BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: VĚC MAKROPOULOS/L’AFFAIRE MAKROPOULOS de Leoš JANÁČEK le 1er NOVEMBRE 2014 (Dir.mus: Tomáš HANUS; Ms en scène: Árpád SCHILLING)

Nadja Michael (Emila Marty) © Wilfried Hösl
Nadja Michael (Emila Marty) © Wilfried Hösl

Leoš Janáček est devenu populaire dans les programmes d’opéra, depuis une trentaine d’années. Auparavant, on jouait essentiellement et rarement Jenufa. C’est d’ailleurs avec Jenufa que Janáček est rentré à l’opéra de Paris en 1980 pour 8 représentations ; une œuvre curieusement jamais reprise, ni jamais reproposée depuis, alors que L’Affaire Makropoulos dans la production de 2007 de Krzysztof Warlikowski a déjà été reprise deux fois.
C’est que sans doute la trame de L’Affaire Makropoulos a quelque chose d’étrange qui attire et le public et les metteurs en scène. Une histoire un peu fantastique qui est aussi une histoire de Diva, voilà de la bonne nourriture pour le lyrique.

Affiare Makroupoulos, Turin, 1993
Affiare Makroupoulos, Turin, 1993

J’ai vu L’Affaire Makropoulos pour la première fois à Turin, en italien, en 1993, dans une mise en scène très stimulante de Luca Ronconi et des décors fabuleux de Margherita Palli, qui avait composé pour l’occasion des bibliothèques infinies dont les photos rendent mal la magie. Je tiens Margherita Palli comme l’une des plus géniales décoratrices des 40 dernières années. Elle est peu connue en France, mais fait partie des décorateurs italiens de référence de ces années là comme Luciano Damiani ou Gae Aulenti. L’intérêt résidait aussi dans le choix de Ronconi de mettre en scène et l’opéra, et en même temps la pièce de Karel Čapek au Teatro Carignani de Turin dont il était alors le directeur .

Raina Kabaivanska et Paolo Speca (Ronconi 1993)
Raina Kabaivanska et Paolo Speca (Ronconi 1993)

L’orchestre était dirigé par Pinchas Steinberg et notamment interprétée par le jeune José Cura et Raina Kabaïvanska dans le rôle d’Emilia Marty.
Le travail de Ronconi portait  sur les lieux et les circuits du savoir, sur la mémoire, sur le théâtre aussi, comme presque toujours dans son travail.
J’ai vu ensuite la production de Warlikowski deux fois, à Paris et à Madrid, les deux avec Angela Denoke. Le choix cette fois-ci était de traiter de « Diva » au cinéma avec ses allusions magnifiques à Marilyn Monroe et à King Kong.
Enfin, j’ai vu en 2012 à New York la production assez impressionnante, et très classique d’Elijah Moshinsky, merveilleusement dirigée par Jiři Bělohlávek avec la non moins merveilleuse Karita Mattila, j’y écrivai dans ce blog : « L’Affaire Makropoulos, naît en 1922, quelques années après ce sera la Lulu de Pabst, en 1929, puis celle de Berg commencée en 1929 et inachevée. Ce sera aussi la Turandot de Puccini, en 1926. Autant d’histoires de femmes fatales, fatales aux hommes, et ici fatale aux hommes et fatale au temps.
Il est clair que pour jouer une Diva, il faut une Diva, c’est à dire non seulement quelqu’un qui ait une voix, et quelle voix!, mais aussi qui dès son apparition capte le regard du spectateur. Angela Denoke est de celles là, et Karita Mattila aussi, bien évidemment. »

Acte III © Wilfried Hösl
Acte III © Wilfried Hösl

Et je rajouterai dans la série des Divas l’évidente Nadja Michael phare de la production munichoise : elle est celle qui nous capte, qui nous fascine, qui nous éblouit et nous éberlue dès le départ, vêtue plus en Madonna qu’en Diva d’opéra, dans une mise en scène qui travaille beaucoup plus sur la fascination érotique de la chanteuse: son déshabillé du 2ème acte, qui laisse voir son corps nu entre les plis de l’habit en dit long sur la manière dont on traite dans cette mise en scène la relation au corps, comme l’avait fait Vitez jadis dans Britannicus où toutes les nudités perçaient sous les toges. C’est cette fascination érotique qui prime, plus que le « Divisme » proprement dit, sauf peut-être au 3ème acte.

Au contraire des autres productions que j’ai pu voir de cette oeuvre, Árpád Schilling  a choisi ici l’épure et la suggestion, concentrant l’action dans un décor essentiel construit sur une tournette, composé de deux énormes murs, en marbre noir (pour le cabinet du Dr Kolenaty), au premier acte, recouverts de plaques isolantes, comme dans un studio d’enregistrement pour le deuxième . Seul le troisième acte fait volontairement spectacle et se veut construit comme tel.
Árpád Schilling, dont on connaît le travail passionnant au théâtre et qui a compté parmi les très grands espoirs du théâtre européen, a voulu, dans un travail apparemment très hiératique travailler sur des signes : trois signes forts constituent l’ambiance construite par son décorateur habituel Márton Ágh : au premier acte un mur de chaises de tous styles de mobilier de bureau figurant le temps passé, l’accumulation, mais aussi les choses jetées, abandonnées, recouvertes par le temps comme des couches archéologiques, au second acte un sol jonché de fleurs, les coulisses du théâtre étant suggérées par la présence de deux machinistes (bien réels) qui accrochent le mur de chaises vu de derrière (des coulisses donc) pour le faire remonter vers les cintres, un plateau abandonné, livré aux machinistes et au personnel de nettoyage qui balaie les fleurs, ultime survivance du triomphe de la soirée, mais qu’on jette aussi en attendant la prochaine représentation, troisième signe au troisième acte, un podium qui devient mausolée, où Elina Makropoulos va se faire fouetter d’abord, puis gésir sous le regard de son public en adoration.
Tout le plateau est recouvert de ce qu’on croit être de la neige, en réalité, des chutes de papiers d’archives passées au destructeur de bureau, un océan de mémoire passé au broyeur, que seule Elina Makropoulos va faire revivre, c’est là qu’on cherche les dossiers de Kolenaty, les papiers de Prus, c’est là les bribes de passé qui remontent peu à peu à la surface.
Bien sûr, Emilia Marty est la figure centrale, elle se tient d’ailleurs presque sans discontinuer au centre du dispositif, elle trône, tandis que les autres personnages entrent et sortent, elle est celle qu’on vient honorer, qu’on vient voir, qu’on vient solliciter pour une photo, pour quelques moments érotiques, pour réveiller des souvenirs,

Hank Šendorf, le vielllard (Rainer Goldberg) © Wilfried Hösl
Hauk Šendorf, le vielllard (Rainer Goldberg) © Wilfried Hösl

comme le vieil Hauk Šendorf, émergé d’un lointain passé du temps où Emilia Marty était Eugenia Montez, chanté par un vieux souvenir d’opéra lui-même, Rainer Goldberg, qui devait chanter Siegfried dans la production Solti/Hall de Bayreuth en 1983, mais qui n’alla pas au delà d’une générale dramatique pour lui. Sa carrière ne s’en est pas relevée . C’est lui aussi une sorte de trace des labyrinthes de la mémoire lyrique.
Kristina ou Krista est (à part les tout petits rôles tenus par Heike Grotzinger et Rachel Wilson) le seul autre rôle féminin, un espoir du chant, chanté par cet authentique espoir qu’est la très bonne mezzo Tara Erraught, et qui arrive au premier acte sur scène des cintres, vêtue en libellule des dessins de Walt Dysney, une sorte de lointaine Fée Clochette ou l’Evinrude de Bernard et Bianca, renvoyant ainsi toute l’histoire dans une brume poétique, dans le monde des contes ou des récits fantastiques.

Krista tombe du ciel © Wilfried Hösl
Krista tombe du ciel © Wilfried Hösl

Árpád Schilling souligne ainsi son intervention un peu surprenante et presque incongrue dans le premier acte, où elle tombe comme du ciel, dans un monde où elle n’est pas en théorie admise : il n’y a que des hommes sur le plateau.

Les hommes et la femme  © Wilfried Hösl
Les hommes et la femme © Wilfried Hösl

Car c’est bien l’une des questions fortes de cette mise en scène que le ballet des hommes en besoin, pour ne pas dire en rut devant la Diva.

Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl
Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl

Gregor (Pavel Černoch) par exemple n’en peut tellement plus qu’il se tient ostensiblement le sexe. Les hommes entrent et sortent de l’ombre,  de tous âges : le jeune Janek, petit ami de Krista, mais fasciné par Emilia, Albert Gregor qui dit-il a 34 ans, Jaroslav Prus plus mûr mais tout aussi en besoin, puisqu’il négociera le papier précieux d’Elina (en fait la recette de l’élixir de vie) contre une nuit d’amour, et enfin le vieillard Hank Šendorf ; parallèlement à ces hommes travaillés par un désir irrépressible,  l’avocat Kolenaty (Gustáv Beláček) et l’excellent Kevin Conners (de la troupe) en Vitek, père de Krista assistent à ce ballet, un peu désemparés, un peu extérieurs. Chacun à un titre ou un autre veut croiser la Diva qui joue avec la mémoire, les souvenirs, les affaires, les autographes. Ce ballet des désirs masculins se heurte à l’ambiguïté d’Emilia, dont Schilling fait d’abord un corps : quelle autre chanteuse – Denoke peut-être ?- pourrait entrer dans cette mise en scène qui semble construite autour de Nadja Michael et de son physique ?

Un corps sans cesse mis en valeur, dès le premier acte, blouson de cuir et pantalon moulant (je l’ai dit, une sorte de Madonna), au second en déshabillé (au sens propre) très ouvert, et au troisième en dessous recouverts d’une fourrure, un peu comme les prostituées de certains bois. Un corps qui d’une certaine manière efface l’individu qu’il renvoie au rang de projection des fantasmes masculins, une victime en sorte, une lointaine parente de Marie (sans doute le rapprochement naît-il des Soldaten vus la vieille) une victime qui finira fouettée sur l’autel de l’adoration masculine.

Schilling règle avec beaucoup d’efficacité ce ballet, et surtout cette indifférence apparente d’Emilia, sauf à quelques moments avec Gregor et plus encore avec Hauk Šendorf le vieillard sorti des brumes du souvenir ; elle traverse avec indifférence, mais son maquillage coule des larmes qu’elle verse.

John Lundgren (Jaroslav Prus) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl
John Lundgren (Jaroslav Prus) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl

Que dire de Nadja Michael sinon qu’elle interprète sublimement son personnage : c’est une actrice consommée, douée d’une présence insensée et inimaginable qui ne cesse de focaliser l’attention. Certes, Schilling en fait une sorte de Sex Symbol offert au plateau et à la salle et ce rapport ambigu conduit toute l’intrigue, il essaie de faire en sorte que le spectateur ait la fascination directe que les personnages ont pour elle. C’est évidemment réussi.
Mais au delà du regard sur la femme fatale qui passe indifférente sur tous ces hommes, pour qui même la mort du jeune Janek est passée par profits et pertes d’une vie trop longue qui a perdu son sens, Schilling a beaucoup soigné les tableaux de la fin, où redevenue Elina Makropoulos, la Diva constate la vacuité que serait un prolongement de sa vie et s’offre en sacrifice: on organise donc autour d’elle une sorte de divinisation en trois temps :

–       la femme perdue pour le monde en fourrure et dessous sur son podium qui décide de renoncer

–       la femme qu’on fouette : les infirmiers venus chercher le vieil Hauk Šendorf, deviennent des sortes d’officiants d’une boite SM et la Diva au centre d’une sorte d’autel –tombeau est fouettée : elle est victime réelle du monde et non la femme provocante et fatale. Elle prépare sa montée au ciel, sorte de supplice d’une vie de Saint (on pense presque à Saint Sébastien)

–       La femme qu’on divinise dans une sorte de cérémonie païenne, sous les fleurs et sous les regards des hommes : la femme est morte, elle est désormais authentiquement Diva.

Image finale © Wilfried Hösl
Image finale © Wilfried Hösl

La Diva est morte, vive la Diva, puisque d’une part le monde a besoin de s’investir dans des images lointaines et qui font rêver, et puisque Krista, loin de déchirer comme dans le livret la recette de l’éternelle jeunesse qu’Emilia lui a transmise, la prend à son compte et la brandit, telle une statue de la liberté, debout sur le monument d’Emilia divinisée, et s’élève non –dans les cieux, mais dans un paysage glacé dont elle est le centre solitaire . Syndrome de l’Antonia des Contes d’Hoffmann…
Au total, si les hommes ont eu raison d’Emilia, la vision donnée de la femme, dévorée par le désir (de chanter ? de jeunesse ? de séduction ?), n’est pas non plus exempte d’ambiguité.
Voilà une production dont la force n’atteint pas Warlikowski, mais qui tient bien la scène, avec des images intéressantes, une très belle gestion des personnages, une conduite des acteurs d’une efficacité consommée, une géométrie soignée des mouvements, mais qui a besoin pour exister d’une Nadja Michael ou de son clône. Ou alors, il faudra qu’ Árpád Schilling refasse une mise en scène.

Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl
Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl

Musicalement, on peut se louer de l’homogénéité d’un plateau de très bon niveau. À commencer par l’excellent Albert Gregor de Pavel Černoch, une interprétation évidemment idiomatique : il chante dans sa langue, mais avec une voix bien posée, forte, et un engagement scénique remarquable. Il avait déjà séduit et étonné dans Adorno à Lyon, c’est de très loin le meilleur Albert Gregor que j’ai pu entendre, il en fait un vrai personnage, ardent, vivant, à la fois plein de sève brûlante et de sensibilité et met sa voix au service de l’expression et de l’urgence.
John Lundgren en Jaroslav Prus garde plus de distances, mais c’est dans le rôle, avec un très beau timbre et une voix sonore et bien projetée : l’impression est bien meilleure qu’à Genève dans Alberich, mais il est vrai que le rôle est très nettement plus léger. Il reste que le personnage est bien campé et la performance  intéressante.
Le jeune Dean Power dans Janek est lui aussi très émouvant et très engagé en scène, le timbre de ténor est chaleureux, la voix porte, encore un bon élément de la troupe de Munich, tout comme Kevin Conners, très bon personnage de composition (sa spécialité) dans Vitek. Gustáv Beláček remporte un joli succès dans le rôle de Kolenaty, lui aussi à l’aise dans sa langue, et comme d’habitude, Tara Erraught, l’une des membres particulièrement intéressantes de la troupe de Munich, montre non seulement une voix comme toujours fraiche et puissante à la fois, mais aussi un personnage un peu décalé, très juvénile, qui s’oppose vraiment à Emilia par son style , mais qui finit par marcher sur ses traces, c’est la surprise de la mise en scène, qui soigne son tableau final (voir photo).
Enfin Nadja Michael.
On va tout lui pardonner quand on voit la performance scénique. On lui pardonne ses aigus lancés à pleine puissance, comme des ilots au milieu d’un grand manque d’homogénéité vocale, les graves détimbrés, le centre quelquefois opaque, bref, on lui pardonne les défauts d’une voix qui n’a pas l’assurance et la rondeur d’une Mattila, sublime, ou même d’une Denoke, sans parler d’une Kabaivanska qui était étonnante dans ce rôle. Elle n’a pas une voix de Diva, mais elle en a tout le reste, et elle a tout ce qui faut pour faire quand même une immense Emilia Marty, si immense qu’on en oublie ses défauts. Elle nous bluffe.
Le chœur a peu à chanter, et il le fait avec son professionnalisme habituel.
L’orchestre, en revanche, ne m’a pas convaincu. J’ai le souvenir du Janáček de Kirill Petrenko dans une Jenufa dans ce même théâtre il y a quelques années (Westbroek, Polaski, Dernesch), clair, limpide, énergique et lyrique, un Janáček comme je l’aime à la fois rutilant et profond. C’est une édition révisée que Tomáš Hanus dirige ce soir, il le fait avec énergie et dynamisme mais dès l’ouverture, il manque une couleur, il manque un peu l’éclat, voire un peu de clarté. La direction est très compacte, et j’aime dans Janáček à la fois une certaine fluidité, une générosité que je n’entends pas ici, cela sonne sans miroiter, on n’entend mal les différents pupitres, le son reste quelquefois un peu confus. Le  travail de Tomáš Hanus est loin d’être méprisable, c’est quand même son répertoire national, et il remporte un beau succès de la part du public mais ce n’est pas pour moi la direction dont je rêve pour cette œuvre, j’en reste à ce que j’avais entendu au MET par Jiři Bělohlávek,  la référence pour moi avec un orchestre à la fois urgent et lyrique.
En conclusion, cette première nouvelle production de la saison fait honneur à Munich, même si ce n’est pas pour moi une soirée totalement inoubliable : la mise en scène très travaillée est particulièrement stimulante, Pavel Černoch, Tara Erraugh et John Lundgren font un merveilleux écrin à l’époustouflante Nadja Michael, qu’on retiendra tant elle s’impose sans rivale dans une mise en scène de ce type. J’ai passé un très bon moment, très cohérent avec les manifestations d’Halloween qui agitaient la ville…mais j’avais la tête à la veille, où j’avais vécu un GRAND moment.[wpsr_facebook]

La femme victime © Wilfried Hösl
La femme victime © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: SALOMÉ de Richard STRAUSS le 29 MARS 2014 (Dir.mus: Asher FISCH; Ms en scène: William FRIEDKIN)

 

Nadja Michael © Wilfried Hösl
Nadja Michael © Wilfried Höslr.

Salomé n’est pas un rôle facile à distribuer. Il exige en effet de la part de la chanteuse un engagement physique notable, en particulier si elle exécute elle-même la danse des sept voiles, mais pas seulement. Il exige aussi une performance vocale qui sollicite tout le spectre, du grave jusqu’au suraigu. C’est pourquoi dans celles qui l’ont chanté ou enregistré, on trouve des personnalités aussi différentes que Hildegard Behrens, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Karita Mattila, Montserrat Caballé, Catherine Malfitano, plus près de nous Angela Denoke, Nina Stemme…Pour ma part, dans les disques qui nous restent, j’ai un faible pour Karajan et Behrens, sans doute l’enregistrement moderne le plus époustouflant (qui lança d’ailleurs définitivement Behrens), et dans les plus anciens, pour Ljuba Welitsch et Fritz Reiner. Ljuba Welitsch a en effet ce qui manque à bien des chanteurs, la couleur de la femme enfant, l’expression ironique de la perversion, un sens du phrasé inouï, une diction d’une incroyable clarté. La diction, pour un livret qui est dans ses grandes lignes la pièce d’Oscar Wilde me paraît indispensable, plus que dans d’autres opéras. On doit tout comprendre, tout entendre, car Salomé, c’est d’abord du théâtre.
Dans mon parcours de mélomane, j’ai rencontré quelques Salomé : évoquons pour le plaisir un soir à Pleyel où Nilsson (à 65 ans environ) avait mis à son programme scène finale du Crépuscule des Dieux et scène finale de Salomé (oui..oui..) et en bis les Hojotoho de Walkyrie.. sacrée Birgit…Elle était encore glaçante dans sa Salomé…même en concert, même avec tous ses voiles.
J’ai entendu Malfitano, qui reste pour moi la plus convaincante au niveau scénique, dans la mise en scène de Luc Bondy au temps où il faisait du très bon théâtre, enfant plus que femme, adolescente curieuse, dans son habit de petite fille…impressionnante. J’ai aussi entendu Caballé qui remplaçait au pied levé à la Scala Carmen Reppel malade lors de la première de la production de Robert Wilson, où les chanteurs chantaient en oratorio quand la trame se déroulait en arrière scène (ce qui ne pouvait que convenir à Montserrat Caballé). C’était assez stupéfiant, même si la diction n’était pas toujours au rendez-vous. On retient de Caballé le bel canto, on oublie les Sieglinde et les Salomé, on oublie qu’elle fut en troupe en Allemagne. Quant à Camilla Nylund à Bastille, elle m’avait laissé froid.
Comment décrire ma Salomé idéale ? Disons pour résumer que c’est un format Dessay avec une voix Nilsson ou Rysanek…Une jeune fille aux pantoufles en duvet de colibri(…)plus légère qu’un papillon (…)comme une âme vagabonde et semblait prête à s’envoler telle qu’elle est décrite par Flaubert dans Hérodias, un oiseau fragile d’apparence, incroyablement puissante en réalité. Pour comprendre Salomé, peut-être mieux que Wilde, il y a Flaubert qui a le don de dessiner des silhouettes aussi justes et vraies qu’un tableau impressionniste. Vous conviendrez que je ne l’ai pas encore rencontrée, cette Salomé-là, car ni Caballé, ni Nilsson, ni même Malfitano ou Stemme n’ont le format Dessay ou la fragilité d’un oiseau duveteux…
Les Stemmolâtres vont se précipiter à Zürich entendre la grande Nina : elle aura à n’en point douter la voix, mais pour le reste ? Dans un opéra où le reste justement est déterminant ? Il faudrait peut-être entendre Anja Kampe, très engagée scéniquement, format moyen et vocalité adaptée, qui a chanté le rôle à Turin.

Salomé (en 2006) © Wilfried Hösl
Salomé (en 2006) © Wilfried Hösl

Étant venu à Munich pour Boris, j’en ai profité pour voir cette reprise de Salomé, dans ce théâtre génétiquement straussien, production de William Friedkin (vous vous rappelez ? le réalisateur de L’exorciste…) créée par Angela Denoke, et donc exigeant de la part de la chanteuse une présence phénoménale, un engagement physique encore plus marquant.
Nadja Michael est l’une de ces brûleuses de planches, et aussi de voix, qui s’engage totalement dans un rôle. Elle est aujourd’hui l’une des Salomé les plus réclamées. Cette forte nature aime les rôles qui brûlent : elle fut Médée de Cherubini à Bruxelles et au TCE, les yeux s’en souviennent, certains disent méchamment, les oreilles aussi. Elle fut à Madrid Poppea: elle n’était pas la Poppea baroque au style contrôlé, mais elle était une telle personnalité qu’on pouvait (presque) tout pardonner.
Elle est une Salomé version femme fatale : si on est un prophète pur, tranquille et bougon, mieux vaut ne pas la rencontrer… Denoke montrait paraît-il sa poitrine, l’un des must de la mise en scène. Madame Michael reste à peu près correcte, mais d’emblée, elle met son corps en exposition, en robe noire fendue pour laisser passer des cuisses longues et musclées, un corps sans cesse offert, un corps d’ailleurs qui n’a rien de celui d’une adolescente perverse, mais d’une femme pleinement consciente de ce qu’elle montre et de ce qu’elle offre aux regards.

On doit reconnaître que rarement à l’opéra on a vu une artiste se mouvoir avec cette aisance, cette assurance, et chanter en même temps.
Le chant de Nadja Michael est beaucoup discuté que son physique : avec un tel engagement quelques problèmes sont compréhensibles. La voix manque d’homogénéité : elle a des graves puissants et des aigus triomphants, c’est d’ailleurs sans doute dans l’aigu qu’elle est la plus convaincante malgré un vibrato quelquefois excessif. Mais elle a des difficultés à contrôler des écarts violents et à chanter piano : il ne faut pas compter sur des notes retenues, modulées, il ne faut pas non plus compter sur une diction toujours impeccable : elle se jette dans le chant comme sur Jochanaan.
Il reste que la prestation est étonnante. On a rarement vu une telle Salomé, vibrante, violente, exigeante, imposante par la personnalité et prodigieuse de charisme : dès qu’elle apparaît, on ne voit qu’elle. Il est clair que la performance écrase les défauts, et que Nadja Michael emporte –ce n’est que justice- un immense succès.
Le Jochanaan d’Alan Held a un beau timbre, bien contrôlé, avec une diction impeccable comme souvent chez les chanteurs anglo-saxons, mais une projection qui ne permet pas de donner, notamment dans ses premières interventions cette puissance ni cette couleur d’outre-tombe qui marque tant chez certains autres interprètes du rôle. Lorsqu’il est en scène au pied de ce décor en aile de lave refroidie si impressionnante (magnifique création de Hans Schavernoch), cela va mieux, mais ce Jochanaan n’arrive pas à s’imposer vocalement surtout face à la vipérine Salomé de Nadja Michael. Une prestation de qualité, honnête sans être exceptionnelle.
Gabriele Schnaut est Herodias. Cette artiste, qui fit partie dès 1977 du Ring de Chéreau à Bayreuth, ne m’a jamais convaincu. Mezzo devenu soprano, elle reste néanmoins l’un des piliers des théâtres allemands pendant les quarante années suivantes. La voix était forte, assez puissante, mais pour moi, elle manquait singulièrement d’expressivité. La voix garde un certain relief dans Herodias, mais la mise en scène ne l’avantage pas : elle apparaît en robe longue élégante, un peu salonarde, pas très concernée et plus spectatrice que protagoniste : il est difficile d’exister face à cet Herode, Andreas Conrad, impressionnant (il était un bon Mime à Genève).

Nadja Michael/Andreas Conrad © Wilfried Hösl
Nadja Michael/Andreas Conrad © Wilfried Hösl

Son tétrarque est vraiment remarquable : personnalité, jeu sur les intonations, grande variété d’expressions, et puissance qui étonne grâce à une belle projection. Ce vrai ténor de caractère, très créatif vocalement, partage le plus gros succès de la soirée avec Nadja Michael.
Le Narraboth de Joseph Kaiser est très vaillant, ne fait pas de faute de chant, est aussi assez émouvant dans sa manière d’aborder le rôle, mais la voix est trop claire, trop petite aussi et n’arrive pas toujours à dominer le flot sonore émergeant de la fosse.  Un peu plus de puissance et il aurait été très convaincant.
Il faut aussi rendre justice aux autres rôles tous tenus par des membres de la troupe, à commencer par le page d’Okka von der Damerau, voix de mezzo nette, parfaitement audible, au grave somptueux et à l’aigu facile : ses interventions initiales sont vraiment remarquables. Les cinq juifs sont eux aussi excellents, notamment les ténors maison Ulrich Reβ et Kevin Conners. Je voudrais signaler aussi le premier soldat de Torben Jürgens, qui lui est de la troupe de Düsseldorf: très belle voix de basse, d’une grande douceur, diction d’une rare clarté, timbre particulièrement chaleureux. Artiste dont on va rapidement entendre parler à mon avis.

Salomé (en 2006) © Wilfried Hösl
Salomé (en 2006) © Wilfried Hösl

Comme c’est quelquefois le cas quand de grands réalisateurs de cinéma se mettent à l’opéra, la mise en scène de William Friedkin (qui a plusieurs mises en scène d’opéra à son actif) n’apprend pas grand chose sur la lecture du livret. Nous sommes dans une approche traditionnelle : Hérode est par exemple comparable à tous les Herode de toutes les scènes du monde, à commencer par l’archéologique production viennoise en style « Secession » de Boreslav Barlog ; cette approche très descriptive est seulement un travail sur le personnage de Salomé, qui est pratiquement toute la pièce, en en exaltant la puissance érotique, en en faisant un corps offert, mais un corps de femme, trop femme et pas assez enfant pour mon goût. Salomé a quelque chose de Lolita, et Nadja Michael  n’en a rien, strictement rien. Friedkin exploite le filon de la fascination physique et fait de cette Salomé une érotomane, ce qu’à mon avis le personnage n’est pas.
Ce qui est réussi, frappant, impressionnant même c’est le décor géométrique en cadres enchassés blancs de Hans Schavernoch, qui bouge sans cesse, en créant des espaces multiples, très bien éclairés par Mark Jonathan. Avec des ruptures : ces structures blanches, fendues au sol pour laisser passer des profondeurs la voix du prophète, qui s’ouvrent pour laisser apparaître une sorte d’aile de lave gigantesque au pied de laquelle gît Jochanaan.

Apparition de Jochanaan © Wilfried Hösl
Apparition de Jochanaan © Wilfried Hösl

C’est esthétiquement très réussi et l’œil ainsi peut regarder et écouter…
On écoute donc Asher Fisch dans une direction musicale qui sans être exceptionnelle, sans être notable, est meilleure que ce qu’on a entendu de lui dans Verdi (Don Carlo et Forza del Destino). Certes, il ne faut pas chercher dans la fosse la clarté et la manière de valoriser les instruments qu’on trouvait chez Petrenko la veille, ni sa pureté géométrique. Mais l’orchestre sonne, et Fisch propose une honnête Salomé de répertoire qui défend bien l’œuvre, même si au départ les équilibres ont eu un peu de mal à se mettre en place. Une direction sans autre couleur qu’une exécution propre de la partition, ce qui est déjà quelque chose et sans prétention au bon sens du terme. Un travail d’habile artisan.

Beau succès général, sans être triomphal : une soirée ordinaire de l’opéra de Munich, ce qui est déjà mieux que dans bien des théâtres de répertoire comparables.
Entre le magnifique Boris de la veille et cette Salomé honorable, ce fut un week-end  où le soleil était dehors et dans la salle, même si à la sortie il a fallu affronter le monde du foot qui fêtait le Bayern champion : bière, hurlements et culottes de peau…on préfère nettement la peau de Madame Michael .[wpsr_facebook]

Saluts, le 29 mars 2014 (Munich)
Saluts, le 29 mars 2014 (Munich)

THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2012-2013 : MÉDÉE de Luigi CHERUBINI le 16 décembre 2012 (Dir.Mus : Christophe ROUSSET, Ms en scène : Krzysztof WARLIKOWSKI)

Nadja MIchael – ©-Maarten-Vanden-Abeele

Depuis 1986, au Palais Garnier, les spectateurs portent dans leurs souvenirs la Médée de Cherubini incarnée jusqu’à l’incandescence par Shirley Verrett dans la mise en scène de Liliana Cavani. Depuis, nos directeurs généraux de l’Opéra n’ont pas considéré que l’œuvre valait reprise ou nouvelle production. Une erreur de plus à l’actif de ceux qui disent défendre le répertoire français. Car peut-on discuter l’appartenance de Cherubini au monde français, lui qui fut deux décennies  durant directeur du Conservatoire, lui qui eut avec Lodoïska le plus grand succès de la révolution française, lui le représentant d’un néo-classicisme musical dont la très fameuse coupole, décor de Médée de Ezio Frigerio à l’opéra (c’était une production du Comunale de Florence je crois), inspirée des coupoles en trompe d’oeil à la Andrea Pozzo se voulait une illustration, illustration d’un monde à la fois rigide et renversé, dont les lignes verticales semblaient vaciller, illustration du monde à la fois figé et renversé où évoluait Médée, l’étrangère, la colchidienne échouée dans un monde grec qui l’a bafouée et répudiée.
Combien de tragédies évoquant Médée au XVIIème, à commencer par celle de Corneille, inspirées plus ou moins de la pièce homonyme d’Euripide, chef d’œuvre parmi les chefs d’œuvres, que je vis à Epidaure avec l’immense tragédienne grecque Alika Katseli, souvenir d’adolescence resté gravé dans ma mémoire pour la vie entière: je la vois encore partir sur son char, dans la douce brise du soir, devant 14000 spectateurs médusés.
Et “ce poison que Médée apporta dans Athènes” que Phèdre cite dans son dernier monologue chez Racine fait de Médée sa sœur en passion et en destin. C’est dire que Médée ne peut échapper à une bête de scène, que ce soit Callas qui la ressuscita avec Bernstein en fosse à la Scala, ou Verrett qui s’en empara, ou plus tard la Antonacci avec Kokkos au Châtelet. C’est la première condition: au monstre qu’ est Médée, il faut l’incarnation d’un monstre des planches, et un monstre vocal pour les redoutables pièges de la partition. Bref, on peut imaginer qu’aujourd’hui elles sont bien peu nombreuses celles qui peuvent conjuguer pareilles monstrueuses qualités.
Cherubini, qui a vécu en France de 1788 jusqu’à sa mort en 1842, et qui dirigea le Conservatoire de Paris pendant vingt ans, est aujourd’hui un peu laissé de côté par les directeurs d’opéras, alors que Weber, Beethoven, Wagner, mais aussi Brahms lui vouaient une admiration sans bornes et lui ont emprunté beaucoup. A peine plus jeune que Mozart de quatre ans, il a digéré la révolution gluckiste, les évolutions mozartiennes (dont il cite des passages des Nozze di Figaro dans Lodoïska, chef d’œuvre à peine connu en France et jamais représenté scéniquement), Haydn, et par le symphonisme qu’il développe dans ses opéras ou opéras comiques (incendie dans Lodoïska,  tempête dans Médée), il est un homme du XIXème, et ce n’est pas un hasard si Weber contribue largement à sa fortune en Allemagne et si  Beethoven lui emprunte bien des motifs. Mais Brahms lui vouait un culte, au point d’être enterré avec la partition de Lodoïska sous sa tête. Trésor méconnu, auquel un chef comme Riccardo Muti s’est largement consacré, il est surtout connu aujourd’hui par Médée, opéra inspiré de la tragédie de Pierre Corneille, sur un livret de François Benoît Hoffmann.
Il paraît que ce très beau spectacle signé Krzysztof Warlikowski a été interrompu à la Première plusieurs fois par les sifflets d’un public imbécile et ignorant, que Paris sait secréter. Je trouve insupportable que ce public, supposé savoir qui est Warlikowski, vienne souffrir bruyamment et empêcher les autres de suivre normalement un spectacle. On peut évidemment siffler, mais au baisser de rideau, et non à la manière des malotrus pendant le spectacle. C’est pitoyable. Bien heureusement, la dernière fut triomphale, avec de longs applaudissements et des hurlements de joie à l’apparition du metteur en scène polonais.
Abondance de matière dans ce spectacle à qui veut en rendre compte, un moment fort, esthétiquement beau, très travaillé, tout en tension. D’abord, l’actualité récente aux Etats-Unis, avec ces enfants massacrés dans une école, non seulement montre que les monstres sont parmi nous, mais rend une glaçante actualité à la vidéo projetée sur le rideau doré du décor, elle qui montre une école, des institutrices, et un monde d’enfants qui est l’un des motifs centraux du travail du metteur en scène. Les deux enfants qui vont être massacrés jouent au proscenium pendant que le public s’installe. Ils sont en permanence sur scène, dessinant sur les murs, ballotés entre Créon, Jason, et Médée, refusant de suivre Dircé la fiancée de Jason, ils circulent parmi le chœur, et apparaissent comme des otages du drame. Un drame qui se déroule dans un décor unique, fait de verre, de miroirs sans tain, de reflets, d’échafaudages et de lumières d’une crudité à la limite du supportable. Un drame dont l’espace central est un espace tragique, assimilable à l’orchestra du théâtre grec, où évoluent chœur et protagonistes. Un espace délimité par une cloison miroir, un peu comme dans son Iphigénie en Tauride à Garnier, qui reflète chef et salle, et prolonge les jeux de perspective, notamment celle de la langue de sable qui court le centre de l’espace, sorte de no-mans land où les personnages abdiquent leur visage social pour être eux-mêmes. L’idée est assez simple, et suit exactement les mouvements de la musique : Jason en épousant Dircé choisit un destin banal, sert une ambition minable, lui qui avait vaincu des monstres en conquérant la Toison d’or. Le monde de Corinthe est un monde à l’image de cette ambition, rabougri, minable, petit bourgeois, à l’opposé de l’exigence tragique (voir les costumes des dames de la cour, dans un piteux défilé années 50, un peu à la manière de Marthaler dont Warlikowski visiblement s’inspire).  La passion de Médée est une passion en débat avec les Dieux, une exigence du tout, qui suffoque devant le choix de Jason. Ainsi Jason est-il d’emblée à la fois rejeté, mais en même temps reste désirable, et intensément désiré, comme dans les dilemmes habituels du monde tragique. Comme Phèdre qui se déteste parce qu’elle aime Hippolyte, et parce qu’elle sait en même temps qu’Hippolyte n’est pas le héros dont elle a rêvé. Elle sait qu’elle aime quelqu’un qui n’en vaut pas la peine et elle continue de l’aimer, donc elle se méprise tout en allant jusqu’au bout. Médée envers Jason n’est pas loin de cette posture. Si Jason est devenu affreusement banal, il ne vaut plus la peine d’être aimé, et pourtant elle l’aime et le désire et donc ne peut qu’aller jusqu’à la destruction suprême, celle dictée par les Dieux, pour rester conforme au mythe qu’elle se construit d’elle-même. En ce sens, en quelque sorte, tuer ses enfants est la preuve d’amour suprême, ce qu’elle peut offrir à la fois de meilleur et de pire pour correspondre à son image et à son passé. Jason est un personnage de vaudeville, Médée est une héroïne tragique.
Médée est  autre. Et Warlikowski, en la faisant surgir tout de noir vêtue, au milieu de cette pâle blancheur d’un mariage convenu, fait surgir Amy Winehouse dans la Noce chez les petits bourgeois, avec ce qu’elle traîne derrière elle de soufre, de déglingue, de marginalité, mais de sublime génie en même temps : il faut voir s’asseoir Nadja Michael pour comprendre cette irruption, de côté, sans entrée théâtrale et centrale mais latérale et presque clandestine, et qui fait néanmoins qu’on a désormais plus d’yeux que pour elle, tout sauf une desperate housewife. Elle est autre, et tous veulent l’exclure tout en subissant sa fascination. Elle ne quittera plus la scène, avec  ses jambes effilées,avec son corps tatoué omniprésent qui attire les hommes et leur fait peur, c’est l’étrangère au sens fort, avec qui on va jouer à « je t’aime je te tue », qui attire comme l’inconnu et qui effraie.
Il y a toujours un espace de l’intimité chez Warlikowski sur le vaste plateau qui fixe le déroulé du drame, cet espace, c’est cette fois une commode à gauche de la scène, sur laquelle on pose tous les symboles, dont la Toison d’or, et dans les tiroirs desquels on sort et on range les accessoires intimes et les linges. C’est de là que Médée sort la robe empoisonnée de Dircé. La fin est une trouvaille extraordinaire : Médée revient non plus en noir mais dans un pantalon d’un bleu criard et avec un teeshirt sous lequel elle dissimule quelque chose, qui la fait apparaître comme enceinte : elle vient de tuer ses enfants et redevient mère. Sous le teeshirt, les pyjamas ensanglantés des petits, qu’elle va ranger calmement dans la commode non sans les avoir soigneusement pliés, comme une maman, et son devoir de mère accompli,  elle fume une cigarette, et rentre sur le plateau sur lequel est tombé le lourd rideau de fer doré. On entend une explosion. Fin. Grandiose.
A cette production très attentive, aux éclairages magnifiques (la vidéo qui court sur les artistes du chœur à la fin semblant les habiller est un moment étonnant) aux exigences très pointilleuses en matière de jeu correspond une réalisation musicale moins convaincante, mais néanmoins honorable.
D’abord, le choix de proposer cette œuvre exécutée par un orchestre sur instruments anciens, au son mat, sans vraie réverbération, même remarquable comme ce soir (il paraît que ce ne fut pas toujours le cas cette semaine) fait à mon avis perdre tout le côté « musique de l’avenir » de la musique de Cherubini. Cette musique dont le symphonisme a un caractère évident, me paraît mieux sonner « symphonique » avec un orchestre ordinaire. Je ne vois pas ce qu’apporte de plus ce choix, même si le rythme, le dramatisme, le halètement tragique sont présents. Christophe Rousset mène tout son monde avec un tempo très rapide (l’ouverture !) et de forts contrastes aussi bien dans les rythmes que dans le volume sonore.
Les chœurs de Radio France sous la direction de Stéphane Petitjean sont nobles à souhait même si on préfèrerait peut-être plus de volume.

Médée et Jason

La distribution dans l’ensemble m’est apparue plutôt pâle, notamment dans les rôles de complément: les servantes de Ekaterina Isachenko ou Anne-Fleur Inizan par exemple, ou même la Dircé de Elodie Kimmel, problématique en ce dimanche (certains amis ayant vu d’autres représentations soutenaient qu’elle a été meilleure), avec ses aigus criés, son manque d’homogénéité dans la ligne de chant, son grave inexistant.
Vincent Le Texier promène toujours son timbre chaud, et sa présence naturelle et donne à Créon une vraie humanité, en positif comme en négatif. Le Jason de John Tessier est totalement inexistant, mais c’est aussi le rôle qui le veut mais la voix, dont le timbre est assez joli, ne sort pas vraiment: aucune présence dans les ensembles ni dans les duos.
Reste la jeune Varduhi Abrahamyan, Néris vraiment émouvante, au timbre de velours, chantant avec vrai engagement et véritable intensité : elle existe, elle, et pleinement…rappelons qu’aux côtés de Callas on avait trouvé une Néris qui débutait et qui fit une carrière assez intéressante, elle avait nom Teresa Berganza.
Et puis il y a Nadja Michael, bête de scène, à la présence naturelle grâce à un corps magnifique, que Warlikowski fait bouger vraiment beaucoup ( trop sans doute) et qui par son timbre sombre, la manière de colorer la voix, le volume, l’homogénéité, fait vraiment la différence, malgré des faiblesses de justesse et une absence de rigueur stylistique que la composition du personnage masque Si le personnage voulu par Warlikowski est autre, la voix l’est également : un volume très large, des aigus quelquefois un tantinet criés mais dans l’ensemble dominés , qui fait incontestablement la différence entre tout le reste de la distribution et elle. Tout le premier acte est assez gluckiste dans la couleur, aimable, sans grande originalité : dès qu’elle entre en scène, c’est un tout autre enjeu, une tout autre partition et la voix est d’un tout autre niveau. Certes, on pourrait souhaiter une diction quelquefois plus claire, et de l’expression plus marquée, mais toute la distribution s’efforce de chanter le français et de le dire, sans vraiment y réussir dans ces dialogues modernisés remplaçant les dialogues originaux évidemment démodés, où Krzysztof Warlikowski et Christian Longchamp font dire aux personnages un texte neuf qui correspond à l’analyse psychologique qu’ils ont voulu faire passer, mais qui ne correspond pas forcément toujours à l’effectivité de la situation, d’où un sentiment quelquefois de décalage entre le texte et le chant accentué par l’amplification du dialogue,  marque de “l’actualisation”, mais que je trouve singulièrement dérangeant et inutile, sauf à faire de l’effet sur certains mots: sexe, sperme; là on est un peu dans la mode. Autre décalage, voulu lui aussi, celui du début du second acte, où l’on entend « Oh, Carol ! » de Neil Sedaka (1958), certaines oreilles sensibles n’ont paraît-il pas supporté cette intrusion sacrilège d’une musique profane dans le bel ordonnancement sacré de l’opéra. Dans le contexte cela fonctionnait assez bien, inutile donc de pousser des cris d’orfraie.
Tout ce bruit autour du scandale supposé d’une production déjà ancienne (Amy Winehouse était en vie lors de la première de Bruxelles) est encore une illustration du « Much ado adout nothing ». C’est une belle production, mais pas forcément la meilleure de Warlikowski, dont on a en tête le très beau Parsifal ou le Roi Roger. Ce travail cependant  fait honneur au théâtre et confirme la place éminente de Warlikowski dans le paysage théâtral d’aujourd’hui.  Il nous reste à attendre une production sur instruments modernes, avec une distribution plus équilibrée à l’Opéra peut-être. Il reste que l’après-midi a été fructueux, que cette musique est vraiment stimulante, et belle, et profonde, et qu’elle mérite mieux qu’une notice dans une encyclopédie et une poignée de spectateurs braillards.
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TEATRO REAL MADRID 2011-2012: POPPEA E NERONE de Claudio MONTEVERDI (orchestration Philippe BOESMANS) le 16 juin 2012 (Dir.mus: Sylvain CAMBRELING, Ms en scène:Krzysztof WARLIKOWSKI)

Le décor de Malgorzata Szczesniak

“L’incoronazione di Poppea” de Claudio Monteverdi est une œuvre dont on a retrouvé trace en 1880, puis en 1930. Des traces confuses, pas toutes de la main de Monteverdi,  même le magnifique duo final ! Dans les manuscrits de 1646 et 1651 parvenus, il ne reste que la basse continue et les indications sur les voix, mais quasiment rien sur l’instrumentation. Autant dire que voilà une œuvre laissée au champ clos des débats d’éditeurs.
Nikolaus Harnoncourt a fait une proposition au début des années 70 qu’on retrouve dans son premier enregistrement (1972) et l’on sait quel rôle il a tenu dans le retour à l’authenticité des œuvres du répertoire baroque.
En1978, l’Opéra de Paris avait choisi l’édition de Raymond Leppard, semi-romantique, dont on parle très peu de nos jours, et avait aussi choisi d’aller à rebours de la mode “baroqueuse” naissante et de distribuer le chef d’œuvre de Monteverdi avec des chanteurs wagnériens: Gwyneth Jones (Poppea), Jon Vickers (Nerone), Christa Ludwig(Ottavia), Nicolai Ghiaurov(Seneca), Valerie Masterson (Drusilla). Richard Stillwell(Ottone), le tout dirigé par Julius Rudel. Il en existe un enregistrement pirate en vente sur internet.
Je n’ai jamais oublié le duo final qu’on a sur youtube (une retransmission télévisée en avait été faite) d’une suavité incroyable. Inoubliable moment à donner le frisson qui m’a fait entrer dans Monteverdi par un biais aujourd’hui tellement discuté, mais qui m’a fait percevoir l’extraordinaire modernité de l’œuvre. Jones et Vickers restent pour moi, à jamais Nerone et Poppea. Comment Vickers a pu rendre à la fois la fragilité et la monstruosité de Néron reste pour moi un objet de stupéfaction.
La question est celle de la modernité, est celle du dialogue du passé et du présent, sur une oeuvre qui a tant donné pour le futur de l’opéra: c’est bien elle qui invente l’aria, c’est bien elle qui invente aussi la psychologie à l’opéra, l’épaisseur des personnages qui ne sont pas seulement des machines à notes ou à vocalises et acrobaties. Aussi comprend-on la citation d’Albert Einstein mise en exergue dans la représentation madrilène: “La différence entre le passé, le présent et le futur est seulement une illusion persistante. Le temps n’est pas ce qu’il paraît être, il ne coule pas dans une seule direction et le futur existe simultanément avec le passé.”
C’est cette citation qui porte la réalisation de ce spectacle, musicalement comme scéniquement. Aussi la tentative de Philippe Boesmans de réorchestrer “L’incoronazione di Poppea” en mélangeant instruments anciens, modernes, et contemporains (on y trouve aussi bien piano et  clarinette que le synthétiseur qui reproduit des sons d’instruments anciens aussi présents dans l’orchestre) et s’appuyant sur la Klangfarbentheorie de Webern.
On sait aussi l’intérêt de beaucoup de compositeurs contemporains (Boulez) pour la musique de l’époque (Gesualdo par exemple): c’est donc un effort pour montrer la modernité de Monteverdi et surtout la possibilité de l’adapter ou de le colorer  qui a été ici produit, sur une idée qui date tout de même des années Mortier à La Monnaie, puisque “L’incoronazione di Poppea” version Boesmans, a vu le jour en 1989 dans une mise en scène de Luc Bondy. Gérard Mortier reprend la même démarche, avec un metteur en scène clairement contemporain, et en demandant à Boesmans de reprendre sa partition, à laquelle il a apporté des modifications. Le titre “Poppea e Nerone” oriente clairement vers l’histoire d’un couple, et non celle du seul trajet d’une ambitieuse comme le laisse penser “L’incoronazione di Poppea”.
Les productions pilotées par Gérard Mortier laissent rarement indifférentes, car elles posent souvent des questions du monde d’aujourd’hui en instrumentalisant des œuvres qui n’en peuvent mais: !e travail de Johan Simons sur Boccanegra à Paris avait été très critiqué par exemple. Et on retrouve dans la saison 2012-2013 à Madrid, un Boris Godunov qui ouvrira la saison mis en scène par le même Johan Simons,  un metteur en scène qui aime méditer sur le pouvoir et ses dérives, ce qu’a fait Dimitri Tcherniakov avec Macbeth, repris aussi à Madrid l’an prochain, en faisant de Macbeth et Lady Macbeth une sorte de couple Ceaucescu bis.
A tout prendre, à la fadeur de choix consensuels, je préfère les aventures, lorsqu’elle sont intelligemment menées, même si elles aboutissent à des échecs. Warlikowski, à Garnier et Bastille , avec “Iphigénie en Tauride” et surtout “L’affaire Makropoulos” (moins “le Roi Roger” pour mon goût) avait vraiment porté sur les œuvres une réflexion et une analyse d’aujourd’hui. Gérard Mortier aime que l’opéra soit dans le débat du monde, et non dans la seule nostalgie du passé, ou dans la fossilisation. Ses saisons proposent souvent des problématiques, et en ce sens, elles stimulent, font réagir: c’est sa manière de faire du marketing.  C’est toujours mieux que des saisons  où le marketing prend la seule place restante (toute allusion à un grand opéra des bords de Seine ne serait que fortuite, bien entendu).
Ainsi cette réorchestration d’aujourd’hui tire une ligne de force et de cohérence à travers le temps et mélange les apports des différentes époques: il y a des sons anciens, des sons d’aujourd’hui, des sons wagnériens, notamment dans l’utilisation des cuivres qui se superposent et qui proposent une couleur originale à la partition. Aucun problème de légitimité vu l’histoire de l’œuvre et son étonnante élasticité et capacité à s’adapter.  Le projet est évidemment donné à discuter, car à cette orchestration d’aujourd’hui correspond une mise en scène très tendue de Krzysztof Warlikowski, qui pose au fond la même question que Pasolini dans “Salo’ ou les 120 journées de Sodome”: le fascisme, le totalitarisme sont des terreaux pour un bouleversement de toute morale, de tout sentiment, pour un glissement du plaisir vers le mal, pour une explosion de toutes les catégories sociales et humaines, pour une grande cérémonie funèbre qui enterre l’humain.

Au centre de la réflexion ici, la présence du philosophe Sénèque, dont les enseignements moraux n’ont pas réussi à porter Néron vers “le bien” et qui vit une insupportable contradiction. Si la philosophie ne porte pas le monde vers le bien et n’empêche rien, faut-il philosopher, faut-il simplement vivre? Question qui fut de Sénèque, mais qu’on peut aussi retrouver au moment du nazisme, qui séduisit tant d’intellectuels (ceux des français qui s’engagèrent dans la Waffen SS étaient plutôt des étudiants instruits) et où l’on connaît les positions ambiguës de Heidegger, voire de Gadamer.. Question plus générale qui peut se résumer ainsi: l’école et la culture empêchent-elles la  barbarie? On connaît la réponse, hélas.
Comment s’étonner de voir Jonathan Littell faire partie de l’équipe intellectuelle du projet, lui qui a posé dans “Les Bienveillantes” cette question cruciale de la superposition de la normalité la plus banale et de la barbarie la plus haute sans qu’on y sente une contradiction.
Comment s’étonner aussi de voir alors ajouter un nouveau prologue, théâtral, où un grand philosophe dans une salle d’une université prestigieuse fréquentée par la future “élite de la nation” et les futurs gens de pouvoir, qui ont nom Ottone, Nerone, Drusilla, exprime ses doutes sur ce que la philosophie n’arrive pas à donner de réponses claires au monde et annonce au fond l’échec du philosophe devant le monde. Dans ce décor monumental clairement  mussolinien  de la complice (avec l’éternel lavabo sur la gauche, où l’on se lave, où l’on se regarde au miroir) sont alignées des tables de travail d’étudiants, qui vont disparaître ou être mises de côté dès le début de l’opéra. A leur place, à la place des étudiants, de jeunes hommes au corps glabre et blanc, terriblement blanc, s’entraînent, tantôt torse nu, tantôt dans un uniforme noir de miliciens: ils seront là, au fond, sur les côtés, en permanence, comme une sorte d’obsession pendant les 4 heures que durent le spectacle, s’entraînant, dansant, torturant, observant.

Miss Virtud Miss Fortune et Mister Love

Le philosophe resté seul, s’écroule désespéré, et les personnels de nettoyage se transforment en Miss, avec tout l’attirail des Miss, il y a Miss Virtud , Miss Fortune, et Mister Love: ils vont concourir devant le corps étendu du philosophe (Sénèque) rendu impuissant devant ce combat. Voilà le prologue réel de l’opéra qui prend un sens aigu face à la situation. Ces figures modernes de notre quotidien, et de notre vacuité, les Miss, portent vertu, fortune et amour comme des oripeaux banalisés et dégradés du monde. Mister Love est un contreténor, introduisant ce qui va être un des points cruciaux de toute la production, le mélange des genres, masculin, féminin, entre deux:  qui est qui,  devant la violence du monde. Et la musique permet ce mélange: Ottone est aussi un contre ténor, la nourrice Arnalta est chantée par un ténor (déjà dans l’original) habillé tantôt en homme tantôt en femme (à la fin).  Mercure qui vient annoncer la mort de Sénèque est vêtu comme un p’tit gars des banlieues -“survêt”, capuche-(c’est assez cohérent avec le rôle du dieu Mercure dans la famille divine -).
C’est bien vers destruction des identités que la violence et la monstruosité nous mènent, destruction de la jeunesse aussi: l’épilogue  insiste sur le jeune âge des protagonistes et leur mort précoce: Néron, Poppée, Othon, Octavie.
Warlikowski met le tout en cérémonie, car la lenteur du spectacle en fait une cérémonie funèbre, d’une sorte de long naufrage généralisé.

Nerone(en robe,à gauche) et Poppea (à droite)

Même le mariage final entre Poppea et Nerone est inversé, c’est Poppea qui est en smoking et Nerone en robe de mariée,  porte le bouquet.
Dans ce monde authentiquement perverti, l’usage du sport – oh combien glorifié par les totalitarismes, oh combien complice des totalitarismes- est souligné: corps superbes qui s’entraînent, porteurs de flamme (olympique?) sortis d’un film de Leni Riefenstahl, rameurs qui font de l’aviron entourant Ottavia conduite en mer pour y être noyée, Acropole y est repris en vidéo à côté du stade de Berlin rempli de jeunes hitlériens. Oui, le sport aussi est véhicule idéologique (voir l’usage qu’on en fait aujourd’hui, dans notre société totalitaire soft)
Warlikowski contextualise donc avec une effrayante logique l’histoire de Poppea et de Nerone comme celle non plus d’un monstre naissant, comme chez Racine, mais d’un monstre amoureux, où l’amour entre Poppea et Nerone est vu exclusivement sous l’angle de l’attirance physique et de l’ambition. Poppea confiée à Nadja Michael, superbe corps qu’elle exhibe avec ostentation, accentue l’invasion du physique dans le couple, dès la première scène où ils entrent couchés, et s’entrelaçant, elle en toute petite tenue, lui en sous vêtements très adhérents, pantalon ouvert. La présence physique des corps est obsédante, les tortures typiquement sadiennes (viols, humiliations par les gymnastes en arrière scène).
Les autres femmes sont très en retrait face à Poppée: Ottavia entre en scène en se tenant le ventre comme si elle était enceinte, mais elle essaie de vivre les douleurs de l’enfantement, elle fait semblant, et son ventre est un postiche enlevé par la nourrice. La scène est superbe: le public sent qu’elle ne peut lutter contre la superbe Poppée, elle toujours en noir, déjà en deuil d’amour.
Nerone, en costume de milicien, chemise noire, cravate noire, perruque blonde platinée ne quitte ce costume que pour la robe de mariée.
Au milieu, Seneca, avec ses contradictions, ne peut rien empêcher et ne peut que désirer la mort, que lui apporte Mercure, puis l’envoyé de Nerone: alors (autre bonne idée) il trinque avec ses amis sorte de dernière rencontre rythmée et presque joyeuse au lieu du lamento habituel.

L’image du duo final, sur une barque où amour et son double à quatre pattes constituent le siège où s’assoient Poppea et Nerone qui chantent le sublime duo avec tous les personnages qui viennent derrière les célébrer est très forte, quand sur l’écran apparaît l’épilogue qui raconte les destins violents de tous les héros.
En essayant de rendre le foisonnement d’idées de la mise en scène, toutes justes et fortes, je dois aussi dire combien la dramaturgie de l’œuvre pèse en même temps, successions d’arias, avec un lent tempo: l’action peut sembler s’étirer et distiller l’ennui. Il y a des moments où la tension peut s’affaisser mais jamais chuter. D’autant que musicalement cela tient la route.
Au mélange des sexes, mélange des genres, mélange du temps correspond un mélange des styles: on a une Poppea résolument moderne, avec une voix forte, très forte quelquefois, qui fait peu d’efforts pour s’adapter au style monteverdien; qu’importe, ce style un peu froid convient au rôle et à ce qu’en fait le metteur en scène. Charles Castronovo qui est souvent pâle en scène(voir Traviata à Aix) réussit ici à imposer l’ambiguïté du personnage, sa monstruosité, mais aussi une certaine tendresse servie par la chaleur de son timbre. c’est la première fois que je trouve ce chanteur intéressant. J’aurais aimé un duo final plus senti, plus romantique peut-être (souvenir de Jones/Vickers) mais ici le tempo est volontairement plus rapide, et les timbres un peu froids: cela convient bien aux intentions de la mise en scène: quel sens sinon un sens cynique donner à ce duo d’amour d’un couple qui finira par un coup de pied de Néron dans le ventre de Poppée enceinte?

Willard White Maria Riccarda Wesseling et Sylvain Cambreling

Le rôle de Seneca convient à l’état actuel de la voix de Willard White et il remporte un gros succès, il est une véritable incarnation du philosophe et sa présence est toujours très forte, il est un “personnage” qui envahit la scène dès qu’il pénètre sur le plateau.
De même l’Ottavia de Maria Riccarda Wesseling au beau chant, bien timbré, à la chaude voix de mezzo et qui arrive par le chant et le geste à être l’opposé de Poppea, une figure de la lassitude et du malheur qui finit par ennuyer, de cet ennui qui pousse à l’indifférence. Remarquable la Drusilla de Ekaterina Siurina, d’une grande fraîcheur et un beau contrepoint à Poppea, la voix est séduisante, magnifiquement posée, intense.
L’Ottone du contreténor William Towers est très correct, mais sur le chant pur je lui préfère le timbre de Serge Kakugji, autre contreténor qui chante “Amour”.
Signalons aussi la Nourrice d’Ottavia de Jadwiga Rappé, qui campe un vrai personnage et qui en plus a une voix de contralto forte et une belle couleur sombre et l’autre nourrice, Arnalta, chantée par José Manuel Zapata qui en fait une jolie composition, quand il est vêtu en homme comme en femme, mais au chant quelquefois approximatif et pas aussi assuré que les autres : des aigus tirés, des passages pas très propres. Signalons enfin le Lucano de Juan Francisco Gatell, joli ténor, Elena Tsallagova et Lyubov Petrova, parfaites en Fortuna et en Virtud,  et le couple Page/Dama Hannah Esther Minutillo/Elena Tsallagova en couple de jeunes marginaux.
La direction de Sylvain Cambreling a remporté un beau succès (à Paris, il aurait sans doute été hué…), elle est très attentive aux contrastes, très précise et clarifie bien la partition. Cette Poppea lui va bien, et va tout aussi bien au Klangforum de Vienne dans la fosse sans aucune scorie, avec un son clair et une belle couleur, malgré des moments qui peuvent surprendre.
Au total, une soirée vraiment intense, avec de légères chutes de tension, mais qui est une belle expérience de musique et de théâtre: le spectacle ne laisse pas indifférent, le propos est juste, le rythme cérémoniel et froid,  l’ambiance sadienne (comme chez Pasolini), le malaise évident. Offerte à une salle dont certains ont connu le franquisme, cette œuvre prend aussi sens devant un public venu assez nombreux (la salle n’est cependant pas pleine) qui l’accueille globalement avec chaleur (quelques buhs quand Warlikowski vient saluer) .
On verra cette production à Montpellier qui la coproduit, et elle reste affichée jusqu’au 30 juin. Avis aux amateurs.