Entre deux Wagner, le MET proposait, outre la fameuse Traviata de Willy Decker avec Natalie Dessay, la première de la reprise de Věc Makropoulos, dirigé par Jiři Bělohlávek et avec Karita Mattila. Une telle distribution ne pouvait que m’intéresser, d’autant que je n’ai pas entendu Mattila depuis plusieurs années. Věc Makropoulos est une étrange histoire, au centre de laquelle une femme, Emilia Marty, une Diva célèbre, a vécu 337 ans: elle est connue au long des âges sous le nom d’Elina Makropoulos, d’Ellian Mac Gregor, ou Eugenia Montez (car on comprend que sur 3 siècles elle ne peut pas garder la même identité) . Ayant bu un élixir de vie éternelle fabriqué par son père, Hieronymus Makropoulos,et qui perd au fil du temps ses pouvoirs; Elina, qui arrive au terme de ses 300 et quelques années, vient à Prague retrouver la formule écrite par son père, qui va lui permettre de repartir encore pour un long bail de vie: elle doit donc récupérer des papiers qui se trouvent dans la famille Prus, qui est en procès avec la famille Gregor, dont Albert Gregor, descendant d’un fils illégitime de Prus et d’Ellian Mac Gregor. Après avoir récupéré le précieux papier, et après avoir provoqué le suicide de Janek Prus, le fils du baron Prus, elle est démasquée, elle est lasse de la vie et donne le papier à la jeune Kristina, fille du clerc Vitek, qui le brûle. Elina/Emilia tombe, morte.
L’Affaire Makropoulos, naît en 1922, quelques années après ce sera la Lulu de Pabst, en 1929, puis celle de Berg commencée en 1929 et inachevée. Ce sera aussi la Turandot de Puccini, en 1926. Autant d’histoires de femmes fatales, fatales aux hommes, et ici fatale aux hommes et fatale au temps.
Il est clair que pour jouer une Diva, il faut une Diva, c’est à dire non seulement quelqu’un qui ait une voix, et quelle voix!, mais aussi qui dès son apparition capte le regard du spectateur. Angela Denoke est de celles là, et Karita Mattila aussi, bien évidemment.
On se souvient du spectacle parisien (et madrilène) de Krzysztof Warlikowski où le metteur en scène avait transposé cette histoire dans le mythe cinématographique, faisant d’Emilia une Marilyn Monroe, avec au fond un gigantesque King Kong, dans une ambiance hollywoodienne des années trente. C’était un spectacle frappant, par sa justesse et la qualité impressionnante de la mise en scène et des interprètes.
La mise en scène du cinéaste et homme de théâtre australien Elijah Moshinsky a été montée en 1997 pour Jessie Norman, dans une version anglaise dirigée par David Robertson. Elle est reprise ici en langue tchèque et pour Karita Mattila, qui a eu un peu de déboires ces dernières années (notamment pour sa Tosca). C’est une mise en scène qui se passe dans les années 40 ou 50, probablement fondée elle aussi sur les Divas de cinéma ou sur le phénomène Diva: au fond, un gigantesque portrait de Emilia Marty, qui ressemble quelque peu à Marilyn Monroe elle aussi, notamment quand elle apparaît en scène en tailleur bleu ciel et coiffure blonde platinée. Les décors d’Anthony Ward sont impressionnants, en premier le cabinet du docteur Kolenaty, avec ses centaines de tiroirs à dossiers qui montent au plafond, comme une sorte de mémoire historique que la pièce, une sorte de thriller, va devoir élucider (Ronconi avec une autre Diva, Raina Kabaïvanska, et en italien, à Turin avait fait avec sa décoratrice Margherita Palli une sorte de lieu bibliothèque qui étourdissait. Certains ont fait remarquer qu’Emilia Marty est à peu près aussi vieille que l’opéra, et voyaient dans l’œuvre un hommage à ce que les italiens appellent le « Divismo » , d’autres notent que c’est la seule œuvre de qui se déroule dans un univers citadin, bien rendu par le décor ici.
Le deuxième acte est la scène vide de l’opéra, on vient de jouer Aida, et un sphinx géant trône au milieu de la scène. Ce peut-être un rappel d’Aida certes, mais pourquoi pas une double référence à Verdi et Mankiewicz (référence à l’entrée triomphale de Cléopâtre/Elizabeth Taylor) pour rester dans l’idée de divismo. La Diva n’a pas d’âge, elle est éternelle, comme la Callas, ou la Malibran.
Le dernier acte est un salon, que la Lulu de Berg ne contredirait pas. Voilà le centre de gravité de l’œuvre, traversée par une Karita Mattila qui nous fascine de bout en bout, au début quand elle entre en scène, à la fin lorsqu’elle raconte sa vie et sa vérité.
Karita Mattila a tout pour ce rôle, le physique, magnifique (lorsque le rideau se lève sur le salon du troisième acte, où elle gît sur un sofa, après une nuit d’amour, elle en est même troublante), la voix est somptueuse de bout en bout: son entrée en scène est magistrale, ses aigus sont larges, triomphants, puissants, ses graves prodigieux, avec un immense volume: une incarnation, presque définitive, qui me restera dans la mémoire.
Elle est entourée de bons chanteurs, à commencer par un revenant, Richard Leech, qui il y a 20 ans était le grand ténor qui laissait espérer une carrière énorme faite de Faust ou de Duc de Mantoue, et qui a disparu des scènes européennes. On le retrouve avec une voix claire, très tendue (il chante beaucoup en force) mais sans erreurs. Belle surprise.
Autre bonne surprise, le Prus de Johan Reuter, un timbre de baryton basse de très bonne facture, comme le Dr Kolenaty de Tom Fox ou surtout le joli Vitek du ténor Alan Oke. Le jeune Matthew Plenk chantait le malheureux Janek, avec vigueur et engagement et surtout, une très jolie Kristina qui faisait ses débuts au MET, Emalie Savoy, délicieuse de fraîcheur.
Bref une distribution équilibrée, qui entourait la Diva de manière avantageuse.
La direction de Jiři Bělohlávek est comme toujours très élégante, très précise, qui fait moins sonner l’orchestre comme on en a l’habitude dans la musique rutilante de Janáček, mais qui lui garde une clarté et une lisibilité qui constitue un modèle du genre. Certains ont mis cette relative discrétion de l’orchestre sur le compte de répétitions insuffisantes à cause du Ring, je n’en suis pas si sûr, mais c’est peut-être un parti-pris, pour cet opéra à texte, sans chœur, sorte de conversation en musique, qui aurait pu d’ailleurs être jouée sans entractes (1h45 de musique environ) et qu’on a divisé avec deux entractes au contraire, au risque de perdre un certain fil dramatique.
Le résultat sur le public a été immédiat, standing ovation, hurlements pour Karita Mattila: la Diva avait encore frappé.
Un autre chanteur de mes années de jeunesse vient de disparaître , le ténor Veriano Luchetti, sans doute peu connu des jeunes générations. C’était un artistes qui assurait une représentation, toujours avec un succès égal, jamais pris en défaut, et avec une honnêteté et une modestie notable. A d’autres époques, le manque de ténors de bon niveau lui eût assuré une carrière plus spectaculaire. Il était considéré souvent comme un bon ténor de série A, mais pas une star à l’égal des stars d’alors qui avaient nom Pavarotti, Carreras, Domingo, Vickers.
C’était une voix claire, qui n’avait pas un timbre exceptionnel, mais une technique telle, un tel contrôle, un art des notes filées et des mezze-voci, des aigus si assurés, qu’il avait toujours un grand succès à la représentation. A Paris, il a interprété Don Carlo en 1975 (en alternance avec Giuseppe Giacomini) Gabriele Adorno dans Simon Boccanegra (Avec Abbado) et c’était magnifique, il a aussi interprété Alvaro de la Forza del Destino et Gaston de Jerusalem en 1984: il était considéré comme une grande voix pour Verdi , alors qu’à l’audition, la voix semblait plus petite et fragile, en réalité, elle était solide et sans failles.
Combien de fois me suis-je dit, entendant la misère actuelle des voix verdiennes: ah! si Luchetti était là!
Je l’avais personnellement connu dans des circonstances pas du tout lyriques: je faisais une cure dans un hôtel des Dolomites, à Brixen/Bressanone, pour perdre un peu de poids, et nous nous retrouvions le soir, autour d’une tisane infecte pour plaisanter sur notre sort et discuter un peu d’opéra, il était sympathique, toujours souriant. Il avait épousé un soprano très investi dans le travail avec les jeunes, Mietta Sighele, plus adaptée au répertoire puccinien et vériste.
Tous les amis de ma génération sont tristes aujourd’hui.
J’ai déjà rendu compte deux fois de cette production, une fois au cinéma, et tout le monde était présent, dans la fosse comme sur le plateau, une fois dans la salle, et James Levine s’était fait remplacer. Ce matin (la représentation était à 11h), c’est Jonas Kaufmann qui a fait défaut, au grand dam de tous les spectateurs, au point que Peter Gelb lui même est venu sur scène faire l’annonce avec beaucoup d’humour, puisque le remplaçant est à la ville l’époux de la Sieglinde du jour, Eva-Marie Westbroek. Franz van Aken devait être dans la salle, il sera sur scène et a sauvé la représentation.
Cette Walküre révèle clairement le prix et le défaut de la production de Robert Lepage: dès que la dramaturgie impose un travail sur l’acteur et sur les rapports entre les personnages, comme tout le premier acte, ou la longue scène de Wotan au deuxième acte, alors sauve qui peut: les chanteurs font ce qu’ils veulent ou ce qu’ils peuvent, cela devient ennuyeux, l’espace de jeu est très réduit (le proscenium est assez étroit), et pour peu que le chef ralentisse le tempo à l’extrême pour permettre au chanteur en difficulté (ici Siegmund) de chanter, cela devient mortel.
En revanche, quand le spectaculaire reprend le dessus (chevauchée des Walkyries, Adieux de Wotan) alors cela redevient sublime, voire inoubliable, à pleurer comme dans le troisième acte de ce jour.
La représentation a navigué entre ces extrêmes, et pour finir on sort quand même sonné de ce troisième acte chavirant et d’un Bryn Terfel totalement bouleversant, provoquant une très grande émotion.
Alors que l’Or du Rhin est un festival de trouvailles et de réalisations visuelles, la Walkyrie impose une certaine fixité scénique, décor unique du premier acte, longues scènes dialoguées du deuxième: le premier acte, dirigé avec des tempos trop ralentis (on espère toujours que cela va se dynamiser, se réveiller, mais non! Presque jusqu’à la fin, cela se traîne: cela pourrait convenir jusqu’à la sortie de Hunding et au monologue de Siegmund (Wälse!), cela ne convient plus du tout dans le duo Sieglinde/Siegmund qui devrait illustrer montée du désir, joie de l’amour, foi en l’avenir.
On peut arguer que Fabio Luisi, très attentif aux voix, ait voulu aider le ténor Franz van Aken qui chantait au MET pour la première fois, sans répétitions ou presque, et surtout sans aucune idée du volume de la salle. En dirigeant lentement, il permet au chanteur de prendre ses marques, mais en même temps il a épuisé son souffle. Franz van Aken a chanté Siegmund dans un remplacement à la Scala, et n’a pas abordé le rôle depuis plusieurs mois. La voix au début apparaît claire, bien posée, avec un joli timbre, mais assez vite le souffle va manquer. Les « Wälse » sont moyennement tenus et surtout ne sont pas projetés, on les entend, mais avec un volume bien inférieur à ce qui est habituel. L’artiste défend la partition, mais en ménageant son souffle, par exemple pour lui permettre d’aborder le redoutable « Wälsungen » final (que même Vickers a raté jadis au MET) en sécurité, et de fait, cette fois, le son est là, la projection, et la force. C’est surtout au deuxième acte que les choses se sont gâtées, lorsqu’il chante en coulisse juste avant le combat, on l’entend à peine, et il finit presque en parlant. Il a assuré au premier acte, et s’est écroulé au second. Vu les circonstances et vu qui il remplace, on ne peut le juger qu’avec une grande indulgence: reconnaissons qu’il a sauvé la situation, et que le matériel vocal n’est pas négligeable.
Eva-Maria Westbroek, son épouse à la ville, mais pas sa soeur, comme Peter Gelb l’a souligné par allusion dans son discours au public, en revanche montre comme toujours à la fois son engagement et sa force et un chant à la fois dramatique et tendre. Elle est une de ces chanteuses qui possède à la fois la puissance et le sens dramatique, mais une couleur d’une très grande humanité, d’où un son qui prend le spectateur aux tripes et qui le bouleverse. Au premier acte, on la sent attentive à ne pas écraser son partenaire, ses quelques mesures du troisième acte sont chavirantes. C’est aujourd’hui à mon avis la Sieglinde de référence.
La Brünnhilde de Katarina Dalayman est bien connue puisqu’elle la chante sur de nombreuses scènes, dont Paris, dont Salzbourg, dont Aix. Ce soir, elle a été en dessous de ses prestations habituelles: les « Hojotoho » sont brutaux et se terminent par des cris stridents, non tenus, et les aigus vont être souvent criés. Ainsi, les défauts habituels (graves absents) sont là, et s’ajoutent des cris qui remplacent des notes qu’habituellement cette chanteuse aborde sans difficultés. Voix non homogène, manque de legato, manque de négociation des passages, Madame Dalayman ce soir n’était pas au mieux de sa forme. Attendons la suite.
Magnifique comme d’habitude le Hunding à la fois brutal et humain (il réussit cette performance qui consiste à être les deux à la fois) de Hans-Peter König, voix profonde, sonore, présence indiscutable, voilà un chanteur qui déçoit rarement.
Magnifique comme d’habitude l’exceptionnelle Stephanie Blythe dans Fricka: elle a tout, les graves sonores, les aigus, l’homogénéité et son arrivée dans son char est impressionnante et réussit à conjuguer son physique très(trop) avantageux, et son statut: le personnage s’impose, et envahit la scène. C’est éblouissant.
Et puis il y a Bryn Terfel: bien qu’il ne soit pas toujours au mieux du point de vue technique (sa dernière note au troisième acte est brutalement lancée, sans préparation, sans passages, et surprend), il est incroyable d’humanité. Il a une manière de dire le texte, avec clarté, en donnant une inflexion à chaque mot, avec cette voix à la fois douce et puissance, ce timbre clair, et cette énergie du désespoir qui en fait un Wotan irremplaçable. Son deuxième acte était déjà impressionnant, aidé aussi par certaines idées: quelle arrivée, quelle image!
Ou comme cet œil gigantesque qui semble fixer la salle : tout la mise en scène, absente du plateau, malgré quelques belles images, était dans sa voix, colorée et expressive, mais surtout il réussit à faire un troisième acte anthologique, qui tire les larmes. Rien que ce troisième acte justifie le voyage! Et de plus, Luisi dirige vraiment l’orchestre, avec lyrisme, avec chaleur, avec justesse, et enfin, les images stupéfiantes se succèdent et donnent à l’ensemble un cadre grandiose:
les huit Walkyries chevauchant les pals de la machine (applaudissements à scène ouverte),
l’arrivée de Brünnhilde avec la machine mimant les ailes dorées de Grane, la montagne enneigée du duo avec Wotan d’où des avalanches scandent les moments clés, et
l’image finale, hallucinante, de cette Brünnhilde endormie, tête en bas, figée dans un ilot glacé et entouré de flammes: tout contribue à secouer le spectateur et à l’envahir d’émotions inoubliables.
Ajoutons pour finir quelques idées de mise en scène, comme l’évolution des costumes et des attitudes: les Dieux dans l’Or du Rhin étaient un peu sauvages, comme cette chevelure de Wotan qui cache son oeil et qu’on retrouve dans la chevelure de Siegmund et Sieglinde: cette fois, Wotan, souverain installé, est en armure étincelante, il est coiffé, et son oeil est caché par un cache oeil, Fricka arrive en grand appareil, sur un trône stylisé décoré de cornes de boucs (sont chariot dans la légende est traîné par des boucs): ces Dieux sont « arrivés », « installés » quand sous eux se déroulent des aventures sauvages. L’histoire évolue, et une fois de plus, c’est par le visuel qu’on perçoit cette évolution.
Ainsi, et malgré les incidents de la représentation, malgré çà et là des imperfections parfois lourdes, il restera de ce moment l’incroyable émotion finale, qui efface tout le reste, et qui marquera le souvenir. Il en est sans doute ainsi des grands spectacles, ils laissent une marque, malgré tous les incidents du parcours, et ils frappent au cœur, une seule fois, peut-être, mais de manière définitive.
« C’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre »(Stendhal)
Certes, ce spectacle n’est plus une découverte depuis que le MET a initié les retransmissions en direct, mais c’est autre chose de le (re) découvrir en salle. A voir la multiplication des Ring « intégraux » programmés la saison prochaine dans les théâtres, et les tarifs affichés (à la Scala par exemple! Mieux vaut aller à Berlin, on aura la même production et le même chef pour bien moins cher) on comprend que la programmation d’un Ring soit vécue comme un événement. Ainsi au MET: grands calicots en façade, public des grands soirs, pas une place libre, et quelques spectateurs qui poussent l’application à s’affubler de casques à cornes, pour montrer qu’on entre dans le Ring comme en religion ou comme dans une secte. Peter Gelb, le manager du MET n’avait pas lésiné sur les interviews pour vanter cette production, l’une des entreprises les plus complexes du MET. Il est donc temps de découvrir dans son ensemble la production de Robert Lepage, et surtout de vérifier que le pari tient bien la route des quatre opéras. L’autre pari de Peter Gelb, c’était d’afficher une distribution exceptionnelle (Terfel, Voigt, Kaufmann, Westbroek etc…) nous verrons comment la distribution de ce deuxième Ring (à peu près identique aux représentations des années précédentes, mais avec Katarina Dalayman à la place de Deborah Voigt dans Brünnhilde) tient elle aussi la route. Enfin, et c’est là le gros changement, James Levine a dû abandonner le pupitre pour raisons de santé et le laisser au premier chef invité , l’italien Fabio Luisi.
Fabio Luisi est un de ces chefs qu’on a vu pendant des années en Allemagne, en Suisse, en Autriche diriger beaucoup de représentations de répertoire à l’opéra, et être à la tête de quelques orchestres européens comme l’OSR, l’orchestre de la Suisse Romande. Il n’avait jamais dirigé ou presque en Italie (il est génois). C’est un chef qui, vu sa carrière, a beaucoup d’opéras à son répertoire personnel, ce qui évidemment est un atout pour un théâtre. Son arrivée au MET et à la direction musicale de ce Ring a provoqué un de ces phénomènes d’agence artistique, qui le fait proposer désormais dans diverses institutions: il est vrai que Fabio Luisi appartient à l’écurie Columbia (Cami) comme la plupart des chefs de renom: on dit toujours que c’est Ronald Wilford qui fait et défait les carrières, lance un chef, en retient un autre, puis le relance plus tard. C’est donc le moment pour Fabio Luisi, premier chef au MET, directeur musical de l’Opéra de Zurich à partir de septembre, directeur musical honoraire du Teatro Carlo Felice de Gênes, et invité dans plusieurs productions à la Scala. Il aura fallu un peu de temps, mais le temps est arrivé.
On va donc découvrir aussi un chef, dans la plus redoutable des épreuves: les 17h de la Tétralogie wagnérienne.
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En sortant de ce Rheingold, l’impression est contrastée, même si globalement positive. C’est incontestablement la mise en scène qui impressionne, et surtout le pari technologique qui secoue et assomme. Robert Lepage, nous l’avons déjà écrit, a choisi non la « mise en scène » mais la « mise en images », comme si l’opéra était une succession de tableaux ou de planches de bandes dessinées, mise les unes à côté des autres, stupéfiantes, chacune prise dans son unicité et sa singularité, scandées par les transformations impressionnantes du dispositif scénique unique pendant tout le Ring, cette machine constituée de pales énormes tournant autour d’un axe prenant les formes les plus diverses et sur lesquelles des projections changent tout, en une seconde, eau, graviers, feu, cabanes, Walhalla etc…Voilà un dispositif créateur d’images souvent inoubliables: l’eau mouvante du Rhin en contrejour pendant le prologue,
le mur d’eau (vidéo) et les Filles du Rhin nageant et chantant suspendues à un fil, un peu comme à la création en 1876, leur arrivée au fond de l’eau sur du gravier qui glisse au moindre de leurs mouvements: voilà des moments qui frappent le spectateur; j’avoue même avoir été étreint d’une certaine émotion lorsqu’ont commencé à monter les premiers accords du prologue et qu’en même temps que naissait le son, commençaient insensiblement à naître les images.
Autres images incroyables,
la descente au Nibelheim, comme un grand escalier vu de haut avec les personnages suspendus qui semblent monter et descendre l’escalier (procédé d’ailleurs déjà vu notamment chez Ronconi – dans Lodoiska et Tsar Saltan), ou bien sûr,
la montée au Walhalla finale où les dieux marchent le mur vertical sur lequel l’arc en ciel est projeté. On ne répétera jamais l’incroyable force de ces images, qui à la fois guident notre imagination et semblent peupler des rêves d’enfants.
Mais voilà: c’est tout.
Car la mise en scène, les rapport des personnages entre eux, le jeu théâtral même, tout cela n’a pas été vraiment travaillé, comme si l’image à elle seule suffisait, comme si la place des personnages sur le plateau ou le proscenium réglait la mise en scène. Réduction de l’aire de jeu au proscenium ou quelquefois aux espaces permis sur et par la machine, gestes traditionnels et convenus, éloignement relatifs des personnages entre eux dans les duos, pas de travail sur le corps, pas de vrai travail de théâtre: l’histoire est livrée, telle quelle, mais pas interprétée. Il y a un refus marqué d’entrer dans une quelconque « lecture », mais aussi dans une démarche de pur théâtre d’acteurs. Il y a de jolies idées: Wotan qui masque son oeil par une longue mèche, Loge au cheveux de flamme, qui marche toujours avec la projection de flammes à ses pieds, Donner aux chaussures qui lancent des éclairs, mais ce sont des idées-images, des idées-effets. On revient à un théâtre qui rappelle les grandes constructions baroques du XVIIème, où l’on détruisait des théâtres pour construire les machines de théâtre et leur permettre d’occuper la scène construite pour elles.
Du point de vue de la direction musicale, on peut sans conteste possible dire combien le travail de Luisi est fouillé, précis, laisse percevoir les constructions, les parties instrumentales solistes, l’architecture. En ce sens, tout est en place.
Est-ce pour autant une lecture, avec un parti pris? J’ai mes doutes. La partition apparaît aplatie, comme si on en voyait les plans, mais ni l’édifice ni le style. Le tempo est lent (2h40 de musique), la dynamique en est le plus souvent absente, ainsi que le relief.
Une splendide autoroute, sans aspérités, totalement attendue.
On aimerait quelquefois que les « nerfs » prennent le dessus, on aimerait être interpellé ou frappé. Eh non, rien de tout cela, la direction est élégante, mais frappée d’insensibilité, elle accompagne les images, mais elle ne les magnifie pas, mais elle ne les éclaire pas.
Du côté des chanteurs, on a incontestablement une équipe de très grand niveau, voire quelquefois tout à fait exceptionnelle. Bryn Terfel est vraiment un « personnage » dans Wotan, il l’impose sur scène, où l’on a souvent d’yeux que pour lui. Mais il a raté complètement son début, et la voix n’a plus le brillant d’antan. On avait remarqué à la Scala dans Leporello qu’il ne chantait plus avec le timbre exceptionnel d’il y a quelques années. Par rapport à mon souvenir de la projection de Rheingold, ou même de sa Walkyrie dans la salle du MET, quelque chose me semble avoir disparu de ce qui faisait de ce chanteur un exceptionnel Wotan. Néanmoins, peu à peu, l’assurance vient et la deuxième partie est bien meilleure, l’artiste semble être à nouveau dans le rôle, et s’affirmer.
Eric Owens dans Alberich, qui n’a pas la puissance qu’on attendait à l’entendre au cinéma, a le timbre et la couleur, la profondeur, le sens inné de l’interprétation: la prestation est exceptionnelle d’intensité, il est ce personnage sombre et blessé qu’on attend, c’est depuis longtemps l’Alberich le plus convaincant qu’il m’ait été donné d’entendre. Les géants (Franz Josef Selig et Hans-Peter König) ont la profondeur sépulcrale des basses, mais aussi l’humanité et sont doués d’une exceptionnelle diction. Une très grande prestation. Les Dieux sont aussi de très bon niveau, Donner – Dwayne Croft, un jeune, tout à fait intéressant- et Froh, le très bon Adam Diegel, voix claire, sonore, très en place, une couleur à la Klaus Florian Vogt à ses débuts. Mime, c’est Gerhard Siegel, comme toujours convaincant, comme toujours très expressif, comme toujours doué de cette intelligence de l’interprétation et de cette diction claire des grands chanteurs. Magnifique. Loge était ce soir, à cause de l’absence de Stefan Margita, souffrant, remplacé par Adam Klein. Son timbre un peu baritonal au départ, ses hésitations faisaient craindre une interprétation un peu pâle: il s’est bien rattrapé avec l’échauffement et s’est « installé » dans le rôle, avec la puissance, l’intelligence et le jeu voulus. Bonne surprise donc.
Du côté des femmes, un beau trio de filles du Rhin, suspendues à un fil, qui bougent et chantent à la fois, ce sont de jeunes chanteuses bénéficiaires du programme Lindemann de formation des jeunes artistes (comme Dwayne Croft signalé plus haut), qui méritent d’être citées Erin Morley, Jennifer Johnson Cano, Tamara Mumford. Très jolie Freia, à l’aigu sonore, puissant, au timbre un peu métallique cependant, mais dans l’ensemble particulièrement convaincante de Wendy Bryn Harmer: un nom encore jeune (titulaire de la bourse Lindemann citée ci-dessus) mais une voix incontestablement intéressante. Patricia Bardon, sans avoir les graves profonds d’Anna Larsson, est une Erda très défendable, avec un magnifique registre central et une voix très engagée, qui défend une belle interprétation.
Je garde le meilleur pour la fin: l’extraordinaire Fricka de Stephanie Blythe.
Quand on a une voix pareille, pareille intelligence du chant, pareil sens de l’interprétation, pareille capacité à colorer et peser chaque mot, pareille puissance et pareille présence, tout est permis, y compris des rondeurs excessives. Elle est un pur produit du chant américain et chante presque exclusivement aux USA: quel directeur intelligent saura se l’attacher en Europe? Elle va venir chanter Azucena à Berlin aux côtés de Anja Harteros dans Trovatore, il faut courir l’écouter, ventre à terre. On avait compris à qui on avait affaire en l’écoutant au cinéma, on reste étonné de la performance tout à fait exceptionnelle, c’est avec Eric Owens la triomphatrice de la soirée. On n’avait pas entendu pareille Fricka depuis des lustres.
Ne tirons pas trop tôt les bilans, mais il est incontestable que vocalement et aussi techno-scéniquement, on est devant un très grand spectacle, qui frappe le spectateur (quel triomphe!), malgré les doutes sur la direction musicale et malgré la « mise en scène » au sens strict, cela vaut le voyage: au moins on entend vraiment chanter du Wagner, au moins, on est écrasé par le livre d’images, et donc on sort en spectateur heureux.
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On est heureux de se retrouver à Gênes, avec son centre médiéval intact (le seul centre ainsi préservé dans une grande ville européenne, l’autre, celui de Metz, a été détruit pour construire du béton à la fin des années 60), avce ses somptueux palais, qui méritent visites, alors que la ville n’a pas la fascination touristique d’autres ports comme Venise ou Naples. Et puis, Gênes, c’est la ville de Simon Boccanegra, si cher à mon coeur abbadien. Et cette ville de 900000 habitants pendant des années, n’a pas eu de théâtre, détruit pendant la guerre. Sa reconstruction a traîné jusqu’en 1991, année de l’inauguration du nouveau Carlo Felice reconstruit par l’architecte Aldo Rossi.
Le Carlo Felice trône adossé à la Piazza De Ferrari, siège de la Région Ligurie et centre du quartier économique. Economie, politique et art se rencontrent au sommet de cette colline, dominée par l’altière tour abritant la cage de scène, qui ressemble de loin à la tour d’une forteresse médiévale. Les options ont été résolument modernes, un plateau technologiquement évolué, et une salle qui était dit-on une sorte d’exemple de néo-baroque XIXème très chargée, et dont Aldo Rossi a fait un objet est relativement froid: pierres grises, marbre, vision frontale avec seule une balustrade de bois qui donne un peu de chaleur à l’ensemble. L’originalité de la salle de 2000 personnes ce sont des murs latéraux en façades de maisons, avec fenêtre allumées et balcons, exemple unique en Europe d’une telle décoration. Mais si l’outil est performant, la saison réduite à quatre productions et une dizaine de concerts, ne remplit pas les espoirs qu’avait fait naître cette reconstruction si attendue (les saisons avaient lieu auparavant au Teatro Margherita). Réduire les saisons, c’est automatiquement raréfier le public et éteindre sa curiosité: on propose des titres connus, pour attirer, mais on n’a pas vraiment les moyens de tracer un sillon et de faire du théâtre un lieu d’éducation. Ainsi de cette Turandot, qui affiche une dizaine de représentations avec trois Turandot différentes, Giovanna Casolla, proche de 70 ans, qui fut une Turandot somptueuse des années 80 et 90, Raffaella Angeletti, une artiste de valeur qui est le motif de mon voyage génois, et Martina Serafin qu’on voit partout en ce moment (offensive des agents qui lancent des chanteurs dans les théâtres comme des spams dans nos e mails) et dans des rôles aussi différents que Tosca (ce soir à la Scala..), Sieglinde (prochainement à Paris) ou Turandot (en juin à Gênes).
Quand on a si peu de productions, on n’est pas très tenté par les aventures scéniques: l’opéra dans les théâtres italiens (hors Scala, Rome et Florence) est plutôt un champ conservateur au niveau des mises en scène et cette Turandot ne fait pas exception à la règle. Giuliano Montaldo, homme de cinéma, a fait une mise en scène interchangeable, comme il y en a tant, et comme aurait pu être une Turandot il y a dix, vingt, trente ans ou plus, une chinoiserie, sans véritable travail sur les rapports entre les personnages, sans aucun travail réel de mise en espace, de distribution des foules; il est vrai que le décor, un escalier « chinois » monumental sur une tournette (en fait il ne tourne qu’une fois) est envahissant et empêche tout mouvement, laissant un espace de jeu réduit sur le proscenium. Le sabre est un motif récurrent, porté par des danseurs, ou aiguisé sur une meule côté cour. Pour le reste, rien.
Musicalement, si le chef Marco Zambelli (qui remplaçait Bruno Bartoletti, prévu au départ, mais souffrant) a mis en place l’orchestre, il reste un volume trop fort, malgré une fosse assez profonde, aucun moment lyrique, et des problèmes de précision, notamment avec le trio des ministres Ping, Pong et Pang.
La distribution A était composée de Giovanna Casolla en Turandot, de Mariella Devia, qui, à plus de 60 ans elle aussi, abordait Liù et du ténor Antonello Palombi, qui naguère sauva la représentation d’Aida à la Scala qu’Alagna avait quittée. Les deux dames constituent une affiche qui garantit une image, à défaut de garantir un niveau; voilà le type de politique en vogue quand on n’a pas vraiment d’idées. Le cast B, des chanteurs en général plus jeunes était composé, outre de Raffaella Angeletti, d’un ténor coréen, Rudy Park, pour Calaf, et d’une jeune japonaise dans Liù, Satomi Ogawa.
Rudy Park a un volume peu commun. Il m’a rarement été donné d’entendre un ténor avec de tels aigus. Malheureusement, si au début ces aigus sont projetés avec vaillance dans la salle, il reste encore beaucoup de travail pour homogénéiser la voix, le registre central et les graves ne sont pas travaillés, il en résulte deux voix différentes, et surtout, la voix se fatigue et les notes sortent avec peine: les aigus de « Nessun dorma » sont chantés de manière engorgée, en arrière, et n’ont plus rien de triomphant, et cette fatigue est de plus en plus accusée jusqu’à la fin.
Satomi Ogawa a le profil fragile de Liù, il y a de la vaillance et de l’engagement dans sa manière de chanter, mais techniquement, nous n’y sommes pas encore: aigus mal assurés, notes filées totalement absentes, pas vraiment de modulation, mais une manière de chanter uniforme: l’art de cette jeune chanteuse, qui fait une certaine carrière au Japon, a besoin de maturation. Les trois ministres Ping Pong et Pang n’avaient jamais répété ensemble (il y a eu un changement de distribution de dernière minute) et cela s’entend: ensembles mal assurés, manque de précision, manque de projection de la voix – notamment pour Pang-, et suivi de l’orchestre problématique dans des rôles où la précision métronomique est demandée pour garantir les effets. Ces rôles confiés ici à des jeunes demandent plus d’expérience, et sont en fait assez difficiles à chanter.
Les rôles secondaires sont tenus de manière honorable (beaucoup d’asiatiques dans la distribution) notamment le Mandarin de Fabrizio Beggi ou le Timur de Seung Pil Choi, mais on entend très mal l’Empereur Altoum (Mikaoto Kuraishi), il est vrai relégué au fond et juché en hauteur.
Et Turandot? C’est de très loin la meilleure du plateau, douée d’une assurance et d’une tranquillité peu communes; Raffaella Angeletti a les aigus et les suraigus redoutables du rôle, mais elle aussi l’intelligence du chant, elle sait adoucir, chanter à mezza voce, filer les notes comme dans « Il suo nome …è Amore », c’est une belle leçon de maîtrise technique que donne ici cette chanteuse, et en même temps une belle surprise. On entend surtout des poitrines de fer dans ce rôle, et ici, on a une femme petite et frêle, d’où sortent des notes énormes, mais aussi d’où émerge une fragilité émouvante, notamment à la fin. En l’entendant, on comprend aussi pourquoi Karajan voulut imposer dans Turandot Katia Ricciarelli, au grand dam de la critique de l’époque: il voulait une voix qui ait un peu de fragilité et d’humanité. L’humanité, c’est exactement ce que donne Raffaella Angeletti, dont on regrette l’absence sur les grandes scènes italiennes autrement qu’accidentellement. Cette chanteuse possède avec bonheur le répertoire vériste, verdien, puccinien, c’est une grande Butterfly, une belle Lady Macbeth, et maintenant une belle Turandot. Sa technique et son intelligence du chant lui permettent d’éviter tous les pièges. La qualité intrinsèque du timbre n’est pas exceptionnelle, mais elle sait colorer, elle sait personnaliser, enfin, pour tout dire, elle sait chanter, et c’est suffisamment rare en ce moment en Italie pour que ce soit souligné . Elle est une garantie pour tout plateau! Pour elle, et seulement pour elle, qui m’a fait envisager Turandot d’une autre manière, ce spectacle valait le déplacement.
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La conférence de presse a eu lieu ce matin. 20 avril, vous consulterez la programmation intégrale sur le site de la Scala.
Six titres de Wagner (Lohengrin, Vaisseau Fantôme, Rheingold, Walküre, Siegfried, Götterdämmerung), sept titres de Verdi (Falstaff, Oberto, Don Carlo, Aida, Ballo in maschera, Nabucco, Macbeth), un opéra contemporain, Coeur de Chien de Alexander Rastakov (né en 1953) d’après la nouvelle de Boulgakov (1925), sortie de l’oubli à la fin des années 80, dans une production de Simon Mc Burney pour le DNO (De Nederlandse Opera) en coproduction avec l’ENO, dirigée par Valery Gergiev et une production de la Scala di Seta de Rossini pour l’Académie de la Scala: pour une fois, honneur à la Scala qui a osé une programmation digne de sa réputation qui n’hésite pas à programmer huit nouvelles productions deux productions importées jamais vues du public italien et seulement cinq reprises sur quinze productions.
Du point de vue des metteurs en scène, on note un apport important de personnalités plus « modernes » de la scène européenne, comme Claus Guth (Lohengrin), Andreas Homoki (Fliegende Holländer), Simon Mc Burney et son Théâtre de Complicité (Coeur de chien), et naturellement Guy Cassiers, qui va avec son Götterdämmerung clore le Ring milanais.
On note aussi un appel à des metteurs en scène italiens de bonne réputation, Mario Martone pour Oberto, Daniele Abbado pour Nabucco, Giorgio Barberio Corsetti pour Macbeth, le jeune (37 ans) Damiano Michieletto pour Ballo in Maschera (avec un chef encore plus jeune, le talentueux milanais Daniele Rustioni, 29 ans, directeur musical du Théâtre Michailovski – ex Maly- de Saint Petersbourg). Michieletto a signé aussi la production du Rossini Opera Festival de Pesaro de La Scala di Seta qui viendra à la Scala pour le spectacle de l’Académie (dirigé par Christophe Rousset), enfin, pour la bonne bouche, le chouchou des scènes d’opéra, Robert Carsen mettra en scène Falstaff.
Du côté des chefs, à part Barenboim qui se réserve Lohengrin et le Ring, une grande place est réservée à Valery Gergiev (si ses avions arrivent à l’heure) pour Coeur de Chien et Macbeth, on reverra Daniel Harding, qui semble revenu en grâce chez les programmateurs puisqu’on le verra dans bien des théâtres d’Europe (il remplace Riccardo Chailly à Salzbourg), pour Falstaff. On verra aussi de nouveaux visages à la Scala, à commencer par Hartmut Haenchen, un bon chef pour Wagner (très prisé à Amsterdam) qu’on a vu à Paris. il dirigera Fliegende Holländer, et des chefs de la nouvelle génération italienne, Nicola Luisotti pour Nabucco, Gaetano d’Espinosa (l’excellent chef des Puccini lyonnais) pour les dernières représentations de Macbeth (ou celles que Gergiev, pour cause d’avion, n’assurera pas…), Riccardo Frizza pour Oberto, Daniele Rustioni, déjà cité, pour Ballo in Maschera. Fabio Luisi qui va enfin débuter à la Scala dans Manon cette saison, fera l’an prochain Don Carlo dans une reprise de la production de Stéphane Braunschweig, et Gianandrea Noseda, qui va débuter lui aussi cette année à la Scala dans Luisa Miller, reprendra l’Aida de Franco Zeffirelli (dans sa version plus récente et non celle présentée cette année). Du côté des chefs, on note donc un réel effort du théâtre pour faire appel à de nouveaux visages du paysage italien, ou à des chefs confirmés comme Luisi qui n’ont pas fait jusque là de carrière italienne et, depuis plusieurs saisons, à de jeunes chefs de dernière génération. La politique est intelligente, rien à redire, sur le papier au moins.
Du côté des chanteurs, point très sensible pour le public scaligère, on note un effort tout particulier pour les distributions wagnériennes, qui sont parmi les meilleures qu’on puisse trouver sur marché, à commencer par ce Lohengrin qui va faire courir les foules, Kaufmann, Pape, Harteros, Herlitzius, Tomasson: un plateau de rêve. On aurait pu ouvrir la saison sur un autre titre (Meistersinger?) puisque Lohengrin a déjà été donné, avec succès, il n’y a pas si longtemps dans une coproduction Lyon/Scala. Mais pour une « Prima » scaligère, aligner cinq des plus grands chanteurs du moment est sans doute plus payant en terme de marketing . Le Fliegende Holländer se paie un Erik de grand luxe, Klaus Florian Vogt, et un Hollandais somptueux, Bryn Terfel, tandis que la grande Rosalind Plowright sera…Mary et que Anja Kampe campera (Aïe le jeu de mots!) sans nul doute une Senta très notable. Il faudra aller voir le Ring aussi qui aligne trois Wotan de luxe Michael Volle (l’Or du Rhin), René Pape (Walküre), Juha Uusitalo (Siegfried), Waltraud Meier dans Sieglinde, Waltraute, et la deuxième Norne, Irene Theorin dans les trois Brünnhilde, Lance Ryan dans Siegfried de Siegfried et Ian Storey dans Siegfried de Götterdämmerung, et puis aussi Anna Larsson, Johannes Martin Kränzle(Alberich), Iain Peterson(Fafner), Mikhail Petrenko (Hunding et Hagen), Ekaterina Gubanova (Fricka). A choisir entre Paris et Milan, suivez mon regard…
Du côté des opéras italiens, c’est un peu plus difficile de réunir des distributions aussi convaincantes, mais au moins apparaissent-elles (à peu près) équilibrées et offrir ce qui se fait (à peu près) de plus acceptable dans les chanteurs du moment. Il faudra en tous cas aller voir Falstaff notamment pour Bryn Terfel, mais aussi pour Ambrogio Maestri (en alternance), pour Marie-Nicole Lemieux en alternance avec Daniela Barcellona, pour Barbara Frittoli, pour Fabio Capitanucci et Francesco Demuro…Cast solide, parmi les meilleurs aujourd’hui.
Distribution slavo-italienne pour Nabucco (Ambrogio Maestri et Leo Nucci en alternance – n’est ce pas trop tard pour Nucci?) avec Antonenko, Monastyrska, Kowaljow qui m’apparaît à risque (notamment pour Abigaille).
Même couleur slavo-italienne pour Macbeth, avec un excellent Macbeth sans doute, Franco Vassallo (alternant avec Vitaliy Bilyy), Lucrezia Garcia en Lady alternant avec Tatiana Melnychenko, et un excellent Macduff (Stefano Secco alternant avec Wookyung Kim).
On ira voir de toute manière Oberto car l’œuvre est trop rare pour la rater: Fabio Sartori, irrégulier et pas très aimé des aficionados, Sonia Ganassi, qui est une garantie de haute qualité, Michele Pertusi autre garantie de grande qualité alternant avec Adrian Sampetrean. Un Ballo in Maschera est toujours très difficile à distribuer, et la Scala semble s’être prémunie et avoir pris ses précautions: Sondra Radvanovski en Amelia devrait être ce qui se fait à peu près de mieux, Marcelo Alvarez en Riccardo devrait passer largement la rampe aussi, Zeljko Lucic en Renato, Patricia Ciofi en Oscar et la plus pâle Marianne Cornetti devraient garantir des soirées sans souci à défaut d’être légendaires. Eviter la distribution B, vous subiriez Oksana Dyka de triste mémoire (Aida 2012) en Amelia: je ne donne pas cher de son troisième acte.
Les reprises de Don Carlo et d’Aida en automne proposent des distributions sensiblement différentes des représentations des années précédentes. Don Carlo affiche un cast loin de celui de Munich, mais relativement solide, le grand René Pape en Philippe II portant à bout de bras une distribution moyenne composée de Fabio Sartori (Don Carlo), Massimo Cavaletti (Posa), Martina Serafin (Elisabetta) et Ekaterina Gubanova (Eboli).
Enfin Aida, un peu plus équilibrée que la distribution de cette année, affiche une distribution à dominante slave avec mineure italienne, Nadia Krasteva en Amneris en alternance avec Ekaterina Semenchuk, les Aida Hui He (ce qui ne devrait pas être mal) et Liudmyla Monastyrska, les Radamès Marco Berti (hum) et Jorge De Leon, Orlin Anastassov alternant avec Marco Spotti dans Ramfis et deux bons Amonasro, Ambrogio Maestri et Zeljko Lucic.
Pour les détails des dates et des distributions, je vous renvoie au site de la Scala.
Dans l’ensemble, cette saison s’annonce meilleure que les précédentes, plus soignée sur le choix des distributions et avec des titres intéressants. Elle affiche une vraie direction, elle appelle des artistes de qualité et surtout pour une fois, elle n’offre pas un paysage interchangeable avec d’autres théâtres. La Scala affiche son italianité par les titres, les chefs et les metteurs en scène (à défaut de le faire par les chanteurs.. quand le chant italien fera-t-il son nettoyage des écuries d’Augias?). Si les distributions verdiennes ne font pas rêver, elles ne sont pas trop inquiétantes, au moins sur le papier et les distributions wagnériennes sont quant à elles, annonciatrices de belles soirées. Et on peut être alléché par cette production de Coeur de chien du russe Rastakov dans une production de Simon Mc Burney, très connu dans les milieux du théâtre européen et peu en Italie. Bref, le pélerinage milanais s’imposera en 2012-2013, et c’est bien, car on a toujours un peu soif de Scala.
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René Gonzalez n’est plus, au terme d’une lutte de plusieurs années contre un cancer qui a fini par l’emporter. Figure peu connue du grand public, mais très importante dans le monde du théâtre il a été le directeur heureux du théâtre de Vidy Lausanne pendant plus de vingt ans, rendant du même coup heureux les spectateurs suisses, et la municipalité de Lausanne. Il était devenu une institution. On ne compte plus les compagnies, les acteurs et actrices qu’il a promus, accompagnés, les spectacles à succès qu’il a exportés et qui ont fait une carrière triomphale en France. On sait moins qu’il fut le premier directeur de l’Opéra Bastille, un choix intelligent pour monter un opéra populaire, et qu’il en a assuré la première année. Mais très vite, il a senti que le monde de l’opéra n’était pas le sien et a accepté dès 1990 l’offre de Lausanne en prenant Vidy, le théâtre au bord de l’eau, d’abord avec Mathias Langhoff, puis seul. On a même parlé de lui à un moment pour Avignon. Mais il aimait Lausanne, loin des intrigues parisiennes, où il faisait ce qui lui plaisait d’une programmation sans concessions qui n’a jamais pêché par facilité.
Nous nous étions connus à cette époque, et je me souviens de longues discussions passionnantes sur le théâtre et sur l’opéra dont il découvrait l’univers complexe et trop peu humain pour lui. Je me souviens d’un être modeste, chaleureux, prodigieusement généreux, qui adorait discuter, débattre, longtemps après la fin des spectacles, tard dans la nuit.
C’est lui qui avait créé à Vidy « Orlando » de Virginia Woolf, avec Isabelle Huppert et dans une mise en scène de Bob Wilson. Ceux qui aiment le théâtre se souviennent de ce triomphe à l’Odéon. Il m’avait téléphoné pour me dire de venir à Lausanne (j’étais alors en poste en Allemagne) voir le spectacle, que j’avais ensuite revu à l’Odéon. La salle de Vidy, frontale, aux dimensions moyennes permettait un vrai rapport intime avec le plateau; elle était idéale pour ce spectacle, un monologue où le spectateur avait besoin de proximité pour pleinement profiter de ce magnifique travail scénique, une des performances de théâtre les plus fortes de ces trente dernières années. Je me souviens plus de Vidy que de l’Odéon, un peu impersonnel, qui convenait moins au travail de Wilson.
A la fin du spectacle, il m’avait fait le beau cadeau (ainsi qu’au jeune collègue qui m’accompagnait) de nous inviter à dîner dans une pizzeria proche avec Isabelle Huppert. On peut imaginer quel souvenir ce fut .
Nous nous appelions de loin en loin, nous nous sommes souvent revus, et je suivais sa programmation à Lausanne, toujours stupéfait par les voies « différentes » qu’il explorait, loin de tout conformisme et toujours à l’affût de figures nouvelles.
C’était un de ces managers qui ont aidé la scène française à être quelquefois autre chose que l’océan d’ennui qu’elle est en ce moment.
C’est une lourde perte, artistique et surtout humaine.
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Ils viennent de triompher à Paris, et de passage à Berlin, j’ai voulu aller revoir cette troupe étonnante, très jeune, formée à l’école de Thomas Ostermeier dans une des nouvelles productions de la saison (première le 17 décembre 2011), Edouard II, de Christopher Marlowe, mise en scène de Ivo van Hove, le metteur en scène du Misanthrope que le public parisien a pu voir fin mars aux ateliers Berthier. C’est l’occasion d’approfondir ma connaissance de l’univers de van Hove et de revoir certains comédiens dans des rôles radicalement différents: David Ruland, l’Oronte du Misanthrope, est Kent, le demi-frère d’Edouard, Stefan Stern, l’excellent Lucio de Mesure pour Mesure, est Edward II, Bernardo Arias Porras, le Claudio et la Mariana de Mesure pour Mesure est ici le prince Edouard, futur Edouard III.
J’ai un grand souvenir de cette pièce mise en scène en 1981 par Bernard Sobel, au théâtre de Gennevilliers, dans un dispositif où l’espace de jeu était central, comme un espace de combat, avec des gradins de chaque côté, et une impression de proximité qui renforçait la violence, Edouard II était l’immense Philippe Clevenot, Gaveston l’alors très jeune Daniel Briquet.
Christopher Marlowe, mort assassiné en 1593, a eu une de ces vies troubles, à la Caravage, où il affiche ses préférences pour les garçons, où il sert d’espion probablement pour chasser le catholique, il peut se permettre beaucoup de choses, parce qu’il est considéré comme le plus grand des dramaturges de l’époque: il jouit d’une grande célébrité et la célébrité est aussi l’antichambre de l’impunité. Edouard II est sa dernière pièce (1592), et reprend une chronique sur le règne du roi sodomite qui ne correspond pas forcément à la réalité, et la pièce concentre un certain nombre d’épisodes en réalité bien plus étalés dans le temps. On a coutume de penser que c’est la première pièce « homosexuelle » de la littérature, mais la notion d' »homosexualité »naîtra bien plus tard, au XIXème siècle. L’amitié entre hommes, « virile », ne choque pas à l’époque, bien au contraire, c’est une grande tradition depuis le « De amicitia » de Cicéron que de célébrer l’amitié, pensons à Montaigne et La Boétie, et le XVIIème siècle continue la tradition. Que cette amitié se transforme en relation physique n’est pas une question qui se pose. Ce qui est banni, depuis l’antiquité, c’est la sodomie. C’est elle que vise la très sévère loi anglaise de 1533 (de Buggery) . Peut-être Marlowe veut-il en écrivant Edouard II revenir sur cette loi, ou reprendre le débat. Il reste que, plus que par l’homosexualité ou la débauche, ce qui perd Edouard II, c’est d’utiliser son pouvoir pour promouvoir des hommes au statut social inférieur (Gaveston, Spencer): cela heurte les barons. C’est l’éternelle lutte du pouvoir royal contre les féodaux (au Moyen Âge) ou la classe nobiliaire (La Fronde en France), dont l’histoire connaît de nombreux exemples. Même si c’est cet aspect politique qui contribue à la chute d’Edouard, il faut y ajouter le rôle de la reine Isabelle (fille de Philippe le Bel), délaissée, qui va prendre amant (Roger Mortimer de Wigmore), et qui va après la mort d’Edouard régner avec son amant sur l’Angleterre, jusqu’à ce que Edouard III son fils ne fasse condamner Mortimer à mort et n’emprisonne sa mère. C’est cette histoire qui sera la cause indirecte de la guerre de Cent ans, le stratège Edouard III revendiquant la couronne de France, comme héritier en ligne directe de Philippe Le Bel. Ceux qui ont lu « Les Rois Maudits », de Maurice Druon, connaissent l’épisode.
Voilà donc des éléments de contexte, sur lesquels Ivo van Hove va construire un travail qui a volontairement éloigné l’idée de drame historique, mais qui a centré sa mise en scène sur la violence des relations entre les hommes: crime, sexe, sang, passion étaient la vie de Marlowe au quotidien. Van Hove va jeter le crime le sexe, le sang, la passion dans un espace unique, et va créer une alchimie du crime dans un univers clos: l’univers carcéral. La prison comme espace tragique, un espace d’où l’on ne sort pas, où se construisent des pouvoirs de petits potentats, des complots, où l’on se bat, où l’on tue, où l’on viole, un monde « monosexuel » (il n’y a que des hommes) où les relations affectives se pervertissent et s’exacerbent. Voilà ce que nous montre Ivo van Hove, dans un spectacle puissant qui cependant ne m’a pas parlé autant que le Misanthrope.
Le dispositif scénique de Jan Versweyfeld qui crée un univers de métal glacé, limité au fond par un immense store métallique est structuré entre huit cellules, séparées par des cloisons de béton, grilles vers les spectateurs, grilles au dessus, grilles vers l’arrière scène, qui comprend à droite des douches, à gauche un équipement d’entraînement aux haltères. Au centre un corridor qui mène à la place du surveillant surélevée qui suit tout en vidéo. Derrière, un écran vidéo, et des caméras sur l’avant scène et les côtés qui reprennent, comme dans le Misanthrope, des scènes, des visages sous un autre angle.
Dans cette mise en scène le corps a évidemment une importance particulière, corps érotisé lorsque les amants s’étreignent, se touchent, s’embrassent fougueusement: les personnages sont tantôt vêtus, tantôt en sous-vêtements, tantôt nus, sous la douche, ou recroquevillés dans ou sous leur paillasse. corps couvert de boue du roi déchu: c’est le corps dans tous ses états.
Les affrontement verbaux ou physiques sont fréquents, violents. Dans ce monde d’hommes, la reine Isabelle est un détenu, jouée par le magistral Kay Bartholomäus Schulze, discrètement féminisé au départ, mais dont chaque geste, chaque attitude est ambiguë, et en fait une sorte de poupée aux mains de Mortimer ( Paul Herwig, excellent notamment dans son monologue suivi aussi à la caméra, qui souligne des expressions fulgurantes), de poupée qui peu à peu se met en manœuvre y compris pour re-séduire
Edouard (dans l’histoire, Edouard a eu tout de même un enfant d’elle, et Gaveston était marié et père). Quelques scènes sont vraiment magnifiquement cosntruites: Gaveston (Christoph Gawenda, à la fois arrogant de jeunesse et d’immaturité) et Edouard (Stefan Stern, qui porte dans la voix à la fois sa passion dévorante mais aussi sa solitude et son impuissance, une magnifique composition) se parlent se touchent se cherchent d’une cellule à l’autre avec une urgence brûlante, ou bien la bataille, sorte de mutinerie où le jeu des fumigènes et des plumes d’un oreiller qu’on a secoué donnent de la prison une sorte de paysage halluciné. Autre image magnifique, la mort dérisoire d’Edouard, corps meurtri, couvert de boue et encore désirant est vraiment saisissante, une mort d’Edouard, non pas comme dans la légende, empalé sur un pal en métal rougi au feu, mais ici poignardé, déchiré au cours d’une étreinte avec son meurtrier (les relations entre Edouard et son meurtrier sont l’objet d’un dialogue ambigu, fait de douceur, de tendresse même); les meurtres (et il y en a beaucoup) sont tous pratiqués de la même manière par le gardien de la prison (Leicester) sorte d’exécuteur des hautes œuvres qui étouffe les victimes avec un sac de plastique rouge
(vision au ralenti de l’étouffement sur l’écran). La fin m’a moins convaincu, dans une sorte de vision grand-guignolesque où Isabelle est poignardée par son fils et où le sang pisse abondamment pendant que sur l’écran vidéo le gardien (le meurtrier) reprend le métro, rentre chez lui où son épouse souriante lui prépare la « pasta » (dans la réalité, il sera lui aussi trucidé pour ne pas laisser de traces) Le tout accompagné soit de musique électronique, soit de musique médiévale, dont la distance avec la scène renforce la violence ambiante.
C’est un monde de clans, de soumissions, de chefs, de rivaux, de meurtres, d’ amours violentes et crues (scène de sodomie) que van Hove nous propose, comme s’il lisait dans le texte de Marlowe une sorte de message universel sur l’humanité déshumanisée ou au contraire trop humaine et débordante de faiblesse, en proie à toutes les passions qui passent, celle de la chair comme celle du pouvoir et comme celle de la mort et comme si la vision au total étouffante de cet univers carcéral en faisait une métaphore de notre univers. D’ailleurs il donne à chaque moment un titre générique, « Complot », « Politique », »Amour », « Mort d’Edouard II » comme les chapitres qui s’égrèneraient d’une chronique qui venue du fond des âges.
On ne peut que souligner le jeu de chacun, la liberté corporelle, le sens du travail de troupe: il faut que les acteurs aient l’habitude de travailler ensemble pour gérer ce type de jeu. C’est un théâtre évidemment qui agresse, qui ménage peu le public et les éventuelles âmes sensibles (mais ceux qui vont voir Edouard II savent à quoi s’attendre), mais c’est aussi cette fois un théâtre un peu plus attendu. En jetant en pâture au public un tel univers, on n’a aucune surprise et c’est peut-être cela qui fait défaut au spectacle: la première partie (un peu longuette quelquefois) passée, on est tout de même dans la répétition de motifs qui deviennent à chaque fois plus âpres et plus violents, en un crescendo tendu, mais qui ne changent plus de nature. C’est ma réserve: un très bon spectacle, magnifiquement joué et imposé, mais qui ne m’a pas vraiment appris grand chose, au contraire du Misanthrope ou de Mesure pour Mesure.
On sort content, mais pas bouleversé.
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Un ami m’ayant demandé des informations sur « Il Viaggio a Reims », je me suis replongé dans l’œuvre, ce qui aboutit à ces quelques notes pour retracer brièvement ici l’histoire (abbadienne) de cette œuvre, depuis le 19 août 1984, première à Pesaro, qui aujourd’hui est représentée sur toutes les grandes scènes du monde.
Claudio Abbado tout au long de sa carrière a contribué à exhumer des œuvres inconnues (comme Fierrabras de Schubert) ou à promouvoir des versions originales (comme celle de Boris Godunov de Moussorgski que les représentations de la Scala en 1979 ont véritablement imposé sur le marché (alors que la version originale était déjà connue, et avait déjà bénéficié d’un enregistrement de Jerzy Semkov), ou même la version complète de Don Carlo de Verdi. Lorsqu’il propose en 1984 dans le cadre du Festival de Pesaro, dans le petit auditorium Pedrotti, une œuvre inconnue, mais avec pour partie la musique du Comte Ory, dans une distribution étincelante, et dans une mise en scène ébouriffante de Luca Ronconi dans des décors de Gae Aulenti (reprise par la Scala en 2008-2009 sous la direction d’Ottavio Dantone) qui prend pour ligne directrice l’exploitation « médiatique » d’un « event » (à savoir le sacre de Charles X), c’est un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il Viaggio a Reims dans cette production va être proposé à la Scala en septembre 1985, puis à l’opéra de Vienne en 1988, à Ferrare et à Pesaro (mais au Teatro Rossini) de nouveau en 1992 (année Rossini) pendant qu’il en donnera une version semi-scénique fin 1992 à Berlin avec le Philharmonique de Berlin. La production était prévue à Paris au Théâtre des Champs Elysées, mais pour des raisons financières elle fut annulée, ce qui permit les représentations de Ferrare, qui récupéra les dates où , curiosité, le rôle muet de Charles X était tenu par Placido Domingo. La production de Ronconi mobilisait la scène, et la rue, puisque le cortège du sacre, Charles X en tête, se promenait dans les alentours du théâtre pendant toute la représentation, que des vidéos retransmettaient dans le théâtre la progression du cortège, et qu’il faisait irruption dans la salle à la fin du spectacle. Le tout en principe en direct (pas à Vienne où le cortège avait été filmé une fois pour toutes).
A chaque fois ou presque, il en est resté des traces, soit sur CD, soit en vidéo VHS, soit les deux. Toutes les représentations depuis 1984 ont bénéficié de la présence de Lucia Valentini Terrani (Marchesa Melibea), la mezzo rossinienne qui n’a pas été remplacée, de de Lella Cuberli, en laternance avec Tiziana Fabbricini à Ferrare, Enzo Dara (Barone di Trombonock), de Ruggero Raimondi (Don Profondo) – en alternance avec Giorgio Surjan à Vienne- et de Samuel Ramey (Lord Sydney) – en alternance avec Ferruccio Furlanetto à Vienne- , tandis que changeaient d’autres rôles, en particulier Madame Cortese, passée de Katia Ricciarelli en 1984 à Montserrat Caballé à Vienne, et Cheryl Studer toute l’année 1992.
La distribution originale était :
18/20/23/25 août 1984
Auditorium Pedrotti Il viaggio a Reims nuova produzione
Dramma giocoso di Luigi Balocchi
Musica di Gioachino Rossini
Edizione critica Fondazione Rossini/Ricordi, a cura di Janet Johnson
Direttore Claudio Abbado
Regia Luca Ronconi
Scene e costumi Gae Aulenti
Interpreti
Corinna Cecilia Gasdia Marchesa Melibea Lucia Valentini Terrani Contessa di Folleville Lella Cuberli Madama Cortese Katia Ricciarelli/Antonella Bandelli (23 agosto) Cavalier Belfiore Edoardo Gimenez Conte di Libenskof Dalmacio Gonzales/Francisco Araiza (25 agosto) Lord Sidney Samuel Ramey Don Profondo Ruggero Raimondi Barone di Trombonok Enzo Dara Don Alvaro Leo Nucci Don Prudenzio Giorgio Surjan Don Luigino Oslavio Di Credico Maddalena Raquel Pierotti Delia Antonella Bandelli Modestina Bernadette Manca di Nissa Antonio Luigi De Corato Zefirino Ernesto Gavazzi Gelsomino William Matteuzzi Coro Filarmonico di Praga Maestro del Coro Lubomír Mátl The Chamber Orchestra of Europe
A la Scala, un an après, la distribution était à peu près similaire, avec Chris Merritt cependant dans le conte di Libenskof à la place d’Araiza.
On le voit, même en alternance, les distributions étaient plus ou moins introuvables: il était rare de voir sur une affiche autant de grands noms. On se souviendra toujours du Don Profondo de Ruggero Raimondi, et notamment de son air « Medaglie incomparabili », de l’extraordinaire Corinna de Cecilia Gasdia et surtout du « Gran pezzo concertato a 14 voci » étourdissant, qu’Abbado reprenait régulièrement en bis à la fin de l’opéra, devant le délire que la représentation provoquait dans le public. On en sortait heureux, rempli d’énergie, ne rêvant qu’à la représentation suivante.
Car Claudio Abbado est le chef rossinien par excellence. A chaque fois qu’il a abordé un Rossini à l’opéra, ce fut un miracle: que ce soit Cenerentola, il Barbiere di Siviglia, L’Italiana in Algeri ou il Viaggio a Reims, il a écrit l’histoire de la représentation de Rossini à l’opéra, en s’appuyant toujours sur les derniers états de la recherche. Au disque, son « Italiana » et surtout son second « Barbiere » (avec Domingo) sont discutables, mais à la scène, ce fut toujours LA référence. Pas un chef aujourd’hui n’a pris sa place et Bruno Campanella, qui a fait longtemps figure de meilleur chef rossinien (« qui pétille comme le champagne »-sic-) se situe loin loin derrière. Riccardo Chailly peut-être, pourrait éventuellement non lui faire concurrence, mais constituer une possibilité…
Le miracle de Viaggio a Reims, c’est que l’opéra fonctionne sur une intrigue quasiment inexistante: des invités internationaux (anglais, allemand, français, espagnol, états pontificaux, russe, polonais) sont bloqués dans une station thermale alors qu’ils se rendent au sacre de Charles X. Si tu ne vas pas à Charles X, Charles X viendra à toi.
Bien sûr, cela construit des souvenirs indélébiles, j’ai vu les représentations de la Scala, de Vienne, de Ferrare et à chaque fois ce fut un indescriptible bonheur.
Eh bien, ce bonheur-là, vous pouvez le revivre en CD, mais, étonnamment, pas – ou peu – en DVD, puisque les DVD en vente ne proposent pas en ce moment la version Abbado. Il existe pourtant ou a existé:
– Un CD issu des représentations de Pesaro en 1984, avec le Chamber Orchestra of Europe
– Un VHS de la RAI, en vente pendant quelques années, qui est une retransmission de ces représentations
– Un VHS de Vienne, longtemps vendu, mais jamais repris en DVD
– Un CD issu des concerts de Berlin, avec le Philharmonique de Berlin.
De ces propositions subsistent seulement les CD, encore en vente.
Mon conseil: Pesaro, et seulement Pesaro. L’enregistrement de Berlin n’a ni la dynamique, ni la finesse, ni l’excellence de la jeunesse, ni la joie, ni l’engagement de celui de Pesaro. Et le Chamber Orchestra of Europe, à peine formé, allait devenir pendant quelques années l’orchestre préféré d’Abbado pour les formes plus réduites. C’est un miracle musical.
Pour les vidéos, si vous trouvez Vienne, ce sera déjà bien. Mais cherchez l’enregistrement de la RAI de Pesaro, il existe, il est sublime, et il a été vite retiré du marché. Un jour sans doute, il réapparaîtra. Guettez ce moment. Et ne gâchez pas votre argent à acheter les DVD de Gergiev ou même de Lopez Cobos (qui est cependant un bon rossinien); mieux vaut attendre. Patience et longueur de temps…
Il reste que les politiques de l’industrie du disque, vendant des productions médiocres alors que les enregistrement de référence existent et dorment dans les placards, sont impénétrables (mais sûrement pleine de sens…).
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Direction musicale, Patrick Davin
Mise en scène, Emma Dante
Décors, Carmine Maringola
Décors et costumes, Vanessa Sannino
Lumières, Dominique Bruguière
Collaboration aux mouvements, Sandro Maria Campagna
Assistante musicale, Alexandra Cravero
Assistant mise en scène, Giuseppe Cutino
Assistante décors et costumes, Mara Ratti
Assistante collaboration aux mouvements, Stéphanie Taillandier
Fenella, Elena Borgogni
Alphonse, Maxim Mironov
Elvire, Église Gutiérrez
Masaniello, Michael Spyres
Pietro, Laurent Alvaro
Borella, Tomislav Lavoie
Selva, Jean Teitgen
Lorenzo, Martial Defontaine
Production, Opéra Comique
Coproduction, Théâtre Royal de la Monnaie
Coproducteur associé, Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française
Quel qu’en soit le résultat, c’est déjà une bonne initiative que de proposer au public des œuvres d’Auber, qui connut une grande gloire au XIXème, et qui est aujourd’hui une rue et une station de métro sans que les millions de parisiens qui y passent ne sachent ce qui se cache derrière ce nom. J’ai pour ma part seulement vu Fra Diavolo, à la Scala en 1992, et dans sa version italienne dirigée par Bruno Campanella dans une mise en scène de Jérôme Savary. J’ai entendu au disque en revanche Manon Lescaut, Gustave III ou le Bal masqué, La Muette de Portici.
C’est dire que j’étais bien tenté par cette production de l’Opéra comique, que j’ai pu voir à cause de l’annulation des Huguenots à Mulhouse pour cause de ténor malade. Et justement, Michael Spyres, le Masaniello de cette production, possède aussi Raoul à son répertoire. Si les dates ne s’étaient pas chevauchées…
Cette petite aventure souligne d’ailleurs la difficulté que peuvent avoir les théâtres à proposer des œuvres peu jouées. Sans double distribution, on court le risque de l’annulation. Quels ténors aujourd’hui possèdent Raoul ou Masaniello à leur répertoire? Et ce n’est pas seulement une question de rareté de répertoire, mais aussi de difficulté des rôles: apprendre un rôle difficile voir impossible, et de plus avoir la certitude qu’on ne le chantera pas souvent, ce cumul tient de l’apostolat.
On ne peut donc que louer à la fois le théâtre de la Monnaie pour sa politique (il est en effet coproducteur et des Huguenots, et de La Muette de Portici) et l’Opéra Comique, qui devient le théâtre spécialisé dans ce répertoire rare du XIXème siècle. Et pourtant, c’est bien sur ce répertoire que s’est construit le chant français au XIXème et la gloire de Paris, première scène d’Europe pour l’opéra à l’époque. Or, depuis longtemps, notre première scène ne cultive plus cette identité-là, et l’Opéra comique y revient grâce à l’intelligente politique de Jérôme Deschamps, qui aime ce répertoire.
La Muette de Portici (1828), ne mérite pas l’oubli, d’abord parce que c’est sans doute le seul opéra qui ait provoqué une révolution (la révolution belge de 1830), ensuite parce qu’on lit dans tous les bons livres qu’il a jeté les bases du « Grand Opéra » à la française. D’autres bons livres disent que le mérite en revient à Guillaume Tell de Rossini qui date de 1829, soit un an après: disons donc que la période fut favorable à la naissance de ce genre, opéra à grand spectacle, avec de nombreux changements de décors, des chœurs impressionnants, une foule de figurants en scène.
Alors la première question qu’on doit se poser, c’est qu’en réalité La Muette de Portici serait faite pour Garnier ou Bastille, pour répondre à l’idée de « Grand Opéra », et de fait, c’est une production née à l’Opéra et non à l’Opéra Comique. La proposer à l’Opéra Comique, c’est se contraindre à une scène aux dimensions réduites, c’est renoncer au « grand » spectacle, c’est proposer l’œuvre dans un cadre qui n’est pas fait pour elle et donc peut-être en trahir les intentions. On va d’ailleurs voir plus loin que cela pose quand même des problèmes de réalisation, de relation scène fosse, de mise en scène. Mais comme on n’imagine pas une production d’Auber à l’Opéra National de Paris avant longtemps, merci à Jérôme Deschamps de nous l’avoir révélée.
En bref, l’histoire est double: d’une part une histoire d’amour contrariée, d’autre part une histoire politique, et les deux s’entremêlent. Fenella, une jeune fille muette, a été séduite puis abandonnée par un noble (en réalité Alphonse d’Arcos, le fils du vice-roi) qu’elle reconnaît (et qu’elle dénonce) le jour de son mariage avec Elvire, noble Dame espagnole. Et
Fenella est la sœur de Masaniello – personnage historique, grande figure de l’histoire napolitaine né en 1620 et mort en 1647 – (contraction de Tommaso Aniello), chef des pêcheurs de Portici, près de Naples, qui va profiter de l’infortune de sa sœur pour fomenter une révolte populaire contre le pouvoir tyrannique des espagnols. Mais il se refuse à poursuivre les violences et s’oppose à ses compagnons. Même si les insurgés chassent momentanément le vice-roi, cela finit mal: Masaniello est tué par les siens et Fenella se jette par la fenêtre.
En écoutant cette musique, on est évidemment frappé de sa relation à Rossini: notamment au début. L’ouverture a bien le schéma d’une ouverture rossinienne, avec ses trois parties et sa seconde partie très dynamique, ainsi que le premier air d’Elvira. On entend aussi beaucoup d’échos de Cherubini. N’oublions jamais Cherubini, qui va jeter les bases de l’Opéra et l’opéra comique du XIXème avec Mehul et Boieldieu, et quand j’écris Cherubini, je pense aussi Lodoïska, cet opéra que j’adore et qui fut le plus grand succès de la révolution française. Il reste que Cherubini est un personnage important du Paris musical, qu’il va être directeur du conservatoire 40 ans et qu’Auber lui succèdera à ce poste. On sent dans la musique d’Auber des échos forts des opéras de Cherubini. Rossini et Cherubini: étonnez-vous qu’Auber ait été si populaire en Italie aussi .
Que sa Muette de Portici ait pu influencer par sa portée politique (ou par l’influence du drame musical sur le contexte politique) Richard Wagner, il n’y a pas de quoi étonner, lui qui va faire bientôt Rienzi, magnifique parabole sur le pouvoir et ses dérives. Wagner aimait beaucoup Rossini, Auber et Gaspare Spontini, le troisième compositeur phare des trente premières années du XIXème, encore plus ignoré en France (depuis quand n’a-t-on pas joué La Vestale ou Fernand Cortez à Paris?). Riccardo Muti fut un grand défenseur de Cherubini et de tout ce répertoire, que ne le joue-t-il pas plus souvent sur les scènes européennes: pour qu’un tel répertoire refleurisse, il faut qu’il soit porté par une grande personnalité du monde musical. Où seraient des œuvres comme les messes de Cherubini ou Lodoïska si Muti ne les avaient pas enregistrées.
Cette Muette de Portici vaut donc bien plus que l’oubli dans lequel elle est injustement tombée. D’autant qu’écrire un opéra dont l’héroïne est muette, interprétée par une danseuse, tient évidemment du clin d’œil et de l’acrobatie. Dans la mise en scène d’Emma Dante, elle est muette, mais pas inerte. Elle rampe, se débat, se heurte, se tord, se roule, comme une sorte d’animal sauvage, une sauvageonne qui remplit la scène dès qu’elle apparaît (avant même le début du spectacle). Elena Borgogni est actrice, mais elle a une telle maîtrise de son corps, de ses mouvements corporels, qu’elle pourrait bien être danseuse. Le personnage arrive a dominer le plateau, elle s’oppose au groupe, elle s’oppose aux soldats (magnifique groupe d’acteurs/danseurs) qui eux mêmes sont des acrobates accomplis. Ainsi Emma Dante résout-elle le problème de Fenella, en en faisant une figure de la différence, de l’altérité, une sorte d’image qui repousse, et qui répond par le bien. Son rapport au vice-roi et à Elvire est à ce titre effectivement d’ordre de la sainteté, comme l’image finale le suggère. C’est ainsi que le peuple se construit ses héros.
Car Emma Dante a fait une mise en scène qui essaie de remplacer la profusion du grand opéra par une économie de moyens assez séduisante, grâce aussi aux solutions du décorateur Carmine Maringola: des portes sur praticable à roulette , qui se déplacent, créent des espaces, ou les structurent, tantôt portes capitonnées, à la cour, ou portes de bois, à la ville, ces portes peuvent disparaître et laisser l’espace aux voiles, légers, qui structurent, eux , l’univers du peuple et des pêcheurs (vent, mer, et costumes passe partout). Au peuple les pieds nus, à la cour les chaussures (dorées).
La cour (beaux costumes de Vanessa Sannino) est vue comme un monde figé, comme des poupées de porcelaine (avec lesquelles les danseurs dansent en un ballet macabre) ou comme des santons napolitains, avec ses coiffures un peu folles, qui rappellent certains tableaux de Velasquez qu’on va ensuite voir apparaître: lustre et Velasquez deviennent des symboles de la cour espagnole, c’est en effet sous le règne de Philippe IV que la révolte de Masaniello a lieu, et son portrait trône en scène,
Portrait de Philippe IV par Velasquez
mais aussi les coiffures des courtisans le rappellent, voire les costumes. Ce monde de la cour se renverse au dernier acte, occupé par le peuple qui s’empare des symboles du pouvoir et qui n’en fait rien: scène qui rappelle étrangement le fameuse scène de la prise des Tuileries de l’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert où le peuple envahit la palais vide, quand tout est fini, et le pille, et où Flaubert assène dans la bouche de Hussonnet avec une terrible ironie « Quel mythe ! » dit Hussonnet. » Voilà le peuple souverain ! « : là où en 1792 le peuple avait créé une république, en 1848, il ne fait que détruire les symboles du pouvoir et il s’en travestit. De Auber à Flaubert, il n’y a que quelques consonnes en plus…Car l’idée contenue chez Auber est bien celle-là, les révolutions finissent toujours par profiter à un tyran, ce sera le cas à Naples dans l’histoire où Masaniello se fait haïr par le peuple(mais dans l’opéra, le peuple va le chercher malgré tout quand le danger revient) c’est aussi le cas dans Rienzi, et évidemment dans tout Shakespeare. Car dans cette parabole, Auber ménage et les uns et les autres, le peuple est opprimé, mais il ne sait pas gérer sa victoire et tombe dans la violence et l’excès (Pietro, très bien interprété par Laurent Alvaro, à la belle voix de baryton-basse), puis dans la lâcheté, puisqu’après avoir rejeté Masaniello, il va le rechercher quand la menace est présente. Le pouvoir absolu d’Alphonse est terrible mais il est aussi un pouvoir de sagesse (notamment à la fin): le pouvoir sait distinguer les grandes âmes et les cœurs honnêtes, comme tout pouvoir absolu (voir le discours de l’exempt dans Tartuffe, véritable définition du droit divin « nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude »). Chacun est tantôt bon tantôt méchant, et tout est terriblement relatif; en tous cas, Auber, en mettant en scène une révolution, mais en tempérant cette révolution par un regard sans indulgence sur le comportement des peuples, ménage la censure, mais souligne aussi une vérité qui court toute la littérature sur la naissance des tyrannies.
Tout cela, Emma Dante le dit, d’une manière efficace autant que discrète, la cour faite de pantins, le peuple qui ne sait profiter de la victoire et qui ne fait que se vêtir des oripeaux des vaincus, avec sa versatilité qui lui fait haïr ce qu’il adorait.
Auber est indulgent pour Masaniello, qui en fait un noble cœur entraîné malgré lui dans la violence, il en fait une figure de héros civique, devant lequel s’agenouillent à la fin le peuple et le vice-roi, alors que Fenella devient une sorte de Sainte, une authentique icône qu’on va adorer dans ce sud qui aime les icônes et les figures charismatiques.
Emma Dante, qui est sicilienne, donne aussi de ce spectacle une image très méridionale, telle la danse des pêcheurs qui rappelle les mouvements de la « Mattanza » quand on tue les thons, mais aussi elle s’inscrit dans une tradition esthétique très italienne qui rappelle des images de Strehler (utilisation des voiles), avec aussi une certaine violence stylisée (les soldats qui meurent dans une sorte de délire en s’arrachant leurs habits pour devenir des cadavres nus, dans une pénombre qui ménage les âmes sensibles du public…bien agencée par les éclairages subtils de Dominique Bruguière). Tout cela en fait un spectacle intelligent et raffiné.
A ce travail d’une incontestable propreté, meilleur que sa Carmen à la Scala à mon avis, correspond une réalisation musicale respectable, réussie, malgré la difficulté vocale.
Commençons par les ratages: un seul, qui est le Lorenzo de Martial Defontaine, voix chevrotante, défaut de justesse, cela commençait mal, et heureusement, il ne chante(?) qu’au premier acte. Dommage, ce chanteur naguère promettait bien mieux.
Les rôles secondaires sont tous très bien tenus, Borella (Tomislav Lavoie), Selva (Jean Teitgen), Laurent Alvaro prête sa voix de baryton (baryton basse) à Pietro et c’est une très belle composition, puissante, qui répond parfaitement à la voix de ténor de Michael Spyres, notamment dans le fameux duo du très bon deuxième acte « Amour sacré de la patrie ».
J’ai plus de réserves sur l’Alphonse de Maxim Mironov, le timbre est agréable sans nul doute, la technique semble maîtrisée, mais aucune dynamique dans cette voix, ni aucune projection, alors peut-être cela sert-il la mise en scène de le voir vêtu comme une poupée, maquillé comme un travesti et chantant un peu comme une dame molle, la figure de l’absolutisme est une figure féminisée, mais tout de même, il doit bien avoir quelque charme et quelqu’énergie pour avoir séduit et Fenella et Elvire. j’attends de l’entendre dans un autre rôle.
La jeune Eglise Gutiérrez a bien des qualités: voix très contrôlée, aigus en place, notes filées, bel appui sur le diaphragme, mais elle semble toujours « à la limite », sans vraies réserves, elle n’articule pas toujours clairement le français et surtout, les vocalises manquent de ductilité, elles sont peu « agiles ». Ce problèmes d’agilité se sent notamment au premier acte et doit aussi poser quelque problème dans Rossini. C’est dommage, elle est juste un cran en dessous de ce qu’on attendrait, mais la prestation est très solide quand même.
Et Michael Spyres? Pur ténor de l’école américaine: diction impeccable, projection claire, très grand contrôle sur une voix à la fois forte, et mâle (il n’a pas ces accents un peu mièvres de certains ténors belcantistes) mais aussi très technique (montée à l’aigu, passages, notes données en « falsetto »); avec un timbre sans caractère particulier, il arrive à donner plein de couleurs à sa voix. Il sait chanter « forte » quand il faut, et donner vigueur et énergie (duo « amour sacré de la patrie ») et il sait adoucir jusqu’au lyrisme le plus émouvant: sa cavatine de l’acte IV « Sommeil descend du haut des cieux » est un chef d’œuvre de retenue et de poésie. Vraiment, un nom à retenir pour tout le répertoire belcantiste de la première moitié du XIXème, et bien sûr, pour Raoul des Huguenots. Il obtient à la fin un triomphe justifié.
Les chœurs du théâtre de la Monnaie sont sans reproches, énergiques, clairs, très présents dans une œuvre où ils sont très sollicités.
La direction de Patrick Davin est très en place, précise, accompagne bien le plateau, mais il se pose un problème de volume de l’orchestre dans une salle peut-être pas conçue pour un opéra de ce type, en tous cas pas pour le Grand Opéra. L’œuvre alterne moments lyriques et moments plus martiaux, où l’on joue « forte ». Je ne trouve pas que le chef ait cherché à rendre cette musique plus « raffinée », et pourtant, il y a des moments de grand raffinement. En ce sens, c’est une direction – avec un orchestre de grande qualité, entendons-nous- qui « dirige » qui « met en place » qui « accompagne » mais « n’anime pas » c’est à dire qu’elle manque un peu d’inspiration et d’âme. Peut-être est-ce en partie dû au rapport fosse/salle et à cette acoustique un peu sèche, peut-être aussi fallait-il plus alléger le son. Mais cela reste solide, en place, et permet de découvrir cette œuvre qu’on a très envie d’aller réécouter à Bruxelles, dans un futur qu’on espère proche, travaux de La Monnaie permettant. Voilà une grande Muette, qui m’a beaucoup parlé, beaucoup appris, et aussi beaucoup plu.
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