« L’incoronazione di Poppea » de Claudio Monteverdi est une œuvre dont on a retrouvé trace en 1880, puis en 1930. Des traces confuses, pas toutes de la main de Monteverdi, même le magnifique duo final ! Dans les manuscrits de 1646 et 1651 parvenus, il ne reste que la basse continue et les indications sur les voix, mais quasiment rien sur l’instrumentation. Autant dire que voilà une œuvre laissée au champ clos des débats d’éditeurs.
Nikolaus Harnoncourt a fait une proposition au début des années 70 qu’on retrouve dans son premier enregistrement (1972) et l’on sait quel rôle il a tenu dans le retour à l’authenticité des œuvres du répertoire baroque.
En1978, l’Opéra de Paris avait choisi l’édition de Raymond Leppard, semi-romantique, dont on parle très peu de nos jours, et avait aussi choisi d’aller à rebours de la mode « baroqueuse » naissante et de distribuer le chef d’œuvre de Monteverdi avec des chanteurs wagnériens: Gwyneth Jones (Poppea), Jon Vickers (Nerone), Christa Ludwig(Ottavia), Nicolai Ghiaurov(Seneca), Valerie Masterson (Drusilla). Richard Stillwell(Ottone), le tout dirigé par Julius Rudel. Il en existe un enregistrement pirate en vente sur internet.
Je n’ai jamais oublié le duo final qu’on a sur youtube (une retransmission télévisée en avait été faite) d’une suavité incroyable. Inoubliable moment à donner le frisson qui m’a fait entrer dans Monteverdi par un biais aujourd’hui tellement discuté, mais qui m’a fait percevoir l’extraordinaire modernité de l’œuvre. Jones et Vickers restent pour moi, à jamais Nerone et Poppea. Comment Vickers a pu rendre à la fois la fragilité et la monstruosité de Néron reste pour moi un objet de stupéfaction.
La question est celle de la modernité, est celle du dialogue du passé et du présent, sur une oeuvre qui a tant donné pour le futur de l’opéra: c’est bien elle qui invente l’aria, c’est bien elle qui invente aussi la psychologie à l’opéra, l’épaisseur des personnages qui ne sont pas seulement des machines à notes ou à vocalises et acrobaties. Aussi comprend-on la citation d’Albert Einstein mise en exergue dans la représentation madrilène: « La différence entre le passé, le présent et le futur est seulement une illusion persistante. Le temps n’est pas ce qu’il paraît être, il ne coule pas dans une seule direction et le futur existe simultanément avec le passé. »
C’est cette citation qui porte la réalisation de ce spectacle, musicalement comme scéniquement. Aussi la tentative de Philippe Boesmans de réorchestrer « L’incoronazione di Poppea » en mélangeant instruments anciens, modernes, et contemporains (on y trouve aussi bien piano et clarinette que le synthétiseur qui reproduit des sons d’instruments anciens aussi présents dans l’orchestre) et s’appuyant sur la Klangfarbentheorie de Webern.
On sait aussi l’intérêt de beaucoup de compositeurs contemporains (Boulez) pour la musique de l’époque (Gesualdo par exemple): c’est donc un effort pour montrer la modernité de Monteverdi et surtout la possibilité de l’adapter ou de le colorer qui a été ici produit, sur une idée qui date tout de même des années Mortier à La Monnaie, puisque « L’incoronazione di Poppea » version Boesmans, a vu le jour en 1989 dans une mise en scène de Luc Bondy. Gérard Mortier reprend la même démarche, avec un metteur en scène clairement contemporain, et en demandant à Boesmans de reprendre sa partition, à laquelle il a apporté des modifications. Le titre « Poppea e Nerone » oriente clairement vers l’histoire d’un couple, et non celle du seul trajet d’une ambitieuse comme le laisse penser « L’incoronazione di Poppea ».
Les productions pilotées par Gérard Mortier laissent rarement indifférentes, car elles posent souvent des questions du monde d’aujourd’hui en instrumentalisant des œuvres qui n’en peuvent mais: !e travail de Johan Simons sur Boccanegra à Paris avait été très critiqué par exemple. Et on retrouve dans la saison 2012-2013 à Madrid, un Boris Godunov qui ouvrira la saison mis en scène par le même Johan Simons, un metteur en scène qui aime méditer sur le pouvoir et ses dérives, ce qu’a fait Dimitri Tcherniakov avec Macbeth, repris aussi à Madrid l’an prochain, en faisant de Macbeth et Lady Macbeth une sorte de couple Ceaucescu bis.
A tout prendre, à la fadeur de choix consensuels, je préfère les aventures, lorsqu’elle sont intelligemment menées, même si elles aboutissent à des échecs. Warlikowski, à Garnier et Bastille , avec « Iphigénie en Tauride » et surtout « L’affaire Makropoulos » (moins « le Roi Roger » pour mon goût) avait vraiment porté sur les œuvres une réflexion et une analyse d’aujourd’hui. Gérard Mortier aime que l’opéra soit dans le débat du monde, et non dans la seule nostalgie du passé, ou dans la fossilisation. Ses saisons proposent souvent des problématiques, et en ce sens, elles stimulent, font réagir: c’est sa manière de faire du marketing. C’est toujours mieux que des saisons où le marketing prend la seule place restante (toute allusion à un grand opéra des bords de Seine ne serait que fortuite, bien entendu).
Ainsi cette réorchestration d’aujourd’hui tire une ligne de force et de cohérence à travers le temps et mélange les apports des différentes époques: il y a des sons anciens, des sons d’aujourd’hui, des sons wagnériens, notamment dans l’utilisation des cuivres qui se superposent et qui proposent une couleur originale à la partition. Aucun problème de légitimité vu l’histoire de l’œuvre et son étonnante élasticité et capacité à s’adapter. Le projet est évidemment donné à discuter, car à cette orchestration d’aujourd’hui correspond une mise en scène très tendue de Krzysztof Warlikowski, qui pose au fond la même question que Pasolini dans « Salo’ ou les 120 journées de Sodome »: le fascisme, le totalitarisme sont des terreaux pour un bouleversement de toute morale, de tout sentiment, pour un glissement du plaisir vers le mal, pour une explosion de toutes les catégories sociales et humaines, pour une grande cérémonie funèbre qui enterre l’humain.
Au centre de la réflexion ici, la présence du philosophe Sénèque, dont les enseignements moraux n’ont pas réussi à porter Néron vers « le bien » et qui vit une insupportable contradiction. Si la philosophie ne porte pas le monde vers le bien et n’empêche rien, faut-il philosopher, faut-il simplement vivre? Question qui fut de Sénèque, mais qu’on peut aussi retrouver au moment du nazisme, qui séduisit tant d’intellectuels (ceux des français qui s’engagèrent dans la Waffen SS étaient plutôt des étudiants instruits) et où l’on connaît les positions ambiguës de Heidegger, voire de Gadamer.. Question plus générale qui peut se résumer ainsi: l’école et la culture empêchent-elles la barbarie? On connaît la réponse, hélas.
Comment s’étonner de voir Jonathan Littell faire partie de l’équipe intellectuelle du projet, lui qui a posé dans « Les Bienveillantes » cette question cruciale de la superposition de la normalité la plus banale et de la barbarie la plus haute sans qu’on y sente une contradiction.
Comment s’étonner aussi de voir alors ajouter un nouveau prologue, théâtral, où un grand philosophe dans une salle d’une université prestigieuse fréquentée par la future « élite de la nation » et les futurs gens de pouvoir, qui ont nom Ottone, Nerone, Drusilla, exprime ses doutes sur ce que la philosophie n’arrive pas à donner de réponses claires au monde et annonce au fond l’échec du philosophe devant le monde. Dans ce décor monumental clairement mussolinien de la complice (avec l’éternel lavabo sur la gauche, où l’on se lave, où l’on se regarde au miroir) sont alignées des tables de travail d’étudiants, qui vont disparaître ou être mises de côté dès le début de l’opéra. A leur place, à la place des étudiants, de jeunes hommes au corps glabre et blanc, terriblement blanc, s’entraînent, tantôt torse nu, tantôt dans un uniforme noir de miliciens: ils seront là, au fond, sur les côtés, en permanence, comme une sorte d’obsession pendant les 4 heures que durent le spectacle, s’entraînant, dansant, torturant, observant.
Le philosophe resté seul, s’écroule désespéré, et les personnels de nettoyage se transforment en Miss, avec tout l’attirail des Miss, il y a Miss Virtud , Miss Fortune, et Mister Love: ils vont concourir devant le corps étendu du philosophe (Sénèque) rendu impuissant devant ce combat. Voilà le prologue réel de l’opéra qui prend un sens aigu face à la situation. Ces figures modernes de notre quotidien, et de notre vacuité, les Miss, portent vertu, fortune et amour comme des oripeaux banalisés et dégradés du monde. Mister Love est un contreténor, introduisant ce qui va être un des points cruciaux de toute la production, le mélange des genres, masculin, féminin, entre deux: qui est qui, devant la violence du monde. Et la musique permet ce mélange: Ottone est aussi un contre ténor, la nourrice Arnalta est chantée par un ténor (déjà dans l’original) habillé tantôt en homme tantôt en femme (à la fin). Mercure qui vient annoncer la mort de Sénèque est vêtu comme un p’tit gars des banlieues -« survêt », capuche-(c’est assez cohérent avec le rôle du dieu Mercure dans la famille divine -).
C’est bien vers destruction des identités que la violence et la monstruosité nous mènent, destruction de la jeunesse aussi: l’épilogue insiste sur le jeune âge des protagonistes et leur mort précoce: Néron, Poppée, Othon, Octavie.
Warlikowski met le tout en cérémonie, car la lenteur du spectacle en fait une cérémonie funèbre, d’une sorte de long naufrage généralisé.
Même le mariage final entre Poppea et Nerone est inversé, c’est Poppea qui est en smoking et Nerone en robe de mariée, porte le bouquet.
Dans ce monde authentiquement perverti, l’usage du sport – oh combien glorifié par les totalitarismes, oh combien complice des totalitarismes- est souligné: corps superbes qui s’entraînent, porteurs de flamme (olympique?) sortis d’un film de Leni Riefenstahl, rameurs qui font de l’aviron entourant Ottavia conduite en mer pour y être noyée, Acropole y est repris en vidéo à côté du stade de Berlin rempli de jeunes hitlériens. Oui, le sport aussi est véhicule idéologique (voir l’usage qu’on en fait aujourd’hui, dans notre société totalitaire soft)
Warlikowski contextualise donc avec une effrayante logique l’histoire de Poppea et de Nerone comme celle non plus d’un monstre naissant, comme chez Racine, mais d’un monstre amoureux, où l’amour entre Poppea et Nerone est vu exclusivement sous l’angle de l’attirance physique et de l’ambition. Poppea confiée à Nadja Michael, superbe corps qu’elle exhibe avec ostentation, accentue l’invasion du physique dans le couple, dès la première scène où ils entrent couchés, et s’entrelaçant, elle en toute petite tenue, lui en sous vêtements très adhérents, pantalon ouvert. La présence physique des corps est obsédante, les tortures typiquement sadiennes (viols, humiliations par les gymnastes en arrière scène).
Les autres femmes sont très en retrait face à Poppée: Ottavia entre en scène en se tenant le ventre comme si elle était enceinte, mais elle essaie de vivre les douleurs de l’enfantement, elle fait semblant, et son ventre est un postiche enlevé par la nourrice. La scène est superbe: le public sent qu’elle ne peut lutter contre la superbe Poppée, elle toujours en noir, déjà en deuil d’amour.
Nerone, en costume de milicien, chemise noire, cravate noire, perruque blonde platinée ne quitte ce costume que pour la robe de mariée.
Au milieu, Seneca, avec ses contradictions, ne peut rien empêcher et ne peut que désirer la mort, que lui apporte Mercure, puis l’envoyé de Nerone: alors (autre bonne idée) il trinque avec ses amis sorte de dernière rencontre rythmée et presque joyeuse au lieu du lamento habituel.
L’image du duo final, sur une barque où amour et son double à quatre pattes constituent le siège où s’assoient Poppea et Nerone qui chantent le sublime duo avec tous les personnages qui viennent derrière les célébrer est très forte, quand sur l’écran apparaît l’épilogue qui raconte les destins violents de tous les héros.
En essayant de rendre le foisonnement d’idées de la mise en scène, toutes justes et fortes, je dois aussi dire combien la dramaturgie de l’œuvre pèse en même temps, successions d’arias, avec un lent tempo: l’action peut sembler s’étirer et distiller l’ennui. Il y a des moments où la tension peut s’affaisser mais jamais chuter. D’autant que musicalement cela tient la route.
Au mélange des sexes, mélange des genres, mélange du temps correspond un mélange des styles: on a une Poppea résolument moderne, avec une voix forte, très forte quelquefois, qui fait peu d’efforts pour s’adapter au style monteverdien; qu’importe, ce style un peu froid convient au rôle et à ce qu’en fait le metteur en scène. Charles Castronovo qui est souvent pâle en scène(voir Traviata à Aix) réussit ici à imposer l’ambiguïté du personnage, sa monstruosité, mais aussi une certaine tendresse servie par la chaleur de son timbre. c’est la première fois que je trouve ce chanteur intéressant. J’aurais aimé un duo final plus senti, plus romantique peut-être (souvenir de Jones/Vickers) mais ici le tempo est volontairement plus rapide, et les timbres un peu froids: cela convient bien aux intentions de la mise en scène: quel sens sinon un sens cynique donner à ce duo d’amour d’un couple qui finira par un coup de pied de Néron dans le ventre de Poppée enceinte?
Le rôle de Seneca convient à l’état actuel de la voix de Willard White et il remporte un gros succès, il est une véritable incarnation du philosophe et sa présence est toujours très forte, il est un « personnage » qui envahit la scène dès qu’il pénètre sur le plateau.
De même l’Ottavia de Maria Riccarda Wesseling au beau chant, bien timbré, à la chaude voix de mezzo et qui arrive par le chant et le geste à être l’opposé de Poppea, une figure de la lassitude et du malheur qui finit par ennuyer, de cet ennui qui pousse à l’indifférence. Remarquable la Drusilla de Ekaterina Siurina, d’une grande fraîcheur et un beau contrepoint à Poppea, la voix est séduisante, magnifiquement posée, intense.
L’Ottone du contreténor William Towers est très correct, mais sur le chant pur je lui préfère le timbre de Serge Kakugji, autre contreténor qui chante « Amour ».
Signalons aussi la Nourrice d’Ottavia de Jadwiga Rappé, qui campe un vrai personnage et qui en plus a une voix de contralto forte et une belle couleur sombre et l’autre nourrice, Arnalta, chantée par José Manuel Zapata qui en fait une jolie composition, quand il est vêtu en homme comme en femme, mais au chant quelquefois approximatif et pas aussi assuré que les autres : des aigus tirés, des passages pas très propres. Signalons enfin le Lucano de Juan Francisco Gatell, joli ténor, Elena Tsallagova et Lyubov Petrova, parfaites en Fortuna et en Virtud, et le couple Page/Dama Hannah Esther Minutillo/Elena Tsallagova en couple de jeunes marginaux.
La direction de Sylvain Cambreling a remporté un beau succès (à Paris, il aurait sans doute été hué…), elle est très attentive aux contrastes, très précise et clarifie bien la partition. Cette Poppea lui va bien, et va tout aussi bien au Klangforum de Vienne dans la fosse sans aucune scorie, avec un son clair et une belle couleur, malgré des moments qui peuvent surprendre.
Au total, une soirée vraiment intense, avec de légères chutes de tension, mais qui est une belle expérience de musique et de théâtre: le spectacle ne laisse pas indifférent, le propos est juste, le rythme cérémoniel et froid, l’ambiance sadienne (comme chez Pasolini), le malaise évident. Offerte à une salle dont certains ont connu le franquisme, cette œuvre prend aussi sens devant un public venu assez nombreux (la salle n’est cependant pas pleine) qui l’accueille globalement avec chaleur (quelques buhs quand Warlikowski vient saluer) .
On verra cette production à Montpellier qui la coproduit, et elle reste affichée jusqu’au 30 juin. Avis aux amateurs.