IN MEMORIAM JÜRGEN HOLTZ (1932-2020)

Jürgen Holtz (1932-2020) ©dpa/Stéphanie Pilick

Il est difficile de rendre compte de quelque chose d’indicible et au total d’assez intime, et j’ai longuement hésité à écrire parce que voir et entendre Jürgen Holtz fut pour moi une sorte de révélation qui va bien au-delà d’un spectacle ou d’une pièce, mais qui vous secoue jusqu’au tréfonds.
Bien sûr je n’ai pas suivi sa longue carrière, seulement très partiellement, mais l’ayant entendu dans trois rôles, Galilée de La vie de Galilée, Le théâtre et la Peste, Mise en scène Frank Castorf (2019), L’évêque de Digne (Monseigneur Myrel)  dans Les Misérables encore une fois mis en scène par Frank Castorf (2017, Berliner Ensemble) et Le vieil acteur dans La résistible Ascension d’Arturo Ui (mise en scène Heiner Müller)où il avait succédé à Bernhard Minetti qui avait créé la mise en scène en 1995 (un des spectacles de ma vie, vu sept fois dont une fois avec Minetti).
Qui est Jürgen Holtz ? Reprenons sa biographie telle qu’elle est dans le site du Berliner Ensemble.

Jürgen Holtz, né à Berlin en 1932, a joué au théâtre presque sans interruption depuis le milieu des années 1950. Il a travaillé à la Volksbühne am Rosa-Luxemburg Platz, au Deutsches Theater Berlin, au Berliner Ensemble, au Residenztheater Munich, au Schauspielhaus Hamburg, à Francfort, à Bochum, à Cologne, à Zurich et au Nationaltheater Mannheim. Il a travaillé avec des metteurs en scène tels qu’Adolf Dresen, Benno Besson, Ruth Berghaus, B.K. Tragelehn, Einar Schleef, Matthias et Thomas Langhoff, Heiner Müller, Jürgen Gosch, Werner Schroeter, George Tabori, Peter Stein et Claus Peymann, Frank Castorf. Jürgen Holtz a également travaillé dans le domaine de la radio, du cinéma et de la télévision. En 1993, Jürgen Holtz a été nommé acteur de l’année. Il a reçu de nombreux prix dont le prix du théâtre de Berlin de la fondation prussienne Seehandlung et le prix Konrad Wolf de l’Académie des arts.

C’était une grande star du théâtre, infatigable : dans le Galilée de Castorf, il tenait le rôle principal à 86 ans pendant une représentation de 6 heures environ, donnant à voir à la fois sa résistance, sa présence et notamment la présence d’un corps vieilli, offert à voir dans sa nudité et offert à penser. « Je dois prendre tous les risques, il n’y pas d’autre moyen » avait-il déclaré avant la Première à un quotidien allemand (1). C’était impressionnant.

Jürgen Holtz dans Galieo Galilei (La Vie de Galilée), MeS Frank Castorf (2019)©Matthias Horn

Là où il me toucha si profondément, et l’impression se confirma sans cesse ensuite, c’est d’abord dans le vieil acteur de La résistible ascension d‘Arturo Ui, de Brecht encore, dans la mise en scène de Heiner Müller qu’on pouvait encore voir au Berliner Ensemble une ou deux fois par saison. Avec un débit assez lent, il réussissait à émerveiller par son allemand impeccable, par une voix qui se faisait chant, d’une incroyable humanité et d’une force inouïe. Je crois que je l’avais préféré au légendaire Bernhard Minetti, que j’avais eu la chance de voir dans ce rôle et cette mise en scène à sa création en 1995.
Beaucoup de français pensent que l’allemand est une langue dure et brutale, dans sa bouche, sur ses lèvres, elle devenait chant, poésie, légèreté, pure émotion. Toute ma vie durant je me souviendrai de ce dialogue entre le génial Martin Wuttke avec sa voix aiguë et brutale (Arturo Ui) et cette voix de vieil acteur si suave et si claire qui rendait tout fluide et si beau.
Jamais je n’eus pareille impression devant un acteur qui semblait dire les choses avec un naturel confondant, une douceur ineffable et en même temps une force inouïe, qui savait transmettre toutes les inflexions, toutes les humeurs, toutes les variations d’un texte. La voix était grave, basse, posée si merveilleusement qu’on l’entendait de n’importe quelle place, parce qu’elle invitait au silence, à la concentration, à l’émotion.
Il avait cette qualité que l’on ne trouve que chez les grands acteurs (et notamment germaniques) qui savent merveilleusement jouer de leur voix, qui savent transmettre par la seule diction, la seule émission, le souffle et la couleur d’un texte qui savent faire chanter la langue; avec la juste émotion obtenue par un travail d’une précision impossible à se représenter, un peu ce Paradoxe sur le Comédien cher à Diderot où le sommet de l’émotion est atteint par le sommet du travail, de la concentration et de la rigueur.
Holtz donnait cette impression : il bouleversait par la seule puissance d’une voix incroyablement modulée, par un jeu d’une simplicité et d’un naturel apparents, mais au geste calculé et complètement maîtrisé.

Jürgen Holtz enfin est l’un des rares acteurs qui m’ait fait pleurer en l’entendant dans la grande scène de l’évêque de Digne des Misérables, encore mis en scène par Castorf et toujours au Berliner Ensemble. La scène où Valjean vole l’argenterie de l’évêque, puis est pris la main dans le sac, mais où l’évêque le sauve. L’évêque Myrel aidera Valjean à se réinsérer, et c’est le moment où Valjean est converti à la bonté. Une des scènes essentielles du roman, et évidemment, une scène centrale du spectacle de Castorf, où l’on sent que le metteur en scène n’a pas besoin de diriger Holtz. Seul, l’acteur trouve le juste ton, le juste rythme et c’est bouleversant.
Plusieurs rencontres avec Holtz, dans Arturo Ui, vu sept fois depuis 1995, dont six fois avec Holtz, et puis Les Misérables et enfin Galileo Galilei (La vie de Galilée). C’est peu, mais ce fut déterminant dans ma vie de spectateur et d’amoureux du théâtre, mais aussi d’individu: Jürgen Holtz résumait pour moi ce qu’est l’humain.
Je me suis demandé pendant plusieurs semaines (Jürgen Holtz est décédé le 21 juin dernier) si le lecteur, ne connaissant pas ce merveilleux acteur, pourrait être intéressé par cet hommage. J’ai balancé longtemps, mais j’ai finalement décidé de partager mon émotion et mon admiration. En ces temps où l’on est éloigné des salles de théâtre il était bon de montrer encore une fois tout ce que nous perdons pendant ces temps troublés, tout en évoquant qui nous perdons.

(1) «Ich muss das volle Risiko eingehen, anders geht es nicht» (déclaration au Süddeutsche Zeitung)

HARO SUR LE REGIETHEATER (1) AUX RACINES DE LA MISE EN SCÈNE

Le décor de Siegfried, Acte I © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Deux longs textes, qui essaient de faire le point de manière un peu approfondie sur la question toujours très discutée de la mise en scène à l’opéra, de son sens, et de la manière dont au milieu du XXème siècle on a commencé non à penser à cette question – la question dramaturgique est débattue depuis les origines-, mais à donner au metteur en scène ès qualité une place de plus en plus éminente dans le spectacle d’opéra. En témoigne un récent article dans Les Echos[1].
Il n’est pas question ici de commenter telle ou telle mise en scène, mais d’essayer, au-delà des noms, de réfléchir aux raisons (qui viennent de loin) de l’arrivée des metteurs en scène, notamment ceux venus du théâtre, dans le monde de l’opéra, et à ce que signifie « Regietheater », un terme générique dont on affuble toute mise en scène tant soit peu « actualisée », alors que la question est vraiment bien limitée dans le temps. Car si l’opéra est l’art qui s’ouvre le plus tard à la mise en scène, il est aussi paradoxalement celui qui à travers les réflexions de Richard Wagner, amène historiquement la question de la mise en  scène à la fin du XIXème sur la scène du théâtre parlé. C’est ce parcours complexe, ici forcément simplifié que le premier texte veut éclairer.

Le deuxième texte s’interrogera sur les questions de réception du théâtre «  de mise en scène », sur les contradictions et les ignorances souvent du public traditionnel d’opéra, et sur certaines idées reçues qui ont la vie dure à travers l’exemple du « Regietheater ».

 

Aux racines de la mise en scène

La production de Don Carlos par Krzysztof Warlikowski a été abondamment huée à la Première par le public de l’opéra de Paris, jamais en reste en la matière. Et toujours çà et là lit-on des remarques peu amènes sur le rôle excessif des metteurs en scène à l’opéra. La popularisation de la question de la mise en scène à l’opéra est récente, et remonte tout au plus aux années 1950, auparavant, elle restait peu ou prou question de spécialistes et de théoriciens. Cette question s’est posée auparavant au théâtre parlé, – le mot apparaît au début du XIXème – et dès la fin du XIXème avec André Antoine poursuivie en France par Jacques Copeau, Louis Jouvet, Antonin Artaud et d ‘autres, Bertolt Brecht en Allemagne, Meyerhold en URSS, mais provient des mêmes sources, à savoir essentiellement les réflexions de Richard Wagner sur la représentation du drame musical, notamment (mais pas seulement) dans Opéra et Drame et Une communication à mes amis, ouvrages qui remontent au début des années 1850, que les premiers théoriciens de la mise en scène ont lus.

Si la réflexion dramaturgique sur le théâtre est ancienne (elle remonte en France au XVIIème et traverse le XVIIIème), la question de la représentation globale et organisée du drame n’a pas deux siècles.

La question de l’espace

  1. Le drame et la scène

Les réflexions dramaturgiques de Richard Wagner ont recentré la question du drame musical autour de trois notions :

  • L’espace
  • Le texte
  • La musique

La question de l’opéra se limitait jusqu’alors à la musique et au chant, le reste étant exclusivement fonctionnel : la notion d’espace existait peu sur des scènes aux décors peints éclairés à la chandelle, et le texte était issu d’un livret qui servait souvent à plusieurs opéras sans que son importance ne soit toujours déterminante au niveau littéraire.

Wagner était au contraire profondément persuadé que la question du texte et la question du drame étaient liées, et que la nature du texte déterminait la nature de la musique (cf Meistersinger), et que le tout devait faire théâtre, d’où sa volonté de construire un théâtre inspiré des formes antiques où le regard était concentré sur la scène, avec un texte audible et clair, et où la musique le laissait entendre clairement. Ne distraire en rien le regard de la scène, c’est bien le credo réalisé à Bayreuth. Ainsi le débat fameux immortalisé par Capriccio de Strauss prima la musica ou prima le parole en prend-il un sérieux coup : c’est l’ensemble qui fait drame musical.
Cette vision wagnérienne se dressait contre une vision de l’opéra conçu comme mondanité et distraction où les théâtres étaient d’abord des lieux de rencontre sociale, où certaines loges ne permettaient pas de voir la scène mais la salle, et où sur scène prévalait la performance individuelle plus que l’économie générale du drame.

Déjà Gluck en son temps avait remis en cause la notion de performance du chanteur, et l’histrionisme qui consistait à satisfaire la soif d’acrobaties vocales du public, et l’ère du bel canto au XIXème continua la tradition.
Le théâtre de Bayreuth qui concentre le regard sur la scène et qui ne le distrait pas par des décorations chargées et des dorures excessives, prépare un théâtre de mise en scène, où la représentation du drame (=ce qui se passe) est centrale : c’est ce que dit la notion de Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale où chaque élément (musique, texte, scène) compte. D’ailleurs, les salles d’opéra construites après 1950 sont des salles à vision essentiellement frontale, même si aucune salle n’a adopté la fosse invisible (c’était prévu initialement à Bastille, mais cela a fait long feu). La présence de la fosse d’orchestre avec orchestre visible est une concession au rituel de l’opéra où le chef et l’orchestre font aussi spectacle. Wagner a été plus radical, et a fait de la musique un accompagnement du drame, selon un principe très vite adopté par le cinéma.

2. La scène et les évolutions techniques

À ces considérations rapides s’ajoutent un point que l’on oublie quelquefois : les progrès techniques ont été sans cesse déterminants pour changer les conditions de représentation des spectacles. Il est clair que les progrès de l’éclairage, au gaz d’abord, puis à l’électricité ont amené à se poser différemment la question du noir en salle (Antoine) et la question de l’espace scénique et notamment d’un espace non plus à deux dimensions, mais à trois, un espace où l’éclairage devenait l’habillage essentiel, mais aussi un espace d’évolution des acteurs qui par sa nature même, permettait la tridimensionnalité. C’est déjà évident dans les propositions d’Adolphe Appia (déjà à la fin du XIXème), ce sera popularisé par Wieland Wagner à l’opéra.
À l’opéra, la toile peinte et l’illusion du trompe l’œil, qui existent depuis le XVIIème, ont perduré jusqu’aux années 1970 sur bien des scènes et pas seulement pour des raisons esthétiques : dans des théâtres qui le plus souvent étaient des théâtres de répertoire, changer les décors d’un opéra à l’autre était assez simple : il suffisait de descendre les toiles, de les rouler, de les ranger et d’accrocher les toiles du lendemain.

La question de la mise en scène est indissociable de l’occupation de l’espace scénique par des décors tridimensionnels, déjà proposés par Appia au début du siècle, elle s’est surtout posée à partir des années 1970, où les metteurs en scène de théâtre parlé se sont intéressés à l’opéra et où les décors ont commencé à être partout construits, avec les conséquences techniques et financières afférentes : personnels en plus grand nombre, augmentation du coût des productions, adaptation des espaces et des entrepôts où sont remisés les décors. Un simple indice : l’augmentation exponentielle des espaces de travail au Festival de Bayreuth, entre ateliers de construction, remises, et espaces de répétition pour un nombre stable de représentations et de productions.
Tout ce long préambule pour souligner que la question de la mise en scène va bien plus loin que la simple question du metteur en scène : la présence du metteur en scène à l’opéra a été en quelque sorte amenée par les réflexions dramaturgiques d’un Wagner, les progrès techniques qui ouvraient des possibilités infinies à la production d’un spectacle avant même la question des contenus et de la « lecture » et l’interprétation des œuvres. Au monde de la scène qui allait en se complexifiant, il fallait un horloger : ce serait le metteur en scène.

Texte et représentation

Mais l’autre question, nous l’avons vue, posée par Richard Wagner est la question du texte. Dans la tradition du XIXème siècle romantique, la question du livret est essentiellement technique, et consiste à trouver un texte rythmiquement en phase avec la musique. La période baroque a vu le même livret utilisé ou adapté pour des compositeurs différents, ou des spécialistes des livrets d’opéras, comme Metastase au XVIIIème ou Scribe au XIXème qui en ont écrits au kilomètre, même si un Verdi était très intéressé par la question, comme le montrent très tôt l’évolution de ses demandes en matière de livrets (voir le passage de Temistocle Solera à Francesco Maria Piave au moment d’Attila).

Les choses changent avec Wagner pour qui le drame est d’abord un texte, un poème (ainsi appelle-t-on les textes des drames wagnériens) : poésie et musique vont ensemble depuis Orphée. Cela suppose que la poésie épouse la musique, ce qui est un peu le principe du livret traditionnel, mais que la musique épouse le texte poétique, et ça c’est nouveau. Et Wagner écrit tous ses poèmes avant de composer la musique. Toute la problématique des Meistersinger von Nürnberg, œuvre centrale sous ce rapport, est là : il s’agit de trouver une harmonie entre texte et musique, et la création du texte est étroitement liée à celle de la musique, c’est tout le secret de Walther, et tout le problème de Beckmesser, qui commet l’erreur de prendre un texte qui lui est étranger (celui qu’il croit de Hans Sachs), pour l’adapter à sa musique, avec l’échec qui s’ensuit.
Un des enjeux du texte est sa lisibilité et sa clarté : alors qu’on a coutume de dire qu’un texte à l’opéra est peu compréhensible, l’enjeu du dire dans le drame wagnérien est essentiel. D’ailleurs encore dans Meistersinger, c’est bien la réception du sens auprès du public qui fait défaut au texte de Beckmesser,

Sonderbar! Hört ihr’s? Wen lud er ein? 
Verstand man recht? Wie kann das sein?

Affiche de la création de Meistersinger von Nürnberg (Munich 1868)

Le débat théorique dans Meistersinger ne se situe pas entre traditionalistes et modernistes, mais entre un formalisme étroit et la recherche d’une forme qui convienne à un fond : « la poésie est une âme inaugurant une forme » disait Pierre-Jean Jouve et c’est bien là l’enjeu d’un Sachs qui reconnaît cette âme chez Walther. On pourrait pasticher en disant « la Poésie est une âme qui inaugure une musique ».
De même choisir la comédie pour transmettre des idées aussi profondes marque aussi pour Wagner la volonté de choisir un texte qui va porter le sens et le débat, que la musique va accompagner. La comédie permet la prééminence du texte et c’est ce qui gêne les non-germanophones dans Meistersinger : une conversation continue remplie de jeux de mots et de jeux sonores qu’un allemand peut comprendre et qu’un wagnérien non allemand a plus de difficultés à appréhender, d’où la distance de certains mélomanes wagnériens à cette œuvre, d’où le temps assez long qu’il faut pour entrer dans son univers, un univers où la musique épouse le texte et ses jeux et ses sonorités.
Bien sûr cette manière de faire un jeu d’écho entre la conversation (essentielle dans Meistersinger) et la musique qui lui colle et qui en dépend, on la retrouve aussi dans Rheingold, dans Walküre (notamment au deuxième acte) ou dans le premier acte de Siegfried, mais pas dans Fliegende Holländer, Tannhäuser, Lohengrin, antérieurs à 1850.

La centralité de la question du texte et d’un texte de haute qualité poétique (au sens large) compréhensible, renvoie évidemment à la question de l’interprétation et de sa réception, enjeux qui vont être prépondérants à la fin du XIXème et au XXème. Un signe évident en est la meilleure qualité des livrets, et même l’utilisation de textes qui servent (presque) indifféremment au théâtre et à l’opéra, Pelléas et Mélisande, Salomé et tous les textes de Hoffmannsthal pour Strauss mais aussi Wozzeck, ou des livrets tirés de pièces importantes comme Lulu. La densification des livrets est même sensible chez Verdi, dans sa collaboration tardive avec Arrigo Boito, écrivain et poète, à qui l’on doit la révision de Simon Boccanegra, ainsi qu’Otello et Falstaff qui ne sont pas les moindres des opéras de Verdi et tous pratiquement postérieurs aux grandes créations wagnériennes (Boccanegra est une révision de 1881, Otello en 1887 et Falstaff en 1893).
Ce que l’opéra occidental traditionnel (italien et français pour l’essentiel) a mis plus de deux siècles à accomplir, l’opéra russe naissant en revanche l’opère immédiatement : Pouchkine est le grand pourvoyeur de textes littéraires (dont le roman en vers Eugène Onéguine et la nouvelle La Dame de Pique) repris à l’opéra et ses drames sont directement utilisés par les compositeurs (Moussorgski ou César Cui par exemple).
L’augmentation générale de la qualité des textes utilisés pour l’opéra confirme la réalité nouvelle  induite par les textes théoriques wagnériens qui va donner au texte à l’opéra une importance qu’il n’avait pas auparavant et donc implique à terme un travail de mise en scène de textes qui, dans le moment même où ils deviennent livrets d’opéra, vivent déjà pour certains sur les scènes du théâtre parlé que les grand théoriciens investissent. Car le texte est la matière du metteur en scène.

Appia: Projet pour Tristan (1896)

Nous essaierons d’expliquer plus loin pourquoi le metteur en scène comme figure démiurgique à l’opéra arrive relativement tard dans l’histoire de cet art, mais au XXème siècle, la question du renouvellement scénique à l’opéra se pose dès les années 1920 : ainsi, en 1923, Arturo Toscanini, qui plus que tous ses successeurs a fait rentrer la modernité au répertoire de la Scala, fait appel à Adolphe Appia pour la mise en scène de Tristan und Isolde et lui écrit : « Je n’ai pas peur des innovations géniales, des tentatives intelligentes, je suis moi aussi toujours en marche avec l’époque, curieux de toutes les formes, respectueux de toutes les hardiesses, ami des peintres, des sculpteurs, des écrivains. La Scala mettra tous les moyens, moi tout mon appui pour que la tragédie des amants de Cornouaille vive dans un cadre neuf, ait une caractérisation scénique nouvelle. » [2]
C’est bien là affirmer une ère nouvelle pour l’opéra.

Et la musique ?

Après l’espace et le texte la troisième question et non la moindre est celle de la musique : évidemment la musique, qui est physique, est sans doute la plus apte à créer l’émotion immédiate, et Wagner le sait (influencé aussi par les écrits de Schopenhauer). La question de la relation de la musique au texte, mais aussi de l‘équilibre scénique se pose ; dans cet univers quand le metteur en scène va entrer en jeu, va se poser immédiatement la question de sa relation avec le chef d’orchestre et de la prééminence…
Dans la trilogie du drame texte-musique-théâtre, c’est dans Tristan que la musique prévaut : Wagner écrit d’ailleurs lui-même en 1856 qu’il compose une « musique sans paroles » et en 1860 dans « la musique de l’avenir » que « la musique inclut le drame en elle-même ». Entre 1850 et 1860, Wagner évolue dans son regard sur le drame musical, donnant à la musique un rôle nouveau – sous l’influence double de la composition de Tristan et de la philosophie de Schopenhauer qui fait dire à Wagner que « de cette conscience immédiate de l’unité de notre être intime avec celui du monde extérieur nous voyons naître un art », et cet art c’est la musique. Comme le dit François Nicolas [3]la musique résout le conflit entre sujet et monde grâce à l’unification d’un seul monde, celui du « drame musical ».
La question du drame musical est donc résolutive, et il ne s’agit plus alors d’opéra, au sens traditionnel du terme mais d’une évolution musicale qui nécessite pour son plein effet, un théâtre adapté et une scène adaptée : on sait que Wagner ne sera jamais satisfait de cette dernière. L’évolution du XXème siècle lui aurait-elle donné satisfaction ?

La question de la musique, chez Wagner et chez les autres compositeurs postérieurs, est techniquement celle de Capriccio : prima la musica o prima le parole. Mais il ne s’agit plus alors de débat théorique, mais de débat pratique qui alimente les polémiques et les affirmations péremptoires des uns et des autres sur la prépondérance du metteur en scène qui aurait dicté sa loi dans les dernières décennies, au point qu’on a appelé la dernière période, depuis 1980 « l’ère des metteurs en scène ». On remarquera qu’on ne dit pas « l’ère de la mise en scène », qui serait trop générique mais qu’on pointe les individus, comme si une lutte d’egos s’était fait jour où les chefs d’orchestres auraient définitivement cédé la place.
Déjà lors des répétitions des Nozze di Figaro à Versailles en 1973, on raconte que Giorgio Strehler qui en matière d’ego se posait là, pendant les répétitions chantait derrière le chef (Sir Georg Solti) avec un autre tempo pour l’agacer, parce que les deux ne s’étaient pas mis d’accord a priori sur le rythme à imposer. Or il est essentiel que chef et metteur en scène travaillent ensemble dès le début des répétitions scéniques : aujourd’hui très souvent le travail scénique commence environ six semaines avant la Première (dans les meilleurs cas) et avec le chef à peu près trois semaines avant, qui découvre le travail effectué. Tous les chefs ne travaillent pas ainsi, mais le chef et le metteur en scène devraient dès la première répétition scénique être ensemble, pour proposer une véritable Gesamtkunstwerk. Sait-on que l’idée des fameux crocodiles dans le Siegfried de Frank Castorf à Bayreuth, qui a tant fait hurler certains spectateurs, est née d’une réflexion de Kirill Petrenko indiquant que la musique du duo Siegfried/Brünnhilde était une musique à laquelle il ne fallait pas se fier, trop belle pour être vraie, et qu’il fallait mettre une vraie distance, parce qu’il ne fallait pas y croire.
Aussi est-il hasardeux d’affirmer comme certains que le « n’importe quoi » se cache derrière la mise en scène.
En réalité, la question est sans doute ailleurs : au-delà des théories musicales, au-delà de la réflexion sur la musique (qui existe depuis des siècles) et celle sur l’opéra existe depuis la naissance de l’opéra (rien qu’au XVIIIème, avec Rameau, Rousseau, Gluck etc..), la question est celle du public et de la réception. Pendant deux siècles, l’opéra a été un art d’abord musical laissant au chant et au chanteur la prépondérance (déjà Gluck s’en plaignait), et donc le choix était celui de l’émotion : l’art lyrique, comme toute musique a un effet physique sur l’individu. Certains chanteurs-stars du XXème encore regardaient les mises en scène avec la distance de celui qui pense « Chers metteurs en scène, faites comme il vous plaira, mais quand j’ouvrirai la bouche, vous n’existerez plus ! ».
Wagner a fait de l’opéra un art intellectuel, un art de contrainte y compris physique (les spectateurs de Bayreuth en savent quelque chose) qui oblige à la concentration : l’enjeu n’est plus le simple plaisir ni la distraction. En ce sens, la « religion » dont on a entouré Wagner et Bayreuth « objet de pèlerinage » montre qu’on est passé à un autre niveau. Il y aurait donc des opéras pour se distraire (le Rossini bouffe par exemple) et d’autres pour entrer en émotion esthétique et en interrogation intellectuelle et philosophique (Wagner) ? Sans doute pas, car la question du metteur en scène va traverser les genres.

Et c’est bien là l’interrogation fondamentale sur le sens du théâtre, à laquelle répondent la plupart des théoriciens post wagnériens.

Brecht

Projet de Caspar Neher pour la création de « Die Dreigroschenoper »

Il est clair que les théories wagnériennes ont participé de la réflexion de Bertolt Brecht (qui n’était pas vraiment wagnérien) envers la musique, dont il se méfiait si elle était trop envahissante : il pensait « théâtre musical » avec des petites formations, essentiellement faites de cuivres, sans trop de violons (le modèle étant L’histoire du Soldat de Stravinski) : et même s’il a beaucoup utilisé la musique , elle l’est en mode « économe » (l’Opéra de Quat’sous le bien nommé) et pas débordante (comme le drame wagnérien). Et surtout, Brecht s’intéresse à l’acteur, et pas au chanteur, qu’il pense obnubilé par la performance et pas par le théâtre (en cela il rejoint Gluck) : « L’interprète ne s’intéresse plus à l’intrigue, c’est-à-dire à la vie, il ne s’intéresse plus qu’à soi-même, c’est-à-dire à bien peu de chose. Il n’est plus philosophe, il n’est plus que chanteur. Il se contente de saisir la moindre occasion pour se mettre en valeur et caser un intermède»[4]

Mais cette idée n’est pas neuve, Chaliapine lui-même appelait de ses vœux un chanteur qui fasse du théâtre : « Plus je jouais (…) et plus se renforçait ma conviction que l’artiste lyrique ne doit pas seulement chanter, il doit aussi jouer son rôle de la manière dont on le jouerait au théâtre »[5]

L’idée développée par la plupart des metteurs en scène proches de ces théories est bien celle-là, il s’agit de « de réinsuffler du théâtre à l’opéra, c’est-à-dire de rééquilibrer l’ensemble de la prestation des chanteurs au profit du jeu corporel et de l’intelligence du texte de manière que la pure beauté musicale (ligne de chant et qualité du son) ne soit plus leur unique but et que la musique, le texte et le geste cohabitent »[6].

Dans ces lignes, et en dépit de la méfiance de Brecht envers Wagner et le drame musical, on est bien proche du concept wagnérien de Gesamtkunstwerk[7] (œuvre d’art totale) : pour que le spectateur reçoive l’œuvre comme Gesamtkunstwerk, il faut donc qu’elle ait été produite comme telle, et c’est ce que nous dit Brecht ici.
Il est clair que le Regietheater en tant qu’école (si on peut appeler cela école) naît de Brecht.  D’ailleurs, ses premiers représentants allemands (Harry Kupfer, Ruth Berghaus) viennent des cercles brechtiens. Mais il est tout aussi clair que l’évolution de l’opéra qui permet le Regietheater s’est aussi construite aussi ailleurs, mais jamais loin de l’Allemagne. En fait il y a deux parcours différents qui vont aboutir au même lieu, le Festival de Bayreuth, qui va faire de la mise en scène un élément déterminant du spectacle musical. Wagner a inauguré une vraie réflexion qui arrive au concept de « mise en scène », et son festival, Bayreuth, un siècle plus tard (quand même) va installer définitivement le metteur en scène comme troisième larron de l’art lyrique.

Le chemin vers Bayreuth : À l’ouest

À l’ouest, Wieland Wagner, occupé à faire oublier le Bayreuth nazi de sa maman, créé le Neues Bayreuth en 1951, avec un profil de mise en scène assez proche des théories d’Adolphe Appia, mort en 1928 : rôle de la structuration de l’espace, rôle de l’éclairage, absence de réalisme, mais aussi un gros zeste de distanciation (Wieland Wagner connaît bien Brecht) : on est à l’opposé du naturalisme d’un André Antoine.
Wieland Wagner a travaillé d’abord la décoration parce que c’est sa première formation, c’est un peintre, un décorateur, un créateur d’images. Son approche de la scène affirmée en 1951 évidemment est allégorique : la scène de Bayreuth est nettoyée, nettoyée de ses décors trop illustratifs, mais aussi nettoyée de son passé et de ses compromissions. Non que Wieland en soit lavé (jusqu’en 1944-45, il va voir Hitler pour discuter de ses projets), mais l’alliance stratégique des deux frères que bien des choses opposent, le Kronprinz (Wieland) protégé du Führer, et le cadet (Wolfgang- qui dut faire la guerre et aller au front) l’un sur l’artistique et l’autre sur la gestion (alliance qui aboutit à l’éloignement définitif de Friedelind qui vu ses positions semblait naturellement promise au Festival ), va faire naître un nouveau Bayreuth où la nouveauté de l’approche scénique va contribuer à effacer comme par magie le passé. Il déclare: „Wir wollen weg von Wagner-Kult, wir wollen hin zum kultischen Theater“[8].

Très vite en 1953 en réaction se crée un « Verein zur werktreuen Wiedergabe der Musikdramen Richard Wagners »[9] qui montre clairement que le concept de fidélité à l’œuvre ou aux intentions de l’auteur qu’on éclairera dans notre seconde partie n’est pas une invention des dernières décennies, et qu’il y a une opposition idéologique au chemin pris par Bayreuth à cette époque. N’oublions pas qu’anticipant le Frank Castorf de 2013, c’est Wieland qui en 1965 déclare « Walhall ist Wall Street »[10]

Meistersinger (Wieland Wagner) Bayreuth 1956

Même si les premiers spectacles surprennent et attirent des réactions hostiles, c’est en 1956 qu’éclate l’épouvantable scandale, quand il décide de s’attaquer à la pierre de touche de la tradition, et qu’il propose une nouvelle production de Meistersinger (tiens tiens…encore eux) qui heurte la tradition illustrative de la présentation de l’œuvre et casse sa référence à l’Allemagne éternelle. Le travail de Wieland n’a évidemment pas l’heur de plaire à tous, et l’on entend à l’époque bien des remarques qu’on entend aujourd’hui dans la bouche des contempteurs du Regietheater ou des metteurs en scène dictatoriaux. En 1963, il propose une autre mise en scène des maîtres, la situant dans un théâtre du Globe imaginaire, travaillant la référence à Shakespeare, mais à sa mort et bien vite, son frère Wolfgang refera des Meistersinger un gage aux traditionnalistes en se réservant la mise en scène de l’œuvre, pendant qu’il ouvrira les autres titres aux jeunes metteurs en scène de l’époque. Bayreuth est atelier, mais pour tout sauf Meistersinger (jusqu’au seuil des années 2000) jusqu’à la production de 2007 de Katharina Wagner, qui fait enfin le point sur la situation de l’œuvre face au wagnérisme.

Meistersinger 2017 à Bayreuth (Barrie Kosky) © Enrico Nawrath

Meistersinger à Bayreuth est un bon exemple de ces débats : l’œuvre pose problème, et théorique, on l’a vu plus haut, et aussi politique depuis qu’elle fut pour les nazis l’œuvre symbole de la suprématie de l’Allemagne. Barrie Kosky vient dans la production de Bayreuth d’affronter la question. Deux productions d’inspiration Regietheater de Meistersinger von Nürnberg ont normalisé la question : après Wieland, il a fallu 50 ans…
Cette question de la réception et de la lecture de cet opéra de Wagner est magistralement traitée par Tobias Kratzer dans sa production de Karlsruhe (Voir l’article dans Blog Wanderer).

Mais l’arrivée des « mises en scène » à l’Ouest n’a pas été seulement l’œuvre de Wieland Wagner, qui pourtant a un rôle irremplaçable dans l’histoire et la vraie naissance de la mise en scène d’opéra.

Giorgio Strehler: La bonne âme de Se-Tchouan

En Italie en effet, la fondation du Piccolo Teatro en 1947 par Giorgio Strehler et Paolo Grassi fait souffler un air neuf après le fascisme et la guerre : Giorgio Strehler est un peu le Wieland Wagner italien, qui va révolutionner la scène dramatique. C’est un brechtien, mais est aussi passé par l’école de Louis Jouvet, il va ouvrir la scène italienne à Brecht : on lui doit des mises en scènes légendaires des œuvres du dramaturge allemand (La bonne âme de Se-Tchouan…), et il va travailler dans des conditions assez drastiques (le Piccolo Teatro a 400 places et une toute petite scène) à réconcilier la tradition italienne du spectacle (en revenant à des procédés remontant à la période baroque) à l’innovation (un travail sur l’éclairage inouï), tout en restant un théâtre de texte, souvent politique, il cherche donc à concilier plusieurs traditions. Et Strehler vient très vite à l’opéra, c’est lui par exemple qui crée l’Ange de Feu de Prokofiev en 1955 en version scénique à Venise, une œuvre qui encore aujourd’hui sent le soufre.
D’autres italiens font date à l’opéra, et notamment le cinéaste Luchino Visconti dont La Traviata (avec Callas) laissera une marque profonde, mais dans une autre direction fidèle à un réalisme cinématographique, à une exactitude maniaque dans la reproduction de la société aristocratique. Mais c’est aussi d’un autre côté le cas d’un Luca Ronconi, qui dès 1967 présente Jeanne au bûcher à Turin

Luca Ronconi Die Walküre (1974) Acte III ©Erio Piccagliani

et qui surtout commence la mise en scène d’un Ring prémonitoire en 1974 à la Scala (direction Sawallisch), prémonitoire, parce qu’il y a des grandes parentés entre son approche et celle de Patrice Chéreau à Bayreuth. Ronconi, très peu évoqué dans les débats sur le théâtre n’est pas réductible à une école va inonder l’opéra italien de mises en scène souvent d’une inventivité jamais atteinte ailleurs.[11]

Les vannes du Regietheater s’ouvrent…à Bayreuth

Le rocher de Brünnhilde (MeS Patrice Chéreau, décor Richard Peduzzi)

Justement les années 1970 voient naître en France aussi des metteurs en scène novateurs et qui vont très vite arriver à l’opéra. Patrice Chéreau justement, qui va travailler au Piccolo Teatro avec Strehler. Mais deux aussi formidables personnalités peuvent-elles travailler ensemble longtemps ? Cela durera peu, même s’Il y a une filiation Strehler – Chéreau reconnue par ce dernier (Peter Stein aussi sera au Piccolo les mêmes années) qui passe aussi à travers Brecht. Chéreau arrive très vite à l’opéra, dès 1969 à 25 ans avec l’Italienne à Alger à Spolète, puis les fameux Contes d’Hoffmann qui marquèrent tant l’Opéra de Paris où il ose toucher au livret, s’y autorisant à cause de problèmes d’édition bien connus de l’opéra d’Offenbach.
C’est son arrivée à Bayreuth pour le Ring qui va ouvrir les vannes du « théâtre à l’opéra », issu de Brecht, mais aussi dans le cas de Chéreau, d’Artaud, et aussi de Strehler : dans un théâtre tant marqué par Wieland Wagner, qui de novateur fait du coup figure de classique et d’ancien (toutes les mises en scènes wagnériennes de l’époque sont inspirées plus ou moins de son esthétique) Chéreau ouvre les portes au « Regietheater »: deux ans après, en 1978, Harry Kupfer viendra faire le Fliegende Holländer à Bayreuth et ce sera là aussi un immense triomphe.

Tannhäuser (Götz Friedrich) Bayreuth

Mais un scandale moins universel avait déjà marqué Bayreuth dès 1972, avec le Tannhäuser très politique d’un metteur en scène de l’Est, Götz Friedrich, qui passera à l’Ouest la même année.
Comme va le voir, Est et Ouest se réunissent à Bayreuth qui va trancher, grâce à Wolfgang Wagner, le nœud gordien d’un théâtre neuf, hautement politique, qui va inonder le monde du théâtre et de l’opéra notamment en Allemagne à partir des années 1980. Ce sera le Regietheater.

Le chemin vers Bayreuth : l’Est

Car il serait erroné de croire que l’Allemagne de l’Est est en retrait dans la réflexion sur la mise en scène au théâtre. C’est tout le contraire. Ce qui porte le théâtre à l’Est, c’est évidemment là aussi Bertolt Brecht, avec l’immense avantage qu’à Berlin, Brecht est chez lui puisqu’il fonde en 1949 le Berliner Ensemble. Après sa mort, c’est sa femme Hélène Weigel qui assure la direction, puis en 1971, Ruth Berghaus, considérée comme la fondatrice de ce Regietheater tant honni de nos spectateurs bon teint, mais pas bon œil.
À l’opéra la question de la mise en scène devient centrale lorsque Walter Felsenstein (mort en 1975) prend la direction de la Komische Oper de Berlin en 1947 (l’ex Metropol Theater) qui oblige tous les chanteurs (y compris les chanteurs invités) à travailler la mise en scène avec une précision millimétrée. Le travail scénique de Felsenstein est légendaire. En 1981 c’est son protégé Harry Kupfer qui prend la direction artistique de la Komische Oper dont on compare souvent la méthode à celle de Giorgio Strehler. Un travail théâtral précis avec les chanteurs, très individualisé, en fonction du texte et de la partition, mais aussi en fonction des implications politiques et idéologiques de l’œuvre : il applique la méthode brechtienne du théâtre épique qui est vision du monde et qui place le spectateur comme observateur, usant de son jugement et de sa raison (à l’opposé du théâtre dramatique aristotélicien qui implique le spectateur et exploite ses émotions) et donc qui le distancie et le contraint à la réflexion. Brecht de manière ironique applique ce concept à la musique (concept de Misuk).

Der Fliegende Holländer (Harry Kupfer) à Bayreuth ©Unitel

D’autres metteurs en scène d’Allemagne de l’est après sa mort appliquent les concepts brechtiens, comme celui dont on a déjà parlé plus haut, Götz Friedrich, qui met en scène Tannhäuser à Bayreuth en 1972, puis s’exile à l’Ouest. Götz Friedrich et Harry Kupfer se retrouvent à Bayreuth le premier en 1972 et 1982 (Tannhäuser et Parsifal), le second en 1978 et 1988 (Fliegende Holländer et Ring). Un troisième larron Ossi[12] arrivera à Bayreuth en 1993, Heiner Müller, avec son Tristan légendaire revu à Lyon cette année. Heiner Müller alors directeur du Berliner Ensemble, et la production sera reprise après sa mort en 1995, à Bayreuth  (comme à Lyon en 2017) par Stefan Suschke, lui aussi devenu brièvement directeur du Berliner Ensemble. Brecht n’est jamais trop loin…Un quatrième larron du nom de Frank Castorf investira Bayreuth en 2013, Frank Castorf, berlinois, pur « Ossi », formé à l’Est, et très tôt objet de la méfiance du régime…

En conclusion et pour résumer.

Voilà ce qui fait le lit du Regietheater :  des parcours parallèles, contemporains et fort différents, celui de Wieland Wagner marqué par les théories d’Appia à Bayreuth et celui de Felsenstein à la Komische Oper, qui imposent tous deux la mise en scène comme une exigence, mais aussi l’italien Strehler, passionné de Brecht. Ce n’est pas un hasard si Rolf Liebermann demande à Strehler d’ouvrir son mandat à la tête de L’Opéra de Paris en 1973 : c’est bien le metteur en scène qui commence à s’imposer.

Par ailleurs, le travail et la réflexion théorique de Bertolt Brecht s’imposent à la plupart des metteurs en scène des années 1970, jeunes et moins jeunes. Giorgio Strehler à l’ouest fait école (Peter Stein/Patrice Chéreau) par sa vision d ‘un théâtre politique et poétique, qui lit le monde et le répertoire à l’aune des conflits idéologiques (ce sera aussi en France l’approche d’un Planchon ou d’un Vitez).

Dans tous ces parcours complexes, c’est Bayreuth qui devient le centre d’une nouvelle vision de la mise en scène d’opéra : on l’a dit Götz Friedrich en 1972, Patrice Chéreau en 1976, et Harry Kupfer en 1978 s’imposent sur la colline verte. Trois visions héritées de Brecht :  le grand scandale et le retentissement du Ring de Chéreau va ouvrir les vannes de la mise en scène à l’opéra. Wolfgang Wagner avec son concept de Werkstatt Bayreuth[13] va permettre au Regietheater d’entrer en opéra.
Ainsi Bayreuth va être en un peu plus de 20 ans (1951- 1976) le lieu de deux révolutions qui vont profondément transformer le paysage de l’opéra et imposer le metteur en scène comme troisième figure après le compositeur et le chanteur. C’est la conséquence de l’importance renouvelée du texte, (on a vu comme les œuvres du XXème siècle rendent au texte une importance qu’il n’a pas toujours eu auparavant). L’opéra devient véritablement Gesamtkunswerk.
La naissance de la mise en scène à l’opéra et l’entrée du Regietheater notamment en Allemagne n’empêche évidemment pas le maintien d’une tradition spectaculaire héritée à la fois des traditions du Grand Opéra et des mises en scène de Visconti, notamment en Italie avec Franco Zeffirelli, son héritier direct à l’opéra, mais aussi de figures comme Margherita Wallmann. Quant à Luca Ronconi, c’est un franc-tireur qui va continuellement produire à l’opéra , souvent des chefs d’œuvres avec son travail sur la multiplicité des regards et des points de vue et celui permanent sur l’illusion théâtrale, c’est peut-être là le plus grand génie de la scène qui va s’imposer doublement à Paris d’ailleurs, aux halles de Baltard avec Orlando Furioso, et à l’Odéon avec Le Barbier de Séville. Et le franc-tireur français, qui travaillera peu en France, c’est Jean-Pierre Ponnelle qui impose une vision plus traditionnelle, mais pleine d’idées et d’une rare précision avec un réel soin esthétique, lui aussi va travailler essentiellement dans l’aire germanique auprès de Karajan, mais aussi à Stuttgart ainsi qu’à Bayreuth où il signe un Tristan und Isolde qui a fait histoire.
Si les années 70 sont sans conteste pour l’opéra les années de la mise en scène, elles ont permis l’élan du Regietheater à partir de Bayreuth, qui est la caisse de résonance idéale, les années 80 sont véritablement sur les scènes d’opéra germaniques les années « Regietheater ». Du côté français, comme Ponnelle produit peu en France (Strasbourg essentiellement et un peu Paris – un Cosi fan Tutte qui n’est pas son meilleur travail) citons pour finir un metteur en scène un peu à part, l’argentin Jorge Lavelli qui révolutionne le Faust de Gounod à Garnier (encore un scandale !) – et qui va lui aussi ces années-là imposer un regard nouveau sur la mise en scène d’opéra : en France au moins, il participe du mouvement général, irrésistible, de transformation de la scène d’opéra.

Tristan, Acte II, Wieland Wagner 1962

 

[1] Les Echos, Philippe Chevilley : https://www.lesechos.fr/week-end/culture/spectacles/030845092471-les-mises-en-scene-dopera-en-questions-2129098.php

[2]  Lettre de Toscanini à Appia datée «Milano 1923», publiée dans AttoreSpazio-Luce chapitre “Adolphe Appia e il teatro alla Scala”, par Norberto Vezzoli, Milan, Garzanti, 1980, p. 32.

[3] Le rapport de Wagner à Schopenhauer à l’époque de Tristan und Isolde, par François Nicolas, Colloque Richard Wagner, Théâtre de La Monnaie, Bruxelles 2006

[4] Musik, in GBFA, 22, p. 673 : « Der Darsteller hat kein Interesse mehr für die Handlung, also das Leben, sondern nur mehr für sich, also sehr wenig. Er ist kein Philosoph mehr, sondern nur mehr ein Sänger. Er ergreift andauernd die Gelegenheit, sich zu zeigen und eine Einlage unter Dach zu bringen. »)

[5] Extrait de Pages de ma vie, autobiographie écrite en collaboration avec Maxime Gorki, 1916.

[6] Brecht et la musique au théâtre Entre théorie, pratique et métaphores par Bernard Banoun, in Etudes germaniques, 2008/2 (n° 250), pp 329-353

[7] Œuvre d’art totale

[8] Trad : Nous ne voulons plus du culte de Wagner, nous voulons aller vers le culte du théâtre.

[9] Trad : Association pour la représentation  des drames wagnériens dans la fidélité à l’œuvre.

[10] Dans une interview au Spiegel, 21 juillet 1965, 19ème année, p.66.

[11] Voir à ce propos son merveilleux site : http://www.lucaronconi.it/

[12] Ossi : habitant de l’ex-Allemagne de l’Est

[13] Atelier/laboratoire Bayreuth

LE FESTIVAL « MÉMOIRES », FIN DE LA MISE EN SCÈNE?

Bientôt de nouveau sur nos scènes? Die Walküre, Chéreau  © Unitel

Le Festival « Mémoires » de l’Opéra de Lyon, si attendu, a eu lieu avec le succès que l’on sait. Il fallait oser exhumer ces trois productions disparues, les reconstituer, et les présenter à un public qui pour l’essentiel les découvrait. Le succès rencontré, le choc esthétique et théâtral subi, à chaque fois, et à chaque fois pour des raisons différentes a montré que loin d’être des productions muséales que l’on regardait avec respect comme des pièce de patrimoine théâtral, elles ont de nouveau fonctionné pour le public, hic et nunc, sans doute prêtes à une nouvelle carrière dans leur toute nouvelle modernité-éternité…
On peut à ce propos regretter que l’Elektra de Ruth Berghaus, seule production qui n’a pas fait l’objet d’un DVD,  n’ait pu être enregistrée.
Le succès n’est pas seulement dû à la force de ces travaux, mais aussi à la performance musicale, notamment celle de Hartmut Haenchen, qui a donné aussi bien à l’Elektra qu’au Tristan une densité, une profondeur, une rigueur qui a fait l’admiration de tous, et aux distributions réunies, d’un niveau exceptionnel.
Le pari est donc gagné : il y a des productions qui continuent de fonctionner par-delà les années, un peu comme les grands films qui ne meurent jamais. Mais on a tellement glosé sur le côté éphémère de l’art théâtral, sur la rencontre d’une production et d’un contexte, sur la question de la mise en scène notamment à l’opéra qu’il faut sans doute s’arrêter un peu plus sur l’émotion vive que le public de Lyon, rarement aussi enthousiaste, a pu éprouver.
Dans un blog créé et enraciné dans et par la mémoire des spectacles vus, une entreprise comme celle de Lyon ne pouvait que séduire, qui a constitué non des reprises, mais des recréations presque ex-nihilo, grâce à la présence attentive de ceux qui avaient participé à la création. Rien à voir avec une représentation de répertoire qu’on reprend d’année en année sans répétitions, comme souvent dans le théâtre allemand. C’est bien de recréation qu’il s’agit, plus que tradition du « Wiederaufnahme » germanique, la reprise retravaillée : recréation d’une fidélité maniaque pour conserver un esprit. Et de fait tout au long de ces trois productions, l’esprit n’a cessé de souffler.
Mais ce qui rend passionnante l’idée de Serge Dorny, c’est qu’elle revivifie la question de la mise en scène, c’est le côté très positif de l’entreprise, et elle pose une autre question, plus inquiétante peut-être ou en tous cas plus problématique, sur la nature du ressort qui a poussé à reprendre ces travaux.
D’un côté, cette initiative montre qu’une mise en scène peut fonctionner au-delà du public spécifique visé (Dresde 1986/Bayreuth 1993/Aix 1999 face à Lyon 2017) et au-delà du contexte, et que ces travaux, loin d’avoir épuisé leurs forces, les ont vues revigorées.
D’un autre, éprouver le besoin de ces recréations, n’est-ce pas, en creux, constater qu’on est peut-être à la croisée des chemins, à un moment où l’on a l’impression que tout a été dit, que les mises en scène, même les plus récentes et les plus marquantes, sont arrivées au bout d’un parcours.
De fait, l’incroyable choc d’une production de Chéreau en 1976, par rapport à la production ordinaire de l’époque, n’a rien à voir en terme de rupture avec celle de  la génération actuelle des grands metteurs en scène par rapport à leurs immédiats prédécesseurs : Warlikowski, Tcherniakov, tout remarquables soient-ils ne représentent aucune rupture par rapport à ce qui se fait depuis une quarantaine d’année sur les scènes, seul peut-être le théâtre de Castellucci pourrait porter en lui des voies nouvelles.
Ce qui se passa en 1976 avec Chéreau à Bayreuth fut une sorte de prise de conscience que le théâtre, et le théâtre le plus contemporain entrait à l’opéra. Il y avait eu certes Wieland Wagner, il y avait eu certes à Bayreuth aussi Götz Friedrich quelques années auparavant. Mais l’effet « médiatique » de ce Ring (même si Ronconi à la Scala avait largement ouvert la voie, mais pas dans la chambre d’écho qu’est Bayreuth), fut un déclencheur qui ouvrit grand les portes des opéras d’abord allemands, puis plus largement internationaux, à une nouvelle génération de mises en scènes, qui firent dire qu’on entrait dans l’ère des metteurs en scène, manière un peu exagérée de dire que désormais, la mise en scène comptait aussi à l’opéra.
Nous sommes en 2017 et depuis 1986 (date de la Première de l’Elektra de Ruth Berghaus) quelles voies nouvelles ? Sûrement des innovations technologiques, avec l’entrée en force de la vidéo sur les scènes (depuis notamment le Guglielmo Tell de Ronconi à la Scala en décembre 1988), et désormais la vidéo en direct (merci Frank Castorf) qui en révèle les espaces invisibles. Il reste qu’au niveau conceptuel, les démarches de la plupart des metteurs en scène de la génération actuelle reste inspirée par les avancées du Regietheater, même si les aspects idéologiques ou politiques sont atténués au profit d’analyses plus psychologisantes.
Ce qu’a prouvé Serge Dorny avec son idée remarquable, c’est que ces deux pièces (rappelons que le Tristan d’Heiner Müller fut hué et critiqué à la création) sont devenues « classiques », au sens où elles ont pris une valeur intemporelle, qui interroge et fascine le public d’aujourd’hui comme celui d’hier. C’est un peu moins vrai de l’Incoronazione di Poppea, plus historiée de Klaus Michael Grüber, mais là le charme est ailleurs, stylisation d’un univers, renvoi au monde de la fraîcheur cruelle de la jeunesse, sorte de monde d’album qui nous parle encore aujourd’hui : il y a quelque chose de nostalgique qui marque le spectateur.
N’importe, les trois spectacles à leur manière reparlent au public : le théâtre ne serait donc plus cet art de l’éphémère, de l’instant fugitif qui peuple les écrits théoriques ?
Ce qui me fait un peu gamberger sur le moment théâtral que nous vivons, c’est que dans le même temps et pas seulement à Lyon, d’autres événements scéniques interrogent. À Salzbourg, au Festival de Pâques qui fête ses 50 ans, on reprend, on reconstitue la production Karajan/Schneider-Siemssen de 1967 de Die Walküre. Les cahiers de régie ayant disparu, c’est Vera Nemirova qui assure la mise en scène, et l’on reconstruit le décor avec une passionnante exposition sur cette reconstitution. À Baden-Baden, on reprend, dans une autre mise en scène il est vrai (et on pourrait dire hélas) La Tragédie de Carmen de Marius Constant (et Peter Brook). À Mannheim on fête en grande pompe les 60 ans de la production de Parsifal de Hans Schüler tandis qu’à la Scala on s’apprête à reprendre la production légendaire de Entführung aus dem Serail de Giorgio Strehler, née en 1972, tandis que La Bohème de Franco Zeffirelli (1964) continue de reprise en reprise d’y faire exploser les applaudissements au lever de rideau du deuxième acte.
Verra-t-on bientôt une tentative de faire revivre le Ring de Chéreau ou les Wagner de Wieland ? Force est de constater que si le Regietheater a dit au monde des choses que ce dernier ne voulait pas forcément entendre, on assiste aujourd’hui à des tentatives de réaction d’un côté et de célébration de l’autre : la question de la mise en scène est toujours au centre de débats herméneutiques vifs, qui cachent des prises de position idéologiques et –il faut bien le dire – une crise du public dans les opéras les plus célèbres (la Scala en est l’exemple le plus frappant). Cette crise vient aussi dans des institutions qui n’ont pas vraiment afficher de politique claire, allant de l’affichage de titres racoleurs sans vraie ligne (Alexander Pereira à la Scala) à un retour à une pauvreté scénique qu’on a confondu avec le retour à la tradition (Nicolas Joel à Paris) : on ne sent pas cette crise avec autant d’acuité en Allemagne. En France, Serge Dorny qui a résolument choisi une ligne novatrice en matière de mise en scène est très largement suivi par le public lyonnais : il est vrai que l’Opéra de Lyon plonge sa tradition d’innovation dans quarante ans d’une politique théâtrale née au TNP de Planchon, puis poursuivie à l’opéra avec Jean-Pierre Brossmann et Louis Erlo : un public cela se construit et s’éduque. Le Regietheater et les mise en scènes novatrices ne font donc pas peur partout, et que je sache, Lyon n’est pas une ville de tradition révolutionnaire…

Tristan und Isolde (Heiner Müller) Acte II, Lyon 2017 ©Stofleth

Mais que ce soit justement à Lyon que soit affiché ce regard en arrière sur des productions mythiques, dans un théâtre qui cherche résolument des regards neufs et politiques dans ses choix scéniques est un indice : ne serions-nous pas à un moment charnière où tout a été dit scéniquement, au point que le regard en arrière devient une sorte d’échappatoire, que nous sommes devant le mur de verre au-delà duquel pour l’instant il n’y a plus d’avenir en dehors du retour: la mode nous a habitués à ces retours sur le passé, le théâtre en serait-il arrivé à ce point, dans un monde d’ailleurs aujourd’hui largement dominé par l’idée qu’avant c’était mieux…La mode vintage dans tous domaines est aussi un indice…
Par ce Festival, Dorny montre d’un côté que ce théâtre âgé de plusieurs dizaines d’années a toujours sa force et son impact sur le public d’aujourd’hui, et n’a rien de poussiéreux, mais il nous avertit aussi d’une aporie éventuelle dans lequel se débattrait le théâtre d’aujourd’hui. En ce sens le Ring de Castorf à Bayreuth n’est-il pas l’extrême d’un Regietheater au-delà duquel ou il faut radicalement changer de vision, ou bien on risque de se répéter dans la fadeur. La question est essentielle, et vient du théâtre d’opéra le plus novateur de France, et on peut le dire aussi, l’un des plus novateurs d’Europe : et si la mise en scène n’avait plus rien à dire de neuf ?
Il reste que cette question, fondamentale pour le théâtre d’aujourd’hui, se dit par l’opéra. Ce débat est plus feutré au théâtre : la question du statut de la parole au théâtre, des arts du mouvement et de la danse pose une vraie difficulté pour l’art dramatique, mais de manière moins médiatisée qu’à l’opéra. On sait que les metteurs en scène de théâtre les plus originaux viennent souvent à l’opéra au moment où ils sont déjà un peu rangés et « institutionnalisés », épouvantails auprès d’un public lyrique qui frissonne à bon compte : ce ne fut pas le cas ni de Berghaus, ni de Grüber qui assez tôt ont touché à l’opéra dans leur carrière. Et pour Heiner Müller pour qui l’expérience théâtrale procède d’une approche intellectuelle et littéraire, Tristan est d’abord expérience presque « théorique » et non « passage » à l’opéra.
Ces recréations lyonnaises et ce succès incontestable posent désormais une question bien plus fondamentale qui va plus loin que l’événement :  celle du théâtre aujourd’hui, de son devenir dans un monde dont on sait les hoquets et les drames.

De ces questions, la presse allemande s’est fait l’écho, consacrant des pages entières (dans la FAZ, dans la Süddeutsche Zeitung) à l’événement lyonnais, en saisissant le sens et les potentiels. En France, la plus grande revue musicale ne s’est pas déplacée, non plus qu’un « célèbre quotidien du soir », comme on dit…ce sont des fautes lourdes, imbéciles, qui montrent combien échappent les vraies questions culturelles, au profit du contingent attrape-tout, et comment la question culturelle dans nos médias parmi les plus représentatifs (pas tous heureusement) peut-être ignorée dans ses potentialités et bafouée dans sa réalité. [wpsr_facebook]

Tristan und Isolde , Heiner Müller, Bayreuth 1993, Acte I©Archiv Bayreuther Festpiele

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: FESTIVAL « MÉMOIRES » – TRISTAN UND ISOLDE, de Richard WAGNER le 18 MARS 2017 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN; Ms en scène: Heiner MÜLLER)

Acte II ©Stofleth

 

Voir le compte rendu (David Verdier ) de cette même représentation dans Wanderer

Les souvenirs sont si vifs de cette production qui marqua tant le Festival de Bayreuth qu’on ne peut réprimer une surprise au lever de rideau. Certes, on retrouve les éclairages si troubles, si pâles, on retrouve cette impression de vide et en même temps d’enfermement, on retrouve ce hiératisme des figures, mais elles ne sont plus lointaines, et la scène n’est plus ce halo qu’on voyait de la salle de Bayreuth, et elle ne nous semblait pas si pentue.
La salle de Bayreuth n’est pas l’Opéra de Lyon, et le rapport scène-salle n’a rien à voir.

À Lyon, les effets voulus par le metteur en scène Heiner Müller et le décorateur Erich Wonder (décors reconstruits par Kaspar Glarner), ne peuvent coïncider puisque la salle est à l’italienne avec fort rapport de proximité. Le travail de Müller joue sur l’éloignement, sur des figures entrevues, presque translucides : ainsi à Lyon voyons-nous au contraire les chanteurs très près, les petits gestes, les mouvements infimes, tout ce qu’on ne voyait pas ou presque pas à Bayreuth. Il faut donc se réhabituer et ne pas superposer les images.

La question de ce festival, celle de faire revivre des productions disparues (qui fera l’objet d’une réflexion dans ce blog) était au centre des regards divers sur ce Tristan und Isolde de Heiner Müller, qui a tant marqué les mémoires des spectateurs du Festival de Bayreuth. Car il y avait à la fois dans les discussions d’entracte ceux qui avaient vu le spectacle à Bayreuth, et ceux qui n’y étaient pas : le sens du défi de Serge Dorny était bien de proposer cette production à ces derniers, évidemment en majorité (écrasante) dans la salle de l’Opéra de Lyon. Il reste qu’un certain nombre de journalistes plus mûrs avaient le souvenir de Bayreuth, ce qui ne manque pas de perturber le regard critique sur le travail de Müller vu aujourd’hui.
C’est cette idée qui pervertit le regard. La production de Müller, conçue visuellement pour une salle en amphithéâtre à vision exclusivement frontale, avec un recul physique important de la majorité des spectateurs (aussi bien au parterre que dans les loges, balcon et galerie du Festspielhaus), ne répond pas de la même manière dans une salle aussi intime (1100 spectateurs) que celle de l’opéra de Lyon, avec ses visions latérales en grande hauteur, et son parterre réduit, rapproché, à la pendance légère quand Bayreuth a une pendance forte. Car là-aussi les choses diffèrent : alors que les dimensions de la scène en largeur et hauteur sont proches de celles de Bayreuth (même si la profondeur est très différente), la pendance de la salle de Bayreuth est forte et détermine des perspectives à corriger sur la scène (en modifiant la pendance de la scène) pour avoir l’effet de plat en vision du plateau.

Dernière remarque, la mémoire pouvait être aussi pervertie par la distribution de Bayreuth, étincelante (Waltraud Meier, Siegfried Jerusalem, Daniel Barenboim). Que ces noms soient liés à une vision, à un contexte, à des souvenirs émus, c’est évident. Mais comme les chanteurs ne peuvent plus chanter ces rôles et que Daniel Barenboim est sur d’autres projets, forcément la question de savoir comment d’autres prendraient le relais se posait.

La direction de Hartmut Haenchen n’a franchement rien à envier à celle d’autres chefs, aussi (sinon plus) prestigieux. Au niveau du concept, de l’approche, de l’effet produit, nous sommes aussi sur des sommets. C’est alors une affaire de goût, une « Geschmacksache » qui n’a rien à voir ni avec la production ni avec le rendu réel de l’œuvre. Enfin, l’insertion de nouveau chanteurs dans la production, avec le niveau pointilleux de la reconstitution à laquelle a procédé l’Opéra de Lyon, n’a pas été à mon avis problématique, c’est je le répète, la position relative du spectateur à Lyon qui peut faire penser que la direction d’acteurs et que le jeu sont différents. Mais les chanteurs se sont bien insérés dans l’exigence de Heiner Müller, retranscrite par son collaborateur de toujours Stephan Suschke à qui avaient déjà été confiées les reprises de la production à Bayreuth après la disparition de Heiner Müller en 1995.

Les regrets éternels ne peuvent faire office de critique : je suis moi-même traversé par les images de Bayreuth, et j’ai par ailleurs d’autres souvenirs tenaces qui pervertissent quelquefois mon jugement (Nilsson dans Elektra par exemple). Fallait-il laisser inviolée une production qui avait autant frappé, musicalement et scéniquement, au nom de l’œuvre d’art éphémère qu’on emporte avec soi dans les labyrinthes de sa mémoire ? C’est une discussion possible, mais le spectacle que nous avons vu à Lyon est aussi fascinant tout en étant autre. Pour moi la réponse est donc claire.
Ce qui marque dans cette production, c’est justement son caractère lointain et éthéré, une manière de reproposer le mythe sans rien qui soit anecdotique ou trivial. À peine un meuble (le fauteuil éculé sur lequel git Tristan au troisième acte), et pour le reste des signes. L’espace est clos, mais en même temps translucide et vaporeux, léger, avec des éclairages (l’immense Manfred Voss, repris ici par Ulrich Niepel) qui jouent sur de faibles, très faibles contrastes, et qui caressent la scène plutôt que l’éclairer, et des matériaux qu’on suppose très peu « matérialisés » justement (tissu, tulle) qui rappelleraient l’architecture japonaise. On a souvent interrogé Heiner Müller sur son rapport au travail de Wieland Wagner, dont il disait n’avoir vu que des photos, mais  ce rapport est bien ce qui ressort dans l’imaginaire du spectateur qui n’a pas vu les mises en scène bayreuthiennes de Wieland.
On avait le souvenir d’êtres tout aussi lointains, désincarnés, comme dans un univers déjà au-delà, comme dans ce deuxième acte nocturne où la lumière d’un bleu profond épouse et caresse une armée de cuirasses, témoins muets, rappelant un monde de chevalerie que la légende même de Tristan met à mal, dont la variation des éclairages montre quelquefois, émergeant, trois ou quatre cuirasses qui figureraient ces témoins tapis. La cuirasse, un objet particulièrement identifiable, qui pourrait renvoyer à quelque concrétude, est ici elle aussi désincarnée, abstraite : les personnages circulent dans cet univers d’une manière géométrique et semblent émerger d’un champ (cela m’a fait penser en revoyant la scène, au magnifique champ de coquelicots du Prince Igor vu par Tcherniakov) comme si ces cuirasses n’étaient plus que des traces d’un monde jadis végétal, mais aujourd’hui métallisé d’où toute nature s’est envolée. La puissance de l’image est telle que le souvenir qu’on en a de Bayreuth et ce qu’on en voit sont ici presque congruentes.
On avait oublié un premier acte dont les espaces de jeu sont délimités par des rais de lumière et des taches de couleur, par des espaces géométriques seulement tracés par la lumière comme si les personnages étaient enfermés, certes, mais par des lois, des règles indistinctes et impossibles à figurer. Cette fixité, la manière aussi dont les personnages se meuvent, la lumière pâle d’un soleil qui n’ose être franc contribue à cette ambiance étrange, qui rappelle quelque chose du théâtre Nô (les costumes sont d’ailleurs du japonais Yohji Yamamoto). Les personnages sont-ils d’ailleurs des personnages, tant le jeu des ombres et des lumières nous empêche de les toucher, tant les mouvements sont contraints et limités, tant tout charnel est absent de cette vision, qui pourtant est bouleversante, parce que dans cette fixité, tout mouvement prend un relief immédiat. L’apparition de Tristan à l’acte II, dans l’ombre, côté jardin, semble être une apparition en transparence, par la subtilité des éclairages, et peu à peu la silhouette se précise et entre dans le champ.

Daniel Kirch et Alejandro Marco-Buhrmester Acte III ©Stofleth

Le lever de rideau à l’acte III est un moment magnifique « comme avant »: le rideau se lève très lentement, sur un univers uniformément gris, au sol jonché de gravats, au point que le fauteuil où gît Tristan semble être un rocher. Le costume de Tristan et de Kurwenal, les mêmes, mais l’un noir (Kurwenal) l’autre gris (Tristan) se fondent avec l’ensemble. On avait le souvenir de cette scène terrible, et elle surgit de nouveau, telle quelle, dans sa misère qui repend à la gorge. On a du mal à identifier les costumes à première vue, et de loin à Bayreuth ils n’apparaissaient pas avec cette précision, ce sont des redingotes déchirées (avec gilet et chemise) qui furent des « habits », et qui ne sont plus que haillons de ce qui fut : constat d’une déchéance qui ferait presque surgir les deux personnages d’un univers à la Beckett. Entre l’image noble des cuirasses de l’acte II, image d’ordre, image rangée, référencée, colorée et les gravats universels du III, il y a toute la béance du malheur.
Seule l’apparition d’Isolde va changer cet univers au final, d’abord revêtue d’un lourd manteau gris – encore – dont elle va recouvrir le cadavre de Tristan, puis d’une robe grise aussi, pendant la bataille finale où elle reste d’une fixité statufiée, comme déjà abstraite. Pour la Liebestod, le décor prend des couleurs dorées (magnifique impression du mur qui discrètement passe du gris à l’or), et Isolde se débarrasse de sa robe terrestre pour ne garder que sa robe dorée et céleste, éclairée, cérémonielle, qui brille au loin, couleur d’un soleil qui accueille les morts chez les égyptiens ou les incas, couleur d’une transfiguration finale dont on gardera longtemps l’image. Un deuil qui entre de plain-pied dans le mythe.
C’est bien ces univers à la fois différents et unifiés par la forme et les matières utilisées, et surtout par des éclairages qui déterminent complètement une ambiance, par leur imprécision (comme la différence entre peinture au dessin et peinture à la couleur) qui donnent unité à l’ensemble. Alors, on rentre peu à peu dans cet univers, très inhabituel, et qui propose un spectacle autre par la nature différente des deux salles, et semblable parce qu’il prend le spectateur à la gorge, comme il le prenait à Bayreuth.
L’autre gageure était d’oser une autre distribution, tant celle de Bayreuth avait marqué, avait incarné cette production. Il fallait oser une autre Isolde que celle mythique de Waltraud Meier, un autre Tristan et oser un autre chef. À la luxuriance, la tension dramatique, la couleur de Daniel Barenboim, succède le hiératisme de Hartmut Haenchen. Hiératisme parce que Haenchen comme pour son Elektra travaille la partition, sans y ajouter des intentions, mais laissant la musique dire ce qu’elle a à dire, en n’accélérant jamais le tempo, en veillant à une très grande clarté de la lecture, où l’on constate une fois de plus le travail approfondi mené avec l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, qui sonne comme rarement on l’a entendu. Cette fois-ci dans la fosse, car contrairement à ce qu’on pense, point n’est besoin d’un orchestre géant pour Tristan, l’acoustique relativement sèche de la salle correspond trait pour trait à la direction musicale. Une direction qui ne laisse pas échapper une note ni un instrument, qui soigne le fil continu, sans exagérer jamais les aspects dramatiques, mais sans jamais rendre l’œuvre plate ou uniforme (si l’on peut rendre plat un Tristan). Par rapport à Parsifal, Haenchen a peu dirigé Tristan et d’une certaine manière son approche est encore neuve, elle est au moins autre, et sans doute pour mon goût plus convaincante que son Parsifal (aussi bien à Paris qu’à Bayreuth d’ailleurs), dès le premier accord, celui si fameux, les choses sont en place et on comprend que ce sera une grande chose. Peut-être le moment le plus réussi, celui qui est le plus lacérant aussi est le prélude du troisième acte, tout à fait extraordinaire. Une chose est sûre en tous cas, Hartmut Haenchen a réussi à mener l’orchestre de l’Opéra de Lyon à des sommets, aux cordes extraordinaires, avec un son très maîtrisé, sans scories aucunes, et une remarquable précision. Un orchestre cristallin, limpide, d’une clarté qui fait contraste avec l’univers indécis de la scène, cet univers où les personnages évoluent sans se regarder, marchent comme des automates (Tristan au premier acte), dans un espace vide où les formes font lumière, et d’où résonne d’un son franc, net, et d’où émergent les merveilles de la partition. C’est ce système de correspondance baudelairienne, où les couleurs et les sons se répondent chacun dans leur ordre, qui fascine, comme si l’un alimentait l’autre en une ténébreuse et profonde unité.
Très différent de l’approche de Kirill Petrenko dans cette même salle, avec un orchestre qui a magnifiquement progressé grâce au travail de Kazushi Ono, Hartmut Haenchen propose donc un Tristan complètement convaincant parce qu’une fois de plus jamais narcissique, jamais sirupeux, préférant le Bauhaus à l’univers du Palais Garnier et n’invitant jamais l’auditeur à se rouler dans les volutes sonores et moirés d’un Wagner bourgeois à la Thielemann. Et il en sort un Tristan d’une grandeur simple, d’une infinie tristesse et d’une infinie lumière.

 

On attendait aussi la distribution, qui proposait l’Isolde et le Roi Marke de 2011, Ann Petersen et Christof Fischesser, et une prise de rôle dans Tristan, celle de Daniel Kirch, ainsi que dans Brangäne chantée par Eve-Maud Hubeaux, jeune et valeureuse chanteuse française dont on entendra parler. Une distribution qui a montré qu’il est inutile d’afficher les gloires du moment pour faire un bon Tristan.
Annoncée souffrante, Ann Petersen a donné un exemple à suivre de chant maîtrisé, jamais pris en défaut même si çà et là on sentait que la voix n’était pas au mieux de sa forme, mais sans jamais rater un aigu ou faire défaut de projection ou de couleur. Les difficultés d’ailleurs ne se notaient pas aux aigus, clairs, bien projetés, maîtrisés, mais plutôt à la ductilité dans les parties centrales. Peu importe au fond, tant elle a su donner au personnage son poids, avec l’avantage, pour ceux qui avaient déjà vu le spectacle à Bayreuth, ou même en vidéo, d’avoir physiquement certaines ressemblances avec Waltraud Meier… On est surtout admiratif du travail sur le texte effectué avec le chef, qui donne à son interprétation une grande profondeur et une très grande expressivité. Dans une mise en scène où le corps s’exprime a minima, tout le poids doit être donné par le dire : et chaque nuance, chaque intention est donnée, chaque mot est sculpté, dans un chant jamais hurlé, jamais excessif. Nul doute qu’Ann Petersen, qui propose une interprétation plus élaborée et encore plus approfondie qu’il y a six ans avec Kirill Petrenko, peut être considérée parmi les Isolde qui comptent, plus dignes d’intérêt que celles de certaines stars plus en vue parce que plus appuyées sur la couleur et le texte que sur la puissance vocale.
La distribution telle qu’elle a été constituée est contrastée, et peut-être moins homogène que ce à quoi l’Opéra de Lyon nous a accoutumés. Le choix de Daniel Kirch comme Tristan (une prise de rôle) pouvait se justifier car c’est un chanteur qui fait une honorable carrière en Allemagne ; je l’avais vu dans Die Meistersinger von Nürnberg à Karlsruhe et sa prestation était convaincante. Mais Walther n’est pas Tristan.
D’abord, se préparant sans doute au redoutable troisième acte, il semble être un peu inhibé dans les deux premiers, avec une voix moins projetée, qui provoque un décalage avec la voix d’Ann Petersen notamment pendant le duo du deuxième acte, et surtout sans vraiment colorer, sans vraiment interpréter ni travailler sur le texte, souvent monocorde et inexpressif. Certes il chante, sans scories, mais sans personnalité, d’une manière très grisâtre et sans grande imagination, malgré un joli timbre et un grain vocal intéressant.
Au troisième acte, la voix est indiscutablement mieux projetée, mais le long texte reste dit de manière plutôt plate, sans vrais accents, et presque un peu ennuyeuse. Je le souligne à nouveau : il ne fait pas de faute de chant particulière, mais il propose un chant sans particularité ni caractère, et c’est évidemment problématique dans une mise en scène où le dire est si important.
De plus Daniel Kirch manque un peu de cette tenue scénique, qui exige une raideur qui marque l’Isolde d’Ann Petersen, et qui marquait aussi jadis l’attitude de Siegfried Jerusalem, presque statufié. Ainsi donc, même scéniquement, notamment au premier acte, il semble mal s’insérer dans l’ambiance voulue par la mise en scène, mal se conformer à cette rigidité qui doit être le caractère de ce début.
Magnifique surprise en revanche la Brangäne d’Eve-Maud Hubeaux, jeune mezzo française née à Genève, à la voix vibrante, magnifiquement projetée, au timbre plutôt clair (qui lui permettra de chanter Eboli la saison prochaine sur la scène de Lyon) qui paraît au premier acte un peu hésitante, mais qui prend de l’assurance dans un magnifique deuxième acte. Le texte est dit avec grande précision, le volume est réel, mais jamais exagéré. Tout cela est bien contrôlé. Une chanteuse qu’on va suivre avec beaucoup d’intérêt.
Le Marke de Christof Fischesser est remarquable, qui travaille le texte avec une grande finesse et une grande intelligence, dont la voix jeune donne au personnage une couleur inattendue sur toute la tessiture. La prestation est aussi bien du point de vue de l’interprétation et de l’expression que du point de vue strictement musical un modèle de contrôle et de raffinement. Il me semble aujourd’hui encore supérieur qu’à Lyon lors de la dernière production de Tristan en 2011, où il était déjà un Marke notable. Il a moins chanté Marke que d’autres rôles (on l’a vu notamment en Pogner à Munich dans les derniers Meistersinger), mais nul doute qu’il va vite devenir un Marke de référence.
Alejandro Marco-Buhrmester, le Günther de Castorf, annoncé aussi souffrant, était Kurwenal. Certes, la voix n’avait peut-être pas face à l’orchestre la projection habituelle et l’artiste s’est un peu ménagé. Il reste que là où peut-être la force manquait – et encore-, l’intelligence du chant a suppléé car ce Kurwenal était très attentif à chaque mot : il faut saluer l’expressivité, notamment pendant le magnifique troisième acte où il est presque un double de Tristan, dans le même costume en haillons, partageant avec lui la misère et l’attente. La question du double qui se pose au troisième acte était d’ailleurs aussi centrale au premier acte, où à Brangäne/Isolde au premier plan, répondait dans l’ombre au fond de la scène Kurwenal/Tristan, aux attitudes similaires, accroupis au fond dos à dos tels un groupe sculpté d’une statuaire antiquisante. Alejandro Marco-Buhrmester est un artiste remarquable, doué d’une voix au timbre chaud, d’une émission impeccable et faisant toujours preuve d’un souci notable de la couleur. Malgré le refroidissement, la prestation fut à la hauteur de l’enjeu.
Thomas Piffka était Melot ; très souvent dans les distributions, le rôle est un peu sacrifié : c’est le méchant, le traître et il intervient au total de manière très limitée. Mais on sait que quelquefois ce type de rôle peut déparer une distribution par ailleurs construite et soignée. C’est ici ce qui se passe, où ce Melot à la voix grinçante, à la limite de la justesse, aux attaques hasardeuses et à l’expressivité inexistante gâche un peu l’ensemble par des interventions décalées (deuxième acte !). Autant la veille dans Aegisth cela pouvait passer, car Aegisth est un rôle de caractère auquel on peut donner une couleur vraiment caricaturale, autant dans Melot cela ne passe pas et on a vu la différence quand un Melot est vraiment bon (au TCE et à Rome par exemple, la saison dernière avec le Melot de Andrew Rees). En revanche, rien à redire des « petits » rôles, Patrick Grahl (ein Hirt, ein junger Seeman) et Paolo Stupenengo (qui appartient au chœur) dans le Steuermann.

Il reste qu’en dépit de quelques problèmes de distribution, tant le rendu de l’orchestre que la force de la production font de ce Tristan un très grand moment d’opéra avant que de nostalgie, et que l’opération, difficile est une réussite à porter au crédit de la magnifique idée de ce Festival.[wpsr_facebook]

Liebestod ©Stofleth

LES SAISONS 2016-2017 (5): OPÉRA NATIONAL DE LYON

Tristan und Isolde (Bayreuth) , Ms Heiner Müller ©Bayreuther Festspiele
Tristan und Isolde (Bayreuth) , Ms Heiner Müller ©Bayreuther Festspiele

C’est toujours avec curiosité qu’on attend la programmation annuelle de l’Opéra de Lyon, qui sera la dernière du « règne » de Kazushi Ono, marqué par un vrai travail avec l’orchestre sur un répertoire plus récent, ainsi qu’un souci marqué de la précision des pupitres. La présence de Kazushi Ono a été pour Lyon une vraie chance, qu’il faut évidemment saluer.
Curiosité parce que la politique de Serge Dorny affiche une volonté résolue de modernité, et la recherche de jeunes chefs et metteurs en scène talentueux. C’est à Lyon qu’on a eu et pendant des années, Kirill Petrenko pour les grands Tchaïkovski, et un Tristan und Isolde resté dans les mémoires. Mais c’est aussi à Lyon qu’on a eu des spectacles de Peter Stein, de Klaus Michael Grüber, des gloires de la génération du Regietheater, mais on découvre aussi à Lyon la jeune génération, David Bösch metteur en scène devenu très vite inévitable (on le voit partout en Allemagne actuellement), David Marton à qui on doit trois mémorables spectacles, Capriccio, Orphée et Eurydice et la Damnation de Faust, Stefan Herheim pour Rusalka, Dmitri Tcherniakov pour Lady Macbeth de Mzensk, ou Alex Ollé de la Fura dels Baus mais aussi des metteurs en scène anglo-saxons : John Fulljames, Adrian Noble. Pour beaucoup, presque tous, c’était une première fois en France. Les grands metteurs en scène d’opéra d’aujourd’hui défilent tous d’abord à l’opéra de Lyon.
La saison prochaine est donc particulière pour le départ de Kazushi Ono, mais aussi particulière pour le répertoire affiché, une fois de plus sans concessions, mais totalement passionnant, à découvrir ou redécouvrir.

Octobre 2016 :

L'Ange de Feu (Benedict Andrews) ©Iko Freese :drama-berlin.de
L’Ange de Feu (Benedict Andrews) ©Iko Freese :drama-berlin.de

L’Ange de Feu de Sergueï Prokofiev, dir.mus : Kazushi Ono. La production de l’australien Benedict Andrews est importée de la Komische Oper de Berlin, où elle a triomphé et cette saison et la saison dernière. Une histoire de fantasmes et de désir, rare sur les scènes mais redécouverte ces dernières années. Pour l’incarner, il faut des artistes enflammés et incroyablement engagés. C’est Ausrine Stundyte (la Lady Macbeth de Mzensk cette saison) qui sera Renata, tandis que Ruprecht sera le remarquable Laurent Naouri. Mais le reste de la distribution n’est pas en reste : tous d’excellents chanteurs, Margarita Nekrasova, Dmitry Golovnin, Vasily Efimov, Mairam Sokolova.
Un début de saison brûlant à ne manquer vraiment sous aucun mais aucun prétexte.
Du 11 au 23 octobre (7 représentations)

Novembre 2016 :

L’enfant et les sortilèges, de Maurice Ravel . Une toute petite série pour les enfants d’un côté et pour les jeunes du Studio de l’autre, dirigée en alternance par Philippe Forget et Kazushi Ono, dans une conception légère, avec les vidéos de Grégoire Pont, la mise en espace de James Bonas, des décors et costumes de Thinault Vancraenenbroeck. Le texte de Colette vus au travers des effets spéciaux et de l’animation.
Du 1er au 5 novembre (4 représentations)

Ermione, de Gioacchino Rossini Une seule représentation pour l’un des grands opéras seria de Rossini, en version de concert, qui va clore le cycle bel canto initié il y a quelques années. Mérite d’autant plus le voyage qu’on va y entendre en Ermione, l’une des plus grandes voix actuelles, essentiellement abonnée au MET à New York, Angela Meade ! Je crois même que c’est la première apparition en France . elle a décidé la saison prochaine de chanter en Europe (Madrid, Bilbao, Berlin). Le reste de la distribution est composé de rossiniens ou belcantistes AOC, comme Dmitry Kortchak, Michael Spyres, Enea Scala (le magnifique Leopold de La Juive cette saison à Lyon), Eve-Maud Hubeaux, une jeune mezzo à surveiller (magnifique Mary à Lyon dans Fliegende Holländer en 2014). L’ensemble sera dirigé par le vétéran des rossiniens et le pape de l’édition rossinienne, Alberto Zedda.
Le 13 novembre 2016 (une représentation).
Concert présenté au TCE à Paris le 15 novembre 2016.

Décembre 2016 :

Eine Nacht in Venedig de Johann Strauss, en coproduction avec l’Oper Graz et le Royal Opera House de Mascate (Sultanat d’Oman). L’Opéra de Lyon poursuit l’exploration d’opérettes rares en France, Eine Nacht in Venedig (1883) n’est pas l’opérette de J.Strauss la plus fréquente en France et c’est donc l’occasion de découvrir un Strauss inconnu ou peu connu. Inconnu en France aussi le danois Peter Langdal, directeur de théâtre et metteur en scène qui travaillera à cette production correspondant aux fantasmes vénitiens de la bourgeoisie viennoise, peu de temps après que Venise a regagné le giron italien . C’est Daniele Rustioni, futur directeur musical de la maison à partir de la saison 2017-2018, qui dirigera l’œuvre ce qui nous assure vivacité et rythme, et c’est l’excellent ténor Lothar Odinius qui conduit le carnaval (dans la distribution, Matthias Klink, Piotr Micinski, et Caroline MacPhie).
Du 14 décembre 2016 au 1er janvier 2017 (9 représentations)

Janvier 2017 :

Jeanne au bûcher, d’Arthur Honegger, sur un texte de Paul Claudel. Romeo Castellucci, pour la première fois à Lyon, poursuit sa méditation scénique sur les figures du mysticisme et sur la relation au religieux. Après Œdipe, Moïse, Jésus, voici Jeanne d’Arc, vue par Claudel et Honegger, figure humaine et visitée, parmi les hommes et hors le monde, qui sera portée par Audrey Bonnet. À ses côtés notamment Denis Podalydès (Frère Dominique), mais aussi Ilse Eerens, Valentine Lemercier, Marie Karall et Jean-Noël Briend, le tout porté par Kazushi Ono, à la tête de l’orchestre et de l’excellent chœur de l’Opéra (direction Philip White). Sans aucun doute le public courra voir cette incarnation tant le metteur en scène italien est aujourd’hui devenu un phénomène médiatique.
Du 21 janvier au 3 février 2017 (8 représentations)

Mars 2017

Festival « Mémoires ».
C’est la mémoire du théâtre que Serge Dorny a choisi d’exhumer pour ce Festival 2017 tout à fait exceptionnel, d’une grande difficulté à organiser puisqu’à l’Opéra de Lyon alterneront deux opéras « lourds » exigeant de la part de l’orchestre un engagement rare, tandis que le TNP sera mobilisé pour le troisième. Une mémoire encore vive en Allemagne et peut-être moins sensible en France de spectacles qui ont profondément marqué l’histoire de la mise en scène d’opéra :

Elektra mise en scène de Ruth Berghaus ( Semperoper Dresden 1986)
Tristan und Isolde, mise en scène de Heiner Müller (Bayreuther Festspiele 1993)
L’incoronazione di Poppea, mise en scène de Klaus Michael Grüber (Aix 1999, Wiener Festwochen 2000)
Les trois metteurs en scène sont morts, les trois spectacles enfouis dans les mémoires ou sur des photos, voire en vidéo (Grüber et Müller), bien que la mise en scène de Ruth Berghaus ait duré à Dresde jusqu’en 2009. L’Opéra de Lyon reconstitue costumes et décors, et la mise en scène est reprise à partir des traces qu’on en a. Quel effet ces travaux mythiques sur un public de 2016? quelle réflexion sur la fugacité du théâtre ? Sur la notion de mise en scène comme « œuvre d’art », quelle rencontre entre un spectacle créé pour un public de 30 ans antérieur, et un public de 2016 ? Autant de questions passionnantes autour du théâtre que le public devra se poser, et avec quelle acuité, au contact d’objets aussi mythiques.

L’Incoronazione di Poppea, de Claudio Monteverdi.
Les amours de Néron et Poppée qui détruisent tout sur leur passage, Octavie, la femme répudiée, Sénèque le philosophe et maître à penser. Seuls en réchappent (sur le fil) les deux autres amoureux, Drusilla et Ottone . Sans doute le premier opéra véritablement dramaturgique, avec des « personnages » de chair et de sang traités par Grüber à la fois concrètement et abstraitement, comme des émanations d’images enfouies, rêvées par nos fantasmes pompéiens ou ceux de la peinture Renaissance (magnifique décor de Gilles Aillaud). Pour cette production, des jeunes, rien que des jeunes se confronteront sur la scène du Théâtre National Populaire de Villeurbanne (mais aussi de l’Opéra de Vichy)à la passion dévorante et destructrice : Sebastien d’Hérin et son Ensemble Les Nouveaux Caractères et les jeunes chanteurs du Studio de l’Opéra national de Lyon.
Du 7 au 11 mars (3 représentations) à l’Opéra de Vichy
Du 16 au 19 mars (3 représentations) au Théâtre National Populaire

 Elektra, de Richard Strauss

La vengeance chez les Atrides, dans la version d’Hugo von Hoffmannsthal héritée de Sophocle : le paroxysme des relations affectives d’une charmante famille : père/fille, mère/fille, frère/sœur soeur/soeur : danse sur un volcan musical qui secoue l’opéra depuis 1909.
L’orchestre sera dirigé par Hartmut Haenchen, un des grands chefs pour ce répertoire, Elektra sera Elena Pankratova (que je n’aime pas, mais enfin…on verra), Chrysothemis aura l’immense voix de Katrin Kapplush, Klytemnästra sera Lioba Braun, et Orest Christoph Fischesser, mais aussi Thomas Piffka (Aegisth) et Victor von Halem. Et tout se beau monde évoluera sur le « plongeoir » conçu par Hans Dieter Schaal pendant que l’orchestre sera en dessous.
A ne manquer sous aucun prétexte, évidemment. Une occasion de ce type ne se rate pas.Du 17 mars au 1er avril (6 représentations)

Tristan und Isolde (Bayreuth) , Ms Heiner Müller ©Bayreuther Festspiele
Tristan und Isolde (Bayreuth) , Ms Heiner Müller ©Bayreuther Festspiele

Tristan und Isolde, de Richard Wagner
La dernière fois que Tristan und Isolde a été représenté à Lyon, c’est il n’y a pas si longtemps (En juin 2011) et c’était Kirill Petrenko qui dirigeait. Ce sera cette année Hartmut Haenchen, ce qui n’est pas mal non plus, et qui assurera donc Elektra et Tristan.  La mise en scène de Heiner Müller a été immortalisée par la vidéo en 1995, et constitue la production de la première Isolde de Waltraud Meier. C’est dire l’incroyable force émotive que cette reprise peut avoir pour moi qui ai vu ce spectacle profondément bouleversant à Bayreuth.
La distribution permet de retrouver l’Isolde d’Ann Petersen (elle l’était déjà en 2011), Tristan sera Daniel Kirch, excellent jeune ténor wagnérien, le roi Marke, comme en 2011 sera Christoph Fischesser, tandis que Brangäne sera la jeune Eve-Maud Hubeaux et Kurwenal l’excellent Alejandro Marco-Buhrmester. Une très belle distribution qui promet de beaux moments, qui seront éclairés par le mythique éclairagiste de Bayreuth (et du Ring de Chéreau) : Manfred Voss.
Lyonnais, le mythe sera chez vous, vous savez ce qui reste à faire.
Du 18 mars au 5 avril (6 représentations)

Après ce mois de mars à vrai dire exceptionnel, voire unique, la programmation « ordinaire » reprend ses droits.
Mai 2017

Alceste, de C.W.Gluck,
Retour de Stefano Montanari, l’excellent chef italien auquel on doit déjà de très belles soirées à Lyon (et qui dirigera en juin 2016 l’Enlèvement au Sérail dans la mise en scène de Wajdi Mouawad), et retour d’Alex Ollé de la Fura dels Baus pour la mise en scène de cet Alceste de Gluck, l’histoire de l’épouse Alceste qui consent à mourir pour son mari Admète et que finalement les dieux épargneront. C’est l’une des vedettes du chant français, Karine Deshayes qui sera Alceste, et le très bon Julien Behr qui sera Admète, entourés de Florian Cafiero, d’Alexandre Duhamel et de Tomislav Lavoie.
Du 2 mai au 16 mai (8 représentations)

Borg et Théa, de Frédéric Aurier et la Soustraction des Fleurs
Un spectacle familial, pour enfants, en collaboration avec le Théâtre de la Croix Rousse, sous la direction musicale de Karine Locatelli, et dans la mise en scène de Jean Lacornerie. La Soustraction des Fleurs et le Quatuor Béla accompagnent un spectacle où participe aussi l’excellente Maîtrise de l’Opéra de Lyon.
Du 9 au 17 mai (7 représentations)

Juin 2017

Viva la Mamma (Le convenienze e inconvenienze teatrali) de Gaetano Donizetti.
Dans la production des 71 opéras écrits par Donizetti, pleins de femmes sacrifiées et d’amours interrompues, de meurtre, de sang et de cruauté, les comédies sont très rares et Viva la Mamma en est une, qui raille les mœurs du théâtre lyrique. Un opéra au miroir en quelque sorte ; c’est Laurent Pelly, grand amoureux des opéras souriants qui avec sa complice Chantal Thomas, en fera la mise en scène tandis que l’orchestre sera dirigé par le très jeune et très intéressant Lorenzo Viotti (26 ans, fils du chef disparu Marcello Viotti) qui l’an dernier a remporté le prix des jeunes chefs d’orchestre du Festival de Salzbourg. Ce qui motive d’autant plus car la découverte d’un jeune chef est chose importante. Côté distribution, c’est vraiment l’idéal pour ce répertoire : Patricia Ciofi, grande spécialiste de Donizetti, Charles Rice, qu’on a vu dans La Juive (Albert), Enea Scala , qui lui aussi était dans La Juive (Léopold) et Laurent Naouri. Une conclusion de saison en explosion.
Du 22 juin au 8 juillet (9 représentations)

Comme d’habitude, l’Opéra de Lyon propose une saison bien construite, assez complexe et exigeante pour le spectateur, passionnante pour les amoureux du théâtre et aussi des œuvres un peu exceptionnelles : entre l’Ange de Feu, Jeanne au bûcher, Elektra, Tristan und Isolde et Alceste, c’est une palette très diversifiée d’œuvres monumentales et symboliques de l’histoire du genre qui est interpellée. Quant au Festival « Mémoires »,  il fait déjà rêver.
Je suppose que beaucoup de parisiens feront le voyage lyonnais assez souvent, mais pas seulement les parisiens, je gage qu’outre Rhin la perspective de revoir le Tristan d’Heiner Müller en excitera plus d’un. Magnifique saison. [wpsr_facebook]

Elektra (Prod.Berghaus) ©Semperoper Dresden
Elektra (Prod.Berghaus) ©Semperoper Dresden

THÉÂTRE DE LA VILLE : LA RÉSISTIBLE ASCENSION d’ARTURO UI, de BERTOLT BRECHT par le BERLINER ENSEMBLE le 25 septembre 2012 (ms en sc : Heiner MÜLLER , avec Martin WUTTKE)

Scène finale

Si mes comptes sont bons, nous avons assisté hier soir à la 389ème représentation de « La Résistible Ascension d’Arturo Ui », dans la mise en scène légendaire de Heiner Müller, qui depuis 1995, 17 ans déjà, se joue à guichets fermés à Berlin comme ailleurs: combien de personnes hier cherchaient des places devant le théâtre de la Ville archicomble! Je vous renvoie à mon compte rendu de la 378ème représentation, en janvier 2011, au Berliner Ensemble: il n’y a pas un mot à changer. Cliquez donc sur: Arturo Ui 2011.

©-Barbara-Braun

Juste quelques notes: le triomphe obtenu par l’ensemble de la troupe montre l’effet du grand théâtre sur le public et souligne la pauvreté de la production française actuelle. La présence fréquente en France de la Schaubühne d’Ostermeier, ou du Theater Basel (Meine faire Dame),  ou du Berliner Ensemble permet de faire les comparaisons qui s’imposent. De plus le système du répertoire, je l’ai déjà écrit, permet de revoir à 17 ans de distance, un spectacle dont la fraîcheur est intacte, dont la prise sur le public est intacte, et balaie d’un coup les réflexions doctes sur l’éphémère au théâtre. Le théâtre peut être aussi un conservatoire des mises en scènes, sous certaines conditions bien sûr: permanence de l’acteur principal, suivi de la production par le metteur en scène ou son assistant (ici Stephan Suschke), et présence d’une vraie troupe, c’est à dire d’une histoire, d’une ambiance, de relations interpersonnelles, d’habitudes au sens fort du terme et non de la routine.
On est encore stupéfait par la performance de Martin Wuttke, un Chaplin d’aujourd’hui: je reste toujours bouche bée devant les premiers moments, où il mime le chien, avec la justesse de la respiration saccadée (fermez les yeux, c’est à s’y méprendre!), des gestes, et bien sûr devant la scène du vieux comédien, le climax de la représentation, avec un Jürgen Holtz (80 ans) bouleversant dans sa manière de dire le texte (y compris dans la scène finale, où le silence de la salle lorsqu’il parle est assourdissant). La manière de dire l’allemand (la langue dans cette pièce est déterminante), les variations de rythme, de respiration, de tempo, d’intensité sont extraordinaires chez tous les comédiens. La mise en scène qui mêle la musique (de tous genres), le chant, presque à la manière d’un cabaret berlinois,  et qui insiste sur l’alliance entre politique et crime en y jetant un œil sarcastique, et divertissant garde sa force et son rythme. Et puis Martin Wuttke, qui est à Arturo Ui au Berliner Ensemble ce que Ferruccio Soleri est à Arlecchino de Goldoni au Piccolo Teatro de Milan. Il EST l’Arturo Ui d’aujourd’hui, comme Ekkehard Schall fut celui des années 50. Mémorable, grandiose, pour l’éternité.
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Martin Wuttke

THÉÂTRE AU BERLINER ENSEMBLE: LA RESISTIBLE ASCENSION d’ARTURO UI de BERTOLT BRECHT(Mise en scène Heiner Müller, avec Martin WUTTKE) le 9 janvier 2011

Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui, production Heiner Müller (1995), Berliner Ensemble , Theater am Schiffbauerdamm, Berlin

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Pour la troisième fois, j’ai voulu me replonger dans cette production qui remonte à 1995, que j’avais vue à la création avec Bernhard Minetti et Martin Wuttke, et revue au début des années 2000.
Après plus de quinze ans, la production de Heiner Müller n’a pas perdu son âme, ni son efficacité, sans doute grâce à Martin Wuttke sur qui repose à la fois le spectacle et sa longévité. L’acteur époustouflant, venu quelquefois en France, et qu’on a vu au cinéma dans « Inglourious Basterds » de Tarantino dans le rôle de Hitler, reste pour moi le plus grand acteur du théâtre européen. Mimiques, jeux sur la voix, performance physique (il est incroyable lorsqu’il mime la Svastika), performance de diction d’un texte selon des rythmes et des inflexions toujours différentes, jusqu’à l’incompréhensible débit d’une incroyable rapidité, tout cela avec une extrême rigueur et sans cabotinage, alors que le rôle tel qu’il est conçu s’y prêterait totalement. C’est le travail d’une vie.
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Rien que pour voir cette hallucinante performance, le voyage à Berlin s’impose (prochaine représentation le 13 février).
La pièce, qui situe dans les bas fonds de Chicago (l’Allemagne), montre à la faveur d’une crise du trust des choux fleurs (L’industrie), la prise de pouvoir maffieuse d’un petit gangster,  Arturo Ui, qui n’est rien au départ (il n’est qu’un chien, que Wuttke mime d’une manière désopilante) et que l’aristocratique Clark va chercher en pensant le manoeuvrer. Peu à peu, il prend de l’importance bouscule le vieux parrain (Dogsborough-Hindsborough) en place (une copie d’Hindenburg), prend des leçons auprès d’un vieux comédien (le rôle qui fut jadis de Minetti est confié au vétéran Jürgen Holtz, dont la voix, et surtout la diction sont un enchantement: dieu que la langue allemande est belle quand elle est dite comme cela) et finira par prendre aussi Cicero (L’Autriche) étendant son pouvoir par la démagogie et la menace.

Tous les acteurs sont à citer, ceux qui font partie de la bande à Ui, et qui figurent Goering (Giri, Volker Sprengler), Goebbels (Givola, Victor Deiß), Röhm (Roma, Martin Schneider), Margarita Broich dans Dockdaisy, le couple Dullfeet (Roman Kaminski et Margarita Broich, figurant les Dollfüss) et tous ceux qui composent la petite trentaine de participants de la soirée.

Inscrite dans un décor simple, des pylônes d’acier commençant en salle et un espace quasi vide et gris sur scène (sauf un podium qui est tribune, catafalque, statue au milieu de l’espace, la mise en scène est essentiellement) un travail sur le jeu et repose sur la troupe très homogène des acteurs de la représentation. Vu par Müller comme une sorte de grand opéra burlesque, le spectacle est émaillé d’extraits de Verdi, (Otello, Traviata) Schubert, Mozart, Liszt, mais aussi de Paper Lace , le groupe pop de Notthingham, avec leur chanson sur Al Capone « The night Chicago died ». En regardant Wuttke, une seule référence s’impose, celle de Chaplin. La puissance du texte est d’autant plus forte que le pouvoir s’installe tout en faisant rire: la scène où Ui, qui a une voix nasillarde, qui bégaye, qui est d’affligé d’un corps maigrelet et malingre,  apprend à parler auprès du comédien est un morceau de bravoure absolument irrésistible, et l’effet produit ensuite à la fois ridicule et effrayant: les « trucs » chers à la propagande sont défaits, mais en même temps inquiètent car ils fonctionnent sur les foules, et la seconde partie, beaucoup plus courte, est de moins en moins drôle, finissant sur une marche triomphale ou tous les obstacles et opposants tour à tour s’écroulent et meurent. Pendant que triomphe Ui, en frac, devenu chef incontesté.

C’était la 378ème représentation de ce spectacle qui a fait le tour du monde. Il est proposé quatre ou cinq fois par an dans la saison et c’est toujours plein. Le système allemand de répertoire est aussi un conservatoire de patrimoine théâtral. Les théoriciens du théâtre et de la mise en scène, notamment en France, soulignent les aspects éphémères d’un spectacle, et l’absurdité de jouer un spectacle dont le metteur en scène n’est plus là depuis longtemps, on nous souligne qu’après un peu de temps, le spectacle n’est plus conforme à l’original, qu’il en devient infidèle etc…Je ne pense pas que le théâtre ne doive être que contemporain, hic et nunc. Certains travaux sont des « oeuvres » qui méritent la conservation quand les conditions sont réunies pour être fidèle à l’original.

Je m’inscris donc en faux: certes, sans Martin Wuttke, les choses seraient sans doute différentes, mais ce spectacle, après 15 ans, n’a rien perdu de sa force ni de sa fascination. Oui il fait partie du patrimoine du Berliner Ensemble en premier lieu, mais aussi du théâtre allemand et même européen. Et l’incroyable présence d’un public jeune (une majorité de spectateurs de moins de trente ans) plein d’adolescents, venus non pas avec le prof, comme souvent en France, mais seuls, avec les copains, pour voir du grand, de l’immense théâtre: c’est ce que permet le théâtre de répertoire, bien compris. Et de ce fait l’Allemagne a un vrai réseau de scènes qui permettent au public d’avoir chaque année accès à tout le spectre du répertoire théâtral, classique ou contemporain. En Italie, le Piccolo Teatro s’efforce de conserver les productions de Strehler, pour que soit assise une tradition qui est l’histoire même de ce théâtre. Et en France? où sont les grandes productions de ces 20 ou 30 dernières années? Comment revoir 1789 et 1793 de Mnouchkine dans leur urgence et leur vie? où sont les Molière de Vitez ou son Soulier de Satin? l’Hamlet de Chéreau? l’Illusion Comique de Strehler, ce chef d’oeuvre dont il n’existe aucune reprise vidéo? les Planchon? les grands Lavaudant faits à Grenoble? Productions disparues, enfouies dans le souvenir des spectateurs, mais aucun adolescent ne pourra aller voir ce théâtre là. Et c’est dommage.

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