STAATSTHEATER NÜRNBERG 2014-2015: LES HUGUENOTS de Giacomo MEYERBEER le 24 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Guido Johannes RUMSTADT; Ms en sc: Tobias KRATZER)

Le peintre dépassé par ses modèles Les Huguenots, Nürnberg © Jutta Missbach
Le peintre dépassé par ses modèles Les Huguenots, Nürnberg © Jutta Missbach

On peut voir Les Huguenots en France, en Belgique, en Italie quelquefois, en Allemagne cette fois, mais pas à Paris. L’Opéra de Paris, où l’œuvre a été créée, qui en a historiquement fait l’un des opéras les plus représentés avant la deuxième guerre mondiale, ne l’a pas repris depuis des lustres. Ses directeurs avisés lui préfèrent Tosca (une grande originalité, avec une distribution et un chef d’envergure pour le moins discutable) ou un Barbier de Séville : les deux pouvaient attendre, Tosca écumait depuis 20 ans la scène de Bastille dans la production Schröter, et le Barbier de Séville depuis douze ans dans celle de Coline Serreau, des reprises avec bonne distribution pouvaient faire l’affaire et permettaient avec les économies, de monter ce pilier du répertoire français. Mais sur les bords de Seine, Meyerbeer n’est sans doute pas assez in, et surtout, il n’est pas susceptible de racoler un public endormi ou en décomposition culturelle. Depuis 1980, une seule production de Meyerbeer, Robert le Diable, qui d’ailleurs a marqué, due au seul qui ait vraiment réfléchi à l’âme et à l’histoire de  cette maison, Massimo Bogianckino. En regardant Mémopéra, la mémoire partielle de l’Opéra de Paris qui commence à 1980…, on voit à Meyerbeer compositeur de nationalité allemande, manière subtile d’éviter de souligner que ce compositeur de nationalité allemande a régné sur Paris, a fait la gloire de l’Opéra de Paris et a créé un genre typiquement parisien (Paris à qui rien de Grand n’est étranger) le Grand-Opéra.
Plusieurs raisons m’ont poussé à aller à Nuremberg. D’abord et avant tout la curiosité de voir une production de Tobias Kratzer, qui fera Tannhäuser à Bayreuth en 2019 et qui l’a déjà mis en scène à Brême, ensuite voir le Staatstheater Nürnberg, dirigé depuis plusieurs années par Peter Theiler, un Intendant francophone et francophile, qui s’est lancé dans le Grand Opéra français, – il a déjà proposé Guillaume Tell de Rossini et Dom Sébastien roi du Portugal de Donizetti – et qui a propulsé Nuremberg parmi les scènes allemandes les plus intéressantes. Mais il ne s’intéresse pas seulement au Grand Opéra puisqu’en alternance avec Les Huguenots, il propose Turandot dans une nouvelle production signée Calixto Bieito.
On le sait, Les Huguenots est une œuvre très exigeante en voix, demandant  au moins deux sopranos de toute premier niveau (Arroyo Sutherland par exemple dans le disque de Bonynge) et surtout un ténor impossible pour Raoul de Nangis, comme jadis Nicolaï Gedda, ou aujourd’hui John Osborn qui le fit à Bruxelles dans la production d’Olivier Py. Réussir à  monter cet opéra dans un théâtre de répertoire avec une troupe pas forcément adaptée a priori et seulement quelques chanteurs invités est une gageure.
Car Les Huguenots qui fut un succès universel jusqu’à l’orée des années soixante, n’a rien de cette œuvre boursouflée, longue et ennuyeuse qu’on dit aujourd’hui. Dans une veine exploitée par la littérature et le théâtre de l’époque (Henri III et Charles IX y sont très à la mode et dix ans après Les Huguenots, Dumas fera paraître La Reine Margot) elle est un condensé de l’habileté de Meyerbeer à mélanger les styles, à utiliser les procédés baroques (solo avec viole d’amour) et les références du passé, à puiser dans les chœurs monumentaux (merci Guillaume Tell), dans la musique de ballet, et à faire un bilan concret de l’histoire du chant : on y trouve toutes les voix, du ténor à la voix d’Arnold du Guillaume Tell au page qui va rappeler Cherubino, le grand soprano lyrique, le soprano colorature, et une variation de basses et de barytons basses. Meyerbeer plonge dans l’histoire de la musique au XVIIIème, puise dans Bach, Gluck, Mozart, mais aussi Rossini et Spontini, son génie consiste à produire une musique toujours accessible, jamais ennuyeuse, vive, impressionnante. Le succès planétaire n’est pas un hasard .
Ce n’est pas un hasard non plus si cette œuvre de 1836 va être un creuset inépuisable d’emprunts : Wagner y trouvera le Nachtwächter des Meistersinger, et le génie du charivari final du 2ème acte des mêmes Meistersinger peut être interprété comme un renversement génial d’une Saint Barthélémy entendue chez Meyerbeer, il y trouvera aussi quelques traits futurs de Parsifal et notamment la bénédiction de Gurnemanz dans l’Enchantement du Vendredi Saint trouve son origine dans celle de Marcel bénissant Raoul et Valentine au cinquième acte. Verdi quant à lui y puisera son Rataplan de la Forza del Destino et s’en souviendra dans certains chœurs, notamment d’Ernani et sans doute dans le personnage d’Oscar de Ballo in maschera inspiré d’Urbain.
En somme, il n’y a aucune raison de mépriser cette musique : au contraire, il y a toutes les raisons de la représenter, avis à l’Opéra de Paris qui l’a représenté 1126 fois (seul le Faust de Gounod le dépasse en nombre) et qui semble l’avoir oublié, d’autant que l’opéra est distribuable aujourd’hui , on a toutes les voix pour ça..
En ce vendredi 24 octobre, la salle du Staatstheater Nürnberg (bâtiment du début du siècle à la vague architecture de cathédrale civile), un théâtre financé par l’Etat libre de Bavière et par la ville de Nuremberg, avec 550 employés,  650 représentations annuelles (théâtre, opéra, ballet), deux scènes, et 270000 spectateurs (pour une ville d’un demi-million d’habitants) est quasiment pleine.
Et la représentation de Nuremberg, proposée en collaboration avec le Palazetto Bru Zane, Centre de musique romantique française, confirme le succès de presse et de public que les premières représentations ont remporté la saison dernière.

L'espace de jeu © Jutta Missbach
L’espace de jeu © Jutta Missbach

Tobias Kratzer travaille dans un espace unique conçu par le décorateur Rainer Sellmaier (également auteur des costumes), l’atelier d’un peintre qui malicieusement ressemble à celui de La Bohème avec un poêle et une grande verrière ouverte sur les toits de Paris, un peintre d’aujourd’hui en proie comme le Marcello de Puccini à une crise d’inspiration. Travaillant sur un grand format représentant Abel et Caïn, dans le plus pur style néoclassique, il renonce et renvoie ses modèles. Lorsque ses amis envahissent son atelier  il va faire voguer son imagination dans la même veine fratricide et va investir le thème des guerres de religion en essayant d’abord de travailler sur la paix et l’entente entre catholiques et protestants dans la figuration d’un repas commun: à partir de ce moment, la mise en scène fait des allers et retours entre les affres du peintre, ses efforts pour créer des scènes monumentales à la Rubens et l’histoire des Huguenots. Mais l’Histoire ne réussit pas toujours à rentrer dans un tableau…

Les Gargouilles de Notre Dame se réveillent © Jutta Missbach
Les Gargouilles de Notre Dame se réveillent © Jutta Missbach

Les personnages deviennent réalité, sortent des tableaux, y compris par la fantasmagorie (les Gargouilles de Notre Dame envahissent la scène pour punir les Huguenots) et le peintre lui-même est tantôt le peintre, tantôt Nevers, le catholique qui refuse la guerre et qui cherche la réconciliation. Il est fiancé à Valentine, fille du comte de Saint Bris, un ultra catholique. Elle  lui demande de rompre ses fiançailles, ce qu’il’accepte avec douleur et résignation mais avec une grande noblesse d’âme, parce qu’elle est amoureuse du protestant Raoul de Nangis et que la reine Marguerite de Valois compte en faire un mariage de réconciliation entre protestants et catholiques (ainsi commence d’ailleurs la Reine Margot, qu’on force à épouser Henri de Navarre en signe de paix).

Peintre et mécène Acte I © Jutta Missbach
Peintre et mécène Acte I © Jutta Missbach

Marguerite de Valois elle même est à la fois la reine dans le rêve du peintre, et son mécène-collectionneuse dans la réalité moderne, vêtue comme une first Lady américaine à la  Nancy Reagan ou comme une riche collectionneuse coureuse de galeries.
La question sous-jacente, qui sous tend le travail de Kratzer est « peut-on figurer la guerre ? » . Le peintre ne cesse de voir son effort pour représenter une possible réconciliation contrecarré par ses propres personnages pris dans l’écheveau des événements historiques. Il y a de très beaux moments, très réussis notamment lorsque le peintre en habits d’aujourd’hui essaie de faire tomber la tension mais se trouve dépassé par la violence des foules. Ainsi Kratzer pose-t-il la question : tout est-il figurable par l’art ? mais en même temps il pose la question très actuelle  des engrenages de la violence, et notamment de la violence religieuse, des conflits individuels, des luttes inexpiables de clans (que Shakespeare avait déjà traité dans Roméo et Juliette) marqués ici par les catholiques en rouge et les protestants en noir, et Tobias Kratzer joue de manière assez virtuose sur ces va- et-vient, sur les références historiques et littéraires

Entrée de Marguerite de Valois sur son (vrai) cheval  © Jutta Missbach
Entrée de Marguerite de Valois sur son (vrai) cheval © Jutta Missbach

(entrée de Marguerite de Valois sur son cheval), sur la violence religieuse et l’intolérance, mais aussi sur la crise artistique, sur le conformisme artistique bloqué devant l’hyperviolence et contraint à la fuite en avant. Dans un ordre différent, c’est une thématique voisine de ce qu’avait créé Katharina Wagner pour les Meistersinger à Bayreuth, ou, de manière plus pâle, Carsen dans le Tannhäuser de Bastille.
Ce qui est passionnant, c’est que ce travail est sans doute une mise en abyme de son propre travail de metteur en scène et de sa recherche pour représenter Les Huguenots. Pendant trois heures trente minutes (45 minutes de coupures qui ne nuisent pas du tout au flux musical et à l’action, contrairement au Rienzi de Berlin déchiqueté malgré la belle mise en scène de Philip Stolzl) Kratzer essaie de répondre à cette simple question: peut-on représenter Les Huguenots aujourd’hui ? Au travers de ce peintre, il évoque ses propres hésitations de metteur en scène, sa propre approche, ses propres va et vient et au fond nous parle de théâtre et de représentation théâtrale, de réalité et illusion, d’être et d’apparence : et l’illusion théâtrale fonctionne, puisque peu à peu l’histoire envahit l’atelier, et qu’il n’y presque plus d’art ou de peinture mais la réalité du récit qui prend corps, dans la représentation qui devient alors réalité .

La fin de l'art © Jutta Missbach
La fin de l’art © Jutta Missbach

À la fin Nevers meurt, tué par les catholiques, et il semble n’y avoir plus de peintre ni de peinture: l’art est mort, comme à l’acte III du Parsifal bayreuthien de Schlingensief, tué par le mal absolu de la violence. Le peintre est mort, ayant tout détruit dans son atelier, dévoré par ses modèles, victime du massacre des protestants et du massacre de tout art. Désespéré par le manque d’inspiration, par l’impossibilité de créer un choc esthétique qui puisse rendre une guerre, le peintre a tout jeté, tout détruit y compris les membres disloqués de sculptures entreposés au fond de l’atelier et qui ne sont pas loin de rappeler massacres et corps mutilés, et il a tout recouvert d’une toile de plastique transparent dans laquelle on se prend les pieds, dans laquelle on risque à tout moment de tomber et sur laquelle gisent les quelques objets restant, seaux ou pinceaux. Il jette alors sur cette toile qui ressemble à de l’eau ruisselante, des seaux de peinture rouge: on pense alors à Agrippa d’Aubigné évoquant la Seine rougie du sang des morts de la Saint Barthélémy dans Les Tragiques.
Lorsqu’il se relèvera au final, revenu à la réalité, lorsqu’Urbain annonce l’arrivée de Marguerite, c’est la mécène stupéfaite qui apparaît et le peintre qui lui brandit le seul tableau possible : une toile blanche recouverte d’une immense  tache de peinture couleur de sang : l’artiste ne pouvait pas figurer le massacre, infigurable, et c’est l’abstraction qui s’impose: du même coup il a trouvé l’inspiration, il s’est renouvelé, il a trouvé son style, plus de conformisme, plus de figuratif, plus de grands formats compassés, mais un art nouveau, né – et c’est ambigu- de la violence du monde . Le peintre a fait son Guernica.

Kratzer a soigné tout particulièrement les mouvements et la direction d’acteurs : le peintre est Nevers (Martin Berner), particulièrement engagé et émouvant, sacrifiant d’un côté sa fiancée et la laissant à Raoul, s’engageant à ses côtés au nom de son honneur et au nom de la paix ; mais il est aussi d’un autre côté un peintre envahi de montées d’images impossibles à représenter, le sujet lui échappant à chaque fois par son indicible violence. La Valentine de Hrachuhí Bassénz est aussi très engagée, ainsi que le Marcel de Jochen Kupfer. Les qualités d’acteur de Uwe Stickert en Raoul sont moins évidentes que sa voix.  Ainsi la mise en scène apparaît très élaborée au niveau du concept, tissant des éléments très divers entre eux, avec par ailleurs une vraie cohérence: le passage du « réel » au « figuré » s’effectue de manière toujours fluide, avec de très beaux moments, très bien construits, entrée de Marguerite sur son cheval, invasion des Gargouilles, mais aussi la mort de Marcel, Valentine et Raoul se tenant presque triomphalement par la main. Tout cela montre un travail maîtrisé, remarquablement calibré, sur art et histoire, art contre histoire, art dans l’histoire et sur le rôle de l’artiste dans le monde.

Mort de Marcel, Raoul et Valentine © Jutta Missbach
Mort de Marcel, Raoul et Valentine © Jutta Missbach

Ce travail d’un indiscutable intérêt s’accompagne d’une réalisation musicale de niveau très enviable.
L’orchestre (la Staatsphilharmonie Nürnberg) a montré une certaine affinité avec ce répertoire, même si le rendu sonore m’est apparu manquant un peu de corps au départ. Le chef (Premier Kapellmeister du Staatstheater) Guido Johannes Rumstadt a su éviter de diriger trop fort (c’est la tentation pour ce type d’œuvre monumentale, notamment dans une salle de dimensions moyennes) et a trouvé un équilibre entre une interprétation trop rossinienne (trop italienne si l’on veut) ou un travail qui tirerait vers Wagner. La partition très ardue au niveau instrumental (le chef Habeneck avait beaucoup bataillé avec Meyerbeer, trouvant la partition impossible) réserve de nombreuses parties fort exposées aux différents pupitres notamment aux bois (clarinette basse utilisée ici pour la première fois, mais aussi basson ou cor anglais) dans lesquelles les membres de l’orchestre se sortent avec tous les honneurs, notamment quand ils accompagnent la basse Jochen Kupfer dans Marcel. C’est que la musique de Meyerbeer prend quelque chose à tous les compositeurs en vogue à l’époque, notamment les italiens (nous avons évoqué Spontini et Rossini) et plonge aussi dans le passé dont elle utilise les formes. La musique chorale évoque quelquefois les chorals de Bach et en tous cas reprend des pièces religieuses, dont le fameux choral de Luther Seigneur rempart et seul soutien (Eine feste Burg ist unser Gott ) un des leitmotiv de l’œuvre, certains autres moments renvoient à Mozart (Don Giovanni). On comprend l’immense succès de Meyerbeer, avec cette habileté à tisser différentes influences entre elles, à construire une sorte de mélange qui n’est jamais du plagiat, mais qui rappelle toujours quelque moment musical connu ou enfoui dans la mémoire. Homme de culture, saisissant parfaitement les tendances du jour, Meyerbeer sentait intuitivement les demandes du public. En très habile faiseur et mais aussi en inventeur de formes nouvelles ou de magnifiques mélodies, notamment pour Raoul (Tu l’as dit…tu m’aimes…au 4ème acte) ou Marguerite (O beau pays de la Touraine), il connaissait les recettes du succès. Et bien des trouvailles de Meyerbeer ont tellement été réutilisées depuis qu’elles passent aujourd’hui pour des banalités.

Le peintre s'interpose dans le duel entre ses modèles Raoul et Saint Bris © Jutta Missbach
Le peintre s’interpose dans le duel entre ses modèles Raoul et Saint Bris © Jutta Missbach

Dans ce maelström d’influences et de styles, l’interprétation proposée ici reste équilibrée, et même souvent raffinée ; elle défend l’œuvre  d’une manière plus qu’honorable, avec un chœur qui prend sa part de la réussite d’un projet qui pouvait au départ paraître hasardeux, vu les dimensions de la salle et de la quantité de masses à réunir. Et il prend une part non indifférente, avec la couleur bel cantiste exigée, mais aussi la vaillance et l’éclat, notamment dans ces splendides ensembles à trois voix du second acte où se mélangent en fait trois chœurs différents. La mise en scène, au total relativement intimiste, au moins confinée dans un seul espace aide d’ailleurs à contenir les effets de masse, sans amenuiser les effets musicaux particulièrement efficaces.

Vocalement, on a dit la difficulté à réunir un plateau dit « à sept étoiles », tant chaque rôle contient des difficultés propres et doit être interprété par des chanteurs de grand niveau. À titre d’exemple, la dernière reprise à la Scala en 1962 réunissait Joan Sutherland, Giulietta Simionato, Fiorenza Cossotto, Giorgio Tozzi, Nicolai Ghiaurov, Franco Corelli et Wladimiro Ganzarolli…
Trois voix féminines se partagent le plateau, la reine Marguerite de Valois, qui n’a pas le plus long rôle, mais sans doute le plus noble, puisqu’elle œuvre pour la réconciliation des catholiques et des protestants et qui chante l’un des airs les plus fameux parmi ces airs impossibles du répertoire romantique, lié pour toujours à Joan Sutherland Ô beau pays de la Touraine : c’est ici Leah Gordon, qui joue à la fois la reine et la mécène du peintre (ou une collectionneuse avisée)dans la mise en scène, très beau personnage à l’américaine, au physique et à la coiffure des années 60, une Peggy Guggenheim qui serait dessinée par Warlikowski.
Par le contrôle vocal, la diction très soignée, le sens des notes filées et d’une voix qu’elle sait alléger au maximum, et surtout par une élégance rare, elle réussit à donner de cet air particulièrement ardu une interprétation de premier ordre qui n’égale peut-être pas la Stupenda mais qui s’en rapproche fortement .

Acte V Uwe Stricker (Raoul) et Hrachuhí Bassénz (Valentine) © Jutta Missbach
Acte V Uwe Stricker (Raoul) et Hrachuhí Bassénz (Valentine) © Jutta Missbach

Pour le rôle de Valentine créé par Cornelie Falcon, une voix au timbre sombre intermédiaire entre la soprano et le mezzo, la liste des chanteuses qui l’ont abordé va de Martina Arroyo, lirico spinto à Giulietta Simionato, mezzosoprano. Valentine, c’est ici la jeune soprano arménienne Hrachuhí Bassénz, dans un rôle qui se déploie surtout dans les quatrième et cinquième actes, les plus dramatiques. Hrachuhí Bassénz est un soprano lyrique dont le répertoire va de la Reine de la nuit à Elvira des Puritani en passant par La Bohème. Elle a tout d’une grande ou d’une future grande. Voix ronde et charnue, bel appui sur le souffle, aigus larges et sonores, avec une étendue de deux octaves, contrôle vocal, diction, et tenue impeccable et belle présence qui s’imposent en scène: elle remporte un triomphe mérité, c’est un nom qui fera pour sûr du chemin.

Urbain, c’est la jeune mezzo slovaque Judita Nagyová qui vient de passer de la troupe de Nuremberg à celle de Francfort : une voix puissante, très présente, aux couleurs sombres.

Nevers est interprété par Martin Berner, un baryton au timbre chaud et à la voix sonore, mais qui enthousiasme surtout par la présence scénique et le personnage double qu’il interprète, tantôt Nevers, tantôt le peintre, avec une sensibilité, une jeunesse et un naturel confondants.
Marcel, chanté en juin dernier par une basse, l’est cette saison par un baryton basse, Jochen Kupfer,  doué d’un timbre fort séduisant et d’un volume sonore notable, même si la voix demanderait peut-être pour Marcel plus de profondeur. Il reste que la prestation est très honorable et que le français, ici encore est bien dominé.
Belle prestation également de la basse bulgare NicolaI Karnolski dans Saint Bris.

Raoul est le ténor Uwe Strickert, qui n’appartient pas à la troupe.
On connaît la difficulté du rôle, similaire à Arnold de Guillaume Tell ou sinon plus difficile encore: il exige à la fois vaillance et lyrisme, douceur et énergie et d’incroyables aigus, lancés, murmurés, susurrés : seul à mon avis Nicolai Gedda a su en rendre toutes les facettes. Certes, Stricker n’a pas la morbidezza d’un Gedda, il n’a pas aussi la voix aussi ductile. Mais il a une impeccable diction, sans doute la plus limpide de tout le plateau, un timbre clair et sonore, et il a toutes les notes, même s’il ne les tient pas au-delà de l’imaginable comme son illustre prédécesseur. Sans être incomparable, sans être non plus un acteur exceptionnel, il est un Raoul très crédible, pleinement à sa place, vocalement sans scorie aucune, ce qui vu le rôle est tout à fait remarquable.
Les rôles de complément sont tenus très dignement et l’ensemble de la représentation défend cette partition comme rarement on a pu l’entendre récemment.
Et pourtant, c’est dans un théâtre de répertoire, à l’occasion d’une représentation de répertoire donnée par la troupe qu’on peut voir ce spectacle peu ordinaire. Cela ajoute évidemment à ma conviction que seule cette forme d’organisation peut à la fois défendre l’art lyrique et le diffuser. Car c’est une organisation qui garantit une présence sur le territoire et une diffusion capillaire ainsi qu’une qualité soutenue, notamment dans les grandes villes, et qui garantit une vraie cohérence artistique par le travail de troupe au quotidien.
Par chance, ce spectacle est coproduit par l’Opéra de Nice, et le public français aura donc la possibilité de le voir dans le théâtre qui fut jadis un temple du beau chant. Espérons que ces représentations seront programmées bientôt. Et espérons surtout que Les Huguenots reprendront le chemin de Paris qui en fit la gloire et qui paraît scandaleusement l’avoir oublié.
En tous cas, pour l’instant, c’est à Nuremberg qu’il faut aller jusqu’au 15 novembre pour écouter cette représentation vraiment digne de Maîtres Chanteurs…[wpsr_facebook]

Massacrer au nom de Dieu: la bénédiction des poignards © Jutta Missbach
Massacrer au nom de Dieu: la bénédiction des poignards © Jutta Missbach

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER/LE VAISSEAU FANTÔME de Richard WAGNER le 19 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Kazushi ONO, Ms en scène Alex OLLÉ/LA FURA DELS BAUS)

Choeur des fileuses © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Choeur des fileuses © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Première production de la saison, ce Fliegende Holländer était très attendu, notamment à cause de la mise en scène d’Alex Ollé (La Fura dels Baus) et parce qu’un Wagner est toujours attendu, comme les choses rares.
On connaît l’approche d’Alex Ollé, très esthétique, mais bien moins dramaturgique que celle de alter ego à la Fura dels Baus, Carlus Pedrissa et de ce point de vue, le spectacle de Lyon est à la fois techniquement et esthétiquement l’un des plus accomplis et dramaturgiquement moins original, presque traditionnel.
L’idée de départ est d‘identifier dans le monde un lieu suffisamment perdu et pauvre où un homme pourrait vendre sa fille, et Ollé imagine les landes sablonneuses et mouvantes d’un Bangladesh  où finissent les vieux navires  en instance de dépeçage. Une sorte d’enfer sur terre où tout vaisseau devient fantôme.

La Tempête initiale © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
La Tempête initiale © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Le décor de Alfons Flores (qui a déjà signé ceux de Tristan und Isolde et d’Erwartung à Lyon) représente une étendue sablonneuse et une haute proue de navire rouillée. Le plateau lyonnais, assez vaste, ce que masque une ouverture de scène de largeur moyenne, permet des décors monumentaux. C’est le cas ici et c’est assez impressionnant.
Sur cette structure fixe, vont être projetées des vidéos de Franc Aleu qui s’adaptent au décor avec des effets d’illusion et de trompe l’œil hallucinants: tempête, rivage rocheux, ciels tourmentés, tout y est, et c’est stupéfiant de réalisme avec des images d’une grande beauté.
La proue de navire unique est Le Vaisseau par antonomase : elle va servir pour figurer le navire de Daland, puis celui du Hollandais, et ensuite être cette carcasse morte qu’on dépèce, tout le village participant à l’opération, les hommes arrachant et transportant (un peu facilement) des pièces de fonte énormes, les femmes triant tout le petit matériel résiduel (compteurs pièces métalliques, vis, clous etc…) au lieu de filer comme dans la version traditionnelle. Car le navire unique est tout à la fois, celui qu’on conduit, celui qu’on dépèce, et celui qui traversé par la mort, présente dans tous les instants, devient le fantôme qui hante ces rivages.

Der Fliegende Holländer à Lyon © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Der Fliegende Holländer à Lyon © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

On nous propose en fait la vision d’une petite communauté pauvre dont le chef Daland amène les navires à dépecer. Tous ces navires en fin de vie deviennent tour à tour des fantômes. D’où le symbole évident du dépeçage en arrière plan quand l’histoire se déroule : cette communauté vit de la mort des vaisseaux, elle fabrique du fantôme. Il y a une logique au rêve de Senta.
D’un point de vue dramaturgique, rien de bien neuf  comme souvent chez Alex Ollé : tout est dans les images, à vrai dire magnifiques, tout est dans la fascination du spectacle, comme un grand livre de rêve ou de cauchemar: quelque part, nous spectateurs, nous vivons tous le rêve de Senta.
Comme toute cette histoire est transposée quelque part au Bangladesh, le chœur  des « fileuses » danse une sorte de danse indienne, avec des gestes adaptés, c’est le seul côté faussement authentique et vaguement ridicule de l’entreprise.

Acte II © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Acte II © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Les personnages évoluent dans une étendue sablonneuse, en fait le sable est au premier plan, le reste est constitué d’un sol mouvant, une structure gonflable (un peu comme dans la Flûte Enchantée de la même Fura dels Baus) sur laquelle il n’est pas facile de marcher, sur laquelle on trébuche, comme si on était sans cesse en déséquilibre. Mais cette structure est parfaitement adaptée aux projections : lorsqu’on y projette les vidéos représentant les rochers ou la mer, elle apparaît comme autant d’îlots lorsque les personnages sont éclairés par les beaux éclairages d’Urs Schönebaum qui contribuent à les isoler et les mettre en danger.
Et à la fin, si le hollandais disparaît avec ses marins, noyés, Senta reste, debout sur son îlot, ou debout sur les eaux, comme dans les grandes morts d’amour, comme on a vu des Isolde mourir debout, ou des Brunnhilde, ou même des Traviata, sur une mer désormais apaisée. Magnifique image finale.

Réalisme et fantasmagorie © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Réalisme et fantasmagorie © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Au total, un travail sur le réalisme et la fantasmagorie, sur une histoire du XIXème dans un cadre contemporain parmi les plus désolés du monde, celui où vie et mort se côtoient et se superposent (les projections évoquent à la fois de manière hyperréaliste les flots et les rochers, mais aussi les cadavres ou les fantômes, qui pourraient être les marins du hollandais comme les ouvriers bangladais morts à la tâche, tués par la pollution, l’effort ou la sécurité défaillante, comme le figure la passerelle d’accès au navire si raide et si haute, défi à la sécurité des hommes (et des chanteurs).
Musicalement, on a toujours l’impression que la direction de Kazushi Ono est sèche, mais en l’occurrence je pense que l’acoustique du théâtre participe beaucoup de cette impression. Certes, Kazushi Ono est habituellement moins à l’aise dans le romantisme que dans le XXème siècle qui est plutôt son univers, mais ici son approche est cohérente, nerveuse, dramatique, sans pathos (alors que c’est si facile), mais sans froideur non plus. L’orchestre est très bien tenu, le son est plein, et même si on note quelques scories çà et là dans les cuivres, l’ensemble est très honorable. Dans cet « opéra romantique » qui combine la continuité dramatique, comme un crescendo, et des formes encore héritées de l’opéra italien, airs, duos, ensembles, il est difficile de choisir entre le romantisme un peu échevelée comme l’époque pouvait l’aimer et une lecture appuyée sur les racines de la musique de l’avenir. D’ailleurs Wagner est revenu sur sa composition notamment en 1860 en lui donnant la forme qui est jouée par tous les théâtres ou presque aujourd’hui, en modifiant l’ouverture et la scène finale, supprimant les brutaux accord finaux pour y insérer le thème de la rédemption par l’amour, qui est structurel de toute sa dernière période créative. Le final de 1841 insiste sur le drame de Senta et scande une fin « définitive », le final de 1860 est plus ouvert et plus positif, insiste en quelque sorte sur le thème de la Liebestod, et dit la force de l’amour. Kazushi Ono a choisi une version médiane, optant à l’ouverture pour les accords de 1841, et respectant la version de 1860 pour le final, faisant ainsi de ce récit l’histoire d’une évolution et la naissance de la force de l’amour.

Acte III © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Acte III © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Au service de cette conception très engagée, le chœur de l’Opéra de Lyon, dirigé par Philip White, se montre à la hauteur de l’ensemble, on l’a rarement entendu plus engagé et plus somptueux, c’est dans cette œuvre un protagoniste et le début du 3ème acte est impressionnant vocalement comme visuellement (où la scène rappelle vaguement, très vaguement par ses éclairages la mise en scène de Harry Kupfer à Bayreuth).
Du point de vue vocal, les rôles masculins sont plutôt bien tenus, voire excellents.
Le Daland de Falk Struckmann ne doit pas être rapporté à ses Wotan décevants des dernières années. D’abord, le rôle est différent, ensuite, au-delà de l’état réel de la voix aujourd’hui, l’artiste démontre ici un sens du phrasé, un souci de la parole et de la sculpture du mot qui font de son Daland un vrai modèle du genre. Le timbre reste intéressant et si la voix a un peu vieilli, la prestation d’ensemble est de premier ordre . C’est pour moi au niveau de l’expression et de la couleur sans doute la prestation la plus accomplie du plateau. Et pourtant, il n’est pas épargné par la mise en scène au premier acte où il doit descendre (attaché à un fil de sécurité) et surtout remonter une passerelle très raide et haute de plusieurs mètres. On le sent d’ailleurs à la peine dans la remontée…pas très bon pour le souffle tout ça.

À ce Daland si soucieux de la vérité des mots et si remarquable, le Hollandais de Simon Neal donne une réponse très forte, malgré un timbre moins chatoyant. Non que la prestation soit médiocre, mais le timbre est moins riche, et la voix un peu plus opaque. C’est assez cohérent dans la logique de la mise en scène, mais on a l’habitude de Hollandais plus spectaculaires et plus sonores. Il reste qu’il n’y a pas de défaut technique particulier, la diction, comme toujours ou presque chez les chanteurs anglo-saxons, est impeccable (je l’avais déjà noté dans son Œdipe à Francfort) pour cet artiste habitué des scènes allemandes, et les aigus sont très bien négociés et très puissants. C’est un Hollandais de grande facture, et l’opposition Daland/Hollandais est ainsi très bien construite. À noter que Samuel Youn, le Hollandais de Bayreuth, l’a remplacé le 24.
L’Erik de Tomislav Mužek, qui chantait aussi le rôle à Bayreuth m’est apparu encore plus à l’aise que sur la colline verte. La personnalité scénique est touchante, et Alex Ollé en fait un personnage un peu décalé (dans l’histoire, c’est un chasseur – un terrien- perdu dans un monde de marins et raillé par les autres) toujours armé, un peu perdu dans ce monde marin comme Senta est un peu perdue dans le monde tout court.
Le timbre n’est pas exceptionnel, mais le contrôle sur la voix et la technique sont remarquables, la voix est homogène dans sa montée à l’aigu et la couleur est vraiment celle d’un futur ténor dramatique ; Erik n’est pas une voix légère, et bien des futurs Siegmund ou même des Siegfried (Manfred Jung) l’ont chanté. Il y a dans la voix et dans la technique de Tomislav Mužek quelque chose qui me fait penser à un futur Siegfried, avec cependant dans la voix une très belle technique pour alléger ou pour filer les notes, presque une technique à l’italienne. Voilà pour moi une voix à suivre, qui devrait aller se développant.

Le Steuermann du ténor canadien  Luc Robert m’est apparu avoir une voix presque trop large pour le rôle, ou d’une couleur un peu plus sombre que d’habitude. Luc Robert est habitué à des rôles de lyrique un peu plus lourds comme Don Carlos ou Ernani qu’il fera au MET alternant avec Francesco Meli qu’il doublera probablement. Mais la prestation est bien dominée, et le chanteur est assez émouvant, même si la couleur n’est pas exactement celle attendue dans le rôle.
Une belle surprise avec la Mary de Eve-Maud Hubeaux, jeune mezzo genevoise, deuxième prix du concours du Belvédère. On a plus l’habitude de voir des mezzo plus murs, voire hors d’âge que des jeunes chanteuses dans ce rôle. Et le timbre chaud, la voix large et assise de cette jeune chanteuse née en 1988 se remarque et donnent à Mary une véritable présence, c’est clairement pour moi l’une des meilleures Mary entendues. Une jeune chanteuse riche d’avenir.

Magdalena-Anna Hoffmann © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Magdalena-Anna Hoffmann © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

J’ai gardé pour la fin la Senta de Magdalena Anna Hoffmann, qui à vrai dire ne m’a pas autant enthousiasmé que dans Erwartung à Lyon en 2013 (toujours avec Alex Ollé). Incontestablement il y a dans ce chant de l’intelligence et une vraie volonté de coloration, d’interprétation dans le travail du texte, il y a aussi dans le personnage et le jeu beaucoup d’émotion et de sensibilité : l’engagement scénique est total. Mais du point de vue vocal, les aigus redoutables de Senta restent un peu serrés, et quelquefois criés plus que chantés, comme si la voix était aux limites. On sent qu’il y a très peu de réserves et l’artiste paraît moins à l’aise vocalement que lors d’autres prestations dans d’autres rôles. C’est dommage, mais il reste que l’engagement de l’artiste et son incandescence dans les grandes scènes (la ballade, la scène finale, les duos avec Erik) font que la personnalité emporte l’adhésion et que la performance reste passionnante.
Au total, cette première production de la saison est vraiment convaincante, on pourra la voir à Lille dans le futur (coproduction avec Lille, Bergen et Sydney) : un grand spectacle, impressionnant et particulièrement bien dominé techniquement, une direction musicale vigoureuse, avec un orchestre très bien préparé, qui anime et entraîne un plateau de haut niveau. Une fois de plus, l’opéra de Lyon ne manque pas à sa réputation et ce Vaisseau ouvre une saison qui s’annonce très riche et particulièrement stimulante. [wpsr_facebook]

Le projet d'Alfons Flores © Alfons Flores
Le projet d’Alfons Flores © Alfons Flores

 

CARNEGIE HALL NEW YORK 2014-2015: JAMES LEVINE DIRIGE LE MET OPERA ORCHESTRA (MOZART, MAHLER) avec MAURIZIO POLLINI

Maurizio Pollini et James Levine à Carnegie Hall le 12 octobre 2014 © Ken Howard/Metropolitan Opera
Maurizio Pollini et James Levine à Carnegie Hall le 12 octobre 2014 © Ken Howard/Metropolitan Opera

Si vous allez à New York en saison, ne ratez pas un concert à Carnegie Hall. Le lieu est l’un de ceux où souffle quelque chose, un lieu de rituels, de poussière, de souvenirs. Aux murs des photos de chefs, de solistes, de chanteurs légendaires qui ont fréquenté ce lieu, des autographes de compositeurs, des vieilles choses pour un bâtiment vénérable. Enfin tout ce que nos salles de concert ne contiennent pas, tout ce que notre opéra national ne cultive pas, comme si l’histoire de nos maisons se limitait au hic et nunc. Au MET comme à Carnegie Hall, tous les fantômes qui ont hanté les salles sont présents, on a conscience d’être dans l’histoire, une longue histoire, même lorsque les lieux ont changé, comme au MET, dont la salle actuelle remonte à 1966 et qui a assumé le passé de l’autre salle. A Bastille, à part les pubs pour Guerlain ou Chopard, rien de cela, la mémoire ne se cultive pas dans nos lieux musicaux. On a les opéras qu’on mérite.
En parcourant les couloirs de Carnegie Hall, on imagine ce que devait être l’ancien MET. Car Carnegie Hall dont l’acoustique est phénoménale, est une vaste béance de 2800 places, si vaste, si vertigineuse qu’il n’y plus de place pour les circulations latérales, escaliers incroyablement raides et interminables, petits couloirs d’à peine 1,5m de large bars coincés et malcommodes, portes d’accès étroites, ascenseur (un unique ascenseur je crois, hors d’âge) et des queues de spectateurs partout, aux entrées de la salle, à l’ascenseur, aux lieux d’aisance, aux bars. Seul le bar du parterre est un peu plus large. Mais celui des galeries (Dress circle) est minuscule et d’ailleurs le public (des centaines de personnes) ne peut guère s’y mouvoir.
Un public diversifié, troisième, quatrième âge, déambulateurs, fauteuils roulants (dans un lieu guère aménagé pour les personnes à mobilité réduite). Comme partout, le public des concerts est plutôt mur. Mais on croise aussi plus qu’au MET des jeunes, des étudiants des touristes un peu perdus dans ce labyrinthe hanté.
Alors évidemment j’aime beaucoup. Je n’ai guère d’expérience d’une salle de concerts plus évocatrice (même le Musikverein dégage moins d’âme), et en même temps plus malcommode, de cette incommodité parlante, émouvante. On craint comme la peste le jour où l’on décidera de réaménager ou de moderniser.
Oui, Allez à Carnegie Hall. Au plus vite si vous allez à New York.
D’autant que l’on se pressait ce dimanche 12 octobre en matinée (à 15h), où l’orchestre du MET dirigé par James Levine dans l’un de ses rares concerts symphoniques proposait avec Maurizio Pollini en soliste un de ces programmes qui font tilt dans la tête du mélomane, le concerto pour piano n°21 de Mozart, et la Symphonie n°9 de Mahler.

 

Le concerto pour piano n° 21 de Mozart K.467 en ut majeur est un des piliers du répertoire, notamment le deuxième mouvement. C’est une pièce favorite de Maurizio Pollini, en tournée aux USA qui l’a déjà donnée ce printemps avec Christian Thielemann à Salzbourg. J’avoue avoir été éberlué de l’ambiance extraordinaire qui y est immédiatement installée. Le concerto coule avec une fluidité étonnante, un sens du legato, dans un Mozart volontairement sans accrocs, mais non sans accents. Une force qui va tranquille et joyeuse, comme l’ange de La Mort des amants baudelairienne.  J’évoque ce poème à dessein, l’un des rares poèmes du bonheur baudelairien. Nous sommes effectivement dans une sorte d’évocation d’un Mozart heureux : c’est une des périodes de bonheur de sa vie, (« le court bonheur de ma vie », dirait Rousseau) il est auréolé de succès, il entre à la franc-maçonnerie deux mois avant la création de ce concert au Burgtheater. Et la joie se traduit à la fois par un rythme assez vif, mais jamais alourdi (alors que souvent Levine est accusé de l’être), empreint d’une grandeur simple, et par une sorte de continuum, de chasse au bonheur très stendhalienne, une sorte d’évocation édenique qui pacifie. Évidemment, Maurizio Pollini adhère complètement à cette vision, dans une forme éblouissante, mais jamais démonstrative, jamais marqué par la folle rapidité qu’il avait imposée à Salzbourg face à un Thielemann plus retenu… Il y a ici une véritable unité, un système d’écho où très clairement soliste et chef tiennent le même discours. D’ailleurs, Levine s’est placé non face à l’orchestre, mais à l’oblique, pour avoir le soliste dans son champ de vision (il ne peut se tourner). Une profonde entente semble régner sur la conception de l’œuvre, marquée par une sérénité joyeuse qui inonde l’auditeur.
Il faut aussi souligner la qualité de l’orchestre, car au-delà de cette fluidité évoquée plus haut, il y a une approche bien analytique qui met en valeur chaque pupitre, cordes évidemment, mais aussi percussions ou bois. Le son produit a cette luminosité et cette clarté qui me rappellent quelquefois le Mozart de Böhm, qui m’a tant frappé dans ma jeunesse, qui met en tous cas en valeur les recoins de la partition et qui surtout permet à l’auditeur de ne pas rester concentré sur le soliste comme souvent dans un concerto, mais surtout faire des sortes d’aller et retour, favorisant aussi une vision plus globale. Pollini déploie dans le rondo final (que j’aime moins) une virtuosité incroyable, tout en gardant cette délicatesse de toucher sans sacrifier le volume sonore ni la précision du frapper : équilibre subtil dont seul il est capable les jours de grâce.

Pollini-Levine (Saluts) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Pollini-Levine (Saluts) © Ken Howard/Metropolitan Opera

L’univers Mahlérien, et notamment de ce Mahler-là, de cette symphonie-là (la n°9 en ré majeur), pourrait être aux antipodes de la sérénité. Mahler traverse des épreuves, et la période est sombre. Claudio Abbado a souvent interprété Mahler dans le sens de la tristesse nostalgique, du sarcasme désabusé, de l’énergie du désespoir ou surtout d’une sorte d’indicible tristesse. Ses dernières interprétations de la 9ème la tiraient clairement vers cette tristesse fondamentale. D’ailleurs, lorsqu’il évoquait Mahler dans les conversations, il parlait souvent de tristesse ou de souffrance.
J’avoue avoir été un peu désarçonné au départ, par une approche à la fois impeccable au niveau technique, l’orchestre ayant été à chaque moment au sommet, et presque trop « inhumain » dans sa perfection. Cette perfection m’a, je l’avoue, gêné. Je l’ai dans un premier temps attribuée à de la froideur, à une approche à la fois monumentale et distante. Et j’ai eu un peu de difficulté à entrer ainsi dans un univers mahlérien inhabituel pour moi. Quand on a vécu avec Abbado presque systématiquement dans Mahler avec les émotions que l’on sait, dans une sorte de perfection séraphique, il est difficile de pénétrer d’emblée dans un univers différent et surtout si différent : ce n’est pas une question de comparaison, c’est une question d’accoutumance addictive. J’avais cependant été très séduit voire secoué par ce que faisait Daniele Gatti avec la Concertgebouw à Lucerne en 2013, dans une interprétation inhabituelle pour moi très charnelle, très chtonienne et sublimement maîtrisée, dont l’option pourrait se relier à ce que nous avons entendu à Carnegie Hall.

À distance d’une dizaine de jours, les traces de la mémoire parlent, et l’incroyable performance de l’orchestre, alliée à l’option de Levine, qui évite la sensiblerie ou la tristesse, pour donner de l’espace certes à une certaine mélancolie, mais en même temps laisser l’espace à une énergie qui n’est pas celle du désespoir, mais une sorte de force tranquille, de décision. Peut-être cette option n’est-elle d’ailleurs pas étrangère à son retour, après qu’on eut parié sur son retrait, et du MET et des podiums et aux conditions physiques et psychologiques qui doivent l’accompagner.
Autant je suis sorti du concert convaincu par Mozart, autant je suis resté un peu plus dans le désarroi pour Mahler, j’ai ressenti quelquefois une certaine froideur, une sorte de perfection du bloc de marbre, sublime de régularité, mais glacial. Mais, la mémoire du cœur a fait son chemin,  j’ai peu à peu reconstruit mes souvenirs, car je ne cessais de penser à ce concert, pour constater que derrière l’option de Levine, il y a quelque chose de vital, de profondément sensible et volontaire. Toute la vision du chef est d’ailleurs à embrasser dès le début, qui prolonge d’un certain point de vue la sérénité du Mozart précédent : il y  a là Esprit , quand on saisit, en y réfléchissant, cette vision à la fois sereine et profondément vitale qui irrigue tout le premier mouvement andante comodo, une envie de vie, de nature, d’air, de sève, avec juste un rien de douce mélancolie. Le son est plein, les moments de tendresse très retenus, aussi bien d’ailleurs que le terrible rondo burlesque (si désespérant  chez Abbado) abordé ici avec une sorte de distance, de fatalisme mais sans aucune indifférence. Il y a dans cette vision (car plus que d’interprétation, c’est de vision qu’il s’agit) comme chez Mozart auparavant une suprême sérénité, sans joie cette fois, mais une sérénité affichée et affirmée devant l’irrémédiable qu’on sait devoir arriver. En ce sens, ce travail a une incroyable grandeur, une grandeur à la fois apollinienne et tragique, presque nietzschéenne.

Au service de cette approche, un orchestre vraiment époustouflant. On a l’habitude de tordre le nez devant certains orchestres de fosse rarement sollicités dans le répertoire symphonique, mais force est de constater non seulement la qualité exceptionnelle de chaque pupitre (altos d’une rare finesse, contrebasses sublimes, bois à se damner), même si on connaît la technicité extrême des orchestres nord-américains, mais aussi une manière d’engagement, une vraie sensibilité dans le jeu qu’on ressent de manière si vive dans le dernier mouvement. Abbado allait vers le silence final (qui est dans la partition : Mahler a écrit still) avec un decrescendo sonore que seul lui pouvait prétendre des orchestres, comme une succession de spasmes à peine perceptibles vidés de toute sève, de notes qui peu à peu glissaient vers le son, de choses lointaines et vagues peu à peu  envahies  de néant. Ici, il y a évidemment decrescendo sonore, mais le son reste dessiné, la note est présente : jusqu’au bout, il y a musique, jusqu’au bout, il y a donc vie comme ces corps qui disparaîtraient peu à peu dans l’eau jusqu’à ce qu’on n’en voie qu’un bras, puis une main, puis un doigt. Jusqu’au bout, il y a bribes de musique, jusqu’au bout, on entend et dans un tempo même un peu plus rapide que l’habitude. Et à la fin, il n’y a pas résignation mais bien plutôt un manque : l’addiction à la vie existe même dans ce silence final…
James Levine, que j’ai entendu souvent entre 1980 et 2000 (essentiellement dans Wagner), ne faisait pas loin de là, l’unanimité et je me suis moi-même souvent ennuyé devant des Parsifal étirés au point de perdre tout ressort ou même toute âme, et puis, çà et là, des moments de pur génie. Face à ce que nous avons pu vivre dans cet extraordinaire concert (dont il n’y aura pas trace, hélas),  on ne peut qu’encourager les mélomanes voyageurs (les Wanderer ?) qui ont la chance de pouvoir le faire à aller l’entendre : à 71 ans, il reste l’une des baguettes de référence. Et si vous ne pouvez traverser l’atlantique, guettez ses apparitions dans les retransmissions du MET : il fait partie des monstres du podium et il ne faut pas le rater. [wpsr_facebook]

Carnegie Hall, 12 octobre 2014 © Ken Howard/Metropolitan Opera
Carnegie Hall, 12 octobre 2014 © Ken Howard/Metropolitan Opera

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: MACBETH de Giuseppe VERDI le 12 OCTOBRE (Dir.mus: Fabio LUISI; Ms en scène: Adrian NOBLE) avec Anna NETREBKO

Scène finale ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Scène finale ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il y a des vogues à l’opéra, liées à un metteur en scène, liées à un artiste, liées à des circonstances. Il y a depuis quelques années une vogue Macbeth (et non Macbetto, bien que Macbetto soit le nom que le livret utilise, le titre est bien celui de Shakespeare, et c’est le premier texte de Shakespeare que Verdi propose à l’opéra). On en a vu à Genève (Christof Loy et Metzmacher), on en a vu à la Scala (Barberio Corsetti et Gergiev), on en a vu à Munich (Martin Kusej et Carignani) et on revoit à New York cette production de Adrian Noble créée  en 2007 , qui actualise l’ambiance sans vraiment changer la dramaturgie.
C’est une fois de plus Claudio Abbado qui le 7 décembre 1975 a « relancé » cette œuvre qui n’était pas si souvent représentée (à la Scala une production dirigée par De Sabata en 1952-53 avec Maria Callas et une production en 1963-64 dirigée par Hermann Scherchen, mise en scène de Jean Vilar, avec Birgit Nilsson). Rappelons pour mémoire que c’est Glyndebourne en 1938-39 qui la remet au goût du jour en Europe et que Macbeth n’entrera au répertoire du Met qu’en 1959. Abbado dans une production mémorable de Giorgio Strehler (dont on a une vidéo, par chance) avec Shirley Verrett et Piero Cappucilli en a proposé une de ces versions définitives à peu près insurpassable. J’ai eu la chance de la voir en 1985 sous la direction d’Abbado, avec Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov et Ghena Dimitrova, voix immense, mais peu raffinée. Je vous fait grâce des superlatifs.
La question du Macbeth de Verdi est celle de la Lady. Voilà un rôle redoutable entre tous, qui exige une personnalité d’exception sachant parler (la lecture initiale de la lettre), sachant vocaliser, avec des aigus immenses, avec des graves marqués. On y a vu aussi bien des sopranos (Callas, Gencer – phénoménale- ou Nilsson) que des mezzos (Shirley Verrett, Jennifer Larmore récemment), et au fond la question n’est pas si importante, la distinction au XIXème n’étant pas si marquante (voir Norma…).
La vraie question c’est Verdi lui-même qui la pose en demandant une voix qui ne soit pas belle, mais expressive, , et qui demande notamment une technique de fer et un contrôle très serré, notamment dans l’utilisation des mezze-voci et des notes filées. Dans Una macchia è qui tuttora!, la créatrice du rôle, Marianna Barbieri-Nini disait avoir cru devenir folle en essayant pendant trois mois d’imiter les paroles à peine esquissées et presque bredouillées des somnambules pour rendre la vérité de la situation. Peu de sopranos ont cet exact contrôle qui leur permet de retenir la voix et de projeter tout à la fois, sans vraiment articuler ; la scène du somnambulisme reste un des grands défis d’une carrière de chanteuse.
On ne peut dire que les chanteuses citées plus haut (Verrett, Gencer, Callas) ne soient pas de belles voix, et elles ont marqué le rôle : la question n’est pas belle ou pas belle, mais celle de la vérité de l’expressionCe qui est nouveau en 1847. Écoutez Una macchia è qui tuttora! par Leyla Gencer sur You Tube, il y a pas mal d’extraits. C’est prodigieux de vérité.
Malgré tout, Verdi hésita sans cesse entre tendance belcantiste et vérité de l’expression, le débat ouvert par Macbeth ne fut jamais clos.
Même si le rôle de Macbeth demande une certaine endurance (le dernier air, long, demande des aigus notables), on ne peut dire qu’il marque tant les analystes que le rôle de la Lady, moteur de l’action qui a quatre airs dont les plus spectaculaires (le brindisi Si colmi il calice dans la scène du spectre). Opéra de chanteuse, c’est aussi un opéra de chef. Il faut à la fois la fameuse pulsion verdienne : après tout, la première version remonte à 1847 à un moment où Verdi sort à peine de Giovanna d’Arco et d’Attila, et où il n’a pas encore écrit la fameuse trilogie (Rigoletto, Traviata, Trovatore). Il  reprend l’œuvre pour Paris en 1865, c’est la version habituellement donnée en y ajoutant notamment le chœur final. N’est pas Boito qui veut : le livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei est relativement faible. Mais c’est ainsi une œuvre tiraillée entre deux styles, celui post ballo in maschera qui produira des chefs d’œuvres comme Don Carlo, et celui d’avant, le style dzim boum boum disent les méchants, plus marqué par des rythmes, une pulsion soutenue, et une technique de chant qui tient encore largement du bel canto. Les œuvres hybrides méritent des grands chefs, qui seuls peuvent proposer un vrai discours sur l’œuvre.
J’avais peu apprécié la direction de Paolo Carignani à Munich, très sonore et sans profondeur, j’avais en revanche bien apprécié l’effort de Ingo Metzmacher dont ce n’est pas habituellement le répertoire et qui avait proposé un Macbeth d’une couleur particulière, avec un orchestre il est vrai quelquefois hésitant. Fabio Luisi a fait toute la première partie de sa carrière dans le répertoire, il y a 15 ans, il écumait les scènes germaniques, de Berlin à Vienne sans jamais diriger en Italie, son pays d’origine (il est génois). Depuis qu’il a servi de doublure à Levine malade au MET, et qu’il en est le principal chef invité, il est devenu un interlocuteur possible des grandes fosses européennes et il est aussi directeur musical de Zurich, succédant à son compatriote Daniele Gatti , et en plus directeur honoraire à Gênes. Il a aussi commencé à diriger à la Scala.
Comme tous les chefs qui ont fait beaucoup de répertoire à l’opéra, c’est un excellent technicien, qui met en place, très attentif au plateau, qui suit les voix avec bonheur et sait équilibrer les volumes entre plateau et fosse. Et comme bien des chefs qui ont suivi ce type de carrière, il n’est pas vraiment original, il ne faut pas attendre de lui une lecture innovante, un discours révolutionnaire sur les œuvres. Certains n’ont pas aimé son Ring à New York, le trouvant plat, voire flasque, je les trouve injustes. Son Ring avait une couleur nouvelle pour le MET où Wagner est l’apanage quasi exclusif de James Levine. Il avait un parfum plus retenu, presque plus raffiné.

Dans Macbeth, il a à la fois la pulsion, le rythme, la battue, la netteté des attaques (il est vrai que l’orchestre est remarquable), mais aussi le souci d’accompagner les voix en proposant une vision, assez coloriste de l’œuvre ; j’avoue que c’est pour moi l’un des meilleurs exemples de direction verdienne de ces dernières années, à la fois raffinée et variée dans la coloration de chaque moment, mais aussi énergique, parfaitement au point dans les ensembles, et proposant au total une vision très complète de ce Macbeth entre deux eaux que Verdi a écrit. Direction idiomatique si l’on veut, parce que très italienne, mais surtout théâtrale et vive, claire et vibrante. C’est un chef que j’ai toujours apprécié pour son sérieux et aussi sa modestie et qui garantit toujours un bon niveau, à défaut d’emporter la salle par un niveau exceptionnel. Il jouit à New York d’une estime reconnue, toujours accueilli très chaleureusement par le public. Il est l’un des artisans évidents de la réussite de cette soirée (en réalité une matinée, puisque, direct dans les cinémas oblige, la représentation commençait à 13h à New York).
Il est servi par une distribution digne de la réputation du MET, affichant Anna Netrebko, Zeljko Lucic, René Pape, Joseph Calleja, tous familiers et appréciés du lieu. Cette reprise avait pour attraction justement la Lady Macbeth d’Anna Netrebko, qui a abordé le rôle fin juin à Munich. C’était donc sa deuxième production.
Pour avoir entendu Netrebko et à Munich en juin, et à Paris (le 14 juillet) et à Salzbourg (dans Trovatore), on ne peut que constater l’évidence de sa transformation vocale, de son élargissement de lirico à lirico spinto, tout en gardant ses qualités de contrôle, le soin donné aux cadences, aux agilités.
Je me souviens lors de ses Capuleti e Montecchi à l’Opéra Bastille, où elle était enceinte, j’avais dit mon étonnement devant sa largeur vocale et j’avais émis l’hypothèse devant quelques amis que derrière cette Giulietta j’entendais une Norma future. On m’avait évidemment ri au nez.

Et Netrebko prépare et Elsa pour Bayreuth, et Norma, à peu près à la même époque…
Dans la gestion de sa carrière, elle ne pouvait se limiter aux rôles de lirico-colorature du bel canto romantique ou même à Mozart (le disque Mozart fait avec Abbado avait d’ailleurs été difficile pour elle) : la voix s’est transformée, et déjà il y a quelques années (je me souviens d’une Yolanta avec Gergiev à Baden Baden) on pouvait constater l’élargissement vocal, mais aussi craindre un peu trop de métal à l’aigu.
Le travail sur la technique, l’élargissement vocal font qu’aujourd’hui, elle est au rendez-vous des grands rôles verdiens du répertoire et que les aigus un peu métalliques qu’elle avait eus au sortir de sa première grossesse ont disparu.
Alors, évidemment, les amateurs très exigeants et un peu tatillons, pour ne pas dire excessivement maniaques, regretteront cette Lady Macbeth à la voix si large et si triomphante. Une voix ronde, homogène, techniquement impeccable ou à peu près (certes, le fil di voce final de la scène du somnambulisme est un peu plus voce que fil, mais la note y est, nette, alors qu’à Munich c’était un peu approximatif), avec un sens de la parole étonnant (la lecture de la lettre est faite avec un soin tout particulier, avec une couleur dans la manière de dire les mots qui frappe), un phrasé impeccable, une diction remarquable, et des aigus triomphants à chaque moment voulu par la partition. Il serait aussi fort injuste de passer sous silence ce qui couronne le tout, une présence et un sens du jeu formidable dans un rôle qui exige une personnalité et un investissement scéniques notoires.

Anna Netrebko (Lady Macbeth) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Anna Netrebko (Lady Macbeth) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Elle est plus à l’aise qu’à Munich où Kusej en faisait une femme plus ordinaire, peut être plus vulgaire, une sorte de sorcière affublée d’une perruque rousse dont on connaît souvent le sens à la scène. Elle est ici une blonde platinée, pulpeuse, sorte d’héroïne de film noir américain. Elle y est magnifique.
En matière de Lady Macbeth, je voudrais tout de même dire qu’avec la distance du temps, celle qui me reste en tête est Jennifer Larmore à Genève, dans un style totalement différent, avec une voix évidemment moins explosive, mais une dignité, une tenue et une grandeur en scène telles que son personnage reste imprimé dans mes souvenirs. J’avais sur le moment dans ce blog exprimé quelques doutes, la mémoire du cœur a parlé. Elles sont difficilement comparables, évidemment, mais elles sont toutes deux sur le piédestal. Elle renvoient certaines Lady récentes (Tatiana Serjan et Lucrecia Garcia à la Scala notamment) à leurs chères études.

MAcbeth (Zeljko Lucic) et Lady Macbeth (Anna Netrebko) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
MAcbeth (Zeljko Lucic) et Lady Macbeth (Anna Netrebko) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Le cas de Zeljko Lucic est différent. Voilà un chanteur qui a toutes les qualités du baryton, il a les aigus, il a l’endurance, il a la projection, et pourtant chacune de ses interventions me laisse sur ma faim. C’est très correct, c’est bien chanté, mais cela reste pour mon goût sans grande couleur, sans vraie personnalité vocale. Et surtout le timbre n’est pas séduisant.
C’est la première fois ici qu’il a réussi à me convaincre : il garde les qualités techniques évoquées plus haut, mais ce qui quelquefois m’arrêtait (le timbre, la couleur), ici me paraît plus adéquat au rôle, à la fois énergique et faible, à la fois courageux, mais dominé. La scène du brindisi m’a vraiment plu, dans sa manière de jouer les hallucinés à la voix blanche, une sorte de voix bien posée, bien projetée, mais à la couleur désespérément grise : l’opposition avec la Lady tout en relief physique et sonore est magnifiquement posée, à cette Lady platinée correspond un Macbeth anthracite, deux faces d’un même Janus fatal.

René Pape (Banquo) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
René Pape (Banquo) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Que dire de René Pape qui n’ait déjà été dit dans toutes ses apparitions ? Il porte la noblesse de Banquo dans la voix.  L’opposition entre la voix de Zeljko Lucic, plus mate, légèrement pâteuse, et le timbre profond et sonore de Pape, dans la première scène avec les sorcières montre déjà l’opposition frappante entre les deux personnages et construit leur avenir. Évidemment, l’air de Banquo Come dal ciel precipita à son fils Fléance (un tout jeune figurant d’une douzaine d’années, très à l’aise et à la fois bien présent sur le plateau, une personnalité scénique en herbe…du nom de Moritz Linn) est un des sommets musicaux de la représentation. On ne s’étonnera pas du triomphe final.

Dans cette œuvre aux voix sombres, les deux ténors portent en eux l’avenir : après la nuit, les voix solaires.
Verdi très habilement ne donne pas à ces voix de rôle essentiel, Macduff a une réplique en première partie, et n’apparaît vraiment qu’au quatrième acte, avec un unique air, très beau d’ailleurs et l’un de ces airs porte drapeau de tous les ténors.
Malcolm quant à lui n’a que des ensembles.

Joseph Calleja (Macduff) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Joseph Calleja (Macduff) ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Joseph Calleja est un ténor à succès du MET, le chanteur maltais n’a peut-être pas le timbre du siècle, mais il a une belle technique, un sens du phrasé remarquable, une capacité à colorer et à interpréter qui en fait un des grands ténors du jour. C’est donc un luxe que de l’afficher dans Macduff. Son air du quatrième acte O figli, o figli miei !…, venant après le chœur Patria oppressa est un bien joli moment, très retenu, poétique, même si dans ce rôle on a pu entendre aussi bien ou mieux (je me souviens d’un Alagna exceptionnel par exemple avec Muti à la Scala en 1997). Il reste que c’est un très beau moment. Quant au Malcolm de Noah Baetge, il est très correct et vaillant, mais peut-on en dire plus pour un rôle aussi épisodique ?
Adrian Noble (rappelons ses Mozart lyonnais) a proposé une version actualisée de Macbeth, en plaçant l’intrigue de nos jours. Les personnages évoluent dans un espace ouvert, noir ou gris, fait d’arbres décharnés (décors et costumes de Mark Thompson) avec quelques éléments venus des cintres qui dessinent l’espace de jeu,  et quelques objets, un lit, des lustres.
Du point de vue dramaturgique, aucune proposition. La transposition est l’unique idée, sans exploitation, sans approfondissement.
Les sorcières sont des sortes de ménagères de moins (ou plus) de cinquante ans, des ménagères-mégères issues d’un quotidien médiocre, les courtisans sont l’image des courtisans de toujours, accourant auprès du pouvoir quel qu’il soit et sans considération pour son odeur, les soldats et le peuple au cinquième acte sont des soldats modernes (ils ont une Jeep…et après ?) et le peuple est pauvre comme il se doit. Très franchement, cette production se serait passée dans le moyen-âge reculé d’une Ecosse sauvage, on n’aurait pas vraiment vu de différence.

Scène du somnambulisme ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Scène du somnambulisme ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

Certes, certaines scènes sont bien réglées (la scène du Brindisi), les éclairages (de Jean Kalman) souvent très suggestifs, ou certaines images sont fortes (Lady Macbeth somnambule sur un chemin de ronde figuré par des chaises amoncelées, en fond de scène), voire la scène finale, mais il n’y ni de quoi fouetter un chat, ni personne d’autre : une mise en scène qui est modernisante pour montrer qu’on est au XXIème siècle mais qui ne pose aucune question dramaturgique sur la nature de l’œuvre. A ce titre, et dans le même style d’inspiration, Tcherniakov avait autrement posé la question à Paris en faisant de Macbeth et Lady Macbeth des clones des Ceaucescu.
Mais on ne venait pas pour la mise en scène, on venait évidemment d’abord pour Netrebko et de ce point de vue on a été comblé. L’impressionnante prestation salzbourgeoise dans Trovatore a été confirmée par cette incarnation de la Lady. Une Lady un peu trop chatoyante au goût de certains sans doute, une Lady en pleine santé à la voix éclatante, une Lady à la présence scénique irradiante, bien plus marquée que dans Trovatore à Salzbourg (il est vrai que le rôle s’y prête) mais la misère du chant verdien qui a laminé ce répertoire ces quinze dernières années fait que nous ne pouvons que saluer cette entrée de la chanteuse au firmament verdien là où on ne l’on attendait pas vraiment.

Alors, pour le deuxième jour consécutif, le michelangelesque Lincoln Center paraissait l’écrin idéal, le MET était bien ce jour-là le Capitole du chant.[wpsr_facebook]

Brindisi ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
Brindisi ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

 

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: LE NOZZE DI FIGARO de W.A.MOZART le 10 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Sir Richard EYRE)

 

Acte II, Contessa (Amanda Majevski) Susanna (Marlis Petersen) Figaro (Ildar Andrazakov) Conte (Peter Mattei) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Acte II, Contessa (Amanda Majevski) Susanna (Marlis Petersen) Figaro (Ildar Andrazakov) Conte (Peter Mattei) © Ken Howard/Metropolitan Opera

James Levine est de retour sur le podium du MET de manière beaucoup plus régulière pendant cette saison, puisqu’il dirigera outre ces Nozze di Figaro, Die Meistersinger von NürnbergErnani, Un Ballo in maschera et The Rake’s progress. Du coup, la position de Fabio Luisi ne se justifie plus autant et celui-ci a annoncé son retrait en 2016 « pour mieux se consacrer à Zürich, dont il est le directeur musical ».
Levine, très aimé au MET, a un répertoire particulièrement large, puisqu’on l’a vu aussi bien à Bayreuth, qu’à Salzbourg pour Mozart, et ses interprétations verdiennes sont d’un très grand intérêt. Son enregistrement des Vespri Siciliani fut mon premier coffret Verdi, en préparation des représentations parisiennes de 1974. Et il reste pour moi dans cet œuvre une référence, ainsi que le montre un pirate miraculeux, mais au son un peu difficile, avec Montserrat Caballé et Nicolai Gedda.
J’ai beaucoup d’estime pour ce chef. Même si à Bayreuth notamment, son Parsifal (production Götz Friedrich, un des bons souvenirs de la colline verte) très lent n’était pas toujours passionnant, malgré la Kundry de Leonie Rysanek, puis surtout d’une débutante nommée Waltraud Meier. Musicalement, son Ring bayreuthien (Kirchner, Rosalie) fut plus intéressant, et j’avais beaucoup apprécié le dernier Ring dans la production de Otto Schenk qu’il donna au MET. Je n’ai pu l’entendre dans la production Lepage, il était déjà fatigué,  avait annulé Die Walküre à laquelle j’avais assisté, et j’ai vu ce Ring dirigé par Fabio Luisi.
Ces prémices pour souligner tout l’intérêt que j’ai à entendre ce chef à un moment où il reprend la baguette, avec une énergie renouvelée, même s’il a désormais de très grosses difficultés pour se déplacer (en fauteuil roulant).
Pour cette nouvelle production des Nozze di Figaro, le MET a réuni une distribution de bon niveau avec Peter Mattei dans il Conte, Ildar Abdrazakov (assez populaire au MET) dans Figaro, Marlis Petersen dans Susanna, Isabel Leonard dans Cherubino et Amanda Majeski dans la Contessa, la mise en scène a été confiée à Sir Richard Eyre qui a mis en scène ici notamment le Werther de la saison dernière (avec Jonas Kaufmann et Sophie Koch) et Carmen, reprise en ce début de saison.

Acte II "Voi che sapete" © Ken Howard/Metropolitan Opera
Acte II “Voi che sapete” © Ken Howard/Metropolitan Opera

Richard Eyre n’a pas travaillé sur les aspects idéologiques de l’œuvre, comme la production automnale de Giorgio Strehler en 1973, qui reste l’une des très grandes références de la fin du XXème siècle.
Richard Eyre transfère l’action dans les années 30, une sorte d’image de l’aristocratie espagnole insouciante à l’orée de la guerre civile, comme l’aristocratie de Beaumarchais inconsciente de la révolution toute proche, et dans une structure de décor imaginée par Rob Howell, qui est l’élément moteur de ce travail. La structure assez monumentale est faite de « silos », de tours dotées de cloisons qui font penser aux moucharabiehs (on est à Séville…), à la fois séparées et transparentes, mais curieusement l’ensemble du dispositif a un côté qui de loin ferait aussi penser à une cathédrale de style baroque espagnol, et les tours renvoient évidemment à l’idée de château. Une idée de château, une idée d’Espagne, une idée méditerranéenne et un peu arabe, voilà qui construit une ambiance, assez réussie.
Installé sur une tournette, ce décor est assez monumental, assez esthétique, et délimite des espaces changeants qui permettent de faire virevolter cette folle journée. Le lever de rideau au premier acte, avant de se fixer sur la chambre de Figaro et Susanne, fait voir l’ensemble des pièces et de l’espace (on voit ainsi la contessa qui dort dans sa chambre), et le dispositif permet aussi de faire que les personnages passent d’une pièce à l’autre, voient ce qui se passe sans être vus, et donc le décor contribue parfaitement à installer cette mise en scène vive et animée, d’une « folle journée », peut être ici plus rossinienne que mozartienne.
Ensuite, le travail est assez précis sur la manière de gérer les personnages la direction d’acteurs est bien menée. Ce sont des Nozze dans l’esprit du Barbiere di Siviglia de Rossini. Je l’ai écrit plus haut, on sent plus pétiller Rossini sous ce Mozart . Ce qui intéresse Richard Eyre, c’est d’abord un comique de situation, créer des quiproquos, faire mouvoir les personnages sans cesse, et sans cesse dans des espaces réduits, surchargés d’objets.

Le Nozze Acte I Cherubino (Isabel Leonard) Susanna(Marlis Petersen © Ken Howard/Metropolitan Opera
Le Nozze Acte I Cherubino (Isabel Leonard) Susanna(Marlis Petersen © Ken Howard/Metropolitan Opera

Tout cela est millimétré, ce qui est d’ailleurs bien dans l’esprit de Beaumarchais : la scène de Cherubin non pas cette fois dans le fauteuil, mais caché sous une couverture sur le lit (Richard Eyre a réussi a faire un premier acte de Nozze sans le fauteuil, ce qui est notable…) est réglée de manière éblouissante. Quand les chanteurs sont d’excellents acteurs, très engagés, c’est vraiment très réussi : Peter Mattei est un Conte magnifique, spontané, de grande allure, c’est aussi le cas de la Susanna de Marlis Petersen, de la Contessa d’Amanda Majeski, et surtout du Cherubin d’Isabel Leonard, qui a une prise exceptionnelle sur le public.  Leur jeu – notamment quand ils sont ensemble, est d’un confondant naturel. Ildar Abdrazakov est en revanche un acteur moins à l’aise dans Figaro, plus en retrait. Les rôles de complément sont aussi à saluer et notamment la Marcellina bien caractérisée  de Susanne Mentzer, qui fut Cherubino au MET à la fin des années 80 et qui chanta souvent à Paris (Rosina, Adalgisa, Mélisande, Giulio Cesare etc…) entre 1985 et le début des années 2000. Tout cela compose un cast de qualité, bien préparé scéniquement, et vocalement assez homogène, sans être exceptionnel.

Le nozze Acte III Susanna (Marlis Petersen) Il Conte (Peter Mattei) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Le nozze Acte III Susanna (Marlis Petersen) Il Conte (Peter Mattei) © Ken Howard/Metropolitan Opera

Car vocalement, c’est incontestablement Peter Mattei qui de très loin, domine le plateau. On a souligné plus haut sa désinvolture scénique, à ses qualités d’acteur il ajoute, ce qui ne peut étonner, une prestation vocale de très haut niveau. Dans son air du troisième acte, « hai già vinta la causa »,  j’ai rarement entendu un tel récitatif, si bien projeté, si expressif, voire si nuancé., avec un air d’une cristalline clarté et un art de la coloration totalement confondant, sans compter le timbre,  exceptionnel.
La contessa d’Amanda Majeski m’a moins convaincu. Elle est une excellente actrice, notamment au deuxième acte, mais reste vocalement relativement banale, assez impersonnelle et sans vrai caractère, sans être vraiment en retrait. Une caractérisation très propre, un chant très au point, mais sans véritable originalité, qui pâlit face à Peter Mattei.

Figaro (IIdar Abdrazakov) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Figaro (IIdar Abdrazakov) © Ken Howard/Metropolitan Opera

Ildar Abdrazakov, habitué du MET qui en a fait sa basse profonde favorite avec René Pape, n’est pas un Figaro trop convaincant. Non que la voix soit en défaut, mais il n’arrive pas à donner à sa performance vocale une variété dans les couleurs et une ductilité suffisante ; la voix profonde reste un peu lourde pour le rôle. Il est bien plus à l’aise ailleurs et je ne pense pas que Figaro soit un rôle dans lequel il ait intérêt à persévérer : question de style, question de couleur, question de timbre aussi. Abdrazakov, avec toutes ses qualités (rappelons-nous le magnifique Prince Igor l’an dernier), n’est pas un chanteur pour Mozart.
Marlis Petersen en revanche est une délicieuse Susanna, elle en a le timbre, elle en a la couleur, elle en a aussi l’expression. Susanna est un rôle plus complexe qu’il n’y paraît : il lui faut ductilité, agilité, vivacité, ambiguité – avec le comte –  mais aussi tendresse, mais aussi humour, mais aussi mélancolie et profondeur, notamment au dernier acte dans Deh vieni non tardar, qui est l’un des plus jolis moments de la soirée.
Le Cherubino d’Isabel Leonard, très populaire au MET, est scéniquement totalement bluffant, sautillant, adolescent en diable. Vocalement, la chanteuse est plus banale pour mon goût et son chant manque de cette poésie qui doit être inhérente au rôle et que possédait une Frederica Von Stade. Mais dans ce rôle, j’ai dans mon âme pour l’éternité (ou pour l’île déserte) Teresa Berganza, et je garde pour le secret de mon cœur Agnès Baltsa. Je n’en ai pas entendu de meilleures. Et elles me suffisent…

Amanda Majeski (Contessa) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Amanda Majeski (Contessa) © Ken Howard/Metropolitan Opera

J’ai dit qu’Amanda Majeski, ne m’avait pas complètement convaincu, l’actrice est très correcte, mais la chanteuse encore un peu froide pour mon goût :  son chant m’est apparu manquer d’expressivité , et ce dès Porgi amor . La voix est belle, avec de jolis harmoniques, une voix pour Mozart et donc aussi pour Strauss (d’ailleurs sa carrière est en train de se développer dans ces directions : Elvira, Marschallin, Contessa mais aussi Rusalka (à Francfort) ou Marguerite de Faust (à Zürich). Mon opinion reste réservée, belle voix sans aucun doute, techniquement remarquable, mais manquant pour mon goût d’émotion et d’expressivité. Il me faudra la réentendre.
Il est dommage que l’air de Marcellina ait été coupé, car Susanne Mentzer compose une Marcelline vive, et très présente scéniquement. Il n’en est pas de même pour le Bartolo de John del Carlo, à la voix usée, brinquebalante, des aigus volatilisés et sans grave sonore, ce qui pour Bartolo est rédhibitoire dans son air La vendetta du premier acte.

Barbarina (Ying Fang) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Barbarina (Ying Fang) © Ken Howard/Metropolitan Opera

Un bon point en revanche pour la très fraîche Barbarina de Ying Fang, membre du Lindemann programme pour jeunes artistes qui a su dessiner une ambiance et donner de la couleur à son air de l’acte IV l’ho perduta, si ambigu…
Le chœur du MET, dans une œuvre où il est peu sollicité, se montre très solide sans être exceptionnel, mais c’est une bonne prestation.

J’ai entendu pour la première fois James Levine à Salzbourg dans un Mozart, La Clemenza di Tito en 1979. Je n’avais jamais entendu ses Nozze di Figaro. Ce Mozart est d’abord très agile, très leste, très fluide : c’est vraiment ce qui frappe dès l’ouverture. Levine, à qui l’on reproche de diriger quelquefois fort, retient ici le son. Il ne s’intéresse pas spécialement au volume, mais plutôt au discours très vif, d’une très grande clarté, mettant en relief de manière notable les bois avec un vrai souci d’égalité du volume sonore. L’orchestre, toujours de très bon niveau, en grande forme,  suit avec allant les indications précises du chef, qui suit aussi les chanteurs avec un souci de grande cohésion scène et fosse. C’est plus la continuité du discours qui est privilégiée que le relief ou la dramaturgie (comme chez Solti par exemple). J’ai trouvé que le deuxième acte, mon préféré, avec cette succession d’airs et d’ensembles dans la seconde moitié jamais interrompue par des récitatifs, où l’action sans cesse rebondit, est mené de manière magistrale avec un sens évident de la pulsation dramatique. Un grand travail de référence, très classique, très américain peut-être où l’apport des lectures baroques ne transparaît pas, au contraire de la plupart des lectures actuelles en Europe, et un travail d’une vivacité, d’un allant inouïs, en pleine cohérence avec le plateau et le parti pris de la mise en scène…

Sans être un spectacle anthologique, cette production des Nozze di Figaro solide, bien distribuée, magnifiquement dirigée en dit long sur le niveau d’exigence de la première scène américaine et sur la qualité des forces qui la composent et notamment de l’orchestre. On sort heureux, conquis, prêt à jouir dans la bonne humeur du doux soir d’automne new-yorkais. [wpsr_facebook]

Figaro et Susanna (Acte IV) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Figaro et Susanna (Acte IV) © Ken Howard/Metropolitan Opera

 

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: MESSA DI REQUIEM de Giuseppe VERDI les 3 & 4 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY)

Scala, 4 octobre 2014
Scala, 4 octobre 2014

Proposer un Requiem de Verdi à la mémoire de Claudio Abbado apparaît totalement justifié pour la Scala,  on peut s’interroger toutefois sur les motifs immédiats qui ont conduit à programmer ce Requiem immédiatement après une « Schöpfung » de Haydn dirigée par Zubin Mehta, et à insérer en ce début d’automne un concert qui aurait été justifié ou bien plus tôt, ou au moment des célébrations du premier anniversaire de la disparition de Claudio, soit autour du 20 janvier 2015.

Il doit y avoir quelque raison sous-jacente :

–       d’abord la nécessité pour Alexander Pereira de marquer ses débuts en tant que Sovrintendente, après les aventures de sa nomination…

–       ensuite, alors que Daniel Barenboim est encore le directeur musical de la Scala, d’installer Riccardo Chailly, le successeur, dans une œuvre symbolique de la maison, et dans un répertoire dont il est l’un des grands représentants.

–       montrer, en un moment délicat pour les théâtres italiens (la toute fraîche chute de l’Empire romain, enfin je veux dire de l’Opéra de Rome, avec le licenciement d’une partie de l’orchestre et du chœur et le départ de Riccardo Muti ), que les forces de la Scala, elles, sont en excellente santé

–       enfin affirmer par l’éclat de la distribution, des temps à venir dorés.

Manque de chance ou coup de destin, Jonas Kaufmann, s’est fait porter pâle, remplacé par le non moins pâle (au moins le 3 octobre) Matthew Polenzani. Kaufmann annule beaucoup, c’est connu, mais la rumeur publique scaligère, jamais avare de méchancetés, murmure que la santé entrerait peu dans cette annulation, mais bien plutôt le porte-monnaie. C’est un bruit douteux, puisque Kaufmann a annulé en même temps une série de concerts.
Qu’importe, les autres étaient là, et ce fut de toute manière un très beau Requiem, au-delà de toutes les raisons bonnes ou moins bonnes qui en ont motivé la programmation.

Le Requiem de Verdi fait partie des gènes de la Scala, Claudio Abbado lui-même en a dirigés plus d’une quarantaine entre 1968 et 1986, et il est programmé au minimum tous les deux ans dans les saisons scaligères. La dernière édition, dirigée par Daniel Barenboim, remonte à peine à un an, avec le quatuor Harteros/Garanča/Kaufmann/Pape, qui a fait l’objet d’un enregistrement, et qui fut l’un des sommets de la saison précédente. Cette fois-ci, outre le chef, il y a au moins un soliste italien, Ildebrando d’Arcangelo, les autres étant sur le papier au moins inchangés.

Riccardo Chailly  a choisi de rentrer dans l’œuvre de manière contenue, avec un refus absolu du spectaculaire, comme si l’occasion, la mémoire de Claudio Abbado, interdisait de donner à cette œuvre religieusement si ambiguë une couleur trop démonstrative voire superficielle. Il y a, dès le départ, un son plus sourd, un orchestre retenu, un chœur qui se contrôle. Et ce sera le cas tout au long de ces quatre vingt dix minutes. Chailly, contrairement à Riccardo Muti jadis, ne place pas les trompettes du Dies irae aux quatre coins de la salle, pour faire un effet d’apocalypse, il concentre au contraire tout sur la scène, et c’est d’ailleurs tout aussi impressionnant. Le 3 j’ai trouvé l’ensemble un peu froid, un peu sotto tono ou un peu tendu. Rien de cela le 4, où la cohésion et la tension furent totalement musicales, avec une osmose plus marquée entre orchestre chœur et solistes. La préparation de l’orchestre, la précision des indications données sont telles que ni le 3 ni le 4 on ne remarque une quelconque scorie. Ces deux soirs, l’orchestre est à son meilleur niveau, avec des cordes très concentrées (impeccables contrebasses, sonores, précises, nettes, très beaux violons, altos et violoncelles au son chaud et compact. À remarquer aussi les cuivres, le maillon souvent faible de la phalange, dont on n’a ici qu’à se féliciter.
Le chœur (Dir. Bruno Casoni) a montré également une très grande concentration, avec une clarté dans la diction vraiment spectaculaire. Jamais tonitruant, toujours subtil, jouant parfaitement des couleurs, le chœur de la Scala montre qu’il reste l’un des phares de ce théâtre et l’une des meilleures formations au monde. Il y a longtemps que je ne l’avais pas entendu se produire avec une telle perfection.

Anja Harteros, Elina Garanca, Matthew Polenzani, Ildebrando d'Arcangelo le 4 octobre 2014
Anja Harteros, Elina Garanca, Matthew Polenzani, Ildebrando d’Arcangelo le 4 octobre 2014

Même sans Kaufmann, peut-on douter d’un tel quatuor de solistes ?
Certes, il y eut à mon avis de sensibles différences entre les deux soirées. Matthew Polenzani, un ténor qu’on entend plutôt dans le bel canto, voire le répertoire français romantique, que dans Verdi, a eu le 3 octobre un peu de mal à rentrer dans le format, rien à dire formellement, parce que cet artiste a une bonne réputation, une belle technique, un beau contrôle vocal, mais le volume manque pour remplir le vaisseau scaligère et surtout sa voix est noyée par l’orchestre et les autres solistes. Le 4, son Kyrie initial est mieux projeté, plus clair, et l’on comprend alors que sans doute la veille il eut un peu de mal à calibrer. La prestation d’ensemble garde les mêmes qualités techniques, avec le volume en plus et quelque chose de plus ressenti, il en résulte le 4 octobre une vraie présence du ténor.
Ildebrando d’Arcangelo a un timbre relativement clair pour la partie de basse du Requiem où l’on attend des basses plus profondes. Même si la diction est claire, même si la prestation est honorable, il reste que certains moments sonnent moins (Mors stupebit…) et que la présence vocale de l’artiste ne correspond pas à ce qu’on attend habituellement, notamment dans l’interprétation si hiératique de Chailly. D’Arcangelo a une voix de Don Giovanni là où l’on attendrait un Commendatore.
Si l’on doit comparer, il est incontestable que les deux soirées penchent du côté des voix féminines, toutes deux d’un très haut niveau.

Anja Harteros le 4 octobre 2014
Anja Harteros le 4 octobre 2014

Anja Harteros semblait un peu fatiguée, notamment le 3 où le Libera me magnifiquement interprété et dit montrait cependant des moments où le souffle était court, où les notes n’étaient pas tenues comme on l’attendrait et quelques suraigus un peu métalliques. Ce fut moins sensible le 4, et plus engagé et sensible aussi. On ne cesse d’admirer malgré les faiblesses passagères la superbe technique, l’appui sur le souffle, le contrôle des mezze voci, les notes filées, mais aussi la diction et le phrasé. Il reste que dans la Tosca munichoise elle m’est apparue plus en forme, plus énergique, tout en montrant ici une sensibilité, un sens des inflexions, une chaleur dans l’engagement qui contredit les rares mélomanes qui la trouvent froide, ou même qui pensent qu’elle n’a rien à dire.  Anja Harteros, dans la tradition des grandes chanteuses d’origine grecque, porte le drame sur le visage, et l’engagement dans le cœur. Elle est tragédie.
Elina Garanča fut la plus égale tout au long de ces deux soirées. Certains l’ont trouvé un peu absente, manquant de force dramatique. Quelle erreur…elle était exactement là où Chailly voulait, présente, hiératique, tragique sans être dramatique, sans pathos aucun, avec une pureté de timbre et une propreté expressive totalement stupéfiantes.
Voilà une voix d’une incroyable homogénéité, pleine, ronde, qui ne se resserre pas à l’aigu (au contraire d’Harteros les deux soirs –un peu fatiguée il est vrai), une voix présente, chaude, incroyablement colorée, élargie aussi. Elle était déjà excellente avec Barenboim, elle a été les deux soirs inégalable. Je ne sais si elle sera un jour une Azucena, mais nous tenons une Dalila ou une Amneris. Et elle fut vraiment totalement stupéfiante : en quelques années (rappelons qu’elle fut la Dorabella de Chéreau il n’y a pas si longtemps), elle a gravi tous les échelons qui la mènent au sommet. Elle est incontestablement la mezzo du moment. Ne la ratez pas, là où elle chantera.
Ce fut donc un très beau Requiem, plus convaincant le 4 que le 3. Et bien sûr, je pensais au bel hommage que Riccardo Chailly a offert ces deux soirs à Claudio, je pensais aussi qu’il aurait dû en diriger un, avec Kaufmann, à Parme en septembre 2013, je pensais enfin au dernier Requiem entendu, à Berlin, relevant à peine de maladie et encore marqué, où totalement insatisfait il dut reprendre pratiquement l’intégrale de l’enregistrement dans la foulée de la soirée, je pensais enfin à une soirée au Théâtre des Champs Elysées, en 1979, où il me fit comprendre ce qu’était vraiment un Requiem de Verdi . Bref, par ses inflexions, par sa tension, par sa poésie aussi, ce Requiem scaligère m’a renvoyé à Claudio, non par les vaines comparaisons et non plein de regrets en pensant il n’est plus là, mais plein d’émotion sereine en pensant, il est encore là. [wpsr_facebook]
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BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: 1er AKADEMIEKONZERT le 29 SEPTEMBRE 2014: KIRILL PETRENKO DIRIGE LE BAYERISCHES STAATSORCHESTER (MAHLER: Rückert Lieder et Symphonie n°6) avec Olga BORODINA

Munich, 29 septembre 2014
Munich, 29 septembre 2014

Kirill Petrenko se concentre ce trimestre sur la 6ème symphonie de Mahler « Tragique », avec laquelle il a choisi d’inaugurer la saison symphonique de la Staatsoper de Munich (les « Akademie Konzerte », et qu’il dirigera à Berlin en décembre prochain avec le Philharmonique. Le programme du concert est d’ailleurs entièrement dédié à Mahler puisqu’en première partie ce sont les Rückert Lieder (soliste Olga Borodina) qu’il nous est donné d’entendre.
C’est la première fois que j’entends Petrenko en concert. Après ses récents succès, ses récents triomphes, à Bayreuth comme à Munich et aussi à Paris (Rosenkavalier au TCE), il est intéressant de l’entendre ailleurs qu’à l’opéra.
Les Rückert Lieder sont pour moi une œuvre difficile à écouter. Bien sûr, ils sont indissolublement liés à Claudio Abbado, qui les proposa pour son dernier programme comme directeur musical du Philharmonique de Berlin, en avril 2002. En soliste, Waltraud Meier, qui avait chanté ce soir là avec une telle complicité avec une telle osmose avec orchestre et chef, et surtout avec une telle sensibilité et une telle poésie que c’en est inoubliable. Jamais il ne m’était arrivé de ne plus voir tellement les larmes embuaient, envahissaient mes yeux. Ich bin der Welt abhanden gekommen, interprété en fin de programme (ce soir, Petrenko a choisi pour conclure Um Mitternacht, l’autre pièce maîtresse du cycle), m’avait profondément impressionné pour la manière dont voix et cor anglais (Dominik Wollenweber) s’unissaient, et comment Abbado sur la voix de Meier avait fait glisser l’orchestre avec une douceur indescriptible, au point qu’un silence ahurissant, une sorte de suspension du temps, avait  marqué la  fin du concert. Inutile de dire que j’écoute régulièrement l’enregistrement issu de la retransmission radio, toujours avec la même émotion et la même fascination.
Ce soir, à Munich, nous en sommes assez loin. D’abord, malgré une voix chaleureuse et très ronde, Olga Borodina n’arrive pas à épouser l’émotion diffusée par cette musique. La voix est bien projetée, la diction est correcte, mais si le medium est sonore, large, bien appuyé sur le souffle, les aigus sont un peu serrés, et les graves moins impressionnants qu’attendus. Il reste que ce n’est pas là le problème. Le problème c’est que Borodina est désespérément lisse, sans aspérités, sans couleur, et qu’elle ne diffuse rien.
Par ailleurs, l’orchestre n’a pas évidemment le velouté ni la technicité extrême du Philharmonique de Berlin, les instruments solistes sont valeureux, mais n’atteignent pas la qualité de leurs collègues berlinois (c’est particulièrement sensible dans Um Mitternacht), et si Petrenko dirige avec beaucoup de délicatesse, les choses ne sont nulle part vraiment senties.
On va me reprocher, et on aura raison, de faire des comparaisons entre une audition hic et nunc et un souvenir statufié par le mythe, mais je porte en mon cœur ce souvenir vibrant et ne peux que mettre ainsi en perspective toute audition des Rückert Lieder.
De plus, j’ai eu un moment la crainte que tout le concert ne se déroule sous les mêmes auspices.
Mais non, dès les premières mesures de la Sixième, on est complètement rassuré, la dynamique, l’énergie, l’allant, la clarté sont au rendez-vous d’une symphonie que Petrenko, d’une manière toute personnelle va  orienter vers l’ouverture, vers le vivant, vers le mouvement. Le tempo frappe par son rythme  soutenu, il est très rapide, aussi bien dans le premier que dans le second mouvement (l’andante, que Petrenko, comme Abbado choisit de placer en 2 plutôt qu’en 3). Il ne m’appartient pas de rentrer dans l’infinie discussion de savoir s’il vaut mieux jouer l’andante en 2, avant le scherzo, ou le scherzo en 2 et l’andante en 3, on sait que Mahler a joué à la création l’andante en 2, puis est revenu sur sa décision quelques semaines après. Les chefs sont divisés, les mélomanes mahlériens sont divisés, c’est une belle discussion pour les entractes des concerts. En tous cas,

Kirill Petrenko au milieu des musiciens
Kirill Petrenko au milieu des musiciens

Petrenko choisit de proposer un andante (littéralement ou à peu près « allant »)moderato certes, mais qui effectivement va, d’un rythme rapide, avec des choix très ouverts d’un son qui évite toute mélancolie. Abbado voyait en Mahler une souffrance, et voyait dans cette Sixième une sorte de basculement . Petrenko voit un Mahler qui va encore de l’avant, avec énergie, sinon avec confiance : on court sans doute vers le gouffre ou le bord de la falaise, mais on y court franc-jeu, directement, sans vraie hésitation. Cela nous vaut une vraie surprise qui à mon avis éclaire l’ensemble de son approche. Cela nous vaut aussi les dernières notes de ce deuxième mouvements parmi les plus belles et les plus singulières jamais entendues, toutes de légèreté en suspension et d’équilibre, d’une simplicité qui bouleverse.
Car l’orchestre est au rendez-vous avec son chef, on ne sait que louer de la précision des instruments, de la netteté des attaques, de l’extraordinaire dynamisme explosif qui émane du son. Cela fait du bruit, disait mon voisin, toll, toll toll, disait un monsieur derrière moi, car peu à peu, l’auditeur se laisse entraîner dans ce rythme, avec cette battue précise, ces gestes dynamisants, ces indications nettes, lisibles , et surtout cette clarté incroyable du tissu orchestral, sans aucune scorie, sans jamais aucune impression de confusion qu’on pourrait craindre avec ce parti pris, mais au contraire l’impression d’une évidence lumineuse.
Le scherzo est assez dansant, mais en même temps inquiétant, et Petrenko insiste sur certaines dissonances, un peu sarcastiques, tout en revenant au lyrisme, comme si il y avait tiraillement: les cordes sont vraiment magnifiques (pizzicati!) avec une légèreté qui prolonge le mouvement et qui contraste avec le wuchtig (pesant) qui caractérise ce scherzo Néanmoins, cette pesanteur se sent à la fin où l’on sent plus de distance, plus d’amertume peut-être.
Le fameux accord aux harpes initial du dernier mouvement est incroyable de netteté, et en même temps il irradie de surprise, tant il est en même temps décomposé, d’une lisibilité telle que chaque moment est presque isolé, presque scandé, et pourtant il y a véritablement une impression d’ensemble qui se dégage, une vision synthétique et analytique à la fois. Vraiment étonnant, vraiment prodigieux.

A l’autre bout du spectre, le marteau.
Abbado à Milan avait placé le marteau gigantesque au sommet de l’orchestre, monumental, tel un billot. Car les coups de marteau, c’est l’irruption de la mort. Il avait voulu théâtraliser le dispositif. La vision de Petrenko, moins « tragique », et plus positive, relativise ce moment. D’abord, le marteau n’est pas visible, il est complètement dissimulé, c’est à peine si on voit le musicien au fond, le manier, mais, plus inhabituel, Petrenko n’en fait pas un moment si théâtral non plus, une sorte de coup définitif, il en atténue le volume, et le marteau est pris dans la masse sonore sans s’en distinguer vraiment. Kirill Petrenko fait de cette 6ème moins une symphonie tragique qui verrait la mort du héros comme un coup terrible du destin, mais il voit cette mort prise dans une sorte de tourbillon, que le héros vivrait comme l’ultime péripétie. Petrenko privilégie la force qui va, et que la mort saisit comme un instantané, une sorte de moment parmi d’autres, le dernier moment, mais presque un passage et non un mur définitif.

Tourbillon sonore, extraordinaire construction pleine d’énergie vitale, qui permet de voir comment le chef imprime son rythme aux musiciens, qui le suivent aveuglément, sans hésitation, dans un parcours qui n’a rien de superficiel, mais sans pathos aucun, sans complaisance, sans se laisser aller à des facilités. Il fait du tragique, et avec quelle justesse, et avec quel à propos, l’exact opposé du pathétique. « Le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui » avais-je appris en classe préparatoire : Petrenko montre cette dispute, montre le héros maître de son destin qui vit la mort comme l’ultime péripétie, et qui affronte crânement. En ce sens, sa symphonie est vraiment  « tragique » .
Le public accueille cette version vitale avec un enthousiasme débordant, standing ovation, longs rappels, Comment pourrait-il en être autrement ? Septemberfest im Nationaltheater. [wpsr_facebook]

Saluts des cuivres
Saluts des cuivres

 

RADIO FRANCE 2014-2015: Daniele GATTI dirige ROMÉO ET JULIETTE d’HECTOR BERLIOZ le 18 SEPTEMBRE 2014 (avec Marianne CREBASSA, Paolo FANALE, Alex ESPOSITO)

L'Orchestre National de France au TCE ©  Radio France
L’Orchestre National de France au TCE © Radio France

La nouvelle est tombée vendredi 3 octobre : Daniele Gatti succède à Mariss Jansons à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw, c’est une excellente nouvelle qui tombait à point nommé, puisque j’étais en train d’écrire le présent compte rendu du Roméo et Juliette de Berlioz proposé le 18 septembre dernier en ouverture de saison de l’Orchestre National de France au théâtre des Champs Elysées.
Pour avoir l’an dernier assisté à Lucerne à une IXème de Mahler assez mémorable (ma première IXème non dirigée par Abbado) , avec l’Orchestre du Concertgebouw dirigé par Daniele Gatti, je peux attester qu’on sentait immédiatement une sorte de feeling avec l’orchestre, dans un répertoire qui fait partie de son histoire , voire de ses gènes et que Gatti affectionne tout particulièrement. Ce fut même un concert vraiment spécial. J’avais alors écrit que Gatti était un chef « de tête », « de concept », et un chef que je disais « chtonien » et non éthéré. C’est un chef qui prend à revers, qui surprend, et donc qui est rarement là où on l’attend, même si pour certains, c’est à chaque fois une sorte de mauvaise surprise. Car Daniele Gatti est discuté, quelquefois violemment, et notamment à Paris. Il suffit de lire les réactions à sa nomination à Amsterdam. Dans le genre mi-figue, mi-raisin, dans la manière de dire que c’est une bonne nouvelle tout en sous-entendant que c’est un choix par défaut (Jansons quittant l’orchestre à cause de sa santé), certains ont déployé les plus grands trésors de la rhétorique française la plus hypocrite pour lui souhaiter un « bon voyage ! » sous lequel on ne pouvait s’empêcher de lire « bon débarras !».
Je ne comprends pas ces réactions, car,  on l’a encore entendu cet été dans Trovatore à Salzbourg, Daniele Gatti est un chef qui va jusqu’au bout de ses lectures, de ses convictions, et qui prend le risque d’aller ailleurs, d’explorer des territoires autres, y compris sur des partitions rebattues où l’oreille a fini par être formatée, voire endormie. C’est un chef qui a une vraie lecture des œuvres, approfondie, une approche intellectuelle et conceptuelle, et surtout une volonté farouche de faire comprendre. On lui reproche souvent de ne pas être un « communicant », certes, ce n’est pas un showman à la Rattle ou à la Dudamel, mais c’est un musicien incontestable, et ses lectures des œuvres communiquent une vision claire, nette, sans concession et souvent inattendue.
Il en va ainsi pour ce Roméo et Juliette de Berlioz, le premier Berlioz qu’il aborde, sans doute parce qu’il ne pensait pas avoir d’affinités avec cet univers; mais, directeur musical de l’Orchestre National de France, il est difficile d’échapper un jour à Berlioz, comme échapper à Mahler à Amsterdam, Strauss à Munich ou Mozart à Vienne.
Et je crois que Daniele Gatti a été à son tour pris à revers par cette partition et par Berlioz. Car il est facile de se laisser piéger par le gigantisme  et par le son berlioziens, par cette sorte d’image de romantisme échevelé certes, qui en deviendrait un autre conformisme.

Or, Berlioz prend systématiquement lui aussi à revers  et notamment dans Roméo et Juliette.
Dans un XIXème siècle où l’histoire de Shakespeare avait déjà fait l’objet d’un Singspiel de Georg Benda à la fin du XVIIIème, d’un opéra de Nicola Vaccaj, Giulietta e Romeo en 1825, d’un opéra de Bellini I Capuleti e i Montecchi (sur le même livret de Felice Romani) en 1830, et où Berlioz avait vu Harriet Smithson dans la pièce de Shakespeare (version Garrick) en 1828, Berlioz ne propose pas un autre opéra, un opéra de plus mais va labourer ailleurs, vers un genre inconnu et spécialement créé pour l’occasion, une symphonie dramatique, où les voix (sauf le père Laurence) sont anecdotiques, et où le livret est surtout un récit, qui s’entremêle avec la musique. La présence de voix de mezzo, ténor et baryton pourrait laisser croire à un dialogue, à des rôles, à une théâtralisation : or le théâtre n’est pas dans les voix, mais dans la musique. De plus les formes comme le mélodrame ou mélologue sont assez populaires depuis la fin du XVIIIème (souvenons-nous du Pygmalion de Rousseau, repris par Donizetti, sa première œuvre), c’est à dire que là où on attend théâtre, voire opéra, Berlioz répond, symphonie et même symphonie dramatique, c’est à dire une symphonie mise en drame, mise en voix, mais non mise en scène.

Autre manière de prendre à revers, Berlioz (et c’est aussi audible dans bien d ‘autres œuvres) dissimule dans des détails de la partition (le diable se cache toujours dans les détails) des dissonances, des phrases musicales très hardies qu’on retrouvera plus habituellement dans des œuvres du futur même lointain, comme s’il faisait des tentatives, comme si cette musique, bien loin d’être échevelée, avait quelque chose de rigoureux et d’expérimental. Comme si cette musique avait un programme caché. Je me souviens comme Abbado traitait de manière surprenante certains moments de la Fantastique (notamment dans son hallucinante interprétation de 2013 à Berlin) et comment il nous indiquait l’innovation et la surprise et aussi souvent, comment il nous montrait par exemple derrière la chevelure berliozienne les lunettes mahlériennes.
La première fois que j’entendis Gatti (1991, Bologne), nous le retrouvâmes par hasard au restaurant après la représentation (Moïse de Rossini) et nous entamâmes un brin de conversation avec lui. Il nous confia déjà à l’époque (il avait 30 ans) que son rêve était de diriger Berg. Cette déclaration m’avait beaucoup marqué et j’ai toujours écouté ensuite Gatti avec ce souvenir bien ancré en moi : il a cette approche de la musique qui convient si bien à une lecture d’un Wozzeck ou d’une Lulu (œuvres qu’il dirige d’ailleurs remarquablement, à la fois de manière très analytique et sensible) une lecture appuyée sur les formes traditionnelles, revues, relues, et avec un son, qui produit quant à lui des agencements surprenants, des dissonances, des ruptures, une certaine brutalité et en même temps un certain lyrisme, tout en laissant peu de place à la complaisance. Ce qui frappe quand on entend Berg c’est que l’attention est décuplée par l’incroyable richesse de la « concertation », qui oblige à s’attacher à chaque détail. Je suis très impatient d’entendre son Pelléas et Mélisande à Florence parce que je suis sûr que l’univers de Debussy sous ce rapport lui conviendra parfaitement.
Je me trompe peut-être, mais je suis sûr qu’en se plongeant dans la partition de Berlioz, c’est cette richesse-là, ces détails là, que Gatti a notés, ces petites choses que Berlioz sème çà et là, et qui sont des tentatives d’aller vers un ailleurs qui n’a rien à voir avec la musique du temps, ces petites choses qui devaient bien intéresser notre auteur de la musique de l’avenir, Richard Wagner ces petites choses qui obligent à une écoute très attentive et très fouillée.
Alors Daniele Gatti nous a fait entendre cette petite musique-là, cette musique de l’avenir : voilà une œuvre au thème rebattu, à la forme surprenante, presque un hapax, et voilà au total un Berlioz qui ouvre des univers nouveaux. Un orchestre et un chœur retenus, un souci de faire entendre des détails très raffinés et rarement relevés.
Le dernier Roméo et Juliette auquel j’avais assisté, c’était Salonen à Lucerne, très beau concert qui m’avait convaincu, mais ici j’ai l’impression d’aller encore plus loin dans la direction résolue de la lecture.

Gatti fouille le tissu textuel et non seulement révèle des détails surprenants, mais aussi colore de manière particulière les moments qui rappellent ou Les Troyens, ou Benvenuto Cellini, voire la Fantastique, il met en place une sorte de réseau référentiel, mais en même temps le traite presque avec distance, tenant résolument à travailler d’abord une couleur, à retenir le son de cette énorme machine, qu’il arrive (une gageure) à rendre presque intime quelquefois, tout en laissant la place aux moments plus spectaculaires (les cuivres de l’Orchestre National sont en grande forme), mais sans excès, avec éclat, mais sans clinquant : il révèle les contrastes, mais dans un cadre très contenu, assez contraint où finalement se révèle alors une autre dimension peut être plus profonde de Berlioz. Son souci permanent de clarté, sa volonté de faire apparaître les architectures l’amène à mettre en valeur les pupitres et notamment les bois, excellents , mais aussi les cordes, et notamment les violoncelles et les contrebasses ce qui est absolument nécessaire pour faire que les masses orchestrales et chorales puissent être parfaitement lisibles et donner la couleur à chaque partie. Les contrastes sont en effet nombreux, et presque systématiques entre les moments très retenus murmurés, voire presque parlés et les grands moments choraux, inspirés de la 9ème de Beethoven que Berlioz avait entendu une dizaine d’années plus tôt. Le chœur de Radio France est d’ailleurs vraiment remarquable de subtilité, de maîtrise, de clarté: on comprend chaque mot, chaque inflexion. Un très beau travail de préparation de Howard Arman.
Ainsi a-t-on l’impression d’entendre et de distinguer chaque note, comme si on se concentrait sur une œuvre de musique contemporaine, et en même temps de voir révélée une architecture, un peu comme la lecture d’un plan détaillé, d’une architecture au style plus dorique que ionique, sans volutes mais avec des lignes et des arêtes, quelquefois aiguisées, en somme une approche essentielle, et non décorative. Gatti ne s’attarde jamais sur le décoratif, il est trop direct pour cela  et il met l’auditeur à l’épreuve en l’obligeant à une audition dynamique et presque participative là où quelquefois on aurait tendance à se laisser aller passivement. En faisant un (très mauvais) jeu de mot, c’est un Ber(g)lioz qui nous est posé ici, un Berlioz lu au prisme des débuts du XXème siècle, un Berlioz qui s’insère dans une histoire musicale où on ne pense pas forcément à lui, et ce faisant, Gatti donne une profondeur insoupçonnée à cette partition.
La place des voix dans cet immense dispositif reste latérale. Placés dans l’orchestre, à peine visibles, les solistes deviennent presque des parties instrumentales. Marianne Crebassa a peu de temps pour nous laisser entendre son beau mezzo, sa diction parfaite et sa projection impeccable. Je me souviens de sa prestation remarquable dans Tamerlano de Haendel à Salzbourg. Elle garde dans sa partie sa distance récitante, mais fait entendre en même temps une couleur chaude et une belle intelligence musicale. Elle s’impose beaucoup plus que Christiane Stotijn à Lucerne en 2013. Paolo Fanale est un choix surprenant. Pourquoi aller chercher un italien (talentueux certes) pour une partie que bien des ténors lyriques français pouvaient tenir. C’est que Paolo Fanale semble s’être fait une spécialité des rôles en français, on l’a vu à Genève dans Mignon, on l’a vu aussi dans Les Troyens à la Scala (Iopas), on le voit brièvement apparaître dans ce Roméo et Juliette, avec son timbre très lyrique et velouté, et un zeste de raideur qui finalement peut convenir à cette récitation, même s’il reste pâle et si on préfèrerait plus de souplesse.
La plus grande surprise vient d’Alex Esposito, qu’on a bien plus l’habitude de voir dans des rôles rossiniens ou mozartiens (c’est un notable Leporello, un remarquable Figaro) où il démontre un grand engagement et vocal et physique. L’entendre dans un répertoire inattendu et dans un rôle de récitant est une surprise: il est vrai que le père Laurence est le seul récitant-personnage de l’œuvre, il assume à la fois la distance du récit et l’implication du personnage. Sa belle voix claire, sonore, bien projetée, est immédiatement convaincante dans un style très différent de celui de Gérard Finley à Lucerne, avec de menus accidents de diction mais dans un ensemble tout de même très soigné. Il donne une vraie présence et en même temps une véritable humanité à son intervention. Un très beau moment.
Une conclusion s’impose, ce premier Berlioz de Daniele Gatti est une réussite et cette manière de l’aborder est pleinement convaincante. Il en propose une lecture passionnante et assez novatrice, et débarrasse ce Roméo et Juliette de tout ce qu’il pourrait avoir de convenu d’attendu et de superflu. Le public, et semble-t-il l’orchestre ont bien senti la qualité de ce moment.

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Daniele Gatti ©  Corriere della Sera
Daniele Gatti © Corriere della Sera

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE SCHWEIGSAME FRAU de Richard STRAUSS le 29 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Barrie KOSKY; dir.mus: Pedro HALFFTER)

Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl
Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl

Voilà un opéra qui n’est hors Munich, presque jamais représenté. De toute ma vie de mélomane, je ne l’ai entendu qu’une fois, à la Scala, dirigé par Wolfgang Sawallisch lors d’une tournée de la Bayerische Staatsoper en septembre 1988, dans une mise en scène de Günther Rennert, avec Kurt Moll dans Sir Morosus.

Il est vrai que le destin de l’œuvre est symptomatique. Strauss ayant perdu son librettiste fétiche, Hugo von Hoffmannsthal (Arabella est leur dernière collaboration avant la mort de Hoffmannsthal) s’est lié avec Stefan Zweig, et ce dernier lui a proposé une adaptation de la pièce de Ben Jonson (1609), Epicoene or the silent woman. Les deux ont travaillé avec ardeur à cet opéra souriant et plein d’humanité, mais ils furent rattrapés par l’histoire qui changea de face en 1933. Zweig étant juif, Strauss eut toutes les peines du monde à faire représenter Die Schweigsame Frau et à faire inscrire le nom de Zweig sur les affiches. Finalement, il fut inscrit sur le matériel d’accompagnement (programme, distribution). La première eut lieu le 24 juin 1935 à Dresde dirigée par Karl Böhm avec Maria Cebotari dans Aminta, et fut un triomphe. Ce qui était difficilement supportable aux nazis qui disaient de Zweig (l’expression est de Himmler) qu’il était « désagréablement doué ». L’œuvre fut interdite après trois représentations. Strauss se comporta d’ailleurs de manière ambiguë et à tout le moins insouciante, même s’il insista fortement pour que Zweig soit cité.
Quoi qu’il en soit, cette œuvre aussitôt née, aussitôt disparue eut un peu le destin de la musique dégénérée : disparue, ou presque des scènes, dont le premier enregistrement en studio remonte à 1977 (Marek Janowski) mais un enregistrement du Festival de Salzbourg 1959 (Güden, Hotter, Wunderlich) dirigé par Karl Böhm est sorti en 2004, c’est pour moi la référence, évidemment.

Il n’y a guère qu’à Munich où l’œuvre est plus ou moins régulièrement reprise, cette production, signée Barrie Kosky, remonte à 2010, créée par Kent Nagano, alors GMD de Munich.
Barrie Kosky est à peu près parfaitement inconnu en France. On va cet automne voir une mise en scène de Castor et Pollux de Rameau qui va tourner dans quelques villes françaises. C’est un australien qui vient de prendre en 2013 la direction de la Komische Oper de Berlin comme Intendant et metteur en scène résident. Coup de maître : le mensuel Opernwelt a désigné la Komische Oper « Opéra de l’année » en 2012-2013. Son travail, intelligent, ouvert, optimiste, l’a désigné pour mettre en scène à Bayreuth les prochains Meistersinger. Il vient à Wagner malgré ses réticences et par le biais de la comédie. Personnage sympathique et plein d’humour, il a abordé Die Schweigsame Frau par le biais de la comédie de tréteaux, quelque chose qui la rapproche de la commedia dell’arte, d’une manière presque minimaliste puisque sur scène, un praticable surélevé, un lit constituent à peu près les seuls décors dans l’espace nu de la scène du Nationaltheater. Discrets jeux d’ombres, quelques effets de machinerie bien limités : tout est dans les rapports entre les personnages, tout est dans les costumes, leurs couleurs, tout est dans le jeu.

Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation
Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation

Die Schweigsame Frau est une comédie qui met en scène un vieil amiral solitaire, Sir Morosus, allergique à n’importe quel bruit, à qui son barbier facétieux, un Figaro après la lettre, va essayer de faire épouser une femme silencieuse, sorte d’aiguille dans une botte de foin. Solitaire ? Plus pour longtemps puisque son neveu Henry revient après une si longue absence qu’on le croyait mort. Réjoui, Sir Morosus lui promet abri et héritage, mais voilà, Henry est le chef d’une troupe d’opéra, marié à un soprano et toute la troupe est avec lui : Morosus effrayé le déshérite aussitôt.
C’est alors que le barbier intervient et va monter une farce, un mariage de comédie avec une femme silencieuse, qui se révèle être un dragon, une bombe, aussitôt le contrat signé. Alors comme on avait organisé le mariage, on organise le divorce, mais Henry, attendri par son oncle, lui révèle la supercherie et tout est bien qui finit bien.
Le thème du vieux barbon berné fait partie des topoi de la comédie moyenne : c’est un personnage qu’on trouve aussi bien chez Térence que chez Shakespeare, chez Molière que chez Beaumarchais, mais dans Die schweigsame Frau, si le vieil amiral Sir Morosus est allergique à tout bruit et s’est renfermé dans une solitude bougonne, c’est une bonne nature, alors que dans les comédies de ce type, le vieux barbon est berné à la satisfaction de tous.
La source de l’histoire est une pièce élisabéthaine, de Ben Jonson, de peu postérieure aux Joyeuses Commères de Windsor, de Shakespeare, la pièce qui a donné naissance au Falstaff de Verdi, mais aussi à l’opéra de Otto Nicolai. Et Falstaff est l’un de ces vieillards bernés, assez gentiment, qui finit par accepter la plaisanterie de bonne grâce (tutto il mondo è burla…), comme Morosus.
Par ailleurs, l’artisan de la farce est le barbier, comme chez Beaumarchais puis Rossini dans le Barbier de Séville, où il se met au service d’Almaviva qui veut séduire Rosine contre le vieux Bartolo le maître de maison.
L’invention dramaturgique, qui met dans les pattes de Morosus une femme d’abord silencieuse qui finit se rendre insupportable, fait aussi de cette femme, Aminta, une nature honnête, touchée par le cœur de Morosus, par sa sincérité, par sa gentillesse même, et la farce finit par avoir un goût amer. Tous les personnages de Stefan Zweig sont positifs, et sympathiques, ce qui donne à la légèreté de l’opéra une couleur profondément humaine. Cette émotion, on l’aura compris, Richard Strauss s’en empare pour construire le personnage de Morosus, pratiquement le seul héros masculin central de ses opéras, et la couleur de son chant, et de cette musique, étonne parce qu’on est plus habitué à entendre ce type de musique adossé à des personnages féminins. Même si Die Schweigsame Frau ne constitue pas une œuvre très novatrice, nous sommes dans le prolongement et l’esprit d’Arabella, c’est un opéra très attachant, très émouvant, très sensible, et l’on se prend à regretter que Stefan Zweig, si cultivé, si raffiné, si pénétré lui aussi d’humanité, n’ait pu, histoire et destins obligent, continuer à travailler avec Richard Strauss.
Ainsi, le travail effectué par Barrie Kosky sur cette œuvre tient compte à la fois des fils de l’écheveau souligné plus haut (filiations avec le théâtre élisabethain, et relations avec Rossini) et de la nature très sensible du livret. Il travaille avec un décor minimal de type tréteau (l’essentiel de l’intrigue sur déroule sur un podium) planté au milieu du plateau, avec, je l’ai écrit plus haut, pour seul meuble un lit, qui pourrait être aussi une sorte de bergère. Le reste du plateau est noir, nu, et sur des pendrillons latéraux sont projetés quelquefois les ombres des personnages. Ce sont les personnes qui font l’ensemble du spectacle, avec notamment la troupe d’opéra dont l’irruption bruyante fait penser au troisième acte du Rosenkavalier, quand la ribambelle d’enfants fait irruption sous les yeux du pauvre Ochs qui ne comprend rien.

Tout le premier acte commence  avec un Morosus un peu gris, un barbier primesautier (tout de vert vêtu) et une gouvernante secrètement amoureuse, merveilleusement incarnée par Okka von der Damerau, qui en fait un vrai personnage et qui va accompagner l’intrigue avec une importance scénique plus grande que l’importance réelle  du rôle ; ce sera très sensible à la fin lorsque Morosus revient à la réalité, où elle quitte la scène tristement, n’ayant pu conquérir celui pour qui elle crève d’un amour secret : tout le contraste entre ce monde un peu racorni, se joue avec l’arrivée de la troupe d’opéra, immense troupe de saltimbanques brillante et colorée (la marque Kosky), avec ses plumes et ses paillettes, et une sorte de concentré de tous les grands personnages de l’opéra, Traviata, Otello, Tosca, Butterfly, Rigoletto, Wotan et Brünnhilde, Lohengrin et son cygne, Falstaff etc…l’irruption du monde bouillant de l’opéra, du monde du spectacle, du monde de l’apparence sur ce plateau nu sur lequel on verrait plutôt une tragédie crépusculaire est explosive. Barrie Kosky, dont tout le monde connaît l’humour, habille Aminta en Brünnhilde, Carlotta en Traviata, Isotta en Butterfly, toutes les femmes sacrifiées que le genre opéra affectionne. L’invasion de ce plateau nu par cette troupe bigarrée et bruyante écrase totalement l’ambiance grise du départ, ce réveil un peu grincheux de Morosus (dont le nom n’est pas choisi au hasard).
A partir de ce moment, tout se joue au niveau visuel sur les variations de costumes (de Esther Bialas, qui a aussi conçu le dispositif scénique), le pauvre Morosus se retrouvant au troisième acte complètement soumis à sa virago de (fausse) épouse, en costume rose dans lequel il semble si malheureux.
Ce qui me paraît passionnant dans ce travail est la manière dont il utilise à la fois les poncifs de l’opéra, notamment dans la scène du faux mariage, avec son faux notaire et son faux prêtre, comme chez Mozart (merci Cosi’ fan tutte) et dont il évite soigneusement de ridiculiser Morosus ; il y a toujours un moment où il attendrit le public,  quand il revêt une perruque pour se rajeunir avant de rencontrer Aminta, et où il attendrit Aminta plus ou moins contrainte de jouer les femmes insupportables (seule solution pour capter l’héritage futur pour son vrai mari, Henry, le neveu déshérité), et surtout, il trouve en Franz Hawlata l’interprète idéal pour son propos. Le talent d’acteur époustouflant de Hawlata, sa manière de chanter le texte, si expressive, même si la qualité du chant reste irrégulière (on connaît ses problèmes). Hawlata joue sur ses propres défauts (difficultés à l’aigu, trous dans la projection vocale) mais aussi sur ses qualités (tenue de souffle, graves encore profonds) pour composer, construire le personnage et le rendre attendrissant et émouvant.

Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper
Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper

Le clou du spectacle, applaudi à scène ouverte, est le début du troisième acte où le podium se lève à la verticale, comme un coffre qu’on ouvrirait, devenant un mur d’où tombe une pluie de pièces d’or, allusion à l’héritage, à la richesse de Morosus, et à l’usage immodéré que sa fausse épouse va en faire : pluie d’or, et donc dépenses : frais d’ameublement, frais de vêtements, frais de leçons de chant, Aminta joue à la bourgeoise gentilhomme. Une scène emblématique par sa simplicité, avec un effet garanti sur le public, tout en étant d’une extraordinaire justesse.  C’est le sommet de la folie qui envahit la vie de Morosus, celui où l’on se rapproche le plus du troisième acte du Chevalier à la Rose où Ochs est totalement berné et circonvenu.

Alors arrive, pour calmer les choses, le moment du divorce, tout aussi arrangé qui s’appuie sur une critique amusante du langage juridique (et là on dit merci Molière), où la scène n’est pas menée jusqu’au bout, quand Henry s’aperçoit qu’il a peut-être été un peu loin devant un Morosus évanoui . Se succèdent alors des scènes tendres, le réveil de Morosus, les retrouvailles du couple Henry/Aminta, la gouvernante mélancolique, et le retour de Morosus à son pyjama initial, retour au début, mais cette fois avec derrière lui l’expérience et l’apprentissage, avec le constat amusé qu’il a été joué, et avec un retour à un quotidien normalisé où il accepte le bruit et devient lui même vivable. Jeux souriants de tendresse qui contribuent à faire fondre le public.
Morosus fait sourire, mais ne fait jamais rire vraiment, la gouvernante fait rire au départ (lorsqu’elle met du désodorisant autour du lit où dort Morosus), mais très vite Kosky fait passer ce personnage de la caricature à l’émotion (et notamment pendant toute la fin), la gouvernante est présente, toujours silencieuse, toujours dans un coin pendant qu’au centre du plateau se déroulent les folies, sorte de chœur silencieux et renfermé qui installe le personnage. Le barbier est un jeune échevelé, un peu superficiel, une sorte de Figaro (normal, un barbier) peut-être plus léger et moins conscient, un Figaro vif et futé qui n’aurait qu’envie de s’amuser, pendant qu’Aminta et Henry se lancent comme à regret dans la farce. Il y a là du premier et du second degré, une farce et un regard sur la farce qui donnent une étrange profondeur au propos. C’est vraiment un travail théâtral de haut niveau, qui a été créé en 2010 au Prinzregententheater, plus petit, plus intime, cette fois dans l’immense vaisseau du Nationaltheater, où le dispositif minimaliste et l’abondance de personnages en scène donnent un relief plus fort à l’intrigue.
Musicalement, les représentations de 2010 étaient confiées au GMD d’alors, Kent Nagano, on eût pu rêver que le GMD du jour, Kirill Petrenko, nommé Dirigent des Jahres par  le mensuel Opernwelt, prisse la baguette, mais Petrenko devait le lendemain diriger la 6ème de Mahler, et il n’a sans doute pas voulu se replonger dans l’univers straussien, après avoir convaincu le public dans l’autre Frau (ohne Schatten) en décembre 2013. C’est à un chef madrilène peu connu que Nicolaus Bachler a confié la direction musicale, Pedro Halffter. Pedro Halffter, formé en Autriche et aux USA  a passé de longues années en Allemagne où il a été premier chef invité du Nürnberger Symphoniker et premier chef de l’orchestre de jeunes du festival de Bayreuth. Il est donc familier du répertoire germanique, très à l’aise dans cette pièce de Richard Strauss, dirigée avec beaucoup de précision, avec un vrai souci des équilibres et du plateau (on sait qu’avec Strauss, il est facile pour l’orchestre d’envahir l’espace sonore), une grande netteté de battue, et surtout, une très grande élégance dans la direction, marquée par la clarté et un joli sens du legato. Voilà à mon avis un vrai chef d’opéra, doué d’un sens théâtral marqué, et qui mériterait d’être vu plus souvent en Europe dans les fosses d’orchestre. Il remporte un vrai succès, mérité.
Sur le plateau, on remarque une fois de plus l’excellence de la troupe de Munich et des membres de l’opéra studio qui tient excellemment la plupart des rôles de complément, même des chanteuses dont la carrière commence sous de bons auspices comme Tara Erraught tiennent de petits rôles (Carlotta) et leur donnent un vrai relief vocal, remarquons en Isotta la jeune Elsa Benoît, qui appartient à l’opéra studio après avoir étudié en France avec une voix de soprano bien posée, bien projetée, et prometteuse. Quant à Christian Rieger, Christoph Stephinger, Tareq Nazmi, ils sont comme d’habitude non seulement à leur place, mais donnent à leurs personnages un vrai relief : on remarque chacun et chacun fait parfaitement le job, jusqu’à Papagel d’Airton Feuchter Dantas.
Nous avons dit combien le Morosus de Franz Hawlata était apparu dominer la distribution par son incarnation du vieux Morosus, usant avec intelligence d’une voix déclinante, et jouant sur toutes les touches du clavier des émotions, quelquefois ridicule et comique, souvent émouvant, souvent sensible, montrant une intelligence scénique intacte. Franz Hawlata dans Hans Sachs à Bayreuth (dans la mise en scène de Katharina Wagner) avait été stupéfiant de vérité, même si le chant s’apparentait quelquefois plus à du Sprechgesang. Son successeur dans le rôle, James Rutherford, était bien meilleur vocalement mais combien plus pâle scéniquement…
L’Aminta de l’américaine Brenda Rae compose un personnage plein de relief, affirme son soprano colorature (elle va chanter La Sonnambula à Francfort, son port d’attache) avec force et élegance et une grande assurance technique, dans un rôle confié en 2010 à Diana Damrau. Elle allie une voix sûre et un physique avantageux et un sens de la scène notable. Belle incarnation.
Si vocalement Nikolay Borchev comme Barbier n’a pas toujours le relief qu’on pourrait attendre (la projection n’est pas idéale), malgré un très joli timbre clair de baryton, il est scéniquement un personnage vif,  mobile, au jeu affirmé et naturel.
On se souvient de Daniel Behle dans l’Arabella de Salzbourg à Pâques dernier et à la surprise procurée par son excellent Matteo. La voix ne peut se déployer ici vraiment qu’au troisième acte, où sont concentrées presque toutes les parties solistes de son rôle, on peut alors apprécier à la fois le jeu naturel, jamais excessif, ainsi que l’élégance, le contrôle et l’appui sur le souffle, la suavité de ce chant, le volume appréciable qui en fait un ténor sans doute promis à une bonne carrière car la voix convient à des répertoires très divers « du baroque au XXIème siècle » comme l’affirme son site http://www.danielbehle.de : il sera dans les prochaines semaines Titus dans la reprise de la production de Clemenza di Tito de Mozart de Jan Bosse à Munich, Belmonte dans Die Entführung aus dem Serail à Aix l’an prochain, il participera à la très prochaine production d’Alcina de Haendel à Bruxelles cette saison sous la direction de Christophe Rousset , et sera Erik du Fliegende Holländer à Francfort, son premier Wagner.  Henry Morosus constitue aussi une prise de rôle, très réussie vu le très grand succès remporté auprès du public. En Daniel Behle, on tient une solide valeur du chant germanique, un artiste très musicien (il chante aussi beaucoup de Lied) et très ouvert par la variété du répertoire.

Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) ©  Bayerische Staatsoper
Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) © Bayerische Staatsoper

Mon dernier mot sera pour Okka von der Damerau, qui remporte un succès extraordinaire pour son rôle de gouvernante (Haushälterin), non pas tant évidemment pour le chant, toujours excellent (beau mezzo, clair, projection et diction impeccables), mais relativement réduit dans cette œuvre, mais pour l’incarnation de cette gouvernante amoureuse, émouvante, sensible d’une vérité criante, avec une notable prise sur le public. J’espère qu’un directeur d’opéra offrira enfin à cette artiste mérite un rôle à sa mesure. En attendant, quelle chance pour la troupe munichoise…

Et voilà, une soirée de répertoire, une reprise qui montre une fois de plus que sans vedettes, sans chef universellement fêté, on peut réussir parfaitement cette osmose entre scène et fosse, cette Gesamtkunstwerk chère à Wagner. Die Schweigsame Frau est un opéra qui mérite d’être mieux connu et surtout reconnu (quand notre première scène nationale mobilisera-t-elle Garnier pour sa création  à l’Opéra de Paris?). Munich justifie pleinement ce soir son très récent statut d’Opernhaus des Jahres décerné par le mensuel Opernwelt pour l’année 2013-2014 : la reconnaissance méritée d’un travail d’une rare intelligence et d’une qualité continue.

PS: rappelons que vous pouvez reprendre le spectacle en streaming le 5 octobre à partir de 18h sur le site www.bayerische-staatsoper.de .

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Die Schweigsame Frau, Acte I © Bayerische Staatsoper
“Traviata” (Tara Erraught), “Butterfly” (Elsa Benoît), “Brünnhilde” (Brenda Rae) et Henry Morosus (Daniel Behle) dans Die Schweigsame Frau, Acte I © Wilfried Hösl