LA SAISON 2022-2023 DU TEATRO SAN CARLO DE NAPLES

Le paysage lyrique italien d’aujourd’hui a singulièrement évolué depuis quelques années, notamment depuis qu’il n’y plus d’institution lyrique qui en soit un fer de lance incontesté. C’est pourquoi pour tout amateur d’opéra intéressé à la vie musicale de la Péninsule, il me semble très stimulant de comparer les politiques des théâtres les plus marquants. Avant d’aborder le Maggio Musicale Fiorentino et l’Opéra de Rome, nous nous intéressons au Teatro San Carlo, l’un des théâtres emblématiques de l’histoire de l’opéra en Italie, dont l’Intendant est Stéphane Lissner.
Entre les annonces lors de son arrivée à Naples, qu’il avait précisé lors d’une interview à Wanderersite.com et la confrontation avec la réalité, pandémie, crise économique, travaux à réaliser dans le théâtre, les choses ne sont pas si faciles, et une personnalité telle que celle de Stéphane Lissner suscite évidemment des oppositions, des critiques, et des manœuvres d’arrière-cour. Si personnage est contesté, on ne peut en revanche contester ni sa force, ni son dynamisme, ni sa malice.
La saison 2021-2022 se poursuit avec L’Eugène Onéguine signé Barrie Kosky, première mise en scène montrée en Italie du metteur en scène australien qui, comme on le sait, vit à Berlin et qui est l’un des plus prolifiques et inventifs dans le paysage actuel et s’annonce pour l’automne un Tristan und Isolde avec rien moins que Nina Stemme, Stuart Skelton, René Pape, Okka von der Damerau, des noms qu’on n’avait pas encore applaudis à Naples.

 

La saison 2022-2023 est marquée par plusieurs éléments :

  • Le théâtre va rester fermé plusieurs mois pour des travaux importants notamment sur la scène, et l’activité sera transférée au Teatro Politeama, une salle qui accueillit des spectacles populaires, des revues (dont celles de Wanda Osiris (1905-1994), célébrissime en Italie). Les productions seront présentées au Politeama en version concertante, manière élégante de conjuguer la nécessité (les travaux) et les économies (frais réduits à la seule distribution, les autres étant des frais fixes)
  • Des productions alléchantes, et un répertoire essentiellement italien (8 titres sur 12), alliant reprises populaires (Butterfly, Bohème, Rigoletto) et titres plus exigeants ou moins représentés (Don Carlo, Anna Bolena Macbeth, Beatrice di Tenda, Maometto II) et par ailleurs 4 autres titres alléchants (Damnation de Faust, Walküre, Requiem de Mozart en version scénique et une création locale d’une œuvre contemporaine Winter Journey)
  • Des metteurs en scène qu’on voit rarement en Italie, Claus Guth pour Don Carlo, Romeo Castellucci (pour la première fois à l’Opéra en Italie) pour le Requiem de Mozart vu à Aix, Calixto Bieito (un peu plus fréquent) pour Maometto II, et Jetske Mijnssen (totalement nouvelle dans la péninsule) pour Anna Bolena.
  • Des reprises du répertoire du San Carlo comme Butterfly et Bohème (reprise de la nouvelle production d’Emma Dante en 2021) et comme Die Walküre signée Federico Tiezzi en 2004-2005.  Des distributions dans l’ensemble très soignées, que ce soit pour les nouvelles productions ou des reprises.

Au total, une saison équilibrée, sinon équilibriste, qui joue sur plusieurs claviers, en essayant d’offrir sur chaque production un élément qui puisse attirer le public, qui comme partout ailleurs, se fait un peu prier pour revenir.

 

La saison lyrique

Novembre-décembre 2022
Giuseppe Verdi
Don Carlo
5 repr. du 26 nov. au 6 déc. – Dir : Juraj Valčuha/MeS : Claus Guth

Avec Michele Pertusi, Matthew Polenzani, Ailyn Perez, Elina Garanča, Ludovic Tézier/Ernesto Petti
Version en cinq actes (en italien)
On peut discuter Matthew Polenzani dans Carlo, ou Ailyn Pérez dans Elisabetta, mais ni Pertusi, ni Tézier (pour 4 repr.) et évidemment pas Garanča. Le public napolitain sera peut-être perplexe devant le travail de Claus Guth, mais devra reconnaître son intelligence. Et puis en fosse, Juraj Valčuha, qui est un chef remarquable fera sans nul doute sonner cette version en cinq actes de Don Carlo (dite version de Modène), pour cette série de représentations d’adieux puis qu’il quitte la direction musicale du San Carlo en décembre 2022 . Sans doute la préparation plus lourde qu’aurait demandé la version originale française a-t-elle fait reculer, mais la version de Modène est un moindre mal.
Il y a vraiment de quoi faire une virée napolitaine pour profiter de son doux soleil d’automne et de ce Verdi quand même exceptionnel.

 

Janvier 2023
Giuseppe Verdi
Rigoletto

4 repr. du 15 au 24 janvier (Dir : Lorenzo Passerini)
Avec Nadine Sierra, Pene Patti, Ludovic Tézier
En version de concert au teatro Politeama
Avec une telle distribution, dominée par le meilleur Rigoletto actuel, et avec une Gilda d’exception et un des nouveaux ténors les plus en vue, le public se moquera sans doute de l’absence de production.  Sur le podium, Lorenzo Passerini, 31 ans, qui depuis la saison dernière dirige dans beaucoup de théâtres, notamment en Allemagne et ailleurs, et qui représente la jeune génération de chefs italiens valeureux.

Février 2023
Hector Berlioz
La Damnation de Faust
4 repr. du 7 au 15 février – Dir : Pinchas Steinberg
Avec Ildar Abdrazakov, Charles Castronovo, Anita Rashvelishvili
En version de concert au teatro Politeama
Encore une distribution flatteuse pour le chef d’œuvre de Berlioz qui va pour l’occasion retrouver son allure d’oratorio prévue à l’origine. On sait que Stéphane Lissner a donné à Anita Rasvelishvili la chance de débuter dans Carmen à la Scala. Charles Castronovo devrait être un Faust séduisant vocalement et on ne présente plus Ildar Abdrazakov. Le tout sous la baguette de Pinchas Steinberg, vieux routier de l’opéra, familier des scènes italiennes, qui garantit un vrai travail d’orchestre..

 

Mars 2023
Giuseppe Verdi
Macbeth
4 repr. du 8 au 18 mars – Dir : Marco Armiliato
Avec Luca Salsi, Alexander Vinogradov, Sondra Radvanovsky, Giulio Pelligra etc…
En version de concert au teatro Politeama
Troisième titre de Verdi dans la saison, soit un quart des titres de l’année. Avec une distribution dominée par Luca Salsi qui promène son Macbeth de Vienne à la Scala, Sondra Radvanovsky, l’une des grandes chanteuses verdiennes du moment (il faut en profiter, elles sont rares), et Alexander Vionogradov, qui promène les basses nobles verdiennes de Zaccaria de Nabucco à Fiesco de Boccanegra dans l’Europe entière. C’est le dernier titre exilé au teatro Politeama, dirigé par Marco Armiliato, l’un des chefs le plus souvent sollicité dans les grandes maisons pour le répertoire italien.
À noter que Radvanovsky et Salsi chantent Macbeth au Liceu de Barcelone en février 2023, dans une production du sculpteur-graveur Jaume Plensa et sous la direction de Josep Pons. Vous aurez donc le choix…


Avril 2023
Richard Wagner
Die Walküre
5 repr du 16 au 29 avril – Dir : Dan Ettinger / MeS Federico Tiezzi
Avec Jonas Kaufmann, Christopher Maltman, John Releya, Okka von der Damerau, Vida Miknevičiūtė.
Pour le retour dans les murs du San Carlo, Stéphane Lissner a réuni une distribution exceptionnelle pour une reprise de Die Walküre dans la production maison, créée en 2005. Dans la fosse, un de ses chefs favoris, le solide Dan Ettinger, qui sera devenu depuis janvier 2023 le directeur musical du San Carlo, succédant à Juraj Valčuha (à mon avis on y perd un peu…)
Jonas Kaufmann en Siegmund, Vida Miknevičiūtė nouvelle en Italie en Sieglinde qui va aussi faire Salome à la Scala, le Wotan nouveau de Christopher Maltman et la Brünnhilde presque neuve d’Okka von der Damerau qu’ona bien aimé à Stuttgart dans sa prise de rôle en avril dernier.
Inutile de dire que cela vaut le voyage…

 

Mai 2023
W.A.Mozart
Requiem

4 repr. du 16 au 20 mai 2023 – Dir : Raphaël Pichon / MeS : Romeo Castellucci
Avec Giulia Semenzato, Sara Mingardo, Julian Pregardien, Nahuel di Pierro
Ensemble Pygmalion Orchestre et chœur du San Carlo.
Ensemble Pygmalion et forces du San Carlo s’unissent sous la direction de Raphael Pichon dans la production qui avait triomphé à Aix en 2019 et qui arrive à Naples, et avec elle pour la première fois sur une scène d’opéra en Italie, une mise en scène de Romeo Castellucci qui devrait être sans doute bien accueillie par le public napolitain, en tous cas mieux que d’autres vues ailleurs. Distribution composée d’excellents chanteurs, dont la seule Sara Mingardo était à Aix.
Pour ceux qui ont envie de voir ou revoir ce merveilleux spectacle. C’est une très belle initiative.

 

Juin 2023
Gaetano Donizetti
Anna Bolena
4 repr. du 8 au 17 juin – Dir : Riccardo Frizza – MeS : Jetske Mijnssen
Avec Alexander Vinogradov, Maria Agresta, Elina Garanča, Xabier Anduaga etc…
Lissner avait annoncé qu’il ferait les trois reines de Donizetti, et voici Anna Bolena dans une distribution où vont s’affronter Maria Agresta en Anna et Elina Garanča en Giovanna Seymour… Ce dernier nom suffit pour faire ses réservations…
Mais Vinogradov, Agresta et Anduaga font une très belle distribution qui sera dirigée par le spécialiste italien de Donizetti, Riccardo Frizza, directeur musical du festival Donizetti de Bergamo. Autant dire que tous les atouts sont réunis. Seule inconnue, la mise en scène de Jetske Mijnssen, qui ne m’avait pas convaincu dans Don Pasquale à la Komische Oper, mais qui semble-t-il a mieux réussi dans cette production qui vient d’Amsterdam.
Évidemment, vaudra le voyage, sans faute.

Juin-Juillet 2023
Giacomo Puccini
La Bohème
7 repr. du 30 juin au 7 juillet – Dir : Francesco Lanzillotta/MeS : Emma Dante
Avec Diana Damrau/Selene Zanetti, Vittorio Grigolo/Vincenzo Costanzo, Andrzej Filończyk etc…
C’est l’été, et l’on programme les grands standards susceptibles d’attirer du public. Reprise de la récente production d’Emma Dante qui a ouvert le mandat de Stéphane Lissner, dans une double distribution, l’une de « stars », avec Damrau et Grigolo, l’autre avec Selene Zanetti qui avait créé la production et le jeune Vincenzo Costanzo, qui a 31ans, assez prometteur.  Le tout avec un Marcello de classe, le magnifique Andrzej Filończyk et en fosse, l’excellent Francesco Lanzillotta.  Une Bohème séduisante pour ce début d’été, qui vaudrait presque le voyage.

 

Septembre 2023
Giacomo Puccini
Madame Butterfly
8 repr. du 12 au 28 sept. – Dir : Dan Ettinger/MeS : Ferzan Ospetek
Avec Ailyn Pérez/Valeria Sepe, Saimir Pirgu/Vincenzo Costanzo, Marina Comparato
Si l’été s’ouvrait avec Bohème, il se ferme avec Butterfly, histoire de lancer la rentrée avec un titre populaire, comme Bohème, dans une production des réserves du San Carlo. Distribution correcte, avec Ailyn Pérez en Butterfly, et Saimir Pirgu en Pinkerton et des jeunes en distribution B. En fosse, Dan Ettinger. Soyons honnêtes, une Butterfly alimentaire qui ne fait pas trop rêver, qui ne coûte pas trop cher et remplit potentiellement la salle

 

Vincenzo Bellini
Beatrice di Tenda
Le 23 septembre 2023 – Dir : Giacomo Sagripanti
Avec Jessica Pratt, Matthew Polenzani, Andrzej Filończyk etc…
Pour une seule soirée en version de concert, et pour marquer le 190e anniversaire de la très rare Beatrice di Tenda de Bellini, créée en mars 1833 à la Fenice de Venise. En fosse, Giacomo Sagripanti qu’on connaît mieux pour son Rossini dirigera un solide trio, la pyrotechnique Jessica Pratt, Matthew Polenzani qui est un bon styliste sans forte personnalité, et l’excellent Andrzej Filończyk, l’un des barytons qui pourrait bien devenir une référence pour le répertoire de la première moitié du XIXe.

 

Ludovico Einaudi
Winter Journey
Les 7 et 8 oct – Dir : Carlo Tenan / MeS : Roberto Andò
Avec Malia, Badara Seck, Jonathan Moore…
Prévu en mars 2020 et annulé pour cause de Covid et de confinement, le spectacle du compositeur Ludovico Einaudi, l’un des compisteurs italiens à succès, dans toute l’Europe, signé Roberto Andò et dirigé par Carlo Tenan revient en automne 2023. Winter Journey est un voyage dans l’hiver européen contemporain et désolé, dans la solitude désespérée de ceux qui sont forcés d’abandonner leur propre pays pour s’embarquer vers des terres où ils peuvent mendier pour gagner leur vie. Un « Voyage d’hiver » gris et amer créé au Teatro Massimo de Palerme, dans cette Sicile qui accueille tant d’immigrés.

Octobre-novembre 2023
Gioachino Rossini
Maometto II
5 repr. du 25 oct. au 5 nov. – Dir : Michele Mariotti /MeS : Calixto Bieito
Avec Roberto Tagliavini, Dmitry Korchak, Vasilisa Berzhanskaja, Varduhi Abrahamyan etc…
La saison se termine alla grande par ce Maometto II de Rossini qui fut créé dans ce théâtre le 3 décembre 1820. Nul doute que Michele Mariotti devrait faire revivre l’œuvre avec la flamme voulue et la nécessaire élégance. La distribution est exemplaire, dominée par Roberto Tagliavini, devenu en quelques années une des basses italiennes de référence, et par Vasilisa Berzhanskaja qui est elle aussi devenue une mezzo incontournable dans Rossini, depuis sa Rosine du Barbiere di Siviglia à Rome, à ses côtés Varduhi Abrahamyan, toujours contrôlée, toujours élégante notamment dans les répertoires XVIIIe et Romantiques. Enfin, le ténor sera Dmitry Korchak, plus irrégulier mais bien connu des rossiniens.
La production est confiée à Calixto Bieito, qui devrait évidemment faire réagir les irréductibles grincheux, car il est rare d’avoir des metteurs en scène de ce calibre dans ce type de répertoire.
De toute manière, quel lyricomane n’inscrirait pas Naples dans ses voyages entre octobre et novembre 2023 ?

Concerts divers et ballets complètent les opéras, comme il se doit.
Au total, Stéphane Lissner joue un jeu d’équilibres subtils, investissant dans des distributions quelquefois follement excitantes, souvent alléchantes, ou au moins solides. Du point de vue des chefs, c’est tout aussi solide sans être éblouissant.
Ce jeu des équilibres on le retrouve dans la série de concerts qui allie, outre le néo directeur musical Dan Ettinger des chefs/cheffes de référence comme Susanna Mälkki ou Fabio Luisi, et dont les programmes alternent concerts vocaux (Netrebko, Agresta etc..) et concerts symphoniques où s’insèrent des voix çà et là, comme si même dans ces concerts, on restait fidèle à la tradition historique très vocale de ce lieu.

Les problèmes économiques très présents sont habilement contournés dans les productions par le recours à du répertoire de la maison, des coproductions ou locations de spectacles et des opéras en versions de concert.
Seules deux nouvelles productions sont « maison », celle de Don Carlo initiale et celle de Maometto II conclusive. Anna Bolena, la troisième, vient d’Amsterdam et le Requiem de Mozart vient d’Aix-en-Provence.

Il reste que, telle qu’elle est, cette saison habilement construite donne envie : elle est guidée par les voix, qui sont l’ADN de ce merveilleux théâtre, mais elle affiche aussi des ambitions dans les choix de mises en scène, entre Calixto Bieito, Claus Guth, Romeo Castellucci et Jetske Mijnssen. Peu d’institutions italiennes n’osent à ce point, tout en reprenant des spectacles locaux très dignes comme La Walkyrie de Federico Tiezzi ou La Bohème signée Emma Dante.
Le travail qui reste à conduire, c’est un travail important sur les forces musicales du théâtre : José Luis Basso, dont on connaît les qualités, a pris en main le chœur depuis une année et espérons que Dan Ettinger saura conduire sa phalange à progresser.
Entre les travaux de rénovation, la question économique, et la restructuration des forces du théâtre, il y a du pain sur la planche, mais la saison telle qu’elle est masque bien les difficultés. On sait à Naples comment faire rêver.

OPÉRA COMIQUE 2011-2012 : LA MUETTE DE PORTICI de D.F.E. AUBER le 15 avril 2012 (Dir.mus: Patrick DAVIN, Ms en scène: Emma DANTE)

Direction musicale, Patrick Davin
Mise en scène, Emma Dante
Décors, Carmine Maringola
Décors et costumes, Vanessa Sannino
Lumières, Dominique Bruguière
Collaboration aux mouvements, Sandro Maria Campagna
Assistante musicale, Alexandra Cravero
Assistant mise en scène, Giuseppe Cutino
Assistante décors et costumes, Mara Ratti
Assistante collaboration aux mouvements, Stéphanie Taillandier

Fenella, Elena Borgogni
Alphonse, Maxim Mironov
Elvire, Église Gutiérrez
Masaniello, Michael Spyres
Pietro, Laurent Alvaro
Borella, Tomislav Lavoie
Selva, Jean Teitgen
Lorenzo, Martial Defontaine

Production, Opéra Comique
Coproduction, Théâtre Royal de la Monnaie
Coproducteur associé, Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française

Quel qu’en soit le résultat, c’est déjà une bonne initiative que de proposer au public des œuvres d’Auber, qui connut une grande gloire au XIXème, et qui est aujourd’hui une rue et une station de métro sans que les millions de parisiens qui y passent ne sachent ce qui se cache derrière ce nom. J’ai pour ma part seulement vu Fra Diavolo, à la Scala en 1992, et dans sa version italienne  dirigée par Bruno Campanella dans une mise en scène de Jérôme Savary. J’ai entendu au disque en revanche Manon Lescaut, Gustave III ou le Bal masqué, La Muette de Portici.
C’est dire que j’étais bien tenté par cette production de l’Opéra comique, que j’ai pu voir à cause de l’annulation des Huguenots à Mulhouse pour cause de ténor malade. Et justement, Michael Spyres, le Masaniello de cette production, possède aussi Raoul à son répertoire. Si les dates ne s’étaient pas chevauchées…
Cette petite aventure souligne d’ailleurs la difficulté que peuvent avoir les théâtres à proposer des œuvres peu jouées. Sans double distribution, on court le risque de l’annulation. Quels ténors aujourd’hui possèdent Raoul ou Masaniello à leur répertoire? Et ce n’est pas seulement une question de rareté de répertoire, mais aussi de difficulté des rôles: apprendre un rôle difficile voir impossible, et de plus avoir la certitude qu’on ne le chantera pas souvent, ce cumul tient de l’apostolat.
On ne peut donc que louer à la fois le théâtre de la Monnaie pour sa politique (il est en effet coproducteur et des Huguenots, et de La Muette de Portici) et l’Opéra Comique, qui devient le théâtre spécialisé dans ce répertoire rare du XIXème siècle. Et pourtant, c’est bien sur ce répertoire que s’est construit le chant français au XIXème et la gloire de Paris, première scène d’Europe pour l’opéra à l’époque. Or, depuis longtemps, notre première scène ne cultive plus cette identité-là, et l’Opéra comique y revient grâce à l’intelligente politique de Jérôme Deschamps, qui aime ce répertoire.
La Muette de Portici (1828), ne mérite pas l’oubli, d’abord parce que c’est sans doute le seul opéra qui ait provoqué une révolution (la révolution belge de 1830), ensuite parce qu’on lit dans tous les bons livres qu’il a jeté les bases du “Grand Opéra” à la française. D’autres bons livres disent que le mérite en revient à Guillaume Tell de Rossini qui date de 1829, soit un an après: disons donc que la période fut favorable à la naissance de ce genre, opéra à grand spectacle, avec de nombreux changements de décors, des chœurs impressionnants, une foule de figurants en scène.
Alors la première question qu’on doit se poser, c’est qu’en réalité La Muette de Portici serait faite pour Garnier ou Bastille, pour répondre à l’idée de “Grand Opéra”, et de fait, c’est une production née à l’Opéra et non à l’Opéra Comique. La proposer à l’Opéra Comique, c’est se contraindre à une scène aux dimensions réduites, c’est renoncer au “grand” spectacle, c’est proposer l’œuvre dans un cadre qui n’est pas fait pour elle et donc peut-être en trahir les intentions. On va d’ailleurs voir plus loin que cela pose quand même des problèmes de réalisation, de relation scène fosse, de mise en scène. Mais comme on n’imagine pas une production d’Auber à l’Opéra National de Paris avant longtemps, merci à Jérôme Deschamps de nous l’avoir révélée.
En bref, l’histoire est double: d’une part une histoire d’amour contrariée, d’autre part une histoire politique, et les deux s’entremêlent. Fenella, une jeune fille muette, a été séduite puis abandonnée par un noble (en réalité Alphonse d’Arcos, le fils du vice-roi) qu’elle reconnaît (et qu’elle dénonce) le jour de son mariage avec Elvire, noble Dame espagnole. Et

Portrait de Masaniello, par Micco Spadaro

Fenella est la sœur de Masaniello – personnage historique, grande figure de l’histoire napolitaine né en 1620 et mort en 1647 – (contraction de Tommaso Aniello), chef des pêcheurs de Portici, près de Naples, qui va profiter de l’infortune de sa sœur pour fomenter une révolte populaire contre le pouvoir tyrannique des espagnols. Mais il se refuse à poursuivre les violences et s’oppose à ses compagnons. Même si les insurgés chassent momentanément le vice-roi, cela finit mal: Masaniello est tué par les siens et Fenella se jette par la fenêtre.
En écoutant cette musique, on est évidemment frappé de sa relation à Rossini: notamment au début. L’ouverture a bien le schéma d’une ouverture rossinienne, avec ses trois parties et sa seconde partie très dynamique, ainsi que le premier air d’Elvira. On entend aussi beaucoup d’échos de Cherubini. N’oublions jamais Cherubini, qui va jeter les bases de l’Opéra et l’opéra comique du XIXème avec Mehul et Boieldieu, et quand j’écris Cherubini, je pense aussi Lodoïska, cet opéra que j’adore et qui fut le plus grand succès de la révolution française. Il reste que Cherubini est un personnage important du Paris musical, qu’il va être directeur du conservatoire 40 ans et qu’Auber lui succèdera à ce poste. On sent dans la musique d’Auber des échos forts des opéras de Cherubini. Rossini et Cherubini: étonnez-vous qu’Auber ait été si populaire en Italie aussi .
Que sa Muette de Portici ait pu influencer par sa portée politique (ou par l’influence du drame musical sur le contexte politique) Richard Wagner, il n’y a pas de quoi étonner, lui qui va faire bientôt Rienzi, magnifique parabole sur le pouvoir et ses dérives. Wagner aimait beaucoup Rossini, Auber et Gaspare Spontini, le troisième compositeur phare des trente premières années du XIXème, encore plus ignoré en France (depuis quand n’a-t-on pas joué La Vestale ou Fernand Cortez à Paris?). Riccardo Muti fut un grand défenseur de Cherubini et de tout ce répertoire, que ne le joue-t-il pas plus souvent sur les scènes européennes: pour qu’un tel répertoire refleurisse, il faut qu’il soit porté par une grande personnalité du monde musical. Où seraient des œuvres comme les messes de Cherubini ou Lodoïska si Muti ne les avaient pas enregistrées.
Cette Muette de Portici vaut donc bien plus que l’oubli dans lequel elle est injustement tombée. D’autant qu’écrire un opéra dont l’héroïne est muette, interprétée par une danseuse, tient évidemment du clin d’œil et de l’acrobatie. Dans la mise en scène d’Emma Dante, elle est muette, mais pas inerte. Elle rampe, se débat, se heurte, se tord, se roule, comme une sorte d’animal sauvage, une sauvageonne qui remplit la scène dès qu’elle apparaît (avant même le début du spectacle). Elena Borgogni est actrice, mais elle a une telle maîtrise de son corps, de ses mouvements corporels, qu’elle pourrait bien être danseuse. Le personnage arrive a dominer le plateau, elle s’oppose au groupe, elle s’oppose aux soldats (magnifique groupe d’acteurs/danseurs) qui eux mêmes sont des acrobates accomplis. Ainsi Emma Dante résout-elle le problème de Fenella, en en faisant une figure de la différence, de l’altérité, une sorte d’image qui repousse, et qui répond par le bien. Son rapport au vice-roi et à Elvire est à ce titre effectivement d’ordre de la sainteté, comme l’image finale le suggère. C’est ainsi que le peuple se construit ses héros.
Car Emma Dante a fait une mise en scène qui essaie de remplacer la profusion du grand opéra par une économie de moyens assez séduisante, grâce aussi aux solutions du décorateur Carmine Maringola: des portes sur praticable à roulette , qui se déplacent, créent des espaces, ou les structurent, tantôt portes capitonnées, à la cour, ou portes de bois, à la ville, ces portes peuvent disparaître et laisser l’espace aux voiles, légers, qui structurent, eux , l’univers du peuple et des pêcheurs (vent, mer, et costumes passe partout). Au peuple les pieds nus, à la cour les chaussures (dorées).

©Agathe Poupeney

La cour (beaux costumes de Vanessa Sannino) est vue comme un monde figé, comme des poupées de porcelaine (avec lesquelles les danseurs dansent en un ballet macabre) ou comme des santons napolitains, avec ses coiffures un peu folles, qui rappellent certains tableaux de Velasquez qu’on va ensuite voir apparaître: lustre et Velasquez deviennent des symboles de la cour espagnole, c’est en effet sous le règne de Philippe IV que la révolte de Masaniello a lieu, et son portrait trône en scène,

Portrait de Philippe IV en armure, par Velazquez
Portrait de Philippe IV par Velasquez

mais aussi les coiffures des courtisans le rappellent, voire les costumes. Ce monde de la cour se renverse au dernier acte, occupé par le peuple qui s’empare des symboles du pouvoir et qui n’en fait rien: scène qui rappelle étrangement le fameuse scène de la prise des Tuileries de l’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert où le peuple envahit la palais vide, quand tout est fini, et le pille, et où Flaubert assène dans la bouche de Hussonnet avec une terrible ironie “Quel mythe ! ” dit Hussonnet. ” Voilà le peuple souverain ! “: là où en 1792 le peuple avait créé une république, en 1848, il ne fait que détruire les symboles du pouvoir et il s’en travestit. De Auber à Flaubert, il n’y a que quelques consonnes en plus…Car l’idée contenue chez Auber est bien celle-là, les révolutions finissent toujours par profiter à un tyran, ce sera le cas à Naples dans l’histoire où Masaniello se fait haïr par le peuple(mais dans l’opéra, le peuple va le chercher malgré tout quand le danger revient) c’est aussi le cas dans Rienzi, et évidemment dans tout Shakespeare. Car dans cette parabole, Auber ménage et les uns et les autres, le peuple est opprimé, mais il ne sait pas gérer sa victoire et tombe dans la violence et l’excès (Pietro, très bien interprété par Laurent Alvaro, à la belle voix de baryton-basse), puis dans la lâcheté, puisqu’après avoir rejeté Masaniello, il va le rechercher quand la menace est présente. Le pouvoir absolu d’Alphonse est terrible mais il est aussi un pouvoir de sagesse (notamment à la fin): le pouvoir sait distinguer les grandes âmes et les cœurs honnêtes, comme tout pouvoir absolu (voir le discours de l’exempt dans Tartuffe, véritable définition du droit divin “nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude”). Chacun est tantôt bon tantôt méchant, et tout est terriblement relatif; en tous cas, Auber, en mettant en scène une révolution, mais en tempérant cette révolution par un regard sans indulgence sur le comportement des peuples, ménage la censure, mais souligne aussi une vérité qui court toute la littérature sur la naissance des tyrannies.
Tout cela, Emma Dante le dit, d’une manière efficace autant que discrète, la cour faite de pantins, le peuple qui ne sait profiter de la victoire et qui ne fait que se vêtir des oripeaux des vaincus, avec sa versatilité qui lui fait haïr ce qu’il adorait.
Auber est indulgent pour Masaniello, qui en fait un noble cœur entraîné malgré lui dans la violence, il en fait une figure de héros civique, devant lequel s’agenouillent à la fin le peuple et le vice-roi, alors que Fenella devient une sorte de Sainte, une authentique icône qu’on va adorer dans ce sud qui aime les icônes et les figures charismatiques.
Emma Dante, qui est sicilienne, donne aussi de ce spectacle une image très méridionale, telle la danse des pêcheurs qui rappelle les mouvements de la “Mattanza” quand on tue les thons, mais aussi elle s’inscrit dans une tradition esthétique très italienne qui rappelle des images de Strehler (utilisation des voiles), avec aussi une certaine violence stylisée (les soldats qui meurent dans une sorte de délire en s’arrachant leurs habits pour devenir des cadavres nus, dans une pénombre qui ménage les âmes sensibles du public…bien agencée par les éclairages subtils de Dominique Bruguière). Tout cela en fait un spectacle intelligent et raffiné.
A ce travail d’une incontestable propreté, meilleur que sa Carmen à la Scala à mon avis, correspond une réalisation musicale respectable, réussie, malgré la difficulté vocale.
Commençons par les ratages: un seul, qui est le Lorenzo de Martial Defontaine, voix chevrotante, défaut de justesse, cela commençait mal, et heureusement, il ne chante(?) qu’au premier acte. Dommage, ce chanteur naguère promettait bien mieux.
Les rôles secondaires sont tous très bien tenus, Borella (Tomislav Lavoie), Selva (Jean Teitgen), Laurent Alvaro prête sa voix de baryton (baryton basse)  à Pietro et c’est une très belle composition, puissante, qui répond parfaitement à la voix de ténor de Michael Spyres, notamment dans le fameux duo du très bon deuxième acte “Amour sacré de la patrie”.
J’ai plus de réserves sur l’Alphonse de Maxim Mironov, le timbre est agréable sans nul doute, la technique semble maîtrisée, mais aucune dynamique dans cette voix, ni aucune projection, alors peut-être cela sert-il la mise en scène de le voir vêtu comme une poupée, maquillé comme un travesti et chantant un peu comme une dame molle, la figure de l’absolutisme est une figure féminisée, mais tout de même, il doit bien avoir quelque charme et quelqu’énergie pour avoir séduit et Fenella et Elvire. j’attends de l’entendre dans un autre rôle.
La jeune Eglise Gutiérrez a bien des qualités: voix très contrôlée, aigus en place, notes filées, bel appui sur le diaphragme, mais elle semble toujours “à la limite”, sans vraies réserves, elle n’articule pas toujours clairement le français et surtout, les vocalises manquent de ductilité, elles sont peu “agiles”. Ce problèmes d’agilité se sent notamment au premier acte et doit aussi  poser quelque problème dans Rossini. C’est dommage, elle est juste un cran en dessous de ce qu’on attendrait, mais la prestation est très solide quand même.

©Agathe Poupeney

Et Michael Spyres? Pur ténor de l’école américaine: diction impeccable, projection claire, très grand contrôle sur une voix à la fois forte, et mâle (il n’a pas ces accents un peu mièvres de certains ténors belcantistes) mais aussi très technique (montée à l’aigu, passages, notes données en “falsetto”);  avec un timbre sans caractère particulier, il arrive à donner plein de couleurs à sa voix. Il sait chanter “forte” quand il faut, et donner vigueur et énergie (duo “amour sacré de la patrie”) et il sait adoucir jusqu’au lyrisme le plus émouvant: sa cavatine  de l’acte IV “Sommeil descend du haut des cieux” est un chef d’œuvre de retenue et de poésie.  Vraiment, un nom à retenir pour tout le répertoire belcantiste de la première moitié du XIXème, et bien sûr, pour Raoul des Huguenots.  Il obtient à la fin un triomphe justifié.
Les chœurs du théâtre de la Monnaie sont sans reproches, énergiques, clairs, très présents dans une œuvre où ils sont très sollicités.
La direction de Patrick Davin est très en place, précise, accompagne bien le plateau, mais il se pose un problème de volume de l’orchestre dans une salle peut-être pas conçue pour un opéra de ce type, en tous cas pas pour le Grand Opéra. L’œuvre alterne moments lyriques et moments plus martiaux, où l’on joue “forte”. Je ne trouve pas que le chef ait cherché à rendre cette musique plus “raffinée”, et pourtant, il y a des moments de grand raffinement. En ce sens, c’est une direction – avec un orchestre de grande qualité, entendons-nous- qui “dirige” qui “met en place” qui “accompagne” mais “n’anime pas” c’est à dire qu’elle manque un peu d’inspiration et d’âme. Peut-être est-ce en partie dû au rapport fosse/salle et à cette acoustique un peu sèche, peut-être aussi fallait-il plus alléger le son. Mais cela reste solide, en place, et permet de découvrir cette œuvre qu’on a très envie d’aller réécouter à Bruxelles, dans un futur qu’on espère proche, travaux de La Monnaie permettant. Voilà une grande Muette, qui m’a beaucoup parlé, beaucoup appris, et aussi beaucoup plu.
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©Agathe Poupeney

 

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: CARMEN de Georges BIZET, direction Barenboim, avec Jonas Kaufmann et Anita Rachvelishvili (10 décembre 2009)

La dernière fois à la Scala, c’était en 2004, avec un grand chef (Plasson) mais une distribution de série B, au Théâtre des Arcimboldi, pendant les travaux de réfection de la scène et de la salle historique de Piermarini, mais on se souvient surtout du 7 décembre 1984 avec Abbado,  mise en scène de Piero Faggioni (celle d’Edimbourg vue à l’Opéra Comique en 1980), avec Placido Domingo, Shirley Verrett, Ruggero Raimondi, Alida Ferrarini, alternant notamment avec Agnès Baltsa et José Carreras (distribution B, si l’on peut dire!) dès janvier 1985. C’était un peu décevant, le spectacle de Faggioni étant mieux adapté à des salles plus petites comme l’Opéra Comique ou le King’s Theatre d’Edimbourg, et Verrett n’avait pas convaincu cette mise en scène la gênait; restait Domingo, dans l’un de ses plus grands rôles, bouleversant, Raimondi superbe, éclatant et m’as-tu vu à souhait, et Abbado, bien sûr, avec sa précision exceptionnelle (Ah! son quintette!), sa clarté cristalline, son rythme, son énergie et sa fluidité. On s’en souvient encore, avec émotion (j’ai dû voir six ou sept représentations dans les deux distributions: je venais de m’installer à Milan, c’était mon beau cadeau d’installation.). S’il est difficile de voir une grande Carmen, il est tout aussi difficile de voir une mise en scène qui emporte tous les suffrages; celle de Faggioni, assez sage, jouait la carte Berganza, un atout exceptionnel, et Verrett n’a pu se glisser dans le costume, celle du Châtelet, venue de Berlin, était signée Martin Kusej, gage de qualité, de netteté du propos,   une couleur Regietheater qui ne plaît pas vraiment en Italie ou en France. Un très beau travail pourtant. A Vienne, on en est encore à la production de Zeffirelli (mais Kleiber et Abbado la dirigèrent et donc la transfigurèrent). A Paris, ce fut Francesca Zambello (après José Luis Gomez, un ratage) qui aligne les mises en scènes de grande série faites pour ne poser problème à personne. Un paysage  pas vraiment exceptionnel, sans références théâtrales absolues, mais il y eut, s’en souvient-on, la magnifique “Tragédie de Carmen” de Peter Brook qui vint aussi remettre certaines pendules à l’heure. Emma Dante s’en est un peu souvenue…

Le personnage de Carmen a inspiré nombre de grandes: Callas bien sûr, mais aussi Bumbry, avec Karajan, et surtout Resnik, qui en fut pendant 15 ans une des grandes références, phrasé, puissance, engagement, une tigresse sans rivales, puis arriva Berganza, qui changea tout, qui en fit pour la première fois une vraie espagnole, qui affichait à la fois une détermination sans failles et une joie de vivre lumineuse: il faut écouter l’enregostrement d’Abbado, et surtout le pirate d’Edimbourg, en scène, Domingo et Berganza donnent encore aujourd’hui le frisson.

Et venons en à cette nouvelle production, aujourd’hui, et voyons ce que nous apportent Daniel Barenboim, Emma Dante et la jeune Anita: après la TV, la vision en salle, qui modifie sensiblement ma première impression mitigée.
D’abord c’est sans discussion un beau spectacle, qui a prise sur le public (Emma Dante, encore présente, a cette fois été ovationnée sans discussion ni ‘buh’ trouble-fête), mais qui comme tous les spectacles qui installent un vrai point de vue, un vrai regard,  génère la discussion . Pour Emma Dante, Carmen est la résultante de l’omniprésence religieuse (avec des allusions précises au pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle, aux ex voto -liés à la fête taurine du quatrième acte- avec ces prêtres qui suivent à la trace Micaela etc..) et du regard porté par les hommes sur les femmes: tous les hommes ici sont plus ou moins des voyeurs. Carmen se libère et des hommes et de Dieu, dans un monde envahi par la violence, entre les femmes, entre les hommes, contre les animaux(taureaux). C’est une vision sombre, à laquelle nul n’échappe: Don José est un être écrasé, hésitant, une sorte de Wozzeck avant la lettre (les uniformes des soldats y font penser), qui dans le désespoir de l’amour qui fuit n’a plus d’autre solution que le viol ou la mort. Carmen se laisse violer, et lui donne le couteau pour la tuer: elle va jusqu’au bout de sa logique, mais semble traverser les choses en étant presque indifférente. Emma Dante n’est pas tendre non plus pour les femmes, Micaela est d’une infinie tristesse,  vêtue de noir qui fantasme d’abord sur la mariage, puis au troisième acte devient une sorte de vision maternelle culpabilisante, Carmen elle même n’est pas vraiment l’image de la sensualité et de l’érotisme: cet eros là est seulement thanatos. Alors évidemment, tout ce qui fait le pittoresque de l’Opéra Comique, toute la légèreté, est évacué, et les dialogues paraissent bien fades; cela détermine musicalement le choix  d’un symphonisme appuyé et dramatique très nettement assumé par Daniel Barenboim.

Cet univers est bien planté par Richard Peduzzi, qui conçoit un décor énorme, qui écrase les personnages, et en même temps fluide: les changements , imperceptibles, donnent à chaque moment son espace propre, aidés par les beaux éclairages de Dominique Bruguière. Un décor brut, sans “couleur locale”, avec quelques coquetteries (pas vraiment utiles),par exemple les ascenseurs qui descendent vers la taverne de Lillas Pastia, qui serait presque une vaste caverne, une sorte d’espace souterrain, comme une carrière cachée au monde, énorme.

Les costumes, conçus par Emma Dante, sont souvent des jeux de cache-cache,enfants dissimulés dans les vestes des soldats au premier acte, robe double face de Micaela, arbres-buissons au troisième acte, qui sont en fait des figurants, les uniformes sont caricaturaux, surchargés, presque comme dans les bandes dessinés.

Enfin des grandes réussites: le maniement des foules, très élaboré (le choeur ravi a fait une ovation à Emma Dante derrière le rideau à la première) et notamment la scène finale, éblouissante de précision et de jeu théâtral pur, faite de violence, de tendresse, de désespérance, d’espoir: les deux personnages sont déjà ailleurs, ils sont éclatés, contradictoires, Carmen se laisse caresser, puis elle rejette violemment Don José, elle se fait tuer, à la mode du suicide antique en lui offrant le couteau . Et quelques maladresses aussi, des répétitions de motifs (les soldats face à Carmen au premier acte, la robe double-face noir/blanc de Micaela) pas toujours justifiés. Un luxe d’images et d’idées qui aurait sans doute gagné à être épuré: un spectacle entièrement discutable, mais passionnant.
A cette vision correspond celle de Barenboim, toute de violence dramatique: une option, nous l’avons dite résolument tournée vers le symphonisme: oui on a accusé Bizet de wagnérisme, et en écoutant Barenboim, on peut comprendre pourquoi. Mais que de moments intenses, que de finesses dans la lecture, que de relief donné à telle ou telle phrase: le travail de l’orchestre a été prodigieux, cela sonne magnifiquement, même si comme on l’avait constaté à la TV, certains moments réservent de petites déceptions (le quintette du 2ème acte) confirmées ici. Mais un grand travail de “concertazione” comme disent les italiens, de mise en place de l’orchestre, de précision dans les équilibres: impressionnant de bout en bout, le tout servi par des choeurs magnifiquement préparés (aussi bien le choeur de la Scala que celui des enfants) dont on comprend le français (mieux que celui de certains chanteurs) qui donnent un relief rare à leurs interventions.
Enfin, les chanteurs réunis pour l’occasion sont inégaux, les petits rôles, souvent tenus par des Français, se défendent, avec une note particulière pour Frasquita (Michèle Losier) et Mercédès(Adriana Kucerova). Adriana Damato est vraiment insuffisante en Micaela, aucune personnalité vocale, aucune inflexion, aucune vibration: un chant plat, sans intérêt, une émission peu homogène, des cris, et un français incompréhensible à 100%, même en lisant les surtitres. Erwin Schrott (Escamillo) a une vraie voix, mais il en use avec vulgarité, en articulant peu les paroles, il offre une prestation sans grand intérêt, on l’oubliera vite. Jonas Kaufmann en revanche, après un début hésitant, et en retrait (même sa voix, un peu en arrière!), a fait grande impression, son air “La fleur que tu m’avais jetée..” est un chef d’oeuvre de contrôle au service du raffinement et de l’expression, c’est un des rares ténors à savoir très bien émettre des notes filées, négocier des passages de registres homogènes, avec un volume très respectable, il a chanté, on peut le dire, divinement. . Quant à la jeune Anita Rachvelishvili, son personnage n’est pas encore mûri, réfléchi, construit, sculpté. C’est d’ailleurs un peu le parti d’Emma Dante qui en fait la femme de tous les possibles “possibilista” disent les italiens sans privilégier un aspect plutôt qu’un autre. Il reste que l’interprétation devrait avec le temps gagner en intensité. Sa voix en revanche est surprenante par son volume et sa largeur, son ampleur, (ce qu’on ne sentait pas à la TV), par la résonance de ses graves et de son registre central, par sa rondeur et sa pureté; certes, l’aigu est encore à élargir, mais si elle ne fait pas de bêtises, elle devrait être un très grand mezzo, qui nous manque cruellement aujourd’hui.
C’était ce 10 décembre à la Scala, les affres de la PRIMA étaient dépassés, tous les artistes étaient détendus, et engagés, et le triomphe absolu a été au rendez-vous (20 minutes d’ovations). Une belle réussite pour les artistes et pour Stéphane Lissner, qui a réussi à redresser un théâtre qui allait à vau l’eau il y a seulement 5 ans et qui a mené avec cette Carmen une brillante opération de communication. Qu’en dira-t-on seulement dans une année, qu’en dira-t-on à la reprise avec Dudamel, qui sera on s’en doute une seconde “Première”, tant est attendue la prestation du jeune chef. Tout cela montrera si c’est un feu de paille ou si cette Carmen s’installe dans l’histoire de la Scala. Nous en tous cas, comme la veille avec Domingo, nous sommes sortis tous heureux.

CARMEN à la Scala: premières impressions TV

Je verrai le spectacle ce 10 décembre, pour la seconde représentation. La retransmission d’Arte en donne une intéressante préfiguration, qui pourrait pour une fois rejoindre l’impression de Renaud Machart dans le Monde du 5 décembre. Un spectacle intéressant, par moments très beau avec des images frappantes (dans les décors monumentaux – qui rappellent un peu ceux de Faggioni dans le fameux spectacle d’Abbado- et presque funèbres de Richard Peduzzi, on descend chez Lillas Pastia comme dans un tombeau, c’est réussi; c’est même à mon avis plus réussi que ses décors de Tristan il  y a deux ans). Le premier acte m’est apparu plus séduisant que le second: avec plusieurs grands moments de théâtre (le jeu des fleurs, la habanera, la séguedille finale, avec cette très belle image des cordes). Le second acte est traité de manière plus “pittoresque”, avec des costumes plus chatoyants, c’est vrai que c’est l’acte le plus souriant, l’acte de tous les possibles (du moins la première partie: Carmen retombe sur terre dès que José veut “rentrer au quartier pour l’appel”) avec la belle idée du tapis oriental pour isoler les amants comme dans un rêve baudelairien (luxe, calme et volupté..). Musicalement je suis plus réservé sur l’approche de Barenboim mais le son TV ne peut rendre compte ni de la puissance des voix, ni des subtilités orchestrales. La direction me semble froide plus que dramatique. Le quintette du second acte n’a pas la diabolique précision qu’on pourrait souhaiter, mais, je le répète, ce sont des impressions de téléspectateur qui seront peut-être contredites jeudi prochain. Les chanteurs ne sont pas tous convaincants: Adriana Damato est bien pâle, avec un français hésitant et sans véritable engagement ni expressivité, elle ne touche pas. Erwin Schrott n’a  ni le volume ni le souffle voulus, malgré un beau timbre et comme souvent, il n’arrive pas toujours à chanter dans le tempo. Il y a bien des barytons aujourd’hui pour ce rôle, notamment en France. Jonas Kaufmann est comme toujours parfait: prononciation exemplaire, science de la respiration, technique à toute épreuve, son physique exceptionnel passe évidemment la rampe, son dernier acte est extraordinaire, et pourtant, et pourtant, il lui manque un engagement total, il y a toujours semble-t-il un zeste de retenue… ? Mais ne chipotons pas, la performance est là, même si Domingo (dans la salle) était plus émouvant, plus déchiré, plus tragique. Enfin, quelle belle surprise, cette jeune Anita Rachvelishvili à la voix pleine, bien posée, qui fait croire au personnage avec une vraie présence. Il est tellement difficile de trouver une Carmen! Bien peu ont été convaincantes, après Berganza, même la grande Verrett dans cette même salle avec Abbado en 1984 n’a pas réussi à emporter le public.

La mise en scène insiste sur la noirceur et la violence, elle propose des tableaux assez impressionnants (le troisième et le quatrième acte me sont apparus tous deux très réussis, avec là aussi de très belles images et un beau traitement des foules) et c’est une vraie, une authentique mise en scène de théâtre: on le voit dans le dernier duo, qui est vraiment étudié dans ses moindres détails et ses moindres gestes, et qui propose de très belles idées: un Don José déjà “ailleurs”, des gestes de tendresse et de violence, à la limite du viol, et un décor fermé qui étouffe et en même temps dessine l’espace de la tragédie. Tout cela me paraît le résultat d’un vrai travail, intelligent et fort, sans jamais être provocateur. Que le public de la Prima ait hué c’est normal, il y a à Milan un fond de conservatisme qui fait débat depuis très longtemps (quand on pense au scandale que le Don Carlo, ce chef d’oeuvre de Ronconi, a provoqué en 1977!). J’attends d’être dans la salle pour vraiment écouter l’orchestre, mais d’emblée le spectacle me semble plus convaincant que le pâle Don Carlo de Braunschveig la saison dernière, ni  vocalement ni théâtralement convaincant,  sauvé par une direction intéressante (mais discutée âprement) de Daniele Gatti, qui n’avait même pas lui non plus trouvé son public l’an dernier.

Pour info: cette Carmen, complète jusque fin décembre, sera reprise en octobre-novembre 2010 sous la direction de Gustavo Dudamel,  sans Kaufmann, mais avec un bon ténor (Lance Ryan) et une autre Micaela. Il sera intéressant alors de comparer.

A jeudi ou vendredi donc pour  rendre compte du spectacle en salle.