Leoš Janáček est devenu populaire dans les programmes d’opéra, depuis une trentaine d’années. Auparavant, on jouait essentiellement et rarement Jenufa. C’est d’ailleurs avec Jenufa que Janáček est rentré à l’opéra de Paris en 1980 pour 8 représentations ; une œuvre curieusement jamais reprise, ni jamais reproposée depuis, alors que L’Affaire Makropoulos dans la production de 2007 de Krzysztof Warlikowski a déjà été reprise deux fois.
C’est que sans doute la trame de L’Affaire Makropoulos a quelque chose d’étrange qui attire et le public et les metteurs en scène. Une histoire un peu fantastique qui est aussi une histoire de Diva, voilà de la bonne nourriture pour le lyrique.
J’ai vu L’Affaire Makropoulos pour la première fois à Turin, en italien, en 1993, dans une mise en scène très stimulante de Luca Ronconi et des décors fabuleux de Margherita Palli, qui avait composé pour l’occasion des bibliothèques infinies dont les photos rendent mal la magie. Je tiens Margherita Palli comme l’une des plus géniales décoratrices des 40 dernières années. Elle est peu connue en France, mais fait partie des décorateurs italiens de référence de ces années là comme Luciano Damiani ou Gae Aulenti. L’intérêt résidait aussi dans le choix de Ronconi de mettre en scène et l’opéra, et en même temps la pièce de Karel Čapek au Teatro Carignani de Turin dont il était alors le directeur .
L’orchestre était dirigé par Pinchas Steinberg et notamment interprétée par le jeune José Cura et Raina Kabaïvanska dans le rôle d’Emilia Marty.
Le travail de Ronconi portait sur les lieux et les circuits du savoir, sur la mémoire, sur le théâtre aussi, comme presque toujours dans son travail.
J’ai vu ensuite la production de Warlikowski deux fois, à Paris et à Madrid, les deux avec Angela Denoke. Le choix cette fois-ci était de traiter de « Diva » au cinéma avec ses allusions magnifiques à Marilyn Monroe et à King Kong.
Enfin, j’ai vu en 2012 à New York la production assez impressionnante, et très classique d’Elijah Moshinsky, merveilleusement dirigée par Jiři Bělohlávek avec la non moins merveilleuse Karita Mattila, j’y écrivai dans ce blog : « L’Affaire Makropoulos, naît en 1922, quelques années après ce sera la Lulu de Pabst, en 1929, puis celle de Berg commencée en 1929 et inachevée. Ce sera aussi la Turandot de Puccini, en 1926. Autant d’histoires de femmes fatales, fatales aux hommes, et ici fatale aux hommes et fatale au temps.
Il est clair que pour jouer une Diva, il faut une Diva, c’est à dire non seulement quelqu’un qui ait une voix, et quelle voix!, mais aussi qui dès son apparition capte le regard du spectateur. Angela Denoke est de celles là, et Karita Mattila aussi, bien évidemment. »
Et je rajouterai dans la série des Divas l’évidente Nadja Michael phare de la production munichoise : elle est celle qui nous capte, qui nous fascine, qui nous éblouit et nous éberlue dès le départ, vêtue plus en Madonna qu’en Diva d’opéra, dans une mise en scène qui travaille beaucoup plus sur la fascination érotique de la chanteuse: son déshabillé du 2ème acte, qui laisse voir son corps nu entre les plis de l’habit en dit long sur la manière dont on traite dans cette mise en scène la relation au corps, comme l’avait fait Vitez jadis dans Britannicus où toutes les nudités perçaient sous les toges. C’est cette fascination érotique qui prime, plus que le « Divisme » proprement dit, sauf peut-être au 3ème acte.
Au contraire des autres productions que j’ai pu voir de cette oeuvre, Árpád Schilling a choisi ici l’épure et la suggestion, concentrant l’action dans un décor essentiel construit sur une tournette, composé de deux énormes murs, en marbre noir (pour le cabinet du Dr Kolenaty), au premier acte, recouverts de plaques isolantes, comme dans un studio d’enregistrement pour le deuxième . Seul le troisième acte fait volontairement spectacle et se veut construit comme tel.
Árpád Schilling, dont on connaît le travail passionnant au théâtre et qui a compté parmi les très grands espoirs du théâtre européen, a voulu, dans un travail apparemment très hiératique travailler sur des signes : trois signes forts constituent l’ambiance construite par son décorateur habituel Márton Ágh : au premier acte un mur de chaises de tous styles de mobilier de bureau figurant le temps passé, l’accumulation, mais aussi les choses jetées, abandonnées, recouvertes par le temps comme des couches archéologiques, au second acte un sol jonché de fleurs, les coulisses du théâtre étant suggérées par la présence de deux machinistes (bien réels) qui accrochent le mur de chaises vu de derrière (des coulisses donc) pour le faire remonter vers les cintres, un plateau abandonné, livré aux machinistes et au personnel de nettoyage qui balaie les fleurs, ultime survivance du triomphe de la soirée, mais qu’on jette aussi en attendant la prochaine représentation, troisième signe au troisième acte, un podium qui devient mausolée, où Elina Makropoulos va se faire fouetter d’abord, puis gésir sous le regard de son public en adoration.
Tout le plateau est recouvert de ce qu’on croit être de la neige, en réalité, des chutes de papiers d’archives passées au destructeur de bureau, un océan de mémoire passé au broyeur, que seule Elina Makropoulos va faire revivre, c’est là qu’on cherche les dossiers de Kolenaty, les papiers de Prus, c’est là les bribes de passé qui remontent peu à peu à la surface.
Bien sûr, Emilia Marty est la figure centrale, elle se tient d’ailleurs presque sans discontinuer au centre du dispositif, elle trône, tandis que les autres personnages entrent et sortent, elle est celle qu’on vient honorer, qu’on vient voir, qu’on vient solliciter pour une photo, pour quelques moments érotiques, pour réveiller des souvenirs,
comme le vieil Hauk Šendorf, émergé d’un lointain passé du temps où Emilia Marty était Eugenia Montez, chanté par un vieux souvenir d’opéra lui-même, Rainer Goldberg, qui devait chanter Siegfried dans la production Solti/Hall de Bayreuth en 1983, mais qui n’alla pas au delà d’une générale dramatique pour lui. Sa carrière ne s’en est pas relevée . C’est lui aussi une sorte de trace des labyrinthes de la mémoire lyrique.
Kristina ou Krista est (à part les tout petits rôles tenus par Heike Grotzinger et Rachel Wilson) le seul autre rôle féminin, un espoir du chant, chanté par cet authentique espoir qu’est la très bonne mezzo Tara Erraught, et qui arrive au premier acte sur scène des cintres, vêtue en libellule des dessins de Walt Dysney, une sorte de lointaine Fée Clochette ou l’Evinrude de Bernard et Bianca, renvoyant ainsi toute l’histoire dans une brume poétique, dans le monde des contes ou des récits fantastiques.
Árpád Schilling souligne ainsi son intervention un peu surprenante et presque incongrue dans le premier acte, où elle tombe comme du ciel, dans un monde où elle n’est pas en théorie admise : il n’y a que des hommes sur le plateau.
Car c’est bien l’une des questions fortes de cette mise en scène que le ballet des hommes en besoin, pour ne pas dire en rut devant la Diva.
Gregor (Pavel Černoch) par exemple n’en peut tellement plus qu’il se tient ostensiblement le sexe. Les hommes entrent et sortent de l’ombre, de tous âges : le jeune Janek, petit ami de Krista, mais fasciné par Emilia, Albert Gregor qui dit-il a 34 ans, Jaroslav Prus plus mûr mais tout aussi en besoin, puisqu’il négociera le papier précieux d’Elina (en fait la recette de l’élixir de vie) contre une nuit d’amour, et enfin le vieillard Hank Šendorf ; parallèlement à ces hommes travaillés par un désir irrépressible, l’avocat Kolenaty (Gustáv Beláček) et l’excellent Kevin Conners (de la troupe) en Vitek, père de Krista assistent à ce ballet, un peu désemparés, un peu extérieurs. Chacun à un titre ou un autre veut croiser la Diva qui joue avec la mémoire, les souvenirs, les affaires, les autographes. Ce ballet des désirs masculins se heurte à l’ambiguïté d’Emilia, dont Schilling fait d’abord un corps : quelle autre chanteuse – Denoke peut-être ?- pourrait entrer dans cette mise en scène qui semble construite autour de Nadja Michael et de son physique ?
Un corps sans cesse mis en valeur, dès le premier acte, blouson de cuir et pantalon moulant (je l’ai dit, une sorte de Madonna), au second en déshabillé (au sens propre) très ouvert, et au troisième en dessous recouverts d’une fourrure, un peu comme les prostituées de certains bois. Un corps qui d’une certaine manière efface l’individu qu’il renvoie au rang de projection des fantasmes masculins, une victime en sorte, une lointaine parente de Marie (sans doute le rapprochement naît-il des Soldaten vus la vieille) une victime qui finira fouettée sur l’autel de l’adoration masculine.
Schilling règle avec beaucoup d’efficacité ce ballet, et surtout cette indifférence apparente d’Emilia, sauf à quelques moments avec Gregor et plus encore avec Hauk Šendorf le vieillard sorti des brumes du souvenir ; elle traverse avec indifférence, mais son maquillage coule des larmes qu’elle verse.
Que dire de Nadja Michael sinon qu’elle interprète sublimement son personnage : c’est une actrice consommée, douée d’une présence insensée et inimaginable qui ne cesse de focaliser l’attention. Certes, Schilling en fait une sorte de Sex Symbol offert au plateau et à la salle et ce rapport ambigu conduit toute l’intrigue, il essaie de faire en sorte que le spectateur ait la fascination directe que les personnages ont pour elle. C’est évidemment réussi.
Mais au delà du regard sur la femme fatale qui passe indifférente sur tous ces hommes, pour qui même la mort du jeune Janek est passée par profits et pertes d’une vie trop longue qui a perdu son sens, Schilling a beaucoup soigné les tableaux de la fin, où redevenue Elina Makropoulos, la Diva constate la vacuité que serait un prolongement de sa vie et s’offre en sacrifice: on organise donc autour d’elle une sorte de divinisation en trois temps :
– la femme perdue pour le monde en fourrure et dessous sur son podium qui décide de renoncer
– la femme qu’on fouette : les infirmiers venus chercher le vieil Hauk Šendorf, deviennent des sortes d’officiants d’une boite SM et la Diva au centre d’une sorte d’autel –tombeau est fouettée : elle est victime réelle du monde et non la femme provocante et fatale. Elle prépare sa montée au ciel, sorte de supplice d’une vie de Saint (on pense presque à Saint Sébastien)
– La femme qu’on divinise dans une sorte de cérémonie païenne, sous les fleurs et sous les regards des hommes : la femme est morte, elle est désormais authentiquement Diva.
La Diva est morte, vive la Diva, puisque d’une part le monde a besoin de s’investir dans des images lointaines et qui font rêver, et puisque Krista, loin de déchirer comme dans le livret la recette de l’éternelle jeunesse qu’Emilia lui a transmise, la prend à son compte et la brandit, telle une statue de la liberté, debout sur le monument d’Emilia divinisée, et s’élève non –dans les cieux, mais dans un paysage glacé dont elle est le centre solitaire . Syndrome de l’Antonia des Contes d’Hoffmann…
Au total, si les hommes ont eu raison d’Emilia, la vision donnée de la femme, dévorée par le désir (de chanter ? de jeunesse ? de séduction ?), n’est pas non plus exempte d’ambiguité.
Voilà une production dont la force n’atteint pas Warlikowski, mais qui tient bien la scène, avec des images intéressantes, une très belle gestion des personnages, une conduite des acteurs d’une efficacité consommée, une géométrie soignée des mouvements, mais qui a besoin pour exister d’une Nadja Michael ou de son clône. Ou alors, il faudra qu’ Árpád Schilling refasse une mise en scène.
Musicalement, on peut se louer de l’homogénéité d’un plateau de très bon niveau. À commencer par l’excellent Albert Gregor de Pavel Černoch, une interprétation évidemment idiomatique : il chante dans sa langue, mais avec une voix bien posée, forte, et un engagement scénique remarquable. Il avait déjà séduit et étonné dans Adorno à Lyon, c’est de très loin le meilleur Albert Gregor que j’ai pu entendre, il en fait un vrai personnage, ardent, vivant, à la fois plein de sève brûlante et de sensibilité et met sa voix au service de l’expression et de l’urgence.
John Lundgren en Jaroslav Prus garde plus de distances, mais c’est dans le rôle, avec un très beau timbre et une voix sonore et bien projetée : l’impression est bien meilleure qu’à Genève dans Alberich, mais il est vrai que le rôle est très nettement plus léger. Il reste que le personnage est bien campé et la performance intéressante.
Le jeune Dean Power dans Janek est lui aussi très émouvant et très engagé en scène, le timbre de ténor est chaleureux, la voix porte, encore un bon élément de la troupe de Munich, tout comme Kevin Conners, très bon personnage de composition (sa spécialité) dans Vitek. Gustáv Beláček remporte un joli succès dans le rôle de Kolenaty, lui aussi à l’aise dans sa langue, et comme d’habitude, Tara Erraught, l’une des membres particulièrement intéressantes de la troupe de Munich, montre non seulement une voix comme toujours fraiche et puissante à la fois, mais aussi un personnage un peu décalé, très juvénile, qui s’oppose vraiment à Emilia par son style , mais qui finit par marcher sur ses traces, c’est la surprise de la mise en scène, qui soigne son tableau final (voir photo).
Enfin Nadja Michael.
On va tout lui pardonner quand on voit la performance scénique. On lui pardonne ses aigus lancés à pleine puissance, comme des ilots au milieu d’un grand manque d’homogénéité vocale, les graves détimbrés, le centre quelquefois opaque, bref, on lui pardonne les défauts d’une voix qui n’a pas l’assurance et la rondeur d’une Mattila, sublime, ou même d’une Denoke, sans parler d’une Kabaivanska qui était étonnante dans ce rôle. Elle n’a pas une voix de Diva, mais elle en a tout le reste, et elle a tout ce qui faut pour faire quand même une immense Emilia Marty, si immense qu’on en oublie ses défauts. Elle nous bluffe.
Le chœur a peu à chanter, et il le fait avec son professionnalisme habituel.
L’orchestre, en revanche, ne m’a pas convaincu. J’ai le souvenir du Janáček de Kirill Petrenko dans une Jenufa dans ce même théâtre il y a quelques années (Westbroek, Polaski, Dernesch), clair, limpide, énergique et lyrique, un Janáček comme je l’aime à la fois rutilant et profond. C’est une édition révisée que Tomáš Hanus dirige ce soir, il le fait avec énergie et dynamisme mais dès l’ouverture, il manque une couleur, il manque un peu l’éclat, voire un peu de clarté. La direction est très compacte, et j’aime dans Janáček à la fois une certaine fluidité, une générosité que je n’entends pas ici, cela sonne sans miroiter, on n’entend mal les différents pupitres, le son reste quelquefois un peu confus. Le travail de Tomáš Hanus est loin d’être méprisable, c’est quand même son répertoire national, et il remporte un beau succès de la part du public mais ce n’est pas pour moi la direction dont je rêve pour cette œuvre, j’en reste à ce que j’avais entendu au MET par Jiři Bělohlávek, la référence pour moi avec un orchestre à la fois urgent et lyrique.
En conclusion, cette première nouvelle production de la saison fait honneur à Munich, même si ce n’est pas pour moi une soirée totalement inoubliable : la mise en scène très travaillée est particulièrement stimulante, Pavel Černoch, Tara Erraugh et John Lundgren font un merveilleux écrin à l’époustouflante Nadja Michael, qu’on retiendra tant elle s’impose sans rivale dans une mise en scène de ce type. J’ai passé un très bon moment, très cohérent avec les manifestations d’Halloween qui agitaient la ville…mais j’avais la tête à la veille, où j’avais vécu un GRAND moment.[wpsr_facebook]