Brünnhilde) tient elle aussi la route. Enfin, et c’est là le gros changement, James Levine a dû abandonner le pupitre pour raisons de santé et le laisser au premier chef invité , l’italien Fabio Luisi.
Fabio Luisi est un de ces chefs qu’on a vu pendant des années en Allemagne, en Suisse, en Autriche diriger beaucoup de représentations de répertoire à l’opéra, et être à la tête de quelques orchestres européens comme l’OSR, l’orchestre de la Suisse Romande. Il n’avait jamais dirigé ou presque en Italie (il est génois). C’est un chef qui, vu sa carrière, a beaucoup d’opéras à son répertoire personnel, ce qui évidemment est un atout pour un théâtre. Son arrivée au MET et à la direction musicale de ce Ring a provoqué un de ces phénomènes d’agence artistique, qui le fait proposer désormais  dans diverses institutions: il est vrai que Fabio Luisi appartient à l’écurie Columbia (Cami) comme la plupart des chefs de renom: on dit toujours que c’est Ronald Wilford qui fait et défait les carrières, lance un chef, en retient un autre, puis le relance plus tard. C’est donc le moment pour Fabio Luisi, premier chef au MET, directeur musical de l’Opéra de Zurich à partir de septembre, directeur musical honoraire du Teatro Carlo Felice de Gênes, et invité dans plusieurs productions à la Scala. Il aura fallu un peu de temps, mais le temps est arrivé.
On va donc découvrir aussi un chef, dans la plus redoutable des épreuves: les 17h de la Tétralogie wagnérienne.

Fabio Luisi

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En sortant de ce Rheingold, l’impression est contrastée, même si globalement positive. C’est incontestablement la mise en scène qui impressionne, et surtout le pari technologique qui  secoue et assomme. Robert Lepage, nous l’avons déjà écrit, a choisi non la “mise en scène” mais la “mise en images”, comme si l’opéra était une succession de tableaux ou de planches de bandes dessinées, mise les unes à côté des autres, stupéfiantes,  chacune prise dans son unicité et sa singularité, scandées par les transformations impressionnantes du dispositif scénique unique pendant tout le Ring, cette machine constituée de pales énormes tournant autour d’un axe prenant les formes les plus diverses et sur lesquelles des projections changent tout, en une seconde, eau, graviers, feu, cabanes, Walhalla etc…Voilà un dispositif créateur d’images souvent inoubliables: l’eau mouvante du Rhin en contrejour pendant le prologue,

Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

le mur d’eau (vidéo) et les Filles du Rhin nageant et chantant suspendues à un fil, un peu comme à la création en 1876, leur arrivée au fond de l’eau sur du gravier qui glisse au moindre de leurs mouvements: voilà des moments qui frappent le spectateur; j’avoue même avoir été étreint d’une certaine émotion lorsqu’ont commencé à monter les premiers accords du prologue et qu’en même temps que naissait le son, commençaient insensiblement à naître les images.
Autres images incroyables,

Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

la descente au Nibelheim, comme un grand escalier vu de haut avec les personnages suspendus qui semblent monter et descendre l’escalier (procédé d’ailleurs déjà vu notamment chez Ronconi – dans Lodoiska et Tsar Saltan), ou bien sûr,

la montée au Walhalla finale où les dieux marchent le mur vertical sur lequel l’arc en ciel est projeté. On ne répétera jamais l’incroyable force de ces images, qui à la fois guident notre imagination et semblent peupler des rêves d’enfants.
Mais voilà: c’est tout.
Car la mise en scène, les rapport des personnages entre eux, le jeu théâtral même, tout cela n’a pas été vraiment travaillé, comme si l’image à elle seule suffisait, comme si la place des personnages sur le plateau ou le proscenium réglait la mise en scène. Réduction de l’aire de jeu au proscenium ou quelquefois aux espaces permis sur et par la machine, gestes traditionnels et convenus, éloignement relatifs des personnages entre eux dans les duos, pas de travail sur le corps, pas de vrai travail de théâtre: l’histoire est livrée, telle quelle, mais pas interprétée. Il y a un refus marqué d’entrer dans une quelconque “lecture”, mais aussi dans une démarche de pur théâtre d’acteurs. Il y a de jolies idées: Wotan qui masque son oeil par une longue mèche, Loge au cheveux de flamme, qui marche toujours avec la projection de flammes à ses pieds, Donner aux chaussures qui lancent des éclairs, mais ce sont des idées-images, des idées-effets. On revient à un théâtre qui rappelle les grandes constructions baroques du XVIIème, où l’on détruisait des théâtres pour construire les machines de théâtre et leur permettre d’occuper la scène construite pour elles.
Du point de vue de la direction musicale, on peut sans conteste possible dire combien le travail de Luisi est fouillé, précis, laisse percevoir les constructions, les parties instrumentales solistes, l’architecture. En ce sens, tout est en place.
Est-ce pour autant une lecture, avec un parti pris? J’ai mes doutes. La partition apparaît aplatie, comme si on en voyait les plans, mais ni l’édifice ni le style. Le tempo est lent (2h40 de musique), la dynamique en est le plus souvent absente, ainsi que le relief.
Une splendide autoroute, sans aspérités, totalement attendue.
On aimerait quelquefois que les “nerfs” prennent le dessus, on aimerait être interpellé ou frappé. Eh non, rien de tout cela, la direction est élégante, mais frappée d’insensibilité, elle accompagne les images, mais elle ne les magnifie pas, mais elle ne les éclaire pas.
Du côté des chanteurs, on a incontestablement une équipe de très grand niveau, voire quelquefois tout à fait exceptionnelle. Bryn Terfel est vraiment un “personnage” dans Wotan, il l’impose sur scène, où l’on a souvent d’yeux que pour lui. Mais il a raté complètement son début, et la voix n’a plus le brillant d’antan. On avait remarqué à la Scala dans Leporello qu’il ne chantait plus avec le timbre exceptionnel d’il y a quelques années. Par  rapport à mon souvenir de la projection de Rheingold, ou même de sa Walkyrie dans la salle du MET, quelque chose me semble avoir disparu de ce qui faisait de ce chanteur un exceptionnel Wotan. Néanmoins, peu à peu, l’assurance vient et la deuxième partie est bien meilleure, l’artiste semble être à nouveau dans le rôle, et s’affirmer.

Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

Eric Owens dans Alberich, qui n’a pas la puissance qu’on attendait à l’entendre au cinéma, a le timbre et la couleur, la profondeur, le sens inné de l’interprétation: la prestation est exceptionnelle d’intensité, il est ce personnage sombre et blessé qu’on attend, c’est depuis longtemps l’Alberich le plus convaincant qu’il m’ait été donné d’entendre. Les géants (Franz Josef Selig et Hans-Peter König) ont la profondeur sépulcrale des basses, mais aussi l’humanité et sont doués d’une exceptionnelle diction. Une très grande prestation. Les Dieux sont aussi de très bon niveau, Donner – Dwayne Croft, un jeune, tout à fait intéressant- et Froh, le très bon Adam Diegel, voix claire, sonore, très en place, une couleur à la Klaus Florian Vogt à ses débuts. Mime, c’est Gerhard Siegel, comme toujours convaincant, comme toujours très expressif, comme toujours doué de cette intelligence de l’interprétation et de cette diction claire des grands chanteurs. Magnifique.  Loge était ce soir, à cause de l’absence de Stefan Margita, souffrant, remplacé par Adam Klein. Son timbre un peu baritonal au départ, ses hésitations faisaient craindre une interprétation un peu pâle: il s’est bien rattrapé avec l’échauffement et s’est “installé” dans le rôle, avec la puissance, l’intelligence et le jeu voulus. Bonne surprise donc.
Du côté des femmes, un beau trio de filles du Rhin, suspendues à un fil, qui bougent et chantent à la fois, ce sont de jeunes chanteuses bénéficiaires du programme Lindemann de formation des jeunes artistes (comme Dwayne Croft signalé plus haut), qui méritent d’être citées Erin Morley, Jennifer Johnson Cano, Tamara Mumford. Très jolie Freia, à l’aigu sonore, puissant, au timbre un peu métallique cependant, mais dans l’ensemble particulièrement convaincante de Wendy Bryn Harmer: un nom encore jeune (titulaire de la bourse Lindemann citée ci-dessus)  mais une voix incontestablement intéressante. Patricia Bardon, sans avoir les graves profonds d’Anna Larsson, est une Erda très défendable, avec un magnifique registre central et une voix très engagée, qui défend une belle interprétation.
Je garde le meilleur pour la fin: l’extraordinaire Fricka de Stephanie Blythe.

Stephanie Blythe et Bryn Terfel Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

Quand on a une voix pareille, pareille intelligence du chant, pareil sens de l’interprétation, pareille capacité à colorer et peser chaque mot, pareille puissance et pareille présence, tout est permis, y compris des rondeurs excessives. Elle est un pur produit du chant américain et chante presque exclusivement aux USA: quel directeur intelligent saura se l’attacher en Europe? Elle va venir chanter Azucena à Berlin aux côtés de Anja Harteros dans Trovatore, il faut courir l’écouter, ventre à terre. On avait compris à qui on avait affaire en l’écoutant au cinéma, on reste étonné de la performance tout à fait exceptionnelle, c’est avec Eric Owens la triomphatrice de la soirée. On n’avait pas entendu pareille Fricka depuis des lustres.
Ne tirons pas trop tôt les bilans, mais il est incontestable que vocalement et aussi techno-scéniquement, on est devant un très grand spectacle, qui frappe le spectateur (quel triomphe!), malgré les doutes sur la direction musicale et malgré la “mise en scène” au sens strict, cela vaut le voyage: au moins on entend vraiment chanter du Wagner, au moins, on est écrasé par le livre d’images, et donc on sort en spectateur heureux.
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Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

METROPOLITAN OPERA 2010-2011 (vu à Budapest sur grand écran): DAS RHEINGOLD (James LEVINE, Robert LEPAGE) le 9 octobre 2010

Quand on ne peut traverser l’Atlantique, le MET vient à nous via les ondes, et investit 500 cinémas environ dans le monde pour présenter ses nouvelles productions. En France, cela coûte 27 Euros. C’ est une redoutable machine de guerre mise au point par Peter Gelb, le Manager du MET qui a commencé ses retransmissions aux Etats Unis, évitant ainsi les coûts de la traditionnelle tournée du MET de jadis, et attirant des foules de spectateurs. Le système a été étendu au monde entier  et l’on pouvait voir dans les salles ce 9 octobre la nouvelle production très attendue de Rheingold, première journée du nouveau Ring du MET confié à Robert Lepage et à la baguette de James Levine, qui fête sa quarantième saison au MET. Des expériences similaires ont eu lieu pour d’autres théâtres en Europe, mais elles restent ponctuelles et n’ont pas le retentissement de ce programme venu de New York et qui attire de plus en plus de public.
Ne pouvant voir ce spectacle ni à New York, ni en France, je l’ai vu à…Budapest, au Palais des Arts, ce bâtiment récent dédié à la musique et aux Beaux Arts, qui abrite un théâtre, une salle de concert, un auditorium et un Musée d’art contemporain, le fameux Musée Ludwig. Pas une place de libre, une queue impressionnante, Wagner fait recette ce soir!

La soirée commence par un reportage d’une vingtaine de minutes sur la préparation du spectacle et les premières répétitions. Cette nouvelle production du Ring est pour le MET le spectacle le plus complexe jamais monté. Il a nécessité de consolider les dessous de la scène pour installer le dispositif impressionnant qui occupe l’espace: un plateau complètement désarticulé, composé d’éléments indépendants les uns des autres qui tournent sur eux mêmes par un système hydraulique et sont tantôt un plateau, tantôt un mur, tantôt un plan incliné, tantôt un escalier, tantôt tout cela à la fois, sur lequel sont projetés des vidéos. Certaines videos fonctionnent et varient selon l’intensité de la musique: vidéo, informatique, éclairages, décor unique et multiple délimitant des espaces variés, bref, un travail impressionnant.
La distribution est germano-américaine, à l’exception notable du gallois Bryn Terfel, qui signe son premier Wotan et de l’irlandaise Patrica Bardon (très bonne Erda). Bien sûr il est difficile, n’étant pas dans la salle, d’apprécier vraiment une voix, notamment son volume, mais sur le plan de la justesse, de la diction, de l’engagement et de l’interprétation, on peut dire que l’ensemble est une grande réussite. Bryn Terfel est un Wotan exceptionnel, il a à la fois l’autorité et l’assise, mais c’est aussi un interprète  de tout premier ordre, variant la couleur, le ton, l’émission. L’américaine Stéphanie Blythe est une surprise; une Fricka en tous points remarquable, voire stupéfiante de vérité et d’intelligence du texte même si le physique est un peu ingrat, mais la voix est splendide. Eric Owens est Alberich, je ne connaissais pas ce chanteur qui impressionne par sa puissance et la qualité de son engagement, Mime est Gerhard Siegel, comme toujours excellent. Les géants (Hans Peter König et Franz Josef Selig), les dieux, Dwayne Croft (Donner), Adam Diegel (Froh) Wendy Bryn Harmer (Freia),sont tous au meilleur, le Froh d’Adam Diegel devrait faire une belle carrière de ténor; seul Richard Croft déçoit dans Loge, la voix ne sort pas et l’interprétation reste assez neutre, sans la caractérisation marquée qu’on attend habituellement d’un Loge, alors que la mise en scène lui accorde une importance considérable; quant aux trois filles du Rhin, elles sont à la fois convaincantes et étonnantes tant la mise en scène exige d’elles des acrobaties peu communes. James Levine, très amaigri,  très fatigué, réussissant à peine à marcher dirige un Rheingold somptueux à tous égards, fluide, éclatant, contrasté, très différent d’il y a deux ans pour les adieux à la vieille production de Otto Schenk. Donc une très grande réussite musicale.
J’avais écrit il y a quelques mois ces mots

Enfin, last but not least, le MET est engagé dans l’entreprise la plus complexe de son histoire, aux dires de Peter Gelb, son directeur, en confiant le Ring à Robert Lepage, ce qui pourrait bien être la production que nous attendons tous. Jusque là les spectacles d’opéras de Lepage, son travail sur les contes, sur Shakespeare, ont montré que c’est un incomparable raconteur d’histoire, un conteur scénique qui fait à la fois rêver et frémir. Le Ring lui va comme un gant, et cela fait douze ou quinze ans que j’attends cela tant ses spectacles me faisaient désirer un Ring. Réponse dans deux ans.”

C’est bien l’histoire qui nous est racontée, de manière assez traditionnelle, mais soulignant de manière souveraine les relations entre les personnages, faisant de Wotan un personnage immédiatement contradictoire, presque un perdant, et de Loge au contraire le centre de l’attention. Lepage souligne l’humanité de Fasolt déchiré par le départ de Fricka et l’on se souviendra d’images stupéfiantes:  Alberich mêlé aux Filles du Rhin chantant “Rheingold, Rheingold”, Freia dans un filet de pêche couverte de l’or du Nibelung, et bien entendu la scène finale, où les Dieux grimpent sur l’arc en ciel, et entrent dans le Walhalla qui se referme comme une forteresse, pendant que Loge resté dehors contemple le spectacle; Mais ce qui domine et qui frappe, c’est évidemment la maîtrise technique et la performance technologique, même si on percevait quelques bruits suspects, la précision du dispositif video, la beauté des images et des couleurs, la justesse des costumes, élaborés entre une vision à la Matrix et ce qu’on se représente des contes scandinaves, à la fois traditionnels et très modernes, l’extraordinaire précision des éclairages, tout cela fait qu’à la fin on en sort à la fois étonnés et ravis. La retransmission est cependant pour mon goût trop centrée sur les visages (vus de beaucoup trop près) et les individus, on aimerait plus de vision d’ensemble. mais on n’est évidemment pas dans la salle “quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a”.
Même si la Walkyrie en avril-mai prochain affiche complet, je vais essayer d’y aller car c’est bien trop tentant, en tous cas, on n’échappera pas à la semaine new yorkaise quand le Ring complet sera à l’affiche, à n’en pas douter, un événement se prépare et si vous n’allez pas à New York, réservez votre 14 mai pour aller voir La Walkyrie dans un cinéma près de chez vous!