PETITES BARBARIES (3) : BAYREUTH, UNE GROSSE BARBARIE…

 

© Wanderersite

La nouvelle a fait l’effet d’une bombe.
Alors que l’on attendait une programmation exceptionnelle 2026 qui célébrât dignement le jubilé des 150 ans du Festival, on vient d’annoncer que des difficultés financières imposaient un redimensionnement drastique de la programmation, réduite à une nouvelle production (Rienzi), deux reprises (Parsifal et Der Fliegende Holländer) et un Ring en version semi-scénique. Adieu reprise de Tannhäuser, pourtant le plus grand succès du Festival depuis bien longtemps, dont les représentations ne désemplissent pas, adieu même reprise de la toute nouvelle production 2025 de Die Meistersinger von Nürnberg, renvoyées toutes deux à 2027.

Plus inquiétant, il semble que soit remises en cause les conditions de recrutement du chœur et de l’orchestre, qui sont les piliers symboliques du Festival et marquent sa singularité depuis sa fondation, ce qui serait pour moi la mort de Bayreuth, bien plus que l’introduction de Rienzi, qu’une nouvelle politique artistique ou qu’une réduction de la voilure.
Évidemment, derrière les « difficultés financières », il y a aussi les intenses agitations autour du Festival, où la position de Katharina Wagner, dont le contrat vient d’être renouvelé, qu’on croyait consolidée, continue d’être l’objet de manœuvres, d’oppositions et de haines cuites et recuites. La puissante Société des Amis de Bayreuth, présidée par un ennemi intime de la directrice du Festival (c’est de notoriété publique), Georg Freiherr (NdR : Baron) von Waldenfels, a annoncé dans la foulée qu’elle réduisait sa contribution de 50%, tandis qu’elle augmentait de 50% la cotisation annuelle de ses membres, ce qui trahit que tout n’est pas rose non plus du côté des adhérents à cette Société historique, fondée après la réouverture de Bayreuth en 1951 et pendant longtemps à peu près unique mécène.

Katharina Wagner © DPA

Le renouvellement du contrat de Katharina Wagner s’accompagne d’une réorganisation interne et financière : Katharina Wagner était déjà flanquée d’un directeur général chargé des organisations, avec qui elle assumait une co-direction. Désormais, elle reste Directrice artistique, mais tous les aspects organisationnels et économiques passent à un poste de Directeur Général dont les pouvoirs sont élargis, et qui n’est pas encore nommé.  Elle est donc en quelque sorte en liberté surveillée…
D’autant plus surveillée que, la Société des Amis de Bayreuth retirant partie de ses billes, l’État fédéral et le Land de Bavière augmentent leurs subventions passant de 29% à 36% pour compenser, mais aussi pour peser de manière plus forte sur l’institution.

Il ne s’agit pas de s’étendre sur le bilan artistique de Katharina Wagner, je l’ai déjà abordé dans ce Blog. Néanmoins soulignons d’abord qu’elle a osé sortir les fantômes du placard avec un courage notable, en particulier avec les deux productions de Meistersinger, la sienne et celle de Barrie Kosky, et ensuite, en termes de productions réussies ou ratées, elle reste à peu près dans la ligne : le grand Wolfgang Wagner, génial directeur du Festival, a eu aussi ses ratés, notamment du côté des Ring, Tankred Dorst, Peter Hall, et d’autres moins critiqués mais pas vraiment marquants comme Alfred Kirchner et Jürgen Flimm.
Il s’agit de s’interroger sur les évolutions et sur ce qui a basculé.

Dans les dernières années, on peut savoir gré à Katharina Wagner d’avoir élargi l’assise du Festival avec des séries comme Diskurs vers un public intellectuel, ainsi que les efforts vers le jeune public, avec sa plus éclatante réussite que sont les opéras pour les enfants, vraiment passionnants, et assez peu fréquentés d’ailleurs par le public des festivaliers qui pourtant seraient bien inspirés d’y aller : c’est une véritable innovation, unique dans un festival de ce type.
Du côté des opéras du festival, plusieurs observations.
Le positif, c’est la démarche exploratoire d’une politique qui cherche tous les possibles de la mise en scène, les metteurs en scène en vue (Kratzer, Tcherniakov, Kosky), les inconnus ou moins connus (Jay Scheib, Valentin Schwarz, Thorleifur Örn Arnarsson ou même Yuval Sharon), les classiques (Roland Schwab), et les pas de côté (l’appel à Matthias Davids, spécialiste du Musical pour Meistersinger 2025). Cette palette de choix très divers est bienvenue, elle montre une volonté d’ouverture, et aussi une prise de risque car l’échec retombe à la fois sur l’artiste et sur Katharina Wagner : c’est l’inverse des choix très « familiaux » de Markus Hinterhäuser à Salzbourg, qui veut garder une couleur homogène en créant des habitudes autour de quelques phares dans un sens d’approfondissement moins que d’exploration. Katharina Wagner rompt l’accoutumance en quelque sorte, c’est salutaire, c’est courageux, mais c’est dangereux car en proposant Bayreuth à des metteurs en scène moins aguerris, elle fait un saut dans l’inconnu qui finit par coûter si c’est raté.

Du côté musical, Wolfgang Wagner a bénéficié depuis 1976 (dernier jubilé) de la présence continue de James Levine, Daniel Barenboim et épisodique de Pierre Boulez et Giuseppe Sinopoli : ces géants avaient un vrai tropisme wagnérien et Bayreuth cherche encore des figures de ce type, même si les vingt dernières années furent marquées par le présence d’un Christian Thielemann, seule figure comparable, avec Kirill Petrenko, qui n’a plus dirigé après le Ring de Castorf. Daniele Gatti désormais Chefdirigent de la voisine Staatskapelle Dresden où il succède à Thielemann, pourrait entrer dans la danse, mais c’est encore brumeux.
Sans figures de chefs « tutélaires » susceptibles d’attirer le public mélomane, le Festival aura toujours des difficultés à regagner son statut d’exception. Car malgré ce qu’on pense souvent, à Bayreuth, ce sont les chefs qui musicalement ont imprimé une marque, plus que les chanteurs dans les cinquante dernières années.
Les distributions restent globalement de bonne qualité, mais Bayreuth doit faire face à une large transformation du marché lyrique, alors que le festival continue d’avoir des cachets moindres qu’ailleurs, en demandant aux artistes une présence relativement continue même si c’est assez élastique (voir Teige/Vogt en aller-retour Munich-Bayreuth l’an dernier) : il reste que les grands triomphes sont encore fréquents sur la colline verte…
Pourtant, ce qui m’a frappé, (surtout depuis le Covid), c’est une relative instabilité et incohérence dans la programmation : pourquoi un Tristan de transition (Prod. Schwab) quand se préparait une nouvelle production (Prod. Thorleifur Örn Arnarsson) et qu’une reprise de la prod. de Katharina Wagner eût pu convenir ? Pourquoi en 2026 la nouvelle production de Meistersinger saute-t-elle ? Trop lourde pour l’argent disponible ?
En réalité, Katharina Wagner, évidemment consciente des changements intervenus dans les pratiques du public notamment depuis le Covid, cherche de nouvelles formules artistiques susceptibles de ramener un public plus lent à se décider (la dernière ouverture du site de réservation montrait encore de très nombreuses places disponibles, ce qui était il y a seulement dix ans impensable…), et qui est un phénomène général : on trouve désormais dans tous les opéras (à de rares exceptions près, par ex. Rheingold à Munich il y a quelques semaines), toujours des places, et pas forcément les plus chères seulement.
Ces nouvelles formules envisagées ? Deux nouvelles productions par saison, Parsifal systématiquement chaque année, une offre plus ramassée (et donc moins de reprises) pour attirer un public avide de nouveautés, c’est-à-dire en fait un public plus ordinaire et moins wagnérien
Du côté de la billetterie, les prix ont augmenté de manière exponentielle ces dernières années, avec une échelle variée selon le type de représentation : premières, nouvelles productions, reprises, une forêt de prix divers, avec pour réalité commune une des augmentations les plus importantes de toutes les institutions comparables.
Sans que la qualité de l’offre artistique ne corresponde évidemment aux prix pratiqués. Mathématiquement, le rapport qualité-prix s’est inversé. En 1977, j’ai pu voir Chéreau à Bayreuth (et le reste, soit sept soirées) pour un prix équivalent grosso modo à une place moyenne correcte (de l’époque) au Palais Garnier (2ème loge de côté), mon budget de professeur agrégé débutant n’en avait pas trop souffert… En 2024, le même jeune professeur agrégé à la même place à Bayreuth pour le même cycle (le premier) paierait un prix supérieur au tarif « optimum » de l’Opéra de Paris (pour sept soirées…), un investissement autrement lourd pour voir Valentin Schwarz et consorts qui correspondrait quasiment à un mois de son salaire de débutant, assez difficile à investir. Cela s’appelle la démocratisation de la culture (au moins de cette culture-là), une foutaise que les gouvernements nous vendent depuis des années.
Il faut dire qu’il y a encore une vingtaine d’années, le Festival de Bayreuth était à peu près 50% moins cher que Salzbourg, et sa palette de prix équivalente à un grand opéra international de type Royal Opera House ou Wiener Staatsoper… Payer beaucoup plus cher pour des spectacles la plupart du temps au mieux corrects sauf exception implique évidemment de la part du public de reconsidérer ses choix …

 

Que se passe-t-il en réalité ?

Il se passe à Bayreuth ce qui se passe pour toutes les institutions culturelles européennes : augmentations des charges fixes, salaires (à cause de l’inflation), énergie, entretien, mais aussi des frais de production : cachets, matériel etc…
Comme les seuls frais variables sont les frais de production, c’est à dire les frais artistiques, c’est sur eux que tombe le couperet. C’est la fameuse loi de Baumol, avec cette variation que désormais les frais fixes se sont vraiment envolés, étranglant les institutions au point de menacer leur existence, c’est le cas en Allemagne avec la Schaubühne de Berlin par exemple. Cela signifie que les institutions culturelles ne peuvent vivre sans les aides des pouvoirs publics pour assurer les frais fixes, et sans sponsoring pour l’artistique. Les recettes de billetterie couvrent à peine les frais de plateau (les cachets) à l’opéra.
L’écosystème théâtral allemand est essentiellement appuyé sur les fonds publics, la part du privé se limitant à des « Musicals » et à des grands spectacles de variété, mais très peu de théâtre (en France en revanche on discute sans cesse théâtre privé/théâtre public). Le système est celui du  théâtre de répertoire, financé pour l’essentiel par les Villes. Un écosystème qui vaut aussi bien au théâtre qu’à l’opéra et qui fait qu’une partie des salaires (la troupe, le chœur, le ballet, l’orchestre) sont des frais fixes, les cachets des artistes invités (essentiellement à l’opéra) sont quant à eux des éléments (limités) de la part variable des frais artistiques. La diminution des subventions à Berlin frappe de plein fouet la production artistique, dans la mesure où les personnels (y compris bonne part des artistes) sont salariés : il faut donc s’attendre à une diminution drastique du paysage berlinois, des licenciements et à une diminution des nouvelles productions.

L’Allemagne n’est pas la France où la relation aux budgets est élastique (nous le voyons actuellement) et sensible aux larmes des victimes des réductions. En Allemagne, à tous les niveaux, un sou est un sou et la guillotine budgétaire n’hésite pas à frapper s’il le faut, du genre bulldozer (le Sénat de Berlin vient de confirmer le 19 décembre des coupes à la culture s’élevant à 130 millions d’Euros). La brutalité correspond naturellement au déficit endémique et abyssal de la Ville de Berlin dans lequel les frais culturels entrent pour une part réduite, en revanche l’énormité des coupes dans la culture casse l’écosystème culturel qui reste très fragile.
Le Festival de Bayreuth ne participe pas de cette économie-là, car s’il a des salariés fixes à l’année (administration et techniciens, fabrications décors etc…), comme les autres festivals, l’essentiel de ses frais sont des frais artistiques variables et d’engagement sur l’été (orchestre, chœur, solistes, techniciens et personnels surnuméraires) recrutés au contrat. C’est pourquoi, entre autres, les solistes se retrouvent sur plusieurs productions pour faire des économies d’échelle, mais c’est aussi pourquoi l’économie en est encore plus fragile, car elle dépend beaucoup plus de la billetterie, des sponsors, et doit s’autofinancer de manière plus importante qu’un théâtre ordinaire. Toute augmentation des coûts fixes en énergie, en salaires et en travaux (et le bâtiment historique nécessite des travaux en permanence) pèse encore plus sur l’artistique. Ce n’est pas tant un problème de subventions insuffisantes qui frappe le festival que la profonde transformation du paysage ambiant qui l’atteint de plein fouet.

Bayreuth est arrivé tardivement au sponsoring, l’essentiel du mécénat passant pendant longtemps par la Société des Amis de Bayreuth, et Katharina Wagner a aussi ouvert à la TV, mais il y a loin de la coupe aux lèvres : les TV ne sont pas aussi friandes d’opéras de Wagner que de Verdi ou Puccini, plus courts et en général plus spectaculaires et surtout plus populaires. Il s’agit donc d’inventer de nouvelles formules, garantissant un public plus fidèle, et des revenus réguliers.
Bayreuth est aussi tardivement arrivé aux réseaux sociaux, à internet, et a donc négocié tardivement les virages technologiques et sociétaux sans doute parce que l’on y gardait confiance dans le « modèle de toujours » et dans le « public de toujours ». Mais le « public de  toujours » n’est pas éternel…

Bayreuth n’est pas encore au bord du gouffre comme d’autres. Il est d’ailleurs probable que si la plus prestigieuse spectatrice du Festival, Angela Merkel, véritable amoureuse d’opéra, avait été encore au pouvoir, les choses n’en seraient peut-être pas là : la coalition au pouvoir SPD/Verts, qui vient d’être mise en minorité au Bundestag n’avait pas en revanche pour Bayreuth les yeux de Chimène : on se souvient de la sortie de Claudia Roth (Les Verts… dont les politiques et goûts culturels sont assez éloignés de Wagner et consorts, au-delà comme en deçà du Rhin), ex-manager d’un groupe rock, ministre de la culture du gouvernement fédéral, contre le Festival, qui avait pesté contre le manque de diversité, le manque de jeunes, une programmation artistique à revoir etc… et avait donc semblé condamner Katharina Wagner qu’elle vient de contribuer à renouveler… On se demande d’ailleurs si ce renouvellement n’est pas une manière de consolider une image de Bayreuth (=famille Wagner), une façade pour mieux serrer la vis par derrière. Et la question « famille Wagner » ou non à la tête du Festival est une fausse question, ou une réponse erronée à une question moins évidente: il n’est pas sûr qu’un « non Wagner  » à Bayreuth ferait mieux… et par ailleurs on pourra discuter à l’infini, mais il y a une singularité de Bayreuth où la présence au moins symbolique d’un Wagner est à mon avis nécessaire à l’image du Festival. Il y a aucun intérêt à faire de Bayreuth un second Salzbourg. Ni artistiquement, ni historiquement, ni symboliquement.

Quand l’argent manque, je l’ai encore écrit dans mes deux articles précédents sur les petites barbaries, on s’en prend à la culture, c’est plus simple, plus rapide : qui veut noyer son chien l’accuse de la rage…
Mais Bayreuth, c’est un monument, une masse de granit emblématique qui dépasse largement une politique culturelle et qui n’en est pas d’ailleurs à sa première réforme…
La précédente, en effet, date grosso-modo du jubilé précédent, 1976.
Jusqu’aux années 1970, le Festival était propriété de la famille Wagner, et le système était à bout de souffle. Le statut emblématique du Festival, image de la culture allemande, mais en même temps phare culturel international depuis sa création, imposait une nouvelle organisation et ce fut la Richard Wagner Stiftung qui est propriétaire de tout ce qui est Wagner à Bayreuth, Archives, Wahnfried et Festival, une Fondation dont les membres sont l’État fédéral, l’État libre de Bavière, la famille Wagner, la Société des Amis de Bayreuth, la Ville de Bayreuth et le district de Haute-Franconie et deux autres structures minoritaires.
Depuis 1985 a été fondée en outre la Bayreuther Festspiele GmbH (société à responsabilité limitée), la société qui gère en direct le Festival et qui loue les espaces à la Fondation, dont les parts sociales se divisaient jusqu’à ce jour comme suit.

  • État fédéral 29%
  • État libre de Bavière 29%
  • Société des Amis de Bayreuth 29%
  • Ville de Bayreuth 13%

La Société des Amis de Bayreuth qui a recruté ses adhérents aux temps où avoir des places à Bayreuth était un sport de combat parce qu’une adhésion garantissait dès la deuxième année au moins une ou deux places, attire moins d’adhésions, puisque désormais l’accessibilité au Festival est plus aisée via internet. Partout, la réservation sur Internet a changé les pratiques, et même si le système de Bayreuth a quelque chose d’un peu complexe, là encore, les pratiques d’un public qui se décide au dernier moment, ont changé la donne et des places apparaissent même au dernier moment.
On écrivait cinq à sept ans jadis avant que ne tombent quelques places… c’était d’ailleurs une garantie pour le Festival de n’avoir qu’un public composé essentiellement que des « fidèles » ou des « têtus ». Avec le nouveau système, le public s’est élargi, mais aussi d’une certaine manière défidélisé.
Il reste évidemment un public d’irréductibles wagnériens, d’amoureux de Bayreuth. J’en suis un exemple, moi pour qui le Festival de Bayreuth est depuis mes jeunes années un but devenu un rituel de vie, un lieu de mémoire, un lieu affectif totalement indépendant de sa programmation, auquel je ne pourrai renoncer.  Mais Bayreuth ne peut vivre seulement de ses inconditionnels dont le nombre se réduit (comme l’art lyrique ne peut vivre que des lyricomanes…).
Ainsi la Société des Amis de Bayreuth qui a perdu de son pouvoir d’attraction (les billets) connaît quelques difficultés, et en même temps depuis l’arrivée de Katharina Wagner, a exprimé publiquement des réserves sur sa gestion artistique. En diminuant sa contribution à la Bayreuther Festspiele Gmbh, elle laisse le champ libre aux institutions publiques (État fédéral et État libre de Bavière) qui élèvent leur contribution à 36% au lieu de 29%, ce qui laisse présager quelques résistances et quelques crises de pouvoir, vu la puissance « symbolique » de la Société, historiquement liée à la refondation du Festival en 1951.

La « normalisation » de Bayreuth

Les problèmes sont donc complexes chez les financeurs, et on jouera des coudes, mais ils sont accentués par certains échecs artistiques de la programmation comme le Ring de Valentin Schwarz, ou la réalité augmentée du Parsifal de Jay Scheib, assez décevante et ne touchant qu’une infime partie du public parce que requérant un investissement actuellement difficile à tenir sur toute la salle avec un rapport qualité prix discutable. La vraie question, c’est que les échecs à Bayreuth, aussi fréquents qu’ailleurs, n’affectaient jamais la fréquentation auparavant et donc passaient à peu près inaperçus.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui avec un public plus consommateur et plus volatile, et … moins wagnérien : c’est la première fois que le Ring n’a été programmé que pour deux cycles au lieu de trois.

Tout le risque de Bayreuth est donc sur l’artistique et le choix des productions, ce qui est totalement nouveau. Bayreuth a longtemps été un Festival sans risques parce qu’il était « Bayreuth » avant d’être un programme. Le contenant primait sur le contenu … On consomme aujourd’hui Bayreuth comme le reste, on y va une fois pour l’ambiance, la salle, le selfie, et on passe à autre chose… En quelque sorte, Bayreuth s’est « normalisé » et s’en est peut-être aperçu trop tard.

Du même coup, la tentation serait grande de proposer des productions plus consensuelles, correspondant par exemple au goût suranné des spectateurs d’outre atlantique (bons financeurs) et des télévisions, sources de revenus non indifférents, mais en même temps ce serait renier toute la politique du Werkstatt Bayreuth promue par Wolfgang Wagner qui a fait la gloire du Festival les cinquante dernières années : Bayreuth est un phare artistique à cause de productions singulières de Wieland Wagner, Patrice Chéreau, Harry Kupfer, Heiner Müller, Frank Castorf etc… et de chefs d’orchestre de prestige… Nous sommes depuis quelques années sur des productions plus discutées (et discutables) à part le Tannhäuser de Kratzer et le Fliegende Holländer de Tcherniakov, comme par hasard signées de gloires consacrées, et du côté des chefs, depuis le retrait (partiel) de Christian Thielemann, qui cette année fera le plein sur son nom pour Lohengrin, à part des arrivées très stimulantes (Nathalie Stutzmann), ou le retour de Daniele Gatti dans Meistersinger, il n’est pas sûr que malgré leur succès, les autres noms proposés (Pablo Heras-Casado ou Oksana Lyniv) soient considérés comme des phares de la direction universellement attendus comme le Messie musical…
En résumé, plusieurs moments d’incertitude s’entrechoquent :

  • Un changement des habitudes du public plus papillon et moins fidèle, plus consommateur et moins « wagnérien » aussi, dont Bayreuth ne s’est aperçu que tardivement, pensant son modèle éternel.
  • Un moment de flou artistique : Bayreuth s’est reconstruite sur l’ère des metteurs en scène plus que sur les chanteurs. Cette période est en train sinon de se tarir, du moins de se transformer. Katharina Wagner y est sensible avec son exploration d’autres possibles et formes de toutes sortes, mais elle tâtonne et on ne lui pardonne pas de ne pas avoir la surface historique ou mythique de son père … par ailleurs, le Festival de Bayreuth n’est plus la référence absolue en matière musicale qu’il a pu être, il y a des Ring de référence un peu partout (voir ce qui s’annonce à Munich avec Tobias Kratzer…).
  • Un moment de crise économique en Allemagne, qui est une situation inédite dans ce pays longtemps considéré comme le champion d’Europe économique. Et du même coup les angoisses naissent ou renaissent (il y a des souvenirs cuisants des crises des années 1920 qui restent ancrés) et les réponses sont aussi brutales qu’immédiates, et tombent sur tout ce qui bouge et surtout tout ce qui est plus facile à frapper.
    Bayreuth, emblème indiscutable de la culture allemande, le Festival le plus prestigieux du pays, et le plus symbolique historiquement comme artistiquement en est victime. Le jeu de massacre de la puissance publique s’y attaque l’année même du jubilé des 150 ans du Festival où était annoncé un riche programme…
    C’est simplement l’idée subreptice, en Allemagne comme en France (et ailleurs), que la culture est un boulet pour la puissance publique, d’autant plus qu’elle pèse peu en termes politiques… Et c’est aussi un moyen « interne » de tenir en laisse Katharina Wagner dont beaucoup veulent toujours la peau ou du moins se méfient.

Alors ?
Un des caractères spécifiques du continent européen est justement l’existence d’un écosystème culturel plus ou moins semblable dans tous les pays. Cela vient sans doute des Lumières, de la sacralisation de l’artiste, de l’idée que l’art doit inonder et élever la collectivité, d’un État « évergète ». Dans le monde allemand, scandinave, italien, français, et slave, c’est un élément fondateur. On ne retrouve pas cette sacralisation dans le monde anglo-saxon, où les financements culturels naissent des choix individuels des particuliers et où les financements publics sont plus rares (voir le nombre limité de théâtres publics au Royaume Uni ou les discussions infinies sur le statut de l’ENO- English National Opera- par exemple): financer une institution c’est plus un choix d’individu, un choix privé et non d’État, même si aux USA, par exemple, les financements privés d’institutions culturelles bénéficient de réductions fiscales, ce qui revient à un financement public, mais la décision vient d’en-bas, du bénéficiaire et non d’en-haut, de la superstructure étatique. Aux États-Unis, l’État n’est pas « évergète », ne distribue pas ses bienfaits, et il y a fort à parier qu’il le sera encore bien moins avec Trump, ce singe de l’hiver de l’humanité.

La question sous-jacente est claire, et elle se pose à Bayreuth comme à toutes les institutions culturelles européennes, toutes plus ou moins soumises aux mêmes pressions, à de très rares exceptions près. On a vu comme le monde des musées s’est globalisé, soumis à la concurrence, outil d’un soft-power jadis limité aux tournées du Bolchoï, de la Scala, de l’opéra de Pékin ou à de très grandes expositions internationales où la question de la fonction sociale et culturelle du Musée ou de l’exposition se pose bien moins que celle de l’image projetée.
Katharina Wagner par exemple lorgne du côté de l’Asie pour exporter productions et troupe, proposer Bayreuth comme « produit » et gagner quelque argent là où il y en a.
Il est clair que les institutions culturelles européennes n’ont pas forcément vu venir la transformation du contexte, le goût libéral des États (lent poison initié par Reagan et Thatcher il y a si longtemps et qui a complètement transformé la question de l’humanisme, sinon contribué à l’écraser sous celle de la loi du plus fort) et les conséquences directes et indirectes dont les nouvelles aspirations des publics et leur nouveau comportement. Le monde culturel a ignoré (ou a fait semblant d’ignorer) longtemps ces évolutions, à Bayreuth encore plus qu’ailleurs, le Festival se reposant sur des lauriers qu’il croyait éternels. Le monde de la culture a parié sur la pérennité d’un système, ne sentant pas le vent tourner d’une classe politique moins cultivée, moins soucieuse de racines historiques, plus sensible à d’autres sirènes plus rentables politiquement (du moins le croit-on) comme le sport et au vent (mauvais) du libéralisme et surtout plus opportuniste, naviguant essentiellement à vue.Le monde de la culture  paie donc et son propre aveuglement et la décadence des valeurs illuministes qui ont porté jusqu’ici plus ou moins la politique des États et qui se dévoient à la faveur de l’unique valeur qui compte aujourd’hui : l’argent, comme exclusive référence morale, hiérarchique et idéologique : le retour à l’État sauvage.

Festspielhaus Bayreuth

 

 

PETITES BARBARIES (2): À BERLIN AUSSI, LA CULTURE PAIE LES POTS CASSÉS PAR LES AUTRES

Barrie Kosky © Tagesspiegel

Dans une lettre ouverte parue le 24 novembre dernier dans le journal berlinois Tagesspiegel, le metteur en scène Barrie Kosky demande aux autorités berlinoises, qui pour cause de déficit abyssal de la ville de Berlin, ont décidé d’arrêter pour un temps les travaux de rénovation de la Komische Oper dont il fut pendant une décennie l’heureux directeur, de réfléchir au sens culturel, politique, historique de leur geste.
Cette affaire, qui peut nous sembler lointaine, montre au contraire comment et souvent de manière absurde et délétère, les autorités politiques de tous les pays considèrent la culture comme une variable d’ajustement. Toute atteinte aux subventions et aux investissements culturels ne touche qu’un public forcément minoritaire et les artistes restent une catégorie méprisable si elle ne sert pas directement la gloire d’un prince évergète. Le politique considère donc que toute polémique culturelle ne peut provoquer que des vaguelettes, notamment dans les circonstances actuelles, où des enjeux politiques et géopolitiques bien plus larges et angoissants menacent la planète, l’Europe, et en l’occurrence l’Allemagne en train de faire le compte de ses abris anti-atomiques.

Justement, on pensait que l’Allemagne, avec une irrigation culturelle forte, un réseau unique de salles de théâtre public, une considération innée pour le théâtre et les arts vivants, était un peu plus préservée, et en Allemagne, Berlin encore plus à cause de son histoire, des tragédies traversées, et de la vivacité créatrice qui l’a toujours caractérisée (moins sous la parenthèse nazie, mais même sous la RDA).
Le Sénat de Berlin vient de décider de restrictions de 130 millions d’Euros au budget culturel, portant notamment sur le théâtre et l’opéra (il y a à Berlin de très nombreux théâtres publics et trois opéras) mais pas seulement. Dans le plan prévu, un arrêt des travaux de rénovation de la Komische Oper a été programmé. Et c’est ce qui a provoqué la lettre ouverte de Barrie Kosky.

 

Dans ces circonstances l’intervention d’un saltimbanque célèbre et souvent génial, doit avoir un certain poids et sa lettre pose une question qui va bien plus loin que celle de la seule rénovation d’un théâtre berlinois.

D’abord les faits : la Komische Oper est l’ancien Metropol Theater qui a vu exploser dans les années 1920 de la République de Weimar les plus emblématiques opérettes berlinoises et pendant les années de la RDA est devenue un théâtre de la rénovation scénique sous l’impulsion du grand Walter Felsenstein, à qui succéda un autre grand, Harry Kupfer. C’est un théâtre symbole de Berlin, de la Berlin de toujours, vive, créative, ouverte, même au moment où la chape de plomb soviétique cherchait à l’étouffer. Et Barrie Kosky, qui l’a dirigée de 2012 à 2022, en a refait un des lieux de référence de la scène berlinoise, relançant notamment les opérettes qui firent sa gloire, mais pas que…

Ce théâtre dont la salle est un joyau intouché, miraculeusement préservé des bombardements a besoin d’une rénovation scénique forte car tout s’y fait actuellement à la main, et de voir repensés ses espaces professionnels : dans un théâtre de répertoire, une scène moderne facilite l’alternance rapide et multiplie les possibilités. C’est le troisième opéra de Berlin, un des phares de la ville : ces travaux sont nécessaires, prévus de longue date, d’un coup avoisinant les 500 millions d’Euros, avec les inévitables dépassements, de règle dans la plupart des cas…
On sait ce qu’à Berlin signifie l’arrêt des travaux, même, soi-disant, pour un temps limité. Deux exemples antérieurs et emblématiques :

L’aéroport de Berlin-Brandebourg, mal conçu, mal fichu, et qui a nécessité de tout arrêter et de reprendre tous les travaux pour des années à peine quelques jours avant une inauguration prévue en 2012 et qui de report en report a eu lieu en 2020 avec une explosion des coûts.

– La Staatsoper Unter den Linden, qui ferme en 2010 pour des lourds travaux de réparation et de consolidation et qui ne rouvre que sept ans après, en 2017, après la découverte successive de défauts, de problèmes dus au sol meuble de Berlin (on semble y découvrir que Berlin et notamment à cet endroit,  est construite sur l’eau). Là encore, les coûts ont explosé…
On peut alors comprendre ce que peut signifier l’arrêt « provisoire » des travaux à la Komische Oper. Reprendre des travaux arrêtés génère des coûts induits non indifférents, qui pourraient menacer le théâtre, en ces temps de restrictions tous azimuts.

Mais s’agissant de ce théâtre, c’est évidemment à une institution particulièrement sensible que touchent les politiques, à plusieurs niveaux.
Le premier niveau c’est celui que Barrie Kosky dénonce, à savoir une institution qui dans les années 1920 fut l’une des plus créatives de Berlin, là où l’opérette berlinoise avec sa joie, ses stars et aussi son goût de la satire politique a fleuri, avec un incroyable succès. Mais son caractère particulier, c’est que compositeurs, librettistes, acteurs, producteurs étaient juifs pour la plupart et qu’ils représentaient un pan de la culture allemande, parce que les juifs allemands étaient allemands avant d’être juifs. Et ce fut d’ailleurs bien là leur drame : ils ne virent pas venir la peste brune, n’y crurent que très tard, souvent trop tard. Le Metropol Theater est le lieu d’un pan impossible à effacer de la culture musicale et théâtrale allemande, qui est la culture de l’opérette – c’est encore le seul pays où on en propose régulièrement – qui a été cultivée à Berlin par la culture juive (mais n’oublions pas non plus que Johann Strauss à Vienne était aussi d’origine juive, sans parler d’Offenbach à Paris). Il est cependant clair que le public d’hier, des années 1920, et celui des années 2012-2022 qui a renoué avec ce répertoire que Kosky (et avec quel brio et avec quel succès) a remonté, n’allait pas voir des pièces juives ou de juifs, mais simplement des spectacles éblouissants.
Il est clair aussi que tout cela s’écroule en 1933, quand arrivent au pouvoir les nazis, étouffant cette part de la culture allemande qu’ils abhorraient d’autant plus détestable qu’elle avait un succès qui jamais ne s’était démenti.
Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, sur qui la shoah pèse toujours comme un couvercle, faire taire ce théâtre symbole d’une culture authentiquement allemande et en même temps d’origine juive, est une erreur historique, une erreur politique, une idiotie, un signe de crasse ignorance : une petite barbarie.
Encore une.

De plus, dans Berlin déchirée en deux après la deuxième guerre mondiale, devenue Komische Oper, c’est encore un foyer d’innovation avec la présence de Walter Felsenstein, l’un des grands rénovateurs de la mise en scène lyrique, parallèlement au Theater am Schiffbauerdamm, le Berliner Ensemble de Bertolt Brecht. Dans la RDA communiste, les deux théâtres sont des lieux de création qui transcendent la vision qu’on peut avoir de ces années-là, et lorsque le mur tombe, la Komische Oper reste pendant un temps un théâtre « de l’Est », non pour sa programmation, mais par son public qui reste très localisé, il est encore l’opéra populaire de la Berlin de l’Est, et ce statut d’opéra « populaire », la Komische Oper va le garder, car son public est indéniablement plus jeune, plus bigarré, moins chic, même si le succès des dernières années a amené quelques amateurs d’opéra à se risquer à aller voir Die Perlen der Cleopatra d’Oscar Straus ou Ball im Savoy de Paul Abraham.

C’est ce théâtre emblématique de la ville avec son histoire, son incroyable succès et son public fidèle que le Sénat de Berlin (à majorité CDU, chrétien-démocrate, droite dite modérée) veut faire taire pendant des années au nom des économies qui ne devaient pas être aussi prégnantes pour ce théâtre puisqu’en septembre dernier le sénateur chargé de la culture Joe Chialo avait assuré les responsables actuels du théâtre qu’il ne serait pas touché à la rénovation. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient…

Le plan d’économies touche toutes les institutions culturelles berlinoises, dans une ville qui tire son identité de toutes les institutions notamment théâtrales et musicales de toutes sortes qui la peuplent, des Berliner Philharmoniker au Friedrichstadt Palast, le théâtre de revues berlinoises le plus connu aujourd’hui.
Il est vrai que la scène berlinoise est abondante, il est vrai que son organisation pose de vrais problèmes, ne serait-ce que la question des trois gros opéras, Staatsoper, Deutsche Oper et Komische Oper, résultat de l’histoire de la ville et des doublons nés de son partage par le mur, comme Konzerthaus/Philharmonie, Schaubühne/Berliner Ensemble et ces théâtres magnifiques et actifs qui peuplent l’ex Berlin-Est Volksbühne, Deutsches Theater, Gorki Theater, mais c’est aussi cette singularité qu’il faut savoir traiter en se disant qu’une telle abondance, une telle diversité est une immense chance, une singularité et pas un boulet.
Par ailleurs, la question des trois opéras est lancinante depuis des années, mais à ma connaissance aucune vraie réflexion sur le réseau des opéras publics n’a été menée,  et justement, le seul qui soit vraiment singulier, autre, différent, est la Komische Oper.
C’est pourquoi sa rénovation est pour Berlin un symbole et une chance.
Or, l’arrêter alors qu’elle vient de commencer, c’est dire clairement qu’elle n’est pas si utile, et surtout pas prioritaire. Après tout, les spectacles ont lieu ailleurs, comme si au théâtre ou à l’opéra le lieu ne comptait pas, ne respirait pas, ne transpirait pas une histoire et une profondeur. Comme si Saint Sulpice valait Notre-Dame

Or ce n’est pas une dépense, c’est un investissement sur l’avenir, pour redonner à ce théâtre sa place dans Berlin, sa place emblématique, historique, au centre vital de la ville, d’autant que les travaux concernent d’abord et avant tout les dispositifs professionnels, techniques et la scène. Que le Sénat de Berlin méprise à ce point l’une des institutions les plus fortes de la ville, est étonnant, est imbécile, c’est même inexplicable On applique une logique comptable dans une ville où plus qu’ailleurs d’autres logiques sont en jeu.

Les italiens disent tutto il mondo è paese : il n’y a pas de sensibles différences entre les politiques aujourd’hui en Europe. Personne ne nie qu’il y ait des difficultés budgétaires dans la plupart des pays, personne ne nie sans doute la nécessité de rationaliser, de faire des efforts, mais partout, la culture trinque d’abord, c’est ce qu’il y a de plus facile, de plus fragile et de moins visible. Mais surtout, ces politiques de gribouille induisent l’idée que la culture coûte tant, et sans rien produire de tangible que des paillettes, qu’on peut sans problème couper les vivres, vu que les acteurs culturels sont à la mangeoire, en quête de subventions sans fin sans rien donner en échange. Ainsi le politique sabre sans jamais convenir que si la culture a un coût, elle rapporte en terme d’image, de dynamisme, de flux touristiques, et donc économiques c’est clair à Berlin et surtout qu’elle est investissement pour la population…
Je ne me fais hélas aucune illusion, la culture, non plus que l’école n’ont jamais empêché les barbares, qu’ils s’appellent Mussolini, Hitler ou autres plus récents de s’installer au pouvoir, il y a des mouvements de fond contre lesquels on ne peut rien, la barbarie petite ou grande est déjà présente aujourd’hui, il suffit de regarder simplement l’Europe ou le pourtour méditerranéen, l’Argentine ou les USA.
Mais la culture reste une voix, un frein, un moyen aussi de lutter pour la pensée et contre les slogans faciles. Qu’à Berlin, la capitale d’Europe sans doute la plus blessée par l’histoire, la plus ballotée, la plus déchirée, si déchirée que ses blessures sont encore visibles et vives, on ignore ce qui fait l’identité historique de la ville au nom de millions ou de milliards qu’on a par ailleurs laissé dépenser pour construire gratte-ciels, nouveaux quartiers et ancien rénovés et gentrifiés, voire un palais impérial à mon avis moins symbolique et moins important pour cette ville que la Komische Oper, qui en est le cœur vivant. À Berlin aussi, les petites barbaries font le lit des grandes.

PETITES BARBARIES (1) : LA MORANÇAIS OU SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS CULTURELS

Elle s’appelle Christelle Morançais, personne ne la connaît, hors les Pays de la Loire même si Emmanuel Macron, toujours à l’affût d’idées géniales, avait paraît-il pensé un jour à elle comme première ministre. Comme c’est une femme politique sérieuse et responsable, elle a décidé de porter les coupes budgétaires aux subventions  à la culture au sport et au monde associatif  à 100 millions d’Euros quand on lui en demandait 38 ou 40, d’un geste noble et sacrificiel fait au nom de l’urgence budgétaire.

Bien évidemment, il s’agit de se faire remarquer en ces temps instables où les gouvernements peuvent valser facilement, et de montrer qu’on ose (ah, mais !) et qu’on est prête au cas où… et donc de se profiler d’abord personnellement comme une brave apparatchik proche du candidat Edouard Philippe.
Alors on s’attaque courageusement… à la culture qui coûte évidemment trop cher, sans doute noyautée par les mal pensants et la gauche honnie. L’artifice est tellement grossier et tellement rebattu qu’il en dit long sur la fraicheur des idées de Madame Morançais…
La culture est toujours la première (dans tous les bords politiques il faut hélas le reconnaître) à faire les frais des périodes de vaches maigres parce que les réductions budgétaires n’y font de mal à personne ou du moins elles ne provoquent que des cris localisés, et qu’on peut opposer aux saltimbanques les grandes priorités, la santé, l’école etc… d’autant que les artistes ne bloquent pas les ronds-points et n’ont pas de parpaings, ni de pneus enflammés ni de lisier à balancer sur les préfectures.

En découvrant le nom de cette illustre inconnue aux idées rances, je me disais qu’en Pays de la Loire, La Folle Journée de Nantes qui fête ses trente ans cette année avait fait accéder à la culture et à la joie de s’y plonger des milliers de français, et en face de cette vérité, je me demandais combien de divisions culturelles Madame Morançais avait-elle alignées, combien de français avait-elle revivifiés par son action ? Au vu de son sens de la com, on le saurait si elle pouvait afficher une véritable idée ou action culturelle d’envergure…

Mais des idées ? quelle horreur…

Il y a quelques mois, j’avais noté d’ailleurs dans un article de ce blog en 2023 sur les opéras en France le rôle très chiche de la Région Pays de la Loire dans les initiatives des opéras locaux Nantes et Angers, pour faire circuler les productions et travailler de conserve. Que n’ai-je su qu’un phare culturel du nom de Morançais présidait à ses destinées.
Il est vrai aussi que le rôle des Régions dans le financement de la Culture reste très réduit (entre 3 et 4 %), face aux investissements des villes et des métropoles. C’est un véritable problème, nous en reparlerons par ailleurs, car c’est une des questions fortes de l’organisation culturelle des territoires sur laquelle il faudrait revenir.

Les éructations de Madame Morançais appellent néanmoins quelques réflexions :

  • On reste frappé par l’absence totale de cohérence dans l’action politique générale dont le geste de madame Morançais est un exemple. Laissons de côté le fait que la culture reste totalement absente des débats politiques, des paris sur l’avenir, et que la dernière réflexion globale remonte … à Jack Lang en 1981. Depuis, on vit sur ce qui a été mis en place alors avec quelques rustines et quelques cautères, mais sans véritablement faire de la culture le simple élément d’un projet politique global, quel que soit le parti, de l’extrême droite à l’extrême gauche… Dans les débats politiques des dernières années – et ils furent nombreux- pas un mot sur la culture. Il est vrai aussi que l’élévation spirituelle de ces débats reste à prouver.

Il est par ailleurs étrange par exemple que Madame Morançais, à la tête de la région depuis 2017, se réveille en 2024 pour claironner que les dépenses engagées pour la culture par la région sont à ce point inutiles, qu’elle puisse faire passer de 40 à 100 millions les restrictions. On se demande bien ce qu’elle a donc fait les années précédentes, cette Sainte Jeanne des Abattoirs Culturels [1]? Où était sa vigilance ?

  • Il paraît que cela permettrait de recentrer la Région sur ses missions « les plus légitimes et les plus utiles : l’emploi, la jeunesse, les transitions ».
    Il est bien évident que pour Sainte Jeanne des Abattoirs Culturels la culture ne fait pas partie des missions « les plus utiles », ne génère pas d’emplois, n’a aucun effet sur la jeunesse, et ne contribue pas aux transitions. Il est bien évident que les retombées économiques des manifestations culturelles sont nulles, alors que toutes les études montrent que les investissements culturels ont des retombées évidentes sur les territoires.

Mais des études ?… Quelle horreur !

Si madame Morançais parle de coûts (les subventions ça coûte, c’est de l’assistanat), elle ne voit pas en la culture un investissement. Encore moins rentable…
Et si nous nous interrogions sur le coût induit d’une madame Morançais, coût réel, coût politique, coût symbolique, coût éthique ?

  • Mieux, et bien plus grave à mon avis, cette Sainte Jeanne des Abattoirs Culturels, s’en prend à une culture « subventionnée » et « politisée ».
    Nous y voilà. La gentille région donne des sous à des vilains gauchistes. Mais là il y a une faute d’analyse évidente, Sainte Jeanne des Abattoirs Culturels s devrait penser à ce qu’est une subvention.
    Une subvention versée à une institution culturelle quelle qu’elle soit l’est au nom d’une utilité culturelle et sociale en termes de création, de diffusion, et d’animation d’un territoire et ne devrait pas l’être au nom de considérations « politiques ». Si la région jusque-là a subventionné des structures, c’est qu’elle les estimait utiles, et subitement, nous l’avons dit, elle les estime nuisibles inutiles, politisées ? Singulière incohérence… Réveil tardif…
    Une subvention versée à une institution culturelle, à partir du moment où la décision est prise de la verser, dépend donc de considérations d’utilité publique : c’est le sens de la subvention. Parler de culture « politisée » c’est entrer dans des considérations délétères, c’est laisser entendre qu’il y a une culture « non politisée » ou « dépolitisée » qu’on subventionnerait plus volontiers, porte d’entrée au régime des copains et des coquins.
    À partir du moment où une collectivité publique commence à faire le distinguo entre culture dite « politisée » et culture dite « non politisée », elle se mêle de ce qui ne la regarde pas. Un seul exemple : le spectacle « Passeport » d’Alexis Michalik est-il un bon spectacle ou non, voilà la seule question qui puisse justifier d’une subvention, et pas qu’il soit un spectacle « politique » ou non. Poser ce type de question c’est le début d’un totalitarisme culturel, la petite barbarie du début qui finira par mener à la grande barbarie.
    Oui, Madame Sainte Jeanne des Abattoirs Culturels, ce n’est pas votre décision en soi qui fait problème politique, mais ses attendus : ils vous déshonorent, parce que vous dévoyez le sens de ce qu’est une politique culturelle de la collectivité publique que vous dirigez, parce que vous n’avez fait preuve là que d’un geste de bas étage populiste, s’attaquant au plus fragile, un geste de lâcheté, bref, un vrai geste d’opportuniste. J’ai vraiment confiance : vous êtes prête pour d’autres barbaries.

[1] Allusion à la pièce de Bertolt Brecht, créée en 1932 (Titre original : ie heilige Johanna der Schlachthöfe)