CHÂTELET: ZORRO EST ARRIVÉ

Le Théâtre du Châtelet

Il y a quelques années, en 2020, j’avais publié dans ce Blog un article sur l’Opéra de Paris intitulé « La Valse des Branquignols » qui pointait les errances de l’État dans la gestion de notre Opéra national depuis la fin de l’ère Liebermann.

La toute récente nomination d’Olivier Py au Châtelet a provoqué quelques remous, et m’amène à considérer l’histoire de ce grand théâtre parisien qui appartient à la Mairie de Paris, comme on sait, moins accidentée que son lointain cousin l’Opéra, mais qui semble être devenu un boulet aux pieds de la Ville comme l’Opéra l’est à ceux de l’État.
Un article du Figaro du 3 février dernier est à la fois éclairant tout en suscitant bien des sourires : https://www.lefigaro.fr/theatre/les-dessous-de-la-nomination-d-olivier-py-au-chatelet-20230203

J’y renvoie le lecteur curieux : on y raconte les tribulations de cette nomination qui est fruit d’un choix de nom plutôt que d’un projet.

Comme tout parisien le sait, au centre de Paris, à deux pas de l’Hôtel de Ville (autre théâtre comique), deux théâtres appartenant à la Ville de Paris se font face, chacun à la glorieuse histoire, l’un le Théâtre de la Ville, ex-Sarah Bernhardt actuellement sous échafaudages pour un temps encore prolongé, et l’autre, le Théâtre du Châtelet.

Comme souvent, il est passionnant de se plonger dans leur histoire, c’est un aspect qui est aujourd’hui assez négligé mais qui peut éclairer la permanence de certaines politiques (le mot est hardi) parisiennes. L’histoire de ces deux théâtres construits à la même époque suite aux transformations haussmanniennes, est d’une certaine manière croisée, puisque l’actuel théâtre de la Ville a commencé comme théâtre musical (il portait le nom de Théâtre Lyrique et on y a créé Roméo et Juliette de Gounod et Les Pêcheurs de perles de Bizet entre autres et le Châtelet plutôt comme théâtre de prose.

C’est au XXe siècle que le Châtelet a commencé à accueillir de la danse, de la musique et des concerts, tandis que le théâtre d’en face concédé à la star Sarah Bernhardt va prendre son nom pendant sept décennies (le nom est réapparu à côté de « Théâtre de la Ville ») et donc être dédié au théâtre parlé. Le Châtelet et le Sarah-Bernhardt sont deux théâtres à l’italienne. C’est à la fin des années 1960 que la salle du Sarah-Bernhardt est détruite pour faire place à l’amphithéâtre de béton d’un peu moins de 1000 places qu’on connaît, ode à la laideur bétonnée tant prisée dans ces années-là, et qui va devenir Théâtre de la Ville.

La salle du Châtelet est préservée du massacre, bien heureusement.
Le Théâtre du Châtelet, des années 1930 aux années 1970, fut le temple de l’opérette à grand spectacle et à succès, c’est un théâtre authentiquement populaire qui présente aussi de grandes pièces de théâtre susceptibles de ramener un vaste public. J’y ai ainsi vu au tout début des années 1960 L’Auberge du Cheval Blanc (Mise en scène de Maurice Lehmann) avec Bernard Lavalette, et L’Aiglon d’Edmond Rostand (qu’on ne joue plus aujourd’hui) superproduction avec Pierre Vaneck, Renée Saint Cyr, Jacques Dumesnil. Je peux dire que ces deux productions ont donné au garçonnet de 8 ou 9 ans que j’étais le goût de la musique et du théâtre. C’est dire comme je suis attaché à ce lieu…

C’était le temple de l’opérette et sa transformation en Théâtre Musical de Paris en 1980 a plus ou moins signé l’arrêt de mort du genre en France, relégué dans les matinées dominicales des théâtres en région, ou réduit à Offenbach (certes important) ou Johann Strauss Jr (La Chauve-Souris) et Franz Lehár (La Veuve Joyeuse) au hasard des programmations des grandes institutions. Il n’y a plus de culture de l’opérette, plus de vraie formation, plus de véritables artistes spécialistes du genre et bien peu de metteurs en scène intéressés (à part Laurent Pelly). L’opérette, ça n’est pas chic, on préfère le Musical aujourd’hui plus bankable… Pour voir de l’opérette bien faite et des salles pleines, il faut aller (par exemple) à Berlin voir le travail d’un Barrie Kosky. On en revient édifié.

Au Châtelet au long du XXe siècle, c’est pendant des dizaines d’années Maurice Lehmann qui a donné le ton, et ses successeurs ont suivi son sillon, tablant sur Georges Guétary, Luis Mariano, puis José Todaro qui était la copie du précédent. À mesure que les temps avançaient c’était toujours la même recette et le genre s’encroutait, malgré les succès momentanés de Francis Lopez qui pouvaient faire illusion (comme Gipsy), mais ne pouvaient faire office de ligne programmatique bien longtemps, d’autant que les autres théâtres spécialisés dans le genre, Mogador et la Gaîté Lyrique avaient fait faillite et dû fermer. Les tribulations de ce dernier, une salle importante (1500 places, fosse d’orchestre) qui a littéralement été massacrée par la Ville de Paris (Jacques Chirac) sont un authentique scandale. À la faveur des riches idées de l’époque, la salle à l’italienne a été détruite au profit d’un projet « Planète magique » qui mourra en deux ans (1989-1991). Ce théâtre historique qui remonte au XVIIIe a été éventré par la Ville de Paris sauce Chirac pour devenir un fantôme. Avec l’arrivée de Delanoë, la Gaité Lyrique est devenue un Centre Culturel Arts numériques et musiques actuelles… Il a ouvert en 2011 sans jamais prendre véritablement son envol.

Au moins, le Châtelet a échappé au massacre de béton du théâtre d’en face et à la destruction de la Gaité Lyrique (il est vrai située dans un lieu moins majestueux que le Châtelet) en matière de Branquignols, la Ville de Paris tient aussi son rang .

Vint donc 1980…

1980 est une date charnière qui fait illusion pour tous.

L’Opéra de Paris auréolé du succès de Rolf Liebermann, fait le plein, refuse du monde et ce succès va provoquer des réactions en chaine. D’un côté, au départ de Rolf Liebermann, la succession va être plus accidentée que prévue (3 administrateurs généraux et une administration de transition de 1980 à 1989) et à la faveur des grands travaux mitterrandiens, la construction d’un Opéra plus-grand-plus-beau-plus-fort et surtout plus populaire, pour caser tout ce public qui frappe aux portes, va durer dix ans, c’est long…

De l’autre côté, à la Mairie de Paris, alors dirigée depuis quelques années par Jacques Chirac, premier opposant (de Giscard comme de Mitterrand), on veut faire très vite un opéra-bis, qui puisse montrer que du côté de la Mairie on a une politique culturelle, et qu’on est aussi prêt à accueillir le trop-plein de public lyrique sans attendre la construction de Bastille. Heureuse époque où la culture était même un enjeu politique…

La Mairie de Paris face aux triomphes de l’Opéra par exemple, Lulu de Berg, le dernier grand spectacle mythique, dans la mise en scène de Chéreau, n’avait que Volga de Francis Lopez à afficher au Châtelet la même année (1979). Pour tout édile RPR de l’époque, il fallait évidemment faire quelque chose : Lopez delendus est.
La transformation a lieu à l’occasion de travaux dans le théâtre, qui renaît sous le nom « Théâtre Musical de Paris », bien plus chic que ce « Châtelet » qui au mieux évoquait l’Auberge du Cheval Blanc, au pire Monsieur Carnaval
Le modèle se référait aux heures de gloire du début du XXe, quand les Ballets russes triomphaient et que Gustav Mahler et Richard Strauss venaient y diriger…. On se voulait diversifié, mélangeant tous les genres (opéra, opérette, concerts de divers formats), sous la direction de Jean Albert Cartier – un modèle qui n’a pas si mal marché puisqu’il a duré avec Stéphane Lissner et Jean-Pierre Brossmann jusqu’au début des années 2000, le Châtelet était un pôle alternatif de musique classique, pendant que l’Opéra de Paris gérait la fin de Garnier, les débuts de Bastille avec les hoquets que l’on sait.
C’était un pôle de stabilité et, il faut le dire, d’excellence, même si l’opérette fut de moins en moins programmée. Mais c’était un pôle Chirac, un pôle RPR et quand une majorité socialiste est arrivée à Paris, elle ne pouvait continuer sur ce modèle : il fallait en changer, pour montrer que chez les socialistes, on avait aussi des idées. L’idée force et tellement de gauche (parisienne, ce qui déjà limite un peu le champ) fut celle d’un théâtre qui défendrait les genres populaires, musical et opérette en tête qui eux aussi avaient fait l’histoire de ce théâtre… Le Châtelet revenait à avant 1980, à grosso-modo avant Chirac. Évidemment, la longévité et le succès du modèle Châtelet-Chirac et son succès n’étaient pas à mettre dans la balance. À la Mairie de Paris new-look, on avait des idées, on avait (alors)du pétrole et on défendait évidemment, la qualité pour le peuple..

Alors on a donné les clefs à Jean-Luc Choplin, l’actuel néo-directeur du Lido et bien plus plumes et paillettes que les prédécesseurs. Le Châtelet a renoué avec les grands spectacles de Musical, ou d’opérette (on y a même revu Le chanteur de Mexico ou les grands classiques du Musical comme My fair Lady) un peu d’opéra au début (une Norma du genre calamiteux) mais surtout dans le domaine classique des formes hybrides, plus ouvertes comme des oratorios mis en scène (par Bob Wilson par exemple) ou la présence de grands noms du cinéma comme David Cronenberg.

Ça n’a pas si mal marché, il y avait au moins une cohérence, avec une image du théâtre qui n’était pas contradictoire avec son histoire. On pouvait aimer ou détester mais cela avait une ligne. Quand Jean-Luc Choplin désigné par Bertrand Delanoë, a quitté le Châtelet après plus de 12 ans de présence, l’administration municipale, dirigée cette fois par Anne Hidalgo (même parti, mais pas tout à fait même vision) a voulu donner au Châtelet un nouveau cours. Car dans la tête du politique (?) l’important est de montrer qu’on existe dans chaque domaine, plus que réfléchir à une gestion, à un continuum à une histoire. Il est clair que c’est le hic et nunc qui compte, autrement dit l’opportunisme, jamais la vision. Cette politique-là qui vit sur le court terme, est une insupportable violence pour la pensée et la réflexion.

On confie donc à Ruth Mackenzie la charge du théâtre, un projet touffu, très contemporain (c’est tellement chic et choc). Mais elle a à peine le temps de le mettre en place de 2019 à 2020, qu’elle est licenciée en août 2020. Cette femme à poigne en avait visiblement trop pour la fragile institution parisienne. Et soit dit en passant, tout le milieu connaissait le personnage et sa manière d’être, sauf ceux qui l’ont choisie apparemment. Sans doute y -a-t-il eu d’autres raisons, mais sans épiloguer, on voulait de l’explosif et ça a explosé.

Ruth Mackenzie aussitôt nommée, aussitôt vidée, et depuis le Châtelet vivote, subit comme tout le monde le Covid, et accumule un gros déficit. La nomination d’un successeur est retardée : Anne Hidalgo n’a pas de politique culturelle lisible, comme d’ailleurs la plupart des édiles et politiciens de sa génération. À commencer par le premier d’entre eux, Macron en politique, Micron en politique culturelle. Du coup le Châtelet devient un boulet, on ne sait trop qu’en faire, et la Mairie de Paris n’a pas trop communiqué sur le sujet, ni sa vision en la matière. Quand on n’a plus de pétrole, quand on n’a pas d’idée, il reste Zorro.
Zorro est arrivé, il s’appelle Olivier Py…

Cette nomination, en elle-même pas absurde (Py a fait ses preuves) a provoqué quelques remous du côté d’EELV, ce qui est étonnant quand on connaît la manière dont les grandes villes écologistes traitent leur opéra, et considèrent en général la culture. Voilà donc EELV en réveil culturel, pas sur les projets mais sur le processus de nomination, car deux femmes semblaient tenir la corde, et ont été coiffées sur la ligne d’arrivée par Olivier Py, EELV devrait pourtant savoir qu’Olivier Py ne dédaignait pas naguère les talons aiguilles…

Au-delà du sourire, c’est le fait qu’un homme ait été préféré à deux femmes qui semblaient avoir le vent en poupe qui a réveillé l’intérêt culturel d’EELV. Ouf, on est rassuré, il ne s’agit pas de politique culturelle, inconnue au bataillon…

 

Dans les services de l’État comme dans ceux de la Mairie de Paris (c’est l’État en plus petit), la question n’est jamais le quoi faire ? Mais le qui mettre ? C’est la question la plus facile, celle qui montre qui a le pouvoir, et la plus creuse dans la mesure où sans idées pour le lieu, on attend d’être séduit par un projet (?) d’autrui. Et quand il n’y a pas de projet, il reste les noms.

Si l’on en croit Le Figaro un pool Théâtre de la Ville / Théâtre du Châtelet sous la présidence d’Emmanuel Demarcy-Mota serait créé. L’actuel directeur au (trop) long cours du Théâtre de la Ville, lecteur passionné du Courtisan de Balthazar Gracian à qui il doit sans doute sa longévité, est certes un administrateur efficace et un bon programmateur, mais il n’a pas frappé comme metteur en scène par des travaux mémorables depuis son installation en 2008 (il est vrai que les directeurs du Théâtre de la Ville ont une certaine longévité).  Mais qu’importe :  Olivier Py flanqué de la tutelle directe d’un confrère ne semble pas une idée de génie, mais comme on dit wait and see

Sur plus d’un siècle, il n’est pas surprenant que des théâtres changent de couleur, d’attribution, selon les tutelles et les modes. Il y a cependant des capitales étrangères où la carte du spectacle vivant est plus lisible et stable, mais soit : ce n’est pas seulement la musique classique qui valse avec le goût des tutelles à Paris, mais des institutions privées comme Le Casino de Paris ou surtout Les Folies-Bergère, symboles d’un certain Paris mythique ont aussi changé de destination sans qu’on sache exactement aujourd’hui leur couleur ni leur utilité réelle, puisqu’elles servent de garages à productions de passage et que le groupe Lagardère propriétaire, les a mis en vente en 2020 (avec le Bataclan).  C’est un patrimoine qui se perd

Le Châtelet a vécu une cinquantaine d’années avec l’opérette, puis une vingtaine d’années avec de la musique classique. Depuis il a changé de destination et semble aller au gré des flots socialistes de la Mairie de Paris, qui ne sait plus que penser ni qu’en faire : il est vrai que les idées au parti socialiste ont quitté le navire et que la culture est plus un paravent à l’effigie de l’ombre de Jack Lang qu’autre chose.

À la décharge de socialistes, il est vrai aussi que d’un bout à l’autre du spectre politique, on n’affiche plus de ligne culturelle. Seriez-vous capables de citer le nom des onze ministres de la culture depuis 2002 ? Ou même un seul ? Roselyne Bachelot peut-être, une vraie politique et une vraie passionnée, mais qui vient de faire paraître un livre désabusé.  La période n’est pas favorable à la définition d’une politique culturelle, et on en reste encore et toujours aux années Lang, sans qu’une politique adaptée à notre temps, à l’évolution des genres et des publics, mais aussi des pratiques et des technologies n’ait fait l’objet d’un approfondissement qui aille au-delà de la petite semaine. Alors, dans ce paysage assez sinistré, les dernières aventures du Châtelet ne sont pas un épiphénomène, mais le symptôme d’une situation parisienne voire nationale désordonnée.

D’abord, il y a dans Paris une abondance de salles sans destination (nous avons évoqué plus haut Les Folies-Bergère et le Casino de Paris), des garages à spectacles de passage, ou des salles d’accueil dites de toutes les musiques, un terme à la mode qui montre que ce qui compte n’est pas une destination ou une ligne, mais une capacité d’accueil, et une volonté locale d’avoir son lieu, comme la toute dernière Seine Musicale., le dernier joujou à la mode, projet du conseil départemental des Hauts de Seine, qui accueille de Jaroussky aux Victoires de la musique en passant par Starmania et qui, comme dit son site accueille tous les genres et tous les formats avec deux salles, l’une d’un peu plus de 1000 places et l’autre de 4000 places au minimum) sans compter d’autres espaces divers (salles plus petites, expositions, promenades, restauration). Projet ambitieux et gigantesque, on lit sur son site que La Seine musicale « concentre en un même lieu des espaces de concert, d’exposition, de promenade, des restaurants et des commerces liés à l’art et à la culture. Fidèle à son ambition fondatrice, elle est la nouvelle destination du spectacle vivant de l’ouest parisien. » qui répond dans un style très différent au Sud-ouest de Paris à la construction de la Philharmonie au nord-est de la capitale. Dans Paris intramuros, il reste notamment Pleyel et le Palais des Congrès. Sur le site de la Salle Pleyel, on lit aussi « Tous les genres », de la Pop à l’humour et au théâtre (sauf la musique classique, bannie par le contrat d’exploitation), et en visitant celui du Palais des Congrès (3700 places) on lit qu’il « accueille les plus grands spectacles : ballets, concerts et comédies musicales mais aussi de beaux événements sportifs . Trois exemples de salles d’accueil aux ambitions et objectifs similaires.
Chaque époque à Paris a eu ses salles d’accueil au large public, en son temps Bercy (aujourd’hui Accor Arena) a accueilli des opéras (Aida) ou le Palais des sports de la Porte de Versailles les grandes machines théâtrales de Robert Hossein… Quant au Palais des Congrès, il accueillit aussi des saisons symphoniques (Orchestre de Paris) voire de grands concerts internationaux comme les Wiener Philharmoniker dans les années 1970).
On trouve donc à Paris de grandes salles d’accueil aux capacités variées (l’éventail est large des Folies-Bergère à la Seine musicale) dont la vocation est l’accueil multigenre, et des salles plus ciblées “musique classique”, même si la Philharmonie affiche aussi officiellement toutes les musiques.
Ainsi l’Opéra avec ses deux salles, L’Opéra-Comique, le TCE, la Philharmonie avec ses deux salles et ses espaces, l’auditorium de Radio France se partagent l’espace classique, avec d’autres espaces plus petits comme Gaveau et la Salle Cortot (qui peinent) et ceux qui ont inscrit la musique comme axe porteur de leur programmation comme l’Athénée, ou comme la salle de l’IRCAM qui vient de rouvrir, dans un domaine très spécialisé. Et je ne compte pas deux salles plus éloignées que sont l’Opéra Royal de Versailles ou l’Opéra de Massy, en panne de programmation (voir son site, éloquent)…
Dans cette forêt parisienne deux remarques :
– D’une part l’offre n’est-elle pas un peu excessive pour un public dont on dit qu’il se réduit ?
– Dans ce paysage, où mettre le Châtelet, qui aurait compté comme salle classique il y a vingt ans, mais dont la destination aujourd’hui reste problématique. Quel profil ? quelle identité ? Garage de luxe multigenre ? Théâtre de production et de création ? Retour au Théâtre musical de Paris ? Retour au Châtelet de Choplin ?
Comme on le voit, la carte parisienne est complexe, en plus des théâtres spécialisés, la plupart des salles multigenres affichent aussi du classique, outre que des salles comme le TCE proposent un programme qui n’est pas vraiment alternatif par rapport aux salles nationales, comme si elles fonctionnaient comme des salles de quartier : si le Châtelet devient un TCE bis, cela n’a aucun sens. Il n’y a ni but ni vision dans tout cela mais seulement du désordre et de l’opportunisme.

De plus en plus de salles livrées au multigenre après avoir eu un passé à l’identité bien marquée, faute de projets pour y construire une programmation qui corresponde au lieu et parce qu’en faire des garages à spectacles est la voie la plus courte pour faire de l’argent tout de suite puis laisser tomber le navire s’il ne rend plus assez (cf. Lagardère avec ses trois salles si particulières dans le paysage parisien), voilà l’évolution actuelle du paysage parisien, embrumé par la com qui masque le vide créatif et conceptuel.

Ce qui frappe l’observateur en effet, c’est que Paris, une des places où le nombre de théâtres et de salles fut historiquement le plus haut et où la création fut la plus active est devenu un lieu de reproductions, de reprises, moins de création. L’Opéra, il est vrai empêtré dans ses problèmes financiers, au lyrique comme au ballet, n’est plus une grande référence internationale, il y a pas mal de temps que la scène française au théâtre ne fait plus rêver, même si ces dernières années quelques noms sortent du lot (Gosselin, Teste).

Dans ce paysage assez terne, le paradoxe reste hélas le même : l’espace parisien (au sens large) propose une offre hyperbolique et pas forcément excitante tandis que l’offre régionale au niveau du classique s’enfonce dans les difficultés (on a beaucoup parlé de Rouen, mais d’autres théâtres sont à la peine). Entre l’argent public et privé englouti à Paris pour le spectacle vivant et les déséquilibres de l’aménagement du territoire en la matière qui restent endémiques, on reste un peu rêveur. Le rapport de Caroline Sonrier « La politique de l’art lyrique en France » remis à Roselyne Bachelot en septembre 2021, en soi excellent, dort dans les tiroirs : il demanderait une mise à plat des politiques locales, une redistribution des rôles des institutions territoriales livrées aux affichages politiques (cf. la nullité, il n’y a pas d’autre mot, de la politique culturelle de la région Auvergne Rhône Alpes ou celles assez douteuses des villes écologistes), la fin de la tutelle des villes sur les opéras, simplement parce qu’aujourd’hui elles ne peuvent plus assumer seules ou presque leur financement, mais cela pose la question de la « compétence culturelle » derrière laquelle certains se cachent. Raison de plus pour tout remettre à plat

Ce travail est long, ingrat et invisible, un crime de lèse com en ces temps de tout, tout de suite, d’autant que les J.O. approchent et qu’il faut afficher (seulement afficher, rassurons-nous) une France cultureuse, culturante et cultivée. Alors on comprend bien pourquoi le destin du Châtelet est emblématique d’une situation plus large, signe de la désertion du politique face à la culture, qu’il préfère limiter à la gestion du quotidien, déjà bien lourde et compliquée : si en plus il fallait penser, ce serait insupportable.

Au terme de cette réflexion dont je sens qu’elle va dans bien des sens sinon dans tous les sens, la question du Châtelet n’est qu’un arbre qui cache la forêt et il faut bien parler un peu de la forêt. Dans ce paysage parisien au trop plein assez uniforme et assez peu excitant au total, il faudrait peut-être revenir à des lieux à la fonction identifiable. Qu’il y ait des hypermarchés du spectacle vivant pourquoi pas s’ils marchent. Mais on sait bien que ce n’est pas des hypermarchés que vient l’originalité et la couleur, que vient la nouveauté et le créatif. Le néo directeur du Châtelet devrait s’en souvenir, parce que Paris chante, danse et tourne à vide.

Olivier Py (Photo La scène.com)-

 

IN MEMORIAM CHRISTA LUDWIG (1928-2021)

Dans “Der Rosenkavalier” à l’Opéra de Paris en 1976

Même les mythes s’éteignent. Avec Christa Ludwig s’éteint la dernière d’une génération d’artistes qui ont illuminé l’opéra pendant des décennies, de la fin des années 1950 à la fin des années 1980. Christa Ludwig est une des rares chanteuses dont le nom m’était connu avant même que je ne fréquente assidûment l’opéra, c’é »tait un de ces noms qu’on voyait sur les couvertures de disques, et dont on entendait de loin en loin parler.
Elle fut ma première Maréchale, dans un Rosenkavalier donné à l’Opéra de Paris en 1976, aux côtés de Lucia Popp (Sophie) et Yvonne Minton, sous la direction de Horst Stein. Elle qui avait été Octavian dans le célèbre disque de Karajan aux côtés d’Elisabeth Schwarzkopf avait repris le rôle de la Maréchale à Vienne en 1971 sous la direction de Leonard Bernstein à l’occasionde nouvelle prodcution d’Otto Schenk (encore au répertoire viennois). Cinq ans après, elle était la première maréchale parisienne puisque Der Rosenkavalier entra au répertoire… en 1976.

Rheingold en 1976 (MeS Peter Stein, dir. Sir Georg Solti) .Les dieux: Christa Ludwig (Fricka), Helga Dernesch (Freia) Robert Tear (Loge) Heribert Steinbach (Froh), Theo Adam (Wotan), Marc Vento (Donner)

Je vis aussi sa Fricka dans Das Rheingold et Die Walküre sous la direction de Sir Georg Solti en décembre 1976, aux côtés de Theo Adam, Helga Dernesch, Franz Mazura,  Gwyneth Jones, Peter Hoffmann et puis son étonnante Ottavia dans L’incoronazione di Poppea aux côtés de Nicolaï Ghiaurov, Gwyneth Jones, Jon Vickers (que vous pouvez encore entendre et surtout voir sur un extrait vidéo Youtube:

https://www.youtube.com/watch?v=cslSuMe0f78

Elle fréquentait l’Opéra de Paris depuis 1972, un an avant Liebermann, puisqu’elle avait été La femme du Teinturier aux côtés de Walter Berry (son ex-mari), dans Die Frau ohne Schatten et je l’avais entendue pour la première fois dans l’Elektra de tous les sommets comme Klytämnestra aux côtés de Birgit Nilsson et Leonie Rysanek sous la direction de Karl Böhm.

Klytemnästra dans Elektra (1974), MeS August Everding, Dir. Karl Böhm

Oui, telle fut mon école de l’opéra, entre 20 et 25 ans, et Ludwig fut l’un de mes phares que j’entendis aussi plusieurs fois en récital, car elle était et elle est restée l’une des références du Lied. Le Lied, qui est une telle école de l’écoute pour un amateur d’opéra et qui pourtant disparaît dans la plupart des théâtres hors Allemagne et Autriche. Elle savait immédiatement captiver, par la perfection de l’émission, par son art de la couleur qui traçait immédiatement l’univers de la soirée. C’est notamment par elle que j’ai saisi la singularité des grands : on comprend tout ce qu’ils chantent parce qu’ils savent que l’opéra c’est d’abord le mot. Et cette interprète de Lied pouvait ainsi entrer de plain-pied dans Monteverdi et chanter Ottavia, parce que Monteverdi, c’est aussi d’abord le mot.

Souvenir souvenir, programme de salle de la tournée de la Scala à l’Opéra de Paris en 1979, le Requiem de Verdi

Je l’entendis enfin « à l’improviste » dans un Requiem de Verdi donné à l’occasion de la tournée de la Scala à Paris, sous la direction de Claudio Abbado, alors qu’elle remplaçait Agnès Baltsa et que Veriano Luchetti remplaçait Pavarotti.
Elle chanta d’ailleurs aussi le répertoire italien (Eboli, Ulrica, Lady Macbeth) et français (Carmen, Dalila). On trouve sur Youtube un Macbeth viennois de 1970 où elle est Lady Macbeth aux côtés de Sherill Milnes, Karl Ridderbusch et du jeune Carlo Cossutta sous la direction d’un Karl Böhm survolté.
Et pourtant, il y avait les grincheux (chaque génération a les siens), qui chipotaient sur sa Maréchale qu’ils disaient sans élégance par rapport à la Schwarzkopf qu’ils avaient entendue à Salzbourg. J’étais à des années lumières de ces bisbilles car le seul nom de Ludwig était pour moi un Sésame. Et sa Maréchale m’avait fait pleurer, mes premières larmes à l’opéra.

Dans “Der Rosenkavalier” (Die Feldmarschallin) Acte I (MeS Rudolf Steinboeck, décors et costumes Ezio Frigerio)

À l’instar de Gedda, de Nilsson, de Cappuccilli, de Freni et de Ghiaurov, Christa Ludwig m’ouvrit l’univers de l’opéra par la manière de dire le mot, la manière de poser les accents, la manière de rendre sensible le texte et sa musicalité, mais aussi par cette extraordinaire tenue en scène qui la rendait reconnaissable entre toutes.

Fricka dans Rheingold aux côtés de Theo Adam (Wotan) et à gauche d’Helga Dernesch (Freia)

Quelle Fricka impériale elle était aussi aux côtés de Theo Adam, dans son habit de soirée (costumes de l’immense Moidele Bickel) tellement distinctif dans la géniale vision de Peter Stein.
Aucun extrait sonore, ni visuel, ni aucune photo ne traînent sur le web de ces productions parisiennes disparues et qui continuent de vivre dans mes souvenirs, alors j’ai fouillé dans mes archives et trouvé des photos que j’ai reprises du livre de Rolf Liebermann, « En passant par Paris » chez Gallimard et d’un programme de salle religieusement conservé depuis 1979.

Autre pan de l’univers de la jeunesse qui s’envole, l’une des dernières légendes, mais la musique continue de vivre et ces souvenirs exceptionnels dansent dans la tête. Vous vivez, Madame.

BIENVENUE À PARIS, GUSTAVO !

Gustavo Dudamel © Julien Mignot

Un directeur musical à Paris

La nomination attendue de Gustavo Dudamel comme directeur musical à l’Opéra de Paris a provoqué le concert de louanges et déchainé les trompettes de la renommée. C’est effectivement une nouvelle positive car on parle futur, ce qui est toujours agréable.
Dans ce blog, on parle aussi beaucoup du passé, qui souvent éclaire le présent et détermine le futur. J’ai été interpellé par l’expression d’un article élogieux d’un de nos deux grands quotidiens nationaux de référence « premier chef sud-américain » nommé à Paris, comme s’il arrivait après une longue liste de noms les plus divers. Or un regard sur l’histoire récente montre qu’il n’en est rien. Pas de noms au XIXe, pas de noms au XXe jusqu’en 1973 où Georg Solti est « conseiller musical » – il le reste deux ans (Rolf Liebermann avait besoin d’un nom…), Georg Solti est donc le « premier chef magyaro-britannique » à « conseiller/diriger » musicalement l’Opéra de Paris. Puis après Solti arrive plus de dix ans après et pour deux ans, Lothar Zagrosek, nommé par Jean-Louis Martinoty, directeur musical en titre (le premier depuis le XVIIe) qui est donc le «premier chef allemand» à exercer cette fonction. En 1989, ce devait être Barenboim, éliminé par oukase, et c’est en 1990, nommé par oukase, Myung-Whun Chung, directeur musical et « premier chef coréen » à l’opéra de Paris. Chung est remercié par Hugues Gall, qui nomme en 1995 James Conlon « premier nord-américain » appelé à être directeur musical, jusqu’en 2004. Enfin, en 2009, Nicolas Joel appelle Philippe Jordan, « premier chef suisse » à exercer la fonction de directeur musical. Tout cela fait sourire.
Deux observations:
– la période contient deux blancs : 1975-1987 (Liebermann et Bogianckino) et 2004-2009 (Gérard Mortier). C’est dire simplement que la fonction n’est pas naturelle à Paris comme on semble le penser, et certains directeurs ou administrateurs généraux (et pas des moindres) ont préféré s’en passer. Gérard Mortier en avait un « in pectore », Sylvain Cambreling, mais il n’avait pas le titre. Rappelons aussi que Dominique Meyer à Vienne après la démission fracassante de Franz Welser-Möst en 2014 a préféré se passer de directeur musical…
– on attend donc dans un futur qu’on espère lointain pour Dudamel, la nomination du «premier directeur musical français»…

La fonction est obligatoire en Allemagne et en Italie, il y en a à Zurich, Bruxelles, Barcelone, Madrid et à Londres, mais pas vraiment en France sauf à Lyon où depuis une quarantaine d’années, elle est instituée (John Eliot Gardiner, Kent Nagano, Ivan Fischer, Louis Langrée, Kazushi Ono, Daniele Rustioni), à Toulouse (Michel Plasson, Tugan Sokhiev) et à Bordeaux (Paul Daniel actuellement) mais dans ces deux villes l’orchestre de l’opéra est en même temps l’orchestre régional, alors qu’à Lyon, l’orchestre de l’Opéra est spécifique et ne cumule pas les deux fonctions.

Les directeurs d’opéra n’ont en effet pas toujours envie de voir leur pouvoir limité par un directeur musical, quelquefois envahissant et on connaît quelques incompatibilités d’humeur (Riccardo Muti-Cesare Mazzonis à la Scala, mais aussi Claudio Abbado face à la paire Eberhard Wächter/Ioan Holänder à Vienne)

Il est clair que l’Opéra de Paris dans la situation actuelle a besoin de la figure du directeur musical, pour faire repartir la machine perturbée par la crise du Covid, le départ à épisodes de Stéphane Lissner, et la présence plus rare de Philippe Jordan, qui a conclu son mandat par un Ring en retransmission radio fin 2020, qui reste directeur musical en titre jusqu’à fin août mais sans diriger puisqu’il est officiellement à Vienne depuis septembre 2020. Il est vrai aussi que le Covid a rebattu les cartes.

La stratégie d’Alexander Neef est très claire. Il a besoin de relancer la machine, d’attirer de nouveau le public, et surtout de faire parler de l’Opéra autrement qu’en termes de crises, de contestations, de grèves et j’en passe…
Il lui fallait donc un nom, et un chef plutôt « communiquant » pour prendre la lumière et séduire les médias : en Gustavo Dudamel, il a tout. C’est un beau coup. 

Gustavo Dudamel

J’ai connu personnellement Gustavo Dudamel en 2004, à Bamberg, lors d’un concert d’automne des Bamberger Symphoniker consécutif à son succès au concours de direction d’orchestre «Mahler-Wettbewerb » de Bamberg, un concert au programme français, L’horloge de Flore de Jean Françaix avec Albrecht Mayer au hautbois (Albrecht Mayer était hautbois solo aux Bamberger Symphoniker avant d’intégrer les Berliner) et la Symphonie n°3 pour orgue de Saint Saëns. Je l’avais interviewé à cette occasion pour le mensuel italien Amadeus. Mais je l’avais vu précédemment diriger à l’Expo 2000 l’orchestre Simon Bolivar (Orquestra Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela) à Hanovre (il avait alors 19 ans) où j’étais conseiller musical. Cela pour préciser qu’il fait partie des chefs que j’ai suivis depuis très longtemps. Lors de cette interview, sa disponibilité, sa gentillesse et sa modestie m’avaient vraiment frappé, ainsi que la manière dont il parlait de ses maîtres, José Antonio Abreu le fondateur du Sistema vénézuélien, Sir Simon Rattle qui l’avait remarqué et Claudio Abbado passionné par les orchestres de jeunes et donc forcément par le projet d’Abreu. Il dirigea d’ailleurs régulièrement l’Orchestre Simon Bolivar entre 2005 et 2010, car il passait alors ses hivers au Venezuela et à Cuba. Il laissa même la baguette à Dudamel pour la 5ème de Mahler lors d’une tournée de l’Orchestre Bolivar à Rome et Palerme en septembre 2006 alors que lui dirigeait en première partie le triple concerto de Beethoven.
Gustavo Dudamel est fils du Sistema vénézuélien, c’est une évidence, mais il n’est pas issu d’une famille venue des bidonvilles où le Sistema recrutait, il provient d’une famille de musiciens et a commencé à diriger très tôt, et à 19 ans, il dirigeait déjà la Simon Bolivar, qui est le sommet de la pyramide d’orchestres qui composent El Sistema : intégrer immédiatement les jeunes dans un orchestre local et peu à peu permettre à ceux qui sont doués et qui veulent en faire leur métier d’accéder par étapes à des orchestres plus importants du pays est le principe de la construction fondée par José-Antonio Abreu dès les années 1970.
Ceux qui ont assisté à des concerts de l’Orchestre Simon Bolivar ont pu constater l’enthousiasme et la virtuosité de ces jeunes aussi fascinants dans Tchaïkovski, Mahler ou Prokofiev que dans West Side Story ou dans la musique populaire sud-américaine : ce sont les meilleurs musiciens d’orchestre de toute l’Amérique du Sud..
Le monde de la musique classique est désormais irrigué de ces jeunes musiciens vénézuéliens qui ont intégré les orchestres du monde entier. Par ailleurs, El Sistema a produit après Gustavo Dudamel un certain nombre de bons chefs qui font actuellement carrière, Domingo Hindoyan (à l’orchestre Symphonique de la Radio polonaise), Rafael Payare (à l’Orchestre symphonique de Montréal), Diego Matheuz (qui a été directeur musical de La Fenice de Venise), Christian Vasquez ( directeur musical du Teresa Carreño Youth Orchestra à Caracas et ex-directeur musical du Stavanger Symphony Orchestra). Notons enfin que la vénézuélienne Gladysmarli Del Valle Vadel Marcano a obtenu le prix de l’orchestre lors du premier concours La Maestra en septembre 2020 (remporté par Rebecca Tong).
Il faut insister sur cet aspect du parcours de Gustavo Dudamel pour mieux saisir le chef d’aujourd’hui : et d’abord il faut noter l’importance qu’il donne à la jeunesse (il m’avait dit que les salles de concerts vénézuéliennes étaient remplies de jeunes, et qu’en arrivant en Europe, il avait été surpris du public plutôt mûr). Ensuite il est très soucieux de diffusion musicale par des efforts marqués pour « populariser » la musique grâce au mélange de répertoires, et à l’ouverture à tous les publics, mais aussi par l’importance donnée à la communication.
Du point de vue musical, il s’est formé très jeune à la direction, et notamment avec de jeunes exécutants ; cela signifie des gestes précis, clairs, compréhensibles par le groupe, cela suppose aussi un rapport très naturel et très cordial, qualités dont évidemment il fait encore preuve à la tête des différents orchestres où il provoque une véritable empathie.
Comme d’autres collègues vénézuéliens (Matheuz ou Payare par exemple), il a été marqué par Claudio Abbado, qui dirigeait au moins deux fois par an à Caracas (janvier et février) et faisait avec l’orchestre de longues répétitions.
Son répertoire de base et sa formation sont donc essentiellement symphoniques (à commencer par les grands classiques comme Beethoven ou Mahler), et moins opératiques: il dirige son premier opéra, Don Giovanni, à la Scala en 2006 où Stéphane Lissner avait offert des productions à une série de jeunes chefs. Je l’avais entendu dans cette production et je me souviens de l’impression forte qu’il m’avait procurée dans la scène de la mort de Don Giovanni, au rythme et à la pulsion qui m’avaient évoqué quelque chose de Furtwängler, mais d’un autre côté, il avait tendance dans la fosse à se concentrer sur l’orchestre et à moins tenir compte des chanteurs. Je l’ai entendu dans Don Giovanni (Scala), Rigoletto (Scala), La Bohème (Berlin), West Side Story (Salzbourg-Pentecôte) et la semaine dernière dans Otello (Liceu), où j’ai été cette fois plus frappé par la manière dont il suivait très attentivement le plateau, par sa précision et le son qu’il arrivait à tirer de cet orchestre moyen, mais moins par l’originalité de l’approche.
Son répertoire lyrique va évidemment s’étoffer à l’Opéra de Paris. Philippe Jordan est arrivé à Paris à l’âge de 34 ans avec une réputation de chef lyrique plutôt que symphonique et donc avec un répertoire plus large : il dirigeait régulièrement à Berlin, à Zurich, et avait été directeur musical à Graz. Ce n’est que depuis qu’il prit en main les Wiener Symphoniker (en 2014) qu’il a construit son image de chef symphonique.
Dudamel c’est un peu l’inverse : il arrive à 40 ans, avec une expérience lyrique plus réduite et sans avoir exercé de fonctions dans un théâtre d’opéra, mais avec une très grosse réputation de chef symphonique au point qu’il compte aujourd’hui dans le top-ten des chefs d’aujourd’hui. Tout en gardant la Simon Bolivar, il a dirigé successivement l’Orchestre Symphonique de Göteborg puis il est passé au très prestigieux Los Angeles Philharmonic Orchestra, où exerçait alors Esa-Pekka Salonen qui était au jury du concours Mahler dont il sortit vainqueur en 2004.

C’est donc sans aucun doute en ce moment the right man on the right place pour Neef qui a besoin de redorer le blason parisien un peu piétiné depuis trois ans, et pour Dudamel qui a besoin quant à lui de compléter sa connaissance du répertoire lyrique, d’où un contrat de six ans (relativement long) qui sera sans doute renouvelé si chacun y trouve son compte. Un chef de grande réputation internationale comme lui doit s’affirmer aussi à l’opéra.
Il est bouillant, énergique, sympathique, tout en étant rigoureux, il plaît aux orchestres parce qu’il est techniquement très sûr et il est sans conteste un grand musicien. Mais il n’est pas encore un inventeur, et n’a pas trouvé encore à mon avis son style mais à quelques exceptions près, on sait bien que souvent, à part le jeunisme ambiant et ses instabilités, on devient « chef de référence » après quarante-cinq ans, « vénérable et respecté » après soixante-dix et « mythe vivant » après quatre-vingts. Wait and see. Bienvenue à Paris, Gustavo !

 

 

 

QUEL SYSTÈME PRODUCTIF POUR LE LYRIQUE? (2)

Les choix et leurs conséquences

Une troupe à Paris ?

Point n’est besoin d’instituer le système de répertoire pour posséder une troupe et fidéliser des chanteurs. Le répertoire impose la troupe, mais pas l’inverse: la troupe peut s’avérer une solution dans le cas d’un système stagione très serré comme à Paris.
On peut en effet y constituer une équipe de chanteurs, un ensemble plus régulier, sans que les habitudes de la maison en soient bouleversées.
En effet, et c’est souvent déjà le cas sans même qu’il y ait de troupe constituée, un certain nombre d’artistes sont déjà engagés sur plusieurs productions d’une saison, et c’est sans doute sur cette base que pourrait se constituer une troupe.
Dans ce cas, le mode de recrutement (ou les contrats) pourrait être diversifié, sans remettre en cause des organisations techniques et logistiques. Il suffirait de définir les besoins: un théâtre allemand moyen a une troupe d’une douzaine de chanteurs, les grands théâtres une vingtaine, comme l’Opéra de Munich ou la Staatsoper de Berlin, mais les deux maisons engagent à la production un certain nombre d’artistes Free-lance. Il y a ainsi le terreau stable et les fleurs.
À Paris, il faudrait sans doute un plus grand nombre de chanteurs, pas forcément engagés à l’année, mais sur une période déterminée, quelque mois au minimum, avec assurance de réengagement sur plusieurs saisons etc. Là-dessus, l’imagination est au pouvoir, et la situation du chant français est suffisamment bonne actuellement pour que la future troupe n’ait pas trop de difficultés de recrutement en France, même si l’Opéra de Paris n’évitera pas de se tourner aussi vers des artistes européens ou extra-européens. L’Opéra est un art international, dans ses produits et dans ses artistes depuis sa naissance (cf. les Italiens à Paris, depuis le XVIIe) et il y a un marché international des chanteurs.
Cet essai de fidélisation d’artistes sans doute à géométrie variable selon l’artiste recruté sur un temps plus long, pourra être appelé troupe, ensemble, artistes associés, que sais-je, et l’alternance déjà tout de même relativement serrée des spectacles (une vingtaine de productions à l’année) à l’Opéra de Paris ne provoquera pas de révolution des organisations, mais sans doute un lissage des cachets qui pourraient aussi pour certains devenir salaires dans le cadre de sortes de CDD new-look.
Dans le système de troupe, les artistes reçoivent un fixe, comme le ballet, le chœur ou l’orchestre : dans un métier plutôt difficile, c’est une sécurité pour nombre de jeunes chanteurs.
D’autres en revanche préfèrent le système stagione et sa rémunération au cachet, car les sommes apparaissent plus importantes et la liberté plus grande, c’est à cela que répond le système de l’intermittence en France. Car les artistes – et pas seulement les chanteurs- attendent les engagements et en attendant reçoivent les indemnités versées par le système d’intermittence entre deux engagements.  À l’évidence les négociations porteront avec les agents artistiques sur le statut de la rémunération, et sa hauteur. C’est de toute manière praticable : l’Opéra est une grosse maison qui a des atouts.
Mais en France où le statut de l’artiste est sacralisé, voire mythifié, la notion de « cachet » reste préférée à celle de « salaire » … Cela préserve la liberté individuelle et la sacrosainte liberté de création. En Allemagne, les chanteurs ou les acteurs sont des employés municipaux… loin du mythe de l’artiste créateur.
Comme tous les systèmes régis par la loi de l’offre et la demande, les cachets des grandes stars sont élevés, voire très élevés, mais dans l’ensemble, les cachets pratiqués restent pour les autres artistes assez raisonnables. L’Opéra n’est pas le foot, ni même la variété, d’autant qu’il y a des accords entre les théâtres pour éviter l’inflation, même si les cachets du lyrique ont plus hauts qu’au théâtre par exemple (pour tous, metteurs en scène compris), ils restent largement praticables.

Il reste à aborder une question plus symbolique, et plus abstraite : à quoi répond en termes de politique culturelle, mais aussi philosophiquement le choix d’un système de répertoire ou stagione. Et pourquoi la France a-t-elle fini par adopter partout la stagione ? C’est une question importante rarement posée qui tient à la politique culturelle.

Le système stagione : caractère et conséquences

En France, on a développé dans les théâtres publics notamment hors Paris, le multigenre, par exemple des spectacles qui allient danse et théâtre, cirque, mais aussi pour les salles une diversité d’offre : opéra, théâtre, stand up, danse, cirque…il en faut pour tous les goûts dans les institutions de spectacle public dispersées dans tout le territoire. Il faut que tous les genres soient à un moment accessibles au public potentiel. Conséquence : le public est très ouvert, mais globalement moins spécialisé.
L’autre caractère du monde français est aussi l’existence de compagnies, plus petites, accueillies dans les structures publiques ou pas, et un monde « privé » ou « indépendant » important. C’est par exemple, à Avignon le In (public) et le Off (privé).
Avec sa structuration élastique, le spectacle en France apparaît comme un système plus « libéral » au sens où il laisse une forte initiative individuelle.Le résultat en est le foisonnement d’une offre assez désordonnée (ce qui ne veut pas dire médiocre), dont le Off d’Avignon constitue le supermarché : tous les genres vivent plus ou moins de ce système, sauf l’opéra qui coûte plus cher, et qui nécessite des structures plus installées sauf rares structures indépendantes (on peut penser par exemple à l’Opéra des Landes ou à la Fabrique-Opéra, voire à la programmation si intelligente du Théâtre de l’Athénée à Paris). Le résultat d’un système aussi polymorphe sur le public, c’est qu’il n’y a plus vraiment de public de genre en France, et c’est une singularité. A priori, le public français est plus globalisé, plus éclectique, plus picoreur : la fonction du spectacle vise à la représentation, à la satisfaction immédiate, et dépend très étroitement du mode de management artistique. C’est l’initiative artistique qui est privilégiée, avec un système de tournées qui sont souvent des renvois d’ascenseur, sans toujours une ligne claire. La dilution du public et les goûts éclatés ont évidemment des conséquences sur le public d’opéra, ce qui fait dire qu’il n’y pas de public d’opéra en France et notamment à Paris : le public très averti est plutôt réduit ; sinon c’est un public volatile. Qual piuma al vento.

L’Opéra nécessite chœur et orchestre, quelquefois un corps de ballet et  hors des salles d’opéra, c’est difficile à monter sinon à l’occasion de rares tournées « tout compris » de maisons d’opéra moyennes essentiellement de l’Est Européen, qui vendent des Nabucco et des Traviata à bas prix, mais ça se fait de moins en moins, ou pour des formes plus petites, ou des opérations très ponctuelles . Et une compagnie privée d’opéra quand elle existe ne peut guère monter plus d’un spectacle par an.
La plupart des lieux de spectacle par ailleurs ne sont guère équipés pour des éventuelles tournées des opéras régionaux : deux exemples en France, l’Opéra du Rhin entre Strasbourg et Mulhouse et Angers – Nantes Opéra. Dans une grande région comme Auvergne-Rhône-Alpes, il y a trois vraies salles pour l’Opéra, Vichy, Saint-Etienne, Lyon, et pour le reste, difficile d’installer un orchestre en fosse, dans un CDN. même aussi important que  Grenoble. Beaucoup de salles n’ont pas de fosse d’orchestre ou elles en ont, d’une capacité très réduite. Il reste à s’installer dans les Zénith et assimilés, avec les problèmes acoustiques afférents. A Signaler cependant l’initiative de la co[opéra]tive, à initiative de plusieurs CDN auxquels se sont associés des opéras, qui s’unissent pour produire et faire tourner des opéras en version allégée (orchestre en format réduit, peu de choristes), c’est de le cas de l’opération autour de La Dame Blanche de Boieldieu qui devrait tourner en 2021 en France (Covid permettant). Excellente initiative qu’il faudra suivre avec attention parce que c’est à partir d’idées de ce type qu’on irriguera de nouveau des parties du territoire moins gâtées par le lyrique.

Comme   les structures même importantes ne peuvent la plupart du temps jouer les productions sur un temps long, elles n’ont pas non plus d’orchestre fixe – l’essentiel des orchestres régionaux ont une activité double d’orchestre de fosse et d’orchestre symphonique (Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Strasbourg), tout simplement parce que l’offre et le public ne permettent pas l’élargissement. D’autres invitent des formations (Lille, Opéra-Comique, TCE). Situation là aussi éclectique qui masque un peu la misère, malgré les espoirs qu’avait pu engendrer le plan Landowski des années 1970.

L’impression est qu’on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a sans vrai plan, sans autre pilotage que celui des moyens. Le théâtre parlé maille plus fermement le territoire, mais avec un système tout aussi éclectique, l’opéra maille peu, avec quelques institutions solides, et d’autres moins.
Ce système a surtout un immense avantage, c’est sa souplesse et son élasticité : s’il y a moins d’argent, il y a moins de spectacles, une production en moins, un concert au lieu d’un opéra et la messe est dite. L’autre avantage aussi est qu’il ne coûte pas si cher, encore que la culture soit toujours trop chère pour certains politiques et pour la technocrature.
Le système stagione en région est en effet souvent un cache-misère, parce que dans ce système, le financement de la production est chaque année remis sur le métier, dans les grands établissements, environ 20 à 25% du budget total, une production qui nécessite une longue préparation et des coûts qui devraient être amortis par la billetterie, ce qui n’est pas toujours vrai. Mais les frais de production sont aussi de grosses charges pour les structures moins grandes d’où des co-productions où les frais sont partagés. Mais au-delà de la saison en cours, les spectacles n’ont pas ou très peu d’avenir. Ils ne constituent pas un fonds, ils ne stratifient rien.

Car ce système est à double face :

  • En région souvent il cache manque de moyens, manque d’effectifs, manque de lieux, manque de public aussi bien pour l’opéra qui souffre toujours des idées préconçues traditionnelles que pour l’opérette, où le public s’est amenuisé: le genre a pratiquement disparu en France parce qu’on le considère la plupart du temps un sous-genre pour public vieillissant des matinées dominicales, alors que c’est un genre qui revivifié, est d’une grande modernité et d’une forte valence culturelle, qui peut ouvrir un chemin au spectateur pour passer ensuite à l’opéra .
  • L’autre face, c’est le système stagione pour les grands établissements sur le modèle, inventé en France sous Liebermann du « Festival permanent ». Chaque production apporte son lot de stars du chant ou de la baguette, avec grandes mises en scène. Le public afflue et c’est l’âge d’or. Le système propose même quelquefois une plus grande diversité des compositeurs. Un théâtre de répertoire aussi prestigieux que Munich n’a pas un “répertoire” aussi large qu’on pourrait penser; Zurich est plus riche dans son offre de compositeurs. Pour l’offre artistique en effet, le système stagione convient plutôt aux très grandes maisons.
    Pourtant,  exemples des dangers de ce système dans les grandes maisons :
  • À Paris, au public large et diversifié, international aussi en temps ordinaires, une alternance d’une vingtaine de productions est déjà une palette d’offre large : c’est satisfaisant à première vue parce que l’offre peut aller sur tous les genres et toutes les époques, du baroque au contemporain, d’autant que l’existence de deux salles permet d’adapter chaque production à une salle déterminée. Mais s’il n’y pas de stars ou de têtes de gondole pour vingt productions, le remplissage peut s’en ressentir. Il faut donc compenser un titre rare ou risqué par un autre plus racoleur, et aussi inventer des systèmes d’abonnements qui garantissent un fonds minimum de public et de trésorerie. Le système garantit des succès de mode, dans l’air du temps y compris d’ailleurs sur des spectacles médiocres, mais qui ne dureront pas. Combien de productions récentes un peu “pointues”une saison ont-elles été reprises les saisons suivantes ? Même pas Moses und Aron, dans la production Castellucci, qui fut pourtant si médiatisée
  • L’exemple de la Scala est plus dramatique. J’ai connu Milan à la fin des années 1970 où l’offre se limitait à une dizaine de titres, un par mois environ, avec un concept de « Festival permanent », et alternance de répertoire italien pour 50% et 50% de titres d’autres répertoires. Mais le public de la Scala était alors un public essentiellement local, fortement scandé par les abonnements. Ce qui me fait toujours dire que c’est le plus grand théâtre lyrique de province du monde.
    Avec la transformation de Milan en métropole touristique, essentiellement dédiée au tourisme d’affaires, de luxe et de mode, on a voulu augmenter les productions, et élargir le répertoire, ce fut la politique de Lissner et de Pereira. Pereira, en plus, se croyant à Zurich, a augmenté les prix dans des proportions déraisonnables pour des productions qui ne le méritaient pas et dans un contexte économique défavorable. Le public de Milan n’a pas répondu et aujourd’hui, pour une quinzaine de productions proposées sur toute l’année, outre la chute dramatique des abonnements, on observe y compris sur des productions phares des rangs et des loges vides en nombre surprenant, voire unique dans ce type d’institution. Un exemple : en 1990, Die Meistersinger von Nürnberg affichait complet (belle distribution avec Bernd Weikl, et Wolfgang Sawallisch en fosse), en 2017, la même œuvre dans une production tout aussi respectable, un aussi grand chef (Daniele Gatti) et une distribution peut-être encore supérieure était loin d’afficher complet. Même La Bohème, un standard mythique à Milan dans la production célébrissime de Zeffirelli qui a presque 60 ans, n’a pas rempli la salle au moment d’Expo 2015.

Le système stagione ne s’accommode pas d’une offre trop élargie qui par force fait baisser le niveau moyen, pas plus qu’il ne s’accommode d’un affichage permanent de standards vus et revus, même superbement distribués : au MET qui affichait des saisons riches de stars et riches d’une offre plus large qu’à Paris encore mais plus conformiste aussi, on avait peine les dernières années à remplir les 3800 places de la nef du Lincoln Center. Par ailleurs la plupart des opéras américains – système stagione- ont une saison bien plus réduite que les théâtres équivalents en Europe. Tout cela reste très fragile, tributaire d’équilibres délicats et de coûts exponentiels, même si  ce système – théoriquement- garantit un plus haut niveau artistique que le système de répertoire.

  • Crise de l’offre, crise de système, crise de public : on peut alors poser la question de « l’avenir de l’opéra », les équilibres restent très fragiles où le nombre de productions annuel n’est pas indifférent : là où comme à Paris, le public est dispersé et volatile, et où la capacité est énorme (4700 Personnes sur deux salles), la question peut effectivement quelquefois se poser, mais on reste dans la bonne moyenne, heureusement pour le modèle économique imposé par Lissner : sponsors certes, mais remplissage à 90% ou plus et 60% d’autofinancement.
    À Milan, le public local et fidèle s’effrite dangereusement parce que l’offre ne correspond plus aux attentes, ni aux habitudes. En outre la Scala est un théâtre particulier, où le directeur musical joue plus qu’ailleurs un rôle moteur: l’histoire de la Scala est scandée de noms de chefs prestigieux, Toscanini, De Sabata, Abbado, Muti qui en furent les directeurs musicaux, mais aussi les invités, Furtwängler, Mitropoulos, Karajan, Sawallisch, Kleiber. On se souvient à la Scala, Paolo Grassi excepté, bien plus des chefs que des “Sovrintendenti” . Les chefs prestigieux d’aujourd’hui apparaissent moins en fosse hors de leurs quartiers. Et le directeur musical Riccardo Chailly, qui en terme de prestige est indiscutable, n’a pas le rôle dynamique qui porterait le théâtre. La question se pose d’une manière qu’on peut dire dramatique car l’institution s’est insensiblement éloignée de son public et de ses habitudes, sans qu’elle ait pris le temps de s’inventer des horizons nouveaux, fascinée par ce qu’elle fut plus que préoccupée par ce qu’elle est aujourd’hui.

Et le système de répertoire ?

Géographiquement, ce système couvre essentiellement le Centre et l’Est européen, très vivace en Russie et en Allemagne et plus généralement dans l’ère germanophone.

Le système de répertoire se veut exhaustif, proposant au spectateur une offre large couvrant théoriquement (ce n’est pas forcément le cas) l’ensemble du genre et au quotidien. . Dans un tel système, l’important est l’œuvre plus que la production, mais surtout une présence permanente de l’opéra et du genre lyrique dans la cité (on peut dire la même chose du théâtre parlé).
Financièrement, les théâtres de répertoire ont des frais fixes plus forts que dans les théâtres stagione parce que les frais de production se limitent aux frais matériels et comprennent peu de cachets supplémentaires, sauf dans les très grandes institutions.  Les théâtres de villes moyennes où les personnels artistiques sont dans leur très grande partie fixes, amortissement leurs nouvelles productions sur plusieurs années, et donc, pour amortir les “investissements” (la production), ils jouent par force beaucoup plus souvent.
C’est un outil aussi bien culturel qu’éducatif et il vise à faire en sorte que la population qui le désire puisse avoir accès à l’essentiel des grandes œuvres du répertoire classique. Mais il suppose un public fidèle, des abonnés en nombre, amoureux du genre. Il suppose un vrai public d’opéra.
Les soutiens du système stagione lui reprochent une qualité moyenne médiocre, et une offre au total très conformiste, même si la médiocrité existe aussi dans bien des théâtres en stagione, que ce soit en France ou ailleurs.
Mais il y aussi aussi dans le répertoire des spectacles très défendables et quelquefois superbes. Un opéra comme celui de Francfort a depuis des années une politique très ouverte en terme de titres peu connus. Hors Covid et fermeture, il aurait proposé cette saison un total de 25 titres, et des premières d’œuvres rares, comme Fedora de Giordano, Le Vin herbé de Frank Martin (qui remplaçait Der Traumgörge)  ou The Prodigal son et The burning Fiery Furnace, pour une soirée Britten assez inhabituelle.

L’écrasante supériorité du système de répertoire et de troupe ne réside pas forcément dans l’offre “artistique”, mais dans son maillage territorial serré, avec une écrasante supériorité du théâtre public sur les institutions privées, du moins pour les « grands » genres, théâtre parlé, danse, opéra et opérette (le reste, variété, revues, music-hall, cirque est laissé au privé, en Allemagne notamment), et à des financements publics installés et réguliers, dont les variations peuvent remettre en cause telle ou telle production, mais jamais l’existence même de l’institution, contrairement aux systèmes de stagione (En Italie, bien des opéras ont été au bord du collapse il y a quelques années). Après la très grave crise qu’ont connus certains théâtres italiens, même dans de grandes villes (Florence par exemple), ils affichent moins de productions annuelles : on est passé souvent de sept ou huit à deux ou quatre), et c’est encore pire dans les villes moyennes : un théâtre comme celui de Treviso, près de Venise, qui était il y a une vingtaine d’années un pôle de qualité est devenu un pôle de médiocrité, grâce ou à cause de la gouvernance municipale erratique, d’un manque de projet, d’une direction artistique incompétente pour l’opéra. Le résultat est un système productif exsangue, deux productions d’opéra au mieux dans l’année, d’un niveau d’une rare indigence.
Le système de répertoire fait que même si des nouvelles productions sont supprimées pour raisons budgétaires (cela arrive) il reste toujours la possibilité de reprendre une production ancienne, avec la troupe qui de toute manière est là pour « assurer » les représentations. Pour le spectateur, cela change peu la situation. En revanche, pour un spectateur français ou Italien, une production en moins cela veut dire aller moins à l’opéra. C’est là toute la différence…
En fait économiquement, le théâtre de répertoire fait peu de coproductions (sauf les grands théâtres, et pour quelques titres spécifiques moins fréquents, mais ça reste tout de même rare) et les frais fixes importants incluent les salaires de la troupe, voire des metteurs en scènes s’il y a des metteurs en scène résidents.
Pour compenser les frais engagés, il faut donc jouer le plus possible. Les jours de relâche étant des perte sèches. Plus on joue et plus le théâtre rentre dans ses frais, alors que pour le système stagione, au bout d’un certain nombre de représentations, on perd de l’argent, les frais de plateau augmentant.
Le système de répertoire demande obligatoirement une réponse régulière du public et donc un nombre d’abonnements important qui garantisse la santé financière de l’institution de sorte que dès le début de la saison, on sait à peu près que les frais seront couverts: une salle remplie à 60% remplit quand même les caisses, contribue à l’équilibre, sans constituer une perte, mais un moindre gain. En stagione, le budget d’une production est calculé en fonction des rentrées de cette production et du remplissage: si vous jouez à 60% là où vous escomptiez au budget un remplissage de 80%, vous perdez de l’argent.

Artistiquement, les nouvelles productions sont préparées avec le même soin que dans un théâtre stagione, avec un soin d’autant plus vigilant qu’elles sont appelées à être reprises plusieurs années ensuite pour être amorties, c’est une nécessité, comme il était dit plus haut, une nouvelle production est un “investissement”. La préparation d’une nouvelle production comprend donc un travail dramaturgique important des personnels locaux pour garantir des reprises correctes (car le metteur en scène s’il n’est pas en résidence ne revient pas pour les reprises, assurées par les assistants avec un nombre de répétitions plus que limité, des mises au point, quelques raccords) – impensable dans un système stagione où une reprise est quelquefois assurée par un assistant du metteur en scène, mais avec un minimum de vraies répétitions en cas notamment de variations de distribution ou de chef.
Cette absence de répétition dans un théâtre de répertoire pour les représentations au quotidien est un des points que les artistes critiquent souvent et le système a tendance à privilégier aussi des œuvres plutôt connues, surtout dans un théâtre moyen, pour que les chanteurs n’aient pas à apprendre trop de rôles, avec des chefs suffisamment rompus aux œuvres pour diriger avec très peu de temps de préparation ou avec des chefs-résidents (les Kapellmeister qui assurent le tout venant). La finalité du théâtre de répertoire n’est pas la représentation singulière, la production dont on va parler, c’est de jouer tous les jours pour un public le plus large possible et d’avoir les œuvres de base en magasin: c’est moins risqué, plus conformiste, sans doute moins inventif, mais cela crée un terreau de public et vu les prix pratiqués, beaucoup plus populaire. Dans un théâtre comme Karlsruhe, plutôt connu et solide, les prix maximum tournent autour de 60 à 70 €. À la Komische Oper de Berlin, l’une des salles-phares de Berlin, un professeur avec sa classe payait  il y a encore un ou deux ans 5€ par élève. – il est difficile de repérer les tarifs actuels quand actuellement tout est fermé.

Deux philosophies, l’une extensive qui garantit la pérennité d’une offre « culturelle » large au niveau territorial et l’autre intensive, donnant la prépondérance à l’offre « artistique » avec des conséquences très différentes, y compris sur les prix et les équilibres.
Pour les grands théâtres, le répertoire et la troupe sont des traditions historiques, mais les grands théâtres de répertoire pourraient passer à la stagione sans problème : d’ailleurs une institution comme la Staatsoper de Berlin a un système assez hybride et les grands théâtres ont tendance à diminuer le nombre de titres: Vienne offre 40 productions cette année, et proposait jusqu’à 55 ou 60 titres il n’y a pas si longtemps. Si les prix des grands théâtres qu’ils soient de répertoire ou non restent dans une fourchette haute, ce n’est pas le cas des théâtres des villes moyennes qui maillent le territoire.
Pour les théâtres des villes moyennes ou petites, le système de répertoire assure:

  • La présence d’une offre presque quotidienne, qui serait impossible à mettre en place dans une ville française aujourd’hui.
  • La formation des chanteurs ou des jeunes chefs, qui enrichissent leur répertoire de base, et qui ont une expérience de la scène incomparable., même si dans certaines petites structures, les contraintes de troupe imposent à certaines voix de chanter des rôles qui ne leur conviennent pas – au risque de les abîmer. La carrière de l’artiste progresse alors comme suit : on passe d’un petit théâtre à un moyen, puis dans un théâtre de métropole; les chefs se font d’ailleurs souvent remarquer plus vite : Cornelius Meister s’est fait remarquer dès son passage comme GMD à Heidelberg, et aujourd’hui on fait grand cas d’Alexander Soddy, GMD à Mannheim. Et quand la carrière est lancée, les artistes peuvent devenir free-lance, et vont sur le marché libre.
  • Le maintien du public par une fidélisation des abonnés et une relation étroite à son théâtre, à sa troupe : ce lien entre un théâtre et son territoire pour maintenir la régularité de la fréquentation est vital pour les théâtres.
  • Une éducation aux œuvres auxquelles le public a accès et qu’il peut entendre en direct et jamais très loin de son domicile, tant le maillage théâtral est serré. Si j’ai envie d’un Parsifal, il est rare qu’il n’y en ait pas dans un rayon de 50 km autour de moi à un moment de l’année.
    Mais cela suppose un public de genre, c’est à dire un vrai public fidèle, voire traditionnel pour l’opéra, un public qui vient pour la musique et non pas forcément pour « y être », comme le public « haute contribution » actuellement touristique et très disneylandien de la Scala, armé de son smartphone et amateur de selfies, la plaie actuelle.
    Il est évident pour le maintien du genre opéra et son avenir, que le système de répertoire est une garantie plus solide que la stagione, les théâtres sont pleins en Russie (avec des réserves artistiques impressionnantes) et restent bien remplis en Allemagne ou à Vienne (Sous Dominique Meyer, qui a beaucoup soigné le répertoire à Vienne, la fréquentation avoisinait les 100%). En Italie la fréquentation a en revanche baissé. C’est clair et La Palice l’aurait sans doute dit : moins on joue, et moins on va au théâtre.

Conclusions

Il n’y a aucun doute pour moi, le système de répertoire est le seul à garantir la survie du genre par une offre large et un marché important. Mais il convient là où il y a un public, qu’il contribue d’ailleurs à maintenir et surtout là où les collectivités publiques s’engagent fermement. Il n’est pas à l’abri d’une baisse de la fréquentation, mais plus lentement et moins dramatiquement qu’ailleurs sauf en ex-Allemagne de l’Est après la chute du mur où certains théâtres ont dû fermer et où les salles sont restées vides pendant quelque temps. Ce système convient à des territoires où le lieu théâtral est un “foyer” pour la ville. La ville de Mannheim en Allemagne s’est pratiquement construite autour de son théâtre – d’ailleurs appelé Nationaltheater, le seul en Allemagne avec Weimar au poids historique et culturel déterminant. Le système de répertoire convient aussi là où le théâtre est élément structurel de la vie sociale, vécu comme nécessité et non comme « supplément d’âme » et ce n’est pas vraiment le cas en France.

Le système de stagione convient mieux aux grandes institutions dont les productions de qualité, médiatisées, sont la carte de visite. C’est un système de luxe, plus qu’un système du quotidien, pour un public plus contributif, plus éclectique et moins fidélisable ou fiable, mais plus confortable pour les artistes grâce aux conditions de travail qu’il leur offre ou devrait offrir.
La situation actuelle montre que du point de vue de l’irrigation du territoire et de l’éducation du public, voire de son élargissement, c’est un système inadapté. Une rapide étude des programmes en France et en Italie, montre qu’en dehors de quelques institutions importantes, les programmations se réduisent sensiblement : quatre opéras par an ici, trois  là. Lyon, Strasbourg Toulouse ne proposent que 7 ou 8 productions annuelles – certes de grande qualité- ce sont des institutions de référence aujourd’hui en France. Le paysage italien, où est né le système « stagione » comme son nom l’indique n’est d’ailleurs pas plus joyeux. C’est peu pour maintenir l’envie du genre et encore moins pour construire un public averti.
Nous nous focalisons souvent en France sur l’Opéra de Paris et ses aventures, il est vrai qu’il y a matière à faire couler l’encre, mais plus que Paris, où bon an mal an l’offre restera par nécessité importante, c’est la situation des régions qui est nettement plus inquiétante parce que les moyens, évidemment, manquent pour maintenir un niveau de l’offre garantissant un renouvellement du public et une qualité constante… Avec la lente érosion de l’offre – malgré les coups médiatiques et les moments de grâce- c’est l’érosion du public qui en est l’inévitable conséquence avec ses effets sur la culture du genre, sur la culture du public, et sur la préservation patrimoniale. Une chose est à mon avis certaine : si dans les pays où le répertoire règne, on passe insensiblement à la stagione hors des métropoles, alors le genre sera en danger partout, car le système de répertoire est encore aujourd’hui une assurance pour la culture et le maintien de ces savoirs, pour le public, et pour les nombreux artistes lyriques qui l’alimentent.
Peut-être le numérique résoudra-t-il certains nœuds, mais c’est un autre problème…

 

 

QUEL SYSTÈME PRODUCTIF POUR LE LYRIQUE? (1)

Deux parties pour ce long exposé qui essaie d’expliquer les caractères des deux systèmes productifs qui organisent l’offre lyrique dans les opéras du monde, avec les conséquences afférentes.

Définitions et données de départ

On s’interroge ici et là sur l’avenir de l’opéra, on déplore le manque de créations, un public vieillissant, trop traditionnel, mais on ne s’interroge pas souvent, du moins dans les médias, sur le système productif qui sous-tend la diffusion du genre lyrique. Or deux systèmes règnent dans le monde de l’opéra, celui dit de répertoire et celui dit stagione.

J’ai toujours défendu le système de répertoire à l’allemande, qui est pour moi la garantie de maintien d’une offre lyrique abondante, diversifiée et bien distribuée sur un territoire, garantie aussi d’éducation du public qui a accès à un grand nombre d’œuvres à entendre en direct, dans des conditions globalement acceptables. Il est plus contraignant en revanche pour les artistes.

Que signifie le mot « répertoire » ?

On lit dans le dictionnaire « Liste des pièces qui forment le fonds d’un théâtre. » Le mot lui-même vient du verbe latin reperire, qui signifie trouver, retrouver après recherche, et le mot repertorium signifie “inventaire”.
On emploie le mot fonds comme pour le fonds d’une bibliothèque, à savoir le nombre de livres et documents qu’elle abrite. En ce sens, le théâtre de répertoire est donc un « Lieu de savoir » comme l’entend Christian Jacob dans son impressionnante production.[1]
Le théâtre de répertoire met à disposition du public annuellement une partie de son « répertoire », au quotidien : il puise dans son fonds de productions existantes et en sélectionne une vingtaine, une trentaine, voire une cinquantaine d’œuvres et propose cinq à six nouvelles productions qui rejoindront ce fonds, destinées à être reprises pendant des années. Le répertoire, c’est l’esprit de collection.
Le mot italien « stagione » signifie « saison ». Rien à voir avec le savoir ou le fonds d’une bibliothèque, mais il réfère aux œuvres présentées dans les saisons des opéras au XVIIIe et XIXe, où la notion de reprise et donc de construction d’un répertoire était inconnue, au moins jusqu’aux années 1830; au XVIIIe c’est la nouveauté qui fait marcher la machine . Le mot “stagione” fait partie du vocabulaire théâtral où la « saison » désigne l’ensemble du programme annuel présenté dans un théâtre, qui change chaque année. Comme on le voit c’est très différent de l’idée de « répertoire ». On commence à jouer ou rejouer des opéras créés auparavant essentiellement à partir du succès planétaire de Rossini. c’est à dire après 1830, quand Rossini s’arrête de créer. Comme si le “répertoire” naissait du ralentissement (tout relatif) de la création.
Pour revenir à la bibliothèque, imaginons que certaines bibliothèques permettraient l’accès permanent à tout leur fonds et que d’autres sélectionneraient un nombre réduit de livres à disposition des lecteurs, qui changeraient annuellement, à l’exclusion de tous les autres. Vous aurez une idée de la différence, qui en termes de culture, de savoir, de liberté, ne correspond pas du tout à la même philosophie.
Prenons le cinéma : une cinémathèque est un lieu de savoir avec un fonds de films, et les salles de cinéma ou les multiplex sont gérés par un système stagione en quelque sorte, qui choisissent(?) quoi proposer au public
Ainsi dans ce système à l’opéra la plupart du temps aujourd’hui, les productions présentées l’année A ne sont pas toujours reprises l’année B, mais éventuellement plusieurs années après avec une nouvelle distribution ou un nouveau chef, ou ne sont simplement jamais reprises. Il faudrait réfléchir plus profondément à la question du théâtre comme lieu de savoir. Le théâtre en ce sens n’a pas le même rôle dans l’esprit de la société qu’un musée, alors qu’il s’en rapproche. Et dans ce cadre, la stagione, c’est l’esprit de sélection, forcément plus élitiste.

Le système de stagione, celui qu’on connaît notamment en Italie, en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne, en Grande Bretagne, aux USA et en France garantit au moins dans les grands théâtres un niveau de représentation optimal, mais en revanche pèche par l’absence d’une offre très large et convient dans le cas d’un public potentiel limité. Un petit tour et puis s’en va…
Dans ce système, à part les grands standards tiroir-caisse, il faut donc attendre des années avant de voir ou revoir un titre.
Prenons quelques exemples wagnériens.
Parsifal, un titre connu et aimé du public, a été présenté à l’Opéra de Lyon en 2012, alors que sa dernière production remontait à 1977, soit 35 ans auparavant ; le Vaisseau fantôme, une œuvre de Wagner plus « facile », a été produit en 2014 soit 26 ans après sa dernière production, en 1988. L’amateur de Wagner, ou simplement d’opéra, s’il habite à Lyon ou ne voyage pas, peut crever la gueule ouverte en attendant… Ou se précipiter sur les enregistrements, mais comme on sait l’oreille s’éduque en écoutant les œuvres au théâtre et se pervertit souvent en les écoutant au disque.
Voyager ? S’il va à Paris, il aura peut-être vu Parsifal en 2018, dans la production inutile de Richard Jones, ou bien… 10 ans auparavant dans celle de Warlikowski, avec dans l’histoire récente, un trou de 22 ans entre 1975 et la nouvelle production de Graham Vick en 1997. Pour Le Vaisseau Fantôme, on ne l’a pas vu à Paris depuis 10 ans (dernière reprise en 2010). Et Paris est le théâtre d’opéra le plus productif en France avec une petite vingtaine de productions annuelles.

Les directeurs d’opéra n’ont pas là-dedans pas de responsabilité particulière, c’est le système qui veut cette situation. Une nouvelle production en système stagione devrait pourtant être reprise pendant plusieurs saisons, c’est bien le moindre pour l’amortir mais souvent elle ne l’est plus jamais, pour toutes sortes de raisons… c’est le cas du Parsifal de Warlikowski, chef-d’œuvre détruit par Nicolas Joel, c’est aussi le olus souvent le cas des « créations » : de la scène au tiroir.

De la stagione au répertoire.

Or, on reparle beaucoup aujourd’hui de retour au répertoire et au système de troupe, sans doute pour alimenter le « nouveau modèle économique » prêché par la ministre de la culture, qui a confié à deux haut-fonctionnaires connus (?) pour être de grands spécialistes (?) de l’opéra la mission « d’épauler » le nouvel arrivant à Paris – Alexander Neef – dans sa réflexion sur l’avenir de l’Opéra. Les résultats de cette mission devraient être connus très bientôt, et nous y reviendrons en temps utile.
D’abord, rappelons cette vérité : la plupart des théâtres d’opéra qui affichent un système stagione ont tout de même souvent une troupe, le corps de ballet, plus de 150 danseurs pour le cas de Paris. Il reste à savoir si cette « troupe » est utilisée au mieux de son potentiel. Et c’est une autre question.
Par ailleurs, un autre théâtre français est régi par un système de troupe, la Comédie Française, depuis 1680 avec comme corrélat le système dit de l’alternance, c’est-à-dire alterner plusieurs spectacles différents dans la semaine ou le mois et donc régie par un système de répertoire plus ou moins stagionisé. Il reste que « l’entrée au répertoire de la Comédie Française » d’un texte de théâtre fait souvent événement – c’est d’ailleurs l’expression dont use le dictionnaire pour expliciter le mot répertoire. Pas vraiment à l’Opéra.

Rappelons enfin que le système de troupe, que d’aucuns appellent de leurs vœux, a été la cause de la réforme de l’Opéra de Paris en 1970, quand Jacques Duhamel, autre grand ministre de la Culture s’est attaqué à la réforme de l’institution malade – l’Opéra de Paris aurait donc visiblement une maladie chronique ? Exit la troupe en 1970.
50 ans après, y reviendrait-on ?

Le débat sur le répertoire est entré dans l’arène, à la faveur de la crise financière de l’institution et de l’agitation sur laquelle on ne reviendra pas mais aussi de l’arrivée d’Alexander Neef, qui a toujours répondu de manière évasive à la question, même si pourtant, lui, le répertoire, il connaît parce qu’il est né en Allemagne, où les dizaines et dizaines sinon centaines de théâtres qui irriguent le pays fonctionnent selon ce système.
Alexander Neef est né en Baden Württemberg et a étudié à Tübingen, l’une des plus prestigieuses universités allemandes, au sud de Stuttgart : une région où l’on compte parmi des théâtres de référence, Mannheim (un Nationaltheater), Karlsruhe (Badisches Staatstheater), Stuttgart (Staatstheater), des théâtres de valence importante, mais aussi des salles plus petites, mais productives, comme Freiburg, Heidelberg, ou Pforzheim qui ont une production lyrique, théâtrale et même pour certains chorégraphique, et dans une moindre mesure, Heilbronn. Il y a à Tübingen un Landestheater (Théâtre régional) exclusivement consacré à la prose, mais avec une troupe, sans compter les Festivals, celui, baroque, de Schwetzingen près de Heidelberg et le Festival Rossini de Wildbad, en Forêt Noire.
Tous les théâtres ont un système de troupe, et de répertoire plus ou moins large : Alexander Neef connaît parfaitement le système allemand, et s’il s’intéressait au spectacle quand il était étudiant, il a dû en profiter dans la mesure où ces théâtres sont au plus distants de 150 km les uns des autres. Stuttgart est à 75 km de Karlsruhe, 40 km de Pforzheim, 120 km de Mannheim, elle-même distante de 13 km de Heidelberg. La géographie des théâtres qui font du lyrique en Allemagne fait rêver…

Qu’est-ce que le système de répertoire ?

Il convient de clarifier le fonctionnement du système de répertoire

  • Une alternance au quotidien de diverses productions. Par exemple, à Vienne, temple du répertoire, entre le 10 et le 17 octobre 2020, alternance de Salomé, Don Carlos (Version française), Die Entführung aus dem Serail, Don Pasquale (avec deux jours en relâche pour répétitions). Dans ces pages nous avons repéré pour 2020-2021, 10 nouvelles productions, 3 productions retravaillées, 1 production revue au niveau musical, et 26 productions dites de répertoire, soit un total de 40 productions différentes, sans compter le ballet.
  • Pour faire fonctionner une alternance serrée, il faut avoir à disposition des artistes au quotidien, préparés et sous contrat long. Une troupe attachée au théâtre, c’est-à-dire des chanteurs qui assurent l’essentiel des rôles. Dans les grands théâtres d’opéra, les rôles principaux sont souvent assurés par des « stars » ou des chanteurs « free-lance » qui sans être des stars, ont un nom dans l’univers lyrique. Mais quelquefois, on donne à des chanteurs de la troupe qu’on estime avoir un avenir dans la carrière des rôles importants. Natalie Dessay fut membre de la troupe de Vienne, et chanta Sophie dans les fameux Rosenkavalier dirigés par Carlos Kleiber. On peut citer dans les chanteurs français actuels, pas les moindres, ceux qui ont adhéré à ce système : Julie Fuchs (ex-Zurich), Elsa Benoit (Munich encore actuellement), ou Elsa Dreisig (à la Staatsoper de Berlin).
    Les chanteurs de la troupe signent un contrat avec un certain nombre de représentations, et doivent se tenir disponibles au cas où (remplacements au pied levé etc…). Ils peuvent chanter ailleurs en dehors de leurs obligations et/ou après autorisation de la direction du théâtre. Beaucoup de très grands chanteurs d’aujourd’hui ou d’hier ont chanté en troupe comme Caballé à Brême ou Kaufmann à Zurich. Tout l’art du « directeur de casting » qui recrute est de flairer la voix d’avenir dont il va s’assurer la présence pendant quelques années et qui attirera le public.
    Il y a encore une cinquantaine d’années, d’immenses chanteurs étaient attachés à des théâtres, comme Vienne ou Munich (c’était à Munich qu’on pouvait entendre Fischer-Dieskau à l’opéra) ou à Vienne qu’on entendait principalement Agnès Baltsa, ou auparavant, Rysanek, Berry, Schwarzkopf. C’était un moment où chaque opéra avait sa couleur et ses stars parce que les stars voyageaient moins.
  • Pareil système demande des organisations techniques particulières, et pour les productions un cahier des charges qui permette l’alternance serrée sur le plateau et donc des changements rapides. C’était facile quand la plupart des productions étaient faites de toiles peintes : faciles à ranger, aisées à monter. C’est devenu plus difficile quand les productions ont été construites « en dur » avec montage et démontage complexe, depuis la fin des années 1960. Aujourd’hui, avec l’usage plus fréquent des projections et de la vidéo, cela pourrait redevenir plus aisé. Il reste que la logistique du système dans de grandes maisons demande une occupation du plateau à peu près 24/24 avec équipes alternées : on peut imaginer en 24h:
    – le démontage du spectacle A de la soirée
    – le montage du décor d’un futur spectacle B pour une répétition du matin
    – son démontage
    – le montage du décor de la soirée d’un spectacle C
    Et ceci pratiquement au quotidien, sans compter les représentations en matinée.
    Au Bolchoï ou au Mariinsky, il y a le week-end des représentations à midi et des représentations le soir, sur plusieurs scènes.
    Cela suppose donc des équipes nombreuses, des roulements, et des plateaux techniquement préparés à une alternance serrée. Cela suppose peu de soirées de relâche et une continuité des spectacles. Cela supposerait en France une remise à plat des conventions collectives avec les syndicats… bonjour la joie…
    C’est pourquoi ce n’est pas tout à fait le moment d’y penser.
  • Cela suppose enfin une tarification encore plus diversifiée, car il y aura des soirées de répertoire ordinaires, d’autres avec stars, des nouvelles productions, du ballet etc. La tarification est la plupart du temps déjà diversifiée, mais le système dit de répertoire qui joue 30 ou 40 productions par an doit garantir en même temps un remplissage optimal de la salle, tout en préservant un pourcentage de places à bas prix (d’où les places debout de l’opéra de Vienne ou de celui de Munich par exemple) qui permettent au public amateur de lyrique de venir écouter une production plusieurs fois sans devoir débourser une somme folle.
    Il est obligatoire pour un grand théâtre public de préserver un nombre suffisant de places à bas prix aisément accessibles, c’est le cas à Vienne, à Munich, ailleurs en Allemagne, mais aussi à la Scala : mais c’est un système qui en France n’a jamais vraiment existé (sauf sous Mortier), même si existent des places à des tarifs très bas, mais en nombre ridicule. On lira avec intérêt cet article (http://jriou.org/blog/00752.html) qui dénonça en 2012  la fin des places debout, œuvre de Christophe Tardieu, comme par hasard l’un des deux personnalités désignées pour revoir le « modèle économique ».
    Il y a aussi des soirées alimentaires pour lesquelles selon la distribution les prix varieront : la Tosca viennoise a 62 ans, elle est amortie depuis longtemps avec ses 600 représentations, même si les décors en ont été rafraichis. Les prix ne seront pas les mêmes si pour deux soirs Kaufmann et Harteros chantent.
  • Dans un tel système, les modes d’organisation que ce soit la technique ou la billetterie sont forcément fortement impactés. On ne gère pas le temps et la logistique du théâtre avec deux ou trois productions par mois, et une dizaine :  il faudrait recruter une armée de dramaturges et d’assistants fixes pour le maintien des productions et la gestion des répétitions, forcément moins nombreuses si on joue plus de titres. Paris n’est pas habitué à ce système, même s’il en possède le plateau technique nécessaire.
  • Et puis il y a la question essentielle de la réponse du public : un public a ses habitudes, ses rituels, ses attentes. Celui de l’opéra, plus âgé, encore plus.
    Ce système qui couvre pratiquement tous les théâtres publics (essentiellement municipaux) allemands serait difficile à Paris, mais carrément impossible en France en région : un rapide regard sur la quantité de productions et de représentations dans les opéras hors Paris ne pourrait pas être mis en place, il demanderait une campagne de recrutement impressionnante de personnels en risquant de ne plus trouver son public, selon une loi qui veut que moins on joue, et moins le public vient ou revient. Mais il ne pourrait pas non plus être financé. En dehors des théâtres « nationaux », les opéras municipaux font ce qu’ils peuvent pour assurer une programmation la plupart du temps minimale, qui par manque de moyens n’est pas toujours recommandable.

Enfin, last but not least, les théâtres de répertoire portent le répertoire national,  c’est-à-dire qu’ils affichent les titres de référence de la tradition locale, répertoire germanique en Allemagne, russe en Russie – on peut voir à Saint-Pétersbourg ou à Moscou des titres qu’on ne voit jamais ou si rarement au-delà des frontières russes, tout comme à Budapest on entend du Erkel, ou à Prague du Smetana. Si le répertoire national est porté en Italie dans un système stagione, ce n’est pas vraiment le cas avec le répertoire français à Paris, par exemple.

L’Opéra de Paris serait-il préparé à un tel système ?

Garnier n’est plus conçu comme un théâtre de répertoire, même s’il l’était avant 1970.  Mais son équipement technique n’a rien à voir avec Bastille qui a été conçu et construit au contraire pour faire du répertoire, même s’il n’en a jamais fait en trente ans de carrière.  Sinon à quoi servirait sa scène énorme (un terrain de foot) et ses dessous aux mêmes dimensions, son système de chariots permettant rapidement de monter des productions et de les laisser construites pendant la série de représentations, sa scène de répétition latérale, à jardin, à ma connaissance jamais utilisée, avec une fosse et trois rangs de spectateurs – je ne sais même pas si elle existe encore- et la possibilité offerte de jouer aussi bien dans la ex/future salle modulable, et dans la salle principale à partir de la même scène. Tout a été conçu pour permettre une alternance serrée et des changements rapides d’un nombre important de productions en même temps.
Comme ce système n’a jamais été adopté, sans doute d’autres habitudes ont été prises d’utiliser les espaces d’une autre manière, sans faire exploser le plateau, avec les espaces de l’ex-salle modulable comme dépôt de décors et avec une autre gestion du temps. Bastille était programmé et pensé comme opéra de répertoire (Michael Dittmann qui a conçu le projet technique était allemand et familier du système) mais on a fait de la stagione. D’où forcément d’autres habitudes, d‘autres utilisations, d’autres rythmes, sans compter qu’inévitablement ce qui était techniquement modernissime en 1990 ne l’est plus tout à fait en 2020.
Toutefois, Bastille reste un instrument étonnant voire unique par les surfaces de travail offertes, du producteur au consommateur. Mais le système de stagione y est l’ADN des habitudes des uns et des autres. Il n’y a pas là à reprocher à qui que ce soit des choix erronés parce qu’il y a eu un consensus sur le système de production. En France aujourd’hui et depuis 50 ans on ne pense l’opéra qu’en stagione, tout comme d’ailleurs le théâtre, car en dehors de la Comédie Française, c’est le système stagione qui règne aussi et qui – fait essentiel – a façonné le public.

De plus l’Opéra de Paris, avec ses deux salles, affiche déjà 550 représentations par an, ce qui est énorme. Le système de répertoire ne modifierait sans doute pas fondamentalement le nombre de représentations mais aurait en revanche un effet très important sur les organisations, avec les inévitables conflits sociaux, sans assurance sur une amélioration nette de l’offre, des coûts, et surtout de la fréquentation.

Donc, ne s’imposent ni la nécessité ni l’opportunité réelle de passer à un système de répertoire à l’allemande, d’autant qu’un tel modèle, détail important demande (presque) impérativement qu’on nomme un directeur musical présent, qui ait un répertoire lyrique très large (profil Franz Welser Möst, ou Fabio Luisi), et le successeur de Philippe Jordan qui se profile à ce qu’il semble ne répond pas du tout à cette définition… Donc je ne vois pas comment l’Opéra pourrait basculer sur ce modèle. La situation parisienne est déjà en soi complexe pour ne pas rajouter des réponses erronées à des questions qui au fond, ne se posent pas.
Alexander Neef a pour l’instant bien d’autres chats à fouetter, et son premier mandat devrait être largement consacré à faire repartir la machine, atténuer l’ambiance tendue qui y règne depuis des mois, recommencer à produire et installer sa nouvelle équipe et son nouveau projet.

(Suite le 7 décembre 2020)

[1] Christian Jacob est directeur de recherche au CNRS, professeur à EHESS, il a dirigé l’ouvrage Les lieux de savoir, 1-Espaces et communautés (2007), 2- Les mains de l’intellect (2011) (Albin Michel) , mais aussi entre autres l’auteur de Des mondes lettrés aux lieux de savoir (Les Belles Lettres, 2018), c’est un des grands spécialistes de l’histoire de la diffusion du savoir.

OPÉRA DE PARIS: LA VALSE DES BRANQUIGNOLS

Stéphane Lissner © Elisa Haberer

Le microcosme du lyrique français vient de s’embraser suite à des affirmations de Stéphane Lissner déclarant l’Opéra de Paris « à genoux » et annonçant son départ anticipé. La nature ayant horreur du vide, on s’est tourné vers Alexander Neef le successeur désigné pour qu’il anticipe à son tour son départ de Toronto et arrive à Paris au plus vite.
Alexander Neef a freiné les ardeurs, déclarant qu’il n’avait pas l’intention d’arriver en catastrophe et qu’il avait besoin d’un peu de temps.
Réponse raisonnable : un nouveau directeur général « préfigurateur » pour prendre ses fonctions en septembre 2021 n’a pas forcément envie d’arriver au cœur  d’une crise dont on lui ferait inévitablement porter le chapeau en cas de non résolution. L’État en premier lieu, qui déteste être pris en défaut, et puis la presse, les réseaux sociaux, etc. L’Opéra de Paris étant une institution qui attire le commentaire (exemple, votre serviteur…) ou les déclarations définitives de ceux qui auraient évidemment fait mieux, accoudés au comptoir du café du commerce si c’était autorisé.
Alexander Neef, qui connaît bien la maison, qui connaît bien le contexte parisien et qui a navigué aux côtés de Gerard Mortier, sait parfaitement les jeux troubles et délétères qui entourent la vénérable institution et n’a pas envie de commencer par ramasser les pots cassés par d’autres.

En réalité c’est un jeu de dupes, une comédie à l’italienne qui tient plus de la farce que d’autres choses, sauf que l’Opéra est effectivement mal en point. Comme toutes les salles du monde, il a souffert du confinement, a dû arrêter sa saison et, par la force des choses, annuler, en plus de tout le reste, rien moins qu’une nouvelle production du Ring de Wagner, qui est un ouvrage phare de tout opéra. De cela, Lissner n’est pas responsable.
Il n’a plus de directeur musical, parti à Vienne et qui devait seulement diriger le Ring. Plus de Ring, plus de Directeur musical.
Mais Paris a été en outre fermé en décembre et janvier, c’est- à-dire pendant une période particulièrement rentable (décembre) en termes de public et sans vraie reprise en janvier, qui a aussi été lourdement affecté par les grèves du personnel de l’Opéra. De cela, Lissner n’est pas responsable non plus, ce n’est pas lui qui a édicté une « réforme » (c’est ainsi qu’en langage technocratique on appelle les coups bas sociaux) des retraites.
Quant à Stéphane Lissner, à qui les visiteurs du soir ont savonné la planche en haut lieu et qu’on a empêché d’être au moins prolongé, il en a tiré les conséquences et a offert ailleurs ses services : « Ed io vado all’osteria
a trovar padron miglior » (Leporello, Don Giovanni scène finale).
On voit aujourd’hui le résultat de cette décision. L’Opéra se retrouve sans tête dès la fin 2020, à un moment difficile de sa vie et devant faire face à de multiples problèmes, dont une crise de recettes (dette de 45 millions d’Euros) sans précédent.
Et par-dessus le marché (et le panier est déjà bien lourd), on apprend par un communiqué le 11 juin que le ministre de la culture a confié à Alexander Neef la mission de « revisiter le modèle économique, social et organisationnel » de l’Opéra de Paris afin « d’assurer les conditions d’une exploitation équilibrée ».

Depuis des années, l’Opéra a vu ses subventions (qui représentent aujourd’hui environ 40% de son budget, avec des recettes propres à 60%) baisser de 110 à 95 m€ et le rêve de l’État est évidemment – et notamment en une période économique qui s’annonce très difficile – que l’Opéra, une danseuse de 350 ans, coûte le moins possible.
Le seul problème est d’abord que ce monstre qu’est l’Opéra de Paris (deux salles qui équivalent à deux « vraies » salles d’opéra, d’environ 4700 places à remplir), c’est l’État (en l’occurrence l’État Mitterrand) qui l’a engendré. MET mis à part (et on connaît les difficultés actuelles de remplissage de l’immense vaisseau), les grands opéras du monde ont grosso modo la capacité de Garnier. On avait plus besoin d’un auditorium à Paris que d’un Opéra, mais c’est moins chic. Après 1981, il a fallu attendre encore 34 ans pour avoir un auditorium digne de ce nom…
Si Bastille est un échec architectural, l’Opéra de Paris a néanmoins réussi à attirer le public suffisant sur les deux salles (L’Opéra-Bastille est né il y a trente ans). Mais depuis que je suis spectateur de cette vénérable maison, l’antienne est toujours la même, cela coûte trop cher, il faut réduire les coûts, c’est un gouffre etc. Combien de restructurations, de réformes du management depuis que Liebermann a repris les rênes en 1973, mais avec une constante, le rôle du Prince.

L’Opéra et le Prince, une spécificité de « l’Esprit Français »

Prince Pompidou et Prince Giscard
La fin de l’Opéra de Paris version ancien monde remonte à 1970, au moment où le Prince d’alors, Georges Pompidou, qui s’intéresse à la culture, demande à son Ministre de la Culture Jacques Duhamel de résoudre le problème Opéra de Paris. Et il appelle Rolf Liebermann, alors un des grands directeurs d’Opéra (Hambourg) pour relancer l’Opéra de Paris sur le marché international.
Ce fut socialement douloureux et Liebermann eut immédiatement des ennemis, ceux de l’ancien monde qui l’accusèrent de dilapider l’argent public, d’avoir fait exploser les coûts etc.
Il y eut aussi des grèves (quelquefois amusantes : dès la deuxième du Faust de Lavelli en 1975, on joua sur le plateau vide avec un calicot de la CGT en toile de fond) mais non sans conséquences : le nouveau Prince, Valery Giscard d’Estaing aimait l’opéra, et on l’y voyait souvent (ce fut d’ailleurs le seul qui fréquenta régulièrement la maison) : il offrit une soirée d’opéra aux Français méritants. Et il y eut grève… Exit Liebermann qui ne plaisait plus au Prince. Les vautours qui le haïssaient le chargèrent d’accusations infâmantes et de campagnes de dénigrement à l’odeur nauséabonde (Liebermann était juif)…
Successeur désigné, Bernard Lefort prit les rênes de la maison en 1980 avec un changement politique fort en 1981, qui rebattit les cartes, nouveau Prince (cette fois-ci un vrai disciple de Machiavel et amoureux de Florence), François Mitterrand décida avec le ministre Lang de grands travaux dont la construction d’un nouvel Opéra.

Prince Mitterrand
Ce fut une période délétère pour la maison qui dura 15 ans : ni Mitterrand ni Lang n’aimaient l’opéra, Mitterrand tenait à son Opéra comme signe extérieur de sa puissance, avec un concept qui fit long feu, celui d’« Opéra National Populaire » sur le modèle du TNP de Vilar. Ce fut le cahier des charges pour Bastille et évidemment un rêve qui ne se réalisa pas. Pendant ce temps, l’Opéra continuait à Garnier et le résultat tangible fut pour la maison rien moins que quatre administrateurs généraux (Lefort, Bogianckino, Martinoty, Blanchard, quelques météores (Jean Albert Cartier, Georges François Hirsch, et un autocrate ami du Prince, Pierre Bergé qui secoua la maison comme un prunier à un moment où l’on passait de Garnier à Bastille avec un projet encore flou, et chargé d’une mission régalienne essentielle: assurer l’inauguration de Bastille le 14 juillet 1989 pour une trentaine de chefs d’État avec au centre François Mitterrand comme Prince des Princes. Le Camp du Drap d’Or à côté, c’était de la petite bière.
Tout le reste était jeux d’arrière cuisine, un détail d’intendance : il fallait réinventer une maison avec une configuration nouvelle et une deuxième salle qui se construisait sur les terrains de l’ancienne gare de la Bastille : une grande salle de 2700 places, une salle modulable de 1000 places, une maison de l’opéra juste en face de la billetterie actuelle, un studio, un amphithéâtre. De maison de l’Opéra, on n’a plus entendu parler, les espaces de la salle modulable ont servi de dépôt et l’un des projets de Lissner était de la rouvrir en 2022, soit plus d’une trentaine d’années après la construction. L’État s’est aperçu que tout ça allait coûter cher… reprise de l’antienne…
On est peut-être lassé de ces rappels, mais dans un moment où l’histoire semble peu compter au profit de l’actualité et des réactions à chaud, il faut rappeler ces événements qui marquent l’inconséquence de l’État, tous pouvoirs confondus, qui traîne l’Opéra de Paris comme un boulet nécessaire et qui aboutit à la nième demande de trouver un « modèle économique » selon le langage délicieux de l’administration énarchique.
L’Opéra-Bastille était donc né comme « Opéra National Populaire » inspiré du projet de Jean Vilar pour le théâtre : la gauche étant au pouvoir, c’est le moins qu’elle pouvait faire. Le dispositif technique du théâtre prévoyait un grand nombre de représentations et donc une alternance serrée avec (très probablement) une troupe sur le modèle allemand, seul moyen dans un projet de ce type de contenir les coûts. Mais voilà, l’Opéra de Paris avait connu un système de troupe jusqu’en 1970, et le souvenir en était cuisant. Donc on n’en parlait pas… d’où le « modèle économique » nouveau inventé sous Liebermann qui perdura.
Le concept d’opéra populaire tient bon : la preuve, on appelle à la tête de Bastille René Gonzalès, l’un des hommes de théâtre les plus compétents et les plus respectés du moment. Mais connaissant peu le monde de l’opéra, il quitte dès 1990 Bastille pour diriger avec le succès que l’on sait le Théâtre Vidy-Lausanne. Par ailleurs, bien des futurs acteurs de l’opéra d’aujourd’hui sont déjà là : Lissner est au Châtelet, nommé là par Jacques Chirac Maire de Paris qui tout en se moquant de l’opéra comme d’une guigne veut damer le pion au camp d’en face empêtré dans la nasse.
De l’autre côté, le directeur général de l’Opéra de Paris en préfiguration est Dominique Meyer qui suit les travaux.

La nomination de Daniel Barenboim comme directeur musical qui livre des projets alléchants notamment avec Patrice Chéreau (la trilogie Mozart-Da Ponte) fait rêver le petit monde lyrique. Mais arrive comme président du Conseil d’Administration de l’Opéra Pierre Bergé, amateur de lyrique, créateur des Lundis de l’Athénée, entrepreneur à succès, et surtout ami du Prince du moment à peine réélu en 1988, François Mitterrand.
Bergé arrive et se comporte comme patron de facto de l’Opéra de Paris ce qu’il n’est pas statutairement (mais les faveurs du Prince…) profitant de l’absence de gouvernance claire : il casse le contrat de Barenboim qu’il chasse, lui rendant une liberté bénie qui le fera arriver à la Staatsoper de Berlin réunifiée dès 1992. Il y est encore… il n’aurait jamais duré autant à Paris.
La faute de Barenboim? Une programmation « élitiste » (on dirait ancien monde aujourd’hui) selon un système stagione qui ne saurait convenir à l’opéra du futur qu’est Bastille ;un système qui sera évidemment adopté dès l’ouverture de la maison en 1990 (j’espère que vous suivez…)

On connaît la suite. Au Châtelet, Stéphane Lissner, qui savait humer les bonnes affaires, aura tôt fait de récupérer partie des projets de Barenboim, et donc est en train de naître une amitié solide entre les deux hommes qui ne s’est jamais démentie (Barenboim, qui ira à Naples dès la saison prochaine, est même annoncé au programme de ce qui devait être la dernière saison parisienne de Lissner…). Du même coup, en termes de com, le Châtelet au « modèle économique » tout autre et avec un personnel permanent de quelques dizaines de personnes apparaît (faussement) dans les polémiques comme un rival de l’Opéra de Paris, sans projet artistique et à l’avenir trouble plus qu’aujourd’hui… Mais comme aujourd’hui, largement par la faute de sa tutelle.
Comme on peut le constater, les acteurs sont en place, depuis l’aube de l’histoire, dans cette agitation perpétuelle, essentiellement à cause d’un État incapable de gérer cette maison sans heurts, sans drames, sans polémiques sans palinodies.
Le tout puissant Pierre Bergé s’aperçoit vite qu’il ne peut assumer la charge et qu’il faut revenir à une configuration traditionnelle conforme au statut de la maison, nomination d’un administrateur général,d’un directeur musical et d’un directeur de la danse.
Il y nomme deux personnalités jeunes (et donc théoriquement maniables), dont une qu’il débauche au Châtelet, Jean-Marie Blanchard le conseiller artistique de Lissner. En 1992 naît donc le ressentiment que Lissner nourrit contre Blanchard, qui ne se démentira jamais. Eine pariser Tragödie.
Et comme directeur musical, Bergé impose à la place de Daniel Barenboim Myung-Whun Chung, qu’on sait aujourd’hui être un des grands chefs d’opéra, mais qui à l’époque apparaissait un chef de qualité, mais sans expérience.
C’est enfin Brigitte Lefèvre qui devient directrice de la Danse, un poste essentiel à un moment où dans le projet général, Garnier devient un théâtre exclusivement dédié au ballet. Elle traversera toutes les majorités et restera en poste sous cinq administrateurs/directeurs généraux, Blanchard, Gall, Mortier, Joel, Lissner (pour deux mois), un miracle dans une maison aussi consommatrice de ses cadres dirigeants.
Et la maison repart, avec un directeur général ( à l’époque c’est le directeur général qui gère l’administratif dans la maison) du nom de Jean-Paul Cluzel, très intelligent, assez malin, et surveillant général des dérives financières éventuelles, sorte de Hudson Lowe auprès de Napoléon (il aura une très belle carrière et deviendra Président de Radio France)

Mais entre-temps la majorité politique change. Les socialistes sont vaincus aux élections de 1993, et c’est Édouard Balladur qui devient premier ministre avec Jacques Toubon comme Ministre de la Culture. Voilà qui fragilise l’équipe en place, qui ne démérite pas (certaines de ses productions ont duré jusqu’en 2016…), mais qui n’a plus le soutien politique nécessaire.
Jacques Toubon procède méthodiquement par la commande à Hugues Gall d’un rapport sur la situation de l’Opéra, qui va aboutir

  • À une redéfinition du cadre des organisations
  • À la fin du mandat de Jean-Marie Blanchard, remplacé pour un court intérim par Jean-Paul Cluzel, directeur général « méritant » qui avait savamment observé et un peu gêné Blanchard…
  • À la fin du mandat de Myung-Whun Chung
  • À la nomination d’Hugues Gall au poste de Directeur général

On ne s’ennuie jamais à l’Opéra, mais la maison peut écrire désormais « Ici commence le court bonheur de ma vie », un court bonheur qui va durer quand même 14 ans le temps des mandats de Hugues Gall de 1995 à 2004, et de Gerard Mortier, de 2004 à 2009.

Prince Chirac
Le Prince Chirac ne s’intéresse pas à l’Opéra et laissera toujours faire, il sait que l’Opéra est désormais solidement encadré.
Aussi bien Gall que Mortier sont les héritiers (très différents) de Rolf Liebermann avec qui ils ont appris le métier : l’un a un profil d’organisateur et de grand gestionnaire, l’autre un profil plus nettement artistique et plus inventif. Mais l’ordre dans lequel ils sont nommés a son importance.
Jacques Toubon est un ministre avisé, très au fait de la chose culturelle et il est méthodique. Comme quoi un Ministre de la Culture qui a du poids et de l’intelligence, ça compte. Aussi Chirac et Juppé en font-ils leur Garde des Sceaux, et à la Culture ils placent Philippe Douste-Blazy. Aucune conséquence pour l’opéra, puisque Toubon avait bien fait le boulot.
Le travail de Gall, dans un théâtre conçu pour une alternance serrée – et un système de répertoire et de troupe ! -, était de construire un répertoire pour Bastille, une tâche dont il s’acquitta avec efficacité.
Construire un répertoire, c’est d’abord choisir des productions durables qu’on pouvait reprendre facilement, et donc pas forcément des grands gestes artistiques, des mise en scène qui secouent, mais assurer des arrières que le théâtre n’avait pas, puisque les scènes de Garnier et de Bastille n’avaient pas les caractéristiques qui permettaient de reprendre à Bastille des spectacles de Garnier (encore une incohérence dans la préfiguration) : seule exception le Faust de Lavelli (vu de 1975 à 2003), mais qui était encombrant à remiser, la fameuse verrière ayant été rendue indémontable pour des questions de poids et de sécurité.
L’autre exception serait Le Nozze di Figaro de Strehler, mais en réalité Le Nozze de Strehler qu’on voit à Bastille ne sont pas celles de Garnier (1973), mais la production de 1981 de la Scala.
Quand Gall quitte la direction en 2004, il peut dire « mission accomplie », période à peu près calme, et répertoire consolidé. Il a donné au théâtre ses fondations. On discutera à l’infini de ses choix esthétiques, mais ce n’était pas la priorité de la mission, son travail a été une garantie pour l’avenir et en tant que tel, il faut le saluer.
Ainsi, Gerard Mortier, nommé par la gauche encore au pouvoir, peut arriver pour promouvoir une autre politique : il sait qu’il a un théâtre en état de marche, c’est un habile négociateur avec les personnels. Sa programmation en dépit des critiques et des polémiques (qu’il allume quelquefois lui-même) reste plus de dix ans après son départ, une référence en matière d’inventivité et de grands souvenirs.

Prince Sarkozy
Le Prince Sarkozy n’en a rien à faire de l’opéra, la majorité en place subit Gerard Mortier dont le prestige international fait qu’on ne peut le chasser et attend patiemment son heure. Mortier sent la fin de mandat proche et donc prend les devant en se faisant nommer au New York City Opera (un poste qu’il n’occupera pas puisque le NYC Opera fermera).
La suite est connue : Nicolas Joel, arrive à la tête de la maison poussé par une jolie campagne du type enfin les chanteurs reviennent, enfin le répertoire français revient, on va voir ce qu’on va voir. Et c’est le flop qu’on connaît, à tous niveaux. La maison distille l’ennui, le conformisme, le plan-plan avec des choix souvent pitoyables. Une des périodes artistiquement les pires de ces dernières décennies, parce que même quand la crise de gouvernance était à son comble, la programmation de l’Opéra a continué à garder une certaine tenue.
Dans ces conditions, la période Mortier par comparaison apparaît phénoménale (elle ne le fut pas, même si elle fut solide et qu’elle laissa de très grands spectacles), et Stéphane Lissner, en poste à la Scala où il commençait à avoir des ennemis, semble le successeur presque naturel (même si, déjà, Serge Dorny auréolé de sa réussite lyonnaise était candidat à la succession de Nicolas Joel).

Prince Hollande
Pas plus que les autres, le Prince Hollande ne s’intéresse à l’opéra. Il ne veut pas d’ennuis ni de problèmes, c’est tout..

Après les cinq ans ternes de Nicolas Joel, il n’était pas difficile de faire mieux. Et Lissner est donc appelé pour remonter artistiquement la maison, parce que le théâtre pour le reste est en état de marche. La période Joel ayant été une période de gestion prudente et pépère.
Brigitte Lefèvre arrivant à la limite d’âge, elle quitte la direction de la danse et Lissner, fort habilement, nomme pour lui succéder Benjamin Millepied, qui, sans mauvais jeu de mots, met le pied dans un nœud de vipères bien orchestré.
La politique de Lissner quel que soit le poste, est toujours à peu près la même, il a dirigé le Châtelet, le Teatro Real, le Festival d’Aix-en-Provence, les Wiener Festwochen,  la Scala de Milan où il arrive presque in extremis dans une situation de crise énorme. Bref, il a l’expérience, les réseaux, les recettes, il sait humer les parfums du temps. Même si ce n’est pas un homme d’opéra, c’est un grand manager, très malin, très charmeur, qui a beaucoup d’amis, et donc aussi une flopée d’ennemis. Mais je continue à penser qu’après Joel, Lissner était une chance pour l’Opéra de Paris. Il a d’ailleurs comme on dit fait le job à Paris, le seul échec patent – mais de taille – est le départ rapide de Millepied du ballet, qui l’a contraint sans doute sous la pression et sans doute pas volontiers à nommer Aurélie Dupont comme directrice de la danse. Il s’est d’ailleurs depuis désintéressé de la question. Nous avons ailleurs traité de la situation désastreuse du ballet de l’Opéra, mécontent de l’ambiance instillée par Madame Dupont, ce qui est très problématique, parce que le ballet est une troupe, et en tant que telle, salariée de l’institution… un autre mur qui se lézarde en somme, et qui a semblé perdre son envie de danser (en décembre et janvier derniers notamment). Du point de vue du lyrique avec des hauts et des bas, les choses ne se sont pas si mal passées.

La situation à l’arrivée du Prince Macron (2017)
Il paraît que le Prince Macron aime l’opéra, et Rossini en particulier.  Après 3 ans d’exercice du pouvoir, on tarde à en voir les effets et notamment ces derniers mois… La culture c’est la grande muette dans ce gouvernement.

Nous constatons donc, que depuis les années Liebermann, l’Opéra notamment quand il est en crise, et souvent par la faute de l’État« coûte trop cher », au nom du vieux principe de qui veut noyer son chien l’accuse de la rage (un principe qui ces jours-ci a refait surface au Ministère de la Culture, et l’Opéra constitue dans les grandes institutions l’une des moins faciles à piloter, notamment à cause de l’absence de politique claire et de véritable dessein), mais au moins l’Opéra vit depuis 1995 avec le statut Toubon, et n’a pas l’air d’en souffrir.

La question des successions

Depuis quelques années cependant, les successions se sont passées de manière chaotique dans quelques théâtres :
Déjà en 2014 à la Scala, Lissner est parti par anticipation, pour prendre les fonctions laissées à Paris par Nicolas Joël, profitant de ce que son successeur à Milan Alexander Pereira, n’était plus en odeur de sainteté à Salzbourg : jeu de chaises musicales. Pereira parti, Salzbourg a eu un intérim, il arrive à Milan un an avant la date normale, ce qui permet à Lissner de laisser Milan pour anticiper son arrivée à Paris.
Voilà sans doute ce qui a permis de penser au Ministère de la Culture, souvent en retard d’un train, que ce qui avait été possible pour Lissner en 2014 le serait pour Neef en 2020 ou 2021. Seulement Lissner arrivait à Paris dans un théâtre en état de marche (on peut faire des reproches artistiques à Joel, mais pas celle d’avoir mal géré la machine). Neef arriverait dans un théâtre qui aura été fermé plus ou moins six mois (dec-janv 2019-2020 et mars-juillet 2020) et qui plus est en travaux jusqu’à novembre ou décembre 2020 (au total presque un an sans activité). On pourrait rêver mieux pour arriver dans un nouveau poste… Le Théâtre est sous coma artificiel et l’État ne rêve que de se défausser sur le directeur, avant même qu’il puisse faire lever le premier rideau.

Plus près de nous, Alexander Pereira a quitté la Scala pour son nouveau poste (Florence) fin décembre dernier, mais Dominique Meyer ne pouvait rejoindre Milan qu’en fin de saison 2019-2020, et la Scala s’est retrouvée sans Sovrintendente dès janvier 2020. Le confinement a arrêté ensuite comme partout la machine, Dominique Meyer était confiné à Vienne, Milan ayant été l’un des villes les plus atteintes par le Covid-19, tout y était arrêté et bloqué en mars et avril, il était inutile de bouger. Il vient de reprendre les rênes à Milan.

La succession parisienne

La situation parisienne, qui a l’air de tant agiter le petit milieu et la presse, n’a donc rien d’exceptionnel. Et c’est même un jeu de dupes.
Puisque Rosanna Purchia a quitté son poste à Naples le 30 mars 2020, Lissner a été installé Sovrintendente en titre au 1er avril 2020, selon ce qui était prévu:  il suffit de consulter l’organigramme sur le site du San Carlo.
Lisons aussi ce journal italien en ligne (il denaro.it):
Dal primo aprile Stéphane Lissner si insedia ufficialmente come sovrintendente del Teatro di San Carlo, a Napoli. L’ormai ex direttore dell’Opéra national de Paris prende il posto di Rosanna Purchia.
Traduction: Au premier avril, Stéphane Lissner prend ses fonctions comme sovrintendente del Teatro di San Carlo à Naples. Le désormais ex-directeur de l’Opéra National de Paris succède à Rosanna Purchia.
Notons comme le signalent Le Monde et La Croix du 8 octobre 2019 qu’il était initialement prévu que Rosanna Purchia soit prolongée d’un an pour permettre à Lissner de terminer son mandat parisien.
Visiblement, les choses se sont accélérées et ne se sont pas passées ainsi… Lissner ulcéré par l’attitude de l’État à son endroit n’a cessé les dernières semaines de dire sans ambages quelle était la situation et d’accuser le Ministère de l’avoir laissé choir. De plus la manière dont il n’a pas été prolongé (une erreur à mon avis) l’incite à ne pas faire de cadeaux. Il sait aussi comment Millepied a été traité lorsqu’il est parti (la liste est d’ailleurs longue de cas semblables, Barenboim par exemple…).
Il est donc aujourd’hui officiellement à la fois Sovrintendente de Naples et Directeur général à Paris. Ayant fermé la Grande Boutique pour travaux cet automne, et celle-ci ayant ses rideaux baissés depuis mars, il n’avait aucune raison de ne pas se tourner vers la préparation des saisons de Naples. C’est pourquoi j’avoue ne pas comprendre cette agitation médiatique et ministérielle qui semble découvrir ce que tout le monde peut lire et savoir en regardant un site internet ou les journaux, y compris français et ce que tout le monde, connaissant Lissner, pouvait deviner. Y compris Alexander Neef qui en digne successeur de Mortier ne se fait sans doute aucune illusion sur les pratiques du milieu.
Ou bien les hauts fonctionnaires du ministère de la Culture sont des ignorants et ne préparent pas leurs dossiers, ou bien ils jouent à la « pâle effarouchée », histoire de se dédouaner et de faire comme si…
On sentait bien que Lissner ne ferait pas de cadeau, et qu’il n’irait pas au bout de son mandat quand on a su que Rosanna Purchia laisserait officiellement la charge le 30 mars 2020, sans prolongation. Il y a fort à parier qu’il a eu arrangement pour arriver à cette situation.
Mais en plus, il est clair que Lissner même en restant à Paris ne pouvait gérer une situation dont il ne maîtriserait pas le futur, en cas d’échec il aurait porté le chapeau, et en cas de réussite, elle aurait profité à un autre… Pas folle la guêpe…

Or on sait qu’à l’opéra les délais sont d’au moins trois ans pour construire une programmation où artistes et chefs intéressants sont réservés trois à quatre ans à l’avance. Il faut donc nommer au moins trois ans à l’avance (Serge Dorny a été nommé à Munich en mars 2018 pour septembre 2021)
Les choses se passent de manière plus délicate quand les délais sont plus serrés, ce qui a été le cas pour Lissner à Naples, pour Meyer à Milan, pour Pereira à Florence. Bien heureusement tout cela se passe en Italie où les saisons sont souvent (au moins pour le tout-venant) préparées très tardivement.
À Paris, on se souvient la longue procédure de nomination du successeur, les hésitations du Ministère de la Culture quant à la prolongation du mandat de Lissner qui faisait venir des crises d’urticaire à ses ennemis (y compris à l’Élysée) et pour achever le tout, de l’intervention finale du Prince qui a fini par décider tout seul. À l’Opéra, le Prince n’est jamais loin, sans doute un souvenir des descentes baroques du Dieu sur son nuage, ce Deus ex machina qui vient tout résoudre à la fin. C’est pathétique mais c’est comme ça.

L’arrivée d’Alexander Neef

C’est finalement en juillet 2019 qu’Alexander Neef est officiellement nommé « Directeur préfigurateur de l’Opéra de Paris », voici son cahier des charges :
Alexander Neef devra faire rayonner l’Opéra national de Paris à l’international en s’appuyant sur toutes les forces et les potentiels de l’établissement. Il développera un projet lyrique ambitieux, qui accordera une place importante au répertoire français, et conjuguera le maintien d’un haut niveau artistique avec les enjeux de la démocratisation, de la recherche de nouveaux publics et du développement de l’éducation artistique. Il développera une offre culturelle et artistique novatrice pour la Salle Modulable de l’Opéra Bastille. Avant de prendre les rênes de l’établissement à l’automne 2021, Alexander Neef aura deux ans, en sa qualité de directeur préfigurateur, pour préparer ses premières programmations. Il participera en outre aux chantiers d’organisation conduit par Stéphane Lissner qui quittera ses fonctions à l’été 2021.
Juillet 2019 pour prendre des fonctions en septembre 2021, c’est très juste pour conduire une pareille maison, la plus grosse du monde, et établir une programmation y compris pour la salle modulable…
Alexander Neef s’est donc bien gardé d’intervenir dans la récente agitation, sinon pour rappeler simplement les termes de son contrat et faire dire qu’il ne fallait rien précipiter.
Et voilà que jeudi dernier 11 juin, le Ministre de la culture fort inopportunément fait rajouter une apostille à son cahier des charges, déjà bien fourni… Nous en rappelons les termes, déjà évoqués au début de ce texte. Neef aura pour mission de « revisiter le modèle économique, social et organisationnel » de l’Opéra de Paris afin « d’assurer les conditions d’une exploitation équilibrée ».
Les choses sont dites dans les termes galants de l’énarchie qui nous gouverne et méritent d’être décodés, car on y dit beaucoup en peu de mots.
« Revisiter le modèle économique» signifie en clair faire en sorte que l’État baisse encore ses subventions et donc que l’opéra trouve encore plus que 60% de recettes propres (ou opère une refonte du niveau de ses charges…). Cela pourrait vouloir dire transformer le statut public d’EPIC (Etablissement Public à caractère industriel et commercial) en Fondation de droit privé, et donc du même coup changer les statuts des personnels (avec les conséquences sociales et syndicales qui s’ensuivraient dans une maison familière des mouvements dits sociaux) grosso modo privatiser comme on l’a fait pour la Poste ou France Télécom.

C’est le système qui a été appliqué pour les Opéras en Italie, il marche pour les grands théâtres (Scala, Rome), c’est une catastrophe pour les plus petits, financés en réalité par des organismes semi-publics parce qu’ils trouvent peu de sponsors.
Le rêve de l’État énarchique, c’est de « faire mieux avec moins » et c’est bien ce qui est en filigrane dans cette apostille perfide.
On comprend ce qui pourrait se trouver derrière le modèle « social », il pourrait s’agir de faire diminuer la masse salariale, et sans doute inventer des souplesses en augmentant le nombre d’intermittents… Pour ces réformes de structure on fera porter le chapeau au Directeur général. On gardera au moins les mains propres.
Je ne pense pas exagérer quand je lis ces phrases, la dernière étant la plus infecte. L’impéritie élevée au rang d’art.
La dernière phrase « d’assurer les conditions d’une exploitation équilibrée » est un souhait évidemment partagé. Mais si les théâtres d’opéra sont la plupart du temps équilibrés, ils le sont aussi quelquefois au prix de la réduction des frais variables, c’est à dire les frais artistiques, parce qu’il y a des frais fixes impossibles à diminuer, entretien des bâtiments (Bastille a été terminée à l’économie, rappelons aussi comment Nouvel a été éloigné de la construction de la Philharmonie …), paiement des salaires etc.

La part variable, c’est les productions, on peut en enlever une ou deux par an pour permettre d’équilibrer… On voit la perversité du système: faire moins avec moins…
De toute l’histoire du spectacle vivant, le genre opéra est le plus coûteux, et la littérature sur l’économie (ou l’utilité) de l’opéra est abondante, et parce qu’il est coûteux, il est aussi fragile, parce qu’il dépend depuis le XVIIe du Prince et de ses caprices (on l’a vu plus haut) parce que l’on a souvent l’impression que les dépenses sont inutilement somptuaires. Il est vrai que dans un système de stagione serrée comme Bastille, il n’y a pas que de bons exemples, un certain nombre de spectacles coûteux ont été représentés une saison et n’ont jamais été repris, et certains même détruits après.
Mais indiquer au futur directeur général qu’il aura à « revisiter le modèle économique, social et organisationnel » afin « d’assurer les conditions d’une exploitation équilibrée » c’est instiller l’idée que tout n’a pas été fait (et donc un petit coup de griffe à Lissner) qu’il y a trop de grèves (c’est vrai, mais qui, depuis 1973 a su les arrêter et obtenu la paix sociale totale ?).
Tout cela n’est pas neuf, mais sent ici sa menace, l’année même où l’Opéra a souffert dans sa chair d’une des pires crises jamais traversées, mais où le Directeur Général n’était pour rien : la réforme des retraites, c’est l’État et la fermeture due au confinement, c’est la Pandémie.
Que l’attitude de certains personnels pendant la grève ait été exagérée, critiquable, au-delà du raisonnable, notamment en persistant quand tout le monde ou presque avait repris, c’est évident, mais pour quelques individus identifiables, le Ministère ajoute ces éléments au pire moment pour montrer les dents (cariées) et faire de l’autoritarisme à défaut d’avoir de l’autorité, c’est vraiment pour le moins malhabile, et c’est bien ne rien comprendre au monde de l’Opéra que de procéder de la sorte.

Alexander Neef ne s’y trompe pas : dans l’interview accordée à France Musique le 15 juin, interrogé sur cette apostille, il s’en sort par une généralité : à tout projet artistique correspond un « projet économique, social et organisationnel » spécifique.  Il évoque même la possibilité de créer une troupe, manière de revoir effectivement le « projet économique, social et organisationnel » qui d’ailleurs correspondrait au modèle initial prévu pour Bastille comme nous l’avons précisé plus haut, et au modèle commun pratiqué en Allemagne, dont Alexander Neef est originaire. Le Blog du Wanderer défend depuis longtemps la question des troupes à l’opéra, garantes de continuité et d’alternance serrée. Attendons.
Il confirme par ailleurs qu’il a bien l’intention de venir à Paris : à ce niveau, relever le défi que constitue la prise en main de la maison est pour lui un titre qui n’est pas négligeable pour un néo-directeur d’une grosse institution aussi blessée. Mais lui poser la question, c’est aussi souligner la manière peu opportune dont le Ministère de la Culture a édicté ses dernières exigences, et Neef non sans ironie, glisse dessus prudemment.
Enfin sur la question de sa venue, il laisse la porte entrebâillée, demande du temps pour régler la situation à Toronto, et notamment la nomination de son successeur, non encore nommé. Cela signifie évidemment pour lui aussi quelque acrobatie, mais au détour d’une phrase, on sent qu’il veille déjà à l’exécution de la saison 2020-2021, celle que Lissner devait assumer… et qu’il est de loin, déjà là.
Tout cela est un jeu de masques, assez amusant, où l’État ne fait pas bonne figure, nommant trop tard, agissant ensuite à contretemps, sans qu’il joue un vrai rôle de tutelle, qui est aussi un rôle de protection.
Victime de la configuration qu’il a lui-même créée à l’Opéra de Paris, l’État traîne l’Opéra comme le sparadrap du capitaine Haddock, parce qu’il y a en haut lieu peu de défenseurs de ce genre, qui coûte sans jamais rapporter (le foot au moins…) et qui reste un genre socialement marqué, sans que jamais l’État ne se soit coltiné vraiment le problème… On l’a bien vu en décembre et janvier derniers, qui a pleuré sur cette maison ?

Il est évident que l’organisation de l’Opéra de Paris et ses coûts ont besoin d’être regardés et contenus. Mais il n’est pas certain que ce soit la question des coûts où le bât blesse. Certes, l’Opéra de Paris a le plus gros budget d’Europe (autour de 200 m/€ en 2015) mais le MET avec une seule salle le dépasse (266m/€), et l’Opéra de Paris a deux salles à gérer qui sont comme deux opéras ordinaires puisque le Palais Garnier seul est une salle comparable à Londres, Vienne, Munich ou la Scala
Avec 200 m/€ de budget, l’Opéra de Paris offre en théorie chaque soir 4700 places, tandis que Londres offre 2000 places avec un budget de 160m/€ environ. Comparaison n’est pas raison, mais tout de même.
Au niveau du taux d’autofinancement, l’Opéra de Paris (60%) se trouve dans le peloton de tête (après Londres, Madrid et Barcelone, la Scala) bien plus que les grands opéras allemands qui atteignent à peine 20% d’autofinancement (Munich, le plus autofinancé atteint un taux d’environ 36%).
De ce point de vue, la situation parisienne n’a cessé de voir son autofinancement consolidé. Donc là aussi, la situation est loin d’être critique et en tout cas plutôt raisonnable.
Alors bien sûr, on peut toujours chercher à augmenter le taux d’autofinancement, et donc chercher les sponsors, avec les conséquences sur les compensations (places à mettre à disposition, events etc…) et les conséquences éventuelles sur les choix de programmation : on est loin de l’opéra populaire mais pas toujours de l’opéra populiste quelquefois…
Personnellement, je suis sans doute ancien monde et naïf, mais le financement public reste pour moi la garantie d’une politique artistique libre et audacieuse.
Là où les choses sont à revoir, c’est sans doute du point de vue des organisations internes et des charges en personnel, comme l’importance excessive de l’encadrement administratif à tous niveaux par exemple, qui en fait une machine un peu bureaucratique, mais aussi certains aspects artistiques : Alexander Neef évoquait la possibilité d’une troupe. Paris en a une, c’est le ballet, composé de 154 membres qui au total dansent peu, parce que la politique de la maison délaisse les productions des grandes formes qui occupent du monde au profit des petites, qui en occupent moins. Mathématiquement : les danseurs dansent peu, avec les conséquences prévisibles sur la préparation, le maintien en forme et globalement la qualité technique et artistique de l’ensemble.
A titre de comparaison, le Royal Ballet de Londres a 100 membres et une troupe d’excellence bien plus prestigieuse que Paris et la plupart des autres compagnies ont de 70 à 80 danseurs. Les compagnies russes (Bolchoï et Mariinsky) sont plus nombreuses, mais développent une activité autrement plus dynamique et peuvent danser dans plusieurs endroits à la fois et plusieurs fois dans la journée (il est fréquent qu’il y ait deux représentations sur la même journée)
Enfin occuper le ballet plus qu’il ne l’est, c’est aussi du point de vue économique remplir des soirées qui rapportent beaucoup et qui coûtent peu: Une manière de « revisiter le modèle économique »…

Je ne suis donc pas sûr que l’Opéra de Paris coûte si cher au total quand on observe ses charges de fonctionnement qui d’ailleurs ne manqueront pas d’augmenter avec l’ouverture éventuelle de la salle modulable. C’est le plus cher en Europe, mais c’est le plus gros, et ce n’est ni le plus cher au monde, ni le plus cher en absolu, même si c’est sans conteste la plus grosse maison du monde. Revenir sans cesse sur les coûts, c’est simplement mentir.
C’est pourquoi les polémiques incessantes, provoquées par les maladresses ou le manque de vision de l’État, par un Ministère de la culture incapable d’exister (on le constate en ces temps de confinement où le monde culturel est sacrifié) et qui se tourne vers le Prince quand il faut décider, des Princes qui pour la plupart n’en ont rien à faire, tout cela aboutit à des situations délétères, à une démobilisation des personnels, à la lassitude de tous, et quelquefois, à la désertion du public, qui est un fait patent dans bien des salles qu’il faudra bien un jour affronter..

Alexander Neef © Gaetz Photography

 

IN MEMORIAM MIRELLA FRENI (1935-2020)

Dans les années 70

J’avais appris que Mirella Freni n’allait pas bien ces derniers temps, mais les choses qu’on craint, on les étouffe en soi. Mirella ne chantait plus depuis une quinzaine d’années, mais on la savait là, je l’avais d’ailleurs croisée quelquefois, lors de spectacles ou de concerts à Modène et Reggio Emilia. Entre fans dans la queue à la Scala, on l’appelait Mirella tant elle était un personnage proche, simple, cordial, comme savent l’être les habitants de cette terre émilienne dont elle avait l’accent.
Encore une artiste qui a accompagné toute ma vie d’amateur d’opéra, d’une manière très particulière parce que Mirella, on ne l’écoutait pas comme n’importe quelle chanteuse, même les plus grandes : Mirella, on l’adorait comme artiste et on avait systématiquement, automatiquement de l’affection pour elle. Elle avait une place particulière dans mon, dans notre cœur qu’aucune autre chanteuse n’a eue.
Je l’ai entendue en continu de 1975 à 1995 à peu près. Et c’était à chaque fois d’abord une joie immense, et ensuite toujours la stupéfaction après ses performances, car je ne l’ai jamais entendue rater une soirée. Un joyau qui jusqu’au bout a gardé sa pureté et sa jeunesse première, et un incroyable contrôle vocal: on avait l’impression que la voix ne bougeait pas, homogène sur tout le spectre, et large, puissante, chaleureuse . Je crois l’avoir écrit récemment, elle chantait Mimi à 65 ans et elle était Mimi, sans aucun doute, on y croyait parce qu’elle avait cet air timide, modeste, sacrifié, et qu’elle avait dans la voix le drame (ah ! ses troisièmes actes de Bohème…).

Pavarotti et Freni: Rodolfo et Mimi pour l’éternité

Elle fut évidemment la Mimi irremplaçable du XXe siècle avec son Rodolfo, Luciano Pavarotti, son ami d’enfance qui lui aussi a grandi dans la ville de Modena. Marguerite (Faust), Amelia (Boccanegra), Mimi, Elvira (Ernani) Aida, Desdemona, Elisabetta, Adriana Lecouvreur, Tatiana (Onéguine), Fedora furent a priori les rôles où je l’entendis. Je me souviens avoir dit d’elle très tôt « incroyable le son qui sort de ce petit corps », incroyable en effet le volume, la technique, la présence, incroyable la pureté aussi ! Et pourtant, ce « petit » corps ne l’était pas autant qu’on le croyait, quand on l’approchait, elle avait un physique solide de bonne paysanne émilienne, avec ces belles joues rubicondes, ce sourire, cette disponibilité et surtout cette simplicité qui ne l’a jamais quittée.
Il n’y a pas de secret dans cette longévité d’une carrière commencée dans les années 60, tant elle est linéaire. Elle fut très vite la Mimi de Karajan, mais aussi sa Susanna des Nozze di Figaro (qu’elle chanta aussi à Paris avec Solti dans l’édition inaugurale de Versailles et de réouverture du Palais Garnier dans la mise en scène de Giorgio Strehler). Elle fut à Paris grâce à Rolf Liebermann, une inoubliable Marguerite dans la célèbre production de Jorge Lavelli du Faust de Gounod, elle fut Mimi face à Domingo dans une des reprises de la belle production de La Bohème (Giancarlo Menotti), elle fut surtout Amelia sous la direction de Claudio Abbado aux côtés de Ghiaurov et Cappuccilli dans Simon Boccanegra en 1978 et enfin en décembre 1993 et janvier 1994 à la Bastille, elle fut une inoubliable Adriana Lecouvreur.
Déjà son seul parcours parisien nous dit quelque chose de la manière dont elle mena sa carrière : elle fut toujours réputée pour sa prudence, évitant de chanter trop souvent, et n’abordant que des rôles dans lesquels elle se sentait sûre, ou avec un chef en qui elle avait confiance ou abordant des rôles au disque qu’elle ne chanta jamais à la scène (Leonora de la fabuleuse Forza del Destino dirigée par Riccardo Muti ou Tosca qu’elle enregistra tard avec Sinopoli).
Elle abandonna très vite Traviata qu’elle chanta en début de carrière avec Karajan, qui la propulsa au premier plan, un de ses chefs de prédilection et dont on disait qu’avec lui elle pouvait tout chanter. Elle chanta avec lui outre Mimi et Traviata, Micaela (aux côtés de Vickers et Bumbry) Susanna, Zerlina, Desdemona, Elisabetta et Aida.
Je me souviens que nombre de critiques furent dubitatifs quand on apprit qu’elle chanterait Aida à Salzbourg en 1979 aux côtés de Horne, Carreras, Raimondi, Ghiaurov, Cappuccilli. Pour avoir été dans la salle (une chance inouïe) je peux affirmer que je n’ai jamais entendu pareil troisième acte sur une scène. Et un technicien me confia « c’est comme ça tous les soirs ».

Avec son mari NicolaI Ghiaurov


Elle chanta Mimi jusqu’à la fin de sa carrière, et je l’entendis aux côtés de Pavarotti et d’autres sous la direction de Kleiber à Munich et à la Scala (et sous celle de Patanè à Paris). Elle chanta Desdemona avec Karajan à Salzbourg, puis avec Carlos Kleiber à la Scala où j’entendis les quatre représentations qu’il dirigea pour le centenaire de l’œuvre en 1987 (36h de queue…) et Elisabetta de Don Carlo avec Karajan puis Abbado. Je l’entendis aussi en 1982 dans Elvira d’Ernani sous la direction de Muti (avec Ghiaurov, Bruson, Domingo) où elle était excellente mais pas aussi fabuleuse que dans d’autres rôles. J’eus la chance d’entendre son Elisabetta en 1989 à Vienne avec Abbado en fosse, aux côtés de Raimondi, Baltsa, Lima, Bruson dans une terne production de Pizzi. La voix gardait la même intensité, la même largeur, le même contrôle – c’était phénoménal. Voyant la fin de carrière approcher, elle aborda des rôles différents, essentiellement Tatiana d’Eugène Onéguine, en 1986 à la Scala avec le Gremine de Ghiaurov et sous la direction de Seiji Ozawa où la scène de la lettre était d’une intensité incroyable, je la réentendis d’ailleurs toujours avec Ghiaurov, chez elle à Modena bien plus tard. Elle aborda Adriana Lecouvreur, toujours à la Scala où elle était adorée en 1989 sous la direction de Gianandrea Gavazzeni, aux côtés de Peter Dvorsky (c’est aussi à ses côtés que nous l’entendîmes pour neuf représentations délirantes en 1993/1994 à l’Opéra Bastille). Enfin je l’entendis aussi dans Fedora de Giordano à la Scala, un rôle typique de fin de carrière, en avril 1993 aux côtés du Loris de Placido Domingo sous la direction de Gianandrea Gavazzeni.
Elle a toujours gardé outre sa voix, sa spontanéité et son naturel, mais elle discutait beaucoup aussi. Je crois être pour quelque chose dans sa présence à Paris dans l’Adriana Lecouvreur. À l’époque, c’était Jean-Marie Blanchard qui était ce qu’on appelait alors Administrateur Général et c’était une création à l’Opéra de Paris venu au vérisme tard, comme on le sait. Ayant entendu Mirella à la Scala, je persuadai Jean-Marie Blanchard de l’engager et il me chargea de la contacter à Milan, elle était très soucieuse du chef et nous discutâmes longtemps au téléphone car elle tenait absolument à un chef précis (qui d’ailleurs ne dirigea pas). Les représentations (je n’en manquai aucune) ne furent pas triomphales, mais littéralement délirantes. Rarement on vit le public de Bastille aussi déchaîné, au point que Yannick Heurtault, le chef contrôleur, l’homme de la boite à sel, presque éternel, bien connu et très respecté des lyricomanes de Garnier puis de Bastille que je connaissais depuis ma période étudiante, me dit avec un franc sourire devant le déchainement de la salle quand elle apparaissait pour saluer, faisant allusion aux polémiques de l’époque sur l’acoustique de Bastille, « aujourd’hui y’a pas de problème d’acoustique, hein !? ». Ces représentations furent ses dernières à Paris…

Terminons par une autre anecdote personnelle, qui est l’un de mes souvenirs les plus forts : nous étions venus à Vienne avec deux autres amis pour écouter le Don Carlo, c’était un voyage d’Abbadiani itineranti (même si le club n’existait pas encore…) prévu de longue date, le 13 octobre 1989, et trois ou quatre jours auparavant Claudio Abbado venait d’être appelé à la tête des Berliner Philharmoniker, à la surprise générale, nouvelle enthousiasmante pour nous. Nous le contactâmes donc dès notre arrivée pour pouvoir aller le féliciter et il nous invita à partager le dessert du repas d’après Don Carlo dans un restaurant italien près de la Cathédrale (Stephansdom). Nous nous exécutâmes avec une joie non dissimulée, comme le lecteur pourra bien imaginer. Autour de la table, Agnès Baltsa, Luis Lima, Mirella Freni, Nicolai Ghiaurov (qui ne chantait pas), Ion Marin son assistant et son épouse. Ambiance chaleureuse, tranquille, amusante même avec une Baltsa très boute en train, longue discussion avec Claudio, puis arriva le dessert, un énorme gâteau avec au centre une couronne de Roi ou de Tsar offerte à Abbado…

Claudio Abbado couronne Nicolai Ghiaurov tandis que Mirella (de dos) prend la photo


Claudio prit la couronne et en couronna Ghiaurov, en lui disant « Lo Tsar sei tu ! » (le Tsar c’est toi) et Mirella fit le tour de la table pour immortaliser la scène par une photo, je le fis aussi et quelques années après je lui présentai la photo (où l’on voit Abbado couronner et Mirella de dos photographiant) elle en fut très émue, et appela Ghiaurov – ils ne se quittaient jamais – pour qu’il signe aussi la photo. Mirella avait une belle écriture ronde avec de belles et grandes lettres bien dessinées. Ceux qui ont des autographes d’elle le savent.
Elle n’est plus. Il nous reste plein de souvenirs et de disques, mais c’est le vide dans le cœur.

Nicolai Ghiaurov et Mirella Freni à la fin du repas du 13 octobre 1989, à Vienne, après une représentation de Don Carlo

IN MEMORIAM NELLO SANTI (1931-2020)

Nello Santi

Une fois encore disparaît un pan de ma jeunesse, de ce moment où je découvrais l’opéra à l’Opéra de Paris. Peu après Franz Mazura s’efface Nello Santi, une autre de ces figures qui éclaira mes jeunes années de lyricomane pas encore averti. Ceux qui décorent mon mur des souvenirs lyriques s’effacent hélas les uns après les autres.
Nello Santi est un de ces chefs italiens (né à Adria en Vénétie en 1931), qui a construit l’essentiel sa carrière hors d’Italie (il a dirigé pour la première fois à la Scala en 2017…).  Il y a dirigé à ses débuts (Rigoletto à Padoue), mais on l’a vu plutôt très vite à Londres, à Vienne, au MET, puis à Paris. Il a essentiellement dirigé à Zurich jusqu’à ces toutes dernières années, il est d’ailleurs devenu citoyen suisse. Les derniers temps, on lui reprochait de diriger fort, d’être zim boum boum en contradiction avec le désir de raffinement qui caractérise l’âge actuel de l’opéra: souvenons-nous du « Verdi come Mozart » revendiqué par Riccardo Muti lors d’une production de Trovatore à la Scala qui fut d’un ennui mortel.
Santi, c’est au contraire la grande tradition de l’interprétation verdienne, directement issue de Toscanini de qui il se revendiquait d’ailleurs.
Nello Santi, je l’entendis essentiellement à Paris, où il dirigea I vespri siciliani de 1974 à 1979 dans la belle production de John Dexter, mais aussi Otello, La Bohème, Il Trovatore, Nabucco, Simon Boccanegra jusqu’à la fin des années Liebermann). Il fut enfin appelé en 1991 à diriger à Bastille Manon Lescaut dans une des premières productions de Robert Carsen venue de l’Opéra des Flandres. Depuis, plus rien. Il n’était plus digne de Paris.
J’achetai aussi un jour un enregistrement pirate d’un Ballo in maschera qu’il dirigeait au MET où Leonie Rysanek en Amelia, dans un de ses soirs les plus noirs gratifiait d’un Ecco l’orrido campo devenu en l’espèce ecco l’orrido canto pour l’occasion où le célèbre soprano entama tout sur un mauvais pied, avec des problèmes de justesse en escadrille face à un Bergonzi solaire.
Nello Santi restera pour moi lié à la découverte des Vespri Siciliani, un opéra cher à mon cœur depuis, lié aussi à ma récente découverte de Verdi (j’avais commencé par Aida à Caracalla en 1965, Il Trovatore puis I Vespri Siciliani en 1973 et 1974 à Paris) : mon troisième Verdi, avec lui en fosse, fut la révélation définitive. Et c’était un « chef à l’ancienne », au sens où il dirigeait à l’italienne sans partition, et qu’il était pour les chanteurs d’une sécurité à toute épreuve, attentif aux voix, aux rythmes et qu’il donnait à Verdi avec une palpitation extraordinaire, cette vie fabuleuse qui alors ne cessait de me séduire et de m’emporter.
Il ne fallait pas chercher chez lui les raffinements extrêmes ou une révélation maniaque des architectures internes d’une partition, mais il avait un sens du théâtre, un sens de l’œuvre un sens du chant qui littéralement emportait comme dans un tourbillon : il a toujours eu un grand succès à Garnier parce qu’il représentait ce Verdi « all’italiana » que le public nouveau que Liebermann et sa programmation avait suscité attendait et adorait. Aujourd’hui, c’est une conception un peu dépassée, considérée comme routinière, et Santi a été rangé dans les magasins d’antiquités, du moins de ce côté-ci des Alpes où la critique était devenue très sévère et un peu distante sinon méprisante avec lui.
Et pourtant, quelle vivacité, quelle sève, quel sang : il savait emporter un orchestre, lui communiquer une flamme, une ardeur qu’on entendait alors rarement. Il était l’un des derniers héritiers directs d’Arturo Toscanini, à qui il vouait une admiration sans bornes, et pouvait être comparé à Antonino Votto ou Francesco Molinari Pradelli, c’est à dire l’héritier d’une tradition qui aujourd’hui s’est éteinte avec lui, garantie d’un ton parfaitement idiomatique.
L’un des dernières fois que je l’ai entendu, c’était à Zurich, en 2007 dans André Chénier de Giordano et j’avais une fois de plus revu avec émotion sa silhouette massive, sa manière énergique de diriger, d’accompagner les chanteurs (même si le volume dans la salle de Zurich aurait pu être un peu retenu), sa sûreté avec l’orchestre et la respiration qu’il donnait à l’œuvre.
Il a été un zurichois d’adoption tant il y a dirigé. Il fait partie de ces chefs qui respiraient le répertoire italien, avec une conception qui représente la permanence d’une tradition que les allemands appellent les Kapellmeister », ces chefs qui garantissent un style, une continuité, et qui président à la cohérence sonore des orchestres. Nello Santi, c’était une figure qui représentait la solidité musicale et un style italien qui manquera quelque peu aujourd’hui.
J’ai pour lui une reconnaissance profonde, qui tient au rôle qu’il a joué dans ma découverte de Verdi et de son feu intérieur, qui me marquera pour longtemps : c’est pourquoi je lui ai toujours voué une admiration affectueuse.

LA SAISON 2019-2020 DE L’OPÉRA DE PARIS

Une saison terne, sans imagination, qui parie sur un Ring aux prix exorbitants et à la distribution assez ordinaire, à quelques rares exceptions.

L’Opéra de Paris nouveau est arrivé ! Une saison déjà auscultée, décortiquée, analysée… Cette année, débute le deuxième Ring de la maison en une décennie, de quoi faire oublier qu’on n’en avait pas eu depuis plus de cinquante ans (enfin si, un demi… en 1976). Il y eu le Ring Joel (Krämer) il y aura le Ring Lissner (Bieito). Trois Ring ont écumé la carrière de Stéphane Lissner : un à Aix (Braunschweig à oublier), un à la Scala (Cassiers, qui vit sa dernière saison à Berlin en septembre prochain) et maintenant un à Bastille (Bieito) dont on sent bien qu’il a déjà une odeur de soufre. Les pâles effarouché(e)s ont déjà eu la peur de leur vie dans une Carmen de vingt ans d’âge et en l’occurrence très sage. Nous n’osons imaginer les ambulances à la sortie de la salle.
Trêve de plaisanterie : au moins nous aurons un travail intelligent, une qualité que personne ne peut dénier à Calixto Bieito. Quant à Philippe Jordan il aura donc dirigé deux productions différentes du Ring à Paris, quel luxe !

Je me demande toujours si dans une maison comme Paris un directeur musical est  indispensable dans les conditions d’une salle qui doit beaucoup programmer. La présence d’un directeur musical plombe souvent l’appel à d’autres chefs de renom sur des grandes œuvres du répertoire ou pour les nouvelles productions.
Paris n’a pas toujours eu de directeur musical, même si se sont succédé pour des durées très diverses Solti, Zagrosek, Chung, Conlon puis Jordan. Ni Liebermann, ni Mortier n’étaient convaincus de sa nécessité, pas plus que Dominique Meyer à Vienne après la démission de Franz Welser-Möst.
Deux options : ou vous avez un directeur musical qui fait à lui seul événement comme Kirill Petrenko à Munich ou Daniel Barenboim à la Staatsoper de Berlin, ou vous appelez un chef encore jeune qui va profiter pour élargir et construire son répertoire, c’est le cas de Philippe Jordan qui va partir vers Vienne avec dans sa besace un répertoire important constitué à Paris allant de Wagner à Strauss et de Verdi à Borodine.

Pour le reste wait and see.

Au-delà du Ring quelques observations générales, au moment où à Paris se choisit le futur directeur général, avec les inévitables bruits qui circulent et qui excitent le landerneau lyrique dont il a été suffisamment question dans ce blog pour ne pas y revenir.Cette saison n’est pas musicalement si excitante, (un Ring ne fait pas le printemps) et pauvre en idées même si chaque production est assez bien distribuée. Nous allons essayer de comprendre pourquoi.

Un Ring pour un théâtre est un gros investissement en mobilisation des équipes, des espaces, des forces techniques, et il est naturel qu’il soit divisé en deux saisons, il est naturel aussi qu’en terme de nouvelles productions, les choses ne soient pas aussi chatoyantes à côté.
Ce Ring sera présenté en deux parties, Rheingold en Avril 2020, Walküre en mai, Siegfried en octobre et Götterdämmerung en novembre avec deux cycles fin novembre et début décembre 2020.
Musicalement, nous connaissons l’approche de Philippe Jordan et donc l’attente est moindre. En revanche, la distribution nous semble un peu irrégulière. C’est bien d’afficher Jonas Kaufmann en Siegmund (il attirera les foules) avec la Sieglinde d’Eva Maria Westbroek (on retrouvera ainsi le couple du MET de la production Lepage, quelques années après) et Andreas Schager en Siegfried qui désormais le chantera partout (et notamment à Bayreuth), il y a un Alberich moins connu, mais qui est un très bon chanteur, Jochen Schmeckenbecher, l’excellent Gerhard Siegel en Mime et le Loge des premières années de Castorf à Bayreuth, Norbert Ernst. J’ai plus de doutes sur le Wotan de Iain Paterson, non que ce chanteur au chant élégant ne soit pas valeureux, mais pour l’avoir entendu à Bayreuth dans Rheingold, je ne suis pas convaincu qu’il soit un Wotan pour les trois opéras. Et je nourris encore plus de doute sur Martina Serafin en Brünnhilde de Walküre et Siegfried. Elle ne m’a jamais convaincu dans aucun rôle, je n’en donc attends rien non plus dans Brünnhilde. Ricarda Merbeth sera la Brünnhilde du Götterdämmerung, là on aura au moins du solide.

À part le Ring, la saison nous propose quelques nouvelles productions :

Et d’abord un OVNI, une opération qui montre les hésitations d’une programmation qui n’ose plus grand chose. On sait que Paris n’a pas à son répertoire les grandes œuvres du bel canto romantique, si peu de Donizetti (qu’attend cette direction ou une autre pour programmer au moins La Favorite, créé pour ce théâtre en 1840 ?) et quelques rares Bellini.
–  C’est ainsi que Il Pirata est présenté en version de concert pour deux malheureuses soirées en décembre. Une opération qui permet d’afficher Riccardo Frizza au pupitre et surtout Sondra Radvanovsky en Imogene, Michael Spyres en Gualtiero et Ludovic Tézier en Ernesto. Une distribution qui aurait tenu ses dix représentations à Garnier et qui au moins aurait montré que cette programmation avait un sou d’originalité, une qualité qu’elle est loin d’afficher cette saison, plutôt terne et peu imaginative. Mais c’est un opéra sans coûts de production avec un simple coût de plateau: demander un tarif maximum de 160€, c’est tout bénéfice pour la maison…

Pour le reste, les nouvelles productions sont :

  • La Traviata (septembre-octobre 2019, Garnier) pour 13 représentations: que serait un théâtre d’opéra sans La Traviata ? La production de Benoît Jacquot, sage et donc apte à n’effrayer personne, et surtout à remplir le tiroir-caisse a tenu quatre saisons, reprise quasiment chaque année à l’exception de la saison 2016/2017. Elle aurait pu durer quelques saisons de plus, mais en 2018/2019, c’est Simon Stone, l’un des très grands de la mise en scène d’aujourd’hui, qui va officier. Alors évidemment la curiosité est plutôt excitée.
    Du côté musical, un chef, Michele Mariotti, une référence aujourd’hui dans Verdi (en alternance pour les trois dernières représentations avec Carlo Montanaro) et donc pas de souci.
    Du côté de la distribution, une alternance entre deux cast, le couple Pretty Yende/Benjamin Bernheim qui a l’air de prendre de l’espace dans la programmation parisienne et le couple Nino Machaidze/Atalla Ayan.
    C’est déjà l’occasion de confirmer l’intérêt réel pour Benjamin Bernheim qu’on a peu vu à Paris, et du brésilien Atalla Ayan qui alternaient déjà dans La Bohème de Guth en 2017/2018. Quant à Pretty Yende, on ne la présente plus et Nino Machaidze, un peu plus avant dans la carrière que sa collègue, est un soprano apprécié.
    Tout est en place pour attirer le public, remplir les caisses, faire parler la presse. C’est ce qu’on appelle une opération sans risque, pour une œuvre qui va retourner à Garnier, le lieu idéal pour Traviata, tant par la jauge de la salle que par son architecture et son style. Mortier l’avait bien compirs en programma à Garnier la merveilleuse Traviata de Marthaler (avec Christine Schäfer et Jonas Kaufmann, ça vous dit quelque chose?)
  • Les Indes galantes de Rameau (septembre -octobre 2019 pour 13 représentations). C’est le 350ème anniversaire de L’Opéra et cette nouvelle production alternera avec La Traviata en septembre et octobre 2019. Les Indes Galantes est une œuvre emblématique de l’Opéra de Paris, à cause de la production mythique de Maurice Lehmann en 1956 qui fit courir le public et qui resta un marqueur de notre théâtre national de ces années-là. Stéphane Lissner met donc les petits plats dans les grands et il n’est évidemment pas question de proposer une mise en scène qui ne puisse pas concurrencer la légendaire production précédente. Il a donc fait appel à Clément Cogitore, dont on peut résumer l’art ainsi (extrait de son site) : « mêlant films, vidéos, installations et photographies son travail questionne les modalités de cohabitation des hommes avec leurs images. Il y est le plus souvent question de rituels, de mémoire collective, de figuration du sacré ainsi que d’une certaine idée de la perméabilité des mondes. »
    A priori cela devrait convenir à cette œuvre un peu folle, qui réunira la fine fleur du chant français, de Sabine Devieilhe à Julie Fuchs, de Florian Sempey à Stanislas de Barbeyrac, sans oublier Jodie Devos, Alexandre Duhamel et Mathias Vidal. Le tout dirigé par Leonardo Garcia Alarcón à la tête de sa Cappella Mediterranea. On peut cependant être surpris que l’Orchestre de l’Opéra ne soit pas associé à l’opération, mais il sera pris sans doute par les répétitions de Traviata, et mobilisé sur le répertoire.
    On peut être encore plus surpris que Rameau soit affiché…à Bastille. Certes, Bastille convient pour une opération qu’on attend spectaculaire, et qui technologiquement est peut-être une salle plus adaptée que Garnier…mais Rameau est-il fait pour cet immense vaisseau ?
  • Le Prince Igor (Borodine)(fin novembre- décembre 2019 pour 10 représentations) : production choisie pour les fêtes et c’est une fête que d’accueillir pour la première fois à l’Opéra, Barrie Kosky, l’un des très grands de la mise en scène d’opéra et qui accomplit un travail exemplaire à la Komische Oper de Berlin. L’œuvre est distribuée correctement avec notamment la Kontchakovna de Anita Rachvelishvili, qui fit tant de bruit à New York dans ce rôle, Pavel Černoch dans Vladimir. C’est Evguenyi Nikitin qui sera Igor, je me demande la voix n’est pas trop légère pour un rôle marqué fortement par Ildar Abdrazakov aujourd’hui.
    Une opération satisfaisante, encore qu’on puisse se demander pour une œuvre qui sans doute sera peu reprise, si l’on n’aurait pas pu réserver Kosky pour un autre titre, et proposer à Paris la magnifique production de Dmitry Tcherniakov (un nom qui doit faire frémir depuis les derniers Troyens) qu’on a vue à New York et Amsterdam, et qui avait même convaincu le public du MET, connu pour son conservatisme à côté duquel celui de Paris semblerait ouvert. Cela aurait coûté sans doute moins cher.
  • Manon (Massenet) (Mars-avril 2020 pour 13 représentations) : depuis 1974, c’est la cinquième production de l’opéra de Massenet. Signe particulier, on l’a vue à Garnier, puis à l’Opéra-Comique, puis à Bastille. Voilà une œuvre qui s’adapte à tous les théâtres, même si c’est à l’Opéra-Comique qu’elle a été créée en 1884. Autre signe particulier, la dernière production, signée Coline Serreau, que même Nicolas Joel n’a pas osé reprendre (vous vous souvenez ? les patins à roulettes dans Saint Sulpice…) a duré une seule saison et 10 représentations. Dépense inutile.
    D’abord il n’est pas dit que Bastille convienne à Manon, ensuite Massenet n’a donc écrit que Manon et Werther ? Stéphane Lissner ne pouvait-il pas afficher Don Quichotte, qu’on n’a pas vu depuis 17 ans? Manque d’imagination, ou envie encore une fois de remplir le théâtre? Il n’est pas sûr que Manon y réussisse, même si comme pour Traviata, on y affiche Pretty Yende et Benjamin Bernheim, en alternance avec Sofia Fomina et Stephen Costello. Au pupitre, Dan Ettinger.

Pour le reste, des reprises qu’on va essayer de classer, bien distribuées, avec des choix de chefs quelquefois discutables.
Quelles reprises pour 2018-2019 ?

Les opéras contemporains :

Pour faire bonne mesure et afficher la volonté de maintenir le répertoire contemporain, et de reprendre des œuvres qui bien souvent ne remplissent pas, la saison affiche

  • Lear de Reimann (novembre-décembre 2019, 6 représentations), dans la réalisation de Calixto Bieito (pas très inspirée), on profite visiblement de la présence du metteur en scène espagnol sur le Ring pour reprendre son spectacle, qui affichera Bo Skovhus dans Lear et la plupart des chanteurs de la première en 2016, à part Ricarda Merbeth, remplacée par Evelyn Herlitzius, ce qui n’est pas si mal. Comme en 2016, c’est Fabio Luisi qui assure la direction musicale. Plutôt une bonne affiche.
    Yvonne, princesse de Bourgogne (février-mars, 6 représentations), de Philippe Boesmans, créé à Paris en 2009 sous l’ère Mortier. C’est une reprise bienvenue dans la mesure où l’on reproche suffisamment aux théâtres de ne jamais reprendre les créations pour saluer celle-ci, avec une distribution complètement refondue (Naouri, Uria-Monzon, Behr, Dennefeld) et la présence de Susanna Mälkki au pupitre qui succède ainsi à Sylvain Cambreling. Susanna Mälkki est une référence en musique contemporaine, mais cette cheffe de grande qualité que d’aucuns voient succéder à Philippe Jordan pourrait aussi se voir offrir d’autres titres du répertoire, le succès de sa récente Rusalka l’a montré car c’est là qu’on l’attendra le jour où… 

Les reprises

  • Les Puritains de Bellini (septembre-octobre 2019, 9 représentations, Bastille), la production assez fade de Laurent Pelly, dirigée par Riccardo Frizza un spécialiste de ce répertoire, qui n’est pas le seul italien à diriger le bel canto, il faudrait peut-être s’en souvenir. Dans une distribution satisfaisante autour d’Elsa Dreisig réunissant Javier Camarena en alternance avec Francesco Demuro et Alexander Tsymbaliuk. Une série pour remplir l’agenda. Remarquons cependant que le bel canto aurait mieux sa place à Garnier.
  • Don Carlo de Verdi (traduction italienne en cinq actes, octobre-novembre 2019, 10 représentations, Bastille). Le retour de la production Warlikowski dans la traduction italienne en cinq actes de 1872 pour Naples (et pas celle de Modène de 1886). C’est-à-dire grosso modo la traduction de la version originale. Opération qui affiche un très bon chef, Fabio Luisi et une distribution dominée par le Filippo II de René Pape. Roberto Alagna en Don Carlo (il fut magnifique au Châtelet en 1996 dans la version française, qu’en sera-t-il 23 ans après ?) avec Alexandra Kurzak en Elisabeth, selon le bon principe du « tu en veux un, tu auras les deux ! » appliqué plus tard dans l’année par le couple Netrebko/Eyvasov, pratiques d’un autre âge où les stars imposent leurs conditions (on se souvient que Liebermann n’avait pas affiché la Sutherland parce qu’elle imposait son mari Bonynge comme chef, mais autres temps autres mœurs), le couple alternera avec le Don Carlo de Michael Fabiano et l’Elisabeth de Nicole Car, Etienne Dupuis sera Posa et on attendra surtout l’Eboli d’Anita Rashvelishvili. Honnêtement, l’opération vaut pour Luisi, Pape et Rashvelishvili.
    Quant au choix de la version italienne, elle aurait du sens si on affichait en regard de la version française celle de Milan en quatre actes en 1884, qui marquent vraiment leurs différences, où à la rigueur celle de Modène. Mais cela supposerait une nouvelle dramaturgie ou une autre mise en scène comme la solution adoptée par Vienne qui a la version française (F.Konwitschny) et en face la traduction italienne en quatre actes (D.Abbado). Il aurait été plus sensé de reprogrammer la version originale qu’on a quand même très peu vue à Paris avec une autre équipe de chanteurs.
  • Don Giovanni de Mozart (mars-avril 2020, 12 représentations, Garnier).La production de 2019 d’Ivo van Hove, qu’on verra au printemps et qui se substitue cette année à la production Haneke qui aurait pu vivre encore un peu, sera présentée avec une distribution assez modifiée : si Mikhail Timoshenko restera Masetto, Philippe Sly Leporello, Stanislas de Barbeyrac Ottavio, et Jacquelyn Wagner Anna,  le Don Giovanni sera l’excellent Luca Pisaroni au lieu d’Etienne Dupuis, et Elvira sera Stéphanie d’Oustrac au lieu de Nicole Car, Zerline Zuzana Markova au lieu d’Elsa Dreisig. Philippe Jordan reste aux commandes. Notons le repassage de Don Giovanni à Garnier après les années Haneke à Bastille.
  • L’Après-midi d’un faune (Debussy) / L’enfant et les sortilèges(Ravel)(Janvier 2020, 7 représentations, Garnier) reprise 1998 (Gall).
    Debussy et Ravel face à face, danse et opéra face à face, sous la baguette estonienne de Vello Pähn, avec non le ballet de l’opéra qui danse sans doute trop, mais la Compagnie Rosas de la chorégraphie d’Anna Teresa de Keersmaker, déjà invitée en mars 2019. Quant à L’enfant et les sortilèges, la production sera confié à l’Académie de l’Opéra de Paris dans la production de 1998, reprise de l’époque Gall, de Richard Jones et Anthony Mc Donald. Je lis mal le rapport scénique et visuel entre les deux spectacles. Mais sans doute y-en-a-t-il un puisque c’est ainsi programmé…
  • Adriana Lecouvreur de Cilea (avril-mai 2020, 7 représentations, Bastille). Qui se souvient que la production Boutté d’Adriana Lecouvreur en 1992-1993 fut l’un des premiers authentiques triomphes de Bastille ? Cette production, à l’initiative de Jean-Marie Blanchard, éphémère « Administrateur général » comme on disait alors, dont plusieurs spectacles ont duré et perduré des années (on reverra même cette année la Butterfly de Robert Wilson, une autre production Blanchard) fut l’entrée au répertoire de cette œuvre peu donnée à l’époque en France
    La cause de ce succès? La dernière apparition de Mirella Freni à l’Opéra de Paris qui chaque soir faisait littéralement crouler la salle sous les hurlements.
    La production modeste de Boutté (qui était malade) a fait place à une autre, signée David McVicar, à l’initiative de Nicolas Joel, qui date de 2015, et qui affichait alors Angela Gheorghiu et Marcelo Alvarez sous la direction de Daniel Oren.
    Cette année Stéphane Lissner la reprend et c’est le valeureux Giacomo Sagripanti (qu’on n’a jamais entendu dans ce répertoire) qui dirigera l’autre couple glamour de l’opéra des fans, Anna Netrebko (avec en alternance sur deux dates Elena Stikhina) avec son époux Yusif Eyvazov, qui passait par la Bastille par le plus grand des hasards. La Princesse de Bouillon sera Ekaterina Sementchuk, ce qui nous promet un beau duo avec la Netrebko. Guettez le jeune serbe Sava Vemić une basse profonde incroyable qu’on va voir plusieurs fois dans la saison, et qui chantera le Prince de Bouillon.
  • Boris Godounov de Moussorgski (mai-juin 2020, 12 représentations, Bastille). La production vedette d’Ivo van Hove discutée, mais qui a remporté un vrai succès revient pour un nombre respectable de représentations et un cast pas mal renouvelé : c’est Michael Schønwandt qui succède à Vladimir Jurowski au pupitre. Un chef respectable mais qui n’a ni l’aura ni l’inventivité de Jurowski. Pourquoi ce choix ?
    C’est René Pape qui incarnera le Tsar, et c’est presque une prise de rôle (deuxième production où il le chante à ma connaissance); on trouve aussi des chanteurs intéressants comme Lauri Vasar (Chtchelkalov), Andreas Conrad (Chouiski), Dmitry Belosselsky (Pimen) et Elena Zaremba dans la nourrice. De la saison dernière on retrouve cependant Evdokia Malevskaya dans Fiodor, Ruzan Mantashyan en Xenia, l’innocent si émouvant de Vasily Efimov, le Varlaam d’Evguenyi Nikitin et le Grigori de Dimitry Golovnin.
  • Cosi fan tutte de Mozart (juin-juillet 2020, 9 représentations, Garnier) (3ème reprise 2017-2018)
    Ce Cosi est repris pour la troisième fois depuis sa création en 2017, succédant à quatre autres productions dont celle de Patrice Chéreau vue à Aix et reprise deux saisons à Paris. Cosi entra au répertoire du Palais Garnier en 1974 dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, pas une de ses meilleures mais dirigée par Josef Krips quelques semaines avant sa disparition. Elle aurait pu durer des années supplémentaires, mais Bernard Lefort eut la grande sagesse de replier Cosi à Favart (Garnier trop vaste paraît-il) dans une production de Jean-Claude Auvray qui dura une seule saison.
    Hugues Gall proposa en 1996 une production d’Ezio Toffolutti qui a eu le seul mérite d’exister et de durer…jusqu’à 2014, vu que Joel ne reprit pas la production Chéreau que Mortier avait coproduit avec Aix. Il est vrai que la production Chéreau n’était pas l’une de ses plus marquantes non plus, mais c’était Chéreau quand même et pas Toffolutti.
    Alors Lissner décida qu’il fallait une nouvelle production, et il a confié cette chorégraphie des couples à Anna Teresa de Keersmaker qui s’y est collée. Un travail d’un intérêt discutable, mais repris presque chaque saison tout de même depuis…
    C’est Antonello Manacorda, un chef qui dirige souvent en Allemagne et qui fut le premier violon du LFO d’Abbado à Lucerne, qui en assumera la direction musicale dans une distribution sage et sans grand éclat, Jacquelyn Wagner (Fiordiligi) Stéphanie Lauricella (Dorabella) Stephen Costello (Ferrando) Philippe Sly (Guglielmo), Paulo Szot (Don Alfonso) et Ginger Costa-Jackson (Despina).
    Une reprise alimentaire au moment du rush touristique estival, qui permettra d’écouter Mozart en visitant Garnier.

Les opérations tiroir-caisse :

Pour faire face aux dépenses des nouvelles productions, et pour remplir un théâtre comme Bastille de plus en plus difficile à remplir, il est nécessaire d’afficher un certain nombre de productions au remplissage plus prometteur que d’autres.

  • Madame Butterfly de Puccini (de septembre à novembre 2019 pour 15 représentations, Bastille). C’est je crois la 10e reprise d’une production Blanchard de 1993. Une durée respectable pour une production de Robert Wilson qui colle au Japon comme un costume sur mesure. 15 représentations, cela veut dire qu’on attend du cash. Direction de Giacomo Sagripanti, habitué de Paris, mais pas dans ce répertoire avec une distribution honnête, sans être éblouissante. Ana Maria Martinez, un soprano très correct en alternance avec Dinara Alleva, jeune trentenaire originaire de Bakou. Les Suzuki seraient presque plus intéressantes, avec Marie-Nicole Lemieux et Eve-Maud Hubeaux en alternance, et signalons Laurent Naouri en Sharpless, Quant aux ténors, on affiche dans Pinkerton Giorgio Berrugi e Dmytro Popov .
    Une distribution de grande série qui sent son industrie.
  • Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach (janvier-février 2020, 8 représentations, Bastille)(8ème reprise depuis 2000). Là aussi, cela sent son industrie : on aurait pu trouver un chef moins routinier que Mark Elder (une seule représentation donnée à Pierre Vallet), certes respectable mais sans plus, pour une reprise qui affiche quand même Michael Fabiano et Laurent Naouri et trois créatures très diverses, Jodie Devos (Olympia), Véronique Gens (Giulietta) et Aylin Perez (Antonia). Sans grand intérêt quand même.
  • Le Barbier de Séville, de Rossini (janvier-février 2020, 12 représentations, Bastille) (4ème reprise depuis 2014). Depuis 1981, cinq productions se sont succédé, Maurice Benichou au Théâtre des Champs Elysées, Jean-Marie Simon à Favart, puis Dario Fo à l’ouverture de Bastille (1992). Enfin Coline Serreau vint en 2002 et remplit les saisons même sous Mortier ! Dernière série en 2012.
    Et en 2014, Nicolas Joel fit venir de Genève la production de Damiano Michieletto qui fait encore les beaux soirs de Bastille. Direction musicale de Carlo Montanaro avec un cast non dépourvu d’intérêt : une Rosina version soprano avec la remarquable Lisette Oropesa qui a « conquis » Paris dans Les Huguenots : à ses côtés l’Almaviva de Xabier Anduaga qui est le ténor « qui monte qui monte » dans ce répertoire et les Figaro de Florian Sempey et Andrzej Filończyk, Carlo Lepore en Bartolo et Krzysztof Bączyk en Basilio. À voir pour Oropesa et Anduaga notamment.
  • Rigoletto, de Verdi (juin-juillet 2020, 14 représentations, Bastille). Encore une production tiroir-caisse, même dans celle si discutée de Guth (pas autant que La Bohème cosmonautique cependant). Appeler Claus Guth pour du répertoire c’est peut-être gâcher d’autres occasions de l’appeler pour des œuvres moins labourées. On pourrait comprendre Claus Guth mettant en scène Bohème ou Rigoletto dans un Festival de type Aix ou Glyndebourne, mais pour Bastille et l’usage qu’on va en faire, c’est pour le moins discutable. L’intérêt de cette reprise, c’est au pupitre l’une des grandes cheffes actuelles pour le répertoire italien, Speranza Scappucci, moins pour la distribution qui propose le Rigoletto désormais autoroutier de Željko Lučić, la Gilda d’Elsa Dreisig (que Bastille distribue beaucoup cette année et c’est plutôt positif) et le Duc de Frédéric Antoun. À voir essentiellement pour Scappucci quand même.
  • La Bohème de Puccini (juin-juillet 2020, 15 représentations, Bastille), même observations que précédemment sur la production de Claus Guth. La direction en est confiée au jeune Lorenzo Viotti, très en vue actuellement, avec un cast à tiroirs, trois Mimi (Ermonela Jaho, Elena Stikhina, Marina Costa-Jackson), deux Musetta plutôt stimulantes (Julie Fuchs et Elena Tsallagova, trois Rodolfo de qualité, Francesco Demuro, Vittorio Grigolo et Benjamin Bernheim qu’on voit décidément souvent cette saison.

Le ballet

  • Je ne traite jamais du ballet, ayant peu de compétence en la matière, mais on sait les difficultés que traverse la compagnie depuis quelques années. On sait aussi que cette compagnie représente une tradition qui remonte au XVIIe. On s’attendrait donc à ce qu’elle danse d’abord dans le répertoire classique qui est son ADN. Or Raymonda et Giselle sont les deux seuls ballets du répertoire classique affichés. Si je comprends que le Ballet de l’Opéra doive afficher du répertoire contemporain, ou des chorégraphes classiques du XXe comme Balanchine ou d’autres, je ne comprends pas cette pauvreté, cette indigence même en ballets classiques. À la différence d’autres pays, le France est riche de chorégraphes et de compagnies de danse contemporaine qui font référence. N’y aurait-il pas sens en contrepoint à faire danser le ballet de l’Opéra en cohérence avec sa tradition classique? S’étonnera-t-on alors que Bolshoï, Mariinsky, Royal Ballet et d’autres affichent leur santé insolente face à la grisaille parisienne. Le prochain directeur devra régler des comptes que Lissner n’a pas su ou voulu régler.

Quelques chiffres :

Sur 2019-2020

Nouvelles productions : 6 (les deux dernières du Ring sont sur 2020-2021)
Version de concert : 1
Reprises : 14

Les chefs:

Présence de Philippe Jordan : 4 productions sur 20 (21 avec Il Pirata)
Répertoire italien : Fabio Luisi (1), Giacomo Sagripanti (2), Michele Mariotti (1), Speranza Scapucci (1), Lorenzo Viotti (1) Riccardo Frizza (2) Carlo Montanaro (2)

Répertoire contemporain: Fabio Luisi (1), Susanna Mälkki (1)

Répertoire russe : Michael Schønwandt(1), Philippe Jordan (1)

Mozart:  Philippe Jordan (1), Antonello Manacorda (1)
Répertoire germanique : Philippe Jordan(2)
Répertoire français : Dan Ettinger (1), Leonardo Garcia Alarcón (1), Vello Pähn (2) Mark Elder (1)
Le seul chef français invité, Pierre Vallet, l’est pour une seule représentation des Contes d’Hoffmann, et fait carrière essentiellement à l’étranger…La direction de l’Opéra aurait pu faire un effort, il y a aujourd’hui en France des chefs qui sont dignes de l’opéra de Paris. C’est vraiment inexplicable et un peu ridicule.

Les prix :

Ils partent de 5€ montent à l’orchestre jusqu’à 210€ pour les nouvelles productions, tarifs pratiqués dans les grandes salles internationales, confiantes dans un public qui paie sans barguigner. J’avoue que j’hésiterais à mettre 180€ dans un Rigoletto ou une Bohème de répertoire, avec des chefs intéressants mais pas un seul chef qui de toute la saison ne sorte de l’ordinaire du répertoire d’opéra passepartout (à part Jordan, Luisi et Mariotti) . Mettre encore 145€ pour des Contes d’Hoffmann vus et revus, pour une Butterfly vieille d’une trentaine d’années ou presque, et donc largement amortie, c’est simplement contribuer à assainir les comptes de la maison pour laquelle le contribuable paie déjà beaucoup.
Quant au Ring, les tarifs partent de 40€ et montent à 280€ par opéra, ou 1000€ pour les quatre. Vu la distribution réunie et le chef déjà entendu dans cette œuvre le rapport qualité-prix n’y est pas.
À Munich, les prix en saison du Ring (il est vrai de répertoire) de la saison dernière montaient au maximum à 163€ et en Festival à 243€ avec une distribution étincelante (Nina Stemme et non Martina Serafin, et là aussi Jonas Kaufmann en Festival) et surtout, excusez du peu, un chef du nom de Kirill Petrenko. Quitte à investir…
Le plus grand scandale est la variation impressionnante des plus bas prix. Passer le plus bas prix de 5€ à 25 € pour le Ring, c’est augmenter de 500% si je ne m’abuse. Alors que les prix les plus hauts n’augmentent que de 33%. Qui frappe-t-on le plus? Qu’un établissement public soit aussi discriminatoire socialement est un pur scandale.

Je crois que Bastille a été construit sur un concept d’opéra populaire : une expression antiphrastique aujourd’hui ; on n’en veut simplement pas. Le public vache à lait à qui cette année on offre une qualité moyenne en-deçà des années précédentes, paie le prix fort et c’est bien là l’essentiel.

 

IN MEMORIAM MONTSERRAT CABALLÉ

En ce jour où le monde apprend la disparition à 85 ans (elle avait le même âge que Claudio Abbado) de Montserrat Caballé, « la Superba » dont on dit qu’elle est la dernière des Divas légendaires, il peut être singulier de rappeler que l’immense chanteuse fut particulièrement clivante. Elle était adulée ou détestée, à un point tel que de célèbres critiques d’opéra (comme Sergio Segalini) ne cessèrent de la conspuer, voire des directeurs d’opéra, comme le placide et élégant Jean-Pierre Brossmann, ou Rolf Liebermann qui ne l’invita plus jamais à Paris quand elle lui refusa I Vespri Siciliani.
Elle chanta à Paris Norma en 1972, puis il fallut attendre Turandot (production de Wallmann aux costumes de Jacques Dupont (1968) reprise par Bernard Lefort en 1981 pour la revoir à Garnier.

Semiramide

Ce fut la saison suivante la légendaire Semiramide d’Aix dans la production toute blanche de Pier Luigi Pizzi, coproduite avec Paris (Bernard Lefort oblige) pour la voir au Théâtre des Champs Elysées (Caballé, Horne, Ramey) puisque Garnier était en travaux. À Paris, elle chanta ensuite la Primadonna d’Ariane à Naxos à l’Opéra-Comique en 1986, et ce fut tout.
Je l’avais vue en 1974 pour la première fois dans Norma à Orange. Elle fut ma première Norma, face à Vickers. La première impression, et ce fut durable, au-delà de la voix et du physique, fut celle qu’on éprouve devant un monument. Monumentale, oui, c’est l’adjectif qui me vient quand je cherche à rassembler mes souvenirs. Monumentale, c’est à dire, vue dans ce théâtre antique bourré à craquer, au loin, sculpturale, immense, presque déjà mythique. Elle m’a laissé cette image pour toujours, celle d’une silhouette impressionnante, d’où s’échappaient des effluves vocales sussurées et pourtant si claires. Je l’ai vue ensuite dans des rôles très divers, Turandot, Semiramide, Salomé, Madame Cortese du Viaggio a Reims avec Abbado à Vienne, et pour la dernière fois en Duchesse de Crackentorp de La Fille du régiment en 2007 où son apparition (très brève) déchainait les hourras de la salle. Je me souviens justement, attendant Dessay à la sortie des artistes, de l’avoir vue fuir emmitouflée dans une fourrure épaisse, couverte d’une toque, à peine reconnaissable (il faisait encore froid en ce mois d’avril) mais immédiatement identifiable à cause de son regard si vif.
Dans des rôles aussi divers, se superposait à chaque fois la lointaine prêtresse d’Orange qui m’a pour toujours imposé une sorte de respect presque religieux : la Diva portait alors bien son nom.

Salomé (Montserrat Caballé) Costumes de Gianni Versace, prod. Bob Wilson © Lelli et Masotti

Le souvenir le plus fort de Caballé fut pour moi un soir de Scala, une première de Salomé où la titulaire (Carmen Reppel) était souffrante et où la traditionnelle annonce se termina en explosion quand on donna pour Salomé le nom de la remplaçante, Montserrat Caballé.
Car on l’oublie aussi souvent, Caballé avait une voix suffisamment étendue de spinto pour avoir chanté aussi des rôles germaniques, non seulement Salomé, mais aussi Sieglinde, et même Isolde en fin de carrière: elle a débuté d’ailleurs en troupe à Bâle, à Saarbrücken puis au Theater Bremen jusqu’à 1962 . Elle chantait aussi bien le Bel Canto pur que Verdi (Un ballo in maschera, la Forza del Destino..) ou Puccini (Bohème, Tosca, Turandot) : l’étendue de la voix faisait que rien ne lui était vraiment interdit.

Monumentale la Caballé l’était sur scène, où il lui suffisait d’être, comme un Da Sein du chant. Car tout était dans la voix, dans cette voix d’une étendue incroyable du grave intense et à l’aigu séraphique, c’était une magicienne du son plus que du mot. Il suffisait d’entendre cette pureté sonore pour tomber sous le charme. Nous sommes sans doute à l’opposé d’une Callas qui était corps et âme, là où Caballé était son, un son unique qui faisait délirer mais qui risquait aussi de faire frémir les soirs de méforme. En 1982, lors d’une série d’Anna Bolena à la Scala dans la vieille production de Visconti où Callas avait triomphé, la première fut annulée pour indisposition. À la seconde, elle n’y arriva pas, et le public le lui fit payer cruellement, par de ces huées de toute une salle que jamais je n’oublierai, tant elles furent terribles, déchainées et humiliantes. Elle y fut remplacée définitivement par la jeune débutante Cecilia Gasdia.
Mais justement un soir de janvier 1987, première de la Salomé dont il était question plus haut, elle prit crânement sa revanche, d’autant plus que la production de Bob Wilson (dirigée par Kent Nagano, avec entre autres Bernd Weikl et Helga Dernesch) ne demandait rien au chanteur sinon chanter, debout au proscenium pendant que l’œuvre était mimée en arrière scène, une sorte de représentation (presque) concertante qui ne pouvait que convenir à la Diva.
Et ce fut incroyable, simplement incroyable : cette Dame déjà mûre (elle avait 54 ans) réussissait à avoir ce fil de voix juvénile et frais qui la rendait stupéfiante…le triomphe de Salomé effaça Bolena.

Les très grands triomphes, elle les obtint entre 1965 et 1985, avec des hauts (une mémorable Elena des Vespri Siciliani au MET avec Gedda, le Bel Canto avec Horne) et des bas (la Bolena de la Scala).

Madame Cortese

Dans Semiramide avec Horne à Paris elle restait un monument intouchable, mais c’est Horne cependant qui remuait les âmes.
Elle fut Madame Cortese avec Abbado dans une reprise viennoise du stupéfiant Viaggio a Reims de Ronconi, vu à Pesaro et à la Scala (avec Ricciarelli dans Cortese) et elle termina sa carrière par des récitals ou des concerts un peu partout, quelquefois avec sa fille : des « show Caballé » ouverts par le fameux concert avec Freddy Mercury. Mais ce n’est pas ce qu’on retiendra.
Je reste profondément marqué par ce monument au son impossible qu’elle fut, réussissant des filati à se damner, avec une ligne de chant sans accrocs et une puissance inédite qui laissaient le public interdit, mais qui ne fut jamais un roc vocal à la Nilsson : la voix si délicate gardait ses fragilités et quelquefois ses failles. Comme les grandes Divas, elle fut adulée, adorée parce que souvent chavirante, comme les grandes Divas, elle fut contestée, critiquée, conspuée, et, plus rare, elle suscita même de la haine. Il ne faut pas croire à l’unanimisme médiatique d’aujourd’hui, de la part de ceux qui ne l’entendirent qu’au disque.
Elle restera cependant pour moi ce profil lointain dans la douce nuit provençale d’Orange, qui me secoua pour la vie.

 

Norma