OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: FESTIVAL “MÉMOIRES” – TRISTAN UND ISOLDE, de Richard WAGNER le 18 MARS 2017 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN; Ms en scène: Heiner MÜLLER)

Acte II ©Stofleth

 

Voir le compte rendu (David Verdier ) de cette même représentation dans Wanderer

Les souvenirs sont si vifs de cette production qui marqua tant le Festival de Bayreuth qu’on ne peut réprimer une surprise au lever de rideau. Certes, on retrouve les éclairages si troubles, si pâles, on retrouve cette impression de vide et en même temps d’enfermement, on retrouve ce hiératisme des figures, mais elles ne sont plus lointaines, et la scène n’est plus ce halo qu’on voyait de la salle de Bayreuth, et elle ne nous semblait pas si pentue.
La salle de Bayreuth n’est pas l’Opéra de Lyon, et le rapport scène-salle n’a rien à voir.

À Lyon, les effets voulus par le metteur en scène Heiner Müller et le décorateur Erich Wonder (décors reconstruits par Kaspar Glarner), ne peuvent coïncider puisque la salle est à l’italienne avec fort rapport de proximité. Le travail de Müller joue sur l’éloignement, sur des figures entrevues, presque translucides : ainsi à Lyon voyons-nous au contraire les chanteurs très près, les petits gestes, les mouvements infimes, tout ce qu’on ne voyait pas ou presque pas à Bayreuth. Il faut donc se réhabituer et ne pas superposer les images.

La question de ce festival, celle de faire revivre des productions disparues (qui fera l’objet d’une réflexion dans ce blog) était au centre des regards divers sur ce Tristan und Isolde de Heiner Müller, qui a tant marqué les mémoires des spectateurs du Festival de Bayreuth. Car il y avait à la fois dans les discussions d’entracte ceux qui avaient vu le spectacle à Bayreuth, et ceux qui n’y étaient pas : le sens du défi de Serge Dorny était bien de proposer cette production à ces derniers, évidemment en majorité (écrasante) dans la salle de l’Opéra de Lyon. Il reste qu’un certain nombre de journalistes plus mûrs avaient le souvenir de Bayreuth, ce qui ne manque pas de perturber le regard critique sur le travail de Müller vu aujourd’hui.
C’est cette idée qui pervertit le regard. La production de Müller, conçue visuellement pour une salle en amphithéâtre à vision exclusivement frontale, avec un recul physique important de la majorité des spectateurs (aussi bien au parterre que dans les loges, balcon et galerie du Festspielhaus), ne répond pas de la même manière dans une salle aussi intime (1100 spectateurs) que celle de l’opéra de Lyon, avec ses visions latérales en grande hauteur, et son parterre réduit, rapproché, à la pendance légère quand Bayreuth a une pendance forte. Car là-aussi les choses diffèrent : alors que les dimensions de la scène en largeur et hauteur sont proches de celles de Bayreuth (même si la profondeur est très différente), la pendance de la salle de Bayreuth est forte et détermine des perspectives à corriger sur la scène (en modifiant la pendance de la scène) pour avoir l’effet de plat en vision du plateau.

Dernière remarque, la mémoire pouvait être aussi pervertie par la distribution de Bayreuth, étincelante (Waltraud Meier, Siegfried Jerusalem, Daniel Barenboim). Que ces noms soient liés à une vision, à un contexte, à des souvenirs émus, c’est évident. Mais comme les chanteurs ne peuvent plus chanter ces rôles et que Daniel Barenboim est sur d’autres projets, forcément la question de savoir comment d’autres prendraient le relais se posait.

La direction de Hartmut Haenchen n’a franchement rien à envier à celle d’autres chefs, aussi (sinon plus) prestigieux. Au niveau du concept, de l’approche, de l’effet produit, nous sommes aussi sur des sommets. C’est alors une affaire de goût, une « Geschmacksache » qui n’a rien à voir ni avec la production ni avec le rendu réel de l’œuvre. Enfin, l’insertion de nouveau chanteurs dans la production, avec le niveau pointilleux de la reconstitution à laquelle a procédé l’Opéra de Lyon, n’a pas été à mon avis problématique, c’est je le répète, la position relative du spectateur à Lyon qui peut faire penser que la direction d’acteurs et que le jeu sont différents. Mais les chanteurs se sont bien insérés dans l’exigence de Heiner Müller, retranscrite par son collaborateur de toujours Stephan Suschke à qui avaient déjà été confiées les reprises de la production à Bayreuth après la disparition de Heiner Müller en 1995.

Les regrets éternels ne peuvent faire office de critique : je suis moi-même traversé par les images de Bayreuth, et j’ai par ailleurs d’autres souvenirs tenaces qui pervertissent quelquefois mon jugement (Nilsson dans Elektra par exemple). Fallait-il laisser inviolée une production qui avait autant frappé, musicalement et scéniquement, au nom de l’œuvre d’art éphémère qu’on emporte avec soi dans les labyrinthes de sa mémoire ? C’est une discussion possible, mais le spectacle que nous avons vu à Lyon est aussi fascinant tout en étant autre. Pour moi la réponse est donc claire.
Ce qui marque dans cette production, c’est justement son caractère lointain et éthéré, une manière de reproposer le mythe sans rien qui soit anecdotique ou trivial. À peine un meuble (le fauteuil éculé sur lequel git Tristan au troisième acte), et pour le reste des signes. L’espace est clos, mais en même temps translucide et vaporeux, léger, avec des éclairages (l’immense Manfred Voss, repris ici par Ulrich Niepel) qui jouent sur de faibles, très faibles contrastes, et qui caressent la scène plutôt que l’éclairer, et des matériaux qu’on suppose très peu « matérialisés » justement (tissu, tulle) qui rappelleraient l’architecture japonaise. On a souvent interrogé Heiner Müller sur son rapport au travail de Wieland Wagner, dont il disait n’avoir vu que des photos, mais  ce rapport est bien ce qui ressort dans l’imaginaire du spectateur qui n’a pas vu les mises en scène bayreuthiennes de Wieland.
On avait le souvenir d’êtres tout aussi lointains, désincarnés, comme dans un univers déjà au-delà, comme dans ce deuxième acte nocturne où la lumière d’un bleu profond épouse et caresse une armée de cuirasses, témoins muets, rappelant un monde de chevalerie que la légende même de Tristan met à mal, dont la variation des éclairages montre quelquefois, émergeant, trois ou quatre cuirasses qui figureraient ces témoins tapis. La cuirasse, un objet particulièrement identifiable, qui pourrait renvoyer à quelque concrétude, est ici elle aussi désincarnée, abstraite : les personnages circulent dans cet univers d’une manière géométrique et semblent émerger d’un champ (cela m’a fait penser en revoyant la scène, au magnifique champ de coquelicots du Prince Igor vu par Tcherniakov) comme si ces cuirasses n’étaient plus que des traces d’un monde jadis végétal, mais aujourd’hui métallisé d’où toute nature s’est envolée. La puissance de l’image est telle que le souvenir qu’on en a de Bayreuth et ce qu’on en voit sont ici presque congruentes.
On avait oublié un premier acte dont les espaces de jeu sont délimités par des rais de lumière et des taches de couleur, par des espaces géométriques seulement tracés par la lumière comme si les personnages étaient enfermés, certes, mais par des lois, des règles indistinctes et impossibles à figurer. Cette fixité, la manière aussi dont les personnages se meuvent, la lumière pâle d’un soleil qui n’ose être franc contribue à cette ambiance étrange, qui rappelle quelque chose du théâtre Nô (les costumes sont d’ailleurs du japonais Yohji Yamamoto). Les personnages sont-ils d’ailleurs des personnages, tant le jeu des ombres et des lumières nous empêche de les toucher, tant les mouvements sont contraints et limités, tant tout charnel est absent de cette vision, qui pourtant est bouleversante, parce que dans cette fixité, tout mouvement prend un relief immédiat. L’apparition de Tristan à l’acte II, dans l’ombre, côté jardin, semble être une apparition en transparence, par la subtilité des éclairages, et peu à peu la silhouette se précise et entre dans le champ.

Daniel Kirch et Alejandro Marco-Buhrmester Acte III ©Stofleth

Le lever de rideau à l’acte III est un moment magnifique « comme avant »: le rideau se lève très lentement, sur un univers uniformément gris, au sol jonché de gravats, au point que le fauteuil où gît Tristan semble être un rocher. Le costume de Tristan et de Kurwenal, les mêmes, mais l’un noir (Kurwenal) l’autre gris (Tristan) se fondent avec l’ensemble. On avait le souvenir de cette scène terrible, et elle surgit de nouveau, telle quelle, dans sa misère qui repend à la gorge. On a du mal à identifier les costumes à première vue, et de loin à Bayreuth ils n’apparaissaient pas avec cette précision, ce sont des redingotes déchirées (avec gilet et chemise) qui furent des « habits », et qui ne sont plus que haillons de ce qui fut : constat d’une déchéance qui ferait presque surgir les deux personnages d’un univers à la Beckett. Entre l’image noble des cuirasses de l’acte II, image d’ordre, image rangée, référencée, colorée et les gravats universels du III, il y a toute la béance du malheur.
Seule l’apparition d’Isolde va changer cet univers au final, d’abord revêtue d’un lourd manteau gris – encore – dont elle va recouvrir le cadavre de Tristan, puis d’une robe grise aussi, pendant la bataille finale où elle reste d’une fixité statufiée, comme déjà abstraite. Pour la Liebestod, le décor prend des couleurs dorées (magnifique impression du mur qui discrètement passe du gris à l’or), et Isolde se débarrasse de sa robe terrestre pour ne garder que sa robe dorée et céleste, éclairée, cérémonielle, qui brille au loin, couleur d’un soleil qui accueille les morts chez les égyptiens ou les incas, couleur d’une transfiguration finale dont on gardera longtemps l’image. Un deuil qui entre de plain-pied dans le mythe.
C’est bien ces univers à la fois différents et unifiés par la forme et les matières utilisées, et surtout par des éclairages qui déterminent complètement une ambiance, par leur imprécision (comme la différence entre peinture au dessin et peinture à la couleur) qui donnent unité à l’ensemble. Alors, on rentre peu à peu dans cet univers, très inhabituel, et qui propose un spectacle autre par la nature différente des deux salles, et semblable parce qu’il prend le spectateur à la gorge, comme il le prenait à Bayreuth.
L’autre gageure était d’oser une autre distribution, tant celle de Bayreuth avait marqué, avait incarné cette production. Il fallait oser une autre Isolde que celle mythique de Waltraud Meier, un autre Tristan et oser un autre chef. À la luxuriance, la tension dramatique, la couleur de Daniel Barenboim, succède le hiératisme de Hartmut Haenchen. Hiératisme parce que Haenchen comme pour son Elektra travaille la partition, sans y ajouter des intentions, mais laissant la musique dire ce qu’elle a à dire, en n’accélérant jamais le tempo, en veillant à une très grande clarté de la lecture, où l’on constate une fois de plus le travail approfondi mené avec l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, qui sonne comme rarement on l’a entendu. Cette fois-ci dans la fosse, car contrairement à ce qu’on pense, point n’est besoin d’un orchestre géant pour Tristan, l’acoustique relativement sèche de la salle correspond trait pour trait à la direction musicale. Une direction qui ne laisse pas échapper une note ni un instrument, qui soigne le fil continu, sans exagérer jamais les aspects dramatiques, mais sans jamais rendre l’œuvre plate ou uniforme (si l’on peut rendre plat un Tristan). Par rapport à Parsifal, Haenchen a peu dirigé Tristan et d’une certaine manière son approche est encore neuve, elle est au moins autre, et sans doute pour mon goût plus convaincante que son Parsifal (aussi bien à Paris qu’à Bayreuth d’ailleurs), dès le premier accord, celui si fameux, les choses sont en place et on comprend que ce sera une grande chose. Peut-être le moment le plus réussi, celui qui est le plus lacérant aussi est le prélude du troisième acte, tout à fait extraordinaire. Une chose est sûre en tous cas, Hartmut Haenchen a réussi à mener l’orchestre de l’Opéra de Lyon à des sommets, aux cordes extraordinaires, avec un son très maîtrisé, sans scories aucunes, et une remarquable précision. Un orchestre cristallin, limpide, d’une clarté qui fait contraste avec l’univers indécis de la scène, cet univers où les personnages évoluent sans se regarder, marchent comme des automates (Tristan au premier acte), dans un espace vide où les formes font lumière, et d’où résonne d’un son franc, net, et d’où émergent les merveilles de la partition. C’est ce système de correspondance baudelairienne, où les couleurs et les sons se répondent chacun dans leur ordre, qui fascine, comme si l’un alimentait l’autre en une ténébreuse et profonde unité.
Très différent de l’approche de Kirill Petrenko dans cette même salle, avec un orchestre qui a magnifiquement progressé grâce au travail de Kazushi Ono, Hartmut Haenchen propose donc un Tristan complètement convaincant parce qu’une fois de plus jamais narcissique, jamais sirupeux, préférant le Bauhaus à l’univers du Palais Garnier et n’invitant jamais l’auditeur à se rouler dans les volutes sonores et moirés d’un Wagner bourgeois à la Thielemann. Et il en sort un Tristan d’une grandeur simple, d’une infinie tristesse et d’une infinie lumière.

 

On attendait aussi la distribution, qui proposait l’Isolde et le Roi Marke de 2011, Ann Petersen et Christof Fischesser, et une prise de rôle dans Tristan, celle de Daniel Kirch, ainsi que dans Brangäne chantée par Eve-Maud Hubeaux, jeune et valeureuse chanteuse française dont on entendra parler. Une distribution qui a montré qu’il est inutile d’afficher les gloires du moment pour faire un bon Tristan.
Annoncée souffrante, Ann Petersen a donné un exemple à suivre de chant maîtrisé, jamais pris en défaut même si çà et là on sentait que la voix n’était pas au mieux de sa forme, mais sans jamais rater un aigu ou faire défaut de projection ou de couleur. Les difficultés d’ailleurs ne se notaient pas aux aigus, clairs, bien projetés, maîtrisés, mais plutôt à la ductilité dans les parties centrales. Peu importe au fond, tant elle a su donner au personnage son poids, avec l’avantage, pour ceux qui avaient déjà vu le spectacle à Bayreuth, ou même en vidéo, d’avoir physiquement certaines ressemblances avec Waltraud Meier… On est surtout admiratif du travail sur le texte effectué avec le chef, qui donne à son interprétation une grande profondeur et une très grande expressivité. Dans une mise en scène où le corps s’exprime a minima, tout le poids doit être donné par le dire : et chaque nuance, chaque intention est donnée, chaque mot est sculpté, dans un chant jamais hurlé, jamais excessif. Nul doute qu’Ann Petersen, qui propose une interprétation plus élaborée et encore plus approfondie qu’il y a six ans avec Kirill Petrenko, peut être considérée parmi les Isolde qui comptent, plus dignes d’intérêt que celles de certaines stars plus en vue parce que plus appuyées sur la couleur et le texte que sur la puissance vocale.
La distribution telle qu’elle a été constituée est contrastée, et peut-être moins homogène que ce à quoi l’Opéra de Lyon nous a accoutumés. Le choix de Daniel Kirch comme Tristan (une prise de rôle) pouvait se justifier car c’est un chanteur qui fait une honorable carrière en Allemagne ; je l’avais vu dans Die Meistersinger von Nürnberg à Karlsruhe et sa prestation était convaincante. Mais Walther n’est pas Tristan.
D’abord, se préparant sans doute au redoutable troisième acte, il semble être un peu inhibé dans les deux premiers, avec une voix moins projetée, qui provoque un décalage avec la voix d’Ann Petersen notamment pendant le duo du deuxième acte, et surtout sans vraiment colorer, sans vraiment interpréter ni travailler sur le texte, souvent monocorde et inexpressif. Certes il chante, sans scories, mais sans personnalité, d’une manière très grisâtre et sans grande imagination, malgré un joli timbre et un grain vocal intéressant.
Au troisième acte, la voix est indiscutablement mieux projetée, mais le long texte reste dit de manière plutôt plate, sans vrais accents, et presque un peu ennuyeuse. Je le souligne à nouveau : il ne fait pas de faute de chant particulière, mais il propose un chant sans particularité ni caractère, et c’est évidemment problématique dans une mise en scène où le dire est si important.
De plus Daniel Kirch manque un peu de cette tenue scénique, qui exige une raideur qui marque l’Isolde d’Ann Petersen, et qui marquait aussi jadis l’attitude de Siegfried Jerusalem, presque statufié. Ainsi donc, même scéniquement, notamment au premier acte, il semble mal s’insérer dans l’ambiance voulue par la mise en scène, mal se conformer à cette rigidité qui doit être le caractère de ce début.
Magnifique surprise en revanche la Brangäne d’Eve-Maud Hubeaux, jeune mezzo française née à Genève, à la voix vibrante, magnifiquement projetée, au timbre plutôt clair (qui lui permettra de chanter Eboli la saison prochaine sur la scène de Lyon) qui paraît au premier acte un peu hésitante, mais qui prend de l’assurance dans un magnifique deuxième acte. Le texte est dit avec grande précision, le volume est réel, mais jamais exagéré. Tout cela est bien contrôlé. Une chanteuse qu’on va suivre avec beaucoup d’intérêt.
Le Marke de Christof Fischesser est remarquable, qui travaille le texte avec une grande finesse et une grande intelligence, dont la voix jeune donne au personnage une couleur inattendue sur toute la tessiture. La prestation est aussi bien du point de vue de l’interprétation et de l’expression que du point de vue strictement musical un modèle de contrôle et de raffinement. Il me semble aujourd’hui encore supérieur qu’à Lyon lors de la dernière production de Tristan en 2011, où il était déjà un Marke notable. Il a moins chanté Marke que d’autres rôles (on l’a vu notamment en Pogner à Munich dans les derniers Meistersinger), mais nul doute qu’il va vite devenir un Marke de référence.
Alejandro Marco-Buhrmester, le Günther de Castorf, annoncé aussi souffrant, était Kurwenal. Certes, la voix n’avait peut-être pas face à l’orchestre la projection habituelle et l’artiste s’est un peu ménagé. Il reste que là où peut-être la force manquait – et encore-, l’intelligence du chant a suppléé car ce Kurwenal était très attentif à chaque mot : il faut saluer l’expressivité, notamment pendant le magnifique troisième acte où il est presque un double de Tristan, dans le même costume en haillons, partageant avec lui la misère et l’attente. La question du double qui se pose au troisième acte était d’ailleurs aussi centrale au premier acte, où à Brangäne/Isolde au premier plan, répondait dans l’ombre au fond de la scène Kurwenal/Tristan, aux attitudes similaires, accroupis au fond dos à dos tels un groupe sculpté d’une statuaire antiquisante. Alejandro Marco-Buhrmester est un artiste remarquable, doué d’une voix au timbre chaud, d’une émission impeccable et faisant toujours preuve d’un souci notable de la couleur. Malgré le refroidissement, la prestation fut à la hauteur de l’enjeu.
Thomas Piffka était Melot ; très souvent dans les distributions, le rôle est un peu sacrifié : c’est le méchant, le traître et il intervient au total de manière très limitée. Mais on sait que quelquefois ce type de rôle peut déparer une distribution par ailleurs construite et soignée. C’est ici ce qui se passe, où ce Melot à la voix grinçante, à la limite de la justesse, aux attaques hasardeuses et à l’expressivité inexistante gâche un peu l’ensemble par des interventions décalées (deuxième acte !). Autant la veille dans Aegisth cela pouvait passer, car Aegisth est un rôle de caractère auquel on peut donner une couleur vraiment caricaturale, autant dans Melot cela ne passe pas et on a vu la différence quand un Melot est vraiment bon (au TCE et à Rome par exemple, la saison dernière avec le Melot de Andrew Rees). En revanche, rien à redire des « petits » rôles, Patrick Grahl (ein Hirt, ein junger Seeman) et Paolo Stupenengo (qui appartient au chœur) dans le Steuermann.

Il reste qu’en dépit de quelques problèmes de distribution, tant le rendu de l’orchestre que la force de la production font de ce Tristan un très grand moment d’opéra avant que de nostalgie, et que l’opération, difficile est une réussite à porter au crédit de la magnifique idée de ce Festival.[wpsr_facebook]

Liebestod ©Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: FESTIVAL “MÉMOIRES” – ELEKTRA, de Richard STRAUSS le 17 MARS 2017 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN; Ms en scène: Ruth BERGHAUS)

©Stofleth

Voir aussi la critique de David Verdier dans Wanderer

Après un magnifique Couronnement de Poppée de Klaus Michael Grüber, voilà la stupéfiante Elektra de Ruth Berghaus, je mets en avant les metteurs en scène et non les compositeurs, parce que la force de l’idée de ce festival « Mémoires », c’est la célébration de la mise en scène comme révélation d’une œuvre.   En sortant de l’Elektra triomphale de Lyon, qui faisait renaître un spectacle né en 1984 à Dresde, aux temps de la DDR – é!ément déterminant – et disparu en 2009 en pleine santé, même si la production jouée près de 80 fois avait fait son temps à la Semperoper, se confirme l’idée qu’il y a des mises en scène qui sont des œuvres dont la puissance jamais ne s’éteint. Nous avons la chance avec Elektra d’être devant un opéra rarement médiocre musicalement, un peu plus souvent scéniquement.

Ce que nous montre Berghaus, c’est le Regietheater, dans sa grandeur brechtienne, avec son effet immédiat sur le public, y compris physique, et ce que nous montre le spectacle dans son ensemble, confié musicalement à Hartmut Haenchen qui créa la production à Dresde, c’est que le travail conjoint metteur en scène-chef d’orchestre, lorsqu’il est profondément lié à une construction conceptuelle partagée, aboutit au chef d’œuvre. On m’accusera sans doute de superlatifs inutiles et répétitifs, mais le spectacle que nous avons vu à Lyon dépasse tout ce que nous avons vu récemment en matière d’Elektra, et que le travail musico-scénique effectué place cette production (de 1984) au-delà de ce qui s’est fait depuis, y compris ce qui s’est fait de meilleur.

La direction de Hartmut Haenchen se place dans la lignée des Böhm, des Barenboim, des Abbado, nous sommes à un très haut niveau, fait de rigueur et de simplicité : on joue les notes, des notes qui se suffisent à elles-mêmes et qui ne sont pas surjouées : apparaît alors l’extraordinaire construction de la composition straussienne, sa subtilité, ses moments retenus, son lyrisme, son extrême raffinement : et l’orchestre de l’Opéra de Lyon a été mené au sommet par ce chef à la rigueur bien connue et à la disponibilité infinie envers les musiciens. Et on voyait le chef, au geste épuré, mobile mais pas trop, et en tous cas jamais spectaculaire, qui était l’autre personnage de l’œuvre, parce que la mise en scène de Berghaus fait de l’orchestre un personnage, un ensemble d’acteurs dans un dispositif de théâtre sur le théâtre, dans un dialogue visible avec les chanteurs, dont les modulations épousent celles de l’orchestre, qui jamais ne les couvre, dans un dispositif où, sur scène, chacun doit veiller à contrôler le volume. Les chanteurs la plupart du temps perchés sur le décor-plongeoir de Hans Dieter Schaal devaient à la fois jeter un œil sur le chef, plus bas, chanter vers la salle, et jouer dans un espace de quelques mètres carrés.

On aurait pu croire que le volume de l’orchestre aurait couvert et tout emporté comme un tsunami sonore : il n’en est rien et ce n’est pas là la moindre surprise que de voir l’énorme phalange réussir à maîtriser les volumes : on sait que c’est l’impossibilité de mettre tout l’orchestre en fosse à Dresde qui est à l’origine du dispositif scénique, et que sa reprise à Lyon a été suggérée par Hartmut Haenchen parce que la fosse de Lyon ne peut accueillir non plus Elektra en fosse. Le chef réussit à jouer sur les contrastes sonores, et sur le contrôle du son jusqu’au presque rien et à l’ineffable en ne faisant que ce qui est écrit, sans jamais chercher l’effet. L’orchestre de l’Opéra de Lyon dans cette production n’a rien à envier à d’autres phalanges plus prestigieuses, ou médiatiquement plus favorisées. C’est un travail de joaillerie époustouflante qu’a effectué Hartmut Haenchen, et en même temps un travail d’une rare « objectivité », quelque chose de la Neue Sachlichkeit de la fin des années vingt (encore les années Brecht), une entreprise qui projette l’œuvre de Strauss dans son futur et puisque Haenchen lui-même déclare qu’Elektra est l’irruption e Strauss dans la musique contemporaine : nous sommes aux antipodes d’une direction narcissique, qui ferait du son pour le son, qui nous montrerait le chef au miroir de son ego. Il y a là les notes, dans leur sécheresse et jamais sèches, prodigieusement tendues, et il y a là volonté de ne rien « surfaire », et tout aboutit à une multiplication de la tension, un peu comme le chef Hermann Scherchen mettait les salles à genoux par un Boléro de Ravel métronomique et sans autre effet que l’exécution des notes dans leur agencement sans jamais accélérer les tempi ou le volume. Haenchen impose une Elektra autosuffisante, dans un dispositif scénique où les musiciens deviennent des profils d’une œuvre et non des outils pour l’œuvre.

© Stofleth

Le dispositif scénique donne la première place à l’orchestre, masse imposante à vue qui s’interpose entre le spectateur et les chanteurs qui émergent de la mer des instruments: les rares fois où les chanteurs chantent au bas du décor ils sont derrière l’orchestre et deviennent des ombres dont le chant est étouffé par la masse, voire disparaissent dans l’anonymat de l’orchestre, et là aussi, le jeu scène-orchestre est impressionnant. C’est bien cette articulation entre le dispositif scénique et ses exigences en arrière-plan, devant un cyclorama, avec l’orchestre au premier plan, qui produit un effet inattendu, et sans doute voulu celui d’un orchestre accompagnant un film muet.. Le cyclo derrière le décor, le jeu des ombres, les mouvements et les gestes même des chanteurs (Clytemnestre !) rappellent en effet les films expressionnistes muets (un comble dans une œuvre à l’énorme volume sonore): le monde même qui a vu naître la vocation de Bertolt Brecht.
Car le travail de Ruth Berghaus, reconstitué par Katharina Lang (Staatsoper Berlin), est un travail multipolaire, qui s’intéresse à l’histoire d’Elektra, qui s’interroge sur le sens du mythe, en 1984 en République Démocratique Allemande, dans une Allemagne encore séparée en deux, où les créateurs de l’Est commencent à travailler (ou émigrer) à l’Ouest.
Berghaus a fait quatre Elektra : à la Staatsoper de Berlin (appelée alors Deutsche Staatsoper) en 1971, puis à Mannheim en 1980. A Dresde en 1984, le théâtre de l’Est au plus grand prestige qui avait vu naître l’Elektra de Strauss accueille celle est alors l’une des stars de la mise en scène, déjà accueillie à l’ouest et toujours contestée, qui a dirigé le Berliner Ensemble à la mort d’Hélène Weigel en 1971, et qui depuis 1980 travaille aussi à l’ouest, puisqu’elle n’a plus de charges officielles en DDR. C’est Ruth Berghaus qui commence à mettre en scène les textes de cet autre auteur de la DDR qu’est Heiner Müller. En 1984, elle s’intéresse désormais uniquement à l’opéra, elle qui fut d’abord chorégraphe, puis metteur en scène de théâtre. Elle fera une dernière Elektra à Zürich en 1991.

Mais la production de Dresde reste sans doute la plus marquante, à cause de la solution scénique globale qu’elle adopte avec Hans Dieter Schaal, le décorateur qui va travailler avec elle sur une dizaine de productions, une solution originale et impressionnante, percher les chanteurs sur un plongeoir en béton, mettre l’orchestre en dessous comme une « mer musicale », un plongeoir qui est en même temps une sorte de tour de guet où veille jalousement une Elektra chienne de garde dont c’est le domaine.
Quand le rideau se lèvre, très lentement, et fait découvrir les pieds, puis les jambes des musiciens assis, puis l’orchestre dans son ensemble puis le plongeoir sur toute la hauteur de scène (de fait les surtitres sont latéraux), l’image est déjà impressionnante en soi, puis saisissante lorsqu’on voit les servantes chassant les mouches d’un lieu encore malgré le temps passé baigné des remugles sanglants du meurtre d’Agamemnon : ce plongeoir, c’est le lieu de l’assassinat. On sait en effet qu’Agamemnon est tué dans son bain. Et du bain au plongeoir, il n’y a qu’une logique brechtienne à interpeller. La construction de béton est abandonnée, avec son armée de servantes qui chassent les mouches d’un espace, devenu tombeau abandonné, le Tatort, lieu du crime auquel Elektra s’accroche et qu’elle protège, installée et attachée par des cordes, comme un chien, et réfugiée dans le coin droit, seul endroit sans rambarde, où le béton est brisé dont on imagine bien que c’est là que le crime a eu lieu. Cet appendice de béton donnant sur le vide, c’est son espace, elle y monte et elle s’y couche, comme le chien sur la tombe de son maître, c’est ainsi couchée, regardant sa mère Clytemnestre perchée en haut du décor que débutera leur dialogue.

©Stofleth

Lorsque les servantes dans la première scène l’évoquent sans aménité, elle erre entre elles, presque l’une d’elles, en robe grise, pendant que le spectateur observe en haut à gauche une silhouette qu’on pourrait croire prête à intervenir, qui est une représentation d’Elektra, une statue acrotère d’un temple, accrochée en position d’amazone, comme si elle était en fuite. Cette image fixe accentue le sens désespéré de l’histoire : elle évolue au premier niveau, sur une plateforme de quelques mètres carrés qu’elle ne peut parcourir puisqu’elle est attachée ;mais au deuxième niveau, il y a une sorte de vigie centrale et cette image d’Elektra fuyant, fixe un mouvement immobile, celui d’Elektra, l’héroïne impuissante qui fait tout faire par les autres (Oreste, Chrysothémis).
Peu d’outils, aucun élément anecdotique, mais seulement du symbolique : Clytemnestre aux cheveux roux, vaguement sorcière avec son long sceptre-bâton qu’elle va ficher dans la niche centrale du décor, en réalité le sceptre d’Agamemnon, rappelant ainsi le rêve que Chrysothémis raconte à sa sœur  dans la tragédie de Sophocle : On dit que Clytemnestre aurait vu notre père à nous deux reparaître devant elle et qu’il aurait planté dans notre foyer le sceptre qu’il portait jadis, avant qu’Égisthe le lui eût pris. De ce sceptre alors aurait jailli une jeune pousse capable de couvrir à elle seule de son ombre toute la terre de Mycènes. Tel est le récit que je tiens d’un homme qui se trouvait là lorsqu’elle exposait son rêve au Soleil. (Le récit existe aussi chez Euripide).

Ce geste spectaculaire de Clytemnestre, qui plante le sceptre dans la niche, intervient juste avant qu’elle ne descende de sa vigie pour entamer son monologue Ich habe keine gute Nächte. Ce geste va faire de ce long sceptre le regard d’Agamemnon sur toute l’œuvre, qui s’éclairera une fois le double meurtre accompli. Autre détail : la hache qu’Elektra cherche est figurée par une pièce de bois rectangulaire, rouge comme le sang, comme le couvercle ensanglanté d’une cache.
Quand Oreste arrive il est vêtu dans le même gris que sa sœur, dans la fraternité terrible unie dans la vengeance et dans le sang..
Nous sommes dans un univers symbolique, distancié, un univers vaguement effrayant avec ses ombres portées, avec ses éclairages (magnifiques) de Ulrich Niepel, très mobiles qui changent de couleur, qui sont tour à tour crus ou chauds, et qui rendent le spectacle fascinant, comme la coloration écarlate du cyclo à la fin, quand le sang de nouveau a coulé dans le palais d’Agamemnon et que tout est accompli.
Mais nous sommes aussi dans un univers où tout obéit au livret de Hofmannsthal, sans aucune initiative qui en transformerait le sens. La scène initiale des servantes, dont la conversation porte sur Elektra, clairement comparée soit à un chat sauvage au début puis à la fin comme une chienne, se termine par une sorte de rituel où deux servantes lui enfilent un manteau-camisole, qui dissimule son corps et ses mains, c’est ce manteau qui est attaché, comme si enfiler le manteau lui donnait après la scène des servantes, le rôle théâtral qu’elle doit jouer et qu’on veut qu’elle joue, comme si Elektra jouait un rituel au quotidien, entrait en scène au quotidien pour jouer son rôle de chienne attachée à sa niche-tombeau, comme si seule l’animalité pouvait la qualifier. D’ailleurs, dès qu’Oreste a accompli ce qu’il doit, elle se libère et abandonne son manteau. Cette ritualisation renvoie Elektra et l’ensemble des Atrides à une composition huilée où les costumes (de Marie-Luise Strandt) fixent les fonctions : Elektra et Oreste en gris, de ce gris même du cyclo, Chrysothémis en jaune (chryso…en or), et Clytemnestre en rouge, mais d’un rouge jamais éclatant, couleur de sang séché, avec cette longue étole dont Elektra va s’envelopper, comme si elle s’enveloppait dule sang paternel . On reconnaît bien là l’approche déictique et didactique chère à Brecht.

©Stofleth

Autre élément de fidélité à Hofmannsthal, le rire de Clytemnestre à la fin de l’entrevue avec Elektra est l’un des plus longs et des plus spectaculaires qu’on ait entendus (Et Lioba Braun s’en donne à cœur joie), mais nous sommes aussi dans un univers où Elektra se donne toujours à voir, perchée au-dessus du volcan ou de l’océan sonore comme rappel de l’inexorable. Dernier élément hautement symbolique, qui apparaît à la scène finale, pendant qu’Elektra meurt enveloppée du manteau d’Egisthe, Oreste et Chrysothémis guettent quelque chose au loin, comme si le drame qui venait d’exploser en son moment paroxystique annonçait une suite, comme si alors ce plongeoir qui était mémoire et exclusivement mémoire devenait cette tour de guet où l’on guette un futur qui ne vient pas (à la manière du Rivage des Syrtes, de Julien Gracq), subtil moyen pour Berghaus de souligner la période, l’avenir incertain des républiques du bloc oriental, et l’attente anxieuse de la suite (nous sommes cinq ans avant la chute du mur). Oreste ne cessera de guetter de haut en bas du décor, avant de disparaître, guetteur vain d’un monde incertain.
Comme on le voit, comme sur ce plongeoir il y a plusieurs étages et plusieurs niveaux, il y a plusieurs éléments qui s’imbriquent. De la libération mortifère d’Elektra à une libération aux contours incertains, qu’on attend et qu’on ne voit pas venir.
J’ai d’abord voulu évoquer la performance époustouflante de l’orchestre, puis la mise en scène, parce que l’orchestre en scène devient le foyer sur lequel se concentrent les regards et le fonctionnement du spectacle : ce spectacle prodigieux exige une direction aussi austère que le dispositif scénique, sans volutes, une direction qui sans jamais être plate ou sans âme, vibre de la seule force d’une musique déchainée qui quasiment fait naître ou surgir le drame sans jamais seulement l’accompagner. Tel est le travail de Haenchen.

Scène finale©Stofleth

A ce couple chef-mise en scène répond l’engagement d’une distribution vraiment exceptionnelle par son intelligence : dans une œuvre où on a souvent l’impression qu’il suffit de voix énormes pour que tout passe, c’est l’inverse qui se produit, tout passe parce que les voix d’abord chantent et souvent subtilement.
C’est bien là la surprise de la soirée. On s’attendait à un ouragan sonore, et on a le son, sans l’ouragan. Une prosopopée du son qui se dresse devant nous et qui nous fascine, nous implique totalement, tant le texte, tant les subtilités de la partition nous atteignent en direct, droit au but. Ce travail sur le texte, c’est évidemment la direction musicale qui le détermine, parce qu’elle veille avec rigueur et précision pointilliste à ce que les chanteurs ne soient jamais couverts, malgré l’écran orchestral au premier plan. Bien sûr, la position élevée des chanteurs le permet, mais l’impression qui ressort est bien un travail de projection particulièrement élaboré.
Déjà, les servantes, qui bougent de haut en bas, s’entendent chacune avec un timbre et un volume particulier, et la cinquième servante, la plus jeune et la seule qui défende l’héroïne, avec un regard qui rappelle celui de Kundry vers Parsifal « Ich will die Füße ihr salben und mit meinem Haar sie trocknen », est d’ailleurs très crânement chanté par Marianne Croux. Voix claire, haute, magnifiquement projetée du haut même où Elektra veille habituellement.
Les rôles de complément, le précepteur d’Oreste (Bernd Hofmann), jeune et vieux serviteur (respectivement Patrick Grahl et Paul Henry Vila) s’insèrent de manière fluide dans le flot sonore et toutes les servantes, dans ce chœur très diversifié soit dans l’expression soit dans le volume n’appellent aucune remarque. Thomas Piffka dans Egisthe a la voix un peu abîmée qui convient, mais on y aimerait pour ces courtes interventions plus de caractère et plus de manière, on aimerait un chant grinçant, on a un chant sans âme. L’Oreste de Thomas Fischesser est remarquable : son timbre clair et chaud, à la couleur juvénile, la projection impeccable, la diction et l’articulation exemplaires font de son intervention et notamment son duo avec Elektra un moment clé, tant les deux voix se répondent, entre l’urgence (Elektra) de l’une et l’étrange sérénité de l’autre. On se souviendra aussi longtemps de la manière lente dont il s’éloigne, traversant comme suspendu et étranger les transes des deux sœurs et l’agitation des servantes et de l’orchestre déchainé, et disparaissant lentement tantôt dans la lumière et tantôt dans l’ombre, en guettant on ne sait quoi dans une fixité hallucinée.

©Stofleth

La Clytemnestre de Lioba Braun secoue aussi le spectateur, d’abord par ses cris bestiaux au moment où Oreste la frappe, mais aussi par son rire convulsif à la fin de la scène avec Elektra : elle a su rendre parfaitement l’errance du personnage entre humanité et bestialité, entre tension angoissée et recherche désespérée d’apaisement. Lioba Braun est une vieille connaissance de la scène allemande, une de ses artistes qui n’a jamais été de premier plan, même si elle a chanté un peu partout les grands rôles du répertoire, dont Brangäne dans production Heiner Müller/Barenboim à Bayreuth, mais toujours solide, toujours sans reproche, incarnant toujours de manière intéressante les personnages (je me souviens d’une Kundry frappante). Elle a d’ailleurs dans Clytemnestre la sauvagerie et la douleur d’une Kundry vieillissante : elle sculpte chaque mot, distille chaque expression, et utilise une voix « qui fut » mais qui n’est plus tout à fait, de la manière merveilleuse et prodigieuse des grandes dames du chant dont la technique et l’intelligence supplée aux inévitables problèmes d’usure. Son spectre vocal, qui va du contralto au soprano (Kundry, Brangäne, Eboli, Marschallin et même Isolde), lui permet des ruptures de ton, des changements de registres brutaux, une expressivité audacieuse qu’on n’entend pas toujours dans ce rôle. Elle la joue expressionniste : une artiste à la Edvard Munch. Impressionnante.
Katrin Kapplusch, en troupe à Essen, chante les sopranos dramatiques, de Lady Macbeth à Turandot, de Tosca à Rusalka. Elle campe une intense Chrysothemis, particulièrement à l’aigu qu’elle soutient avec force et grande justesse de ton.
Il lui manque peut-être un peu d’homogénéité dans la voix, notamment les centres et les passages, pas toujours bien négociés, mais l’engagement et la présence sont tels, les aigus (dans la scène finale) sont tellement bien projetés et épanouis qu’on oublie les quelques menus problèmes techniques de ligne de chant. C’est l’intensité qu’on retient, et la présence et aussi l’émotion.

©Stofleth

J’ai suffisamment dans ce blog émis des réserves sur Elena Pankratova, à qui je reprochais un chant puissant, au volume immense, mais sans subtilité ni autre intérêt que le volume, pour saluer aujourd’hui sans réserve une performance exceptionnelle. D’abord, elle a le physique exact de Birgit Nilsson ce qui dans le rôle campe un profil ! Elle n’en a pas la voix, mais elle en a la présence.
Ce qui surprend, c’est que là où l’on s’attendait à du volume, on a une incroyable variété de tons, d’approches, d’expressions. Le travail avec le chef sur le texte, la manière dont l’orchestre soutient, fait que jamais on a entendu Pankratova aussi fragile d’une certaine manière, aussi contrastée, aussi colorée. Son Elektra a une sorte de grandeur tragique dans sa fixation obsessionnelle, dans son rôle de chienne enchaînée, et en même temps dans son extrême fragilité, qu’elle sait rendre dans sa voix que j’ai rarement entendue aussi diversifiée dans l’expression. Si les aigus sont bien là, mais pas aussi puissants qu’on pourrait penser, il y a surtout tout le reste et c’est le reste qui est passionnant. Elle est tour à tour butée, émouvante, terrible, bourreau et victime. On a entendu de très grandes Elektra à commencer par Herlitzius, ou Polaski, ou Behrens et bien sûr Nilsson ; Elena Pankratova se place dans cette lignée : c’est une très grande performance qu’elle a offerte au public lyonnais.

Au sortir de ce spectacle, on ne peut que souligner l’extraordinaire travail d’une Berghaus visionnaire, qui projette à la face du spectateur une complexité qui n’a d’écho que dans la complexité sonore illustrée par la direction musicale, dans un système allégorique qui révèle en même temps la puissance du mythe, qui ne cesse de renaître, quels que soient les temps. Ces gens qui guettent angoissés le futur forcément noir d’un monde tragique, c’étaient les habitants de la DDR en 1984, et aujourd’hui, c’est évidemment nous, au bord du plongeoir d’où nous risquons de chuter. [wpsr_facebook]

 

VICHY: RÊVE D’OPÉRA POUR OPÉRA DE RÊVE

Lire en lien la critique de l’Incoronazione di Poppea sur Wanderer

L’occasion fait le larron. J’ai eu le plaisir d’assister le 7 mars dernier à la représentation de L’incoronazione di Poppea  de Claudio Monteverdi , dans la production désormais historique de Klaus Michael Grüber prévue dans le cadre du festival  annuel  de l’Opéra de Lyon. Marquant la première année de la nouvelle « grande région » Auvergne-Rhône-Alpes, Serge Dorny a organisé avec l’Opéra de Vichy une série de trois représentations, voulant ainsi affirmer le rôle régional de l’Opéra de Lyon.
Cette salle, dont j’avais entendu parler mais qui m’était inconnue a été récemment restaurée. C’est un bijou Art Nouveau qui constitue  un cadre somptueux pour les représentations d’opéra, avec des espaces majestueux et une décoration splendide, mordorée qui tourne le dos au rouge obsessionnel des théâtres. Elle peut accueillir 1450 spectateurs environ, c’est-à-dire à peu près la jauge de l’Opéra-Comique de Paris, et plus que Lyon (1100 places) .
Evidemment, sa construction au début du siècle (1903) correspond à un âge d’or du thermalisme à Vichy qui se termine aux années 1940 où la salle sert à l’assemblée nationale qui donne les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, ouvrant les pages parmi les plus noires (ou brunes) de notre histoire. Il reste que pendant la première moitié du siècle, l’opéra de Vichy est une des salles les plus actives de France pour les représentations d’opéra.
Aujourd’hui de cet âge d’or il reste peu de choses, sinon cette salle qui est un véritable joyau, et qui mériterait sans doute une réhabilitation artistique, comme la réhabilitation architecturale qui l’a rendue à sa splendeur.
Car cette situation est bien la conséquence du déclin lent et presque inexorable d’une ville marquée désormais par l’histoire, et par le statut étrange du thermalisme en France. Là où en Europe centrale les villes thermales sont l’objet de restaurations architecturales (voir Marienske Lazne -Marienbad -ou Karlovy Vary – Karlsbad – en république Tchèque) et d’une politique touristique assez agressive, là où en Allemagne et en Autriche le thermalisme est une grande tradition, la situation française est plus contrastée : à Aix en Provence par exemple, ville thermale millénaire, il n’y a plus de thermalisme. Vichy n’en est pas là, mais son opéra est une métaphore de la ville, avec ses splendeurs architecturales, témoignage irremplaçable d’une époque (Napoléon III) avec ses villas, ses immeubles caprices de millionnaires (en Francs Or), et un étrange parfum de suranné dont on ne sait pas trop quoi faire. La plupart des palaces ont été transformés en appartements, et les choix touristiques semblent flous. On y oublie en tous cas que la culture est aussi un vecteur économique important (ce qu’Aix en Provence n’a pas oublié avec son Festival annuel), mais pas seulement. La culture peut divertir les curistes, mais drainer aussi un tourisme différent. L’avènement de la région Auvergne Rhône-Alpes pourrait en être l’occasion.
Je suis perplexe par des choix  qui semblent avoir définitivement acté une situation sans doute obérée par le manque de moyens. À ce titre la direction de l’Opéra de Vichy propose quand même une saison faite de rencontres musicales diverses, récitals, soirées musicales, opéra avec des forces locales ou régionales d’excellence comme l’Orchestre d’Auvergne, mais cela me semble timide.

Je pense en fait que la salle pourrait être le lieu non d’une” programmation” mais de “projets”. Si les idées sont bonnes, et ouvertes, on peut sans doute attirer des financeurs, et en finir avec  une image tiraillée entre Napoléon III et Pétain pour faire de Vichy un centre d’intérêt culturel, et pas seulement thermal.
Parce que le lieu m’a fasciné, j’ai un peu médité sur ce théâtre pour ses potentialités : c’est clair, on ne fera pas de Vichy à court terme un opéra au quotidien, ni même une salle offrant une saison comparable à celle d’autres opéras en région ou à ce que Vichy offrait dans les années vingt, mais pas si loin il y a Dijon, une salle qui pendant longtemps fut le siège de l’opéra de papa et grand-papa, exactement ce-qu’il-ne fallait-pas faire et qui grâce à une programmation intelligente et hardie dans les dernières années a réussi à drainer un public plus jeune et plus diversifié. Vichy, environ 25000 habitants, n’est pas Dijon, mais proche de Clermont Ferrand (et reliée par autoroute) elle peut servir un bassin potentiel important. A la faveur de la Grande région on pourrait aussi penser à un réseau Vichy-Saint Etienne sur le modèle de l’opéra du Rhin, voire en lien avec le Festival de la Chaise-Dieu qui reste un grand festival de l’Auvergne et bien sûr avec le Centre National du Costume de scène de Moulins, autre joyau, qui d’ailleurs collabore déjà avec l’Opéra de Vichy: une nouvelle organisation qui pourrait peut-être pousser aussi la scène lyrique de Saint Etienne à sortir de sa gentille médiocrité. Je n’ose penser à une gestion liée à l’opéra de Lyon qui deviendrait alors un authentique opéra régional avec des résonances réelles en région. Cela supposerait bien sûr d’autres budgets et surtout des politiques dynamiques et pas étroites, avec une réflexion sur de nouvelles organisations musicales car le plan Landowski a peut-être fait son temps.
On peut aussi évoquer l’idée d’une académie, à l’instar de celle d’Aix en Provence, née avec Stéphane Lissner, qui pourrait susciter des émules. Il me semble qu’entre les conservatoires, et les structures qui travaillent pour les jeunes  comme le Studio de l’Opéra de Lyon (c’est lui qui présente L’Incoronazione di Poppea) l’Atelier Lyrique de Tourcoing, voire celui de l’Opéra de Paris, ou d’autres on pourrait faire de Vichy un lieu où les différentes productions de jeunes (par exemple les productions de Paris qui sont présentées à l’Amphithéâtre) soient présentées au cours de rencontres lyriques: je ne pense pas que les coûts en seraient énormes, mais au moins, on aurait à Vichy, dans une structure ad hoc, des spectacles qui honoreraient cette salle, et les artistes jeunes qui profiteraient de ce cadre magnifique et de l’agrément de la ville..
Continuons à rêver…Il y aurait là de quoi faire une saison musicale d’été ou non, avec un orchestre de jeunes en résidence, des artistes qui aiment transmettre, et un vrai projet annuel. Ainsi pourrait-on dans ce cadre, en utilisant l’opéra et d ‘autres espaces:

  • Proposer quelques concerts symphoniques
  • Proposer quelques concerts de musique de chambre ou récitals
  • Proposer une production d’opéra préparée en académie

Les fonds pourraient aussi être trouvés du côté de l’Europe (Fonds social Européen) et avec une bonne communication, on pourrait construire un projet authentiquement international multi-métiers de la musique, qui n’existe absolument pas en France où visiblement chacun préfère travailler de son côté et pour certains vivoter. Entre la rencontre des ateliers lyriques et une académie d’été ou de printemps, il y a déjà de quoi  gamberger.
Si des projets similaires étaient lancés autour du théâtre et/ou de la danse, voyez quelle activité pourrait développer Vichy et quelle attraction culturelle ce théâtre et cette ville pourraient constituer par des projets structurés autour de jeunes artistes du spectacle vivant : que pareil outil et pareil lieu ne soient pas investis par un grand projet culturel  me laisse dubitatif sur l’ambition des édiles locaux voire régionaux.
À l’occasion de la naissance de cette grande région Auvergne-Rhône-Alpes, immense force économique et incroyable réservoir culturel, il faut penser liens, collaborations, partenariats, projets communs et non rivalités clochemerlesques stérilisantes. Il faut surtout penser la culture comme investissement et non comme dépense.
Mais je rêve sans doute : les débats actuels ne considèrent pas la culture comme un vecteur réel, économique et  social, ni comme enjeu : on préfère se perdre dans les incantations ou des débats nombrilistes et stériles. Je préfère quant à moi être optimiste (et pas utopique car ce que je viens d’évoquer n’a rien d’utopique) et Vichy m’a fait rêver…
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© Christophe Morlat

IN MEMORIAM ALBERTO ZEDDA (1928-2017)

Alberto Zedda (1028-2017) © ANSA

Le 13 novembre dernier, Alberto Zedda dirigeait Ermione de Rossini à l’Opéra de Lyon et deux jours après au Théâtre des Champs Elysées, ce furent ses dernières apparitions françaises. Je l’avais vu diriger l’an dernier Armida (celle de Rossini évidemment) à l’opéra de Gand. Un petit homme à l’œil pétillant et vif, affable, de cette bonhommie qui est celle de sa région d’adoption, les Marche, dont la ville de Pesaro qui l’a vu mourir est l’un des principaux centres. Milanais, il a étudié au conservatoire de la ville, et sa réputation vient de son travail de musicologue, indissolublement lié à Gioachino Rossini, bien qu’il ait aussi travaillé sur d’autres compositeurs. Comme musicologue, son nom est aussi attaché aux premières éditions critiques de Rossini, dont celle du Barbiere di Siviglia qu’Abbado dirigea le premier à la Scala en 1969. A son nom est souvent associé celui de l’américain Philip Gossett, mais ce dernier s’est éloigné de la fondation Rossini et de Ricordi pour travailler avec Bärenreiter.

Alberto Zedda a été consultant, puis directeur artistique du Festival de Pesaro jusqu’à 2015 : il éditait les partitions et souvent ensuite les dirigeait à Pesaro. Il a été aussi consultant de divers centres de perfectionnement pour jeunes chanteurs, notamment à Valencia (Espagne), et dirigeait un peu partout Rossini, et notamment ce Rossini qu’on connaît moins, le Rossini serio.
Pesaro, c’était le lieu de sa seconde naissance, le lieu qu’il a pu suivre depuis sa création, un lieu original en Italie, qui n’a pas son équivalent dans le monde ; on l’appelle de Bayreuth rossinien parce qu’à Pesaro on joue exclusivement Rossini, comme à Bayreuth Wagner. Mais il y a une chaîne « du producteur au consommateur » à Pesaro qui n’existe pas à Bayreuth. Le projet de Pesaro est lié d’abord au travail critique et philologique effectué par la Fondation Rossini en lien avec l’éditeur Ricordi, qui a suscité ensuite le Festival en 1980 pour la représentation des œuvres qu’on venait d’éditer, mais en même temps le projet pédagogique du Festival, en étroit lien avec le territoire des Marche (Conservatoires, Universités, et notamment Urbino voisine) et surtout l’Accademia Rossiniana, cycle  de formation annuel de jeunes chanteurs au style et à la dramaturgie rossiniennes où nombre de vedettes d’aujourd’hui se sont fait les dents et la voix. Alberto Zedda en était le directeur depuis sa création en 1981. C’était un pédagogue du chant, un spécialiste de l’ornementation rossinienne qui savait travailler avec les jeunes. D’une grande gentillesse, mais aussi d’une grande exigence, il avait su donner à Pesaro (Fondation, Accademia, Festival) cette réputation de rigueur et de cohérence qui en a assuré et la gloire et la pérennité.

Plus discuté par la critique comme chef d’orchestre, personne ne lui discutait en revanche la connaissance profonde des partitions, mais il a su travailler très tôt avec Claudio Abbado qui a assuré la direction et la diffusion des grands opéras bouffes de Rossini de 1969 à 1990 environ,  tous (Barbiere, Cenerentola, Italiana in Algeri, Viaggio a Reims) dirigés par Abbado dans les éditions critiques de Pesaro, qui avait su trouver à la fois le son, le rythme, le sens théâtral si juste que ces références-là restent indiscutées. Le travail philologique était ainsi prolongé à la scène (avant même la naissance du Rossini Opera Festival) par celui d’Abbado qui faisait sonner comme personne la musique authentique retrouvée par Zedda.
Les théâtres faisaient souvent appel à Alberto Zedda, et notamment dans le Rossini serio moins joué et moins connu car il restait un gage d’authenticité rossinienne, notamment dans la préparation des musiciens et des équipes de chanteurs, et qu’il était l’un des seuls, sinon le seul, à posséder tout le répertoire rossinien resté rare dans les théâtres, même en Italie. Sa disponibilité et son sens de la pédagogie faisaient le reste.

Le pilier de Pesaro disparaît, à 89 ans, une figure essentielle, presque déjà légendaire de son vivant. Mais c’est aussi sans doute le pilier premier : telle qu’est conçue la politique du Festival, je n’ai pas de doute qu’on saura trouver ceux qui continueront le grand-œuvre. Si Rossini était le cygne de Pesaro, Alberto Zedda a travaillé le chant du cygne sa vie durant.[wpsr_facebook]

“Locandina” du Teatro alla Scala du Barbiere di Siviglia dans la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle et dans l’édition d’Alberto Zedda (1969), encore aujourd’hui au répertoire de ce théâtre

IN MEMORIAM KURT MOLL (1938-2017)

Il était né en 1938, et il vient de s’éteindre. C’était l’une des basses les plus merveilleuses de sa génération. Et Paris a eu le privilège de l’entendre de multiples fois, y compris dans des rôles très secondaires (Lodovico d’Otello), ou secondaires (Bartolo des Nozze di Figaro), mais aussi dans les formidables rôles de basses qui vous font une carrière. Commendatore de Don Giovanni, Sarastro de Zauberflöte et Osmin d’Entführung aus dem Serail , Gurnemanz de Parsifal, Hunding de Walküre ou Fasolt de Rheingold, et Ochs du Chevalier à la rose.
Je l’ai entendu dans tous ces rôles, parce qu’il était l’un des chanteurs favoris de Rolf Liebermann qui l’avait eu dans la troupe de Hambourg dont il était Kammersänger  Il était la perfection-même, jamais pris en défaut, toujours sans problème au point que les fous d’opéras dont j’étais n’y faisaient presque plus cas tant il faisait partie des meubles de Garnier, il était la perfection, et c’était notre norme. Une voix large, profonde, au volume impressionnant, une voix ronde et chaude, et un chanteur à qui l’on confiait aussi bien des rôles très secondaires (Lodovico d’Otello) ou secondaires (Bartolo des Nozze di Figaro) que des rôles essentiels comme Gurnemanz ou Ochs. De lui j’ai deux souvenirs qui se rappellent souvent à moi: dans Hunding d’abord : je me souviens de sa formidable entrée en scène dans la mise en scène de Klaus Michael Grüber, portant sur le dos une carcasse de barbaque qu’il jetait brutalement, et s’installant à table (élégants couverts) servi par Sieglinde (Helga Dernesch), devant une rangée de vestes (sans doute les reliques de ses victimes). Et puis dans Forza del Destino (mise en scène médiocre de John Dexter) où il était Padre Guardiano, à la fois dans sa grande scène avec Leonora (Martina Arroyo), magnifique duo, très émouvant, que dans ses scènes avec Melitone (un merveilleux Gabriel Bacquier), un opéra qui à l’époque venait d’entrer au répertoire de l’Opéra de Paris (1975, soit 90 ans après la création..). Pour des raisons que je ne m’explique pas vraiment, ces deux souvenirs parisiens de lui restent très vifs.
La dernière fois que je l’entendis, ce fut à Berlin en 2001, dans le Parsifal de légende dirigé par Claudio Abbado, où il remplaçait je crois un chanteur malade : il y fut un Gurnemanz incroyable d’humanité et de présence : j’écrivais alors « le vétéran Kurt Moll, qu’on peut sans crainte qualifier de Gurnemanz de ces trente dernières années donne une leçon de phrasé, un véritable cours d’interprétation, tout pétri d’humanité et de rigueur: son récit est dit, compris, mot à mot et entendu ».
La modestie, la perfection, la présence. C’est un artiste qui donnait sens à un rôle, qui donnait sens à une œuvre, comme ses interventions profondes et apaisées dans la IXème de Beethoven dirigée par Leonard Bernstein, il en existe un disque, mais je l’entendis sur le vif à Salzbourg puis à Vienne en 1979 (mon premier Vienne et mon premier Salzbourg), au moment de l’enregistrement, et là il donna la joie.[wpsr_facebook]

ELBPHILHARMONIE HAMBURG 2016-2017: CONCERT DU CHICAGO SYMPHONY ORCHESTRA dirigé par RICCARDO MUTI le 15 JANVIER 2017 ( CATALANI, STRAUSS, TCHAÏKOVSKI)

Chicago Symphony Orchestra et Elbphilharmonie ©Todd Rosenberg

J’avoue avoir été ému. Ému de revoir diriger Riccardo Muti après pas mal d’années, à l’occasion des festivités d’inauguration de la Elbphilharmonie en janvier dernier, à la tête du Chicago Symphonie Orchestra. Tout simplement parce que Riccardo Muti, en dépit de mes penchants et de mes goûts personnels, est lié à ma vie de mélomane (mon premier Muti, c’est Otello à Florence en 1981, une production discutable, que Muti lui-même n’aimait pas, (avec Renata Scotto, Renato Bruson, et Carlo Cossutta quand même) mais qui m’impressionna notamment au 3ème acte, tout centré autour du fantastique Jago de Renato Bruson. Une direction vive, étincelante, rythmée, qui étourdissait. Le Muti de cette époque était échevelé : il suffit d’écouter ses enregistrements florentins, ou même ses disques, vivifiants, contrastés, toujours surprenants, qui laissaient en bouche et la stupéfaction et un bonheur inouï d’entendre un Verdi – ce fut le plus souvent Verdi-  aussi fougueux, aussi violents, aussi sanguin.
Puis, Muti vint à la Scala, et ce fut aussi quelquefois un enchantement, Nabucco (Verdi), Guglielmo Tell (Rossini), Lodoiska (Cherubini) : entendra-t-on encore cette énergie, ce relief ?
Sans parler de son enregistrement de Forza del Destino (avec Freni et Domingo) qui reste pour moi la référence, jamais surpassée.

Et pourtant j’ai toujours entretenu avec Riccardo Muti un rapport contrasté, moi l’abbadien, vivant dans une Milan où les habitués de la Scala étaient dans des clans comme les fans (tifosi) de foot. Il y avait les abbadiani (il y a encore…) et les mutiani, comme quelques dizaines d’années avant les Callasiani et les Tebaldiani. J’étais dans la maison d’en face, tout en reconnaissant les qualités de l’adversaire. Bien sûr, j’en voulus à Muti d’avoir empêché le retour d’Abbado à la Scala, mais plus encore j’ai trouvé que les dernières années dans ce théâtre furent ennuyeuses, un peu prétentieuses, et sans intérêt. Le Riccardo fougueux et audacieux des débuts s’est installé dans un classicisme un peu froid, et dans une recherche du son pour le son qui m’était insupportable : je me souviens d’un Trovatore motellement ennuyeux inaugurant la saison 2000/2001 dans une mise en scène sans intérêt de Hugo De Ana, et où le chef cultiva un son certes raffiné, mais vidé de sa chaleur et de son sang.

Depuis Demofoonte à Paris en 2009 (Production Cesare Lievi) avec son orchestre de jeunes Luigi Cherubini (qu’il continue à promouvoir et diriger) et Attila au MET (2010) je ne l’ai plus entendu, et je le regrette.
En effet, le maestro a aujourd’hui l’âge des vénérables (il est né en 1941), et il reste un très grand maître de l’orchestre, comme ce concert du Chicago Symphony Orchestra à Hambourg nous l’a prouvé. Le revoir, après tant d’années, avait quelque chose de retrouvailles presque personnelles, au-delà de la qualité du concert, c’était un moment affectif que j’étais en train de vivre.
C’était la deuxième des deux soirées. La veille, le concert comprenait le même programme qu’à Paris Hindemith (Musique de concert pour orchestre à cordes et cuivres op.50) Elgar (In South) et la Nuit sur le mont Chauve de Moussorgski avec en bis l’ouverture des Vespri Siciliani de Verdi et Muti avait noté la différence de son avec Paris (plus sec à Hambourg), mais pour un orchestre aussi « parfait » que Chicago dans une salle qui comme Hambourg ne pardonne rien à cause de sa précision, il sonne tout aussi magnifiquement.

Riccardo Muti et le Chicago Symphony Orchestra à Hambourg © Todd Rosenberg

Le programme était ce deuxième soir composé de deux parties, l’une dédiée à Catalani (Contemplazione) et Strauss (Don Juan) et l’autre à la symphonie n°4 de Tchaïkovski. Inutile de souligner la qualité de l’orchestre de Chicago, chacun la connaît et en sait la perfection formelle – il était seulement intéressant de l’entendre dans cette nouvelle salle à l’acoustique qui m’avait frappé la veille par sa précision analytique, mais dans des œuvres essentiellement du XXème siècle. Un orchestre de grande tradition, un son miraculeux, habitué à une salle à l’acoustique chaude comme celle de Chicago, un chef soucieux des effets sonores, dans une salle qui semblait faite pour des lectures plus « sèches » avec un son précis mais sans réverbération, c’était une impression non encore éprouvée. D’autant que le Chicago Symphony Orchestra était le premier orchestre invité, pour ces festivités inaugurales qui, il faut bien le dire, ont marqué ma mémoire, tant les émotions et la surprise esthétique furent fortes.

Alfredo Catalini est peu connu en dehors de l’Italie. Tout juste depuis le film Diva (Jean Jacques Beineix), sorti en 1981 connaît-on de La Wally (1892) et son air fétiche ebben ne andrò lontana. Mais ni son autre opéra connu Lorelei, ni ses pièces orchestrales n’ont passé les frontières. Riccardo Muti aime à faire connaître ce répertoire et il a choisi de diriger une courte pièce symphonique de jeunesse (Catalani avait 24 ans) Contemplazione qui date de 1878 (Catalani a vécu jusqu’en 1893, emporté par la tuberculose à 39 ans). Voici un bref intermède, moins intéressant que son Ero e Leandro (1885), sa pièce symphonique la plus connue. Contemplazione, une mélodie chantante de 9 minutes environ est dominée par une sorte de long lamento post-romantique aux cordes, qui permettent d’apprécier la précision des cordes de l’orchestre de Chicago et leur son chaud et impeccable. Cette perfection sonore est au service d’une œuvre sans grand intérêt il faut bien le dire, sinon celle de faire connaître aux spectateurs un répertoire enfoui, mais dont le style et la thématique ne vont pas dans l’ensemble de la soirée : on est aux antipodes de Strauss et de Tchaïkovski.
Au même âge, à 24 ans, Richard Strauss compose en 1887-88 Don Juan, poème symphonique créé à Weimar en 1889, avec gros succès, notamment auprès des totems de l’époque comme Hans von Bülow. Il en va tout autrement de ce poème symphonique, qui compte à la fois parmi ses premières œuvres et qui suit la trame dessinée par les vers inachevés du poète Nikolaus Lenau, avec une musique à la fois joyeuse et insouciante, qui décrit le séducteur, la soif de vivre avec des thèmes exploités notamment aux bois (extraordinaires ici). L’alternance de mouvements très vifs et de mouvements lents (les moments de scène amoureuse) permet à l’ensemble des pupitres d’être mis en valeur, qui montre en même temps les qualités acoustiques de la salle quand hautbois, clarinette et harpe se font entendre avec une clarté et une précision qu’il est rare d’apprécier à ce point, les interventions de la harpe notamment seront surprenantes de netteté et de volume, ainsi que le hautbois. Le violon solo du premier violon Robert Chen, reste dans son intervention, à la fois doux et presque retenu mais pas très « parlant ». Vu la qualité de l’exécution, magnifiée par une acoustique qui isole les instruments sans qu’ils n’écrasent jamais l’ensemble (les percussions et les cuivres) on aurait presque voulu que l’explosion de la sève Donjuanesque aille plus loin. Une exécution parfaite, impériale, pourrait-on dire, mais un peu sénatoriale aussi, comme l’expression d’une certitude formelle absolue, avec peut-être trop de peau et peu d’entrailles. C’est magnifiquement architecturé, cela ne vibre peut-être pas assez.
Des entrailles, il en faut pour Tchaïkovski, et pour cette Symphonie n°4 qui remonte à 1877 (un an avant Contemplazione) qui font de ce programme de concert une sorte d’échantillon de musique symphonique compris en 1877-1887, dix ans où se développe le postromantisme.
Il y a chez Tchaïkovski toujours une tension entre l’intérieur angoissé et sombre, et un extérieur souvent brillant, voire explosif : ses trois dernières symphonies, souvent reliées au disque (les symphonies dites « du destin », reflètent ces deux faces à la fois virtuoses et torturées ; c’est ailleurs la même tentation qui règne dans ses opéras, voire ses ballets quand un vrai chef les aborde. Ainsi les appels aux cuivres qui ouvrent l’œuvre vont-ils essaimer l’ensemble de la pièce, sonnent à chaque fois le rappel du destin, et son corollaire, la lutte pour y échapper.
Il y a dans cette symphonie un élan irrésistible au départ qui amène une fête du son et de la dynamique dans laquelle les musiciens laissent aller le rythme avec une singulière jouissance. C’est bien d’abord une fête orchestrale à laquelle on est convié, où l’on ne sait qu’isoler devant un ensemble aussi cohérent et aussi fabuleux, des cuivres incroyables (trombones, corps) sonores, jamais secs, mais éclatants sans jamais saturer dans cette salle, de la chaleur des cordes (les violoncelles !) ou des incroyables pizzicati du troisième mouvement, à la fois très rapides, incroyablement fluides et d’une exactitude époustouflante dans leurs modulations dans une salle qui ne pardonne aucune scorie car on y entend le moindre détail et qui prépare la fête du dernier mouvement. Oui, c’est une fête, une fête étourdissante de l’éclat, qui n’est pas démonstrative, car l’orchestre n’a rien à démontrer, comme le démontre l’ambiance festive du quatrième mouvement, totalement déchainée. Une ambiance carnavalesque de fête populaire dans lequel on se jette pour oublier et pour s’oublier, dans les parties plus retenues, en danse, les qualités de concertatore de Muti se font entendre avec un stupéfiant dosage des volumes et une étourdissante dynamique. Mais la fête est peut-être un pis-aller où reste quand même toujours un fond un peu différent, et les parties moins festives, d’une stupéfiante clarté, restent peut-être un peu à la surface des choses car on peut y voir un éclat qui cache une tension qu’il n’y a pas ici, la tension d’une âme en proie au destin. C’est cela qu’on ne perçoit pas toujours. Une fois de plus, on a une fête de l’orchestre, un carnaval époustouflant des instruments, un kaléidoscope à tomber à genoux par la perfection des formes (final) mais l’âme tourmentée ne se lit jamais dessous. L’épaisseur de l’âme se cherche sans se trouver.
Il faut peut-être la trouver là où on ne l’attendait pas, après avoir donné la veille l’ouverture des Vespri Siciliani, que Riccardo Muti dit au public être moins connue, il propose ce soir celle de Nabucco, le présentant comme un cadeau encore plus senti au public.
De fait, derrière la perfection sonore et les rythmes étourdissants, derrière la mélodie verdienne, on y retrouve le Riccardo Muti échevelé, celui qui stupéfie et qui étonne. Verdi toujours Verdi. Pour ce Nabucco, qui tire les larmes de joie aux souvenirs qui remontent à la surface, toute la soirée, certes magnifique, mais peut-être moins remuée par le sentiment qu’on ne le souhaiterait, est éclairée alors différemment : le Muti qu’on aime, énorme généreux, bouleversant est toujours là, tapi derrière son Verdi.
Indescriptible triomphe. [wpsr_facebook]

Riccardo Muti et le Chicago Symphony Orchestra à Hambourg © Todd Rosenberg