BAYERISCHE STAATSOPER 2016-2017: LA CENERENTOLA de Gioachino ROSSINI le 3 JUIN 2017 (Dir.mus: Giacomo SAGRIPANTI; Ms : Jean-Pierre PONNELLE)

Cenerentola final acte I © Wilfried Hösl

(NB Les photos se réfèrent à d’autres éditions de cette production)

Cette représentation appelle de ma part quelques observations liminaires, car j’ai encore lu quelques tweets discutables sur les réseaux sociaux à son propos, et notamment sur la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, âgée de 37 ans, dont la Première, sous la direction de Bruno Bartoletti, remonte à décembre 1980, qui n’a cessé d’être reprise depuis.
Cela mérite quelques observations

La première est que cette production est un remake de la production de la Scala d’avril 1973 dirigée par Abbado, qui reproposait alors les opéras de Rossini dans l’édition de la Fondation Rossini de Pesaro signée Alberto Zedda qui continue de faire autorité. La production est donc âgée d’environ 44 ans, et fait partie de la trilogie bouffe Il Barbiere di Siviglia (9 décembre 1969), La Cenerentola (19 avril 1973), L’Italiana in Algeri (7 décembre 1973) signée par Jean-Pierre Ponnelle pour Claudio Abbado à la Scala (et à Salzbourg pour Il Barbiere di Siviglia que la Scala avait repris). Au contraire des deux autres œuvres La Cenerentola à la Scala n’a jamais été chantée par Teresa Berganza, mais par Lucia Valentini-Terrani et par Julia Hamari et Ann Murray pour la dernière édition dirigée par Abbado (et Pietro Wollny qui reprenait toujours les représentations qu’Abbado ne dirigeait pas) au début des années 80.  Par ailleurs, cette production a été reprise plusieurs fois au début des années 2000, avec Juan Diego Florez dans Ramiro, Sonia Ganassi et Joyce Di Donato dans Angelina avec Bruno Campanella, rossinien AOC, au pupitre. Signalons aussi que l’Opéra de Paris a proposé La Cenerentola dans la version Ponnelle (celle de Munich) en 2011/2012 avec Bruno Campanella et Karine Deshayes, puis en 2012/2013 dans deux séries, l’une dirigée par Riccardo Frizza et l’autre par Riccardo Frizza et Giacomo Sagripanti avec Serena Malfi, Mariana Pizzolato (et une fois Karine Deshayes). Signalons enfin que Rolf Liebermann avait proposé en juillet 1977 une production de La Cenerentola signée Jacques Rosner, dirigée par Jesus Lopez-Cobos, avec deux distributions A et B, l’une avec Teresa Berganza, l’autre avec Frederica von Stade, rien moins.
Enfin, le DVD de la production Ponnelle signé Claudio Abbado avec la Scala est interprété par Frederica von Stade, qui ne l’a pas chanté en public sur la scène de la Scala.

Cenerentola acte I © Wilfried Hösl

L’Opéra de Munich a proposé cette production continûment et c’est ma deuxième observation : on peut critiquer le système de répertoire, peu de répétitions, pas de retour du metteur en scène, effilochage des productions originales, je reviendrai ailleurs sur la question, mais c’est lui qui permet la conservation d’une mémoire qui s’oppose aux attitudes consuméristes de certains (de type j’aime, j’aime pas, j’ai fait, je vais faire, vite passons à l’opéra suivant) et d’un fil historique que cet art doit porter : Ponnelle est un metteur en scène (français) qui des années 70 à 88 (année de sa disparition) a été une référence de la scène lyrique, notamment en Italie et dans l’aire germanophone, moins en France, mais nemo propheta in patria. Liebermann lui avait confié un Così fan tutte qui ne fut pas une de ses meilleures productions, Strasbourg en revanche lui doit une Bohème qui en son temps fut une référence.

Tristan Acte III © Bayreuther Festspiele

Enfin, outre la trilogie bouffe de Rossini, on lui doit un inoubliable Tristan und Isolde à Bayreuth, dirigé par Daniel Barenboim. C’est dire que Jean-Pierre Ponnelle n’est pas un metteur en scène banal, même s’il est oublié des jeunes générations, y compris des jeunes critiques qui montrent ici leur ignorance, et le jettent avec l’eau du bain.
Certes, cette mise en scène n’a visiblement pas été retravaillée, certes, l’orchestre n’a pas eu le temps de s’y replonger, pris entre Tannhäuser et la répétition de l’Akademiekonzert des 5 et 6 juin. Mais c’est le lot des orchestres d’opéra de répertoire.
Certes également, on ne vient pas à une exécution de répertoire avec les mêmes attentes que pour une nouvelle production, préparée des années à l’avance et répétée plus d’un mois durant sinon plus.
Sans répétitions d’orchestre (ou avec le minimum…), avec peu de répétitions scéniques (tout au plus une mise en place par les assistants) la représentation ne peut avoir ni la rigueur, ni le résultat d’une production retravaillée, dans le cadre d’un Wiederaufnahme. Alors oui, aux ignorants, ce spectacle peut paraître has been, « kitschissime » et j’en passe.
L’intention de Ponnelle était de reporter cette histoire dans l’univers du conte de fées, du spectacle enfantin dans le cadre d’un de ces livres d’images qu’on a tous feuilletés dans notre jeunesse, ou même de ces livres-maquettes qui s’ouvrent et laissent apparaître une scène en carton, alors les personnages sont tous identifiables, caricatures comme héros.

Mais ce qui était insurpassable dans ces productions de Ponnelle, et qui plaisait tant à Abbado, c’était leur musicalité, c’était le réglage métronomique de chaque mouvement sur la musique, comme si la musique elle-même provoquait les mouvements, dans une sorte de théâtre-boite à musique :  cette mécanique de précision n’est possible qu’avec de longues répétitions parce qu’elle exige un rythme qui colle à la volonté du chef, comme si se déclenchait un système d’automates comme dans certaines maisons de poupées (ce que rappelle un peu la structuration du décor de Ponnelle qui concevait décors et costumes dans cet esprit). Un peu comme dans le théâtre de Feydeau qui ne supporte pas les chutes de rythme et exige une diction qui aille avec toute la mécanique scénique qui se déclenche au moindre quiproquo, les opéras bouffe de Rossini, et notamment les trois dont on a parlé, ne tiennent que sur

  • Une direction musicale rythmée et dynamique qui anime la scène et fait surgir les effets scéniques
  • Une mise en scène calée sur la musique et qui en visualise les intentions, les jeux, les pièges.
  • Une diction et un rythme de la parole qui soit en même temps musique : la parole est souvent soignée au niveau sonore, dans le rythme, dans la manière de rouler les r (ex : le sextuor du deuxième acte dans Cenerentola) ou ces cliquetis sonores des mots qui accompagnent le rythme endiablé de la musique. Rossini utilise le livret et les mots comme source d’effets musicaux que seuls des chanteurs vraiment rompus à ce répertoire peuvent se permettre.

Et Ponnelle concevait cette mécanique-là, en travaillant étroitement avec le chef, musique et scène étant étroitement solidaires : rien de plus délétère qu’un effet scénique en décalage avec la musique, ou qu’une musique cassant le rythme et la respiration de la mise en scène.

Or aujourd’hui, ni Ponnelle, ni Abbado ne sont plus de ce monde, il nous faut donc manger les merles qu’on nous présente. Or, dans ce type d’approche, aucune des mises en scènes des trente ou quarante dernières années n’est arrivée à supplanter ce travail qui collait au texte et à la musique, et qui a créé la magie rossinienne que nous connaissons aujourd’hui.
Il faut attendre des travaux comme ceux de Damiano Micchieletto qui détournent l’histoire, en la décontextualisant (La Cenerentola de MIchieletto se passe dans un bar-fast food américain) et travaillent autrement sur le geste pour trouver une nouvelle manière : il reste que l’importance du texte et du rythme dans la mise en scène collant au rythme musical est une exigence de base chez Rossini, quelle que soit l’approche.
Alors évidemment la représentation du 3 juin n’a pas réuni toutes ces exigences, parce qu’elle est une représentation de strict répertoire, sans répétition, appuyée sur la venue de Javier Camarena, ténor de référence dans ce rôle, que tous mes voisins attendaient (à ce que je percevais des discussions), et même le jeune chef Giacomo Sagripanti, une des références de la génération italienne montante, avec un temps de répétition minimal (au plus quelques heures) pouvait difficilement rendre cohérence et brillance à la musique de Rossini. Tout au plus agir sur les tempi ou sur le volume, mais sûrement pas sur la diction, sur les voix, sur la couleur de l’ensemble.
On va me répondre, dans ces conditions, à quoi bon ? je réponds qu’au moins les jeunes munichois peuvent entendre une Cenerentola régulièrement, même a minima, dans une production historique qui a marqué la fin du XXème siècle et ce n’est pas si mal. Les jeunes milanais ne peuvent en dire autant, puisque la production manque à l’appel depuis 2004 et qu’entre 1982 et 2001 elle n’a pas été reprise.
On ne peut que regretter que les grands chefs italiens d’aujourd’hui qui connaissent ce répertoire et qui l’ont exalté, que ce soit Daniele Gatti ou Riccardo Chailly, ne le dirigent plus. La Cenerentola fait partie de ces très grandes œuvres que de très grands chefs doivent continuer de porter. Or il semble qu’aujourd’hui il y ait des œuvres réservées aux jeunes chefs (Rossini, jeune Verdi, Bel canto) et des œuvres réservées aux chefs éprouvés (les « grands » Verdi ou le répertoire germanique post romantique et le XXème siècle). On a vu ce qu’un Rossini inconnu, Semiramide travaillé avec une précision minutieuse a pu produire à l’orchestre il y a quelques mois avec Michele Mariotti.
Or ici, l’orchestre en est réduit à faire ce qu’il a l’habitude de faire, avec ses tics et ses faiblesses (quelques bois pénibles à entendre, dans une partition qui ne cesse de les exalter), malgré un chef qui fait ce qu’il peut avec ce qu’on lui donne.

La critique allemande sait ces choses, et ne vient jamais aux représentations de répertoire, sauf exception (chef prestigieux, distribution d’exception, « wiederaufnahme », c’est à dire production retravaillée) dont la fonction est de faire entendre l’œuvre, dans les conditions minimales les moins médiocres possibles.

Cette longue introduction pour faire entendre une autre musique, pour essayer d’expliquer qu’il ne faut pas chercher dans ce spectacle une production d’exception, mais prendre date pour tel ou tel chanteur, et apprécier simplement ce qui est appréciable, d’une production dont on a vu jadis le prix, et dont on voit aujourd’hui les restes.
La distribution a réservé quelques très belles surprises et des confirmations.
Très belle surprise, l’Alidoro de Luca Tittoto, jeune basse entendue dans l’Ariodante d’Aix, son répertoire est plutôt tourné vers le baroque et le premier XIXème, à part quelques incursions ailleurs. Par son style, et la couleur vocale, il a montré une vraie présence scénique et musicale. Avec Camarena, c’est pour moi le plus convaincant de la soirée.
Sean Michael Plumb était Dandini, jeune chanteur américain, membre de la troupe de la Bayerische Staatsoper, il m’a frappé par son joli timbre, une voix claire et une diction très correcte. Certes, dans les parties plus rapides il éprouve encore quelques difficultés, mais c’est déjà un bon Dandini, très présent scéniquement, avec l’application et l’exactitude des chanteurs américains.
Lorenzo Regazzo était Don Magnifico. À sa décharge, je dois dire que depuis Paolo Montarsolo, je cherche encore un Magnifico qui me fasse hurler de rire et qui me fasse admirer le style inimitable de la basse bouffe. Las, je n’en ai pas encore trouvé. Pas un qui ait l’aisance en scène et l’exactitude stylistique, et la voix, qui doit être forte, au volume important.
Lorenzo Regazzo qui n’est pourtant pas si âgé, et lui qui est un bon rossinien et belcantiste a perdu le volume, les aigus, certes pas le style. Mais on l’entend mal, les notes ne sont pas tenues, le volume inexistant, seuls les gestes et le jeu passent. Dans une mise en scène où tout est plus qu’ailleurs étroitement lié, c’est dommage et c’est problématique.
Javier Camarena était Ramiro, et c’était certes attendu, mais magnifique, un port de voix unique, un volume important, une présence vocale efficace, avec l’avantage d’être une voix forte, sans les nasalités gênantes de certains ténors rossiniens, et assez « mâle », le travail sur les mezzevoci, sur les notes les plus retenues est admirable, l’aigu est facile, le suraigu exemplaire. Que demander de mieux : il est aujourd’hui dans ce répertoire avec Florez la référence et le reste. Grandissime prestation saluée par un très grand succès.
Du côté féminin, saluons la prestation des deux sœurs, très en verve, très présentes scéniquement, et vocalement très en place, Eri Nakamura et Rachael Wilson, toutes deux de la troupe locale.
Tara Erraught était Angelina. J’ai toujours apprécié cette artiste, au répertoire diversifié qui va de Janáček à Mozart, de Sesto à Flora Bervoix, et qui interprète aussi Rosina de Barbiere di Siviglia. Elle appartient toujours à la troupe de la Bayerische Staatsoper, exemple même d’une artiste sérieuse et accomplie. Dans Angelina, elle a la diction, les agilités, mais elle reste peut-être en deçà du style voulu, avec des cadences et variations surprenantes (des aigus quelquefois dardés qui ne cadrent pas avec la fluidité et l’aisance requises). Sa prestation est honnête, mais pas exceptionnelle.
Au pupitre le jeune Giacomo Sagripanti, dont c’est la première apparition dans ce théâtre, et qui dirigera en 2018 La Favorite : c’est l’une des grandes promesses de la baguette italienne. Il dirige une Cenerentola de répertoire, sans avoir répété plus de quelques heures, comme signalé plus haut. Dans ces conditions, il est difficile d’émettre une quelconque opinion. Sans nul doute il a la dynamique, il connaît ce répertoire et cela se sent, il fait ce qu’il peut pour donner de la cohérence, et de la cohésion à l’ensemble. Mais sans préparation approfondie, il est difficile de donner une couleur à l’orchestre ou de le faire travailler dans la finesse et de manière approfondie. Il garantit donc un niveau correct à la représentation, mais l’orchestre n’a pas la transparence voulue, avec son un peu trop compact. Il dirige les chanteurs, mais, c’est un exemple, le sextuor du deuxième acte tombe un peu à plat alors que c’est une des maîtres-moments de la partition. On ne peut incriminer le chef, ce sont bien les conditions de la représentation qui sont en cause. Dans un théâtre de stagione, le spectacle aurait certes été répété, mais repris tous les dix ans…sinon plus…il faut choisir.
Au total une représentation certes en ton mineur, mais qui néanmoins rend encore honneur à Ponnelle, parce que ce qui reste est encore digne, et parce que justement il n’y a rien d’indigne à aucun niveau dans cette représentation, une représentation du quotidien qui affiche néanmoins complet. Mais dans un théâtre comme Munich, on a l’impression qu’elle dépare parce que le mélomane qui se déplace le fait toujours pour des occasions d’exception. C’est une question de point de vue et d’organisation artistique.[wpsr_facebook]

La Cenerentola, sc.finale Acte II © Opéra National de Paris

SALZBURGER FESTSPIELE 2016: FAUST de Charles GOUNOD le 20 AOÛT 2016 (Dir.mus: Alejo PÉREZ; Ms en Sc: Reinhard von der THANNEN)

"Gloire immortelle de nos aïeux" ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“Gloire immortelle de nos aïeux” ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Deux créations scéniques à Salzbourg : West Side Story, dont nous avons évoqué la production et le Faust de Gounod, pourtant fameux dans le monde entier et particulièrement dans le monde germanique (et pour cause ! l’œuvre de Goethe y est fondatrice) où il est connu sous le titre Margarethe.
Gounod a eu les honneurs de Salzbourg avec Roméo et Juliette, présenté trois fois depuis les années 2000, en version de concert (2002) et dans une version scénique de Barlett Sher (2008-2010). Mais Faust, l’un des opéras les plus représentés au monde (plus de 2600 représentations à l’opéra de Paris), n’avait jamais eu les honneurs du Festival. Il est vrai que la vocation d’un Festival est d’aller vers des œuvres moins connues que les théâtres d’opéra hésitent à monter (c’est le cas cette saison de Die Liebe der Danae de Strauss), mais quelque production qui attire le public permet aussi de remplir les caisses. Ainsi donc de ce Faust, confié à Reinhard von der Thannen, le décorateur de Hans Neuenfels, on lui doit notamment le décor du Lohengrin “des rats” du Festival de Bayreuth. Il signe là la première mise en scène, suivant les exemples de grands décorateurs passés à la mise en scène, Jürgen Rose, Pier Luigi Pizzi, Yannis Kokkos.
J’ai beaucoup de tendresse pour le Faust de Gounod. Je lis les sourires crispés d’un certain nombre de mes meilleurs amis, mais j’ai eu la chance d’entrer en Faust avec la production magnifique de Jorge Lavelli au Palais Garnier (puis à Bastille), accueillie comme il se doit par un scandale (le public parisien toujours lucide…) puis par une grève. C’était donc deux signes que la production durerait, d’autant qu’elle a été portée sur les fonds baptismaux par Michel Plasson, Nicolaï Gedda, Nicolaï Ghiaurov (puis Roger Soyer – il y eut aussi José Van Dam), et Mirella Freni. Il y avait là de quoi faire aimer Gounod…
Une erreur de Mortier fut d’ailleurs de détruire le décor qui dormait dans les réserves de Bastille : il était en effet impossible de démonter la fameuse verrière qui encombrait l’espace, car elle avait été fixée pour des raisons de sécurité. Cette production pouvait parfaitement faire office de production-emblème de Paris, à l’instar des Nozze di Figaro de Strehler.
J’ai donc vu Faust des dizaines de fois, et l’en connais même bien le texte (personne n’est parfait !) et je l’écoute avec plaisir.
C’est donc confiant et armé que j’ai vu cette production salzbourgeoise.
Comme la tradition de l’opéra français n’est pas toujours bien connue, on fait souvent l’erreur de croire que Faust a été d’abord un opéra-comique et procède de cette tradition, sans doute due à la présence de dialogues parlés à la création (Théâtre Lyrique, 1859).
Mais pour moi, Faust, dont la gestation remonte aux années 1840, procède beaucoup plus dans sa forme lorsqu’il entra à l’Opéra de Paris en 1869 du Grand-Opéra à la française dont on trouve tous les ingrédients :

  • Tous les types de voix dans les rôles principaux ou secondaires : Ténor (Faust), basse (Méphisto), baryton (Valentin), soprano (Marguerite), mezzosoprano (Dame Marthe)
  • Présence d’un rôle travesti (Siebel)
  • Des moments vocaux virtuoses (Faust, Marguerite)
  • Abondance de chœurs importants
  • Inscription dans une période historique à la mode (le Moyen âge)
  • Présence d’un ballet, l’un des plus connus du répertoire (la nuit de Walpurgis)
  • Une longueur respectable, d’autant plus que Gounod avait vraiment prévu grand et qu’il a dû couper quelques scènes.

Toute mise en scène de Faust doit à mon avis tenir compte de ces aspects formels, à commencer par un pittoresque et un spectaculaire qui font partie du style de l’œuvre: le Faust de Goethe et ses questions métaphysiques ne sont pas vraiment le centre de l’histoire (à peine évoquées dans le premier monologue de Faust « Rien, en vain j’interroge en mon ardente veille, la nature et le créateur… »), mais c’est en fait l’histoire de Marguerite qui est centrale, une histoire tragique digne des grands opéras romantiques…Et les allemands ne s’y sont pas trompés en proposant pour titre de la version allemande Margarethe .

"La jeunesse t'appelle, ose la regarder"©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“La jeunesse t’appelle, ose la regarder”©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Reinhard von der Thannen, en bon disciple de Hans Neuenfels, pose une question théorique, voire philosophique, comme point de départ, c’est le sens de « Rien » en lettres gigantesques au-dessus de la scène, c’est le sens aussi d’un espace abstrait, de costumes totalement indifférenciés, d’éléments symboliques qui effacent au contraire tout pittoresque et ignorent volontairement la forme et l’histoire du genre. Il met en scène un Faust, dans une tradition goethéenne et moins l’histoire de Faust et Marguerite, avec des références très distanciées et abstraites, qui exigent de la part du spectateur un effort pour donner du sens à ce qu’il voit…

Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dans le sens de l’abstraction, cet espace unique, blanc, qui rappelle vaguement par son style le décor du Lohengrin de Bayreuth (auquel on pourra aussi se référer à d’autres moments), avec des ogives stylisées de chaque côté (vague espace médiévisant), avec au centre un œil immense et un praticable par lesquels passent la plupart des personnages. Le rideau se lève sur cet espace au centre duquel Faust se désespère au milieu de ses grimoires et au-dessus, un immense « Rien » soulignant évidemment la vacuité des choses et des espaces, la vacuité du monde qui a perdu tout sens. Méphisto est une sorte de Wanderer qui parcourt le monde en quête de victimes, muni qu’une malle de voyage gigantesque marquée d’un M dans un médaillon (qui rappellerait presque un logo de parfum et qui pourrait tout aussi bien référer à Marguerite) une malle de voyage qui est une sorte de loge d’artiste, où l’on s’habille, où l’on se mire. Voilà l’objet transitionnel qui va occuper latéralement et par moments l’espace scénique. Il y a évidemment quelque chose d’un théâtre itinérant, le théâtre itinérant du diable, le théâtre diabolique (car le théâtre est un monde diabolique). Un théâtre  du monde qui est un théâtre-cirque. L’univers du cirque est lourdement marqué, un peu comme dans la Manon Lescaut de Hans Neuenfels…Tout le chœur est vêtu de combinaisons qui rappellent par leur forme celles des rats de Lohengrin et par leur couleur le jaune qui est couleur diabolique…mais par leur allure le monde circassien : une vision d’un monde uniforme collectif, un monde suggéré plus que « réel », qui sort de cet œil gigantesque, un monde ordonné aussi : le chœur chante de manière chorégraphiée et assez bien réglée d’ailleurs pour un chœur qui effectue des mouvements tirés au cordeau (chorégraphie de Giorgio Madia) : bien sûr, tout cela renvoie à ce qui était déjà développé par Neuenfels d’un peuple indifférencié, mécanisé, qui ne pense pas (et dans Faust le chœur ne fait guère que commenter l’action et la déplorer sans jamais vraiment participer) : le chœur est dans le Faust de Gounod purement décoratif. Mais cela renvoie aussi à un monde théorique et artificiel réuni sur ce plateau par la seule volonté de Méphisto : le Monde comme volonté et comme représentation…de Méphisto. La présence de Méphisto, substitut du metteur en scène, va organiser l’histoire, les mouvements, les péripéties. Le cirque du diable en quelque sorte.
La seule question qu’on se pose est « tout ça pour ça ? » car la trame de Gounod vaut-elle tant de pensée passée au prisme de la philosophie et de la théorie : c’était bien le génie du travail de Lavelli jadis d’avoir proposé un regard historié, fondé sur la réception de l’œuvre et son public originel, qui transformait les aventures sans jamais quitter un certain pittoresque du XIXème, en abandonnant le pittoresque médiéval. Martinoty dans sa mise en scène de 2011 avait essayé de mélanger vision philosophique et pittoresque, avec le résultat malheureux que l’on sait. Ici le choix est clair, mais est-il pour autant utile ? Sert-il l’œuvre ou la projette-t-il dans un univers qui n’est pas la sienne. Von der Thannen veut montrer un Faust, mais Gounod écrit-il vraiment un Faust avec ses références philosophiques et ses racines goethéennes ou bien raconte-t-il une histoire ?
D’une certaine manière, une mise en scène de ce type conviendrait peut-être mieux à La Damnation de Faust de Berlioz qui par sa forme, par la succession de ses tableaux, peut-être traitée de manière beaucoup plus abstraite que le Faust de Gounod. Ainsi, le travail de von der Thannen (aidé de son épouse Birgit von der Thannen et de Giorgio Madia) me paraît-il mal ciblé, à côté de l’histoire, malgré des qualités esthétiques indéniables, des lumières splendides (de Franck Evin) certaines idées (la question du double Faust/Méphisto, déjà d’ailleurs traitée ailleurs) et une tenue d’ensemble qui en fait un spectacle de niveau incontestable, mais sans véritable intérêt ; il n’apprend rien sur l’œuvre sinon qu’elle s’ouvre et qu’elle se clôt sur « rien » c’est-à-dire qu’on nous dit » que tout cela n’a servi à rien » ou que « beaucoup de bruit pour rien ».
Ceci dit, il y a de jolis tableaux et des scènes intéressantes visuellement. Le chœur  “gloire immortelle de nos aïeux”  sous un gigantesque squelette par exemple:  on se souvient que Lavelli en avait fait un chœur d’éclopés qui à l’époque avait choqué, pour montrer l’espace ironique entre un chœur triomphant et les réalités de la guerre. Ici, c’est un chœur de clowns petits soldats surmonté d’un squelette, autre réalisation de la même idée.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Autre belle image, celle de la maison et l’église, au 4ème acte au retour de Valentin : une immense Marguerite (la fleur) suspendue montre par cette métaphore l’enjeu de l’acte et les personnages (Faust) poussent une maison et un clocher, sorte de jouets de bois figurant le décor, un peu comme dans des représentations de tréteaux ou un peu comme des jeu de gamins.  Evidemment, ce tableau nous montre la scène sous le regard et la manipulation de Méphisto, démiurge qui voit ces hommes qui s’agitent comme un jeu d’enfants qui se battent, dans un monde faussement enfantin, qui est monde de violence tout autant que celui des adultes.

Scène de l'église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Scène de l’église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dernière image intéressante, celle de la scène de l’église où Marguerite est entourée d’ombres menaçantes, mais aussi de tuyaux d’orgues tombés du ciel, comme si l’orgue figurait l’arrêt des destins et sanctionnait celui de Marguerite: l’orgue comme substitut du divin, comme instrument de la musique divine, pour une musique qui dans l’église semble effectivement à la fois monter vers le ciel (l’instrument) et descendre vers les hommes (le son).
Ces trois exemples montrent la limite de ce travail : c’est le visuel qui gouverne le travail scénique, qui donne les « indications » au spectateur. Au-delà, le travail sur l’acteur est assez fruste : seuls certains s’en sortent par leurs qualités propres (Marie-Ange Todorovitch en Dame Marthe par exemple, voire à la limite la Marguerite de Maria Agresta). Reinhard von der Thannen a montré une fois de plus ses belles qualités de faiseur d’images ; pour la question spécifique de la mise en scène , cela reste à confirmer, même si au moins une scène a bien fonctionné, celle du jardin où les quatre protagonistes sont sur le lit et chantent en alternance : le jeu des échanges désopilant, est très bien réussi.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Le double: Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Musicalement les choses sont tout aussi contrastées : la distribution sur le papier n’appelle pas de commentaires, on y trouve trois des grandes vedettes du chant du moment, une des meilleures basses, (Ildar Abdrazakov) un des meilleurs ténors (Piotr Beczala), un soprano qui désormais fait partie des chanteuses de référence (Maria Agresta), entourés de très bons seconds rôles: Alexey Markov en Valentin, Tara Erraught en Siebel et Marie Ange Todorovitch en Dame Marthe ainsi que le Wagner de Paolo Rumetz. Dans la fosse le Philharmonique de Vienne et sur le podium un des chefs de la jeune génération qu’on commence à considérer. Un tel générique devrait satisfaire les plus difficiles.

La messe (c’est le cas de le dire pour cet opéra méphistophélique !) est-elle dite pour autant. Non évidemment parce que Méphisto a fait son œuvre…

L’auditeur français est évidemment plus sourcilleux que d’autres sur le côté idiomatique et sur la diction. Un compagnon de jury de concours de chant m’avait lancé un jour après une audition assez brouillonne de l’air des lettres de Werther « Ah, pour vous les français, il n’y a que la diction qui compte! » . C’est sûr qu’on est moins regardant sur le tchèque chanté dans Katia Kabanova. C’est un aspect néanmoins qu’il faut considérer, justement pour souligner que pour la plupart des protagonistes, il n’y a rien à redire, Piotr Beczala, quelle que soit la langue a toujours une diction claire et très attentive, Maria Agresta est aussi assez compréhensible (même si pour les italiens le français est souvent difficile), Tara Erraught en bonne chanteuse d’école anglo-saxonne chante un français d’une clarté cristalline, et Marie-Ange Todorovitch bien sûr, n’est pas en reste, même si…Ildar Abdrazakov en revanche, qui a mon avis était dans un mauvais soir, n’était pas vraiment au point sous ce rapport.

Il reste que la langue française n’était pas un obstacle, et que la compréhension du texte était très correcte dans l’ensemble, on peut d’ailleurs dire de même pour le chœur, particulièrement clair.

Du point de vue de la vocalité, il en va peut-être un peu autrement : Paolo Rumetz en Wagner à la voix fatiguée est un choix surprenant, pas de projection, pas d’aigus, diction brouillonne, mais le rôle est limité.

Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Tara Erraught était Siebel, un rôle travesti. Tara Erraught chante souvent les travestis, elle a chanté Octavian à Glyndebourne, Orlofsky, Hansel, Sesto et toujours avec bien du succès. La chanteuse irlandaise commence à être assez connue pour se produire désormais un peu partout. Elle débutait à Salzbourg dans Siebel. On regrette simplement qu’on l’ait affublée d’un costume disgracieux qui ne tienne pas compte de son physique et qui l’engonce d’une manière regrettable y compris pour le confort de son chant. Un chant très frais, très bien mené, très attentif, avec une diction parfaite, et qui a été particulièrement bienvenu dans son deuxième air souvent coupé : la romance « Versez vos chagrins dans mon âme » .
Marie-Ange Todorovitch, rompue au répertoire français et pour cause, propose une Dame Marthe désopilante et bien caricaturale comme il se doit. je n’ai pas trouvé cependant que la diction était aussi claire que souhaité, mais l’orchestre était un peu fort; ceci étant, elle a été un personnage très présent. Je dois dire que dans ce rôle il y a une artiste irremplaçable et irremplacée : Jocelyne Taillon, disparue en 2004, que des jeunes générations ne connaissent pas et qui avait aussi bien la voix que le caractère, la couleur et la diction. Un de ces seconds rôles inoubliables qui vous remplissent la scène et la mémoire.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Valentin est un rôle ingrat, il apparaît peu et seulement au 2ème acte pour partir et pour la catastrophe de son retour au 4ème acte. Alors on lui a rajouté un air pour la première londonienne en 1863, le fameux et creux « Avant de quitter ses lieux » sur la musique du prélude. On ne peut pas dire qu’Alexey Markov ait vraiment la couleur du baryton Martin, mais on est frappé par le soin apporté au chant, le contrôle, les paroles qui sont bien prononcées malgré un petit  problème d’émission (slavisante). Les différentes prestations que j’ai entendues d’Alexey Markov, tant dans Tomski à Amsterdam avec Jansons que dans « Les Cloches » à Lucerne montrent un chanteur très attentif au texte, très contrôlé. Même impression ici, avec une prestation formellement impeccable, ce n’est pas tout à fait Valentin, mais c’est un vrai baryton, dont les prestations sont à suivre avec attention.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Je viens de l’évoquer, Ildar Abdrazakov, un chanteur que j’aime beaucoup, entendu souvent (Attila, Le Prince Igor…) ne m’est pas apparu au mieux de sa forme. Outre une diction un peu empâtée et un français peu clair, la puissance vocale et les aigus me sont apparus insuffisants, systématiquement couverts par l’orchestre et ses morceaux de bravoure (« Le veau d’Or ! » ) sont un peu tombés à plat, y compris au niveau de l’accueil du public. Seule « Vous qui faites l’endormie ! » au quatrième acte (où Méphisto joue les Don Giovanni) se distinguait par une certaine délicatesse : le reste n’a pas été du tout convaincant. Mais sans doute l‘artiste était-il un peu fatigué. Méphisto peut être confié à une basse slave (Christoff, Ghiaurov!), mais il faut un minimum d’éclat qu’Abdrazakov n’avait pas ce soir-là. Jadis un Roger Soyer, avec une voix moins puissante mais une émission parfaite (sans parler de la diction) faisait un Méphisto de très grande classe… Il y a donc là de ma part une déception certaine.

Maria Agresta était Marguerite. La (encore) jeune soprano lyrique, qui commence à s’attaquer aux rôles plus lourds (Norma) a une voix qui effectivement s’est étoffée. C’est une artiste qu’on a entendue soit dans des rôles de Bel Canto (Norma ou Elvira de Puritani) mais aussi des rôles pucciniens (Liù, Mimi, Suor Angelica) ou verdiens (Amelia de Simon Boccanegra, Desdemona, Amalia de I Masnadieri, Leonora de Il Trovatore). Marguerite est je crois une prise de rôle, qui du point de vue vocal correspond à un type de répertoire qu’elle chante, lirico-colorature, demandant puissance mais aussi agilité. Mirella Freni qui chantait beaucoup de rôles qu’aujourd’hui Maria Agresta chante, fut une des grandes Marguerite du dernier XXème siècle. Il n’y a donc aucune contre-indication. Le rôle est dans sa voix ou dans ses cordes. Marguerite n’est pas un rôle léger.

Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Certains m’ont dit avoir été un peu déçus par la prestation. Ce n’est pas mon cas: sa Marguerite est sensible, bien contrôlée, avec une diction correcte, et surtout une chaleur et une rondeur notables. Toute sa dernière partie vraiment tendue et engagée, montre une belle personnalité scénique et un certain sens des couleurs. Il faudra qu’elle chante le rôle encore pour affiner l’expression, polir ici ou là un rôle qui a plusieurs facettes (le troisième acte – scène du jardin – requiert agilité et brillance, les quatrième et cinquième sont bien plus dramatiques ) mais Marguerite est un de ces rôles polymorphes qui par ses exigences se rapproche de certains rôles du Grand Opéra ou du jeune Verdi. La mise en scène n’exige pas trop du rôle, sorte d’ange (vêtu de blanc) descendu sur terre qui va être souillée (et qu’on va ensuite habiller de noir – scène de l’église -…c’est classique); victime, elle est relativement passive, sauf au moment où elle appelle Faust « Viens, viens! »   dans la scène du jardin où le désir fait son oeuvre. La composition dans son ensemble est intéressante même si perfectible. Elle peut devenir une grande Marguerite.

Plus discutable est Piotr Beczala dans Faust. C’est un rôle qu’il a chanté à Paris, à Barcelone, à New York, à Vienne. Il chante d’ailleurs d’autres rôles français (Roméo, Werther) et bien qu’il ne parle pas français, il le chante avec un souci de clarté et d’exactitude qu’on doit saluer : sa diction est pratiquement impeccable. Beczala est un travailleur, qui a le souci de la précision, qui ne rate pas ses aigus, qui chante de nombreux répertoires: je me souviens d’un duc de Mantoue de Rigoletto au MET peut-être pas idiomatique, mais sans fautes de chant ; -c’est le cas de son Riccardo de Ballo in maschera, de son Alfredo injustement hué de Traviata à Milan et de son récent Lohengrin à Dresde. Impeccablement en place. Il chante les notes, il fait parfaitement le job et à ce titre c’est vraiment l’une des voix les plus sûres aujourd’hui. Je ne suis pas certain qu’il soit pour autant un musicien, et qu’il fasse de la musique. Il chante, il est sérieux et appliqué c’est évident. Mais pour mon goût, il chante un peu tout de la même manière, sans marquer l’expression, sans vraiment colorer, sans dessiner un univers. Un chant pour moi interchangeable et au total assez plat. Je trouve ses prestations intéressantes (son Riccardo de Bal masqué est vraiment travaillé), mais jamais passionnantes. J’avais eu la même impression dans Lohengrin.
Pour Faust, j’ai été élevé au lait Gedda, si j’ose m’exprimer ainsi, c’est à dire un chant techniquement impeccable, un style unique, une diction miraculeuse et une expressivité, une personnalité vocale hors pair qui habitaient le personnage. Pour Faust, il y a pour moi une manière d’attaquer les aigus non pas droite et fixe, à la manière d’un Canio de Pagliacci, mais au contraire subtile en soignant les passages. Les aigus ici, dans son Faust sont négociés comme n’importe quels aigus, ne donnant pas l’ambiance ni la couleur tout de même plus romantique (voire belcantiste) voulue. Il y a une élégance impersonnelle dans ce chant, un chant presque « prêt à porter de luxe » mais pas « haute couture » . Certains vont me trouver sévère, mais pour ne pas plonger dans le passé, un Roberto Alagna a un style et une manière de chanter ça bien autrement passionnante, bien autrement expressive (même avec les difficultés qu’il peut avoir aujourd’hui sur certains aigus). Si l’on devait trouver des Faust non français aujourd’hui, je pense qu’il faudrait chercher du côté de Francesco Meli, qui a l’élégance et le contrôle voulus, et surtout la culture du répertoire ou même Juan-Diego Florez qui s’attaque à Werther. Ce qui est curieux chez Beczala, c’est qu’il a une culture du chant français, et une volonté de se positionner sur ce répertoire, mais qu’il n’en travaille pas la couleur. Chanter les notes n’est pas tout (et il les chante bien et juste), il y a tout le reste. Pour tout dire, Beczala ne me fait jamais rêver ; voilà un chanteur qui aurait grand intérêt à chanter du Lied, à travailler le mot, à travailler l’univers sonore et musical, pour enrichir sa palette interprétative, et peut-être en dépit de tout resserrer sa palette de répertoire, bien qu’il ne s’attaque jamais à un rôle qu’il n’ait pas vraiment en gorge. Comme la tête et les jambes chez les sportifs, il y a la tête et la gorge chez les chanteurs. Il lui manque une vraie personnalité, qui puisse embrasser un rôle dans sa totalité et nous n’y sommes pas.

Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Le Chœur Philharmonia de Vienne (préparé par Walter Zeh) a été fondé au temps de Mortier, sans doute pour élargir la possibilité d’en appeler à un chœur, puisque Salzbourg emploie pour l’essentiel le Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, c’est à dire l’association qui gère les prestations du chœur de l’opéra de Vienne en dehors de la Staatsoper. C’est donc un chœur qui se compose ad-hoc, pour tel ou tel projet, très adaptable, sans doute aussi très ductile au niveau scénique.
Dans une œuvre qui demande une présence forte du chœur, sur scène et en coulisses, sans doute un chœur d’opéra rompu à ce répertoire et à l’habitude eût été plus efficace, même si le Philharmonie Chor de Vienne participe à de nombreux projets et productions dans de nombreux festivals . Le chœur m’a semblé quelquefois  pas toujours bien audible en coulisses, pas toujours non plus en mesure et en phase avec la fosse, avec quelques moments cependant très réussis et spectaculaires (« Gloire immortelle… » bien mis en relief et en scène).

Enfin l’orchestre, le Philharmonique de Vienne, ne pouvait pas faillir à sa réputation : sous la direction très claire d’Alejo Pérez, on entend des phrases musicales, des moments instrumentaux inédits, qu’on n’avait jamais remarqués dans une œuvre que je croyais pourtant connaître par le menu. Il y a des raffinements, des jeux musicaux aux bois notamment qui laissent pour le moins méditatifs, et qui montrent aussi que Gounod n’est pas toujours celui que certains méprisent un peu. Les Wiener Philharmoniker font en fosse un travail magnifique, parce qu’ils sont un orchestre d’exception. Alejo Pérez fait aussi un travail singulier sur le podium, très contrasté, au rythme assez lent, fouillant la partition et lui donnant un relief inattendu, mais sans vraiment avoir une vision globale de l’oeuvre. Il manque à cette approche quelque chose de plus fluide, de plus élégant, de moins appuyé, moins marqué: c’est une direction qui tire plutôt vers un univers plus tardif, au bord du vérisme, là où quelquefois on aimerait entendre des moirures à la Auber. C’est très dramatique, très appuyé plus que lyrique. Plus Gros Opéra que Grand Opéra.

Fallait-il éliminer le ballet de la Nuit de Walpurgis? Eternelle discussion. Musicalement c’eût donné quelque chose de plus dansant qui eût peut-être irrigué le reste de l’approche. Si je me réfère à Lavelli, il avait plaqué le ballet lors de la première série de représentations pour en faire quelque chose de complètement détaché de l’opéra (si je me souviens bien c’était Balanchine qui avait réglé le ballet), qu’on ne revit pas après la première saison. Dans l’optique de cette mise en scène « sérieuse » sans doute la suppression du ballet prend-elle son sens, mais dans l’optique d’une première production de Faust à Salzbourg, peut-être une version complète eût-elle été bienvenue. Un opéra qui a triomphé à l’Opéra de Paris sans son ballet, c’est toujours un peu dommage, mais si l’Opéra de Paris lui-même au nom de la modernité (stupide motif) y renonce, peut-on en vouloir à Salzbourg?

Ainsi donc les anges radieux sont-ils rentrés à Salzbourg pour la première fois, dans une production en demi-teinte, qui ne rend pas totalement justice à l’œuvre : une production respectable, même si oubliable.[wpsr_facebook]

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

 

 

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: VĚC MAKROPOULOS/L’AFFAIRE MAKROPOULOS de Leoš JANÁČEK le 1er NOVEMBRE 2014 (Dir.mus: Tomáš HANUS; Ms en scène: Árpád SCHILLING)

Nadja Michael (Emila Marty) © Wilfried Hösl
Nadja Michael (Emila Marty) © Wilfried Hösl

Leoš Janáček est devenu populaire dans les programmes d’opéra, depuis une trentaine d’années. Auparavant, on jouait essentiellement et rarement Jenufa. C’est d’ailleurs avec Jenufa que Janáček est rentré à l’opéra de Paris en 1980 pour 8 représentations ; une œuvre curieusement jamais reprise, ni jamais reproposée depuis, alors que L’Affaire Makropoulos dans la production de 2007 de Krzysztof Warlikowski a déjà été reprise deux fois.
C’est que sans doute la trame de L’Affaire Makropoulos a quelque chose d’étrange qui attire et le public et les metteurs en scène. Une histoire un peu fantastique qui est aussi une histoire de Diva, voilà de la bonne nourriture pour le lyrique.

Affiare Makroupoulos, Turin, 1993
Affiare Makroupoulos, Turin, 1993

J’ai vu L’Affaire Makropoulos pour la première fois à Turin, en italien, en 1993, dans une mise en scène très stimulante de Luca Ronconi et des décors fabuleux de Margherita Palli, qui avait composé pour l’occasion des bibliothèques infinies dont les photos rendent mal la magie. Je tiens Margherita Palli comme l’une des plus géniales décoratrices des 40 dernières années. Elle est peu connue en France, mais fait partie des décorateurs italiens de référence de ces années là comme Luciano Damiani ou Gae Aulenti. L’intérêt résidait aussi dans le choix de Ronconi de mettre en scène et l’opéra, et en même temps la pièce de Karel Čapek au Teatro Carignani de Turin dont il était alors le directeur .

Raina Kabaivanska et Paolo Speca (Ronconi 1993)
Raina Kabaivanska et Paolo Speca (Ronconi 1993)

L’orchestre était dirigé par Pinchas Steinberg et notamment interprétée par le jeune José Cura et Raina Kabaïvanska dans le rôle d’Emilia Marty.
Le travail de Ronconi portait  sur les lieux et les circuits du savoir, sur la mémoire, sur le théâtre aussi, comme presque toujours dans son travail.
J’ai vu ensuite la production de Warlikowski deux fois, à Paris et à Madrid, les deux avec Angela Denoke. Le choix cette fois-ci était de traiter de « Diva » au cinéma avec ses allusions magnifiques à Marilyn Monroe et à King Kong.
Enfin, j’ai vu en 2012 à New York la production assez impressionnante, et très classique d’Elijah Moshinsky, merveilleusement dirigée par Jiři Bělohlávek avec la non moins merveilleuse Karita Mattila, j’y écrivai dans ce blog : « L’Affaire Makropoulos, naît en 1922, quelques années après ce sera la Lulu de Pabst, en 1929, puis celle de Berg commencée en 1929 et inachevée. Ce sera aussi la Turandot de Puccini, en 1926. Autant d’histoires de femmes fatales, fatales aux hommes, et ici fatale aux hommes et fatale au temps.
Il est clair que pour jouer une Diva, il faut une Diva, c’est à dire non seulement quelqu’un qui ait une voix, et quelle voix!, mais aussi qui dès son apparition capte le regard du spectateur. Angela Denoke est de celles là, et Karita Mattila aussi, bien évidemment. »

Acte III © Wilfried Hösl
Acte III © Wilfried Hösl

Et je rajouterai dans la série des Divas l’évidente Nadja Michael phare de la production munichoise : elle est celle qui nous capte, qui nous fascine, qui nous éblouit et nous éberlue dès le départ, vêtue plus en Madonna qu’en Diva d’opéra, dans une mise en scène qui travaille beaucoup plus sur la fascination érotique de la chanteuse: son déshabillé du 2ème acte, qui laisse voir son corps nu entre les plis de l’habit en dit long sur la manière dont on traite dans cette mise en scène la relation au corps, comme l’avait fait Vitez jadis dans Britannicus où toutes les nudités perçaient sous les toges. C’est cette fascination érotique qui prime, plus que le « Divisme » proprement dit, sauf peut-être au 3ème acte.

Au contraire des autres productions que j’ai pu voir de cette oeuvre, Árpád Schilling  a choisi ici l’épure et la suggestion, concentrant l’action dans un décor essentiel construit sur une tournette, composé de deux énormes murs, en marbre noir (pour le cabinet du Dr Kolenaty), au premier acte, recouverts de plaques isolantes, comme dans un studio d’enregistrement pour le deuxième . Seul le troisième acte fait volontairement spectacle et se veut construit comme tel.
Árpád Schilling, dont on connaît le travail passionnant au théâtre et qui a compté parmi les très grands espoirs du théâtre européen, a voulu, dans un travail apparemment très hiératique travailler sur des signes : trois signes forts constituent l’ambiance construite par son décorateur habituel Márton Ágh : au premier acte un mur de chaises de tous styles de mobilier de bureau figurant le temps passé, l’accumulation, mais aussi les choses jetées, abandonnées, recouvertes par le temps comme des couches archéologiques, au second acte un sol jonché de fleurs, les coulisses du théâtre étant suggérées par la présence de deux machinistes (bien réels) qui accrochent le mur de chaises vu de derrière (des coulisses donc) pour le faire remonter vers les cintres, un plateau abandonné, livré aux machinistes et au personnel de nettoyage qui balaie les fleurs, ultime survivance du triomphe de la soirée, mais qu’on jette aussi en attendant la prochaine représentation, troisième signe au troisième acte, un podium qui devient mausolée, où Elina Makropoulos va se faire fouetter d’abord, puis gésir sous le regard de son public en adoration.
Tout le plateau est recouvert de ce qu’on croit être de la neige, en réalité, des chutes de papiers d’archives passées au destructeur de bureau, un océan de mémoire passé au broyeur, que seule Elina Makropoulos va faire revivre, c’est là qu’on cherche les dossiers de Kolenaty, les papiers de Prus, c’est là les bribes de passé qui remontent peu à peu à la surface.
Bien sûr, Emilia Marty est la figure centrale, elle se tient d’ailleurs presque sans discontinuer au centre du dispositif, elle trône, tandis que les autres personnages entrent et sortent, elle est celle qu’on vient honorer, qu’on vient voir, qu’on vient solliciter pour une photo, pour quelques moments érotiques, pour réveiller des souvenirs,

Hank Šendorf, le vielllard (Rainer Goldberg) © Wilfried Hösl
Hauk Šendorf, le vielllard (Rainer Goldberg) © Wilfried Hösl

comme le vieil Hauk Šendorf, émergé d’un lointain passé du temps où Emilia Marty était Eugenia Montez, chanté par un vieux souvenir d’opéra lui-même, Rainer Goldberg, qui devait chanter Siegfried dans la production Solti/Hall de Bayreuth en 1983, mais qui n’alla pas au delà d’une générale dramatique pour lui. Sa carrière ne s’en est pas relevée . C’est lui aussi une sorte de trace des labyrinthes de la mémoire lyrique.
Kristina ou Krista est (à part les tout petits rôles tenus par Heike Grotzinger et Rachel Wilson) le seul autre rôle féminin, un espoir du chant, chanté par cet authentique espoir qu’est la très bonne mezzo Tara Erraught, et qui arrive au premier acte sur scène des cintres, vêtue en libellule des dessins de Walt Dysney, une sorte de lointaine Fée Clochette ou l’Evinrude de Bernard et Bianca, renvoyant ainsi toute l’histoire dans une brume poétique, dans le monde des contes ou des récits fantastiques.

Krista tombe du ciel © Wilfried Hösl
Krista tombe du ciel © Wilfried Hösl

Árpád Schilling souligne ainsi son intervention un peu surprenante et presque incongrue dans le premier acte, où elle tombe comme du ciel, dans un monde où elle n’est pas en théorie admise : il n’y a que des hommes sur le plateau.

Les hommes et la femme  © Wilfried Hösl
Les hommes et la femme © Wilfried Hösl

Car c’est bien l’une des questions fortes de cette mise en scène que le ballet des hommes en besoin, pour ne pas dire en rut devant la Diva.

Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl
Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl

Gregor (Pavel Černoch) par exemple n’en peut tellement plus qu’il se tient ostensiblement le sexe. Les hommes entrent et sortent de l’ombre,  de tous âges : le jeune Janek, petit ami de Krista, mais fasciné par Emilia, Albert Gregor qui dit-il a 34 ans, Jaroslav Prus plus mûr mais tout aussi en besoin, puisqu’il négociera le papier précieux d’Elina (en fait la recette de l’élixir de vie) contre une nuit d’amour, et enfin le vieillard Hank Šendorf ; parallèlement à ces hommes travaillés par un désir irrépressible,  l’avocat Kolenaty (Gustáv Beláček) et l’excellent Kevin Conners (de la troupe) en Vitek, père de Krista assistent à ce ballet, un peu désemparés, un peu extérieurs. Chacun à un titre ou un autre veut croiser la Diva qui joue avec la mémoire, les souvenirs, les affaires, les autographes. Ce ballet des désirs masculins se heurte à l’ambiguïté d’Emilia, dont Schilling fait d’abord un corps : quelle autre chanteuse – Denoke peut-être ?- pourrait entrer dans cette mise en scène qui semble construite autour de Nadja Michael et de son physique ?

Un corps sans cesse mis en valeur, dès le premier acte, blouson de cuir et pantalon moulant (je l’ai dit, une sorte de Madonna), au second en déshabillé (au sens propre) très ouvert, et au troisième en dessous recouverts d’une fourrure, un peu comme les prostituées de certains bois. Un corps qui d’une certaine manière efface l’individu qu’il renvoie au rang de projection des fantasmes masculins, une victime en sorte, une lointaine parente de Marie (sans doute le rapprochement naît-il des Soldaten vus la vieille) une victime qui finira fouettée sur l’autel de l’adoration masculine.

Schilling règle avec beaucoup d’efficacité ce ballet, et surtout cette indifférence apparente d’Emilia, sauf à quelques moments avec Gregor et plus encore avec Hauk Šendorf le vieillard sorti des brumes du souvenir ; elle traverse avec indifférence, mais son maquillage coule des larmes qu’elle verse.

John Lundgren (Jaroslav Prus) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl
John Lundgren (Jaroslav Prus) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl

Que dire de Nadja Michael sinon qu’elle interprète sublimement son personnage : c’est une actrice consommée, douée d’une présence insensée et inimaginable qui ne cesse de focaliser l’attention. Certes, Schilling en fait une sorte de Sex Symbol offert au plateau et à la salle et ce rapport ambigu conduit toute l’intrigue, il essaie de faire en sorte que le spectateur ait la fascination directe que les personnages ont pour elle. C’est évidemment réussi.
Mais au delà du regard sur la femme fatale qui passe indifférente sur tous ces hommes, pour qui même la mort du jeune Janek est passée par profits et pertes d’une vie trop longue qui a perdu son sens, Schilling a beaucoup soigné les tableaux de la fin, où redevenue Elina Makropoulos, la Diva constate la vacuité que serait un prolongement de sa vie et s’offre en sacrifice: on organise donc autour d’elle une sorte de divinisation en trois temps :

–       la femme perdue pour le monde en fourrure et dessous sur son podium qui décide de renoncer

–       la femme qu’on fouette : les infirmiers venus chercher le vieil Hauk Šendorf, deviennent des sortes d’officiants d’une boite SM et la Diva au centre d’une sorte d’autel –tombeau est fouettée : elle est victime réelle du monde et non la femme provocante et fatale. Elle prépare sa montée au ciel, sorte de supplice d’une vie de Saint (on pense presque à Saint Sébastien)

–       La femme qu’on divinise dans une sorte de cérémonie païenne, sous les fleurs et sous les regards des hommes : la femme est morte, elle est désormais authentiquement Diva.

Image finale © Wilfried Hösl
Image finale © Wilfried Hösl

La Diva est morte, vive la Diva, puisque d’une part le monde a besoin de s’investir dans des images lointaines et qui font rêver, et puisque Krista, loin de déchirer comme dans le livret la recette de l’éternelle jeunesse qu’Emilia lui a transmise, la prend à son compte et la brandit, telle une statue de la liberté, debout sur le monument d’Emilia divinisée, et s’élève non –dans les cieux, mais dans un paysage glacé dont elle est le centre solitaire . Syndrome de l’Antonia des Contes d’Hoffmann…
Au total, si les hommes ont eu raison d’Emilia, la vision donnée de la femme, dévorée par le désir (de chanter ? de jeunesse ? de séduction ?), n’est pas non plus exempte d’ambiguité.
Voilà une production dont la force n’atteint pas Warlikowski, mais qui tient bien la scène, avec des images intéressantes, une très belle gestion des personnages, une conduite des acteurs d’une efficacité consommée, une géométrie soignée des mouvements, mais qui a besoin pour exister d’une Nadja Michael ou de son clône. Ou alors, il faudra qu’ Árpád Schilling refasse une mise en scène.

Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl
Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl

Musicalement, on peut se louer de l’homogénéité d’un plateau de très bon niveau. À commencer par l’excellent Albert Gregor de Pavel Černoch, une interprétation évidemment idiomatique : il chante dans sa langue, mais avec une voix bien posée, forte, et un engagement scénique remarquable. Il avait déjà séduit et étonné dans Adorno à Lyon, c’est de très loin le meilleur Albert Gregor que j’ai pu entendre, il en fait un vrai personnage, ardent, vivant, à la fois plein de sève brûlante et de sensibilité et met sa voix au service de l’expression et de l’urgence.
John Lundgren en Jaroslav Prus garde plus de distances, mais c’est dans le rôle, avec un très beau timbre et une voix sonore et bien projetée : l’impression est bien meilleure qu’à Genève dans Alberich, mais il est vrai que le rôle est très nettement plus léger. Il reste que le personnage est bien campé et la performance  intéressante.
Le jeune Dean Power dans Janek est lui aussi très émouvant et très engagé en scène, le timbre de ténor est chaleureux, la voix porte, encore un bon élément de la troupe de Munich, tout comme Kevin Conners, très bon personnage de composition (sa spécialité) dans Vitek. Gustáv Beláček remporte un joli succès dans le rôle de Kolenaty, lui aussi à l’aise dans sa langue, et comme d’habitude, Tara Erraught, l’une des membres particulièrement intéressantes de la troupe de Munich, montre non seulement une voix comme toujours fraiche et puissante à la fois, mais aussi un personnage un peu décalé, très juvénile, qui s’oppose vraiment à Emilia par son style , mais qui finit par marcher sur ses traces, c’est la surprise de la mise en scène, qui soigne son tableau final (voir photo).
Enfin Nadja Michael.
On va tout lui pardonner quand on voit la performance scénique. On lui pardonne ses aigus lancés à pleine puissance, comme des ilots au milieu d’un grand manque d’homogénéité vocale, les graves détimbrés, le centre quelquefois opaque, bref, on lui pardonne les défauts d’une voix qui n’a pas l’assurance et la rondeur d’une Mattila, sublime, ou même d’une Denoke, sans parler d’une Kabaivanska qui était étonnante dans ce rôle. Elle n’a pas une voix de Diva, mais elle en a tout le reste, et elle a tout ce qui faut pour faire quand même une immense Emilia Marty, si immense qu’on en oublie ses défauts. Elle nous bluffe.
Le chœur a peu à chanter, et il le fait avec son professionnalisme habituel.
L’orchestre, en revanche, ne m’a pas convaincu. J’ai le souvenir du Janáček de Kirill Petrenko dans une Jenufa dans ce même théâtre il y a quelques années (Westbroek, Polaski, Dernesch), clair, limpide, énergique et lyrique, un Janáček comme je l’aime à la fois rutilant et profond. C’est une édition révisée que Tomáš Hanus dirige ce soir, il le fait avec énergie et dynamisme mais dès l’ouverture, il manque une couleur, il manque un peu l’éclat, voire un peu de clarté. La direction est très compacte, et j’aime dans Janáček à la fois une certaine fluidité, une générosité que je n’entends pas ici, cela sonne sans miroiter, on n’entend mal les différents pupitres, le son reste quelquefois un peu confus. Le  travail de Tomáš Hanus est loin d’être méprisable, c’est quand même son répertoire national, et il remporte un beau succès de la part du public mais ce n’est pas pour moi la direction dont je rêve pour cette œuvre, j’en reste à ce que j’avais entendu au MET par Jiři Bělohlávek,  la référence pour moi avec un orchestre à la fois urgent et lyrique.
En conclusion, cette première nouvelle production de la saison fait honneur à Munich, même si ce n’est pas pour moi une soirée totalement inoubliable : la mise en scène très travaillée est particulièrement stimulante, Pavel Černoch, Tara Erraugh et John Lundgren font un merveilleux écrin à l’époustouflante Nadja Michael, qu’on retiendra tant elle s’impose sans rivale dans une mise en scène de ce type. J’ai passé un très bon moment, très cohérent avec les manifestations d’Halloween qui agitaient la ville…mais j’avais la tête à la veille, où j’avais vécu un GRAND moment.[wpsr_facebook]

La femme victime © Wilfried Hösl
La femme victime © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE SCHWEIGSAME FRAU de Richard STRAUSS le 29 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Barrie KOSKY; dir.mus: Pedro HALFFTER)

Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl
Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl

Voilà un opéra qui n’est hors Munich, presque jamais représenté. De toute ma vie de mélomane, je ne l’ai entendu qu’une fois, à la Scala, dirigé par Wolfgang Sawallisch lors d’une tournée de la Bayerische Staatsoper en septembre 1988, dans une mise en scène de Günther Rennert, avec Kurt Moll dans Sir Morosus.

Il est vrai que le destin de l’œuvre est symptomatique. Strauss ayant perdu son librettiste fétiche, Hugo von Hoffmannsthal (Arabella est leur dernière collaboration avant la mort de Hoffmannsthal) s’est lié avec Stefan Zweig, et ce dernier lui a proposé une adaptation de la pièce de Ben Jonson (1609), Epicoene or the silent woman. Les deux ont travaillé avec ardeur à cet opéra souriant et plein d’humanité, mais ils furent rattrapés par l’histoire qui changea de face en 1933. Zweig étant juif, Strauss eut toutes les peines du monde à faire représenter Die Schweigsame Frau et à faire inscrire le nom de Zweig sur les affiches. Finalement, il fut inscrit sur le matériel d’accompagnement (programme, distribution). La première eut lieu le 24 juin 1935 à Dresde dirigée par Karl Böhm avec Maria Cebotari dans Aminta, et fut un triomphe. Ce qui était difficilement supportable aux nazis qui disaient de Zweig (l’expression est de Himmler) qu’il était « désagréablement doué ». L’œuvre fut interdite après trois représentations. Strauss se comporta d’ailleurs de manière ambiguë et à tout le moins insouciante, même s’il insista fortement pour que Zweig soit cité.
Quoi qu’il en soit, cette œuvre aussitôt née, aussitôt disparue eut un peu le destin de la musique dégénérée : disparue, ou presque des scènes, dont le premier enregistrement en studio remonte à 1977 (Marek Janowski) mais un enregistrement du Festival de Salzbourg 1959 (Güden, Hotter, Wunderlich) dirigé par Karl Böhm est sorti en 2004, c’est pour moi la référence, évidemment.

Il n’y a guère qu’à Munich où l’œuvre est plus ou moins régulièrement reprise, cette production, signée Barrie Kosky, remonte à 2010, créée par Kent Nagano, alors GMD de Munich.
Barrie Kosky est à peu près parfaitement inconnu en France. On va cet automne voir une mise en scène de Castor et Pollux de Rameau qui va tourner dans quelques villes françaises. C’est un australien qui vient de prendre en 2013 la direction de la Komische Oper de Berlin comme Intendant et metteur en scène résident. Coup de maître : le mensuel Opernwelt a désigné la Komische Oper « Opéra de l’année » en 2012-2013. Son travail, intelligent, ouvert, optimiste, l’a désigné pour mettre en scène à Bayreuth les prochains Meistersinger. Il vient à Wagner malgré ses réticences et par le biais de la comédie. Personnage sympathique et plein d’humour, il a abordé Die Schweigsame Frau par le biais de la comédie de tréteaux, quelque chose qui la rapproche de la commedia dell’arte, d’une manière presque minimaliste puisque sur scène, un praticable surélevé, un lit constituent à peu près les seuls décors dans l’espace nu de la scène du Nationaltheater. Discrets jeux d’ombres, quelques effets de machinerie bien limités : tout est dans les rapports entre les personnages, tout est dans les costumes, leurs couleurs, tout est dans le jeu.

Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation
Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation

Die Schweigsame Frau est une comédie qui met en scène un vieil amiral solitaire, Sir Morosus, allergique à n’importe quel bruit, à qui son barbier facétieux, un Figaro après la lettre, va essayer de faire épouser une femme silencieuse, sorte d’aiguille dans une botte de foin. Solitaire ? Plus pour longtemps puisque son neveu Henry revient après une si longue absence qu’on le croyait mort. Réjoui, Sir Morosus lui promet abri et héritage, mais voilà, Henry est le chef d’une troupe d’opéra, marié à un soprano et toute la troupe est avec lui : Morosus effrayé le déshérite aussitôt.
C’est alors que le barbier intervient et va monter une farce, un mariage de comédie avec une femme silencieuse, qui se révèle être un dragon, une bombe, aussitôt le contrat signé. Alors comme on avait organisé le mariage, on organise le divorce, mais Henry, attendri par son oncle, lui révèle la supercherie et tout est bien qui finit bien.
Le thème du vieux barbon berné fait partie des topoi de la comédie moyenne : c’est un personnage qu’on trouve aussi bien chez Térence que chez Shakespeare, chez Molière que chez Beaumarchais, mais dans Die schweigsame Frau, si le vieil amiral Sir Morosus est allergique à tout bruit et s’est renfermé dans une solitude bougonne, c’est une bonne nature, alors que dans les comédies de ce type, le vieux barbon est berné à la satisfaction de tous.
La source de l’histoire est une pièce élisabéthaine, de Ben Jonson, de peu postérieure aux Joyeuses Commères de Windsor, de Shakespeare, la pièce qui a donné naissance au Falstaff de Verdi, mais aussi à l’opéra de Otto Nicolai. Et Falstaff est l’un de ces vieillards bernés, assez gentiment, qui finit par accepter la plaisanterie de bonne grâce (tutto il mondo è burla…), comme Morosus.
Par ailleurs, l’artisan de la farce est le barbier, comme chez Beaumarchais puis Rossini dans le Barbier de Séville, où il se met au service d’Almaviva qui veut séduire Rosine contre le vieux Bartolo le maître de maison.
L’invention dramaturgique, qui met dans les pattes de Morosus une femme d’abord silencieuse qui finit se rendre insupportable, fait aussi de cette femme, Aminta, une nature honnête, touchée par le cœur de Morosus, par sa sincérité, par sa gentillesse même, et la farce finit par avoir un goût amer. Tous les personnages de Stefan Zweig sont positifs, et sympathiques, ce qui donne à la légèreté de l’opéra une couleur profondément humaine. Cette émotion, on l’aura compris, Richard Strauss s’en empare pour construire le personnage de Morosus, pratiquement le seul héros masculin central de ses opéras, et la couleur de son chant, et de cette musique, étonne parce qu’on est plus habitué à entendre ce type de musique adossé à des personnages féminins. Même si Die Schweigsame Frau ne constitue pas une œuvre très novatrice, nous sommes dans le prolongement et l’esprit d’Arabella, c’est un opéra très attachant, très émouvant, très sensible, et l’on se prend à regretter que Stefan Zweig, si cultivé, si raffiné, si pénétré lui aussi d’humanité, n’ait pu, histoire et destins obligent, continuer à travailler avec Richard Strauss.
Ainsi, le travail effectué par Barrie Kosky sur cette œuvre tient compte à la fois des fils de l’écheveau souligné plus haut (filiations avec le théâtre élisabethain, et relations avec Rossini) et de la nature très sensible du livret. Il travaille avec un décor minimal de type tréteau (l’essentiel de l’intrigue sur déroule sur un podium) planté au milieu du plateau, avec, je l’ai écrit plus haut, pour seul meuble un lit, qui pourrait être aussi une sorte de bergère. Le reste du plateau est noir, nu, et sur des pendrillons latéraux sont projetés quelquefois les ombres des personnages. Ce sont les personnes qui font l’ensemble du spectacle, avec notamment la troupe d’opéra dont l’irruption bruyante fait penser au troisième acte du Rosenkavalier, quand la ribambelle d’enfants fait irruption sous les yeux du pauvre Ochs qui ne comprend rien.

Tout le premier acte commence  avec un Morosus un peu gris, un barbier primesautier (tout de vert vêtu) et une gouvernante secrètement amoureuse, merveilleusement incarnée par Okka von der Damerau, qui en fait un vrai personnage et qui va accompagner l’intrigue avec une importance scénique plus grande que l’importance réelle  du rôle ; ce sera très sensible à la fin lorsque Morosus revient à la réalité, où elle quitte la scène tristement, n’ayant pu conquérir celui pour qui elle crève d’un amour secret : tout le contraste entre ce monde un peu racorni, se joue avec l’arrivée de la troupe d’opéra, immense troupe de saltimbanques brillante et colorée (la marque Kosky), avec ses plumes et ses paillettes, et une sorte de concentré de tous les grands personnages de l’opéra, Traviata, Otello, Tosca, Butterfly, Rigoletto, Wotan et Brünnhilde, Lohengrin et son cygne, Falstaff etc…l’irruption du monde bouillant de l’opéra, du monde du spectacle, du monde de l’apparence sur ce plateau nu sur lequel on verrait plutôt une tragédie crépusculaire est explosive. Barrie Kosky, dont tout le monde connaît l’humour, habille Aminta en Brünnhilde, Carlotta en Traviata, Isotta en Butterfly, toutes les femmes sacrifiées que le genre opéra affectionne. L’invasion de ce plateau nu par cette troupe bigarrée et bruyante écrase totalement l’ambiance grise du départ, ce réveil un peu grincheux de Morosus (dont le nom n’est pas choisi au hasard).
A partir de ce moment, tout se joue au niveau visuel sur les variations de costumes (de Esther Bialas, qui a aussi conçu le dispositif scénique), le pauvre Morosus se retrouvant au troisième acte complètement soumis à sa virago de (fausse) épouse, en costume rose dans lequel il semble si malheureux.
Ce qui me paraît passionnant dans ce travail est la manière dont il utilise à la fois les poncifs de l’opéra, notamment dans la scène du faux mariage, avec son faux notaire et son faux prêtre, comme chez Mozart (merci Cosi’ fan tutte) et dont il évite soigneusement de ridiculiser Morosus ; il y a toujours un moment où il attendrit le public,  quand il revêt une perruque pour se rajeunir avant de rencontrer Aminta, et où il attendrit Aminta plus ou moins contrainte de jouer les femmes insupportables (seule solution pour capter l’héritage futur pour son vrai mari, Henry, le neveu déshérité), et surtout, il trouve en Franz Hawlata l’interprète idéal pour son propos. Le talent d’acteur époustouflant de Hawlata, sa manière de chanter le texte, si expressive, même si la qualité du chant reste irrégulière (on connaît ses problèmes). Hawlata joue sur ses propres défauts (difficultés à l’aigu, trous dans la projection vocale) mais aussi sur ses qualités (tenue de souffle, graves encore profonds) pour composer, construire le personnage et le rendre attendrissant et émouvant.

Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper
Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper

Le clou du spectacle, applaudi à scène ouverte, est le début du troisième acte où le podium se lève à la verticale, comme un coffre qu’on ouvrirait, devenant un mur d’où tombe une pluie de pièces d’or, allusion à l’héritage, à la richesse de Morosus, et à l’usage immodéré que sa fausse épouse va en faire : pluie d’or, et donc dépenses : frais d’ameublement, frais de vêtements, frais de leçons de chant, Aminta joue à la bourgeoise gentilhomme. Une scène emblématique par sa simplicité, avec un effet garanti sur le public, tout en étant d’une extraordinaire justesse.  C’est le sommet de la folie qui envahit la vie de Morosus, celui où l’on se rapproche le plus du troisième acte du Chevalier à la Rose où Ochs est totalement berné et circonvenu.

Alors arrive, pour calmer les choses, le moment du divorce, tout aussi arrangé qui s’appuie sur une critique amusante du langage juridique (et là on dit merci Molière), où la scène n’est pas menée jusqu’au bout, quand Henry s’aperçoit qu’il a peut-être été un peu loin devant un Morosus évanoui . Se succèdent alors des scènes tendres, le réveil de Morosus, les retrouvailles du couple Henry/Aminta, la gouvernante mélancolique, et le retour de Morosus à son pyjama initial, retour au début, mais cette fois avec derrière lui l’expérience et l’apprentissage, avec le constat amusé qu’il a été joué, et avec un retour à un quotidien normalisé où il accepte le bruit et devient lui même vivable. Jeux souriants de tendresse qui contribuent à faire fondre le public.
Morosus fait sourire, mais ne fait jamais rire vraiment, la gouvernante fait rire au départ (lorsqu’elle met du désodorisant autour du lit où dort Morosus), mais très vite Kosky fait passer ce personnage de la caricature à l’émotion (et notamment pendant toute la fin), la gouvernante est présente, toujours silencieuse, toujours dans un coin pendant qu’au centre du plateau se déroulent les folies, sorte de chœur silencieux et renfermé qui installe le personnage. Le barbier est un jeune échevelé, un peu superficiel, une sorte de Figaro (normal, un barbier) peut-être plus léger et moins conscient, un Figaro vif et futé qui n’aurait qu’envie de s’amuser, pendant qu’Aminta et Henry se lancent comme à regret dans la farce. Il y a là du premier et du second degré, une farce et un regard sur la farce qui donnent une étrange profondeur au propos. C’est vraiment un travail théâtral de haut niveau, qui a été créé en 2010 au Prinzregententheater, plus petit, plus intime, cette fois dans l’immense vaisseau du Nationaltheater, où le dispositif minimaliste et l’abondance de personnages en scène donnent un relief plus fort à l’intrigue.
Musicalement, les représentations de 2010 étaient confiées au GMD d’alors, Kent Nagano, on eût pu rêver que le GMD du jour, Kirill Petrenko, nommé Dirigent des Jahres par  le mensuel Opernwelt, prisse la baguette, mais Petrenko devait le lendemain diriger la 6ème de Mahler, et il n’a sans doute pas voulu se replonger dans l’univers straussien, après avoir convaincu le public dans l’autre Frau (ohne Schatten) en décembre 2013. C’est à un chef madrilène peu connu que Nicolaus Bachler a confié la direction musicale, Pedro Halffter. Pedro Halffter, formé en Autriche et aux USA  a passé de longues années en Allemagne où il a été premier chef invité du Nürnberger Symphoniker et premier chef de l’orchestre de jeunes du festival de Bayreuth. Il est donc familier du répertoire germanique, très à l’aise dans cette pièce de Richard Strauss, dirigée avec beaucoup de précision, avec un vrai souci des équilibres et du plateau (on sait qu’avec Strauss, il est facile pour l’orchestre d’envahir l’espace sonore), une grande netteté de battue, et surtout, une très grande élégance dans la direction, marquée par la clarté et un joli sens du legato. Voilà à mon avis un vrai chef d’opéra, doué d’un sens théâtral marqué, et qui mériterait d’être vu plus souvent en Europe dans les fosses d’orchestre. Il remporte un vrai succès, mérité.
Sur le plateau, on remarque une fois de plus l’excellence de la troupe de Munich et des membres de l’opéra studio qui tient excellemment la plupart des rôles de complément, même des chanteuses dont la carrière commence sous de bons auspices comme Tara Erraught tiennent de petits rôles (Carlotta) et leur donnent un vrai relief vocal, remarquons en Isotta la jeune Elsa Benoît, qui appartient à l’opéra studio après avoir étudié en France avec une voix de soprano bien posée, bien projetée, et prometteuse. Quant à Christian Rieger, Christoph Stephinger, Tareq Nazmi, ils sont comme d’habitude non seulement à leur place, mais donnent à leurs personnages un vrai relief : on remarque chacun et chacun fait parfaitement le job, jusqu’à Papagel d’Airton Feuchter Dantas.
Nous avons dit combien le Morosus de Franz Hawlata était apparu dominer la distribution par son incarnation du vieux Morosus, usant avec intelligence d’une voix déclinante, et jouant sur toutes les touches du clavier des émotions, quelquefois ridicule et comique, souvent émouvant, souvent sensible, montrant une intelligence scénique intacte. Franz Hawlata dans Hans Sachs à Bayreuth (dans la mise en scène de Katharina Wagner) avait été stupéfiant de vérité, même si le chant s’apparentait quelquefois plus à du Sprechgesang. Son successeur dans le rôle, James Rutherford, était bien meilleur vocalement mais combien plus pâle scéniquement…
L’Aminta de l’américaine Brenda Rae compose un personnage plein de relief, affirme son soprano colorature (elle va chanter La Sonnambula à Francfort, son port d’attache) avec force et élegance et une grande assurance technique, dans un rôle confié en 2010 à Diana Damrau. Elle allie une voix sûre et un physique avantageux et un sens de la scène notable. Belle incarnation.
Si vocalement Nikolay Borchev comme Barbier n’a pas toujours le relief qu’on pourrait attendre (la projection n’est pas idéale), malgré un très joli timbre clair de baryton, il est scéniquement un personnage vif,  mobile, au jeu affirmé et naturel.
On se souvient de Daniel Behle dans l’Arabella de Salzbourg à Pâques dernier et à la surprise procurée par son excellent Matteo. La voix ne peut se déployer ici vraiment qu’au troisième acte, où sont concentrées presque toutes les parties solistes de son rôle, on peut alors apprécier à la fois le jeu naturel, jamais excessif, ainsi que l’élégance, le contrôle et l’appui sur le souffle, la suavité de ce chant, le volume appréciable qui en fait un ténor sans doute promis à une bonne carrière car la voix convient à des répertoires très divers « du baroque au XXIème siècle » comme l’affirme son site http://www.danielbehle.de : il sera dans les prochaines semaines Titus dans la reprise de la production de Clemenza di Tito de Mozart de Jan Bosse à Munich, Belmonte dans Die Entführung aus dem Serail à Aix l’an prochain, il participera à la très prochaine production d’Alcina de Haendel à Bruxelles cette saison sous la direction de Christophe Rousset , et sera Erik du Fliegende Holländer à Francfort, son premier Wagner.  Henry Morosus constitue aussi une prise de rôle, très réussie vu le très grand succès remporté auprès du public. En Daniel Behle, on tient une solide valeur du chant germanique, un artiste très musicien (il chante aussi beaucoup de Lied) et très ouvert par la variété du répertoire.

Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) ©  Bayerische Staatsoper
Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) © Bayerische Staatsoper

Mon dernier mot sera pour Okka von der Damerau, qui remporte un succès extraordinaire pour son rôle de gouvernante (Haushälterin), non pas tant évidemment pour le chant, toujours excellent (beau mezzo, clair, projection et diction impeccables), mais relativement réduit dans cette œuvre, mais pour l’incarnation de cette gouvernante amoureuse, émouvante, sensible d’une vérité criante, avec une notable prise sur le public. J’espère qu’un directeur d’opéra offrira enfin à cette artiste mérite un rôle à sa mesure. En attendant, quelle chance pour la troupe munichoise…

Et voilà, une soirée de répertoire, une reprise qui montre une fois de plus que sans vedettes, sans chef universellement fêté, on peut réussir parfaitement cette osmose entre scène et fosse, cette Gesamtkunstwerk chère à Wagner. Die Schweigsame Frau est un opéra qui mérite d’être mieux connu et surtout reconnu (quand notre première scène nationale mobilisera-t-elle Garnier pour sa création  à l’Opéra de Paris?). Munich justifie pleinement ce soir son très récent statut d’Opernhaus des Jahres décerné par le mensuel Opernwelt pour l’année 2013-2014 : la reconnaissance méritée d’un travail d’une rare intelligence et d’une qualité continue.

PS: rappelons que vous pouvez reprendre le spectacle en streaming le 5 octobre à partir de 18h sur le site www.bayerische-staatsoper.de .

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Die Schweigsame Frau, Acte I © Bayerische Staatsoper
“Traviata” (Tara Erraught), “Butterfly” (Elsa Benoît), “Brünnhilde” (Brenda Rae) et Henry Morosus (Daniel Behle) dans Die Schweigsame Frau, Acte I © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LA CLEMENZA DI TITO de W.A.MOZART le 15 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, ms en sc: Jan BOSSE)

Dispositif général de Stéphane Laimé © Wilfried Hösl
Dispositif général de Stéphane Laimé (Acte I) © Wilfried Hösl

La Clemenza di Tito est une œuvre mal aimée, longtemps peu représentée et donc mal connue. La plupart du temps, on la trouve au bas mot ennuyeuse, mal ficelée, déséquilibrée, avec notamment une deuxième partie inutilement longue. Et pour parfaire le tableau, les mises en scènes ne réussissent pas toujours à la mettre en valeur.
Ma première Clemenza di Tito remonte au festival de Salzbourg 1979, sous la direction de James Levine, avec Carol Neblett (Vitellia), Werner Hollweg (Tito), Catherine Malfitano (Servilia), Tatiana Troyanos (Sesto), dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, et c’est un grand souvenir, dans la Felsenreitschule où je pénétrais pour la première fois.  J’ai vu ensuite la production de la Scala, de Pierre Romans, dirigée par Riccardo Muti, avec Gösta Winbergh (Tito) Christine Weidinger (Vitellia) et la magnifique Ann Murray (Sesto) , puis de nouveau à Salzbourg, celle, légendaire de Karl-Ernst et Ursel Hermann (vue plusieurs fois) que devait diriger Riccardo Muti et qui renonça au dernier moment pour gêner le tout jeune directeur du festival, Gérard Mortier, ce fut donc Gustav Kuhn, avec notamment Ben Heppner (Tito), Margaret Marshall (Vitellia), Ann Murray (Sesto), puis je vis une splendide production des frères Cesare et Daniele Levi à Francfort en 1994. La plus récente est celle d’Aix-en-Provence, de David Mc Vicar, dirigée par Colin Davis et ce n’était pas une grande réussite (Voir le compte rendu dans le blog).
Écrite en six semaines pour le couronnement de Léopold II comme Roi de Bohème, parallèlement à la Flûte enchantée, La Clemenza di Tito est créée à Prague en septembre 1791. L’œuvre s’appuie sur un livret de Caterino Mazzolà, d’après Metastase. Il existe des dizaines d’œuvres sur le même sujet qui courent le XVIIIème siècle et ce choix semble obligé pour l’occasion: du politiquement correct avant l’heure.
Mais Mozart, héritier des Lumières signe ses deux dernières œuvres sous le signe de la clémence et de la bonté. La clémence comme mode de gouvernement est sans doute la manière la plus illuministe d’exercer le pouvoir. Titus, selon la tradition, était appelé « les délices du genre humain », même si sous son règne le Temple de Jérusalem a été détruit, Pompéi engloutie, et moins grave, Bérénice renvoyée. La barque est bien chargée, mais pas vraiment délicieuse. Le Titus de Mozart est conforme à la légende  pour les besoins de la cause: il déjoue un complot où sont impliqués son meilleur ami, Sesto, et sa probable future épouse, Vitellia, cerveau de l’affaire, et il finit par pardonner à tous. Tout est bien qui finit bien.
Bien ? Pas vraiment. Dans la vision de Jan Bosse, qui signe là sa première mise en scène d’opéra à Munich (on lui doit un Orfeo de Monterverdi à Bâle, La Calisto de Cavalli à Francfort et Rigoletto récemment à la Deutsche Oper Berlin), La Clemenza di Tito révèle le conflit de l’homme politique  pris entre l’intime et le public : le pouvoir est toujours en représentation ; quelle place peuvent avoir l’intimité et les relations personnelles quand on vit sous les yeux d’une cour et d’un public ? Comme on le sait, la question s’est posée très récemment en France.
En l’occurrence, la question posée va encore plus loin : la clémence dont fait preuve Titus est-elle un acte personnel ou politique ? Voilà les questions très modernes qui tracent le dessein de mise en scène. Cette modernité du propos sur laquelle Jan Bosse et son équipe ont travaillé, fait d’un opéra en représentation la représentation du pouvoir.
L’Opéra, art de cour, accompagne le pouvoir et l’on ne compte pas les opéras créés à l’occasion de mariages, de couronnements et d’événements politiques. Mais il y a encore quelques décennies, dans notre République, chaque visite officielle était ponctuée d’une soirée à l’Opéra : en 1975 lors de la visite officielle de Walter Scheel, président de la République fédérale d’Allemagne, Valery Giscard d’Estaing offrit l’Elektra de Strauss avec Nilsson au Palais Garnier. Opéra et cour, opéra et pouvoir, opéra et représentation sociale sont des truismes bien connus des réflexions sur le lieu et le genre. Citons pour finir la fameuse inauguration annuelle de la saison de la Scala, qui est un lieu d’exposition de tout ce que l’Italie compte de pouvoirs.

Final Acte I © Wilfried Hösl
Final Acte I © Wilfried Hösl

Alors Jan Bosse construit un dispositif scénique monumental qui est un miroir discret de la salle du Nationaltheater, mêmes moulures, même types de loges et avant-scènes remplies de figurants en habit XVIIIème : la cour, prolongée par le public, vous et moi, au même niveau que l’orchestre ou peu s’en faut, qui devient ainsi l’élément central d’un dispositif global scène-salle.
Titus est donc du même coup non l’Empereur romain, mais le signe de ce pouvoir qui est la question posée par l’œuvre, le signe de tout pouvoir, aussi bien de celui d’hier que d’aujourd’hui.
L’orchestre, élément central du dispositif global s’habille donc de blanc en cohérence avec le décor blanc du premier acte, et de noir, en cohérence avec la couleur dominante du second. Pour aller vers la fosse, les musiciens  viennent de la scène comme de la salle, des deux horizons du monde, et au deuxième acte, ils arrivent même par vagues : le premier récitatif (Annio/Sesto) est accompagné par la chanteuse Angela Brower elle-même et la scène se passe dans la fosse, qui devient décor, le premier duo d’Annio/Sesto est accompagné seulement par les cordes, à peine entrées, alors que le reste de l’orchestre entre pour le duo Sesto/Vitellia. Manière de montrer les mécanismes qui régissent l’orchestre et de visualiser les lois musicales.

"Parto" Markus Schön, Tara Erraugh (Sesto) et Kristine Opolais (Vitellia) © Wilfried Hösl
“Parto” Markus Schön, Tara Erraught (Sesto) et Kristine Opolais (Vitellia) © Wilfried Hösl

Car c’est là la seconde idée force: la musique se met en scène elle-même, intervenant directement comme un personnage, c’est le jeu de l’entrée des musiciens ou celui de leur tenue, c’est aussi la mise en valeur des solistes, clarinette basse époustouflante de  Markus Schön d’abord, avec Sesto pour son air Parto au premier acte et cor de basset virtuose de Martina Beck pour l’air de Vitellia Non piu’ di fiori du second acte, solistes qui sont bien visibles sur scène, comme des personnages auxquels on adresse la parole. Voilà un travail sur le pouvoir et sur la musique, sur le pouvoir de la musique, sur le pouvoir et la musique, c’est à dire sur l’usage de la musique par le pouvoir.
On comprend du coup combien la direction musicale et la couleur de l’orchestre deviennent des éléments déterminants de l’ensemble: cela veut dire un soin très sensible des équilibres, cela veut dire aussi une vraie présence de l’orchestre quand il est seul à commenter l’action, cela signifie aussi une visibilité totale de l’ensemble, comme un personnage présent sur scène, et donc une clarté et une lisibilité du discours qui correspondent pour les chanteurs à l’exigence d’une diction parfaite du texte.
Voilà une mise en scène qui est pure interaction, espace, chant, orchestre, salle : encore un Gesamtkunstwerk.

Dans l’économie de l’œuvre, le dispositif du français Stéphane Laimé qui travaille régulièrement avec Jan Bosse, par sa monumentalité et sa forme renvoie à d’autres décors bien connus (Alceste de Pier Luigi Pizzi par exemple), sorte de topos de l’opéra baroque, mais fonctionne aussi comme référence : la forme en amphithéâtre est une métaphore de l’Amphithéâtre Flavien, le Colisée, achevé sous Titus ;  d’ailleurs, il y a de bonnes chances que la dernière scène s’y passe, puisque Titus doit rejoindre le peuple au cirque.
L’unicité de l’espace, un espace théâtral ou amphithéâtral unique, comme l’espace tragique, réduit les déplacements, et fait presque de l’œuvre  les jeux du cirque courtisan, notamment au premier acte où les personnages sont en représentation : Jan Bosse les fait tous apparaître pendant l’ouverture avec un Titus en majesté qui se donne à voir.

© Wilfried Hösl
Sesto face à Vitellia © Wilfried Hösl

Vitellia, en vaste robe jaune à panier, arbore cette couleur maléfique, et impose sa présence suffocante, envahissant l’espace scénique et l’espace vidéo, réduisant la dimension et la taille des autres personnages. Servilia, arbore le même type d’habit, mais en version Servilia, de couleur rose, comme si elle était une Vitellia en modèle réduit.
Sesto dans un costume d’homme (enfin, un homme qui ressemblerait à la Geschwitz, tailleur pantalon et talons hauts) marque aussi le jeu plus commun de Jan Bosse sur le travestissement et ses ambiguïtés, assez facile au demeurant, un topos qui fait d’Annio avec ses longs cheveux roses ou de Sesto des hommes-femmes ou des femmes-hommes.

Mais Sesto au deuxième acte, se débarrasse de ses oripeaux,  de son apparence et revient (presque) à sa nature féminine.

Toby Spence (Tito), Tara Erraught (Sesto) © Wilfried Hösl
Toby Spence (Tito), Tara Erraught (Sesto) Acte II © Wilfried Hösl

La dramaturgie est construite sur une opposition entre premier et second acte : un premier acte qui serait un monde de cour, un monde de l’opéra apprêté, de costumes, en représentation, perruques gigantesques et colorées, chœur emperruqué vêtu de blanc, dont l’uniformité ne distingue ni les femmes ni les hommes, musiciens en chemise blanche, et un second acte, qui serait noirci par la cendre après l’incendie du Capitole, un espace détruit : il ne reste que les gradins noirs, sur la scène ouverte dont on voit le squelette, coursives, grilles. Les personnages et le chœur sont en noir, partiellement déperruqués, Vitellia en vaste robe noire, seule Servilia est  encore en rose (parce qu’elle n’est jamais en représentation) mais sans perruque monumentale,Sesto en sous vêtements et chemise, prisonnier de liens serrés : bref, la mise en scène de Jan Bosse fonctionne essentiellement par signes.

Toby Spence (Tito) © Wilfried Hösl
Toby Spence (Tito) © Wilfried Hösl

La manière dont il traite le personnage de Titus en est une illustration : Titus arbore une tunique blanche revêtue d’un manteau blanc à paillettes discrètes, qui est suffisamment souple et long pour figurer une toge, telle qu’on la voit sur les statues romaines. En public, au premier acte, il apparaît dans sa majesté, en manteau. La musique un peu solennelle le souligne d’ailleurs, mais cette musique n’est pas toute solennelle, les bois font entendre un autre air, un autre ton, une autre musique, qui est plus douce, plus intime, moins formelle, une musique martiale penchant plus vers le Farfallone amoroso des Nozze di Figaro que vers une apparition du souverain : Petrenko fait ressortir avec bonheur ces deux côtés, que Mozart a bien pris soin de souligner. Et Titus revenu à l’intimité avec son ami Sesto, se défait du manteau et apparaît en tunique. Ce jeu sera conduit jusqu’à la fin de l’œuvre où, signe de pardon, Titus couvrira Sesto de son manteau impérial avant de le laisser s’éloigner et disparaître. D’ailleurs, cette fin laisse tous les personnages seuls : Sesto part, Vitellia reste anéantie, sur le côté, isolée elle-aussi, sa perruque rose traînant sur le sol. Et le rideau se refermera sur un décor où les colonnes du premier acte reviennent lentement et où Sesto s’éloigne, revêtu du manteau de Titus comme une ombre de l’empereur qui disparaît, qui s’efface pour le laisser seul (voir photo ci-dessous) : la représentation pourra reprendre sur le théâtre reconstitué, sur le devant de la scène, devant le rideau, un Titus seul, sur son trône, en tunique : plus besoin de manteau impérial pour marquer la solitude définitive du pouvoir. Tout rentre dans un ordre qui est l’ordre du politique, celui où l’apparence fait loi, une loi qui fait taire les âmes. Seul face à la salle Titus règne : à quel prix !
Ce travail est fait de signes minimaux et révélateurs, de mouvements quelquefois réduits mais difficiles : avec une gigantesque robe à paniers, il n’est pas aisé à Vitellia (Kristine Opolais) de monter et descendre les gradins. Il est fait aussi de quelques traits d’humour ou de tendre ironie : ils se concentrent notamment sur Publio, sorte de chambellan,  de bête de cour qui règle les cérémonies, annonce les apparitions impériales, ou qui arrête Sesto, dans un habit uniformément noir (il est à part, dans la mécanique blanche de la Cour), avec une barbe longue de dignitaire assyrien et une coiffure un peu fantaisiste. Il serait inquiétant s’il n’essayait pas de se faire voir du souverain en rivalisant avec Annio  dans l’enthousiasme calculé du courtisan, ou s’il ne courait pas vers le public en blanc dans les loges d’avant scène pour faire des bises, saluer les uns et les autres par ces rituels de reconnaissance mondaine, soulevant sa robe, laissant voir sans cesse ses jambes nues en un mouvement répété qui fait sourire habit/corps…culture/nature…apparence/être. Est-ce bien utile ? Sans doute pas, mais cela contribue à humaniser l’ensemble, à glisser quelque sourire dans un espace compassé et complexe. Autre trait un peu leste qui a fait réagir la salle : Sesto amoureux qui se glisse sous les paniers de Vitellia et celle-ci sans doute stimulée se met à vocaliser de manière étourdissante, pendant qu’à ses pieds émergeant de la robe les talons de Sesto laissent deviner ce que se passe dessous.
Entre une première partie en représentation où règne le double langage (seule Servilia ose la vérité à Titus, qui l’en remercie d’ailleurs) et une deuxième partie où , sans décor ou presque, les personnages se révèlent et redeviennent eux-mêmes, sans l’apprêt ni aucune des apparences courtisanes, les récitatifs ( que le metteur en scène a malgré tout beaucoup coupés) acquièrent une importance renouvelée (beau continuo au violoncelle, pianoforte, clavecin), notamment pour le Titus de Toby Spence.
On peut en effet discuter à l’infini du choix de Toby Spence pour ce rôle redoutable, dont les aigus et les agilités laissent à désirer, notamment dans son air du deuxième acte Se all’impero, amici Dei, où l’on remarque quelque difficulté marquée, des sons fixes, à la limite de la justesse et des montées à l’aigu pas vraiment propres. Mais en revanche, la diction impeccable, le ton en permanence mélancolique, la couleur en font un Titus émouvant et humain, presque plus intéressant dans les récitatifs que dans les airs. La manière dont son discours final est construit est passionnante et d’une rare finesse : le peuple est rassemblé, on attend la condamnation de Sesto mais le public du théâtre sait qu’il a décidé de l’épargner. Du coup, ce discours apparaît comme soucieux de l’effet produit, de l’effet politique d’une clémence qui va faire coup de théâtre, si Vitellia ne l’interrompait pas pour s’accuser et rompre la belle ordonnance politique prévue : ainsi, la dernière scène retourne à l’intime inattendu quand elle devait être ordonnée autour du politique. Et Toby Spence a le ton et les inflexions justes : il parle clair et bien.  Il reste que ce Titus n’est pas tout à fait au rendez-vous des exigences vocales du rôle.
Les voix de femmes sont en revanche particulièrement en valeur : Kristine Opolais en Vitellia domine globalement les difficultés du rôle, avec des aigus redoutables et des cadences ardues demandées par Petrenko. La voix est claire, bien posée, bien projetée, même si on sent que quelques aigus sont légèrement tirés. C’est une Vitellia crédible, à la belle personnalité, engagée scéniquement, très présente (vu le volume de ses costumes, ce n’est pas trop difficile…).
Ma préférence va quand même au Sesto de Tara Erraught, petit homme noiraud (j’ai dit plus haut, une Geschwitz version Mozart…Sorte de Sesto lesbien) dans la première partie, qui respire l’artifice. Sa taille, ses gestes, face à la castratrice Vitellia (le rôle était originellement d’ailleurs prévu pour un castrat), tout le réduit : il n’y a qu’à considérer la manière dont il l’embrasse toujours la serrant par derrière, si bien qu’elle le cache). Dans la deuxième partie, il apparaît dans sa nature de femme détruite, non plus avec cette perruque brune, comme si il fallait mettre bas les masques et être soi, dans son âme et dans son genre. Membre de la troupe du Bayerische Staatsoper, Tara Erraught avec son chant parfaitement contrôlé, style et diction impeccables, les aigus triomphants, des agilités en place, montre surtout une couleur déchirante qui place immédiatement Sesto dans les grands personnages tragiques. Magnifique.

© Wilfried Hösl
Servilia et Annio © Wilfried Hösl

Magnifique aussi la Servilia de Hanna-Elisabeth Müller, elle aussi membre de la troupe, avec une voix cristalline, plus puissante que ne le laisse paraître sa petite taille et son format de tendre jeune fille. Une vraie présence, partagée par l’Annio d’Angela Brower, au mezzo clair, sonore, aux aigus faciles, au style maîtrisé. Quant au Publio du koweitien Tareq Nazmi, lui aussi dans la troupe de la Bayerische Staatsoper on a dit combien il était désinvolte en scène, faisant çà et là sourire, avec une voix chaude, ronde, bien contrôlée : il obtient dans son air l’acerbo amaro pianto un joli succès.
Mais ce qui motivait largement mon déplacement c’était d’écouter Kirill Petrenko dans Mozart, après Wagner, Tchaïkovski, Strauss. J’ai entendu des commentaires réservés par des auditeurs de la radio le 10 février dernier. Sa direction ne serait pas mozartienne : qu’on m’explique ce qu’est une direction mozartienne en 2014. Sûrement pas le même Mozart qu’en 1960 ou qu’en 1990…car les concepts évoluent avec les époques selon la dure loi de l’herméneutique. On a vu Mozart d’abord comme un bonbon au caramel, crémeux, rose et gentil. On l’a vu aussi acerbe et méchant. On l’a vu après Amadeus de Milos Forman, incroyablement énergique, vivant voire viveur…Lequel choisir ?
Je me garderai bien de qualifier sa direction : l’approche de Petrenko est comme toujours d’une très grande clarté laissant s’exprimer les pupitres solistes de l’orchestre, les mettant en valeur. Il est aussi soucieux des voix, qu’il accompagne, en soignant la modulation des volumes. Lorsque l’on chante, l’orchestre est certes présent, mais sans envahir l’espace sonore. En revanche les parties plus symphoniques sont énergiques, fortes, imposantes : la radio ne peut rendre ces différences  tellement sensibles dans la salle.
Le début est surprenant, avec ce léger silence, léger soupir qui interrompt les premières mesures, comme une hésitation répétée deux fois, qui disparaît pour laisser la musique se développer en libre cours, tout comme le silence qui clôt le premier acte, impressionnant et lourd, qui annonce déjà la seconde partie.
Il utilise les différents pupitres pour faire parler l’orchestre, cordes et bois se répondent, aux cordes la majesté et le politique, aux bois l’intime : c’est tellement clair quand l’orchestre accompagne les apparitions de Titus. Il sait manier le monumental et le diluer très vite dans un lyrisme plus humanisé. Il souligne d’ailleurs souvent la parenté avec certaines phrases de la Flûte enchantée .Ce n’est certes pas une vision qui s’appuie sur l’émotion, sur le laisser pleurer, sur la complaisance. C’est une vision à distance, sans être froide, une lecture très « moderne » si l’on veut, qui ne s’appuie pas du tout sur des lectures qui tireraient Mozart vers le XVIIIème, mais c’est surtout une lecture opportuniste, qui s’appuie sur la cohérence avec la mise en scène, où le plateau est accompagné et commenté, où le propos du metteur en scène est traduit en musique, et en son. Depuis que je vais l’écouter, je suis frappé par l’attention que Kirill Petrenko porte à l’ambiance du plateau, à ce souci permanent d’une sorte d’unité stylistique fosse/plateau. Dans une mise en scène qui exige une unité fosse/plateau/salle, il joue le jeu, avec un sens de l’à-propos,  avec un souci du théâtre très direct, très homogène. Il n’est pas sûr qu’avec une autre mise en scène il dirigerait ainsi, mais dans une ambiance à la fois monumentale et distanciée, où l’intimité des âmes est aussi sans cesse sollicitée, il a vraiment utilisé l’orchestre pour éclairer le discours scénique et le moduler, à l’écoute du texte mozartien et de l’interprétation qui en est donnée par le metteur en scène.
Voilà un spectacle de très haute tenue. Le public ne s’y trompe pas, il fait un triomphe aux participants, et les représentations sont complètes jusqu’à la fin. Cela ne signifie pas un spectacle bouleversant qui déchainerait des fleuves d’émotion. C’est beaucoup plus un travail analytique, qui met sans cesse le cerveau en éveil, tant les moindres détails font signe et sens, détails dans les décors, détails dans la structuration de l’espace, détails dans le jeu d’acteurs, très précis dans les moindres gestes, les moindres regards. Et ainsi le temps passe sans y penser. Où est l’ennui que cette œuvre distillerait ? Disparu, envolé : il reste tension et attention, il reste plaisir, il reste grandeur d’une musique qu’on a envie d’écouter et réécouter.
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Image finale © Wilfried Hösl
Image finale avec Sesto qui s’éloigne au second plan © Wilfried Hösl