IN MEMORIAM SEIJI OZAWA (1935-2024)

© Shintaro Shiratori

Un des rares avantages  de la maturité (pour ne pas dire de la vieillesse) dans les moments où la disparition d’un artiste qui a accompagné bonne part de votre vie, est d’abord de se plonger dans ses souvenirs mais surtout à ce que  diffusait l’artiste en question à l’époque où on le découvrait et ce qui motivait la curiosité à l’entendre.
La deuxième observation concerne et ce qu’était le monde de l’opéra à l’époque et dans ce monde Seiji Ozawa.
Quel jeune mélomane d’aujourd’hui en allant à l’Opéra de Paris, peut bénéficier en fosse de chefs de l’envergure d’Ozawa ?

Le jeune mélomane que j’étais, et tous ceux de ma génération qui avaient la chance de vivre à Paris, ont notamment découvert Seiji Ozawa en fosse de Garnier : de 1977 à 1987, 8 apparitions. Dans La Damnation de Faust (1977, version de concert), L’Enfant et les sortilèges/Œdipus Rex (1979, Lavelli), Turandot (1981, Wallman), Fidelio (1982, Walsh), Tosca (1982, Auvray) soit deux fois dans la même saison, Falstaff (1982, Georges Wilson), Saint François d’Assise, création mondiale (1983, Sequi), Elektra (1987, Schneidman).
Pour être juste, Ozawa est apparu aussi plus tard en fosse à Paris, cette fois alternativement à Bastille et Garnier, dans Tosca (1995, Schroeter), Dialogues des Carmélites (1999, Zambello), La Damnation de Faust (2001, Lepage), L’heure Espagnole/Gianni Schicchi (2004, Pelly), Tannhäuser (2007, Carsen).
Ainsi nous pûmes entendre entre 1973 et 1987 à l’Opéra de Paris dans des représentations ordinaires et non exceptionnelles, outre Seiji Ozawa, Georg Solti, Josef Krips, Karl Böhm, Georges Prêtre, Claudio Abbado, Zubin Mehta, Lorin Maazel, Mstislav Rostropovitch, Christoph von Dohnanyi, Ghennadi Rojdestvensky, Horst Stein, Pierre Boulez, ou encore Marek Janowski, Silvio Varviso, Charles Mackerras, Michel Plasson, Peter Maag, Jesus Lopez-Cobos… qui peut dire mieux?
Les très grands chefs dirigeaient à l’opéra, à PAris ou ailleurs, en invités et pas comme directeur musical. Aujourd’hui ce n’est guère plus le cas, sauf à Vienne peut-être et cette année à la Scala qui affiche outre Chailly Thielemann et Petrenko.
Quand verra-t-on à Paris dans la fosse un Gatti, un Rattle, un Thielemann ? Aujourd’hui, les chefs d’envergure n’apparaissent plus en fosse qu’exceptionnellement (Rattle à Berlin) ou comme Directeur musicaux (Chailly à Milan, Gatti à Florence, Pappano à Londres, Nézet-Séguin au MET), les temps ont changé, et pas vraiment en bien.
Alors oui, Seiji Ozawa est essentiellement lié à mes vingt premières années de mélomane, et surtout à l’opéra, car outre à l’opéra de Paris, c’est à la Scala où je l’ai entendu le plus souvent, dans Eugène Onéguine (1986, Prod. Konchalovski), un plus surprenant Oberon de Weber (1989, Prod. Ronconi) , La Dame de Pique (1990, Prod. Konchalovski) et La Damnation de Faust (1995, Prod.Ronconi) .
C’est aussi à la Scala, à la tête de la Filarmonica della Scala que je l’ai entendu au concert le plus souvent dans des programmes divers et toujours passionnants comme ce programme fabuleux Stravinsky/Sibelius avec un Sacre du printemps tourneboulant et un concerto pour violon de Sibelius avec Viktoria Mullova, une musique que j’ai découverte à cette occasion et qui se concluait par Circus Polka de Stravinsky, ou cet autre programme Ravel (Daphnis et Chloé, Ma mère L’Oye)/Debussy (La Mer, Rhapsodie pour saxophone et orchestre, que j’entendais là encore pour la première fois), où son approche de La Mer, hallucinante de couleurs, et de vitalité, m’avait littéralement cloué au sein d’un « Festival Debussy » qui mettait fin à l’ère Abbado.

Obéron de Weber à la Scala © Lucaronconi.it

C’est lui qui a dirigé le rarissime Oberon de Weber début 1989, un répertoire où on ne l’attendait pas forcément qu’il avait déjà dirigé en 1986 au Festival d’Edimbourg et à Francfort. Avec Elisabeth Connell et Philip Langridge, dans une mise en scène de Luca Ronconi où il étonna bien des spectateurs par un rendu diaphane, léger, poétique, laissant les voix se déployer dans une œuvre difficile avec des dialogues nombreux d’où émanait une incroyable sensibilité, et en même temps une grande simplicité, sans affèterie, d’une pureté sonore fascinante.

On parle beaucoup de son rapport à musique française, mais j’étais très impressionné de son Tchaïkovski, qui m’a poursuivi au point que le dernier opéra où je le vis diriger fut La Dame de Pique en 2009 à Vienne, dans la mise en scène de Vera Nemirova, et une distribution moyenne, mais où sa direction était d’une intensité inouïe, étincelante et urgente, comme celle de la Scala de 1989, mais avec une distribution de rêve (Mirella Freni, Vladimir Atlantov, Maureen Forrester).

Eugène Onéguine à la Scala ©Teatro alla Scala

Une anecdote : j’étais à la Scala le mardi 17 juin 1986, première d’Eugène Onéguine, mise en scène Andrei Konchalovski, avec Mirella Freni, Benjamin Luxon, Neil Shicoff et Nicolai Ghiaurov. Tout le ban et l’arrière ban des loggionisti , les zadistes du poulailler et des places debout (dont j’étais un habitué au quotidien) étaient là pour entendre dans Tatiana Mirella Freni, chérie du public (qui allait être quelques années plus tard Lisa de Dame de Pique). L’entracte s’éternisait, à un point totalement inhabituel (près d’une heure), puis peu à peu les musiciens s’installèrent, discutant et tête basse.
Que s’était-il passé ?
C’était la coupe du monde de Foot 1986, France-Italie, la France venait de battre l’Italie 2-0, et tout l’orchestre avait, Ozawa permettant, regardé la fin du match avant de reprendre le spectacle. La tristesse des musiciens n’empêcha pas cet Onéguine d’être l’un des plus grands jamais entendus, avec celui de Jansons bien plus tard, avec un orchestre immergé dans la musique doué d’une énergie et une rage incroyables, sans doute pour noyer son chagrin.

1993 En répétition dans la Basilique de Saint-Denis (93), France. © Ouzounoff Stéphan / SAIF Images

On a beaucoup parlé de ses cheveux, mais je me souviens qu’Ozawa tranchait beaucoup par ses tenues (ça m’étonnait beaucoup, dans ma vision conformiste du rituel musical) avec les chefs de sa génération, même en fosse, – aujourd’hui c’est banal, mais pas à l’époque- et surtout toujours souriant, il irradiait la bienveillance. D’une énergie incroyable, faisant sonner l’orchestre (ah, Œdipus Rex !!) ou exaltant toutes les couleurs d’une partition (ah ! la même soirée, L’Enfant et les sortilèges) il exhalait sensibilité, gentillesse et humanité. On sentait que les musiciens se sentaient bien avec lui.
En parcourant ma vie de mélomane, je me suis aperçu en pensant à lui que j’avais entendu nombre de ses concerts et nombre d’opéras qu’il dirigea, que c’était toujours merveilleux, parce qu’il savait aussi créer une ambiance, mais paradoxalement, j’en ai peu parlé, alors que jamais il ne m’a déçu en concert.
J’ai relu par curiosité ce que dans Le Monde Jacques Longchamp (qui est à peu près le dernier vrai critique musical de ce journal) avait écrit sur la soirée L’Enfant et les sortilèges/Oedipus Rex. Après avoir par le menu décrit la mise en scène de Lavelli et les voix, il enterre avec panache la direction d’Ozawa d’une petite phrase après un très long article « avec l’orchestre de l’Opéra, aussi noir et brutal qu’il était chatoyant et félin chez Ravel, sous la direction superbe d’Ozawa. »

Alors je suis allé relire sa critique de Saint François d’Assise, plus longue encore, où tout est passé au crible – c’est une création mondiale (1983). Le jugement est positif, évidemment mais encore assez lapidaire en toute fin : « Saluons enfin la direction prodigieuse de Seiji Ozawa, qui a maîtrisé, assoupli, galvanisé ce gigantesque orchestre, pour nous offrir une vision lumineuse et pleine de paix, sans doute insurpassable, de cet ouvrage colossal. » Pas plus hier qu’aujourd’hui on ne passait beaucoup de temps sur le chef dans les critiques…
Ozawa était certes célèbre, fêté, mais pas vraiment médiatique à l’instar d’un Karajan par exemple, ou un Bernstein évidemment. Il était assez modeste, et peut-être cette modestie faisait qu’on oubliait quelquefois qu’il était grand, voire immense. Certains chefs sont devenus des mythes après 80 ans, Günter Wand, Herbert Blomstedt par exemple. Ce n’est pas le cas d’Ozawa, toujours très célèbre, mais pas forcément célébré. À Paris on était allé voir Turandot pour Caballé, Tosca pour Gwyneth Jones, Fidelio pour Vickers et Behrens, a-t-on oublié qu’en fosse il y avait Ozawa ?

Deux forts moments très différents l’ont inscrit dans mon panthéon personnel :

  • La création de Saint François d’Assise, de Messiaen qui n’a pas forcément été le triomphe absolu que l’œuvre a connu après Sellars-Salonen à Salzbourg, qui est sans doute (merci Mortier) ce qui a lancé vraiment la carrière de cet opéra neuf ans plus tard. La longueur de l’œuvre , son absence de forte dramaturgie, et surtout la mise en scène médiocre de Sandro Sequi avaient beaucoup refroidi les enthousiasmes. Le prêche aux oiseaux dans cette mise en scène statique et sans idées devenait presque un supplice. J’ai fermé les yeux, et je me suis concentré sur la musique, et là, un abîme nouveau s’est ouvert, grâce à l’orchestre de l’opéra, grâce à Ozawa qui faisait de ce tableau vivant le dernier chef d’œuvre de l’impressionnisme, délicat, violent, contrasté, coloré, infiniment varié : il m’a fait vraiment rentrer dans cette musique, l’a fait respirer, lui a donné de l’espace du rêve, a montré comment elle réussissait à transfigurer le réel…
  • Second souvenir, très différent. En visite chez une amie à Boston l’été 1982, je découvre qu’il va y avoir Fidelio au Festival de Tanglewood, le Festival d’été de l’Orchestre Symphonique de Boston, dirigé par Seiji Ozawa, avec Hildegard Behrens, à qui je voue un culte et qui m’a toujours bouleversé, et une gloire du chant américain en fin de carrière, le ténor James McCracken mais aussi Paul Plishka et Franz Ferdinand Nentwig alors très connus. J’ai loué une voiture et parcouru les 220 km de Boston à Lenox pour me retrouver dans ce lieu que seuls alors les américains pouvaient imaginer, au milieu des forêts, ce centre de musique au milieu duquel trône le « shed », le kiosque (Koussetvitski Music Shed), un immense hall couvert, mais ouvert sur les côtés, sans cloisons mais avec un toit, un immense kiosque effectivement, comme posé sur l’herbe, où 5000 personnes peuvent tenir, et assis ou couchés sur le gazon sur des chaises longues, on écoutait les concerts.
    C’est ainsi que arrivé assez à l’avance en ce soir d’août 1982, j’ai assisté à ce Fidelio où Ozawa et Behrens furent fêtés comme jamais, après une représentation généreuse, incroyable d’émotion, mais aussi de grandeur où Ozawa était détendu, souriant, visiblement heureux au cœur d’un public essentiellement composé de jeunes, merveilleux festival où grâce à lui ce soir-là, il faisait très bon vivre (même si un peu frisquet)..
    Voilà, cet heureux temps n’est plus et Seiji Ozawa a rejoint le groupe des anges musiciens du paradis.
Seiji Ozawa en 2015 récipiendaire du Kennedy Center Honors (Photo du State Department des États-Unis/domaine public)

 

IN MEMORIAM CHRISTA LUDWIG (1928-2021)

Dans “Der Rosenkavalier” à l’Opéra de Paris en 1976

Même les mythes s’éteignent. Avec Christa Ludwig s’éteint la dernière d’une génération d’artistes qui ont illuminé l’opéra pendant des décennies, de la fin des années 1950 à la fin des années 1980. Christa Ludwig est une des rares chanteuses dont le nom m’était connu avant même que je ne fréquente assidûment l’opéra, c’é »tait un de ces noms qu’on voyait sur les couvertures de disques, et dont on entendait de loin en loin parler.
Elle fut ma première Maréchale, dans un Rosenkavalier donné à l’Opéra de Paris en 1976, aux côtés de Lucia Popp (Sophie) et Yvonne Minton, sous la direction de Horst Stein. Elle qui avait été Octavian dans le célèbre disque de Karajan aux côtés d’Elisabeth Schwarzkopf avait repris le rôle de la Maréchale à Vienne en 1971 sous la direction de Leonard Bernstein à l’occasionde nouvelle prodcution d’Otto Schenk (encore au répertoire viennois). Cinq ans après, elle était la première maréchale parisienne puisque Der Rosenkavalier entra au répertoire… en 1976.

Rheingold en 1976 (MeS Peter Stein, dir. Sir Georg Solti) .Les dieux: Christa Ludwig (Fricka), Helga Dernesch (Freia) Robert Tear (Loge) Heribert Steinbach (Froh), Theo Adam (Wotan), Marc Vento (Donner)

Je vis aussi sa Fricka dans Das Rheingold et Die Walküre sous la direction de Sir Georg Solti en décembre 1976, aux côtés de Theo Adam, Helga Dernesch, Franz Mazura,  Gwyneth Jones, Peter Hoffmann et puis son étonnante Ottavia dans L’incoronazione di Poppea aux côtés de Nicolaï Ghiaurov, Gwyneth Jones, Jon Vickers (que vous pouvez encore entendre et surtout voir sur un extrait vidéo Youtube:

https://www.youtube.com/watch?v=cslSuMe0f78

Elle fréquentait l’Opéra de Paris depuis 1972, un an avant Liebermann, puisqu’elle avait été La femme du Teinturier aux côtés de Walter Berry (son ex-mari), dans Die Frau ohne Schatten et je l’avais entendue pour la première fois dans l’Elektra de tous les sommets comme Klytämnestra aux côtés de Birgit Nilsson et Leonie Rysanek sous la direction de Karl Böhm.

Klytemnästra dans Elektra (1974), MeS August Everding, Dir. Karl Böhm

Oui, telle fut mon école de l’opéra, entre 20 et 25 ans, et Ludwig fut l’un de mes phares que j’entendis aussi plusieurs fois en récital, car elle était et elle est restée l’une des références du Lied. Le Lied, qui est une telle école de l’écoute pour un amateur d’opéra et qui pourtant disparaît dans la plupart des théâtres hors Allemagne et Autriche. Elle savait immédiatement captiver, par la perfection de l’émission, par son art de la couleur qui traçait immédiatement l’univers de la soirée. C’est notamment par elle que j’ai saisi la singularité des grands : on comprend tout ce qu’ils chantent parce qu’ils savent que l’opéra c’est d’abord le mot. Et cette interprète de Lied pouvait ainsi entrer de plain-pied dans Monteverdi et chanter Ottavia, parce que Monteverdi, c’est aussi d’abord le mot.

Souvenir souvenir, programme de salle de la tournée de la Scala à l’Opéra de Paris en 1979, le Requiem de Verdi

Je l’entendis enfin « à l’improviste » dans un Requiem de Verdi donné à l’occasion de la tournée de la Scala à Paris, sous la direction de Claudio Abbado, alors qu’elle remplaçait Agnès Baltsa et que Veriano Luchetti remplaçait Pavarotti.
Elle chanta d’ailleurs aussi le répertoire italien (Eboli, Ulrica, Lady Macbeth) et français (Carmen, Dalila). On trouve sur Youtube un Macbeth viennois de 1970 où elle est Lady Macbeth aux côtés de Sherill Milnes, Karl Ridderbusch et du jeune Carlo Cossutta sous la direction d’un Karl Böhm survolté.
Et pourtant, il y avait les grincheux (chaque génération a les siens), qui chipotaient sur sa Maréchale qu’ils disaient sans élégance par rapport à la Schwarzkopf qu’ils avaient entendue à Salzbourg. J’étais à des années lumières de ces bisbilles car le seul nom de Ludwig était pour moi un Sésame. Et sa Maréchale m’avait fait pleurer, mes premières larmes à l’opéra.

Dans “Der Rosenkavalier” (Die Feldmarschallin) Acte I (MeS Rudolf Steinboeck, décors et costumes Ezio Frigerio)

À l’instar de Gedda, de Nilsson, de Cappuccilli, de Freni et de Ghiaurov, Christa Ludwig m’ouvrit l’univers de l’opéra par la manière de dire le mot, la manière de poser les accents, la manière de rendre sensible le texte et sa musicalité, mais aussi par cette extraordinaire tenue en scène qui la rendait reconnaissable entre toutes.

Fricka dans Rheingold aux côtés de Theo Adam (Wotan) et à gauche d’Helga Dernesch (Freia)

Quelle Fricka impériale elle était aussi aux côtés de Theo Adam, dans son habit de soirée (costumes de l’immense Moidele Bickel) tellement distinctif dans la géniale vision de Peter Stein.
Aucun extrait sonore, ni visuel, ni aucune photo ne traînent sur le web de ces productions parisiennes disparues et qui continuent de vivre dans mes souvenirs, alors j’ai fouillé dans mes archives et trouvé des photos que j’ai reprises du livre de Rolf Liebermann, « En passant par Paris » chez Gallimard et d’un programme de salle religieusement conservé depuis 1979.

Autre pan de l’univers de la jeunesse qui s’envole, l’une des dernières légendes, mais la musique continue de vivre et ces souvenirs exceptionnels dansent dans la tête. Vous vivez, Madame.

À PROPOS DU RAPPORT SUR LA DIVERSITÉ À L’OPÉRA DE PARIS / Partie I: du Répertoire

Une nouvelle en soi anecdotique, l’une des nombreuses nouvelles de ce type qui depuis quelques temps essaiment les réseaux et les journaux m’a interpellé il y a quelques jours, transmise par le site de Norman Lebrecht (voir ce lien) : des œuvres de Debussy sont interdites à la Special Music School de New York (SMS) :

  • Golliwoggs Cakewalk[1]
  • Le Petit Nègre

La raison en est: « These 2 pieces are no longer acceptable in our current cultural and artistic landscape, we want to make SMS a place where our students feel supported, and these two pieces both have outdated and racist connotations ».
La SMS est la seule école publique de NYC qui enseigne la musique comme matière principale de la maternelle à la terminale…

Une autre nouvelle moins anecdotique m’a frappé, le choix d’une poétesse blanche Marieke Lucas Rijneveld pour traduire la poétesse noire Amanda Gorman a provoqué une polémique puis le retrait de la traductrice choisie au prétexte  que cette poétesse noire ne pourrait être traduite que par des traducteurs noirs, nouvelle loi non écrite.
C’est ce qui a incité André Markowicz, l’un de nos grands traducteurs, à publier une très belle tribune dans le journal « Le Monde » (Cliquer sur le lien) et un autre article très intéressant sur slate.fr qui développe un autre angle de vue.

Encore tout récemment, des professeurs d’Oxford veulent abandonner la notation musicale à cause de l’offense constituée par une notation qui note qu’une blanche=deux noires.
La multiplicité de ce type de nouvelles montre que la volonté notamment anglo-saxonne de refuser tout élément qui flécherait apparemment la suprématie blanche risque peut-être de tourner au grotesque…

Je me suis mis alors à repenser au « Rapport sur la diversité à l’Opéra National de Paris » commandé par Alexander Neef suite à un manifeste paru en fin d’été 2020 «De la question raciale à L’Opéra National de Paris » rédigé par 12 membres « non blancs » du corps de ballet et cosigné par 300 travailleurs de l’Opéra, qui nous a été présenté le 8 février dernier lors d’un « point presse » destiné à donner quelques nouvelles de la maison en ce moment de stase covidienne, par ses auteurs l’historien Pap Ndiaye, désormais directeur du Musée de l’Histoire de l’Immigration où il succède à Benjamin Stora, et Constance Rivière, secrétaire générale du Défenseur des Droits .
À vrai dire, comme le sujet est sensible aujourd’hui mais fait naître des polémiques aussi virulentes que stériles, je n’avais pas vraiment envie de l’aborder dans le Blog.
La parution du livre d’Elisabeth Roudinesco Soi-même comme un roi, Essai sur les dérives identitaires Paris, Le Seuil, 2021 m’a fait repenser à quelques questions posées par ce rapport, près de deux mois après sa publication, c’est-à-dire à tête plus reposée, et peut-être moins réactive. Car si la question posée est pleinement légitime, la manière dont le rapport y répond en évoquant un certain nombre de faits historiques et culturels, l’est moins… Faire du genre opéra un symbole de domination blanche, au mépris de considérations historiques étudiées de manière approfondie heurte ma familiarité avec le genre, mon sens de l’universalisme et ma conscience profonde d’appartenir à une humanité UNE, et non fractionnée en autant de catégories victimes qui « porteraient leur croix », les femmes, les blacks, les jaunes, les LGBT etc. etc, dont l’opéra serait un des fauteurs.

Le rapport sur la diversité

Il y a trois parties dans ce rapport que je transmets à la fin de ce post:

  • 1 : Histoire et tradition, l’Opéra, le ballet et la représentation des « autres »,
  • 2 : La Diversité, grande absente de l’Opéra,
  • 3 : Une politique de ressources humaines au service de l’ouverture et de la diversité.

Nous sommes une société aujourd’hui plurielle, dont tout membre, dans la mesure où il en a le talent ou les compétences, doit pouvoir accéder à n’importe quelle profession ou n’importe quelle institution artistique ou non, quelles que soient ses origines et la pigmentation de sa peau.
Il n’y a pas là l’ombre d’une discussion, pas l’ombre d’une argutie, pas l’ombre d’un doute. S’il est bon traducteur, un noir peut traduire une blanche, une blanche une noire, n’en déplaise à Janice Deul qui a provoqué la polémique Amanda Gorman aux Pays-Bas.
Ainsi n’importe quel danseur ou danseuse, quelle que soit la pigmentation de sa peau s’il/elle en a le talent et les capacités, peut et doit (s’il/elle le désire) trouver place au Ballet de l’Opéra National de Paris, l’institution la plus prestigieuse de France en danse académique mais aussi intégrer l’orchestre ou le chœur. Personne n’oserait nier cette évidence, et la présence dans l’institution de ces 12 signataires (à peu près 8% du corps de ballet) en est la preuve vivante, qu’ils reconnaissent très clairement d’ailleurs dans leur manifeste, même s’ils sont encore trop peu nombreux.

Ce qui m’a gêné dans le manifeste (plus technique que militant), puis dans le rapport, c’est d’abord l’usage du mot race et de ses déclinaisons, racisme bien sûr, mais aussi raciser, racialisme etc., des mots qu’on voit fleurir un peu partout et qui représentent un vrai danger politique, sémantique, scientifique et humain.
Puisqu’il est établi depuis des années que s’il existe une espèce humaine, il n’existe pas de races, pourquoi s’obstiner à employer des termes susceptibles de fracturer davantage l’humanité ?
Il semble qu’on s’emploie à diviser en catégories, en races, en tendances, en genres ce qui est UN. Tous les individus ne forment qu’une seule espèce. Et diviser en races, et « raciser », c’est simplement pratiquer ce qu’on dénonce, c’est à dire du racisme. Le racisme n’est pas un privilège blanc, hélas. Et Madame Janice Deul protestant pour qu’Amanda Gorman soit traduite par un traducteur noir, montre qu’elle est « raciste ». Que ne dirait-on pas – avec raison- si un éditeur interdisait à un traducteur de couleur de traduire un romancier blanc ?

L’objet du rapport

Ce rapport é été commandé par Alexander Neef suite au manifeste légitime des 12 danseuses et danseurs publié à la fin de l’été 2020; il trouvait ainsi dans la corbeille de la mariée une question de plus dans le millefeuille problématique constitué par la « Grande Boutique ». Il a demandé un rapport pour faire le point et l’aider à la prise de décision, c’est à la fois légitime, judicieux et de bon augure à l’égard des personnels.
Si ce rapport était une réponse pragmatique à des questions qui se posent réellement à l’Opéra de Paris, il serait le bienvenu. S’il soulevait « un lièvre », il serait le bienvenu. Toute personne artistiquement douée est un membre potentiel de plein droit de l’orchestre, du chœur, et du corps de ballet de l’opéra comme de toute autre institution artistique. Et s’il suggérait des solutions pertinentes, alors, pas de problème…

Cependant ce rapport ne se contente pas de donner des réponses ciblées à ces questions, il entame aussi, sous l’angle des questions de « race », une réflexion élargie à l’histoire de l’Opéra, au répertoire, au ballet, sans toujours avoir ni le recul ni l’à-propos nécessaires, ni même les connaissances pour se lancer dans des suggestions dans les lignes et entre les lignes.
Aucune observation faite sur cette histoire n’est vraiment étayée, ni même fouillée: c’est un survol superficiel.
Je n’ai aucune légitimité pour commenter des réponses ou des suggestions à des questions techniques ou de RH qui ont trait à l’organisation interne de l’Opéra ou à des questions de recrutement. Je me concentrerai donc essentiellement sur les questions générales abordées dans la première partie, qui présente l’histoire de l’Opéra avec une lentille singulièrement déformante, et idéologisée sous des dehors « humanistes » et « justiciers ». Je ne traiterai que de l’art lyrique, le ballet ayant déjà fait l’objet d’articles dont celui, excellent, d’Isabelle Barbéris, dans Le Figaro du 12 février.


De quelques titres qui sentiraient le soufre

Il y a dans ce rapport non seulement des approximations culturelles pour le moins surprenantes, mais aussi des présupposés qui paraissent aller de soi pour les auteurs, et qui me semblent au contraire discutables.
Ma première remarque concerne une incise p.30 : « En 2010, un article de Joseph Carman dans Dance Magazine appelait La Bayadère, Raymonda et Petrouchka à « une retraite bien méritée ».
Ce rappel fort opportunément placé en fin de paragraphe, après avoir analysé ce que Raymonda, La Bayadère ou Petrouchka peuvent transmettre de malaise ou de mépris de l’Autre, est pour moi une invitation implicite à faire de même. Une invitation indirecte à nettoyer le répertoire.

Certes, les œuvres artistiques ne portent que ce qu’on veut bien leur faire endosser, une œuvre quelle qu’elle soit et notamment les œuvres scéniques, dépendent de ce qu’on veut bien leur faire dire scéniquement et dépendent des regards extérieurs (« Que l’importance soir dans ton regard, non dans la chose regardée », disait Gide, je crois). Elles n’ont pas à être mises en cause en tant qu’œuvres, d’autant que la carrière d’une œuvre est faite de hauts et de bas : l’exemple de Cosi fan Tutte ignoré pendant le XIXe et aujourd’hui porté au sommet des opéras de Mozart en est un exemple, l’exemple des Huguenots ou de La Juive redécouverts depuis peu après un purgatoire de près d’un siècle en est un autre. Les théories de la réception ont bien analysé ces phénomènes. En revanche, on ne peut pas leur faire dire tout et son contraire, en masquant ce qu’elles disent vraiment.

Considérons le problème d’un autre point de vue.
Quand dans un Music-Hall de Las Vegas ou aux ex-Folies Bergères, on a vanté « Paris » avec les plumes et paillettes de ses p’tites femmes, ce Paris-là est aussi pittoresque et fallacieux que l’Inde de La Bayadère. Tout spectateur sait bien qu’on lui vend du rêve, de l’idée reçue, de la convention. Il en va de même de la Vienne du XVIIIe chantée dans le Chevalier à la Rose (qui se clôt par un page noir qui ferme le rideau – une erreur/horreur qu’il faudrait donc corriger) ou  de ce Canada représenté par l’opérette Rose-Marie de Rudolf Friml et Oscar Hammerstein qu’on a repris en France jusqu’aux années 1960 et évidemment de ces Indes Galantes telles qu’elles furent représentées par Maurice Lehmann dans les années 50.

Platon nous a appris par le Mythe de la Caverne à distinguer l’être de l’apparence, et l’ère baroque, ère de la naissance de l’opéra et du développement du théâtre fut en même temps l’ère de la prise de conscience des vertiges et des tromperies de l’apparence et de la plasticité des choses de ce monde.
Je dis prise de conscience, parce que le théâtre par ce jeu des apparences qui constitue le merveilleux, fait miroiter par contrecoup la possibilité du vrai et de l’être. Et la différence des prétendues races n’est elle aussi que le triomphe de l’apparence (puisqu’elle se fonde sur la couleur de la peau et sur quelque chose qui s’apparente à la physiognomonie qui a fait long feu): tout le vrai se heurte à cette absence de profondeur de vue. “Quand le chinois montre la lune, l’imbécile regarde le doigt.”

Le théâtre est justement un lieu de mise à distance de ces apparences qu’on sait trompeuses ; sur scène tout est possible, parce que nous savons tous que c’est faux, même si sur le moment nous y croyons sans y croire évidemment ; c’est la magie/convention du théâtre que de donner la possibilité à un homme de jouer une femme et l’inverse (sous les grecs, au temps de Shakespeare) à un noir de jouer un blanc, à un blanc de jouer un noir, à un voyant de jouer un aveugle etc… .

L’Inde de La Bayadère n’est pas plus l’Inde que la France représentée au cinéma dans Gigi de Vicente Minelli (1958), ou Paris dans les revues où Joséphine Baker chantait « j’ai deux amours, mon pays et Paris » ou Line Renaud vantait un Paris rêvé à Las Vegas. Tout le monde le sait et l’admet. Cela s’appelle une convention.
On me rétorquera que la vision des Indes ou d’autres œuvres, constitue dans le cas de l’opéra un regard dominant/dominé, ce qui n’est pas le cas des images  de Paris dans les revues.  Mais si ce pittoresque-là est convention, pourquoi l’autre, celui qui représente l’Inde, ne le serait-il pas ? Pourquoi devrait-on croire à l’un et pas à l’autre ? De plus, lorsque certains opéras comme Les Indes Galantes ont été créés (en 1735), quelles représentations  le grand public avait-il de ces mondes lointains, d’autant plus lointains que le mot « Indes » lui-même renvoyait à des réalités multiples et géographiquement éclatées ?
Le rapport fait grand cas des Indes Galantes de Rameau dans la production signée Clément Cogitore et présentée à l’Opéra de Paris en 2017, applaudissant à un spectacle disruptif qui faisait entrer la banlieue et la diversité sur la scène de l’opéra avec un grand succès. C’est visiblement le modèle affiché de ce qu’il faut faire vu le nombre d’allusions dont ce spectacle fait l’objet.
En fait, ce spectacle avait d’abord pour objectif de divertir le public (car Les Indes galantes est un divertissement) avec les moyens et les modes du jour ; la com qui a entouré la production en a fait un spectacle symbole de l’ouverture sociale “Ouvrir la scène au plus grand nombre devrait être un combat derrière nous”,  déclarait en interview un Cogitore prophétique.
Mais ce spectacle faussement subversif et attrape-tout ne faisait que ravir un public consommateur pour qui c’était le frisson à moindre frais et au fond, une tartufferie : « La banlieue sans scandale et le plaisir sans peur ».
Bien plus profonde et bien plus terrible la magnifique mise en scène de la même œuvre à Munich en 2016, par le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, dont la transposition dans un camp d’immigrés posait de vraies questions sur la colonisation et l’universalisme, interrogeait notre regard sur l’Autre et suscitait un malaise bien réel. Le spectateur curieux peut en voir la trace vidéo dans le DVD BelAir classique qui est paru en 2018 et lire le compte rendu dans ce blog.
Mais les auteurs du rapport se sont satisfaits de la surface des choses. Paris sera toujours Paris. Ce qui frappe surtout, c’est qu’ils apportent des réponses toutes faites à de fausses questions . Regardons de plus près ces œuvres lyriques qu’ils pointent d’un doigt accusateur.

Madama Butterfly

La question posée par Madama Butterfly est justement celle du regard de l’occidental sur l’Autre exotique, qu’il prend pour pacotille et qu’il nie en tant qu’humanité. Dans la trame même de Butterfly, c’est le blanc qui est un salaud, ce n’est pas la question de la yellowface (de Cio Cio San) dont tout le monde se fout. D’ailleurs Leontyne Price a chanté Butterfly et personne n’a crié au scandale : et pour cause, elle y était sublime (je me souviens d’un récital à Paris où elle chanta en bis l’adieu du troisième acte pétrifiant). Dans ce cas, on se moque de black- ou yellowface…
Une fois de plus, nos auteurs sont complètement à côté de la plaque pour un opéra qui, en 1904, démontre justement ce qu’ils veulent dénoncer. Puccini dénonce déjà lui-même l’idée du mâle blanc et de la domination culturelle des blancs. On est loin de la yellowface et, excusez du peu, on va bien plus profond.
La mise en scène de Jorge Lavelli venue de la Scala et proposée à Paris en 1978 qui faisait porter Butterfly à Pinkerton dans un “panier-cadeau” pointait déjà, à l’époque, le véritable sens de l’opéra et la réification de l”héroïne (Lotte de Beer dans Aida n’a rien inventé) qui était chantée par la… polonaise Teresa Żylis-Gara.

Butterfly (Teresa ŻylisGara) panier-cadeau MeS Jorge Lavelli © Daniel Cande

Otello

Le rapport ne pouvait éviter la question du blackface d’Otello. Verdi et Boito posent la question du « maure », mais ils la mettent dans la bouche de Jago, le traître, celui qui se moque « di quel selvaggio dalle gonfie labbra » (de ce sauvage aux grosses lèvres), de ce Iago à qui Boito fait chanter dans le fameux credo, : « son scellerato perché son uomo/E sento il fango originario in me (je suis scélérat parce que je suis homme/ Et je sens en moi la fange originelle) et « Credo che il giusto sia un istrion beffardo/ e nel viso e nel cuor/che tutto è in lui bugiardo, lagrima , bacio sguardo » (je crois que le juste est un clown moqueur, sur son visage, dans son cœur, et que tout est en lui mensonge, larmes, baiser, regard…).
Porté par Jago, le regard sur l’autre à détruire, notamment quand cet autre est Otello, est lisible dès le début, et le spectateur est d’emblée du côté du Maure.
Le blackface est simplement un reliquat du temps mimétique où l’opéra se devait d’être « vraisemblable », où la mise en scène se devait d’être d’un réalisme fidèle au livret (le Maure de Venise), comme lorsque Karajan dans son film Otello peinturlure Jon Vickers (la bien-pensance interdira sans doute ce film de 1973) .

Jon Vickers (Otello) et Mirella Freni (Desdemona) dans le film de Karajan (1973)

J’ai vu pour ma part bien des Otello non maquillés et là non plus, ce n’est pas le problème pour le spectateur, qui sait qu’au théâtre tout est convention,  comme je l’ai écrit plus haut. Ce type d’attitude critique qui se cristallise sur ce qu’on pense être emblématique confine à la bêtise ou à la censure.
Parce que l’objet de l’œuvre est ailleurs.
Otello est un opéra fondé sur un système agencé d’apparences : ce qui rapproche Otello de Jago, c’est une sorte de fraternité des mâles. Le héros est victime lui aussi de l’apparente fraternité de Jago, il est incapable de distinguer le vrai du faux et  de démêler l’être de l’apparence, tout comme dans le couple Orgon/Tartuffe par exemple… Il ne peut concevoir une telle trahison “entre hommes” alors qu’il imagine aisément  celle de sa femme. Le cliché n’est pas là où les auteurs croient le voir. Otello tue par jalousie, c’est un fait aujourd’hui d’une terrible banalité qu’on appelle féminicide, un crime largement partagé quelle que soit la couleur de peau.
C’est une leçon de connaissance de l’humain, une leçon sur l’aveuglement, sur les apparences trompeuses, sur la perversion du jugement, sur tout ce qui est idées reçues pour qui s’arrête à la surface des choses.

Turandot

Pour Turandot, l’autre opéra cité, nous retournons à la Yellowface, et à un autre système de représentations.
Bien sûr Turandot est la fille de l’Empereur de Chine et nous donne l’idée d’une Chine lointaine à l’insigne cruauté, à mettre dans le dictionnaire des idées reçues nées à la fin du XIXe sur les supplices chinois, qu’a popularisé un ouvrage comme le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau, pourtant dénonciation ironique du meurtre dans tous ses états et de l’assassinat comme pratique universelle, occidentale et non.
Turandot est une représentation médiatisée par un regard occidental (du XVIIIe) de la Chine, d’abord parce que l’auteur du conte, Carlo Gozzi, vit au XVIIIe à Venise, à une époque de la mode chinoise à tous les étages : salons chinois, chinoiseries, jusqu’à l’agrégation inventée en France sur le modèle des examens de lettrés chinois, notre chinoiserie la plus prestigieuse.
L’exotisme, comme celui des Indes Galantes, y est une représentation, et les spectateurs y font fonctionner un fantasme né des récits de voyage et des objets rapportés qui remplissaient les demeures seigneuriales de l’Europe entière…
Que le théâtre fasse fonctionner l’imaginaire, c’est la fonction de tous les arts :  nous projeter hors d’une réalité hic et nunc. Les chinois se forgent aussi bien une vision de l’Occident, que nous un imaginaire de la Chine.
Ensuite, Turandot est une lecture « Commedia dell’arte », et donc médiatisée par Venise, par le théâtre local, par le conte, par une fantaisie qui se définit comme théâtrale, et non comme vérité, comme le souligne Puccini notamment à travers les trois ministres Ping, Pang, Pong issus d’un théâtre de comédie. Il y a dans Turandot ces aspects de divertissement, de pittoresque qui en réalité préparent un duo d’amour qui devait répondre au départ à celui de Tristan et Isolde et dont la mort prématurée de Puccini a empêché l’écriture. Il reste donc une œuvre déséquilibrée par beaucoup plus de pittoresque face à un seul moment fort, qui est la mort de Liù, l’esclave amoureuse qui se sacrifie, à l’instar des grandes héroïnes de l’opéra.
Puccini avait eu un souci bien plus rigoureux de l’exactitude dans la présentation du Japon pour Butterfly dont le message humaniste était autrement fort. Pour Turandot, il sait parfaitement manier le côté tape-à- l’œil d’un spectacle qui mêle plusieurs niveaux de lectures que la musique elle-même traduit.
Car la musique de Turandot est au même titre une représentation « sinosoïdale » (j’ose le néologisme) qui est l’occasion pour Puccini d’un extraordinaire exercice de style, avec l’utilisation d’instruments différents, de phrases musicales nouvelles, d’inventions mélodiques qui ont plus à voir avec le bouillonnement très occidental de la musique des années vingt que la caricature d’une Chine de pacotille, où la princesse Turandot est plutôt une cliente pour la psychanalyse naissante.
D’ailleurs, répondant au melting-pot culturel qui préside à la genèse de l’opéra , les noms des personnages sont un pot pourri tout aussi singulier : l’histoire est d’origine persane, les noms eux-mêmes sont d’origines diverses, Calaf est proche de Calife, Timur est un nom d’origine turque, Turandot signifierait « d’Asie centrale », Altoum ou turc ou mongol voire chinois.
Le conte a été exploité par Schiller, par Weber, par Busoni. Bref, voir la vraie Chine dans toutes ces sources diluées et diverses est tout de même un peu hasardeux. Et là aussi est au rendez-vous la complexité culturelle et non le simplisme d’une insulte à la « race ».
Alors, une Turandot grimée en chinoise qui serait encore ici une yellowface insupportable me paraît être une lecture forcée qui ne répond qu’à l’apparence. Pourquoi perdre son temps à fouiller cette complexité, cette épaisseur culturelle qui plonge ses racines dans l’histoire de la culture européenne et orientale, alors qu’on a sous la main une chose aussi simpliste : “du haut de notre culture, nous moquons la Chine et c’est vilain”. Alors que ce n’est pas exactement l’enjeu du débat.

Aida

Venons-en à Aida. Dernier opéra pointé du doigt par le rapport qui a reçu une éclatante illustration dans la mise en scène très mode de Lotte de Beer à l’Opéra de Paris. Cette mise en scène viendrait à point nommé illustrer rapport publié une dizaine de jours avant la première, tant le parti-pris de la mise en scène répond à ce à quoi le rapport s’attaque, à savoir la représentation que le blanc « sûr de lui et dominateur » se fait des peuples soumis et colonisés. Les deux événements se sont croisés sous les auspices de la bien-pensance.
Je ne reviens pas sur la mise en scène, au demeurant intéressante qui a fait l’objet d’un compte rendu dans le site wanderersite.com, mais j’essaie de comprendre comment Aida devient subitement un emblème de nos regards coupables de colonisateurs sur les colonisés.
J’ai vu Aida pour la première fois en 1965, j’avais douze ans, dans les ruines des thermes de Caracalla à Rome, dans une mise en scène de style Vérone, tout y était, avec chevaux et chars , dans une Égypte mâtinée de ruines romaines qui excitait encore plus l’imaginaire.
Aida fut sans doute l’un des plus grands exemples de pittoresque opératique, et on pourra discourir à l’infini sur les circonstances de sa création, sur la bourgeoisie triomphante et coloniale, mais aussi sur son avenir véronais qui commence au début du XXe siècle. Il reste qu’en 56 ans de pratique d’Aida, le spectateur naïf et premier degré que je suis, a vu sur scène des Aida diverses et pas forcément blackface. L’histoire d’Aida sur fond d’Égypte pharaonique est certes une histoire occidentale, européenne et bourgeoise, une histoire à l’egyptian-face en réalité, habillée par l’égyptomanie ambiante, dont on peut voir les prémisses dans Giulio Cesare de Haendel, Moïse et Pharaon de Rossini, et qu’on reverra dans Thais de Massenet ou Marouf savetier du Caire de Rabaud où le regard sur l’Égypte est là aussi fort conventionnel.
Toutes ces œuvres diffusent-elles le parfum de soufre qui mérite l’ostracisme ? Si c’est le cas, c’est tout le genre qu’il faut remettre en question, ce que n’est pas loin de suggérer entre les lignes ce rapport. Mais nous préférons y lire ici encore une réduction à l’apparence qui instrumentaliser le genre au profit de certaines idées à la mode.
En outre, en se plongeant dans le livret lui-même, l’esclave Aida amoureuse de Radamès l’égyptien: la réciprocité de cet amour prouve que Radamès regarde Aida comme un être humain et non comme une esclave ou une chose… Aida elle-même, esclave de la fille du Pharaon, ne saurait être non plus n’importe quelle esclave, mais une sorte de prise de guerre d’un niveau hiérarchique tel qu’il justifie sa place auprès d’Amneris : même esclave, Aida appartient à la même classe qu’Amneris et est donc forcément reconnue… Par ailleurs autant Aida chante sa patrie (et porte l’idée de patriotisme), autant Radamès fuit la sienne avec l’être aimé : il abandonne (assez facilement au demeurant) honneurs et patrie. Il est à l’opposé du héros tragique cornélien qui aurait à choisir entre amour et patrie : nous ne sommes pas chez Corneille, mais dans le mélodrame occidental du XIXe siècle. Adieu l’Égypte-habillage, adieu blackface, ce n’est pas non plus la question ici…
Ce sont bien des êtres et pas des choses dont il est question. La réification d’Aida par la marionnette de Lotte de Beer est une « forzatura »  (au contraire de la Butterfly de Lavelli qui pointe la même question, bien plus judicieusement): on force l’histoire à rentrer dans un schème. Mais l’histoire dit autre chose.


Répertoire et diversité

En posant la question du répertoire on pose une question d’histoire de l’art lyrique, qui se relie aux conditions de production.
La notion de répertoire en occident est relativement récente, née au XIXe, parce qu’au siècle précédent, une nouveauté succédait à l’autre et il ne serait pas venu à l’idée de reprendre un titre. Au contraire, le même titre selon le lieu où il était représenté, subissait des variations selon les voix, les exigences des artistes, de la censure ou du Prince. Et cette situation subsiste plus ou moins jusqu’au milieu du XIXe, même si on commence à rejouer (très partiellement) Mozart, Gluck, ou Rossini comme du répertoire d’aujourd’hui.
Et le genre-opéra aujourd’hui vit effectivement sur le répertoire, qu’on fouille de plus en plus loin, avec la redécouverte de la profusion de l’offre baroque par exemple. Mais il est abusif d’affirmer comme l’écrit le rapport (p.7) que l’histoire de l’opéra « est de ce fait en partie liée à la production de savoirs et de croyances sur les mondes extra-européens, en lien étroit avec leur colonisation ». En partie? Plutôt en infime partie. En effet, Orfeo, L’Incoronazione di Poppea, Médée, Alcina, Agrippina, Tancredi et tant d’autres qui plongent leurs sujets dans la mythologie et l’histoire de la Grèce et de Rome et dans les épopées de l’Arioste et du Tasse du XVIe siècle ne répondent pas à cette définition. Autre « forzatura »: « L’opéra européen était le point de vue sublime des dominants sur le monde », poursuit le rapport, comme si tous les opéras du XVIIIe et du XIXe n’étaient que reproduction à l’envi des Indes Galantes de Rameau.
Que faire des nombreuses Clemenza di Tito, de la plupart des opéras de Mozart, des sujets choisis par Gluck (Orfeo, Alceste, Iphigénie) ? Si on excepte Les Pélerins de La Mecque, le Cadi dupé ou Le cinesi, l’écrasante majorité des sujets des opéras de Gluck est prise dans la mythologie grecque ou romaine.
Il est vrai que les sujets des tragédies au XVIIIe, chez Voltaire notamment se teintent d’orientalisme, avec notamment Sémiramis ou Mahomet, qu’on reverra chez Rossini. Mais de là à faire de l’opéra un défilé de clichés sur le mâle blanc, il y a un monde…
Ainsi, avec un raisonnement filé jusqu’à ses ultimes conséquences, gardons-nous d’un Grand Inquisiteur de Don Carlos qui ne serait pas réellement aveugle, d’une Salomé ou d’un Hérode qui ne seraient pas juifs. Et gardons-nous de Porgy and Bess, cet opéra écrit par un blanc qu’il voulait voir jouer par des noirs… Arrêtons-là, la tête me tourne.
La tête tourne parce qu’on voit clairement les limites du raisonnement qui apparaît vite non comme raisonnement, mais comme caricature, qui fait du théâtre du passé un lieu de représentation anachronique du monde contemporain alors qu’il est lieu de transfiguration. Nos auteurs ignoreraient-ils cette évolution que le XXe a sanctionnée ?
Le raisonnement est simpliste parce qu’il présuppose un théâtre qui représenterait le monde par équivalence biunivoque, alors que le théâtre est totale liberté de ton et d’interprétation, et qu’il y a longtemps qu’on ne se pose plus la question d’une Aida noire, d’une Turandot asiatique et d’un Otello maure dans les mises en scène européennes d’aujourd’hui.
Il est vrai que les États-Unis ont une vision moins avancée que l’Europe dans le domaine de la mise en scène de théâtre et d’opéra. D’ailleurs, la plupart des metteurs en scène américains intéressants ont fait carrière en Europe.
Qui se pose aujourd’hui la question des races dans une mise en scène de Peter Brook, dans sa Flûte enchantée ou dans sa Tempête avec son Prospero noir ? Les auteurs de ce rapport semblent, pour l’opéra au moins, se poser des questions de représentation qui ne se posent plus aujourd’hui et depuis longtemps sur les scènes européennes. Rien d’étonnant puisque ce à quoi ils s’attaquent est dans les faits importé d’Outre-Atlantique. Comme si nous avions la même histoire.
En fait, les auteurs de ce rapport n’ont pas compris le sens du célébrissime « Madame Bovary, c’est moi » de Gustave Flaubert, qui loin de désigner l’auteur comme un clone de Madame Bovary, désigne tout lecteur comme une Bovary en puissance. Le personnage est objet d’identification du lecteur, comme il pourrait l’être du spectateur, indépendamment de la couleur de peau, du genre et de la catégorie dans laquelle on a tendance à ranger aujourd’hui les individus. Moi lecteur qui que je sois, suis Madame Bovary. Et c’est cette plasticité de l’identification qui est ici essentielle, et qui explique ce qu’est l’effet de l’art, littéraire, théâtral, lyrique sur nous et donc la parfaite inanité des jugements sur la nature des figurations au théâtre, parce que, paradoxalement, le théâtre n’est pas un art figuratif mais transfiguratif.

Sur la scène de l’opéra les choses sont même plus faciles. Parce que l’opéra est un genre très éloigné du réalisme au quotidien, très distancié : personne ne s’adresse à l’autre en chantant ou en vocalisant « dans la vraie vie ». Cet éloignement de tout réalisme offre un champ bien plus large que le théâtre parlé en termes de liberté. D’ailleurs, les chanteurs de couleur ne font pas un problème à l’opéra. Le cas du ballet, plus codifié est peut-être différent, mais c’est lui aussi un art tellement éloigné du réel, tellement projeté dans l’abstraction que des danseurs « non blancs » ne devraient pas avoir de difficulté à s’intégrer ; là non plus l’art ou le genre artistique n’est pas en cause, mais bien plus ceux qui le font et peut-être certains gardiens du temple trop zélés
Si les personnes de couleur n’accèdent pas à l’opéra ou au ballet, sur scène ou en fosse, ce ne sont effectivement pas les œuvres qui sont en cause, et commencer par jeter les œuvres à la  face du lecteur, c’est fausser le problème, le détourner et subrepticement installer l’idée que l’opéra n’a plus sa place dans les arts d’aujourd’hui parce que toutes les “identités” n’y auraient pas leur place et qu’il est enraciné dans un passé à la fois suranné et critiquable, que c’est un art élitiste réservé à un public choisi (sous entendu blanc). Cela s’appelle en termes vulgaires jeter le bébé avec l’eau du bain.

Conclusions

Quand j’étais jeune, j’avais dix ans à Alger en 1963, un prêtre m’avait dit et la chose me marqua très fortement que si l’on enlève la peau d’un catholique, d’un musulman, d’un juif, d’un blanc, d’un noir, d’un arabe, d’un jaune, on retrouve le même « écorché », impossible à distinguer… Pourquoi alors s’ingénier aujourd’hui à redistinguer, ce que des siècles passés ont fait en créant des conditions de tant de crimes et de massacres ?
Que les humains soient tous des individus différents, nul ne le nie, mais ce sont des différences tellement superficielles qu’elles contrarient tout classement, toute catégorisation et toute hiérarchie parce que ce sont des éléments visuels ; ce sont des données qui n’appellent aucun commentaire ni jugement de valeur parce que non qualitatives.

En ce sens les auteurs de ce rapport assènent des « vérités » qui n’en sont pas, jetant le doute sur un art qu’ils connaissent mal et auquel ils prêtent une histoire, un sens, des traditions qui n’en sont pas. En assénant des interprétations qui sont autant de déformations, ils accréditent des idées fausses. À ce titre toute la première partie est vraiment problématique.

On dirait que le manifeste des danseurs de l’opéra a été saisi au vol comme un élément à mettre en exergue, en ces temps où ces questions font partie des polémiques du jour, et même instrumentalisé.
Qu’en soi le rapport propose des solutions à la question posée sur la diversité à l’opéra non seulement ne choque pas mais au contraire ouvre des perspectives. Qu’ensuite les auteurs se plongent dans le répertoire pour pointer les œuvres « critiquables » ou évitables au regard du traitement de la « diversité » me paraît au contraire pervers.
D’abord parce que la censure n’est pas loin, même au nom des meilleures intentions du monde, dont l’Enfer est pavé comme on sait. Pour des raisons aussi nobles, on a voilé toutes les nudités de Michel Ange dans la Chapelle Sixtine, et pour des raisons moins nobles la Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch a été censurée par Staline pour ne pas avoir obéi à une ligne musicale et morale, et les opéras de Meyerbeer ont disparu pour cause de judaïsme, en Allemagne bien sûr, mais aussi subrepticement en France dans les années Trente alors que ses grandes œuvres à succès de Meyerbeer étaient focalisées sur l’humanité face aux haines, raciales ou religieuses. Quand des œuvres gênent, c’est ceux qu’elles gênent qui font problème, non les œuvres elles-mêmes.
Si l’on doit censurer les œuvres ou les éliminer parce qu’elles déplaisent à une soi-disant communauté, ou parce qu’elles semblent porter atteinte à l’honneur d’une autre, tout finira au clou : Carmen pour les gitans, L’italienne à Alger ou l’enlèvement au Sérail pour leur regard sur les turcs ou les musulmans (avec la scène d’Osmin et de l’alcool…) et ainsi de suite.

Les auteurs qui essaient de montrer l’avenir possible du genre en cherchant des figures emblématiques des « minorités » semblent aussi découvrir l’eau tiède. Eric Owens qu’ils citent est l’un des plus grands sinon le plus grand Alberich de ce temps.  On le connaît depuis une douzaine d’années, et ils le découvrent parce qu’on leur a soufflé son  nom ; mais Alberich est un rôle de vilain, de méchant, et le faire chanter par un noir pourrait choquer sans doute, comme les noirs cantonnés aux rôles de délinquant dans les séries policières américaines d’il y a une quarantaine d’années. Et ainsi de suite, à l’infini. C’est le vertige des casuistiques, et on sait ce que vaut la casuistique depuis Pascal…
Que les auteurs se rassurent, Simon Estes, autre gloire du chant, chanta de son côté Wotan au MET… mais ils ne le citent pas, lui qui fut pourtant le premier homme noir à chanter à Bayreuth – et avec quel succès ! – le Hollandais en 1978, il y a 43 ans…
Justement, qui va sur le site du MET actuellement verra en titre l’Award gagné par Porgy and Bess et puis le rappel d’une exposition « Les voix noires du MET » qui avait été montée à cette occasion. Très bien, mais c’est aussi une singulière manière d’afficher sa « politically correctness » pour éviter de prendre des coups. Quelle qu’en soit la « couleur » une belle voix le reste et un bon manager d’opéra ne la laissera pas échapper. On a ainsi l’impression que le MET en quelque sorte, se « protège » d’accusations potentielles. L’opéra s’est ouvert aux chanteurs « non blancs » il y a désormais près de 70 ans, d’abord aux femmes, puis aux hommes, et à mon avis la question n’est plus là.

Au total, la réflexion proposée par ce rapport surfe sur la vague sans vraiment y plonger, partant de constats connus et justes sur le manque de diversité, les auteurs s’égarent dès qu’ils s’attaquent à la question  culturelle et historique. Néanmoins, la nécessité de corriger le tir ne dépend pas  seulement de l’Opéra, comme on le verra dans notre deuxième partie et ne concerne pas non plus seulement la diversité. En effet, la gestion de l’accès à la musique classique n’est pas du seul ressort de l’opéra et pose la question bien plus large et irrésolue de la démocratisation culturelle.
Il reste que du côté du théâtre parlé, on peut évidemment imaginer sans le sous-estimer l’agacement d’un spectateur de couleur ou d’une origine donnée dite « non blanche » de ne presque jamais voir sur scène un acteur de sa couleur de peau, ça commence très timidement à changer au cinéma, c’est plus embryonnaire sur la scène des théâtres (sauf dans le stand-up…). Cependant, faire cette mauvaise querelle-là à l’opéra, c’est un peu paradoxal, parce que c’est l’art scénique qui a su le plus tôt au-delà des apparences tirer parti de la diversité des talents. Mais il est plus facile de tirer sur l’opéra, art de niche « réservé », alors haro sur le baudet.

[1] Définition de Wikipedia : Le cake-walk ou cake walk est une danse populaire née parmi les Noirs du Sud des États-Unis, pour imiter avec ironie l’attitude de leurs maîtres se rendant aux bals. Apparu vers 1850, il fut importé en Europe vers 1900 via le Music-Hall.

Lien vers  le Rapport_sur_la_diversité_à_l_Opéra_de_Paris

IN MEMORIAM MONTSERRAT CABALLÉ

En ce jour où le monde apprend la disparition à 85 ans (elle avait le même âge que Claudio Abbado) de Montserrat Caballé, « la Superba » dont on dit qu’elle est la dernière des Divas légendaires, il peut être singulier de rappeler que l’immense chanteuse fut particulièrement clivante. Elle était adulée ou détestée, à un point tel que de célèbres critiques d’opéra (comme Sergio Segalini) ne cessèrent de la conspuer, voire des directeurs d’opéra, comme le placide et élégant Jean-Pierre Brossmann, ou Rolf Liebermann qui ne l’invita plus jamais à Paris quand elle lui refusa I Vespri Siciliani.
Elle chanta à Paris Norma en 1972, puis il fallut attendre Turandot (production de Wallmann aux costumes de Jacques Dupont (1968) reprise par Bernard Lefort en 1981 pour la revoir à Garnier.

Semiramide

Ce fut la saison suivante la légendaire Semiramide d’Aix dans la production toute blanche de Pier Luigi Pizzi, coproduite avec Paris (Bernard Lefort oblige) pour la voir au Théâtre des Champs Elysées (Caballé, Horne, Ramey) puisque Garnier était en travaux. À Paris, elle chanta ensuite la Primadonna d’Ariane à Naxos à l’Opéra-Comique en 1986, et ce fut tout.
Je l’avais vue en 1974 pour la première fois dans Norma à Orange. Elle fut ma première Norma, face à Vickers. La première impression, et ce fut durable, au-delà de la voix et du physique, fut celle qu’on éprouve devant un monument. Monumentale, oui, c’est l’adjectif qui me vient quand je cherche à rassembler mes souvenirs. Monumentale, c’est à dire, vue dans ce théâtre antique bourré à craquer, au loin, sculpturale, immense, presque déjà mythique. Elle m’a laissé cette image pour toujours, celle d’une silhouette impressionnante, d’où s’échappaient des effluves vocales sussurées et pourtant si claires. Je l’ai vue ensuite dans des rôles très divers, Turandot, Semiramide, Salomé, Madame Cortese du Viaggio a Reims avec Abbado à Vienne, et pour la dernière fois en Duchesse de Crackentorp de La Fille du régiment en 2007 où son apparition (très brève) déchainait les hourras de la salle. Je me souviens justement, attendant Dessay à la sortie des artistes, de l’avoir vue fuir emmitouflée dans une fourrure épaisse, couverte d’une toque, à peine reconnaissable (il faisait encore froid en ce mois d’avril) mais immédiatement identifiable à cause de son regard si vif.
Dans des rôles aussi divers, se superposait à chaque fois la lointaine prêtresse d’Orange qui m’a pour toujours imposé une sorte de respect presque religieux : la Diva portait alors bien son nom.

Salomé (Montserrat Caballé) Costumes de Gianni Versace, prod. Bob Wilson © Lelli et Masotti

Le souvenir le plus fort de Caballé fut pour moi un soir de Scala, une première de Salomé où la titulaire (Carmen Reppel) était souffrante et où la traditionnelle annonce se termina en explosion quand on donna pour Salomé le nom de la remplaçante, Montserrat Caballé.
Car on l’oublie aussi souvent, Caballé avait une voix suffisamment étendue de spinto pour avoir chanté aussi des rôles germaniques, non seulement Salomé, mais aussi Sieglinde, et même Isolde en fin de carrière: elle a débuté d’ailleurs en troupe à Bâle, à Saarbrücken puis au Theater Bremen jusqu’à 1962 . Elle chantait aussi bien le Bel Canto pur que Verdi (Un ballo in maschera, la Forza del Destino..) ou Puccini (Bohème, Tosca, Turandot) : l’étendue de la voix faisait que rien ne lui était vraiment interdit.

Monumentale la Caballé l’était sur scène, où il lui suffisait d’être, comme un Da Sein du chant. Car tout était dans la voix, dans cette voix d’une étendue incroyable du grave intense et à l’aigu séraphique, c’était une magicienne du son plus que du mot. Il suffisait d’entendre cette pureté sonore pour tomber sous le charme. Nous sommes sans doute à l’opposé d’une Callas qui était corps et âme, là où Caballé était son, un son unique qui faisait délirer mais qui risquait aussi de faire frémir les soirs de méforme. En 1982, lors d’une série d’Anna Bolena à la Scala dans la vieille production de Visconti où Callas avait triomphé, la première fut annulée pour indisposition. À la seconde, elle n’y arriva pas, et le public le lui fit payer cruellement, par de ces huées de toute une salle que jamais je n’oublierai, tant elles furent terribles, déchainées et humiliantes. Elle y fut remplacée définitivement par la jeune débutante Cecilia Gasdia.
Mais justement un soir de janvier 1987, première de la Salomé dont il était question plus haut, elle prit crânement sa revanche, d’autant plus que la production de Bob Wilson (dirigée par Kent Nagano, avec entre autres Bernd Weikl et Helga Dernesch) ne demandait rien au chanteur sinon chanter, debout au proscenium pendant que l’œuvre était mimée en arrière scène, une sorte de représentation (presque) concertante qui ne pouvait que convenir à la Diva.
Et ce fut incroyable, simplement incroyable : cette Dame déjà mûre (elle avait 54 ans) réussissait à avoir ce fil de voix juvénile et frais qui la rendait stupéfiante…le triomphe de Salomé effaça Bolena.

Les très grands triomphes, elle les obtint entre 1965 et 1985, avec des hauts (une mémorable Elena des Vespri Siciliani au MET avec Gedda, le Bel Canto avec Horne) et des bas (la Bolena de la Scala).

Madame Cortese

Dans Semiramide avec Horne à Paris elle restait un monument intouchable, mais c’est Horne cependant qui remuait les âmes.
Elle fut Madame Cortese avec Abbado dans une reprise viennoise du stupéfiant Viaggio a Reims de Ronconi, vu à Pesaro et à la Scala (avec Ricciarelli dans Cortese) et elle termina sa carrière par des récitals ou des concerts un peu partout, quelquefois avec sa fille : des « show Caballé » ouverts par le fameux concert avec Freddy Mercury. Mais ce n’est pas ce qu’on retiendra.
Je reste profondément marqué par ce monument au son impossible qu’elle fut, réussissant des filati à se damner, avec une ligne de chant sans accrocs et une puissance inédite qui laissaient le public interdit, mais qui ne fut jamais un roc vocal à la Nilsson : la voix si délicate gardait ses fragilités et quelquefois ses failles. Comme les grandes Divas, elle fut adulée, adorée parce que souvent chavirante, comme les grandes Divas, elle fut contestée, critiquée, conspuée, et, plus rare, elle suscita même de la haine. Il ne faut pas croire à l’unanimisme médiatique d’aujourd’hui, de la part de ceux qui ne l’entendirent qu’au disque.
Elle restera cependant pour moi ce profil lointain dans la douce nuit provençale d’Orange, qui me secoua pour la vie.

 

Norma

IN MEMORIAM JON VICKERS (1926-2015)

Jon Vickers en 1991
Jon Vickers en 1991

Encore un des marqueurs de ma vie de mélomane qui s’en va. J’ai eu la chance, comme beaucoup de parisiens, de le voir dans une série de rôles : Otello, Néron (de l’Incoronazione di Poppea), Parsifal, Canio, Peter Grimes, Florestan, Tristan, Samson. C’est encore mon Parsifal de référence, tant il m’a marqué dans ce rôle qu’il interprétait de manière hallucinante, en en faisant un personnage mûr, soucieux, dramatique, imposant.

Nerone à Paris (1978)
Nerone à Paris (1978)

N’en déplaise aux baroqueux, il fut Néron face à la Poppea de Gwyneth Jones. Ceux qui ont vu à Paris en 1978 cette production de l’Incoronazione di Poppea dans une distribution digne de Wagner (avec eux Christa Ludwig et Nicolaï Ghiaurov) que déjà à l’époque on avait critiqué au nom de la vérité musicale, savent combien la vérité scénique était là, dans ces personnages hors du commun, dans un Néron bestial et monstrueux, qui savait pourtant (et avec lui la Poppea de Gwyneth Jones) retenir sa voix et produire le plus incroyable duo final qu’on ait pu entendre (On peut le voir sur YouTube). Il y a la vérité musicale qui aujourd’hui est autre, les modes sont ailleurs, elles changeront sans doute comme toutes les modes et tous les diktats. Et puis il y a la vérité du texte, la vérité de la scène : aucune des Incoronazione di Poppea depuis n’a imposé cette vérité là. Pour moi le couple Nerone/Poppea, c’est Vickers et Jones, pour l’éternité.
Jon Vickers est de cette race de chanteurs qui n’a plus cours aujourd’hui.
Aujourd’hui on adore les voix sous verre, les voix propres, les voix lisses, les voix contrôlées car on pense que la forme c’est toujours la substance.
La génération de mélomanes qui a découvert l’opéra dans les années 60 ou 70 a été formée aux grandes voix de tripes, les Resnik, les Nilsson, les Freni, les Price (Leontyne et Margaret), les Arroyo, les Domingo, les Cappuccilli, les Ghiaurov, les Jones, des chanteurs qui savaient ce que style voulait dire, qui savaient ce que contrôle voulait dire, mais qui pliaient leur style et leur technique aux exigences de l’expression, du texte et de la vérité scénique et surtout de l’émotion.

Jon Vickers est Otello dans le film de Karajan
Jon Vickers est Otello dans le film de Karajan

Le deuxième acte d’Otello avec Vickers était hallucinant de violence, de déchirure béante. Son Vesti la giubba de I Pagliacci arrachait les larmes. Qui a chanté comme lui l’air de la Meule (Vois ma misère) de Samson et Dalila ? On ne joue plus guère cet opéra aujourd’hui faute de chanteurs capables de transcender une œuvre qui a besoin de brûleurs de planches pour exister.
Jon Vickers avait à la fois la carure écrasante en scène, une présence phénoménale qui exigeait à ses côtés des partenaires immenses car on n’avait d’yeux que pour lui dès qu’il apparaissait et dès qu’il prononçait quelques mots de sa voix inimitable, au timbre si particulier : dans Parsifal, dès le premier acte, où pourtant il n’a pas grand chose à dire, il en était ainsi.
Jon Vickers portait le drame dans la voix, il portait la lacération, il portait la tragédie. Le disque a su d’ailleurs le rendre, dans son Otello (même dans le film avec Karajan pourtant critiquable) dans son Don José, dans son Siegmund même à Bayreuth ou à New York.
Son rapport avec Wagner était contrasté, il a très vite quitté Bayreuth, car il n’y aimait pas l’ambiance religieuse qui entourait Richard Wagner, lui qui par ailleurs était un fervent chrétien. Mais il a laissé une trace wagnérienne indélébile dans le fameux Tristan und Isolde d’Orange (7 juillet 1973) où les trois monstres (Jon Vickers, Birgit Nilsson, Karl Böhm) et l’Orchestre National qui était alors de l’ORTF luttaient contre le mistral et s’inscrivaient pour l’éternité dans la légende (il FAUT voir et revoir le film de Pierre Jourdan).
Alors on ne s’arrêtera pas aux reproches qu’on lui faisait d’histrionisme,  ou de toucher aux partitions pour servir sa voix (Toscanini lui-même et d’autres trituraient quelques mesures pour garantir un effet) : ceux qui l’ont vu sur scène savent quel artiste il était, et quelle présence, quelle générosité vocale il offrait au public. Quand je pense à Peter Grimes, je vois Vickers (qui a beaucoup contribué à la popularité du titre hors le Royaume Uni) seul, déchirant dans son pull de laine épaisse trop grand, attirant les larmes rien que d’être avant même de chanter. Je me souviens aussi de son sourire et de sa chaleur, quand, jeune fan, j’allais l’attendre à la sortie des artistes du Palais Garnier. Bref, un pan de plus de mon univers s’efface du monde terrestre, mais reste présent ô combien dans le monde mythique de mon paradis lyrique. [wpsr_facebook]

Birgit Nilsson et Jon Vickers à Orange (1973)
Birgit Nilsson et Jon Vickers à Orange (1973)