LA SAISON 2023-2024 de l’OPÉRA NATIONAL DE LYON

Visiblement les temps sont durs à l’Opéra de Lyon. D’abord, on ne peut dire que la municipalité soutienne son Opéra National. On se souvient qu’un des premiers signes de ce soutien fut d’amputer brutalement le budget de l’institution. Un opéra n’est-ce pas, non seulement ça coûte cher, c’est réservé à un public réduit et friqué, et c’est un lieu de culture, donc a priori suspect.
Le contexte local est vraiment brumeux, outre la Mairie, la Région Auvergne-Rhône-Alpes a une politique culturelle proche de l’encéphalogramme plat, et dans l’ensemble le paysage lyrique y est sinistré, entre Clermont-Auvergne Opéra et l’Opéra de Saint Etienne qui font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont, c’est-à-dire pas grand-chose, en l’absence totale de politique régionale concertée ou simplement réfléchie.
Quant à Grenoble, métropole à la vraie tradition culturelle, son activité en matière d’opéra est proche du zéro absolu. Il y a bien sûr Genève, à la politique plus ambitieuse, mais aux tarifs inaccessibles.
Le paysage est sinistré dans la région la plus riche de France après l’Île de France, qui en dit long aussi sur les politiques publiques en matière de lyrique. J’utilise le mot politique, je devrais dire a-politique publique, tant le Ministère de la Culture évite bien soigneusement d’appliquer une politique (il n’en a pas, puisque qu’au plus haut de l’État on s’en moque) préférant gérer ce qui existe sans autre ambition (un mot qui a disparu depuis longtemps rue de Valois) qu’un statu quo. Et en matière de lyrique, malgré les efforts des uns et des autres, c’est un paysage dévasté, parce que le modèle n’est plus adapté.

L’Opéra National de Lyon a longtemps fait figure de leader et de modèle, avec l’Opéra National du Rhin et aussi le Capitole de Toulouse, qui affichent une politique musicale ambitieuse.
Or, coup sur coup, les grèves récentes ont massacré la programmation prévue du Festival 2023, puisque les annulations se sont succédé (y compris trois heures avant le lever de rideau pour l’ouverture du Festival) et un récent communiqué de presse annonce des resserrements budgétaires pour ces derniers mois de saison et la suppression d’une production (avec sans doute les frais d’annulation afférents).
Serge Dorny bénéficiait d’autres temps et d’un soutien sans failles de la municipalité, son successeur Richard Brunel au profil très différent (ce n’est pas du tout un spécialiste du lyrique) n’a pas vu ses débuts facilités et se trouve donc à la peine.
Dans ce contexte a été annoncée la saison 2023-2024 au profil singulier.

Sur les dix productions prévues, on compte deux reprises (Barbe-Bleue d’Offenbach et Brundibár de Hans Krása), une production Dorny qui a été victime de la pandémie (Béatrice et Bénédict de Berlioz), une production venue d’ailleurs (Elias) et pour le reste, quatre productions assez lourdes (cumuler en une saison Die Frau ohne Schatten, La Fanciulla del West, La Dame de Pique et même l’Affaire Makropoulos apparaît un défi, notamment pour l’orchestre).
Au-delà des productions et des distributions, la saison nous semble singulièrement déséquilibrée et lourde pour une salle de 1100 places. Un seul exemple, ouvrir sur Die Frau ohne Schatten jamais joué à Lyon peut sembler une excellente idée, mais où va-t-on mettre les musiciens (rappelons qu’ils n’entraient pas en fosse pour Elektra, sauvée par la mise en scène de Ruth Berghaus qui mettait l’orchestre sur scène) sans réduire l’effectif, ce qui pour cet opéra est non seulement une trahison, mais aussi une absurdité. Femme pour Femme et Strauss pour Strauss, il eût été bien plus intelligent et raffiné d’afficher Die schweigsame Frau (la Femme silencieuse) dont la création en France a eu lieu justement à Lyon (qui s’en souvient ?) et qu’on représente peu (ou pas), plus facile à distribuer et plus adaptée à l’orchestre et à la salle de Lyon et surtout à une tradition de cette maison qui affichait des titres que les autres n’osaient pas, et pas seulement depuis Dorny mais depuis des décennies. Au lieu de ça, on n’a guère que des titres certes séduisants pris un à un, mais sans ligne d’ensemble. Certes, deux titres n’ont jamais été joués à Lyon (Fanciulla del West et Frau ohne Schatten) est-ce une raison pour les afficher la même saison ? Et quand on lit çà et là qu’il s’agit de raretés, on rit sous cape, vu que ce sont des titres joués dans la plupart des grandes salles européennes.

Une saison comme celle de Lyon doit se composer d’une alternance de titres de formats différents, avec une recherche minimale de raffinement, et une ligne, une vraie ligne, et pas un fourre-tout : pour l’intelligence et l’équilibre de la programmation, nous n’y sommes pas.

Octobre 2023
Richard Strauss : Die Frau ohne Schatten
6 repr. du 17 au 31 octobre – (Dir.Mus : Daniele Rustioni/MeS : Mariusz Trelinski )
Avec Vincent Wolfsteiner, Sara Jakubiak, Josef Wagner, Ambur Braid, Lindsay Ammann etc…

On peut admettre que dans une salle aux dimensions moyennes, on n’ait pas besoin de voix immenses, mais la distribution ne fait pas trop rêver. Sara Jakubiak dans l’impératrice, soit mais elle n’est même pas convaincante en Eva de Meistersinger. Vincent Wolfsteiner est souvent appelé pour remplacer les ténors dramatiques souffrants sur les grandes scènes allemandes et j’attends d’entendre Lindsay Ammann en Nourrice qui n’a pas vraiment le format…
Certes, cela va permettre à Daniele Rustioni d’aborder un répertoire qui ne lui est pas familier, en commençant cependant par l’Everest avant le Mont Blanc, et un orchestre qui va découvrir les mille et mille pièges et raffinements de l’œuvre.
Le tout dans une mise en scène de Mariusz Treliński, dont les spectacles vus n’ont jamais convaincus, ni à Aix (L’Ange de Feu tape à l’œil et inutile), ni à Baden Baden (Tristan lourd et sans âme).
Puisque la représentation concertante est Adriana Lecouvreur, il eût été plus facile de distribuer une production d’Adriana Lecouvreur, jamais jouée à Lyon non plus, et de réserver Frau ohne Schatten à la version concertante, ce qui aurait aussi permis une distribution plus convaincante parce que moins chère sur une seule représentation, ou encore de se transférer pour cette série à l’Auditorium,  plus apte à accueillir un large orchestre. La salle avait servi de lieu de repli à l’Opéra pendant la construction de l’Opéra Nouvel (avec des représentations scéniques et non concertantes).

À part la légitime curiosité que m’inspire la direction de Daniele Rustioni, que j’estime beaucoup, il n’y a pas grand-chose à tirer de ce projet à mon avis

Décembre 2023 – Janvier 2024
Félix Mendelssohn : Elias
6 repr. du 17 décembre 2023 au 1er janvier 2024 – (Dir.Mus : Constantin Trinks/MeS : Calixto Bieito )
Avec : Derek Welton, Kai Rüütel-Pajula, Beth Taylor etc
Production du Musiktheater an der Wien (2019)…
Reprise d’une production vue au Theater an der Wien en 2019, qui bénéficiait de Christian Gerhaher en Elias…
Ici Elias sera Derek Welton, excellent baryton en troupe à la Deutsche Oper Berlin, où il est le Wotan du Ring de Stefan Herheim et qu’on a vu en Klingsor à Bayreuth. Aura-t-il l’intériorité et la puissance du prophète, voix de Dieu ? À voir…
En fosse, Constantin Trinks, l’un des très bons chefs de fosse en Allemagne, ce qui devrait être une garantie de qualité. Quant à Calixto Bieito, qualifié par la bonne presse aux ordres de « provocateur », il y a des années qu’il est rentré dans le rang des grands metteurs en scène, sans provocation particulière.

Janvier-Février 2024
Jacques Offenbach : Barbe Bleue
8 repr. du 24 janv. au 4 fév. – (Dir.Mus : James Hendry/MeS : Laurent Pelly )
Avec : Florian Laconi, Christophe Mortagne, Jérémy Duffau, Héloïse Mas, Jennifer Courcier etc…

On aurait plutôt pensé voir reprise cette production souriante de Laurent Pelly pour les fêtes de Noël et réserver Elias au mois de janvier. On aura plaisir à revoir la production lyonnaise et surtout Christophe Mortagne, Héloïse Mas, Jennifer Courcier, survivants de la production de juin 2019. Et on aura plaisir à entendre Florian Laconi. Mais pourquoi diable aller chercher un chef britannique à Hanovre (sans doute valeureux) quand dans ce répertoire on pouvait offrir le pupitre à un jeune chef français ou rappeler Michele Spotti qui a pris beaucoup de bouteille depuis 2019 et qui aurait sans doute pu montrer une direction plus mûrie qu’alors.

 

Mars-Avril 2024
Festival « Rebattre les cartes »

L’expérience apprend que la recherche d’un thème n’est pas forcément chose facile et dépend d’abord, comme l’œuf et la poule, de ce qu’on décide initialement, les œuvres à jouer ou le thème à illustrer.

Quelle que soit la démarche (choix du thème ou choix des œuvres), dans le cas d’un théâtre comme Lyon, qui n’est pas habitué à une alternance serrée de plusieurs titres il s’agit de trouver un équilibre pour assurer aux forces de la maison un confort de travail et une organisation optimale en une période dense. Depuis des années à Lyon la voie choisie était une œuvre lourde avec chœur et orchestre conséquents, une œuvre requérant une distribution plus légère, ou ne demandant pas de chœur important, la troisième œuvre étant décentrée dans un autre théâtre et libérant les forces de l’opéra (Villeurbanne, Croix Rousse).
Avec deux œuvres aussi importantes en effectifs que Fanciulla del West qui demande masses chorales et distribution lourdes (et qui en plus n’a jamais été jouée à Lyon et nécessite pour le chœur un travail d’apprentissage) et Dame de Pique qui n’exige pas moins de participants (certes jouée à Lyon plusieurs fois, mais pour la dernière fois il y a plus de quinze ans…), il semble donc qu’on ait trouvé un mode d’organisation qui ne surcharge pas la maison. Tant mieux.
Il reste que dans la palette subtile que doit être une programmation, ce sont deux grosses machines, certes susceptibles d’amener du public, mais dont la motivation thématique semble fragile. Derrière « rebattre les cartes » on pense évidemment au deuxième acte de Fanciulla et à Dame de Pïque, dont le titre même est indicateur, mais en lisant le texte du programme, se profile derrière ce titre l’idée de femmes qui décident de leur destin, qui convient à Fanciulla, ou à Otages, la création mondiale. Pour Dame de Pique, les arguments développés dans la brochure paraissent bien faibles, à la limite du risible, et montrent aussi par quel jeu d’équilibriste on a essayé de faire rentrer un thème à travers ces choix d’œuvres. Pas très pensé tout cela.

Peut-être serait-il aussi le moment de revoir le format du Festival de Printemps et ses objectifs, pour accueillir un nouveau concept plus conforme aux ambitions et aux moyens actuels du théâtre.
 

Giacomo Puccini : La Fanciulla del West
7 repr. du 15 mars au 2 avril – (Dir.Mus : Daniele Rustioni/MeS : Barbara Wysocka )
Avec : Chiara Isotton, Riccardo Massi, Claudio Sgura etc…

Avec Barbara Wysocka que Lyon aura découverte par la Katia Kabanova de la saison 2022-2023, on a la garantie d’une metteuse en scène qui a des idées et assez rigoureuse. D’elle on connaît notamment Lucia di Lammermoor à Munich, un travail suffisamment réussi et solide pour traverser des années de répertoire et être encore joué régulièrement.
Chiara Isotton est une voix qu’on commence à entendre dans les grands rôles pucciniens en Italie (Tosca par exemple) et l’espace relativement contenu de la salle de l’Opéra de Lyon devrait permettre de mieux se rendre compte des possibilités de cette voix qui il n’y a pas si longtemps était à l’Académie du Teatro alla Scala. À ses côtés en Dick Johnson Riccardo Massi, qu’on commence à voir un peu partout notamment dans des rôles véristes (mais il sera Manrico de Trovatore à Parme pour le Festival Verdi 2023) et Claudio Sgura dans Jack Rance qu’il promène un peu partout avec succès.
En fosse Daniele Rustioni qu’on a pu entendre à Munich dirigeant de manière flamboyante cette œuvre avec un immense succès (avec Kaufmann en Dick Johnson).


P.I.Tchaïkovski : La Dame de Pique (
Пиковая дама)
7 repr. du 16 mars au 3 avril – (Dir.Mus : Daniele Rustioni/MeS :Timofei Kouliabine)
Avec : Elena Guseva, Najmiddin Mavlianov, Elena Zaremba, Konstantin Shushakov etc…
Belle distribution pour cette production de Dame de Pique avec Elena Guseva, bien connue à Lyon depuis Tosca et L’enchanteresse, Najmiddin Mavlianov en Hermann ne devrait pas décevoir, non plus qu’Elena Zaremba en comtesse.
En fosse, de nouveau Daniele Rustioni, aussi présent en 2023 qu’il était absent au Festival 2022, dans un répertoire qu’il connaît bien, pour avoir été dans ses jeunes années à Saint Petersbourg.
La mise en scène est confiée à Timofei Kouliabine, un jeune metteur en scène russe dont on a vu un Rigoletto à Wuppertal, et qui est aussi passé par la Comédie de Valence (mais aussi par le Festival d’Automne et par Genève) au temps où Richard Brunel la dirigeait (Trois sœurs, en langue des signes russe son spectacle le plus connu aujourd’hui). Il est toujours intéressant de découvrir la vigueur de la scène russe dont plusieurs des représentants sont aujourd’hui des stars en Europe occidentale (Tcherniakov, Serebrennikov, Titov) d’autant que la précédente production lyonnaise confiée à Peter Stein, n’avait pas frappé par son originalité ni son génie.

Sebastian Rivas : Otages
6 repr. du 17 au 23 mars – (Dir.Mus : Rut Schereiner /MeS : Richard
Avec : Nicola Beller Carbone
Brunel)(Au théâtre de la Croix Rousse)

C’est l’occasion de découvrir la cheffe Rut Schereiner, née en Argentine, mais qui travaille essentiellement en France, notamment dans le répertoire contemporain, dans une création mondiale du compositeur Sebastian Rivas, né en France aux racines argentines, co-directeur du GRAME-Générateur de Ressources et d’Activités Musicales Exploratoires, installé à Villeurbanne qui est l’un des groupes les plus actifs en matière de recherche musicale. C’est l’occasion de valoriser cette structure (en co-production dans le cadre de la BIME/Biennale internationale des musiques exploratoires) à travers l’un de ses animateurs, qui plus est auteur de plusieurs œuvres scéniques.
C’est Richard Brunel qui assurera la mise en scène, il a en effet déjà monté le texte de Nadia Bouraoui sur lequel s’appuie cette création.
Nicola Beller-Carbone interprétera Sylvie Meyer qui « consent 53 ans durant à l’ordre dans le quel elle est née, jusqu’à une nuit où elle fiche tout en l’air »

Mai 2024
Hector Berlioz : Béatrice et Benedict
7 repr. du 12 au 24 mai – (Dir.Mus : Johannes Debus / MeS : Damiano Michieletto)
Avec : Cecilia Molinari, Robert Lewis, Giulia Scopelliti etc…

C’était l’une des productions victimes de la Pandémie, jouée et enregistrée sans public en Décembre 2020 sous la direction de Daniele Rustioni avec Julien Behr, Ilse Eerens, Michele Losier, Eve-Maud Hubeaux, c’est-à-dire une solide distribution pour une production prévue pour les fêtes.
Il fallait bien reproposer la production, mais cette fois-ci en version apparemment redimensionnée, avec une distribution moins ambitieuse essentiellement adossée aux artistes du Studio à l’exception de Cecilia Molinari, belle artiste qui reprend le rôle de Michèle Losier et à la place de Daniele Rustioni en fosse, Johannes Debus, excellent chef allemand directeur musical de la Canadian Opera Company de Toronto.
La production de Damiano Michieletto que j’ai eu la chance de voir en décembre 2020 en salle, sa première à Lyon, insiste sur des images poétiques dans une sorte de boite à malices musicales.

 

Hans Krása : Brundibar
(Oullins) 3 repr. du 22 au 25 mai
(Saint Priest) 2 repr. du 31 mai au 1er juin
(Dir.Mus : Clément Lonca/ MeS : Jeanne Candel)
Avec : NN
Au théâtre de la Renaissance (Oullins) et au Théâtre Théo Argence (Saint Priest)

Dans une saison sans opéra itinérant ni trop d’opérations hors les murs, pour des raisons de restrictions budgétaires (merci la Mairie de Lyon), c’est une opération qui reprend une production Dorny dans l’Hinterland lyonnais de cet opéra pour enfants de 1938 joué clandestinement d’abord à Prague en 1942 puis au camp de Theresienstadt. La plupart des protagonistes périrent à Auschwitz. Au pupitre le jeune chef lyonnais Clément Lonca, qui a été plusieurs fois assistant à l’Opéra de Lyon et qui est à l’orée d’une carrière de chef d’orchestre qui s’annonce bien.

 

Leoš Janáček, L’Affaire Makropoulos (Vec Makropoulos)
6 repr. du 14 au 24 juin – (Dir.Mus : Alexander Joel/MeS : Richard Brunel)
Avec : Ausriné Stundyté, Peter Hoare, Károly Szemerédy etc…
Distribution intéressante dominée par la grande Ausriné Stundyté et c’est une immense chance pour Lyon de l’entendre en Emilia Marty dans ce qui est l’un des chefs d’œuvres de Janáček, joué à Lyon en 2005 (Mise en scène Nikolaus Lehnhoff).
On peut en revanche douter de la pertinence du choix d’Alexander Joel, chef de répertoire qui n’a jamais brillé pour son originalité. Pour Janáček, c’est d’abord le chef qu’il faut choisir car c’est un répertoire où l’orchestre est déterminant et dans ce cas précis il semble que ce soit une solution de repli. Pour une œuvre aussi importante, c’est plutôt dommage.
La mise en scène sera assurée par Richard Brunel.

Opéra en concert
3 décembre 2023

Francesco Cilea : Adriana Lecouvreur
Dir.Mus : Daniele Rustioni
Avec : Elena Stikhina, Brian Jagde, Misha Kiria, Clementine Margaine etc…
(Auditorium Maurice Ravel, Lyon)
Au TCE (Paris) le 5 décembre 2023

Adriana Lecouvreur est une de ces œuvres que se réservent les stars, la première fut Magda Olivero, impériale, qui en fit son cheval de bataille et l’enregistra même à l’âge de 82 ans… Mais Freni le chanta à la Scala où elle fit crouler la salle et ce fut sa dernière apparition à Paris dans le tout nouvel Opéra-Bastille, au début des années 1990 dans une série de représentations triomphales.
C’est Elena Stikhina qui sera Adriana, comme elle est Aida ailleurs ou Médée (de Cherubini) à Salzbourg. C’est la « grande » voix qui fait tout un peu partout, quelquefois très bien (Lisa à Baden-Baden) quelquefois très mal (Médée à Salzbourg) mais elle plaît aux managers d’opéra, notamment ceux qui sont loin de ce répertoire. Mais souhaitons avoir une belle surprise.
Brian Jagde sera Maurizio di Sassonia, timbre claironnant et artiste à la fois passe partout et fade, qui peut quelquefois faire bien, on se repliera plutôt sur Misha Kiria, jeune baryton très valeureux, en Michonnet, et surtout Clémentine Margaine, superbe mezzo, idéale princesse de Bouillon.

Et puis Daniele Rustioni fera vibrer ce répertoire mal connu en France, dont c’est la première audition à Lyon.

 

Programmation d’appui

À la programmation lyrique qui nous intéresse pour l’essentiel, s’ajoute celle du ballet de Lyon qui a trouvé un titulaire (Cédric Andrieux vient d’en prendre la direction) dans une ville où la danse est très importante, et de nombreux concerts divers, présentant le Studio et ses jeunes chanteurs qui y sont attachés pour deux ans, des concerts de musique de chambre, des récitals de solistes (Renaud Capuçon, violon, Jean-Marc Luisada, piano, Mao Fujita, piano, Kit Armstrong, piano, Alexander Malofeev, piano, Anne Gastinel et Claire Désert en concert violoncelle et piano) et surtout des concerts symphoniques qui marquent le 40ème anniversaire de l’orchestre.

 

 

Concerts symphoniques

À l’instar de celui de Munich qui fête ses 500 ans en invitant ses anciens chefs, L’orchestre de Lyon affiche trois de ses directeurs musicaux, Daniele Rustioni, Kent Nagano, Kazushi Ono (il reste dans la liste Louis Langrée, Ivan Fischer et surtout le premier d’entre eux, John Eliot Gardiner qu’on eût souhaité revoir à cette occasion)

Quatre concerts sont donc programmés :

Orchestre de l’Opéra National de Lyon
Direction : Daniele Rustioni

Le 24 août 2023 au Festival de la Chaise Dieu
Programme :
Mendelssohn, concerto pour violon op.64 (Soliste Francesca Dego)
Wagner, le Ring sans paroles (arrangement de Lorin Maazel)

Le 15 septembre 2023 à l’Opéra de Lyon

Programme :  Les ballets de Tchaïkovski, suites de ballets

 

Direction : Kent Nagano
Le 26 Novembre 2023 à l’Opéra de Lyon
Programme :
L.v.Beethoven
Ouverture Egmont
Ah ! Perfido (Soprano Nicole Car)
Symphonie n°3, Eroica

Direction : Kazushi Ono
Le 12 janvier 2024 à la MC2 Grenoble
Le 13 Janvier 2024 à l’Opéra de Lyon
Le 14 janvier 2024 à l’Auditorium de Dijon

Programme :
Ravel, Le Tombeau de Couperin
Chausson, Poème pour violon et orchestre (violon, Kazimierz Olechowski)
Prokofiev, Roméo et Juliette (Suite)

Enfin un concert du Réveillon aura lieuLe 31 décembre 2023
Au programme non pas les Strauss mais Franz Lehár et Emmerich Kálmán, avec les solistes du studio, ce qui est une excellente idée.
Direction :  Constantin Trinks

Conclusion :
Dans les difficultés que traverse l’opéra en France aujourd’hui, la saison lyonnaise, si elle est exécutée sans accidents, s’annonce tout de même l’une des meilleures qu’on puisse trouver en métropole, malgré les points discutables qu’on y a relevés çà et là.
Après la saison 2022 commencée par un Tannhäuser correct, un Candide discutable et un Moïse et Pharaon anthologique, qui s’est ensuite heurtée à tous les problèmes possibles qui ont gâché le Festival réduit à l’os par les grèves et contraint à la suppression d’une production pour raison financières, on souhaite une saison 2023 plus apaisée.
Mais il faudra tout de même que s’y définisse une politique artistique à la colonne vertébrale plus solide, que la Mairie de Lyon se décide à dire ce qu’elle veut faire vraiment de son opéra, qui semble être un boulet à traîner, et plus généralement que l’État se décide à revoir la situation de l’art lyrique en région et ne pratique pas la politique de l’autruche : il n’est ni normal ni même admissible que la deuxième salle d’opéra de France ait vu sa saison actuelle gâchée par une conspiration de fées carabosses sans que l’État n’ait levé le moindre petit doigt.

 

OPÉRA DE LYON – SAISON LYRIQUE 2021-2022: DÉBUT DE L’ÈRE RICHARD BRUNEL

Richard Brunel ©Jean-Louis Fernandez

Pour tous les théâtres la période est noire, productions annulées, contact avec le public épisodique, et en même temps la situation contraint les équipes à réinventer une offre, à travers les streamings qui désormais inondent les plateformes. On espère donc une saison prochaine plus régulière (normale ?) que les deux précédentes. Mais le virus est un pervers…
Difficulté supplémentaire à l’Opéra de Lyon, où une nouvelle direction s’installe après un règne de 18 ans de Serge Dorny, qui a eu tout le temps de consolider un « esprit maison », une couleur et une image nationale et surtout internationale de ce théâtre.
Richard Brunel est nouveau à l’opéra et au monde musical en général, même si on lui doit quelques mises en scène lyriques, à Lyon (Le Cercle de Craie/Der Kreidekreis de Zemlinsky), Aix (Le Nozze di Figaro) ou ailleurs, mais pas nouveau dans la gestion d’un théâtre puisqu’il a été directeur de la Comédie de Valence pendant une dizaine d’années.
L’Opéra de Lyon, c’est une machine plus lourde, pas seulement financièrement, avec rythmes et esprit différents, et désormais une aura internationale, ce qui n’est pas le cas de la plupart des opéras en France, dans un contexte politique qui ne s’annonce pas vraiment facile.

Ces acquis à défendre ne constituent pas des charges mais plutôt des atouts.

  • Artistiquement, l’Opéra de Lyon est sans conteste la maison qui en France a eu des politiques artistiques au long cours cohérentes et judicieuses, Erlo-Brossmann ayant construit les racines et Dorny (qui arrivait en 2004 après une période un peu instable) fait fleurir le bel arbre. L’Opéra de Lyon est le théâtre le plus ouvert en France, avec des saisons aux thématiques réfléchies, fortement tournées vers la modernité : une maison qui respire l’intelligence.
    Le résultat, un orchestre et un chœur solides, une maîtrise de qualité, et des équipes techniques remarquables à la plasticité notable aussi bien dans les organisations que dans la disponibilité. Certes il y a eu des conflits sociaux, des hoquets, conséquence de la montée en puissance d’une politique artistique exigeante, crises de croissance en quelque sorte.
    Enfin, la présence de Daniele Rustioni à la tête de l’orchestre assure la continuité d’un niveau musical de très grande qualité.
  • Le public de l’Opéra de Lyon est l’un des plus jeunes d’Europe, et des mieux éduqués, il est disponible, a accueilli favorablement toutes sortes d’esthétiques, pour un répertoire large et diversifié, jamais complaisant, et inventif. Les racines de cette situation doivent sans doute remonter au TNP de Planchon-Chéreau, qui a donné aux spectateurs lyonnais de bonnes habitudes, relayées ensuite à l’opéra per l’équipe Erlo-Brossmann. Il y a là des lignes, solides et claires qui se sont transmises et qui dépassent les générations. La comparaison avec les autres maisons françaises est là aussi éloquente. C’est un point essentiel dont il faut tenir compte.

La maison va bien, en dépit de la crise pandémique. Et, c’est paradoxal, mais du coup Richard Brunel doit relever un défi d’autant plus difficile et les raisons en sont évidentes, il doit à la fois maintenir l’Opéra de Lyon à son niveau d’excellence actuel, tout en donnant une inflexion différente, qui correspond à son parcours, à son analyse de la situation, au contexte.

Enfin, pendant au moins deux saisons il sera difficile de lire la direction qu’il prendra, dans la mesure où bien des productions prévues ces deux dernières années ont été annulées pour cause de pandémie et reportées. Il faudra donc considérer les nouveaux projets et voir la « patte Brunel » dans quelques éléments de la programmation de la grande salle, plus peut-être dans les nouveaux projets et les idées « à côté », les pas de côté plutôt que le grand sillon.
Cette saison 1 de l’ère Brunel présente donc ce caractère hybride où  on lit quelques inflexions, tout en restant fortement (pandémie oblige) dans la ligne des années précédentes.

Voici donc les productions lyriques.

Septembre 2021  (12/09 à Lyon, Auditorium M.Ravel & 15/09 au TCE, Paris)
Jules Massenet, Manon
Patricia Petibon, Saimir Pirgu, Artur Ruciński etc…
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon, Dir. Daniele Rustioni

Rentrée concertante et hors les murs, poursuivant la tradition de l’opéra en concert avec une ligne Massenet qui se dessine: après Werther en 2020 (en streaming), Manon dans une distribution dominée par Patricia Petibon, une des grandes du chant en France, avec Saimir Pirgù dans Des Grieux et Artur Ruciński dans Lescaut, deux solides chanteurs. Mais pour deux représentations concertantes, et indépendamment de la qualité des artistes prévus, n’y avait-il pas de chanteurs français disponibles pour les deux rôles masculins ?

Octobre 2021 (9,11 13,15,17,19,21, 23/10)
Giuseppe Verdi, Falstaff
Christopher Purves, Juan Francesco Gatell, Stéphane Degout, Carmen Giannatasio, Daniela Barcellona, Giulia Semenzato, Antoinelle Dennefeld
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon, Dir. Daniele Rustioni
MeS : Barrie Kosky
Coprod : Komische Oper Berlin, Festival d’Aix-en-Provence,
Théâtre Bolchoi, San Carlo de Naples.
Nouvelle production.

Une ouverture de saison alla grande, 8 représentations de Falstaff pour marquer la réouverture, dans une coproduction internationale Berlin, Naples, Aix, Moscou et avec Barrie Kosky à la manœuvre. Cela devrait promettre un spectacle de référence.
Le spectacle aura été présenté à Aix en cet été 2021 (du 1er au 13 juillet), c’est donc une production préparée par Serge Dorny.
Des surprises agréables (Degout en Ford, Gatell en Fenton, Barcellona en Quickly), d’autres nettement moins (Giannatasio en Alice Ford) et une inconnue : Christopher Purves est un très bon chanteur, quel Falstaff sera-t-il ?
Enfin, un détail mais une surprenante erreur de relecture : j’ai lu sur le programme Théâtre du Bolchoï. Bolchoï est un adjectif : on a toujours dit et écrit même en français Théâtre Bolchoï

Novembre 2021 (6,7,9,10,12, 13/11)
Théâtre du Point du Jour
(Opéra itinérant)
Diana Soh, Zylan ne chantera plus

Monodrame pour un chanteur et trois instruments.
Livret de Yann Verburgh
MeS : Richard Brunel
Zylan : Benjamin Alunni

Voilà un projet neuf de Richard Brunel, l’opéra itinérant, comme il avait fondé à Valence la Comédie Itinérante qui allait là où les grosses productions ne pouvaient aller. Le spectacle tournera donc aussi dans la région Auvergne-Rhône-Alpes.
Petites formes aisément transportables, petit effectif, mais de qualité (Benjamin Alunni est un ténor dont on commence à entendre parler), c’est une nécessité pour séduire le public. Reste à choisir les œuvres.
Le sujet de ce monodrame (opéra pour une voix) est rare à l’opéra, l’homophobie, dans un contexte d’aujourd’hui. Des atouts pour attirer des publics divers et montrer que l’opéra peut prendre toutes les formes possibles et s’adapter. Richard Brunel retrouve pour l’occasion son habit de metteur en scène, indice de son investissement dans le projet.
Excellente idée. À suivre.

Décembre 2021 (14, 16, 17, 18/12)
Abbott, Bissell, Adler, Ross, The Pajama Game
Au Théâtre de la Renaissance à Oullins
MeS : jean Lacornerie et Raphaël Cottin
Dir : Gérard Lecointe
Présenté en accord avec Music Theatre International (Europe) (mtishows.co.uk) et l’Agence Drama– Paris (dramaparis.com) Coproduction Théâtre de la Croix-Rousse – Lyon, Théâtre de La Renaissance – Oullins Lyon Métropole, Angers Nantes Opéra, Mahagonny-cie
Reprise pour quatre représentations de la Comédie musicale (retravaillée et redimensionnée) The Pajama Game, beau succès en décembre 2019, avec la même équipe.

Décembre 2021/Janvier 2022 (13,15, 19,21, 23, 28, 30/12, 2/01)
Händel, Le Messie
Sophie Bevan, Christine Rice, Allan Clayton, Christopher Purves
Orchestre, Chœurs, Maîtrise de l’Opéra de Lyon,
Chœur d’habitants de la ville et de la Métropole, Lyon
Dir. Stefano Montanari
MeS : Deborah Warner
(Reprise)
Reprise de la production de 2012, avec une distribution de très bon niveau, c’est le spectacle des fêtes, dirigé par l’un des tout meilleurs chefs baroques actuels en Europe, Stefano Montanari, un fidèle de la fosse lyonnaise d’où il a été en quelque sorte « lancé », et qui maintenant est invité dans tous les grands théâtres européens. Stefano Montanari est une chance qui on l’espère poursuivra sa collaboration avec Lyon.
Et puis, pour ces fêtes, une note originale : la participation d’un chœur d’habitants de Lyon (ville et métropole), voilà qui satisfera le goût pour la culture dite « participative » des édiles lyonnais actuels.
Spectacle présenté aussi au théâtre du Châtelet à Paris (entre le 19 et le 29 janvier 2022)

Janvier 2022 (15, 18, 19, 21, 22, 23/01)
Astor Piazzola, Maria de Buenos Aires
Livret d’Horacio Ferrer
Nouvelle production
Coproduction Les Nuits de Fourvière
En partenariat avec la Compagnie Circa (Australie)
Mise en scène et décors Yaron Lifschitz – Circa
Avec Wallis Giunta et Luis Alejandro Oroczo
Compagnie Circa, Orchestre de l’Opéra de Lyon, Ensemble
Negracha, Dir: Valentina Pellegi

Avec cet opéra-tango particulièrement célèbre d’Astor Piazzola, créé en 1968 et repris notamment après les années 1990 par des opéras du monde entier, Lyon fait un petit pas de côté. On verra en avance le spectacle avec un autre orchestre dans les prochaines Nuits de Fourvière (les 24, 25, 26 juin 2021) qui fêtent leur 75ème anniversaire, coproducteurs du spectacle. C’est donc une production préparée par Serge Dorny.
Juste une remarque : le spectacle eût peut-être convenu à la période des fêtes plus propice aux « pas de côtés », et le Messie, qui est une reprise, eût pu prendre place en janvier, cela semble plus logique, mais sans doute y-a-t-il derrière cette programmation ainsi organisée de très bonnes raisons d’agenda puisque c’est le Châtelet qui accueille ce Messie en janvier .


FESTIVAL « Secrets de famille »

Les deux opéras qui étaient prévus au printemps 2020 n’ont pu être présentés, le Festival 2020 étant victime du premier confinement. On verra donc Rigoletto de Verdi et Irrelohe de Schreker qu’on n’avait pas pu voir alors, mais en troisième titre, un petit (faux) nouveau Trauernacht (Nuit de deuil) venu du Festival d’Aix 2014, le beau spectacle de Katie Mitchell dont nous avions rendu compte dans ce Blog, dans la salle du Théâtre des Célestins. Ce dernier titre justifiant du changement thématique « Secrets de famille » au lieu de « « La Nuit sera rouge et noire ».

Mars-Avril 2022 (18, 20, 23, 26, 30/03, 1, 3, 5, 7/04)
Giuseppe Verdi, Rigoletto
Livret de Francesco Maria Piave
Dalibor Jenis, Enea Scala, Nina Minasyan etc…
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon, Dir. Daniele Rustioni
MeS : Axel Ranisch

De la distribution 2020, seule Gilda (Nina Minasyan) a survécu, mais Roberto Frontali sans doute le meilleur Rigoletto aujourd’hui (Rigoletto prévu en 2020) est remplacé par le pâle Dalibor Jenis. Si c’est un problème d’agenda, on n’y peut rien, si c’est un choix, c’est une grosse bêtise. Quant au Duc, c’est Enea Scala, une garantie.
Mais l’intérêt sera sans doute la première mise en scène en France d’Axel Ranisch, jeune metteur en scène déjà très remarqué par ses travaux, dont une excellente production munichoise de Orlando Paladino. Un des grands réservoirs à idées de la scène d’aujourd’hui.

Mars-Avril 2022 (19, 22, 25, 27, 29/03, 2/04)
Franz Schreker, Irrelohe
Tobias Hächler, Piotr Micinski, Ambur Braid etc…
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon, Dir. Bernard Kontarski
MeS : David Bösch
Voici ce que nous écrivions dans la présentation de la saison 2019/2020, quand nous étions loin d’imaginer la catastrophe qui allait s’abattre :
« Voilà la grande inconnue du Festival, un opéra de Schreker, c’est déjà rare, même si on le connaît mieux désormais et notamment Die Gezeichneten (Les Stigmatisés) déjà vu à Lyon en 2015. Irrelohe, créé à Cologne en 1924 par Otto Klemperer est une partition complexe qui n’a pu se maintenir au répertoire, même s’il en existe deux enregistrements et puis Schreker, devenu un « dégénéré » sous le nazisme a été victime de l’histoire et ses œuvres ont peu survécu à la guerre. Irrelohe néanmoins a été récemment repris à Bonn (2010) et Kaiserslautern (2015). La production lyonnaise est une création française. L’œuvre dont le titre signifie « Les flammes folles » est une histoire qui ressemble au Trouvère de Verdi et qui finit aussi dans les flammes.
C’est David Bösch, désormais l’une des références de la mise en scène d’aujourd’hui en Allemagne, (on lui doit Simon Boccanegra à Lyon et aussi Les stigmatisés ), qui assurera aussi celle d’Irrelohe, créant ainsi un fil d’une œuvre de Schreker à l’autre, et la direction sera assurée par Bernhard Kontarsky, connu à Lyon depuis longtemps, un des très grands spécialiste des œuvres du XXe siècle. Dans la distribution, les lyonnais retrouveront Piotr Micinsky, qui a triomphé dans Masetto du dernier Don Giovanni et surtout dans l’Enchanteresse où il jouait le rôle de Mamyrov, le méchant.
Serge Dorny renouvelle autour de Schreker l’opération qui a conduit L’Enchanteresse au succès. Mais David Bösch est un metteur en scène un peu plus sage que Zholdak… »
Il nous reste donc à redécouvrir ce Schreker , chef d’œuvre inconnu.


Mars-Avril 2022 (19, 20, 22, 23, 25, 26, 27/03)
Jean-Sébastien Bach, Trauernacht (Nuit funèbre)
Extraits des cantates de Johann Sebastian Bach
(BWV 60, 46, 82, 90, 127, 146, 159, 169, 668)
Reprise de la production du Festival d’Aix‑en‑Provence de 2014
Coproduction Festival d’Aix-en-Provence, Dutch National
Opera Amsterdam, Opéra national de Bordeaux,
Fondation Gulbenkian. Avec le soutien de ENOA
(ENOA bénéficie du Programme Culture de l’Union Européenne)Coproduction MC2 de Grenoble
Coréalisation Les Célestins, Théâtre de Lyon

Ensemble de jeunes artistes choisis par Raphaël Pichon
Orchestre de l’Opéra de Lyon
MeS : Katie Mitchell

Beau spectacle, très simple, construit autour de Jean Sébastien Bach, qui traite des étapes du deuil, et notamment du deuil familial. On le reverra avec plaisir.
Spectacle présenté aussi à la MC2 de Grenoble (3 et 4 mars 2022) et à La Comédie de Clermont Ferrand (29 mars 2022).

Avril 2022 (9, 10, 13, 19,20/04)
Engelbert Humperdinck/Sergio Menozzi, Gretel, Hänsel

Conte musical en trois tableaux
Opéra d’après Hänsel und Gretel d’Engelbert Humperdinck
Adaptation francaise d’Henri-Alexis Baatsch
et Sergio Menozzi,
Création à Lyon le 14 déccembre 1995
Nouvelle production
Coproduction Théâtre de La Renaissance – Oullins
Lyon Métropole.
Au théâtre de la Renaissance à Oullins

Là encore c’est une reprogrammation de ce qui était programmé en avril 2020, dont nous écrivions : « L’œuvre de Engelbert Humperdinck, adaptée par Sergio Menazzi est présentée hors les murs (après le mois de Festival, l’opéra se repose un peu et abrite les répétitions de la création mondiale du mois de mai) .C’est une production où la Maîtrise de l’Opéra de Lyon joue un rôle déterminant et l’orchestre sera donc dirigé par sa responsable artistique Karine Locatelli, avec des solistes du Studio de l’OpéraLa production est confiée à Samuel Achache, Molière 2013 du spectacle musical, membre du collectif artistique de la Comédie de Valence, un metteur en scène qui aime particulièrement le théâtre musical. »

Mai 2022 (2,4,6,8,10,12/05)
Thierry Escaich, Shirine
Livret de Atiq Rahimi.
Hélène Guimette, Julien Behr, Jean Sébastien Bou etc…
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon, Dir. Martyn Brabbins
MeS: Richard Brunel

Reprogrammation de la création de Thierry Escaich, prévue en mai 2020. Nous écrivions (les protagonistes n’ont pas changé) :
« » C’est la deuxième création mondiale à Lyon de Thierry Escaich après Claude (livret de Robert Badinter) en 2013. C’est le poète perse Nizami Ganjavi qui a inspiré le librettiste Atiq Rahimi (Prix Goncourt 2008). Shirine raconte une histoire d’amour impossible entre le Roi de Perse Khosrow et Shirine, une princesse chrétienne d’Arménie. On perçoit immédiatement les échos que pareille histoire peut avoir aujourd’hui.
La direction en est confiée à Martyn Brabbins, grand spécialiste du XXe siècle qu’on a déjà vu dans la fosse de l’Opéra de Lyon (L’Enfant et les sortilèges de Ravel, Der Zwerg de Zemlinsky, Cœur de chien de Raskatov), et la mise en scène sera assurée par Richard Brunel (qui a fait aussi à Lyon en 2012 L’Empereur d’Atlantis ou le Refus de la Mort de Victor Ullmann et en 2018 Le Cercle de Craie de Zemlinsky) . Dans la distribution, des chanteurs francophones très valeureux, Julien Behr, Hélène Guilmette, Jean-Sébastien Bou (qui chantait Claude dans l’opéra précédent d’Escaich) et Laurent Alvaro. 

Juin 2022 (4,5,7,8,10,11,13/06)
Edvard Grieg, Peer Gynt
Drame poétique en musique

D’après la pièce d’Henrik Ibsen
Nouvelle production.
Jérémy Lopez (Acteur, sociétaire de la Comédie Française), Martine Schambacher, Jean-Philippe Salerio etc…

Orchestre, Chœurs et Maîtrise de l’Opéra de Lyon, Dir. Elena Schwarz
MeS : Angélique Clairand

La dernière production de la saison porte aussi la « patte » Brunel : Angélique Clairand dirige avec Eric Massé le théâtre du Point du Jour à Lyon et ils furent très soutenus par la Comédie de Valence de Richard Brunel, et membres actifs du collectif artistique. C’est une production fortement marquée par le paysage théâtral lyonnais (et brunélien).
La jeune cheffe Elena Schwarz est d’origine australienne et suisse, elle a été formée à la Haute École de musique de Genève. Elle se fait vite remarquer notamment pour des créations contemporaines. C’est donc une équipe féminine qui va clore la saison, dans un spectacle hybride théâtre et musique autour d’Ibsen, qu’Angélique Clairand avait déjà mis en scène en 2009 avec Didier Sandre.
Comme on le constate, on devine une ligne « territoriale » qui sera sans doute une direction du travail de Richard Brunel, originaire lui-même de la région, et qui tient à asseoir son action sur le territoire en faisant appel à ses talents, mais aussi en essayant de présenter des spectacles dans la région, même à dose réduite pour l’instant.
Enfin, notons une curiosité parmi les trois concerts prévus et non encore complètement distribués:
– un concert “Shakespeare” avec au programme Tchaïkovski/Mendelssohn (on devine aisément quelles œuvres se profilent), le 24 octobre
– un concert de musique française (Messiaen, Chausson, Satie, Debussy) intitulé “De l’amour, de la mer”, le 28 novembre 2021.
– Et un concert “Tristan”, de deux heures avec entracte, qu’on suppose être un “digest” des grands moments avec … Michael Spyres (Tristan) Ausrine Stundyte (Isolde), Tanja Ariane Baumgartner (Brangäne), Stephan Cerny (qui chantait Titurel dans le dernier Parsifal de Vienne) le 13 février 2022.
Le tout dirigé par Daniele Rustioni, avec l’Orchestre de l’Opéra de Lyon.
D’abord on aimerait que la programme indique les œuvres avec plus de précision (même si on les devine).
Pour ce concert Tristan qui agite déjà les amateurs, on suppose que c’est un “galop d’essai” pour les deux protagonistes dans une salle pas trop vaste avec pour l’essentiel l’acte II et la Liebestod (pourrait-il en être autrement?). On aurait pu, vu les circonstances, profiter pour offrir  un Tristan dans une version avec orchestre sur instruments d’époque du type orchestre révolutionnaire et romantique, qui aurait été une expérience originale. Qu’importe, on se battra pour avoir des places de toute manière.

Vu les conditions qui ont procédé à la construction de la saison avec ses nombreuses reprogrammations de 2020, mais aussi un certain nombre de reprises, on sent en arrière-plan la prudence devant un futur dont la Pandémie à appris à se méfier, entre l’espoir que les vaccins éloignent le virus, et la crainte que des variants ne nous contraignent à nouveau, mieux vaut dans ce cas bâtir avec prudence : peu de frais de nouvelles productions lourdes cette saison (vu qu’elles ont toutes ou presque été préparées la saison dernière), peu de risques. On rentre à pas mesurés dans la normalité escomptée.
Bienvenue à Richard Brunel, en espérant qu’il réussira assez vite à profiler des saisons qui correspondent à ses réflexions et ses rêves, et que le contexte politique local soit pour lui un soutien.

 

L’Opéra de Lyon

SUBVENTIONS À L’OPÉRA DE LYON: LA MÉDIOCRITÉ DE L’IDÉOLOGIE SANS IDÉE

On vient d’apprendre par la presse que la municipalité de Lyon a décidé de baisser de 500000€ la subvention de la ville de Lyon à l’Opéra, qui est subventionné à hauteur de 7,5 M/€, au nom de marqueurs nouveaux d’une politique culturelle « fossilisée ».
On avait déjà compris dès l’installation de la municipalité que l’Opéra était dans le collimateur politique de l’adjointe à “l’a-culture” de la Ville de Lyon, Nathalie Perrin-Gilbert. Lire l’article assez équilibré de Rue89.

Alors, pour comprendre au profit de quelle politique novatrice et ambitieuse cette décision a été prise j’ai voulu consulter le site de la Ville de Lyon, rédigé en écriture inclusive, cette imbécillité à la mode, et voilà la page dédiée à la culture :

 

Autrement dit, il n’y rien des projets, des intentions, des orientations politiques sur la culture à Lyon, la page de la Culture de la ville de Lyon est « non trouvée », la culture devient “l’a-culture”, comme je le suggère plus haut.

Courageusement et pour faire le buzz, la municipalité qui n’affiche pas de politique culturelle pointe l’institution la plus subventionnée – faire payer les riches, c’est simple, populaire, populiste: en neuf mois depuis les élections, on aurait pu imaginer qu’un texte au moins programmatique aurait été proposé à l’affichage, mais non, l’activité culturelle est tellement remplie en ces temps de fermeture des salles et des lieux de culture que la nouvelle édile n’a pas trouvé le temps d’informer les lecteurs du site, qui sont aussi peut-être des électeurs simplement curieux.

Tout cela rappelle Éric Piolle à Grenoble, dont l’impéritie culturelle n’est plus à prouver, ayant supprimé d’emblée la subvention aux Musiciens du Louvre et baissé celle de la MC2, ce qui avait valu une belle intervention de Joël Pommerat dans Libération accusant de populisme l’arrière fonds culturel du maire et de son adjointe d’alors.
Et pourtant, même si je partage pleinement la position de Pommerat, on pouvait aussi expliquer ces décisions sur deux institutions qui pour Les Musiciens du Louvre n’avaient que très peu d’actions en direction du territoire, se contentant essentiellement de donner des concerts à un public captif, et la MC2 après avoir été historiquement l’un des grands lieux de la création théâtrale et chorégraphique en France s’est singulièrement assoupie sous le règne de Jean-Paul Angot depuis 2012, remplacé à la tête de l’institution par Arnaud Meunier depuis le 1er janvier 2021. Et l’absence totale de politique ambitieuse, doublée d’une gestion interne critiquée, pouvait justifier aux yeux de la municipalité des restrictions, puisque les deux grandes institutions dormaient sur leurs lauriers. J’en parle avec d’autant plus de liberté qu’étant à l’époque Délégué académique aux Arts et à la Culture au rectorat de Grenoble, je pouvais mesurer l’enthousiasme délirant (!) de ces deux institutions à l’égard du public scolaire… Pour l’une quelques opérations ponctuelles dans de rares établissements sans travail en profondeur, pour l’autre un refus des publics de collège, une politique visant à remplir la salle, sans aller plus loin et surtout pas dans les « quartiers » pourtant distants d’un ou deux arrêts de tram (direct) : le public de la MC2 était lisible à l’arrêt du tram justement : trottoir plein vers le centre-ville, vide vers les « quartiers »…
La municipalité Piolle a montré depuis qu’elle n’avait ni plus d’idées, ni plus de créativité, et que la politique culturelle grenobloise quand elle existait avait quelque chose d’assez proche de l’extrême droite de l’échiquier politique, comme le montre bien Pommerat.
D’ailleurs, il n’y a pas qu’à Grenoble qu’on a des difficultés à lire ce qu’est la politique « culturelle » des écologistes.

Le coup bas porté à l’Opéra de Lyon est d’ordre plus symbolique, de l’ordre de l’affichage : sans doute y entre le mot même d’Opéra avec sa connotation élitiste, son idée de l’entre-soi, l’absence d’accessibilité à l’opéra des publics dits « éloignés », refrain bien connu dont on use aussi pour d’autres salles. C’est une décision plus démagogique que conceptuelle puisque pour l’instant, de concept et de politique, il n’y en a point, Madame Perrin-Gilbert prend sans doute tout son temps pour penser, dans la solitude de son bureau.

Si l’on regarde la politique de l’Opéra de Lyon, on constate depuis longtemps que cette institution (et pas seulement depuis Serge Dorny mais aussi dès Louis Erlo et Jean-Pierre Brossmann qu’il ne faut jamais oublier), s’est nettement profilée par sa politique de production ouverte et diversifiée, par un public fidèle et disponible, accueillant à la création, formé par la grande tradition du TNP (Théâtre National Populaire) de Planchon et Chéreau, qui ne ressemble pas tout à fait aux publics d’opéra dont les édiles lyonnais ont une représentation je dirais pour reprendre leur terme : « fossilisée ».

Les études qui ont été faites régulièrement sur ce public montrent que c’est l’Opéra en Europe qui a la moyenne d’âge la plus basse, et le taux de moins de 25 ans le plus haut tout en maintenant une production exigeante et référentielle. Les difficultés à asseoir un public de moins de 50 ans que le voisin genevois peut avoir depuis des années montrent bien la différence entre deux institutions comparables.
De fait, le spectateur régulier que je suis de l’Opéra de Lyon constate à chaque fois l’importance et le nombre des jeunes dans ce public, et notamment des scolaires, amenés à l’Opéra des quatre coins de la Région par l’opération « Lycéens et apprentis à l’Opéra » où des milliers de lycéens et apprentis sont amenés aux frais de la Région Auvergne-Rhône-Alpes (l’opération existe bien avant l’arrivée à la tête de la région de Laurent Wauquiez, qui n’a pas interrompu le dispositif), il est vrai sur un autre espace de l’échiquier politique que la Ville de Lyon et la Métropole…
L’Opéra de Lyon a aussi ouvert ses archives visuelles, ses espaces, ses intervenants, sa Maîtrise, à des opérations consistant à porter l’opéra dans les collèges notamment de l’académie de Grenoble qui n’a pas d’opéra, privilégiant les établissements éloignés géographiquement, les lycées professionnels : on a ainsi vu des élèves de lycée Pro voir des spectacles aussi difficiles que Lulu, de Berg, ou Jeanne au Bûcher de Honegger, mise en scène de Romeo Castellucci. Avec succès, parce que simplement les élèves et les professeurs sont préparés. On est loin de la pusillanimité de ceux qui pensent que de l’opéra, on ne montre que Carmen et puis c’est tout… Une fois de plus, j’en parle en connaissance de cause puisqu’en tant qu’Académie de Grenoble, nous avions signé une convention avec l’Opéra de Lyon pour porter l’Opéra là où normalement il ne va pas.

Peu d’opéras de ce niveau (faut-il rappeler que Lyon aujourd’hui est un des Opéras les plus prestigieux au monde pour la qualité de sa programmation, qu’il a été récompensé de plusieurs prix dont celui en 2017 de    «Opéra de l’année 2017»  (c’est à dire Meilleur opéra du monde) par le magazine spécialisé d’opéra OpernWelt, pour l’excellence de sa programmation et précisément la qualité de ses actions d’ouverture auprès du public, et encore récemment par les International Opera Awards et par Oper! Awards (en 2019 ) ont gardé leur disponibilité envers les territoires plus lointains (grenoblois entre autres, ceux que je connais le mieux par mon activité professionnelle naguère).

Serge Dorny s’en va après 18 ans, remplacé par Richard Brunel, qui là où il était (à Valence) a su aussi travailler à un maillage territorial et irriguer de théâtre tout le territoire valentinois : au-delà des aspects artistiques, le travail des équipes de Brunel à Valence était largement conscient de la nécessité d’amener les publics nouveaux et disponibles au théâtre faisant de ce territoire un exemple de territoire « théâtral ». On est loin de l’élitisme et de l’entre-soi.

Enfin cette baisse de subvention intervient à un étrange moment :

  • Serge Dorny s’en va à Munich cet été et Richard Brunel n’est pas encore installé, et le théâtre est fermé pour cause de Covid. Voilà une période de transition “silencieuse”  favorable aux coups-bas, Madame l’adjointe à l’a-culture a su parfaitement choisir son moment, dans la grande tradition des politicards courageux.
  • La Ville de Lyon offre à la vindicte publique un symbole, l’Opéra, qui mangerait les subventions culturelles : elle offre en holocauste une institution qui a donné à Lyon un prestige culturel essentiel depuis des dizaines d’années et qui dépasse en prestige le TNP de Villeurbanne aujourd’hui. C’est de bonne guerre, c’est facile, c’est minable : on coupe une subvention, mais on ne sait pas pourquoi puisqu’il n’y pas de politique culturelle affichée. On coupe d’abord, on pense (?) après.
  • On s’attaque à une institution  au taux de remplissage enviable, au public plutôt ouvert, et qui n’est pas la pire dans le travail avec les publics les plus divers et les plus éloignés, bien au contraire : bien plus engagée que la MC2 de Grenoble ou les Musiciens du Louvre qui ont subi les fourches caudines de Piolle.

Ainsi, au lieu de procéder à ce qui apparaît évidemment comme une sanction contre un symbole, un chiffon rouge (ou noir) frappant les emblèmes de ce qu’on croit être l’art élitiste, sans mesurer qu’il vaudrait mieux stimuler et inviter l’Opéra à élargir encore son public, à irriguer encore plus le territoire, que de le pointer comme un Moloch éternel mangeur d’argent et réservé à un public « fossilisé ».
« À vaincre sans péril on triomphe sans gloire » : la Ville de Lyon montre ici une attitude qui est celle de tout politique, trouver un bouc émissaire pour justifier des changements de paradigme. Mais la ficelle est vraiment grosse, doublée d’une absence de perspective affichée (pour l’instant pas de projet substitutif à la vie culturelle « fossile »)
Bonne vieille politique minable qui alimente l’idée subreptice dans une certaine « gauche » (laissez-moi rire) que l’Opéra et le ballet sont des arts du passé symboles d’une bourgeoisie à abattre, et donc qu’ils ne sont plus indispensables à notre culture, ou plutôt, en l’occurrence notre a-culture… Une politique démonstrative qui fleure bon sa politique traditionnelle, fossile, idéologique sans idée.

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2020-2021, PRÉSENTATION DE LA SAISON LYRIQUE

L'Opéra de Lyon (Arch. Jean Nouvel)Voici présentée la dernière saison de Serge Dorny à Lyon. Par rapport à notre article publié en mars dernier, en plein confinement, il y a eu de sensible modifications, et le profil en est changé, ainsi que le calendrier. 

Tous ceux qui suivent depuis longtemps cette maison déplorent que la catastrophe qui s’est abattue sur le monde en ce printemps ait en particulier interrompu brutalement (le jour même de l’ouverture) un festival qui promettait beaucoup, mais nul doute que les productions qui étaient bouclées et prêtes à aller en scène se retrouveront dans les premières années de l’ère Brunel, voire à Munich.
Néanmoins, la perte financière est énorme : tous les artistes avaient répété, et l’annulation intervient alors que tout était prêt, les productions construites : tous les frais avaient été engagés mais sans aucune recette de public en retour.
L’annulationde Shirine, cette année en mai et  celle des Nozze di Figaro très attendues d’Olivier Assayas  sont d’autres catastrophes du type de celles dont tous les théâtres souffrent, et qui pèsent lourdement sur les budgets.
Dans ces conditions, la saison 2020-2021 a dû être retouchée : moins de productions dans la salle, calendrier resserré, remise à plus tard (sous le règne Brunel) de productions prévues.
Dans ce désastre, seule la production de La Lune prévue cette saison pendant le Festival sera l’an prochain présentée et donc créée, dans le cadre dans un autre Festival, Contes et fantaisies lyriques, autour du travail de Grégoire Pont, qui a eu un gros succès à Lyon.

Néanmoins, malgré cruelles révisions et nécessaires redimensionnements, cette saison a de l’allure, avec des choix d’un grand raffinement et des idées passionnantes marquées par l’incontestable patte Dorny.

Évidemment après ces 16 années pendant lesquelles l’Opéra de Lyon de grande scène française est devenu théâtre de référence international, nous voyons Dorny s’éloigner avec regret même si s’ouvrent pour lui les portes d’un des plus importants, sinon le plus important théâtre lyrique au monde.
Nous y reviendrons de manière plus approfondie plus avant, mais nous pouvons déjà évoquer ce que Dorny a apporté à Lyon, où il a été nommé en 2003.
Au moment où Serge Dorny prend sa charge à Lyon, l’Opéra avait eu quelques saisons difficiles et instables après le départ de Jean-Pierre Brossmann pour le Châtelet. C’était une période longue et riche qui se terminait, et comme toujours, il y a toujours après un âge d’or les dangers d’une relative fragilité, notamment au moment de la prise de fonctions d’une nouvelle équipe, avec son corollaire sur la programmation. Beaucoup de maisons l’ont vécu.

Serge Dorny a apporté une culture héritée d’abord et surtout de Gérard Mortier avec qui il a travaillé à la Monnaie, ensuite du festival des Flandres dont il a été directeur artistique depuis 1987, et enfin de Londres où il était le manager du London Philharmonic Orchestra quand on est venu le chercher pour diriger Lyon.
Gérard Mortier pensait profondément la logique de ses productions et de ses saisons. Il se refusait à aligner titres et noms flatteurs mais pensait les programmes en fonction des idées, envisageant les œuvres pour leur apport intellectuel et refusant la facilité. Dorny travaille un peu de la même manière, essayant de partir des idées pour construire une programmation. La manière dont il a progressivement profilé le « Festival » en est la preuve. Il n’hésite pas à proposer des œuvres rares, à composer des programmes habiles qui allient raretés et œuvres du grand répertoire, mais aucune de ses saisons n’a cherché à être attrape-tout. De plus en plus, les saisons de Lyon ont acquis une couleur particulière, plus marquée, sans concessions.
Il est vrai qu’il a un fonds de public déjà habitué par les années Erlo-Brossmann, dans une ville où la mise en scène contemporaine a pignon sur rue depuis le transfert du TNP à Villeurbanne, avec Planchon et Chéreau. Le public lyonnais est donc l’un des plus « éduqués » depuis des années, même si Dorny l’a profondément renouvelé de sorte que c’est l’un des plus disponibles parmi les publics d’opéra.

Un rapide regard sur la programmation depuis 2004 montre une richesse étonnante de productions d’œuvres rarement jouées, d’appel à des metteurs en scène peu connus en France et qu’on n’a souvent vus qu’à Lyon (David Bösch ou Andryi Zholdak par exemple) et des choix de programmation hardis : pensons par exemple à cette saison 2011-2012 qui, par une trouvaille extraordinaire associait Il Trittico de Puccini à Eine Florentinische Tragödie de Zemlinsky, Von heute auf morgen de Schönberg et Sancta Susanna de Hindemith en mettant en regard des œuvres du même format (un acte) de la même époque (les années 20), où se confrontaient les styles, montrant la liberté artistique fabuleuse qui a été la marque de ces années-là. Combien de théâtres auraient osé cela ? C’est pour moi l’un de ces coups de génie qui vous marquent une programmation.
Il marque bien sa différence avec beaucoup de managers aujourd’hui à l’opéra, qui souvent se laissent aller à des facilités ou n’ont pas de logique apparente à la composition de leurs saisons (suivez mon regard…).

On aurait pu penser que, comme d’autres, pour marquer sa dernière saison, Serge Dorny aurait composé un mix de productions marquantes de son mandat, et de nouvelles productions. Il n’en est rien. Il y a certes plusieurs reprises, notamment celle du Rossignol de Stravinsky dans la fascinante production de Lepage (2010) mais aussi Les Enfants du Levant, L’Enfant et les sortilèges, l’Heure Espagnole, des spectacles dont certains ont eu des succès énormes, mais d’un format moindre et mobilisant les forces locales (studio, maîtrise).

Au-delà des reprises, la saison 2020-2021 est résolument conforme au profil « Opéra de Lyon », en plus radical peut-être, avec des œuvres dont aucune n’est un «must» du répertoire d’opéra. Dorny se refuse à cette facilité et propose au spectateur une série de productions pour le moins peu « populaires ». Ironiquement, le seul titre « populaire » c’est Werther de Massenet pour une seule soirée concertante…et comme spectacle « léger » de Noël , il propose Béatrice et Bénédict de Berlioz, un ouvrage rare inspiré de Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare,  inclassable, un opéra-comique connu des spécialistes ou des mélomanes, mais pas d’un public des fêtes, qui sera mis en scène par l’un des plus imaginatifs des metteurs en scène, Damiano Michieletto.

Cette saison a néanmoins une sorte de fil rouge implicite, la question de la fable, du conte et de ses variations. Il y a là une volonté de signer une ligne, une méthode qui tranche singulièrement sur les autres maisons françaises (Strasbourg mis à part, peut-être) et bien des maisons étrangères. S’alignent sur ce fil rouge notamment Le Coq d’or, un festival du conte et des fantaisies lyriques, le Rossignol et autres fables, deux variations sur Barbe-Bleue, Le château de Barbe-Bleue et Ariane et Barbe-Bleue, et Der Freischütz, une histoire puisée dans les contes populaires allemands.
Autres fils thématiques, l’enfance, avec de nombreux spectacles faits pour les enfants ou dont les enfants sont le centre, et la femme, dont la liberté, symbolisée par l’histoire de Barbe-bleue, est au centre du Festival de mars 2021.
En bref, une saison forte, qui fait appel comme d’habitude à des metteurs en scène devenus incontournables aujourd’hui, Kosky, Tcherniakov, Zholdak, Michieletto, Robert Lepage…quelle maison aujourd’hui en France affiche en même temps tant de références essentielles du théâtre contemporain ?

Du point de vue musical, deux directeurs musicaux très différents se sont succédé pendant la période : Kazuchi Ono, précis, rigoureux, discret, spécialiste du XXe, qui a bien fait progresser l’orchestre, et Daniele Rustioni, jeune, énergique, qui a fait rentrer dans cette maison à la fois un véritable enthousiasme musical et un peu plus de répertoire italien qui était rare à Lyon. Pendant cette saison, et c’est sans doute voulu,  il va montrer sa ductilité, puisqu’il ne dirige rien d’italien, et qu’il est au pupitre de Werther, Béatrice et Bénédict, Le Rossignol, et Le Coq d’or, soit Massenet, Berlioz, Stravinsky, Rimsky-Korsakov, c’est à dire une palette très ouverte de compositeurs auxquels on ne l’associe pas  naturellement.

Voici donc cette saison, refaite, mais  toujours passionnante.

Novembre 2020
Jules Massenet, Werther,
Version concertante (1 repr.Lyon/1 repr.TCE), Dir : Daniele Rustioni avec Stéphanie d’Oustrac, Simon Keenlyside, Jean-Sébastien Bou etc…
Une seule soirée à Lyon et une seule au TCE, pour ce Werther dirigé par Daniele Rustioni, dans la rare version pour baryton (on a entendu Ludovic Tézier à Paris en 2009 dans la production de Jürgen Rose). À Lyon et au TCE, c’est Simon Keenlyside, grand styliste devant l’éternel, qui chante le héros goethéen, tandis que Stéphanie d’Oustrac sera Charlotte et Jean-Sébastien Bou Albert. À ne pas manquer.

Déc.2020/1er Janv 2021
Hector Berlioz, Béatrice et Bénédict,
(8 repr.) MeS: Damiano Michieletto, Dir : Daniele Rustioni avec Michèle Losier, Julien Behr, Hélène Guilmette, Frédéric Caton…
Nous avons déjà évoqué cette production de fête plus haut. Il est évident que ce sera un feu d’artifice Michieletto, invité pour la première fois à l’Opéra de Lyon, avec Daniele Rustioni en fosse. Un Berlioz rare et joyeux sur les scènes, en style opéra-comique, pour le dernier Noël lyonnais de Serge Dorny, il y a de quoi exciter la curiosité, d’autant que la distribution est solide : Michèle Losier et Julien Behr dans les rôles titre, entourés d’Hélène Guilmette et Frédéric Caton. À ne pas manquer parce qu’on ne reverra pas ce Berlioz de sitôt. Pour mémoire l’Opéra de Paris avait présenté l’œuvre en 2016-2017, mais en version de concert mise en espace pour un seul soir

Janvier 2021
Igor Stravinsky, Le Rossignol et autres fables
, (8 repr.) MeS: Robert Lepage, Dir : Daniele Rustioni avec Anna Denisova, Yulia Pogrebnyak, Mairam Sokolova, Taras Berezhansky.
Reprise de la production de Robert Lepage de 2010, en coproduction avec le Canadian Opera Company de Toronto, le Nederlandse Opera d’Amsterdam et en collaboration avec Ex Machina, Québec. Une production qui joue sur divers modes, ombres chinoises, marionnettes  sur l’eau etc…Un pur enchantement qui a marqué les mémoires.
À voir absolument, et ceux qui ont déjà vu cette production reviendront, évidemment, pour écouter en plus Daniele Rustioni qui succède au pupitre à Kazushi Ono.

Mars 2021
Festival Femmes libres
Bélá Bartok, Le Château de Barbe-bleue
(6 repr.), MeS : Andryi Zholdak , Dir : Titus Engel avec Kàroly Szemerédy Eve-Maud Hubeaux / Victoria Karkacheva
Un chef remarquable, Titus Engel, un Barbe Bleue et deux Judith (dont Eve Maud Hubeaux, l’Eboli du Don Carlos de Christophe Honoré..). Deux Judith ? Il y aura effectivement deux mises en scène dans la même soirée du même opéra, car Zholdak veut montrer par ce biais la diversité des lectures possibles…Du jamais vu à l’opéra…

Paul Dukas, Ariane et Barbe-Bleue
(7 repr.), MeS Alex Ollé (La Fura dels Baus), Dir : Lothar Koenigs avec Alexandra Deshorties,  Enkelejda Shkoza, Adèle Charvet, Hélène Carpentier, Tomislav Lavoie
Lothar Koenigs, chef très solide et bon wagnérien pour un opéra taxé de wagnérisme, confié à la puissance imaginative de la Fura dels Baus (Alex Ollé) qui marque les débuts à Lyon d’Alexandra Deshorties, la soprano canadienne qui tourneboula Genève quand elle y interpréta Médée de Cherubini il y a quelques années.

Maurice Maeterlinck (d’après), Pelléas et Mélisande, (6 repr.) MeS Richard Brunel, avec Judith Chemla, Musique de Debussy, Fauré, Sibelius. Un spectacle musicalement appuyé sur les différentes version de Pelléas et Mélisande écrites au début du siècle (il manque Schönberg…), avec Judith Chemla en Mélisande, une actrice qui sait aussi chanter. Un travail de Richard Brunel, le futur maître des lieux.
Au Musée des Tissus et des Arts décoratifs, Lyon 5e.

Avril 2021
Festival Contes et fantaisies lyriques
Maurice Ravel, L’Heure espagnole
(4 repr.), Concept Grégoire Pont et MeS : James Bonas, Artistes du Studio de l’Opéra de Lyon
(Opéra de Lyon)
Carl Orff, La Lune, (6 repr.), Concept Grégoire Pont et MeS : James Bonas, Dir : Hugo Peraldo, Artistes du Studio de l’Opéra de Lyon
(ENSATT, Lyon)
Maurice Ravel, L’enfant et les sortilèges (5 repr.), Concept Grégoire Pont et MeS : James Bonas, Ensemble instrumental, orchestration Didier Puntos, Artistes du Studio de l’Opéra de Lyon
(Théâtre de la Croix Rousse)

Trois lieux, trois œuvres « tous publics » et un concept unique par l’un des maîtres de la magie des images, Grégoire Pont. Cette saison, La Lune de Carl Orff devait être proposée dans le Festival 2020 au Théâtre du Point du Jour. L’annulation du spectacle fait qu’on le découvrira la saison prochaine, mais à l’ENSATT, tandis que L’Enfant et les sortilèges est une reprise de la production de 2016, déjà reprise en novembre 2019 et l’Heure Espagnole une production de 2018. La féérie sera au rendez-vous pour ces trois spectacles qui forment Festival et qui devraient permettre de voir ou revoir le travail fascinant de Grégoire Pont qui a eu à chaque fois un immense succès.

Avril 2021
Isabelle Aboulker, Les enfants du levant
(6 repr.), MeS : Pauline Laidet
Dir : Karine Locatelli, Maîtrise et orchestre de l’opéra de Lyon
Théâtre de la Renaissance (Oullins)

Une histoire peu connue, celle du bagne des enfants de l’île du Levant, un bel opéra pour enfants où brille la Maîtrise de l’Opéra de Lyon déjà présenté en avril 2019 et repris deux ans après.

Mai-Juin 2021
Nikolaï Rimsky-Korsakov, Le Coq d’or, (7 repr.) MeS : Barrie Kosky, Dir : Daniele Rustioni . Distribution en cours.
La première production signée Barrie Kosky à Lyon, une coproduction avec le Festival d’Aix, la Komische Oper de Berlin et le festival d’Adélaïde en Australie.  Les dates en ont été déplacées, et la production remplace celle de Der Freischütz (Tcherniakov) initialement prévue.
Créé en 1909, c’est le dernier opéra de Rimsky Korsakov, mort en 1910. Le livret, tiré de Pouchkine est une satire féroce du pouvoir tsariste. Dans la distribution où Dmitry Ulyanov est le roi Dodon et le remarquable Andrei Popov chante l’astrologue, Sabine Devieilhe est la reine de Shemakha abordant un répertoire où on ne l’avait pas encore entendue. La direction est confiée  à Daniele Rustioni, contrairement à ce qui avait été précédemment annoncé. On sait que Rustioni a de l’affinité avec ce répertoire. À ne manquer sous aucun prétexte.

 

 

Les circonstances terribles que nous traversons laissent encore dans l’expectative et le doute la réalisation au moins partielle des saisons 2020-2021 dans le monde, notamment dans les théâtres de stagione (France, Italie, Genève, Espagne, Belgique, Pays-Bas) qui construisent leurs saisons essentiellement sur des nouvelles productions . Ce devrait être moins sensible pour les théâtres de répertoire qui peuvent toujours puiser dans leurs réserves de spectacles et sur leurs troupes.
Il reste que les pertes énormes des théâtres cette année vont peser lourdement sur la ou les saisons suivantes: même si elles sont des institutions publiques : dans les urgences qui apparaîtront, les spectacles ne seront sûrement pas la priorité des États, même s’il sera nécessaire et indispensable de remettre en route la machine, pour ne pas parler des Festivals (on pense à Baden-Baden, qui est une structure non financée par la puissance publique). Les propositions même déjà publiées seront peut-être revues à la baisse, je ne suis pas optimiste à cet égard.

Serge Dorny

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2019-2020: GUILLAUME TELL de GIOACHINO ROSSINI le 5 OCTOBRE 2019 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; MeS Tobias KRATZER)

Un petit essai sur la production de Guillaume Tell à l’Opéra de Lyon

L’œuvre est longue, lourde à monter, difficile à distribuer. Raisons suffisantes pour que Guillaume Tell soit rare sur les scènes. Lyon a relevé le défi et a vaincu toutes catégories en proposant une production sans faiblesse aucune, orchestre et chœur exceptionnels, distribution sans failles, mise en scène d’une rare intelligence qui pourrait bien devenir référentielle. Quatre heures qui passent en un éclair.
Un tel triomphe, mérité, marque le niveau auquel l’Opéra de Lyon est arrivé, qui en fait sans doute la scène française la plus inventive actuellement. 

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Prérequis

Tobias Kratzer déclarait dans l’interview qu’il a accordée à Wanderersite, que Guillaume Tell était en quelque sorte le « Chant du cygne » de Rossini. Étrange chant du cygne d’un musicien de 37 ans qui va encore en vivre 39…On a beaucoup glosé sur le long silence qui va suivre, mais sans doute y entrent divers motifs dont le « dilettantisme » du maître, qui est arrivé à une telle gloire qu’il n’a plus besoin de travailler. On s’imagine sans doute mal ce que représentait Rossini en Europe à cette période, célèbre partout, représenté partout dans des proportions inouïes. Un coup d’œil sur les saisons de la Scala de Milan à cette époque montre que certaines sont consacrées intégralement à Rossini…Et cela ne s’arrête pas en 1829 ou 1830, cela continue au moins jusqu’aux années 1840 et au-delà. Une telle gloire est sans doute unique dans l’histoire moderne de l’opéra.

Sans doute aussi Rossini avait-il conscience qu’après Guillaume Tell, il ne pouvait que se répéter ou décevoir, et de fait, les années qui suivent sont essentiellement consacrées à des reprises en version italienne. Ainsi Guglielmo Tell est-il créé à Lucca (Teatro del Giglio) en 1831, et au San Carlo de Naples en 1833 (dans une seconde version). Il a donné à Guillaume Tell une forme définitive, déjà longuement préparée par d’autres œuvres dont Le Siège de Corinthe et surtout Moïse et Pharaon. Une grande forme déterminée aussi par les possibilités offertes par l’Opéra de Paris, la plus grande scène du monde alors, avec des forces musicales incomparables et des possibilités techniques de production uniques. On pouvait donc sans crainte insérer un ballet (le ballet de l’Opéra étant alors la référence mondiale) et des chœurs nombreux. Paris garantissait le spectacle total.
Il abandonne enfin définitivement le style bouffe qui a fait sa gloire, mais aussi l’opera seria héritier du XVIIIe: en bref, il invente un genre.
C’est de là que provient le tradition française du Grand-Opéra historique qui va faire la fortune de Paris pendant les vingt années suivantes, un genre auquel outre Meyerbeer son grand représentant (Robert le Diable date de 1830) et Halévy (La Juive), vont toucher Donizetti , Wagner, et aussi Berlioz et d’autres.
Drame historique, le Grand-Opéra affiche aussi une prétention politique (Scribe le libéral humaniste va en être le grand librettiste) qui est chez Rossini également importante, puisque les librettistes Étienne de Jouy et Hippolyte Bis puisent leur sujet dans un drame de Schiller créé en 1804, cri de la liberté contre l’oppression. Qu’un tel sujet séduise Rossini pour Paris est intéressant à l’époque de la monarchie conservatrice de Charles X qui tombera justement en 1830…

Le moment de la création est aussi période de transformation des grands genres, Stendhal écrit Racine et Shakespeare entre 1823 et 1825, au moment où il fait paraître sa Vie de Rossini (1824) et Hugo écrit sa Préface de Cromwell en 1827. Le romantisme s’affirme contre un certain classicisme, du moins celui complètement rassis qu’on voit sur les scènes, envahies de tragédies médiocres (qui feront d’ailleurs les délices des librettistes d’opéra) : il y a dans Guillaume Tell des grands thèmes romantiques , comme l’aspiration à la liberté, les amours impossibles, et la relation à la nature et aux grands éléments : on y trouve la forêt, qui abrite les amours contrariées de Mathilde et Arnold, la nature sauvage et les éléments en furie (la tempête, appelée ouragan) et les eaux en furie des lacs ou des cascades que Luca Ronconi avait tellement valorisées dans sa mise en scène à la Scala (décembre 1988). Tous les ingrédients du drame romantique y sont : le Grand Opéra est né.

Guillaume Tell comme archétype

Image initiale idyllique au lever de rideau

Aussi Tobias Kratzer souligne-t-il que pour lui, Guillaume Tell est en quelque sorte, archétypal, une sorte de livre de modèles qui justifie une mise en scène épurée, voire austère et elle-même archétypale ou parabolique. Épurée, certes, allant à l’essentiel, certes, sans débordements et austère, presque sans son humour habituel. Mais épure ne signifie pas simplicité. Ce travail, comme toujours d’une très grande intelligence, est d’une réelle complexité.
Dès l’ouverture, la question est posée. Un podium rectangulaire, autour duquel sont rangés des sièges de spectateurs, au fond, une photo d’un sommet enneigé emblématique, le Cervin, seule vision identifiable de la nature, et c’est aussi le seul décor de Rainer Sellmaier. Il n’y aura pas de vidéos, comme dans d’autres productions et rien qui ne puisse distraire l’œil de ce qui se déroulera sur le podium ou autour et des éclairages assez crus de Reinhard Traub, qui manquent peut-être de subtilité, mais peut-être aussi est-ce voulu. Tout est concentré sur l’espace de jeu, le regard n’est pas distrait. Seule, à mesure que se précise la menace et que les Habsbourg pressent et font avancer l’action, la photo du Cervin se couvrira d’un liquide noir jusqu’à disparaître complètement, comme si l’identité suisse disparaissait pour accéder à une abstraction totale.
Le rideau est donc ouvert, dès les premières notes et le solo de violoncelle initial, sur une violoncelliste qui joue (voir photo d’en tête), et d’un couple de danseurs. Danse et musique s’affichent donc dans ce moment de paix, qui précède l’éruption musicale qui écrase le calme initial pour une violence marquée sur scène par l’entrée progressive d’êtres en chapeau melon, en survêtement blanc, coques protectrices, et bottines, portant des battes de base-ball menaçantes et tournant d’abord autour du couple et de la soliste : la violence est entrée avec ces hommes dont la tenue (costumes également signés Rainer Sellmaier) est empruntée à Orange mécanique, le film culte de Stanley Kubrick (1971), tiré du roman d’Anthony Burgess, contre la tentative totalitaire de gouverner les consciences (une crainte bien vivace aujourd’hui à l’heure des populismes, de l’intelligence artificielle et des algorithmes) et utilisant la musique classique comme un stimulus et notamment la neuvième de Beethoven. 
Mais il y a aussi dans le film une utilisation de l’extrait le plus fameux de l’ouverture de Guillaume Tell, liée à de terribles scènes de sexe. La musique n’est pas ici une simple bande son, mais elle a un rôle actif dans l’action. Elle est presque performative. Kratzer va s’en souvenir. 
Ainsi donc ces hommes en blanc et melon détruisent le violoncelle et menacent physiquement danseurs et violoncelliste. Au climax de cette situation, le rideau rouge se ferme, « comme au théâtre », au moment où l’on entend la fameuse « cavalcade », à peu près le seul moment musical universellement célèbre de l’opéra, on peut même dire le seul extrait de Guillaume Tell connu du grand public. Un “Moment musical” en quelque sorte.

Dans cette épure, deux points paraissent déterminants :

  • D’une part un premier acte que Kratzer estime être presque inutile dramaturgiquement, presque un en soi séparé de la trame, un exposé d’une succession de chants, et de danses, de musique (presque de l’art pour l’art dit-il). On va constater qu’en réalité Tobias Kratzer construit toute la première partie (Acte I et II) comme une mise en place des éléments qui vont se déclencher/déchainer en deuxième partie, avec un acte I vu comme exposition des éléments bruts constitutifs du genre (chœur, ballet, contexte historique, diversité des voix, ténors, baryton, basse, soprano, mezzo et travesti (Jemmy) qu’on retrouvera peu ou prou dans les autres Grands-Opéras), avec le final dramatique qui noue la trame, et acte II où s’exposent clairement les données et les nœuds de l’intrigue: opposition Arnold/Tell, amour Arnold/Mathilde, supplice et mort de Melchtal
  • D’autre part, un rôle actif de la musique, vue comme moteur d’une Suisse heureuse en lien avec la nature (la gigantesque photo du Cervin enneigé indique une situation initiale intouchée, en écho au couple de danseurs et à la violoncelliste), mais vue aussi comme élément culturel et civilisateur face à la barbarie, et comme élément fédérateur de la cohésion du groupe: chanter devient un acte de cohésion sociale (Monsieur Blanquer avec son plan chorale serait heureux…), le concert retourne à son sens latin premier, combattre puisqu’en réalité jouer de la musique ensemble ce sera combattre, comme on le verra tout au long de la représentation.
Situation initiale: la famille Nicola Alaimo (Guillaume Tell) Enkelejda Shkosa (Hedwige) et Martin Falque (Jemmy)

Une première partie (Actes I et II) qui pose les fondamentaux

Ainsi, la première partie pose-t-elle les éléments théoriques et pratiques qui vont conditionner la représentation, parce qu’il ne s’agit pas d’une représentation qui serait tellement abstraite qu’elle en ignorerait la trame, bien au contraire. La trame existe dans tous ses éléments mais traités comme une sorte de parabole qui commence autour de la table du foyer de Tell et qui se fermera de la même manière, après tous les événements qui vont se succéder depuis le premier acte et qui sont presque chacun traités comme des signes : nous sommes devant une sémiologie du Grand-Opéra, d’une clarté rare, car tous les éléments doivent en être lisibles pour le public. 

Ainsi d’abord de la table de famille, Tell, Hedwige sa femme et Jemmy leur fils, autour de la soupe, avec les rites familiaux, comme la prière, mais aussi les banalités comme le refus de Jemmy de manger sa soupe qu’il remet malicieusement dans la soupière. 
Volontairement Kratzer a fait de Jemmy un tout jeune enfant, doublé pour le chant par la chanteuse Jennifer Courcier, un peu vue comme une grande sœur ou une bonne fée protectrice. Il se débarrasse ainsi de la fiction du travesti. Il lui faut afficher une vraie famille avec un vrai enfant, il lui faut le « tableau de famille » traditionnel même si Tell prépare en sous-main la résistance. La famille, ce sont les valeurs de la paix, du quotidien, d’une vie sans heurts et dans l’harmonie. Autour d’eux, spectateurs, le chœur assis autour du podium dans une sorte de communion symbolique, comme s’ils assistaient à une sorte de drame sacré qui joue leur histoire et leurs désirs.

Ces Suisses sont en noir, couleur des musiciens en concert, ainsi la photo de montagne est-elle en noir et blanc, ainsi l’ensemble du plateau est-il en noir et blanc. Car les méchants, les autrichiens, les Habsbourg sont-ils eux revêtus de survêtements blancs : l’opposition noir/blanc, Ying/Yang est-elle ici très claire, avec cette subtile différence que le noir est porté par les victimes, alors qu’en général le blanc est la couleur de la victime sacrificielle. Dans ce premier acte, même les mariés sont en noir. Tobias Kratzer pose ainsi une opposition primale/primaire/primitive déjà perçue dans la pantomime d’ouverture ou l’harmonie culture/nature est rompue par la violence, qui est le schéma qui sous-tend toute l’œuvre.
L’abstraction n’empêche pas non plus un traitement très attentif des personnages et une conduite du jeu d’acteur très précise qui concerne aussi bien les solistes que le chœur. Il faut ici souligner la performance exceptionnelle du chœur, qui, au-delà de la prestation musicale, magnifique, a une très grande présence/prestance dans le jeu, aussi bien collectif qu’individualisé. Par son engagement dans la mise en scène, il rappelle le chœur d’Amsterdam, traditionnellement très engagé.

Ainsi par exemple les réactions des individus après le refus de Ruodi le pêcheur de faire traverser Leuthold et le sauver (C’est Tell qui s’y collera) ou la manière dont le chœur en dodelinant de la tête suit la chorégraphie des trois couples qui dansent lors du ballet de mariage du premier acte (d’ailleurs présenté avec sa première partie, ce qui n’est pratiquement jamais le cas alors que la seconde partie est bien connue), la manière d’ailleurs dont le ballet est chorégraphié (très beau travail de Demis Volpi, un des bons chorégraphes allemands actuels, qui fait aussi de la mise en scène, et qui va prendre le Ballet du Rhin à Düsseldorf/Duisbourg à partir de 2020) raconte aussi une histoire d’harmonie, de couples, de petits gestes.

Tout ce premier acte (qui n’est pas vraiment le plus resserré au niveau dramaturgique), souvent utilisé pour faire de l’illustration folklorique de la vie suisse entre lacs, montagnes, et fêtes villageoises, devient ici un exposé : les suisses, vivent sous la menace des Habsbourg ou du moins de Gesler, le féroce gouverneur de la région autour du canton d’Uri (les autres cantons qui vont former la confédération des trois cantons après la victoire sur les Habsbourg sont celui de Schwyz et d’Unterwald), mais affirment leur volonté farouche de vivre selon leurs coutumes : le premier acte est ainsi non exposé de paix folklorique, mais de résistance : danser, jouer de la musique et chanter, c’est aussi résister aux interdits de Gesler et du même coup se justifie la musique comme outil de résistance. D’ailleurs ce moment est ponctué d’une sorte de concours dont le jeune Jemmy fils de Tell, petit violoniste, est vainqueur : il aide aussi à distribuer les partitions, acte de guerre et de résistance lui-aussi. Jemmy au premier acte chante, distribue et joue la musique, il est pleinement en phase étroite avec son père.
Le premier acte s’achève sur le début de ce qui va déclencher les hostilités. Leuthold interrompt la fête, poursuivi par les Habsbourg parce qu’il a tué un soldat qui voulait violer sa fille, il porte une arme, un basson, autre signe de ce qui va être la révolte au final du deuxième acte. Tell, on l’a vu, le conduit en barque au péril de sa vie et laisse Melchtal s’opposer aux barbares… avec une baguette de chef d’orchestre avec laquelle il conduit le chœur des suisses. Melchtal est la référence vénérable, le chef non déclaré de la communauté. La baguette du chef, c’est évidemment l’outil de celui qui dirige, organise, et fait produire le son : Kratzer indique par la métaphore musicale également les hiérarchies et les rôles.
Ainsi Melchtal résiste-il à la violence qui envahit le plateau en opposant aux battes de base ball sa baguette de chef, batte contre baguette, ce pourrait être ridicule ou faire rire : c’est ici tout le contraire. Voilà qui donne le sens de la résistance suisse, et de toute résistance, tout le sens d’un choix. Face aux barbares dressés pour envahir, violenter, tuer, face au sbire Rodolphe (excellent Grégoire Mour), une mince baguette aux effets démultiplicateurs. A-t-on jamais montré ainsi la puissance de l’art, de la musique comme force de résistance, force de cohésion, force de combat : on pense au rôle des chants de résistance (Bella ciao, chant des partisans, mais aussi Πότε θα κάνει ξαστεριά (Pote tha kanei xasteria : quand fera-t-il clair ?) chant de résistance des paysans grecs contre l’occupant ottoman puis par les étudiants de Polytechnique d’Athènes contre la dictature des colonels en 1973. Cette manière d’utiliser la musique comme symbole de résistance est tout sauf anecdotique, peut-on oublier aussi que l’Ur-Grand opéra, comme l’appelle Kratzer, La Muette de Portici, créé à Paris en 1828, contient l’air « Amour sacré de la patrie » qui fut chant de ralliement des révolutionnaires belges, lors des représentations à Bruxelles en 1830, conduisant à là l’indépendance de la Belgique, sans parler évidemment du rôle de Verdi et notamment du chœur « Va pensiero » de Nabucco. C’est toute cette tradition qu’il y a aussi en arrière-plan de l’idée de Tobias Kratzer. 

Ceci posé, le deuxième acte entre vraiment dans la trame. Melchtal est sauvagement assassiné mort et les bandes Habsbourg l’ont tué en utilisant la baguette brisée, yeux crevés, corps transpercé : l’outil musical est devenu aux mains des ennemis une arme, et Kratzer n’évite pas d’insister sur cette violence visible et sadique, qui réapparaîtra plus tard, encore un signe. Le théâtre ici est dans sa pleine fonction didactique à la manière de Brecht. Le premier acte se clôt sur le chœur « si du ravage, si du pillage/ sur ce rivage pèse l’horreur »
Le deuxième acte s’ouvre bien vite sur un chœur de chasseurs « le cri du chamois mourant se mêle au bruit du torrent », sauf que Kratzer, conçoit la première scène de l’acte II comme la suite directe du final du I (presque pas de pause) et le cri du chamois est en réalité celui de Melchtal que les barbares achèvent sauvagement. La chasse est une chasse à l’homme et il n’y a « rien de plus enivrant », leur œuvre achevée et la nuit tombant, ils sortent bouffis du plaisir d’avoir tué, pendant qu’entre Mathilde, vêtue du survêtement blanc barbare. 
Cet acte va montrer le retournement d’Arnold, prêt à trahir par amour et à passer à l’ennemi, promis à un grand avenir auprès d’une princesse de sang impérial, mais qui à la vue du cadavre de son père, va rejoindre définitivement les rangs de ses compatriotes et renoncer à l’avenir radieux.

La dramaturgie rossinienne est d’une précision d’horloge, à part l’air d’entrée de Mathilde « Sombre forêt, désert triste et sauvage » dont le librettiste de Don Carlos, Camille du Locle se souviendra pour « Fontainebleau, forêt immense et solitaire », et qui est grand air du personnage, Rossini changera le statut de Mathilde dans les deux actes suivants et notamment au dernier et elle chantera en duo ou en trio et en personnage différent, une alliée qui va s’opposer à Gesler, mais un peu secondaire dans la trame héroïque qui suivra. L’entreprise de Mathilde est d’abord entreprise de séduction, il s’agit d’attendre Arnold et de le convaincre de la rejoindre chez les Habsbourg. Elle va donc utiliser les armes de l’adversaire en quelque sorte et revêtir une longue robe en lamé gris, comme une robe de récital de chant, et elle va chanter derrière une partition, elle chante avec les gestes typiques de la chanteuse d’opéra sous le miroir grossissant de la mise en scène, et c’est encore plus net dans le duo qui suit où Arnold prépare une rangée de chaises pour écouter la bien aimée chanter, puis monte pour chanter sa partie pendant que Mathilde s’assoit. Jeu souriant et ironique du metteur en scène qui montre d’une part que Mathilde utilise les arguments de son amant pour le séduire, la musique et le chant et qu’il s’y laisse prendre. Mais il y a chez Kratzer cette volonté de distance ironique qui montre qu’en fait Mathilde chante, certes, mais elle mime et elle joue à la chanteuse en représentation, c’est-à-dire l’opposé de la musique naturelle de l’acte I et des suisses. Il s’agit d’une manœuvre de la guerre amoureuse d’où elle sort vainqueur, puisque Arnold est prêt à tout quitter pour elle, mettant chapeau melon et tenant la canne de golf de Mathilde ou de Rodolphe . Elle peut alors quitter sa robe et revenir à l’habit barbare, d’autant plus que Tell et Walter approchent.

L’amour d’Arnold est posé, mais tout va très vite basculer quand Tell et Walter (qui mènent la préparation de l’attaque dont le signal sera un feu) arrivent après avoir épié le couple, et l’avoir entendu, Rossini pose la scène en deux moments, d’une part le refus de considérer Mathilde autrement que comme une ennemie née au sein de l’ennemi, affichant un refus radical de cette relation « mixte » au nom de la patrie. Arnold vexé et humilié veut partir. 

Deuxième moment, l’annonce de la mort de Melchtal et l’immédiat retournement d’Arnold.

Deuxième et dernière rencontre (Acte III) entre Arnold (John Osborn) et Mathilde (Jane Archibald)

L’intrigue secondaire Mathilde/Arnold, s’arrête là, grosso modo, et la deuxième tentative de Mathilde au troisième acte échouera, face à un Arnold armé qui se détourne (air de Mathilde: “Pour notre amour plus d’espérance”)
Le reste de l’acte est la mise en place de l’attaque, et la révolte des trois cantons. 
Il faut bien saisir ici la dramaturgie rossinienne qui suit en fait le personnage d’Arnold et son retournement, d’abord amoureux de Mathilde, il bascule dans la résistance, d’ailleurs sans doute plus pour venger le père que pour la patrie. Et donc on peut préparer la guerre puisque les trois chefs, Arnold, Tell et Walter sont au clair entre eux.

Moment central de l’œuvre, Kratzer en fait le moment le plus clair des enjeux et de son idée musicale. Les deux autres actes en effet sont beaucoup plus narratifs avec au troisième acte la fameuse scène de la pomme très attendue, et le dernier acte qui est le dénouement.
Il va procéder de manière allégorique.

Trois cantons, trois groupes se répondent et arrivent sur scène, munis de leurs armes : le premier groupe ce sont les cordes, le second les bois, le troisième les cuivres : ainsi l’allégorie est claire. Le tout forme orchestre, et donc concert, et donc armée, et donc combat, chaque canton avec sa spécificité comme les pupitres de l’orchestre, mais tous unis pour la même musique, avec cette discrète ironie qu’ici l’orchestre ne joue pas en scène, mais c’est le chœur qui chante en jouant l’orchestre, l’art de l’opéra étant métaphorique quelquefois, celui qui sur scène fait de la musique en groupe est le chœur, mais tout est solidaire et s’interpénètre. Mais les instruments de musique vont devenir des armes, avec les moyens du bord : le dos de violoncelle devient bouclier, on utilise du papier adhésif pour fabriquer l’arme symbole : flûte plus dos de violon unis à l’adhésif font une double hache, un symbole utilisé depuis l’âge du bronze et notamment symbole religieux de la Crète minoenne, mais aussi plus près de nous – et moins sympa- utilisé par Vichy (la fameuse « francisque »). C’est un symbole identitaire utilisé par d’anciens peuples francs, dont on retrouve aussi des traces dans le Tomahawk des indiens. En tous cas une arme « culturelle », identitaire, une sorte de « panache blanc » auquel se rallier, confirmant la révolte des suisses comme celle d’un peuple d’irréductibles défenseurs de leur culture et de leur mode de vie. Il y a là aussi un rapport très fort à l’aujourd’hui (il suffit de rappeler le nouveau commissaire européen chargé de la « Protection de notre mode de vie européen ») où l’on agite la question de l’identité.  En remuant ces questions en 1829, Rossini et ses librettistes illustrent la question des nations qui occupe fortement l’Europe ces années-là (on rappelait plus haut la révolution belge, mais on pourrait tout aussi bien parler des grecs et de la question philhellène).
On pourrait sourire à voir ces armes musicales, cette arbalète faite d’une clarinette et d’éclisses de violon: l’idée est en soi surprenante et séduisante. Mais il faut pour se défendre plus qu’affirmer la musique comme outil de résistance – ce que pensait le vieux Melchtal, et ce qui l’a tué. Il faut renoncer à ce qui fait sa vie, à ce qui fait son identité, il faut détruire pour reconstruire, et renoncer à la musique pour faire des armes à partir des instruments: la grandeur du sacrifice est le prix du salut. Et plus rien ne sera comme avant, même si on reproduit à la fin de l’opéra l’image rassurante et familiale du début.

La liberté, mais à quel prix

Cette deuxième partie musicalement plus tendue, avec la plupart des grands airs de l’œuvre, montre une succession de scènes qui offrent un tableau de ce qu’est la violence qui se déchaîne, qui évidemment n’est pas sans rappeler la violence nazie, voire les camps : ainsi de la manière dont les sbires de Gesler font rentrer sur le podium les femmes ou dont ils récupèrent les vêtements noirs des suisses en les forçant à se dénuder et ainsi de la manière dont ils leur jettent d’autres vêtements, folkloriques et médiévaux, ceux-là même qu’on pourrait voir dans un Guillaume Tell traditionnel, mais qui ici deviennent emblème de stigmatisation, de refus de voir autre chose dans ce peuple qu’une société occupée à chanter et danser, occupée à donner un spectacle sans profondeur, un peuple Heidi ou Milka, un peuple-image.

Gesler (Jean Teitgen) oppresse la dernière danseuse forcée de danser jusqu’à la chute


Ainsi du ballet contraint qu’on leur fait danser, qui finit dans la violence des sbires qui cassent les jambes des danseurs dans une scène qui est caricature volontaire, mais qui a une dramaturgie très tendue, un danseur tombe en hurlant et les autres continuent à danser mais plus maladroitement, la peur au ventre jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une danseuse terrorisée (très beau réglage de Demis Volpi), là aussi un souvenir d’Orange mécanique. Le costume folklorique, c’est celui de la soumission, d’une suisse réduite à une image d’Epinal, à qui l’on va paradoxalement nier la puissance des idées, la puissance de la conscience

Le petit Jemmy prostré, Jane Archibald (Mathilde), Nicola Alaimo (Guillaume Tell)après la scène de la pomme…(ActeIII)

Et Guillaume Tell, provoqué par Gesler, non seulement s’agenouille devant lui, mais pour tirer à l’arbalète, met son habit d’archer conforme à la tradition et à l’image d’Épinal, double humiliation aussi pour les raisons expliquées ci-dessus. Une scène d’ailleurs efficacement réglée, qui s’appuie sur le souvenir d’Orange Mécanique (Gesler croquant la pomme) décidément la grande référence de tout ce travail, référence à l’aujourd’hui là encore, où renaissent tous les totalitarismes, mais en même temps référence culturelle moderne qui s’adapte parfaitement à l’œuvre de Rossini et à ce qu’il veut en faire. Le Grand-Opéra qui va se développer les années suivantes ne cesse d’évoquer ou de dénoncer les massacres et les intolérances, que ce soit La JuiveLes Huguenots, mais aussi Le Prophète, terriblement prémonitoire.
La scène centrale de l’œuvre qu’est la scène de la pomme est presque traitée par Rossini de manière elliptique, bien préparée par l’air de Tell « Sois immobile et vers la terre », mais ne s’arrête que très vite à la victoire, réglée ici par une pirouette de théâtre séduisante: le double vocal de Jemmy se précipite pour faire sauter la pomme de la tête de son double-enfant; c’est bien la bonne fée dont on parlait plus haut.
Le troisième acte s’achève sur l’intervention de Mathilde, imposant par son statut de princesse du sang à Gesler de relâcher l’enfant qu’elle prend sous sa protection et qu’elle va ramener à sa mère.

Le quatrième acte est plus fonctionnel : il s’agit de terminer, par la victoire des suisses (la réussite de Tell sauvant son enfant constituant l’acte I de la reconquête), par la libération de Tell emmené dans la tempête pour être noyé, et qui se libère lui-même, tout cela est attendu et passe de manière fluide et conforme au « tout est bien qui finit bien ».
Ce qui va intéresser Kratzer dans ce dernier acte, le plus court, c’est plutôt les comportements des personnages, qui se révèlent, d’abord Arnold, qui par son air le plus fameux « Asile héréditaire », chanté de manière anthologique, reconquiert son statut héroïque de vainqueur, ayant définitivement renoncé à son bonheur personnel, mais aussi ceux qu’on n’avait pas trop entendu, Hedwige l’épouse de Tell, Mathilde, qui cherche à se faire reconnaître de l’ « ennemi », et Jemmy, nouveauté introduite par la mise en scène. C’est sans doute dans cet acte que Kratzer tire toutes les leçons les plus réalistes du drame, et pas forcément en conformité avec la tradition.
Mathilde ramène Jemmy à sa mère, et se constitue en otage pour compenser la prise de Guillaume Tell ; Hedwige qui a la partie chantée sans doute la plus importante de l’acte, s’en étonne, admirative dans le livret, mais par un geste impérieux empêche la princesse de trop s’approcher de Jemmy. La méfiance n’est pas éteinte.

C’est alors que Rossini laisse la musique prendre le pas : la tempête sur le lac a une fonction dramatique précise et ménage un suspens, et une fonction musicale très traditionnelle, les tempêtes musicales sont une tradition remontant au baroque et Rossini en utilise dans ses œuvres les plus connues, pas forcément aussi fonctionnelles qu’ici. Ainsi le Grand-Opéra naissant utilise-t-il une forme centenaire, presque un rite musical de l’Opéra (pas seulement d’ailleurs, voir la Pastorale) dans sa conclusion, créant ainsi un lien de permanence avec les anciennes formes de l’opéra : ce sont les œuvres de Rossini qui d’ailleurs constituent les dernières formes de l’opéra du XVIIIe, et qui participent à la naissance des premières formes de l’opéra du XIXe (aux côtés d’un Cherubini, d’un Spontini ou d’un Weber) : Guillaume Tell en ce sens est un point d’orgue.

Mais c’est la manière dont personnage de Jemmy est traité qui est ici la plus originale. Dans le livret, Jemmy va brûler le toit de la maison familiale pour donner le signal du combat. Dans la mise en scène de Tobias Kratzer, Jemmy depuis l’épisode de la pomme est prostré, au premier plan, la tête dans les genoux, comme refusant de voir ce qui l’entoure et comme choqué que ce père héroïque et aimé ait accepté le risque de le sacrifier : Kratzer simplement souligne que pour l’enfant, l’épreuve est fondatrice, fondamentale et terrible à la fois.
Alors Jemmy va brûler le toit, mais symboliquement en fait, il ramasse les partitions qu’il distribuait avec ardeur au premier acte, les déchire et les met au feu, après avoir sacrifié naguère pour la guerre « juste » son propre petit violon auquel il tenait tant. Jemmy ne croit plus à la musique unificatrice, à l’harmonie … Il passe de l’autre côté et lors du final, pendant lequel Mathilde fuit, sentant qu’elle a tout perdu et qu’elle n’est plus à sa place, lorsque l’on dresse la table familiale du premier acte comme pour revenir aux valeurs initiales « famille et patrie » et que Tell, Hedwige et lui s’assoient, il la quitte brusquement, et va au proscenium se revêtir d’un chapeau melon, comme un Gesler en herbe. Tout ça pour ça; le coût de la liberté est élevé. Un monstre est naissant. Rideau.

Figures de l’oppression: les Suisses mis à nu

J’ai voulu entrer dans le détail de ce travail pour en montrer à la fois les manifestations et l’arrière-plan culturel et psychologique : Tobias Kratzer est d’abord particulièrement respectueux d’une musique qu’il sert et qui d’ailleurs, on va le voir, le lui rend bien. Il utilise la musique comme symbole, comme signe, comme emblème de la stylisation d’une histoire qu’il a voulue volontairement austère et totalement vidée de ses aspects anecdotiques. Au contraire, l’anecdote ici (les costumes traditionnels) devient symbole d’oppression et d’enfermement dans une image, dans un statut. Ce que vivent les suisses est exactement ce que vivent peuples ou groupes opprimés. Dans cette perspective, les oppresseurs aussi ne sont pas fléchés et les citations répétées à Orange Mécanique ne font que souligner la mécanique de l’oppression, la mécanique de la négation des existences, et surtout la négation pour soi et pour l’autre de toute humanité. 

L’inhumanité en action, voilà ce qui nous est montré, et ce sont là des problématiques actuelles. Il n’y a pas de hasard non plus si Orange Mécanique est un des films qui a gardé aujourd’hui une effrayante actualité. En utilisant cette parabole, Kratzer donne à Guillaume Tell un statut qui transcende les temps et lui donne une valeur universelle là où beaucoup de mises en scène l’enracinaient dans l’anecdotique suisse. C’est ce qu’il souligne dans l’interview dont il était question plus haut et à laquelle je renvoie le lecteur : Guillaume Tell est comme un « mode d’emploi » un livre de motifs abstraits dans lequel les compositeurs du futur vont puiser, il n’est que de voir par exemple combien certains moments de Nabucco de Verdi ont puisé dans le souvenir de Guillaume Tell. Rossini livre son œuvre à la postérité comme testament personnel et comme bible pour le genre. Et cela Kratzer le montre parfaitement, dans une forme retenue, hiératique, stylisée au point que certains s’y trompent et n’y voient qu’habillage élégant du livret, un joli paquet cadeau. Ils confondent, ces myopes, le paquet et le cadeau. Cette œuvre avait la grandeur, Kratzer lui confère un statut et ce n’est pas peu.

Interprétation musicale au sommet

Mais ce travail n’aurait pu s’épanouir sans une distribution et sans une musique – si centrale dans le spectacle- conduite de manière exemplaire, aussi anthologique que le spectacle. Ceux qui pensent comme souvent on le lit hélas, que la musique est magnifique mais que la mise en scène ne lui rend pas justice sont des myopes une fois encore. Ce spectacle ne fonctionne aussi bien que parce que les deux se construisent en écho et en adhésion réciproques.

 Le premier point à souligner est la colonne vertébrale du spectacle et de son rythme, à savoir la direction supérieurement inspirée de Daniele Rustioni. La musique de Rossini aura ses défauts maintes fois soulignés de dilettantisme, d’emprunts à d’autres œuvres, de rapidité d’exécution, elle reste toujours composée avec beaucoup de raffinement. Rossini reste un maître de l’orchestration, dosant subtilement ses moments, alternant lyrisme et drame : le premier acte qui est exposition de motifs musicaux successifs, chœurs, ensembles, ballets se termine en crescendo en un final d’un rare dynamisme, très dramatique qui tranche avec le reste de l’acte. Mais dramatique n’est jamais tonitruant. Rossini joue avec toute la palette orchestrale (ce soir si bien métaphorisée par la scène) exigeant une lecture toujours limpide, tant il donne de l’importance à certains instruments notamment les bois, souvent sollicités. Et Rustioni dans son approche travaille la dynamique et la tension, mais aussi cette clarté qui rend l’orchestre extrêmement lisible et fait entrevoir le travail de composition. Il y a chez Rossini une mise en scène du son fascinante, un jeu sur les rythmes ralentis, accélérations, sur les crescendos qui maintiennent intacte la tension. Il est passé des opera seria inspirés du XVIIIe et notamment de Gluck à un travail aux formes beaucoup plus libres, à une fluidité plus grande dans la narration, une fluidité renforcée ici par la mise en scène où la dynamique du récit n’est jamais interrompue (pas de changement de décor, action toujours continue). Rustioni saisit au vol l’occasion de produire un Guillaume Tell jamais spectaculaire ou m’as-tu vu (ce serait tellement facile ! Et c’est tellement fréquent), mais servant toujours le déroulé du drame, très attentif au dosage des volumes pour accompagner les voix et ne jamais les couvrir, laisser le plateau en premier plan, et le soutenir toujours et garder la dynamique et l’impulsion qui permettent de maintenir la tension, même quand l’intrigue se relâche un peu. Jamais zim boum mais pas forcément raffiné à l’extrême, Daniele Rustioni trouve les dosages idoines pour donner une couleur à l’ensemble et pour préserver le théâtre, essentiel dans une œuvre aussi longue sans jamais se propulser au premier plan. Il est le vrai garant de la cohésion d’ensemble veillant à préserver l’harmonie des rythmes et de la respiration entre plateau et fosse. C’est une très grande direction de Guillaume Tell, sans doute l’une des plus grandes et surtout des plus justes entendues ces dernières années dans cette œuvre. Daniele Rustioni est décidément un très grand chef qui révèle ici une vraie maturité. Il tient en main aussi un orchestre ductile, techniquement sûr à quelques menus cuivres près qui est l’égal aujourd’hui de grands orchestres de fosse de grandes salles internationales, y compris de notre première scène. L’orchestre donne là une preuve réelle de maîtrise, et une très grande confiance dans son chef. Ils respirent ensemble.

Même impression laissée par le chœur préparé et dirigé par Johannes Knecht, un phraé impeccable, une diction d’une grande clarté, un sens du rythme et de la respiration exemplaires mais surtout, il combine ces qualités avec un sens du jeu et surtout une joie de jouer qui rendent les grands moments choraux non des arrêts statiques comme souvent, mais des moments qui n’arrêtent pas la dynamique.  Vraiment magnifique dans une œuvre où la partie chorale est déterminante.

La distribution réunit parmi les plus grands titulaires des principaux rôles, sachant que l’œuvre n’est pas souvent programmée, même si ces dernières années, on a pu en voir une production en 2017 à Munich (Mise en scène d’Antu Romero Nunes ratée mais avec Gerald Finley(1) et à Pesaro (Production de Graham Vick un peu plus réussie, avec Nicola Alaimo, Juan Diego Flórez et Marina Rebeka). L’Opéra de Paris ne peut qu’afficher une production en… 2003, sans reprise. Mais notre première scène nationale, on le sait, n’aime pas trop son histoire et son répertoire, malgré les flons flons actuels autour de ses 350 ans. 
Ainsi la distribution frappe par son homogénéité, avec des rôles de complément très bien tenus, à commencer par Leuthold, confié à un artiste des chœurs, Antoine Saint-Espes tout comme le chasseur à Kwang Soun Kim. Grégoire Mour dont la voix claire s’est étoffée et projette bien, est un bon Rodolphe. Le pécheur Ruodi de Philippe Talbot est vraiment excellent, très contrôlé avec un beau phrasé et des aigus bien maîtrisés . L’air est difficile, et souvent confié, c’est dire, à la doublure d’Arnold. Le Walter Furst de Patrick Bolleire défend bien la partie avec sa voix de basse au timbre profond et sonore. Le Melchtal de Tomislav Lavoie est un peu plus anonyme, mais il a eu un petit accident qui l’a peut-être un peu déstabilisé . Le Gesler en caricature du mal est très bien tenu par Jean Teitgen, belle projection, beau travail sur la couleur pour un rôle qui exige un travail d’interprétation et ne supporte pas l’anonymat. Notons au passage le nombre de basses dans la distribution, Gesler, Furst, Melchtal , Leuthold, le chasseur : bonne indication sur la couleur voulue par Rossini trois ténors au timbre assez voisin, Arnold, Ruodi, Rodolphe, alors qu’il y un seul baryton, Guillaume Tell signe évident d’affirmation d’une singularité. Rossini sait composer ses voix (du côté des femmes un soprano lyrique, un soprano léger, un mezzo) et proposer une palette complète, ce qui sera aussi une loi du Grand-Opéra…

Jennifer Courcier, « doublure » sonore de Jemmy, habillée en jeune fille au seuil de l’adolescence et très fraiche en scène a une jolie voix très expressive, très claire, techniquement précise qui se fait bien entendre dans les ensembles. À suivre.

Magnifique Hedwige d’Enkelejda Shkosa, plutôt discrète dans la première partie, dont la voix puissante, très contrôlée, avec une belle diction française, domine les ensembles du quatrième acte et affiche un beau mezzo à la voix homogène et sûre. Voilà une artiste discrète, une vraie belcantiste, qui a toujours mérité l’attention et qui montre ici une belle présence, très engagée dans la mise en scène.
La Mathilde de Jane Archibald surprend très agréablement et s’affirme avec une voix large, bien assise, qui a gagné en corps (elle a débuté dans les colorature suraigus comme Zerbinette) et en puissance. Elle a gardé aussi de vraies qualités d’agilité et de contrôle à l’aigu, avec un beau legato et un chant clair, doté d’une belle autorité (« Sombre forêt » est une grande réussite, y compris théâtrale) avec un magnifique travail sur la couleur dans «pour notre amour plus d’espérance».

L’Arnold de John Osborn est proprement fantastique. Il sait ménager ses effets, s’économise pour préparer son troisième acte, le plus difficile avec ses aigus ravageurs qui peuvent aussi sonner désagréablement quelquefois comme un cri d’animal qu’on égorge, ici sont parfaitement maîtrisés, avec une ligne de chant dominée et un français impeccable, clair, magnifiquement phrasé : John Osborn, l’un des ténors les plus demandés – et justement –  dans ce répertoire donne ici une leçon de technique, mais aussi d’expression, de jeu sur les couleurs, de soin sur chaque syllabe et de suprême élégance. Il sait aussi travailler les aspects héroïques d’Arnold, parce que la voix a du corps, de la largeur. C’est tout ce qui fait la difficulté du rôle d’ailleurs et qui va donner naissance à des rôles comme Raoul des Huguenots. Fascinant.

Nicola Alaimo en Guillaume Tell donne aussi une autre leçon qui est leçon d’interprétation et de modestie. Voilà un chant complètement maîtrisé, quelquefois un peu tendu, mais le rôle est plus difficile qu’il n’y paraît quelquefois car souvent les récitatifs sont redoutables par leurs aigus par exemple. Le rapport scène salle convient à cette voix empreinte de douceur. Voilà un chant qui n’est jamais démonstratif ou surchanté, qui valorise le texte, dit en un français très clair, qui reste équilibré et semble d’une simplicité extraordinaire, d’un naturel si fascinant qu’on a l’impression d’une évidence. C’est un Tell profondément humain, qui occupe la scène par sa seule présence imposante, sans jamais surjouer non plus. Il est totalement le personnage avec un courage naturel qui n’incarne pas le chef au sens de pouvoir, mais d’autorité naturelle que donne la force d’âme. Une vision d’humanité modèle totalement incarnée. Rencontre exceptionnelle d’un artiste et d’un personnage.

Ballets réglés par Demis Volpi: une réussite

Il reste quelques jours (jusqu’au 17 octobre) pour vous précipiter à Lyon pour l’un des spectacles les plus réussis de ces dernières saisons, où musique et mise en scène sont solidaires et d’une égale qualité. Pour découvrir Guillaume Tell, comprendre le génie de Rossini, passer une soirée mémorable, c’est à l’Opéra de Lyon qu’il faut aller. Encore un coup de maître de Serge Dorny.

(1) À noter que la production munichoise est reprise avec une meilleure distribution enc en mai 2020 : Finley, Spyres, Jicia

Photos de scène: © Bernard Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2018-2019: BARBE-BLEUE de JACQUES OFFENBACH, le 14 JUIN 2019 (Dir: Michele SPOTTI; Ms: Laurent PELLY)

Carl Ghazarossian (Saphir) et Jennifer Courcier (Fleurette): une idylle bucolique…© Stofleth


Il y a quelque chose de familial dans cette production du Barbe Bleue de Jacques Offenbach présentée à Lyon depuis le 14 juin dernier. Familial parce que si un théâtre a rendu hommage à Offenbach, c’est bien l’Opéra de Lyon depuis plus de deux décennies, et avant même l’arrivée de Serge Dorny. Il est donc naturel qu’en 2019, deux centième anniversaire de sa naissance, Lyon affiche cette nouvelle production (en fait création à Lyon)  de Barbe Bleue, mais aussi qu’à la fin de l’année l’opéra affiche une reprise de la production de Pelly du Roi Carotte, dont la révélation avait beaucoup marqué il y a quatre ans.
Familial aussi par la fidélité marquée envers Laurent Pelly, qui a lié son nom à toutes les productions lyonnaises d’Offenbach. Serge Dorny a compris, en continuant de lui confier les Offenbach ce que cette fidélité signifiait pour la maison, pour la couleur et la cohérence de l’approche mais aussi pour les habitudes de travail avec une équipe qu’on connaît et qu’on aime. D’où cette impression d’aisance et de fluidité qu’on voit notamment dans la manière dont le chœur (emmené cette fois par l’excellente Karine Locatelli, responsable de la maîtrise de l’Opéra de Lyon) joue, chante et danse avec une joie visible et une liberté régénératrice. Serge Dorny aime inscrire sa programmation dans des fidélités, très diverses, qui créent des habitudes chez le public mais aussi dans le personnel de la maison. C’est ce que j’appelle « quelque chose de familial » : le retour de Pelly, c’est le retour du cousin rigolo qui va mettre une ambiance joyeuse dans le travail.
Ce travail est d’abord marqué par la mécanique de précision nécessaire à toute œuvre d’Offenbach, comme à toute opérette d’ailleurs. Il en va de l’opérette ou de l’opéra-bouffe comme des pièces de Feydeau : sans le rythme, sans le tempo soutenu, sans l’impeccable travail millimétré, tous les effets tombent à plat.
On chante et on danse au rythme de la musique avec des mouvements calculés, des gestes bien réglés dans une chorégraphie impeccable, le tout avec une fluidité scénique qui est la caractéristique du travail de Laurent Pelly.

Une scène de la MeS de Stefan Herheim (Komische Oper Berlin) © Iko Freese/drama-berlin.de


L’approche n’a rien de commun avec la mise en scène de la Komische Oper de Berlin (Stefan Herheim); elle est plutôt réaliste, notamment le décor initial de ferme, qui aurait pu être idéalisé et pastoral, mais qui est au contraire particulièrement ancré dans une réalité agricole d’aujourd’hui, tas de fumier compris, avec l’évocation de titres des faits divers dramatiques que sont les disparitions de femmes façon serial-killer.

Décor de l’acte I, la ferme, sous les titres de journaux locaux © Stofleth

Le cadre principal des deuxième et troisième actes est celui d’un salon qui pourrait être le salon de n’importe quel palais avec sur la droite en reproduction géante les titres de la presse à scandale ou de la presse du cœur qui relate les histoires des princes et des princesses. Là aussi, le réalisme domine dans la représentation car Pelly inscrit l’histoire dans un cadre, avec ses références et ses rapports au quotidien, d’où ensuite les décalages créés dans la loufoquerie. L’opposition de la presse locale de faits divers et la presse “people” donne aussi une idée de la distance qui existe entre les deux univers.

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Le mariage de Saphir et Hermia/Fleurette à la Cour © Stofleth

La nature d’Offenbach comme l’a souligné Barrie Kosky dans son interview publiée dans Wanderer est d’être en prise directe avec son temps pour tourner en dérision les manies ou les personnages politiques ou mondains de l’époque,  avec en premier lieu un regard acéré sur les jeux du pouvoir. Il affirme d’ailleurs le rôle d’aiguillon de l’opérette, qui parce qu’elle est populaire se permet une grande liberté de ton qui va de l’ironie sur le pouvoir aux grivoiseries marquées.
Les courtisans au début du deuxième acte chantent d’entrée
« Notre maître va paraître,
au Palais nous accourons,
force grâces force places,
voilà ce que nous voulons »
Ils sont ridiculisés dans leur manière de saluer : quand Bobèche entre, sa première réplique est « ils sont plus bas qu’hier… parfait ! ». La dénonciation de la cour et de ses petits travers est permanente. Pour rendre un peu l’effet qu’Offenbach pouvait avoir sur les spectateurs du temps il suffirait de faire de Bobèche et de son épouse une imitation d’Emmanuel Macron et de Brigitte ou de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni : les phénomènes de cour sont récurrents ; quant à Barbe-Bleue on pourrait lui donner les traits de quelque séducteur invétéré et infatigable profitant de sa position… il y en a eu dans le monde politique récent…. On verrait alors si le pouvoir le supporterait. On se rappelle que Les Grenouilles d’Aristophane dans la mise en scène de Luca Ronconi à Syracuse affichait tous les personnages du personnel politique berlusconien de l’époque et leurs effigies furent retirées par l’action légale d’un obscur et imbécile berlusconien local.

La cour de Bobèche (Christophe Mortagne) © Stofleth

La question du rapport à l’époque n’est pas posée en des termes aussi directs par Pelly qui reste plus sage à cet égard mais la satire est bien claire et bien des excellences qui gravitent autour du pouvoir pourraient se reconnaître sous la figure des courtisans. La loi du genre est celle du comique et de la gentillesse et ainsi la monstruosité de Barbe-Bleue est-elle compensée par l’astrologue Popolani et celle de Bobèche par le comte Oscar; Offenbach met en scène des monstres parallèles: d’une part le roi jaloux de son pouvoir et de rivaux éventuels auprès de sa femme qu’il fait tuer et d’autre part Barbe-Bleue épouseur et meurtrier.
Voilà qui ne valorise ni le pouvoir ni la classe aristocratique; il faut toujours voir derrière ces histoires loufoques une lecture de la société du temps. Le genre opérette en France n’a pas survécu à l’affadissement de ses œuvres les plus traditionnelles tout comme d’ailleurs la culture des chansonniers : l’heure est au consensus mou et télévisuel, pour aseptiser les spectacles et anesthésier le spectateur. Et la véritable opérette ne mange pas de ce pain fade.

Il est clair qu’Offenbach s’adresse à un public averti qui sait lire entre les lignes, un public plutôt urbain, voire exclusivement parisien. Laurent Pelly reste en-deçà d’une satire trop directe et préfère travailler à la mécanique comique et à une vision plus générique et moins ciblée, même si le premier acte est vraiment inscrit dans une réalité socialement dégradée. Il travaille donc plus directement sur la question des classes sociales et sur la manière dont les paysans/agriculteurs sont exploités par les aristocrates/patrons ( les puissants du coin) comme on le ressent dans la relation de Barbe-Bleue aux paysannes et à la question de la « Rosière » : il s’agit simplement d’une resucée du droit de cuissage  déjà dénoncé par Beaumarchais de Le Mariage de Figaro.

Par ailleurs, la relation du « prince charmant »  Saphir déguisé et de la bergère Fleurette, au-delà du lien à l’univers des contes de fées (dont Barbe-Bleue est d’ailleurs aussi issu), est une allusion claire au monde de la Pastorale et aux bergers d’Arcadie, une image de paradis dont Pelly se libère en insérant le premier acte dans la dure réalité du travail agricole.
Il y a en effet une culture classique et mythologique largement partagée à l’époque dont les références aujourd’hui ont disparu et qui nécessitent adaptation, même si les interventions d’Agathe Mélinand sont limitées.
Il est vrai que la culture classique et ses références étaient naturelles à l’époque d’Offenbach , elles sont aujourd’hui moins claires au public. Si Fleurette est une allusion probable à l’expression « conter fleurette », le nom qu’on lui donne à la cour, Hermia, est issu du Songe d’une Nuit d’été de Shakespeare et c’est le nom de la fille du Roi Égée. En revanche le roi et la reine au-delà des assimilations modernes dont pourrait rêver sont vus comme des rois et reines de contes de fées pris à rebours en quelque sorte: loin d’être bienveillant le roi Bobèche est lâche, vaniteux, cruel et la reine un peu cruche ; ainsi le personnage de Boulotte est-il essentiel à la trame parce qu’il rompt tous les usages policés de la Cour notamment dans les rapports hommes-femmes (le baiser sauvage à Saphir), par son absence totale de retenue.
Boulotte est une nymphomane aux formes avantageuses « c’est un Rubens ! » chante-on d’elle à l’acte I . Elle rompt tous les codes, c’est le ver dans le fruit ou le loup dans la bergerie. Il est donc essentiel que le rôle soit interprété une chanteuse-actrice qui remplisse la scène car c’est sans conteste le rôle principal (confié à la création à Hortense Schneider). Boulotte, c’est ce qu’elle est (bien en chair) et c’est aussi ce qu’elle fait car elle boulotte les hommes par sa nymphomanie permanente. Elle est en quelque sorte le versant féminin de Barbe-Bleue. On peut supposer que le couple qu’elle formera au final sera assez explosif.
Comme on le voit l’ensemble n’est pas si simple. C’est une œuvre  à plusieurs entrées qui peut donner cours à des mises en scène très diverses. ; aussi Barbe-Bleue n’est-elle pas une œuvre secondaire comme on a pu l’écrire, même si elle est peu jouée. Et la vision de Pelly  n’est pas une vision au premier degré, mais reste relativement loin de lourds symboles : elle laisse l’imaginaire du spectateur vagabonder.

Musicalement les choses ne sont pas si simples non plus.  
Offenbach a beaucoup étudié Mozart et beaucoup écouté Rossini et lu ses partitions. Il ne faut jamais oublier que Rossini, même après avoir renoncé à écrire des opéras, reste le compositeur le plus célèbre et le plus joué en Europe, et surtout une référence qu’on retrouve soit chez un Donizetti ou un Auber, soit dans le Grand Opéra qu’il a créé avec son Guillaume Tell. Or Offenbach est à l’écoute des modes du temps,  et connaît parfaitement son Rossini et les grands compositeurs qui ont essaimé depuis 1830.
Comment ne pas reconnaître Rossini dans la tempête du début du deuxième tableau de l’acte II par exemple. Ou dans la scène entre Barbe-Bleue et Boulotte au bord de la mort un écho des drames du Grand Opéra, avec ses excès et sa grandiloquence? Et ce qui fait la difficulté de l’approche musicale c’est qu’il peut être à la fois mozartien avec un orchestre assez léger et puis passer à un mode symphonique plus lourd comme dans ce deuxième tableau de l’acte II dans les caves du château qui ressemblent à l’antre d’un médecin légiste. On trouve donc à la fois des ruptures de style (on peut passer de Mozart à Meyerbeer), des ruptures de tempo très nombreuses, ce qui rend l’approche délicate, où seuls les chefs qui ont la précision, les impulsions, le nerf et une musicalité accomplie peuvent réussir à dominer un style où l’on retrouve sur le mode parodique Rossini Donizetti et Meyerbeer tout à la fois.
Cette maîtrise, le jeune chef milanais Michele Spotti la possède déjà à 26 ans : dès le départ on sent une impulsion, un rythme, une nature: il fait apparaître les différentes couleurs de la partition et surtout fait entendre son épaisseur sonore variable, de la légèreté de l’ouverture à des moments plus imposants dans le deuxième ou le troisième acte. Tout cela en fait l’artisan principal de la réussite de la soirée : il y a longtemps que l’on n’avait pas entendu un Offenbach si raffiné et si juste, dans le style, dans la couleur mais aussi dans l’ironie et la parodie. Un chef italien pour Offenbach, cela paraît évident quand on sait où puisait sa veine parodique le génial « Mozart des Champs Elysées » comme Rossini lui-même l’avait appelé. Et pourtant ils ne sont pas si nombreux les chefs de la Péninsule qui s’y sont frottés. L’orchestre excellent le suit et fait tout entendre, sans une seule scorie, avec une rare dynamique.
Voilà un nom à retenir, qui s’ajoute à la liste déjà longue des jeunes chefs italiens qui émergent depuis quelques années, et qui constitue une génération très riche d’avenir. C’est aussi le signe de la qualité de la formation à la direction d’orchestre dispensée au Conservatoire Giuseppe Verdi de Milan.
Nous avons déjà évoqué le chœur excellent dirigé par Karine Locatelli, rompu à l’exercice par une longue fréquentation des mises en scène de Pelly et de cette musique. Le chœur de Lyon, un peu comme celui d’Amsterdam, est très perméable aux mises en scènes et s’adapte avec engagement à toutes les situations, tout en gagnant régulièrement en qualité.
Du côté de la distribution voisinent des vieux routiers d’Offenbach et des jeunes, les jeunes plutôt du côté des voix féminines et les vieux routiers du côté des hommes, si l’on excepte le très bon prince Saphir de Carl Ghazarossian. Offenbach, pas plus qu’il n’est facile à diriger, n’est pas facile à chanter. Yann Beuron, excellent Barbe-Bleue, très efficace, possède l’abattage (c’est le cas de le dire…) vraiment désopilant dans son rôle de « parrain » des faubourgs ou des fermes, mais avec quelques rares problèmes sur les suraigus; la voix garde néanmoins sa souplesse, et compose le personnage délirant (et un peu inquiétant) qu’on attend.

Yann Beuron (Barbe-Bleue) au milieu des “rosières” putatives © Stofleth


Christophe Gay est le « gentil » astrologue Popolani, qui ne fait rien d’autre que de récupérer à son profit (ou au profit de son « Popol ») les femmes que Barbe-Bleue a condamnées, en les gardant dans un salon capiteux, à l’atmosphère de maison close (très close en l’occurrence), voix claire, très expressive, agilité sur scène et jeu très naturel et fluide.
Christophe Mortagne est le roi Bobèche ridicule et odieux, qui fait tuer les courtisans qui courtisent sa femme de trop près. C’est une caricature de souverain autoritaire (un peu comme le Roi Carotte qu’il a joué à Lyon justement), mais plus que celle de Napoléon III, c’est celle de tout pouvoir abusif et lâche, comme si l’un n’allait pas sans l’autre. Bobèche a tous les défauts du genre, d’autant plus autoritaire qu’il n’a point d’appui pour garantir son pouvoir, d’où sa manière rapide de vendre sa fille à Barbe-Bleue qui est quant à lui une réelle menace armée. C’est ainsi que s’expliquent les comportements du Comte Oscar (Thibault de Damas, voix bien timbrée de baryton basse, avec un bonne diction, utile dans un rôle très parlé) et de Popolani pour Barbe-Bleue: ils essaient de limiter la casse en « trahissant » à leur profit.
Le Prince Saphir est dans ce quatuor une (in)utilité au départ. Le personnage est fade, c’est Hermia (Fleurette) qui va le chercher et l’impose, les personnages féminins semblent plus décidés et dynamiques que les personnages masculins. Il s’oppose néanmoins en duel à Barbe-Bleue, qui n’en fait qu’une bouchée: il est donc quand même chevaleresque. Carl Ghazarossian n’a pas une voix très puissante, mais s’en tire avec un bon phrasé et une bonne projection, tout comme la reine Clémentine d’Aline Martin.
La jeune Hermia/Fleurette (Jennifer Courcier) a une voix claire et juvénile, au volume cependant limité, mais c’est une interprète fraiche et engagée scéniquement.
Enfin, Boulotte, rôle principal, mené tambour battant par la jeune Héloïse Mas, qui a à la fois la présence et le dynamisme, dans un rôle qui pourrait vite sombrer dans la vulgarité et pour lequel elle garde un entrain joyeux et jamais graveleux. La voix est puissante, homogène, contrôlée avec de beaux aigus et des graves bien timbrés. Elle donne à ce rôle une belle personnalité et l’incarne avec bonheur. Il faudra la réentendre dans d’autres rôles. Elle a triomphé et ce n’est que mérité.
Au total, la soirée a laissé le public ravi, souriant, qui chantonnait souvent en sortant. Offenbach avait opéré, dans la maison qui l’a le mieux servi depuis des décennies. Au vu de la manière piteuse dont ce bicentenaire est fêté en France, ce sont les maisons de région, pas seulement Lyon d’ailleurs, qui portent le flambeau. Ce Barbe-Bleue est à revoir à L’Opéra de Marseille en décembre et janvier.

Yann Beuron (Barbe-Bleue) et Héloïse Mas (Boulotte) © Stofleth

La représentation:
Jacques Offenbach (1819-1880)
Barbe-Bleue (1866)

Opéra-Bouffe en trois actes de Henri Meilhac et Ludovic Halévy
adapté par Agathe Mélinand

Direction musicale: Michele Spotti
Mise en scène et costumes: Laurent Pelly
Adaptation des dialogues: Agathe Mélinand
Décors: Chantal Thomas
Lumières: Joël Adam

Barbe-Bleue: Yann Beuron
Le Prince Saphir: Carl Ghazarossian
Fleurette: Jennifer Courcier
Boulotte: Héloïse Mas
Popolani: Christophe Gay
Le roi Bobèche: Christophe Mortagne
Le Comte Oscar: Thibault de Damas
La reine Clémentine: Aline Martin

Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon
Chef des choeurs: Karine Locatelli

OPÉRA NATIONAL DE LYON: LA SAISON 2019-2020

L’Opéra de Lyon (Arch. jean Nouvel)

Plus on avance dans la lecture des saisons de l’Opéra de Lyon, et plus on mesure l’évolution d’une programmation qui aujourd’hui affirme sa singularité, dans les choix des metteurs en scène et des œuvres, dans les choix culturels, tout en affirmant la présence répétée de compagnons de route; en ce sens, Serge Dorny est bien l’héritier de Gérard Mortier, avec qui il a travaillé au tout début de sa carrière. Plus  on considère d’ailleurs les programmes des opéras en Europe, et plus on ressent l’absence de Mortier, de sa vivacité intellectuelle, de son sens dialectique redoutable, de sa soif de culture sous toutes ses formes, de sa manière de considérer le monde, et de voir comment le traduire sur une scène d’opéra.

Dorny quittant Lyon à la fin de la saison 2020-2021, le processus de recrutement de son successeur est lancé, moins médiatisé que celui du successeur de Lissner à Paris, mais peut-être plus difficile. Le travail à Paris est plus ou moins calibré: du répertoire, des nouvelles productions, le ballet et sa crise endémique depuis le départ de Brigitte Lefèvre et deux théâtres à gérer avec les soucis inhérents, sans compter le regard d’une presse toujours à l’affût de la faute de l’abbé Lissner, comme elle le fut de celle de l’abbé Mortier. Il faut un profil artistique certes, mais bien plus en ce moment un gestionnaire capable d’être aussi visionnaire, denrée rare. Mais même avec un médiocre, l’histoire a prouvé que la machine continuait de tourner, car ce type d’institution a une force d’inertie qui la fait survivre même à une direction problématique.

C’est peut-être plus difficile à Lyon parce que la structure est plus fragile et dépend étroitement (au niveau du lyrique) de la programmation appuyée sur huit grosses productions presque toutes nouvelles. Certes, le théâtre est aujourd’hui un théâtre européen prestigieux, ce qu’il n’était plus en 2003 à l’arrivée de Dorny : il traversait une crise de succession depuis la fin de l’ère Erlo-Brossmann, qui, ne l’oublions pas, fut elle aussi brillante et solide et qui a construit l’identité de cette maison. N’oublions surtout pas les directeurs musicaux de leur période, qui ont eu nom John Eliot Gardiner et Kent Nagano et des productions enviables.
Après l’ère Dorny, ne souhaitons pas de crise de succession similaire. Mais il est vrai qu’autant reconstruire un théâtre dure plusieurs années, autant le mettre à terre ne peut durer que quelques mois.
Ce sera difficile pour le successeur qui devra ou bien proposer des saisons radicalement différentes, ou bien suivre le chemin ouvert par Dorny avec des inflexions, d’autres choix et d’autres esthétiques, mais toujours profondément enracinées dans la modernité, dans le style de La Monnaie de Bruxelles qui a toujours gardé quelque chose de la couleur donnée initialement par Mortier.
L’Opéra de Lyon est en France un fer de lance, qui accumule les réussites, il ne faudrait pas que cela s’émousse. Et pour l’instant, je ne vois pas vraiment qui en France pourrait continuer le travail initié à Lyon par Dorny.
La machine lyonnaise est une machine construite pour un rythme de stagione, un titre par mois à peu près, qui a atteint un rythme de croisière . Elle a trouvé aussi un équilibre musical, avec des chefs aussi différents que Kazushi Ono et aujourd’hui Daniele Rustioni, qui ont consolidé la qualité de l’orchestre, et Stefano Montanari, qui a emporté l’adhésion dans le répertoire XVIIIe sans parler du chœur, souvent splendide, investi, et très engagé aussi dans le travail scénique ce qui n’est pas toujours le cas ailleurs.
Enfin, du point de vue scénique, cette maison a une singularité qui marque la différence avec les autres scènes françaises et bien des scènes européennes : Lyon a fait découvrir à la France des metteurs en scène en vue ailleurs, mais ignorés chez nous, comme David Bösch, ou Axel Ranisch la saison prochaine, des artistes à l’univers très singulier comme David Marton, des cinéastes qui se sont lancés dans l’opéra comme Christophe Honoré, et la saison prochaine Olivier Assayas. Bref, Dorny a affirmé l’opéra comme un art de notre temps (dans la lignée de Mortier) mais il a aussi offert à Lyon une visibilité internationale que cette salle n’avait jamais eue, montrant un taux de remplissage enviable avec un répertoire à mille lieux de la complaisance, sans oublier aussi une ouverture aux jeunes, soutenu en cela par la Région Auvergne Rhône-Alpes et les Ministères de l’Éducation nationale (rectorats de Lyon et de Grenoble) et de la Culture (DRAC Rhône-Alpes) .
Un séminaire fort riche sur Lessons in Love and Violence de George Benjamin (présenté à l’Opéra partir du 14 mai dans la mise en scène de Katie Mitchell) destiné à des formateurs de l’Éducation Nationale et des responsables de structures culturelles vient de s’y dérouler avec un énorme succès, par ailleurs quelques collèges isolés ont des classes à horaire aménagées expérimentales « Opéra » pour ne citer que deux opérations parmi d’autres : l’action de l’Opéra de Lyon ne se limite pas à la ville de Lyon et commence à vraiment rayonner.  Tous les spectateurs de Lyon savent que pour n’importe quel spectacle, il y a dans la salle des jeunes, qui d’ailleurs dès les beaux jours, envahissent le péristyle comme terrain d’entraînement de Hip Hop.

La saison 2019-2020 ne déroge pas à la tradition, avec un dosage subtil de titres traditionnels (Rigoletto, Le Nozze di Figaro, Tosca, Guillaume Tell), d’opéra en concert (Ernani) de titres rares (Irrelohe de Schreker), une création (Shirine de Thierry Escaich ) et deux reprises :  un titre plus bref (L’Enfant et les sortilèges), et un succès pour les fêtes (Le Roi Carotte, d’Offenbach).
Hors de la salle de l’opéra de Lyon, l’opéra se déplace au Théâtre de la Croix Rousse, ou au théâtre de la Renaissance à Oullins pour des formes diverses, destinées à un public plus jeune, ou plus large, plus divers en tous cas

  • The pajama game, comédie musicale de Broadway de 1954 (à Oullins et à la Croix Rousse)
  • I was looking at the Ceiling and Then I saw the Sky (de John Adams) (Croix Rousse)
  • Gretel et Hänsel (Engelbert Humperdinck & Sergio Menozzi)(Oullins)

Enfin, hors salle, comme troisième œuvre (avec Rigoletto et Irrelohe) du Festival 2020 dont le thème sera « La Nuit sera rouge et noire », au théâtre du point du jour, La Lune de Carl Orff.
On le voit, l’offre est variée, alternant grands standards, création, titres inconnus, et formes diverses pour toucher tous les publics.

Octobre

Guillaume Tell (7 repr. Du 5 au 17 octobre)
Le chef d’œuvre de Rossini, la référence du « Grand Opéra » romantique dans sa version originale en français (créé à l’Opéra de Paris en 1829). Daniele Rustioni au pupitre, évidemment, et dans une mise en scène d’un des jeunes metteurs en scène les plus intelligents et imaginatifs d’Allemagne, Tobias Kratzer (qui mettra en scène cette année Tannhäuser au festival de Bayreuth). Avec évidemment John Osborn inévitable dans le rôle d’Arnold, Nicola Alaimo, le grand baryton italien dans Tell, un rôle un peu hors de l’habitude pour lui, Jane Archibald dans Mathilde et Enlelejda Shkosa dans Hedwige.
Grande œuvre, grande distribution, grand metteur en scène, à ne manquer sous aucun prétexte.

Novembre

Ernani (6 novembre)
En version de concert (qu’on verra aussi au TCE à Paris le 8 novembre), un opéra du jeune Verdi dans le sillon tracé par Attila en 2017 et Nabucco en 2018), peu connu en France inspiré de Victor Hugo, avec l’Ernani du moment sur toutes les scènes du monde : Francesco Meli ; Il sera entouré du Carlo de Amartuvshin Enkhbat, qui a triomphé dans Nabucco en 2018, du Silva de Roberto Tagliavini et de l’Elvira de Carmen Giannatasio (seul élément de la distribution qui suscite dans ce rôle terrible un petit doute de ma part). Orchestre et chœur dirigés par Daniele Rustioni.

L’Enfant et les sortilèges (7 représentations du 14 au 19 novembre)
Reprise de la production très visuelle de Grégoire Pont et James Bonas qui avait eu tant de succès en 2016. Une manière d’ouvrir le théâtre aussi à un autre public qui entre à l’opéra pour un spectacle d’une heure.  La production a déjà triomphé et revient précédée d’une flatteuse réputation, avec une qualité musicale garantie, puisque l’orchestre sera dirigé par Titus Engel, un jeune chef suisse vivant à Berlin qui aura ouvert un mois auparavant la très attendue nouvelle saison du Grand Théâtre de Genève. Le chœur sera dirigé par Karine Locatelli cheffe valeureuse de la Maîtrise, et les solistes seront ceux du Studio de l’Opéra de Lyon.

Décembre :

The Pajama Game (11 représentations : du 12 au 14 décembre au Théâtre de la Renaissance à Oullins, du 18 au 29 décembre au Théâtre de la Croix Rousse).
Une comédie musicale de Broadway à Lyon, pour les fêtes, en parallèle avec Le Roi Carotte à l’Opéra. La première en 1954 à Broadway fut triomphale : Le livret,  signé Georges Abbott et Richard Bissell, la mise en scène Jérôme Robbins, la chorégraphie Bob Fosse. Rien de moins !
Évidemment, la Croix-Rousse n’est pas Broadway,  et l’œuvre présentée le sera avec une orchestration allégée dirigée par Gérard Lecointe et une mise en scène qui convienne à l’espace de la Croix Rousse, signée Jean Lacornerie et Raphaeël Cottin. Et plein de jeunes sur scène.

Le Roi Carotte (9 représentations du 13 décembre au 1er janvier)
Reprise de la production de Laurent Pelly dont le nom est à Lyon indissolublement lié à Offenbach, manière aussi de fêter doublement l’anniversaire de ses deux-cents ans après le Barbe-Bleue qui  fermera la saison 2018-2019.
C’est le jeune Adrien Perruchon qui dirigera, un talentueux jeune chef qui commence à émerger, on y retrouvera Yann Beuron, Christophe Mortagne, Chloé Briot, Julie Boulianne. À voir évidemment : on ne rate pas un Offenbach pareil, dont le destin fut si difficile.

Janvier

Tosca (9 représentations du 20 janvier au 5 février)
Présentation à Lyon de la production coproduite avec Aix en Provence 2019, signée Christophe Honoré, qui revient à l’Opéra après son superbe Don Carlos de 2018. Dirigée par Daniele Rustioni, elle sera interprétée par les mêmes chanteurs qu’à Aix, sauf le ténor (ce n’est peut-être pas un mal), soit Angel Blue (Tosca) et Massimo Giordano, une belle voix italienne brillante qui était Ismaele dans le Nabucco de Novembre 2018,  dans Mario, ainsi qu’Alexey Markov l’un des meilleurs barytons actuels, pour Scarpia. À noter la présence une des Tosca mythiques des années 90, Catherine Malfitano, une des très grandes de la fin du siècle dernier dans le rôle de la Prima donna, double de Tosca.
Un must comme on dit, parce que Tosca manque à Lyon depuis 1979, parce que la production est excitante, avec Rustioni et Honoré aux manettes, et aussi pour Malfitano, une de ces immenses qui dès qu’elle était en scène, aimantait tous les regards.

Février

I was looking at the Ceiling and Then I saw the Sky de John Adams ( 9 représentations du 13 au 25 février) au Théâtre de la Croix Rousse.
La préparation du Festival (deux grosses productions à répéter dans l’Opéra) nécessite en février que la programmation s’externalise. C’est une excellente initiative que de proposer une forme plus légère, très peu connue en France hors des spécialistes, créée à l’Université de Berkeley en 1995, d’un des grands compositeurs de la fin du XXème siècle, John Adams (l’auteur de Nixon in China, de la Mort de Klinghoffer, de Docteur Atomic, très lié à Peter Sellars). La mise en scène en sera confiée à Macha Makeieff, une garantie, l’ensemble instrumental à Philippe Forget, et le chant aux chanteurs du Studio de l’Opéra de Lyon. Inutile de souligner qu’il faudra aller voir ce spectacle qui permettra de découvrir un John Adams peut-être moins connu.

Mars

Festival 2020 : La Nuit sera rouge et noire
(du 13 mars au 2 avril)
Un titre pastichant le mot laissé par Gérard de Nerval le soir de son suicide “La nuit sera noire et blanche”:  sang et mort, inquiétude, drame, amours névrotiques, assassinats. Trois œuvres dont deux inconnues en France (Irrelohe, et La lune) et la troisième un grand standard de l’opéra, Rigoletto. On est donc dans le contraste savamment calculé.

Rigoletto (9 représentations du 13 mars au 2 avril)
Cette nouvelle production en coproduction avec Munich (qui a au répertoire un Rigoletto qu’il est temps de changer) est confiée pour la mise en scène à Axel Ranisch à qui l’on doit récemment une très belle production de Orlando Paladino au Festival de Munich de 2018. Cinéaste, metteur en scène de théâtre, acteur, Axel Ranisch, né en 1983, est l’un des artistes émergents sur la scène de l’opéra, et bien qu’encore jeune, il a derrière lui une longue liste de productions et films.
Rigoletto, ce sera Roberto Frontali, qui a triomphé à Rome en décembre dernier dans le rôle, Gilda sera Nina Minasyan et un Duc de Mantoue à découvrir, Mykhailo Malafii un jeune ukrainien à la voix étonnante.
La direction sera aussi confiée à un jeune chef italien qui concentre l’attention actuellement, Michele Spotti, que les lyonnais auront découvert dans Barbe-Bleue d’Offenbach en juin 2019. Beau retour d’un titre qui manque à Lyon depuis 1976.

Irrelohe (6 représentations du 14 au 28 mars)
Voilà la grande inconnue du Festival, un opéra de Schreker, c’est déjà rare, même si on le connaît mieux désormais et notamment Die Gezeichneten (Les Stigmatisés) déjà vu à Lyon en 2015. Irrelohe, créé à Cologne en 1924 par Otto Klemperer est une partition complexe qui n’a pu se maintenir au répertoire, même s’il en existe deux enregistrements et puis Schreker, devenu un « dégénéré » sous le nazisme a été victime de l’histoire et ses œuvres ont peu survécu à la guerre. Irrelohe néanmoins a été récemment repris à Bonn (2010) et Kaiserslautern (2015). La production lyonnaise est une création française. L’œuvre dont le titre signifie « Les flammes folles » est une histoire qui ressemble au Trouvère de Verdi et qui finit aussi dans les flammes.
C’est David Bösch, désormais l’une des références de la mise en scène d’aujourd’hui en Allemagne, (on lui doit Simon Boccanegra à Lyon et aussi Les stigmatisés ), qui assurera aussi celle d’Irrelohe, créant ainsi un fil d’une œuvre de Schreker à l’autre, et la direction sera assurée par Bernhard Kontarsky, connu à Lyon depuis longtemps, un des très grands spécialiste des œuvres du XXe siècle. Dans la distribution, les lyonnais retrouveront Stephan Rügamer, déjà vu à Lyon dans Le Cercle de craie (Zemlinsky) et Piotr Micinsky, qui a triomphé dans Masetto du dernier Don Giovanni et surtout dans l’Enchanteresse où il jouait le rôle de Mamyrov, le méchant.
Serge Dorny renouvelle autour de Schreker l’opération qui a conduit L’Enchanteresse au succès. Mais David Bösch est un metteur en scène un peu plus sage que Zholdak…

La Lune (7 représentations du 15 au 22 mars) au Théâtre du Point du Jour (Lyon 5ème)
L’œuvre, signée Carl Orff (le compositeur des Carmina Burana) a été créée en 1939, à la veille de la guerre, par Clemens Krauss à Munich. Elle s’inspire d’un conte de Grimm, et raconte d’une certaine manière, la naissance de la Lune, qui éclaire la nuit. Elle a l’avantage d’être exécutable aussi par une petite formation (deux pianos, orgue et percussion) et a été confiée au duo-Grégoire Pont et James Bonas qui ont proposé L’Enfant et les sortilèges en 2018, repris dans la saison 2019 à cause du grand succès. Ce sera sans doute encore un enchantement visuel.

Avril

Gretel et Hansel (6 représentations au Théâtre de la Renaissance à Oullins)
L’œuvre de Engelbert Humperdinck, adaptée par Sergio Menazzi est présentée hors les murs (après le mois de Festival, l’opéra se repose un peu et abrite les répétitions de la création mondiale du mois de mai) .C’est une production où la Maîtrise de l’Opéra de Lyon joue un rôle déterminant et l’orchestre sera donc dirigé par sa responsable artistique Karine Locatelli, avec des solistes du Studio de l’OpéraLa production est confiée à Samuel Achache, Molière 2013 du spectacle musical, membre du collectif artistique de la Comédie de Valence, un metteur en scène qui aime particulièrement le théâtre musical.

Mai

Shirine (6 représentations du 2 au 12 mai)
Opéra de Thierry Escaich, sur un livret de Atiq Rahimi. C’est la deuxième création mondiale à Lyon de Thierry Escaich après Claude (livret de Robert Badinter) en 2013. C’est le poète perse Nizami Ganjavi qui a inspiré le librettiste Atiq Rahimi (Prix Goncourt 2008). Shirine raconte une histoire d’amour impossible entre le Roi de Perse Khosrow et Shirine, une princesse chrétienne d’Arménie. On perçoit immédiatement les échos que pareille histoire peut avoir aujourd’hui.
La direction en est confiée à Martyn Brabbins, grand spécialiste du XXe siècle qu’on a déjà vu dans la fosse de l’Opéra de Lyon (L’Enfant et les sortilèges de Ravel, Der Zwerg de Zemlinsky, Cœur de chien de Raskatov), et la mise en scène sera assurée par Richard Brunel (qui a fait aussi à Lyon en 2012 L’Empereur d’Atlantis ou le Refus de la Mort de Victor Ullmann et en 2018 Le Cercle de Craie de Zemlinsky) . Dans la distribution, des chanteurs francophones très valeureux, Julien Behr, Hélène Guilmette, Jean-Sébastien Bou (qui chantait Claude dans l’opéra précédent d’Escaich) et Laurent Alvaro.

Juin

Le nozze di Figaro (8 représentations du 6 au 20 juin 2019),
L’œuvre de Mozart clôt la saison 2018-19, comme Don Giovanni avait clôt 2017-18, et les deux sont confiées à Stefano Montanari, l’un des chefs les plus réclamés aujourd’hui notamment en Italie dans le répertoire mozartien et rossinien, à qui Dorny a donné une de ses premières chances il y a quelques années. Venu du baroque, Montanari se caractérise par une énergie peu commune, un travail sur la pulsation à l’opéra qui aboutit à des résultats souvent triomphaux, tant l’œuvre retrouve une incroyable vie. Il fait partie comme d’autres des compagnons de route que Dorny a su fidéliser.
Pour ce Mozart, Serge Dorny fait de nouveau appel à un cinéaste pour sa première mise en scène d’opéra, Olivier Assayas qui est aussi scénariste, et dont l’univers pourrait très bien convenir à cette folle journée. Dans la distribution, on trouve les noms de Nikolay Borchev (le Comte), le très bon Dandini de la Cenerentola lyonnaise signée Herheim, Mandy Fredrich (la comtesse), un des sopranos importants en Allemagne aujourd’hui pour les rôles de lyrique (Marguerite de Faust, Agathe de Freischütz), Figaro sera Alexander Miminoshvili, dont Wanderersite écrivait à propos de son Erimante dans l’Erismena d’Aix en Provence en 2017 « belle basse barytonnante aux graves profonds, au chant souple et au timbre chaleureux doué d’une jolie expressivité en colorant bien les paroles » .

 À ce riche programme s’ajoutent des concerts dirigés par Daniele Rustioni ou Stefano Montanari, des récitals (Ian Bostridge, Maria Joao Pires), des concerts de musique de chambre dans le cadre lumineux du Grand studio de ballet dont les programmes font écho à celui de la saison.

Enfin l’Opéra de Lyon partira en tournée, à Aix en juillet 2019 pour Tosca, à la Ruhrtirennale de Bochum en août 2019 où sera proposé Didon et Enée Remembered (David Marton, Festival 2019) et en octobre 2019 à l’opéra de Mascate (Oman) pour l’Enfant et les Sortilèges dans la production reprise en novembre 2019 à Lyon de Grégoire Pont et James Bonas.

Vous en conviendrez, tout cela vaut bien quelques allers et retours en TGV, pour découvrir des nouvelles œuvres, des metteurs en scène inconnus et aussi, ne l’oublions pas des chanteurs souvent jeunes mais très valeureux, découverts par le conseiller vocal de l’Opéra de Lyon, Robert Körner.
Il y a plein de raisons de se retrouver à Lyon et pas seulement au Festival. Je suis déjà impatient pour ma part de découvrir le Guillaume Tell signé Rustioni-Kratzer.
Mais je n’ai qu’un seul regret, c’est que certaines productions qui ont marqué le public n’aient pas fait l’objet de captations, faute de financements. Je pense par exemple à l’Elektra de Berghaus et à la Damnation de Faust de David Marton, mais on pourrait en citer d’autres, comme l’Enchanteresse

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2017-2018: LE CERCLE DE CRAIE (DER KREIDEKREIS) de Alexander von ZEMLINSKY le 20 JANVIER 2018 (Dir.mus: Lothar KOENIGS, Ms en sc: Richard BRUNEL)

Haitang arrêtée et arrachée à son enfant ®Jean-Louis Fernandez

Dit la force de l’amour 

Il y a une vingtaine d’années, Zemlinsky n’apparaissait pas dans les saisons d’opéra, à de rarissimes exceptions près. La recherche assez récente de titres nouveaux qui puissent élargir le répertoire des maisons d’opéra a changé le paysage, aussi bien la Florentinische Tragödie (par exemple à Amsterdam en novembre dernier) que Der Zwerg (par exemple à Lille également en novembre dernier) sont assez fréquemment donnés, on a vu aussi à l’Opéra des Flandres la saison dernière le très rare König Kandaules.
C’est encore plus rare pour Der Kreidekreis (le Cercle de craie) dont à ma connaissance après la création à Zürich en 1933 et quelques présentations en Europe (De Stettin à Graz) à l’époque de sa création et après-guerre (1955, Dortmund) pas de traces de représentations, à part une reprise à Zürich en 2003 sous la direction d‘Alan Gilbert, dans une mise en scène de David Pountney avec Brigitte Hahn et Francisco Araiza entre autres, si bien que les représentations lyonnaises sont une création en France. Il faut donc une fois de plus saluer la politique de Lyon qui en quelques années a présenté une somme impressionnante d’œuvres rares ou inconnues

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Une œuvre étrange 

Ce Kreidekreis est une œuvre étrange, sur un livret du compositeur appuyé sur la pièce de Alfred Henschke dit Klabund (1925), elle-même inspirée d’une pièce chinoise de Li Qianfu (XIIIe siècle). L’œuvre de Zemlinsky est fortement politique et traite tout à la fois de la misère qui suscite l’oppression et contraint à la prostitution, de la corruption des juges, et d’une justice soumise aux puissants et dure aux petits, de l’appât du gain universel.
Mais elle traite aussi de la force de l’amour maternel, de l’amour en général qui modifie les êtres, et enfin de la grandeur du souverain, qui sait juger, « nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude » eut dit Molière (dans Tartuffe) : cette fin heureuse où le Prince Deus ex machina vient résoudre l’intrigue et (en plus) épouser l’héroïne est assez proche du final de Tartuffe, elle consacre un souverain évergète qui sait distribuer le bienfait et surtout démêler le bien du mal et le vrai du faux. Le conte est à la fois moral et politique, et Brecht va s’en saisir (il y a là du millet pour son serin) dans Le cercle de craie caucasien.

Le tribunal : Haitang (Ilse Eerens), Yü Pei (Nicola Beller Carbone et assis Tchao (Zachary Altman) et le juge (Stefan Kurt ) ®Jean-Louis Fernandez

Les deux parties sont musicalement  différentes, et la musique de Zemlinsky dont on dit souvent qu’elle est quelque part entre Puccini, Strauss, Wagner et Schönberg (une sorte de géographie impossible) prend cette fois des chemins de traverse. Si la deuxième partie fait songer à Chostakovitch, Puccini (Turandot) Strauss, et plus particulièrement le final  à Die Frau ohne Schatten ,  la première partie prend en compte (nous sommes en 1930-31) toute la musique des années vingt, aussi bien du côté d’Hindemith, voire de Schönberg (notamment dans leurs petites formes) que du côté du jazz et surtout de Kurt Weill, notamment dans la première scène (La maison de thé). Deux ambiances, deux univers celui plus symphonique de la deuxième partie et celui presque plus chambriste, fait de miniatures, de la première, comme si la musique de la première partie illustrait la vie fragmentée de la jeune héroïne Haitang (comme dans les vignettes des icônes ou des fresques de vie de saints, voire des miniatures de scènes du XVIIIe à la Pietro Longhi) en quatre moments, Haitang vendue par sa mère à Monsieur Tong, Haitang chez Tong séduit les clients,  puis un an après, Haitang chez Monsieur Ma, dont elle est la  deuxième épouse et enfin l’empoisonnement de Monsieur Ma au quatrième tableau, tandis que la deuxième partie (troisième acte) est une sorte de variation sur un jugement à rebondissements, une sorte d’anti-jugement dernier où seuls les corrupteurs et les méchants sont vainqueurs avec un juge (Tschou Tschou) sinistre à force d’être désopilant (rôle parlé confié à l’excellent Stefan Kurt)
N’ayant aucune référence sur cette œuvre, il faut faire confiance à notre imaginaire pour nous construire un univers : en tous cas, c’est une œuvre qui excite la curiosité par son développement et son étrangeté : un opéra qui alterne dialogues et chant, avec une fluidité dans les passages de l’un à l’autre qui évidemment nous éloignedes formes de l’opéra-comique par exemple et arrive à la modernité d’un « théâtre musical » avant l’heure.

Maison de thé (de tolérance) ®Jean-Louis Fernandez

L’histoire met donc au centre l Haitang, vendue par sa mère à Tong propriétaire d’une maison de thé (c’est à dire de tolérance…) parce que son père s’est suicidé, ne pouvant payer l’impôt demandé par le collecteur Monsieur Ma. Cette maison de thé, où les jeunes femmes s’appellent des Blumenmädchen et où le propriétaire Tong, s’est émasculé, rappelle évidemment le monde de Klingsor au deuxième acte de Parsifal: Aussi bien Klabund que Zemlinsky connaissent leur Wagner.
Dans la maison de Tong, la jeune fille excite le désir du jeune Prince Pao, qui en devient amoureux, et celui de Monsieur Ma lui-même, le potentat local : elle est mise aux enchères et c’est Ma qui l’emporte. La voilà donc aux mains de celui qui est cause de sa misère.
Elle finit seconde épouse de Monsieur Ma, qui, au contact de l’amour change totalement à son contact et passe du mal au bien. La jeune femme lui a donné un fils que la première épouse Yu Peï, n’avait pas été à même de lui donner. Cette dernière, écartée et jalouse, a pour amant Tchao, un secrétaire de tribunal fou d’amour et prêt à tout pour sa maîtresse. Sans enfant, Yu Peï sera déshéritée, et Mr Ma veut d’ailleurs la répudier.
Yu Peï va donc empoisonner le mari, en accusant la seconde épouse Haitang, et insinuant l’idée que l’enfant n’est pas d’elle, mais qu’elle-même en est la véritable mère.

Décor clinique de l’acte IIII ®Jean-Louis Fernandez

Le piège fonctionne si bien que tout le troisième acte, comme on l’a dit, constitue le procès, avec ses péripéties, ses témoins subornés, sa sage-femme achetée, son juge corrompu et pour finir la condamnation à mort de Haitang.
Au moment où elle va être exécutée (par injection létale), tout s’arrête (écran descendu des cintres montrant une nouvelle d’une chaine d’info:  l’Empereur vient de mourir et lui succède le Prince Pao (apparu comme rival de Monsieur Ma au début), qui arrête toutes les condamnations en demandant à juges et condamnés de se présenter à Pékin. Il reconnaît Haitang que, fou d’amour et de désir, il avait aimée (violée?) alors qu’elle dormait en croyant rêver. Il se retrouve donc à arbitrer entre les deux femmes et propose de tracer un cercle avec au centre l’enfant, les deux mères le tireront chacune de son côté et celle qui le portera à l’extérieur du cercle sera la mère. Haitang, ne voulant pas faire souffrir son enfant et lui faire risquer l’écartèlement, renonce pour que l’enfant ne souffre pas.
Le Prince décrète donc que c’est Haitang la mère, parce qu’elle a pris en compte la souffrance de l’enfant. Il se révèle à la jeune femme, propose de l’épouser et de reconnaître l’enfant (qui est peut-être de lui d‘ailleurs, mais l’histoire ne le dit pas, tout en le suggérant). Rideau.

De la fable au regard sans concession sur notre monde

Voilà un vrai conte de fées, une sorte de variation sur Cendrillon avant l’heure, que la production de Richard Brunel évacue au profit d’un récit continu, qui clarifie certes la trame et  en fait aussi une sorte de récit plus réaliste que la fable à laquelle on aurait pu s’attendre (option qu’avait au contraire choisie David Pountney à Zurich).
Les avantages de ce choix sont clairs, parce qu’ils rendent fluides une histoire qui ne l’est pas, avec un dispositif scénique à la fois imposant mais aussi paradoxalement léger de Anouk dell’Aiera, privilégiant les voiles (premier acte), les baies vitrées (deuxième et troisième acte), avec un écran vidéo projetant fleurs et pistils (lourdement symbolique …) et les déplacements assez fluides de structures blanches dans les beaux éclairages de Christian Pinaud qui atténuent quand même ce qui serait trop réaliste et déterminent plusieurs espaces qui partagent le plateau, avec des scènes parallèles, des personnages (nombreux) en arrière-plan, un jeu sur les différents plans (par exemple la maison de thé en trois espaces, l’entrée, la salle, et la scène, ou le troisième acte, plus unifié en deux espaces : la chambre d’exécution derrière une baie vitrée et la grande salle qui sert pour ceux qui assistent à l’exécution, puis aussi de tribunal et qui s’efface en espace circulaire pour l’épreuve du cercle de craie. Cet acte s’unifie donc en une sorte d’espace tragique unique dont le cercle lumineux rappelle étrangement l’orchestra des théâtres grecs.

Tong, propriétaire de la maison de thé ®Jean-Louis Fernandez

Richard Brunel nous veut de plain-pied avec l’histoire, dont il évacue aussi la Chine, essentiellement présente au premier tableau, par quelques signes, (le maquillage de Tong, le propriétaire de la maison de thé et ses danseuses – des travestis – , ce qui renvoie à la Chine des concessions où la clientèle est occidentale) mais pas vraiment dans les costumes de Benjamin Moreau: il n’y rien de pittoresque qui renverrait à une Chine rêvée ou fantasmée sinon quelques touches : le drame qui se joue semble aller vers l’universalité d’un monde où le pauvre, ce salaud, est systématiquement écrasé par un système où l’argent fait tout.

Nicola Beller Carbone (Yü Pei) et Ilse Erens (Haitang) ®Jean-Louis Fernandez

Richard Brunel a soigné la direction d’acteurs, très efficace, mais aussi les mouvements des personnages, les images aussi dont certaines ne sont pas dépourvues de poésie : l’apparition de la neige au troisième acte, du cheval chevauché par l’enfant sur fond de forêt tranche évidemment sur le décor clinique du tribunal-chambre d’exécution. Car le troisième acte a ce caractère terrible de dénonciation d’un système judiciaire qui conduit directement du jugement à l’exécution, – la première image est celle d’une jeune femme condamnée qui se débat, qui finit exécutée : par son aspect démonstratif elle annonce la suite de l’histoire. L’apparition de Pao fait disparaître ce qui glace et transforme l’espace (les cloisons s’effacent)à  en espace poétique (forêt lointaine, neige): on quitte le réel, mais la manière dont le décor s’efface en laissant la vitre de la chambre d’exécution au centre, plus longtemps que les autres éléments de décor, éclairée d’un vilain vert, nous avertit en quelque sorte de ne pas croire au rêve.

Adieu à la fable, adieu à la Chine, adieu à Brecht

Car le conte de fées, la fable de l’Empereur qui vient rétablir le bien et le vrai n’est justement qu’une fable, nous dit Richard Brunel, et après le final triomphant qui semble tout droit venu des dernières mesures de Die Frau ohne Schatten il laisse place à une dernière image où le rideau s’ouvre sur la baie vitrée et où le cadavre de Haitang est dévoilé sur la table d’exécution. Tout cela n’était donc qu’un rêve, comme le suggéraient cheval, forêt et neige, en contradiction avec la musique triomphale qui marque ce final et donc ressentie rétrospectivement comme illusoire, voire sarcastique.
L’histoire a sa logique  mélodramatique: la jeune femme victime de sa pauvreté est vendue deux fois, trouve un bonheur contrecarré par une première épouse jalouse, est accusée faussement d’assassinat et de vol d’enfant, puis jugée par une justice corrompue et véreuse, elle est condamnée et exécutée. N’en jetez plus ! L’accumulation de malheurs sur cette jeune fille finit par être lui-aussi irréaliste, dans la tradition des mélos du XIXe siècle, ou du néo-réalisme italien, à moins qu’il ne soit démonstratif ou didactique à la manière de Brecht.
Et c’est pourquoi l’option résolument anti-brechtienne de Richard Brunel, très bien rendue, me paraît peut-être discutable : il veut raconter dit-il une histoire d’humanité, de personnes, de situations : l’absence de références à la Chine dès le deuxième tableau conduit à une imagerie proche du téléfilm, esthétiquement et scéniquement et cela dérange, notamment dans les deuxièmes et troisième tableaux.
L’œuvre en revanche a un aspect didactique qui convient évidemment au dramaturge allemand qui en a fait une pièce de théâtre, et Zemlinsky en était proche : sa musique renvoie aussi à Kurt Weill et son histoire raconte l’histoire de la pourriture sociale qui rappelle Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny dont a dirigé d’ailleurs la première berlinoise au Theater am Schiffbauerdamm (l’actuel Berliner Ensemble) en 1931 au moment de la composition du Cercle de craie. C’est donc aussi un univers et une esthétique particuliers à laquelle la pièce renvoie, historiquement brechtiens, sur une thématique commune.

Acte II: Arrière plan Haitang et Ma, premier plan Yü Pei et Tchao

Brunel dit lui-même dans l’interview avoir dé-brechtisé le texte. Je défends suffisamment les metteurs en scène qui travaillent les livrets en soi et en dehors des contextes de création pour ne pas accuser Brunel de trahison, mais je me demande s’il n’a pas par son choix affadi et banalisé le propos qui devient presque un topos télévisuel, avec sa dénonciation de la peine de mort et des exécutions létales à l’américaine et à la chinoise (elles sont fréquemment pratiquées en Chine, y compris dans des camions itinérants spécialement aménagés), de la justice expéditive où le tribunal voisine l’échafaud ou son substitut. J’en prends aussi pour indice l’utilisation du cercle presque anecdotique, qui n’est cité que par le livret auquel il faut de toute manière obéir sans lui donner de vraie fonction sauf au final rêvé. Ce cercle apparaît donc au premier tableau, il est un marqueur pour le frère de Haitang qui inscrit un cercle sur la vitre de la maison de Ma pour signer l’arrêt de mort de Monsieur Ma, comme on marquait les maisons protestantes à la vieille de la Saint Barthélémy, ou comme ces signes de ralliement de sociétés secrètes. Le cercle est donc rappelé à divers moments sans vraiment être le centre du propos, et au troisième acte, le tribunal est un cercle autour duquel tous les protagonistes se retrouvent pour enfin, pendant l’intervention de l’Empereur devenir fonctionnel et devenir espace de jeu et espace de drame  ainsi la question du cercle est presque « évacuée » comme signe anecdotique d’une histoire qui est ailleurs, alors qu’il pourrait être l’unique espace scénique.
Si on apprécie l’effort de simplification de la trame et la rigueur du travail de Brunel pour lui donner une linéarité, et pour casser ces vignettes successives qui afficheraient des « scènes de la vie de Haitang », on peut regretter le côté roman noir (ou blanc vu la couleur du décor)  à peine compensé par quelques vrais moments de poésie. Et si on avait osé Brecht ?

Une direction très juste et un orchestre remarquable

Mais l’œuvre a aussi une structure et une musique qui ne disent à mon avis pas tout à fait ce que dit Brunel. Il laisse à la musique l’onirisme et se réserve en quelque sorte le réalisme, même avec des « trous » oniriques. La musique de la première partie notamment renvoie aussi bien à la musique de cabaret berlinois qu’à des œuvres plus chambristes. La direction irréprochable de Lothar Koenigs,  particulièrement familier de ce type de répertoire, sait valoriser les instruments singuliers, dans une approche d’une grande limpidité et presque légère au premier acte, faisant ressortir de cette musique tout ce qu’elle doit aux inventions des années 20, dont Weill, dont le jazz mais pas seulement : on y trouve la seconde école de Vienne, on y trouve Hindemith, on y trouve tout la foisonnement des inventions sonores de l’époque et les dernières mesures de l’acte II font penser à Mahler. Plus symphonique , et quelquefois un peu plus classique, la deuxième partie renvoie évidemment de manière plus marquée d’autres compositeurs pour un autre univers, on pense à la Turandot de Puccini, on pense aussi de manière fugace à Chostakovitch et à la fin, à Strauss, on l’a dit . Non que cette musique ne soit pas personnelle ou originale, mais elle est si inhabituelle et si peu connue que l’auditeur essaie de composer sa propre géographie musicale. Il reste qu’il y a des moments d’une très grande intensité et d’une grande originalité qui doivent évidemment beaucoup à l’expressionisme aussi. Le chef a su rendre à cette musique sa variété, sa diversité, son étrangeté aussi avec ses sons légèrement orientaux, tout en soulignant sa richesse et son originalité, une musique qui dans l’ensemble diffère de la production connue de Zemlinsky, et Lothar Koenigs a su aussi insuffler à l’orchestre un engagement qu’on identifie très vite, et à valoriser chaque pupitre, en grand coloriste.

Une distribution sans failles

Comme souvent à Lyon, une distribution solide, sans failles, homogène, équilibrée illumine la soirée, à commencer par l’ensemble de femmes sans conteste dominé par Ilse Eerens, qui est à l’image de son personnage d’apparence fragile et incroyablement solide. Un physique tendre, et une voix bien assise, contrôlée, puissante,  parfaitement posée, qui remplit la salle, avec une diction impeccable et un vrai sens de la couleur, nécessaire dans un rôle qui traverse des situations si diverses. Elle sait en effet être énergique voire agressive, mais aussi émouvante et tendre . Une voix sans aucun doute à suivre.
Nicola Beller Carbone est d’abord un personnage, on se souvient d’elle en comtesse de la Roche dans Die Soldaten de Zimmermann à Munich, mise en scène d’Andreas Kriegenburg. Elle promène dans Yü Pei sa silhouette filiforme et élancée, qui se déplie quand elle se lève, sur un plateau où elle s’oppose à la figure menue de Haitang. Son chant est tout dans l’expressivité, plus que dans la démonstration, elle est une interprète avant tout et soigne les couleurs et les variations de l’expression, avec de jolis accents. Et quelle démarche en scène ! quelle figure ! Et quelle justesse !
Moins marquante la figure de la gouvernante chantée par Hedwig Fassbender, un peu plus banale et passepartout, même avec de beaux aigus, tandis que la brève apparition de madame Tschang au premier tableau est marquée par la personnalité toujours forte de Doris Lamprecht, son expressivité et sa capacité à transmettre l’émotion et qu’on remarque avec plaisir la jeune Blumenmädchen qui intervient au début (Josefine Göhmann, du Studio de l’Opéra de Lyon).
Du côté des rôles masculins, domine le Monsieur Ma de Martin Winkler, un rôle qui permet de jouer sur les deux tableaux du bien et du mal, avec un souci éminent de la couleur, un véritable sens du texte (et une diction exemplaire, dans une œuvre qui l’exige à cause de l’alternance chant-parole qui doit être fluide et permettre de passer de l’un à l’autre presque insensiblement), et une expressivité si soignée et si évidente que l’humanité du personnage transfiguré par l’amour frappe à la fin du premier acte autant que le cynisme du premier tableau. Une belle performance qui rappelle que Martin Winkler, à la voix forte, au volume marqué, est l’un des grands barytons du moment doué d’un sens inné des rôles qu’il interprète.
L’autre baryton Lauri Vasar, dont la carrière explose, – il fut dans Lear de Reimann à Salzburg un Gloucester très remarqué et bouleversant-, était annoncé souffrant.  Il donne de Tschang Ling une humanité déchirée, très juvénile, avec une voix  pleine de relief, même si un peu voilée (la maladie ?) qui tranche avec la retenue de Haitang, deux personnages en quête de vérité dans un monde qui la leur refuse.
Troisième baryton, le Tchao de Zachary Altman, l’amoureux fou au timbre chaud,  avec la faiblesse inhérente à ce type de personnage prêt à tout pour servir l’être aimé, et aller jusqu’au meurtre pour affirmer le couple qui compose une sorte de Macbeth-Lady Macbeth au petit pied. L’interprète est juste, presque tendre et rend parfaitement la faiblesse qui conduit au meurtre et à l’abdication de toutes les valeurs, alors qu’il a la réputation d ‘incorruptible, avec en complément sa veulerie devant l’Empereur où il enfonce joyeusement sa bien aimée .
Stephan Rügamer est le Prince Pao ; le ténor, en troupe à la Staatsoper de Berlin où il joue souvent et avec grand talent les rôles de caractère, est moins intéressant dans ce rôle que la mise en scène néglige peut-être un peu. Un rôle qui se veut positif, mais même par amour (ou par désir) Pao abuse de Haitang dans son sommeil et participe donc  du système en renchérissant sur Ma. C’est d’ailleurs dans cette scène initiale où l’interprétation est la plus intéressante. Il est donc lui aussi dans ces hommes qui font de la femme une marchandise, au départ, mais il est transfiguré quand il revient comme Empereur où il ne peut plus que dire le vrai, le pouvoir peut aussi changer en bien : il dit le vrai sur le jugement du cercle, mais aussi en avouant avoir violé Haitang : en cette fin prévue par Zemlinsky, l’amour fait tout, amour filial mais aussi amour qui transfigure, Ma d’abord, Pao ensuite. La révolution par l’amour en somme. Rügamer arrive difficilement dans la scène finale à afficher la palette de couleurs requise par ce rôle ingrat (on le voit seulement au tout début et à la fin) parce que le flot musical du final ne lui rend pas la partie facile, bien qu’on l’entende bien.  Voilà un rôle qui semble fait pour un Klaus Florian Vogt soit dit incidemment…

Dans les rôles secondaires, on remarque le Tong de Paul Kaufmann assez bien caractérisé, avec la diction expressive d’un personnage coloré qui semble sorti tout frais d’un opéra de Brecht/Weill, pas assez caricatural encore peut-être ici, et enfin les deux coolies tout frais et très énergiques des jeunes artistes du studio Luke Sinclair et Alexandre Pradier.

Malgré mes réserves sur le parti-pris  de Richard Brunel, il restera le souvenir d’une production solide, bien réalisée, qui éclaire l’œuvre et qui devrait donner des idées à d’autres programmateurs, l’œuvre de Zemlinsky mérite de figurer au programme des grands théâtres. Encore une réussite de l’Opéra de Lyon, qui justifie plus que jamais les prix reçus en 2017.

Acte II: Lauri Vasar (Tschang Ling) en arrière plan derrière la fenêtre Zachary Altman (Tschao) et Nicola Beller Carbone (Yü Pei)

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2017-2018: LA CENERENTOLA de GIOACHINO ROSSINI le 28 DÉCEMBRE 2017 (Dir. mus. : Stefano MONTANARI; MeS: Stefan HERHEIM)

© Jean-Pierre Maurin

La plume enchantée

La plume et le livre

Le motif central de la magnifique production lyonnaise de La Cenerentola c’est la plume : la plume avec laquelle on écrit ou on compose, cette plume qui crée et suscite les situations, la plume qui manie comme on veut les personnages, comme la flûte ou le Glockenspiel chez Mozart arrêtent le cours des choses et agissent sur les personnages et enfin la plume qui dirige aussi l’orchestre et donc suscite la musique. C’est la plume de tous les enchantements.

© Jean-Pierre Maurin

Et cette plume, Stefan Herheim la fait tenir à Rossini, véritable démiurge du spectacle, Dieu le père (il prend la place de Don Magnifico) pendant qu’Alidoro est le fils qui gère les situations sur la terre, habillé en évêque pour les grandes occasions, mais aussi en diablotin avec sa perruque légèrement cornée et son frac rouge, un diablotin qui s’arrange (l’arte di arrangiarsi), qui fait du chariot de nettoyage le carrosse de Cendrillon, qui cout la robe de mariée, bref qui manipule, comme un gentil Mephisto des familles.

Le chariot à nettoyage devient carrosse © Jean-Pierre Maurin

L’autre matière emblématique, c’est le papier, la feuille volante sur laquelle Rossini compose la musique de la tempête, dans une sorte d’immédiateté d’une scène où d’un côté Rossini compose et d’un autre les personnages agitent fumigènes et outils de théâtre pour nous montrer que la tempête musicale que Rossini compose est forcément tempête de théâtre, forcément tempête de représentation, et il compose avec tant de vélocité qu’on comprend pourquoi La Cenerentola a été écrite en 24 jours…
Le papier, c’est aussi le livre, motif récurrent de cette production, le livre du conte de Perrault que la jeune femme de service trouve dès le début, avant même que la musique ne se déclenche, et qu’on va aussi voir se promener de scène en scène ou même dans les décors qui, en tournant, en font voir la tranche. Le conte et la partition, le récit qui fait rêver et son adaptation musicale, voilà les bibles de ce travail.

Thème et variations

Voilà une mise en scène à tiroirs qui fourmille d’idées, et qui pour l’occasion s’est trouvée le chef Stefano Montanari, qui en a embrassé la logique et qui lie la mécanique musicale à la mécanique scénique avec une précision d’horloger, tout en participant au spectacle, en donnant de sa personne, sur scène (début de l’acte II) ou dans la fosse.
Dans la longue liste des productions réussies à Lyon, La Cenerentola sans nul doute marquera fortement les esprits : c’est une réussite de public (100% de fréquentation) et une réussite éclatante tant musicale que scénique, avec des chanteurs qui ne sont pas tous rossiniens AOC mais tous engagés et impeccables dans la mécanique voulue par chef et metteur en scène : pour les deux protagonistes, Ramiro (Cyrille Dubois) et Cenerentola (Michèle Losier), c’est même une prise de rôle.

Même si le livret de Jacopo Ferretti ne suit pas l’original de Perrault notamment dans l’histoire de la pantoufle de vair devenue ici bracelet, et par la disparition de la fée remplacée par Alidoro (Ali d’oro= les ailes d’or, comme celles de l’ange gardien qui va tout mettre en place pour exaucer le rêve de Cenerentola), rôle difficile avec un seul air mais une présence quasiment continue en scène, Herheim travaille sur le conte et la déclinaison de son univers.

Cheminées en abîme © Jean-Pierre Maurin

La question du conte et de ses traditions, et des références qu’il suscite est en effet la racine de ce travail. Le décor affiche d’ailleurs des cheminées en abîme, à partir du cadre du scène, ces cheminées autour desquelles on raconte les histoires, et desquelles quelquefois surgissent les génies (ou le père Noël) : voilà le lieu du récit dont Herheim fait le théâtre du conte. Dès le départ les personnages surgissent du feu de l’âtre, mais dès que surgit Cenerentola, le feu de l’âtre se transforme en cendres grises. Joli…
Stefan Herheim aime à mettre en scène le compositeur qui voit son œuvre se réaliser sur la scène comme un démiurge, il l’a fait de manière plus ou moins heureuse dans Lohengrin à la Staatsoper de Berlin, dans La Dame de Pique de Tchaïkovski à Amsterdam, mais aussi dans Die Meistersinger von Nürnberg à Salzbourg et Paris, il importe peu qu’il paraisse répéter une idée exploitée ailleurs car cette fois-ci, c’est totalement réussi et convaincant : l’idée est presque…rossinienne tant le cygne de Pesaro était facétieux et tant il est l’inventeur de d’univers diversifiés à partir des pièces de théâtre du temps, à travers les récits enchanteurs du Tasse et dans toutes ses œuvres comiques , il cambiale di matrimonio – première œuvre représentée (en 1810) – est une « farsa comica »…. Un Rossini comme deux ex machina, comme Dieu le père sur son nuage, démultiplié dans le chœur d’hommes (géré un peu comme chez Jean-Pierre Ponnelle à qui Herheim rend un hommage discret), qui se glisse dans Don Magnifico (le père, justement) et quel joli jeu que de faire que Magnifico soit Rossini, ou que Rossini soit justement magnifico).

La musique créatrice de monde

Mais si la production tournait autour de cette seule idée, ce serait bien pauvre et assez commun : au-delà de Rossini le démiurge, l’idée suggérée est celle de la musique qui crée le rêve et qui l’illustre, qui crée le monde en quelque sorte.
Le propos est très clair, le rideau s’ouvre dans le silence, avec sur scène une femme de service avec son chariot sur qui tombe du ciel (où Rossini veille) le livre de Perrault, qu’elle se met à lire mais Rossini essayant de lui faire enfiler la pantoufle de vair n’y arrive pas, alors il faut trouver autre chose et faire partir un rêve (qui est variation sur le conte, puisque pantoufle oblige, le conte ne marche pas tel que) en même temps que part la musique.

À la fin de l’opéra, la jeune femme qui a rêvé son triomphe, qui se retrouve seule et victorieuse, quand tous les personnages ont disparu, quand les cheminées se sont évaporées, quand la musique s’arrête, retourne au silence, au vide initial, et  à son travail. C’est donc la musique qui crée le monde, qui suscite l’enchantement, qui crée le rêve, qui fait bonheur : voilà la leçon de ce travail qui est sur la musique et sur le théâtre, sur le moment théâtral qui est instant plus réel que la réalité.
De cette histoire de rêve qui est rêve de jeune fille, va procéder toute une série de variations sur le personnage et ses relations avec l’entourage qui tranche avec le conte et qui justifie l’appellation dramma giocoso et non opera buffa: nous ne voyons pas Cenerentola en direct, mais à travers le prisme de ce rêve et du caractère, non de Cenerentola, mais d’Angelina, la jeune fille sur qui est tombée le conte. C’est la lectrice qui recrée son monde, et Cenerentola n’est que son avatar.

Une Angelina qui adapte le conte à son caractère

C’est ainsi que le spectateur habitué à l’œuvre de Rossini a-t-il la surprise de découvrir une Angelina décidée, jamais victime ou pleurnicharde, au caractère trempé et assez manipulatrice, qui sait s’imposer, qui sait conquérir, qui sait aussi séduire, en bref un personnage qui se détache du conte pour entrer dans l’histoire d’un être, qui se construit et se projette avec un sacré caractère : au final c’est elle qui s’assoit sur le trône, qui décide, et qui aussi fait disparaître tous les personnages – compris le Prince, qui fut marchepied-  pour rester seule en scène, un coup d’Etat en quelque sorte. Et Michèle Losier est intéressante dans cette perspective parce qu’elle n’a jamais chanté Rossini, et que son chant n’en a ni la tradition, ni les clichés. Aussi peut-elle chanter de cette voix décidée, aux aigus dardés et puissants, sans trop de mignardises ni trop de sucre. Elle garde une certaine acidité et c’est tout à fait cohérent avec la mise en scène, mais aussi, on le verra avec le chemin choisi par la direction musicale.
C’est aussi une Cenerentola qui ne pardonne pas, ou qui fait mine de pardonner, le pardon formel qui est dû à l’histoire et à son sous-titre (La Bontà in trionfo) mais comme on dit, elle garde visiblement un chien de sa chienne des humiliations reçues, comme Cenerentola et comme femme de service. Nous sommes donc face à une Cenerentola second degré, qui s’habille du conte mais dans une couleur qui lui est propre : c’est un destin qui n’appartient qu’à elle qu’elle construit : on est bien dans le dramma giocoso.
Du même coup, les autres personnages procèdent aussi du rêve de la jeune femme :

  • Alidoro est le bon génie qui la protège, c’est en quelque sorte le fils de Dieu le père (Rossini), mais c’est aussi pour la jeune fille celui qui l’aide à manœuvrer pour vaincre, en ce sens il est un petit diable, et sa coiffure cornée déjà évoquée plus haut et son frac rouge sont ceux d’un Mephisto souriant. Ainsi Alidoro a-t-il deux identités : face à Rossini Dieu le Père et face au prince, il est l’évêque, l’homme de religion, et face à Angelina, il est le bon petit diable.
  • Le père, Don Magnifico est aussi lui aussi bi-face : il est ce père ruiné qui rejette Cenerentola, comme la tradition l’exige, mais il est aussi le père ou la figure de « la paternité », en ce sens, Angelina cherche à s’en faire aimer, au moins à s’en faire regarder et cherche à le circonvenir pour qu’il lui permette d’aller au bal, et il est Rossini-le-père dont il revêt les atours, comme si Rossini se glissait dans le personnage pour faire avancer son histoire et en atténuer les effets.
  • Rossini justement est partout, il est au ciel, il est ange avec ses petites ailes, il est ce Magnifico (Rossini il magnifico …) ce méchant des contes, il est aussi démultiplié à travers le chœur des servants (lointain souvenir de Ponnelle) qui sont tous des Rossini : c’est lui le démiurge, c’est lui le créateur qui crée ses créatures à son image. C’est…le compositeur et le monde de la scène n’existe que par lui ; hors de lui, hors de sa musique, tout s’écroule.
  • Ramiro le Prince même n’a pas le même profil que dans les représentations traditionnelles, où il est un peu en retrait, personnage plus éthéré et moins affairé, entraîné par Dandini ou par Alidoro. Ici, le Ramiro de Herheim est, grâce à Cyrille Dubois dont sa formidable vis comica en fait un personnage plus actif, plus décidé, moins timide (il cherche très vite un baiser d’Angelina), qui remplit vraiment la scène, il chante bien sûr, mais il danse, mais il virevolte, même si à la fin, il disparaît avec les autres quand Cenerentola a atteint son but.

Les autres personnages sont plus conformes, à commencer par Dandini, auquel Nikolay Borchev donne une vraie présence, jamais vulgaire, toujours élégante, mais avec ce presque rien d’excessif qui rend la supercherie lisible, une vraie construction qui fait de Dandini le personnage de toujours, certes, mais avec quelque chose de plus qui le rendrait presque digne d’être prince.
Les deux sœurs sont parfaitement dans la tradition, bien incarnées par Clara Meloni et Katherine Aitken, les pestes habituelles, très délurées.
Ainsi Herheim dose-t-il son regard sur les personnages : ceux qui sont directement nécessaires à Cenerentola, en prise directe avec son destin, procèdent de sa propre construction et de son propre désir, et ceux restent dans la tradition pour que l’histoire se déroule quand même conformément aux désirs de Dieu le Père (Rossini).

Cenerentola et ses références

Mais on lit aussi dans ce travail un regard souriant sur la tradition de la représentation de cette histoire, où bien peu ont lu Perrault mais où tous ont vu Disney : le château au fond est évidemment celui des contes de Disney dont on voit à Disneyland, Disneyworld ou Eurodisney la reproduction, et cela suffirait à marquer l’évocation, mais certains mouvements sont pris au dessin animé ainsi que l’utilisation de la vidéo : la fumée des cheminées qui devient fleurs puis cœur lorsque le Prince et Cenerentola se rencontrent est digne de dessins animés. Mais l’univers onirique des albums pour enfants n’est pas bien loin non plus.
Autres éléments et trouvailles, les allusions à la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle (créée au Mai Musical Florentin de 1971, puis à la Scala et à Munich en 1973) et encore visible à la Scala et à Munich, devenue la référence désormais historique de l’histoire de l’œuvre au XXe siècle, se lisent on l’a vu à la fois dans la manière de gérer le chœur, et aussi au décor, ces escaliers de bois qui semblent descendre de masures, où Ponnelle référait clairement aux livres d’images du XIXe .

Un univers qui renvoie au baroque© Jean-Pierre Maurin

Enfin Herheim installe ce Rossini dans le sillon des univers baroques, le nuage, les transformations,les costumes sont des renvois clairs à un univers que les opéras de Rossini vont clore au début des années 1820.
Les costumes d’ Esther Bialas mélangent habilement XVIIIe et XIXe, ils sont atemporels avec une touche de fantaisie dans le sens où ils renvoient à des histoires lointaines où le rêve mélange les époques pour construire sa « réalité » propre.
Ce qui frappe aussi dans ce travail, c’est une conduite d’acteurs précise, rythmée, avec un vrai tempo qui colle à la musique, et qui rend l’ensemble incroyablement vivant, parce que la distribution fait troupe, avec une vraie cohésion d’ensemble.

Vers le final © Jean-Pierre Maurin

Une direction musicale en prise directe avec le plateau

Musicalement nous sommes aussi à la fois de l’esprit Rossinien, mais avec une approche un peu différente : Stefano Montanari impose un tempo qui accompagne la scène et colle au rythme du travail de Herheim de manière quasiment métronomique, il y a là pulsions, vivacité, et un son qui colle à l’acoustique sèche de Lyon. Montanari vient du baroque et use peu du rubato, il est toujours un peu tendu, et ici son tempo n’est pas toujours aussi rapide qu’on pourrait imaginer (par référence à d’autres travaux qu’il a dirigés à Lyon et à d’autres modèles pour Cenerentola). C’est une approche assez originale qui produit un son par moments assez « rustique », d’autre fois très lyrique, souvent très spectaculaire, comme la tempête impressionnante sans trop « casser les oreilles », avec des bois magnifiques (ce moment si cher à Rossini qu’il a pris des tempêtes baroques et qu’on retrouve ailleurs, jusqu’à Guillaume Tell…) mais qui garde toujours beaucoup de raffinements. À ce propos, signalons la manière dont il accompagne le sextuor Che sarà, che sarà/Questo è un nodo avvilupato…qui n’a jamais de lourdeur caricaturale, notamment l’insistance exagérée sur les r roulés de gruppa et raggruppa et qui est un vrai bonheur.
Signalons au passage enfin le continuo élégant de Graham Lilly.
Ce Rossini ne pétille pas forcément comme du Champagne (c’est ce qu’on dit toujours sur Rossini, notamment quand il est dirigé de manière conventionnelle) mais se boit comme un merveilleux vin de dessert, un Vin Santo par exemple. Il y a une couleur quelquefois mélancolique (la couleur des bois excellents au début de l’ouverture par exemple) et pas seulement celle de la bonne humeur, c’est un travail raffiné et très théâtral et l’orchestre de l’opéra de Lyon répond avec bonheur, sans scorie aucune, aux sollicitations du chef qui devient l’un des plus demandés en Italie dans la très riche nouvelle génération. Avec Rustioni et Montanari comme chefs de référence, l’orchestre de l’Opéra de Lyon est bien chanceux. Il est bien chanceux aussi avec un chœur très bien préparé par Barbara Kler : on ne dira jamais assez le saut de qualité de ce chœur en cinq ou six ans.

Une distribution homogène et toute engagée

La mise en scène et la direction dans leur rythme construisent l’homogénéité de la distribution, très engagée dans son ensemble et parfaitement en phase avec le style voulu.
Les deux sœurs Clorinda (Clara Meloni) et Tisbe (Katherina Aitkin) sont des figures parfaites, dans la grande tradition, vocalement, elles montrent une belle projection et une vraie présence, mais avec quelques âpretés dans l’aigu, un peu acide notamment dans les ensembles des scènes finales.
Simone Alberghini (Alidoro) est un chanteur rompu au style rossinien, ce qu’il démontre dans son unique air « Là del ciel nell’arcano profondo » où l’on reconnaît ses qualités de souplesse, d’agilité et sa précision, et de beaux graves même si le timbre semble avoir un tantinet perdu de son bronze et de son éclat. Il reste que nous sommes là dans de la belle ouvrage.
Renato Girolami, le seul qui ait participé aux représentations d’Oslo en février 2017, est un Magnifico lui aussi parfait exemple de style traditionnel de chant rossinien, avec l’expressivité voulue, avec la couleur et la dynamique voulues.  La voix n’a pas l’éclat ni les aigus d’autres basses rossiniennes, mais elle en a la présence, elle en a la dynamique et l’agilité, et convient parfaitement à l’espace de l’Opéra de Lyon, d’autant que l’acteur est formidable, étourdissant de variété dans la logique de la mise en scène, changeant sans cesse d’habits et de perruques parce qu’il est aussi Rossini, le Père dans toutes ses acceptions. Une jolie performance très idiomatique.
Nikolay Borchev est Dandini, timbre chaud, présence forte, il chante avec style (dans le duo un segreto d’importanza avec Magnifico, comme il dit Son Dandini il cameriere… en imitant Figaro) , avec beaucoup d’élégance et donne au personnage une allure quelquefois plus noble qu’habituellement, notamment intéressant dans la manière dont il est renvoyé à ses chères études par son maître où discrètement est suggérée une sorte de parenté des destins entre lui et Angelina.

Renato Girolami, Michèle Losier, Cyrille Dubois © Jean-Pierre Maurin

Cyrille Dubois est étonnant dans Ramiro, dont il donne une image très active et très engagée, moins timide et moins pataud que dans certaines productions. J’(avais émis des réserves sur son Belmonte, ici aucune réserve et même beaucoup d’admiration : Sa présence scénique, sa personnalité comique, sa manière d’embrasser tous les aspects de la mise en scène en font déjà un Ramiro de premier rang, un Ramiro qui existe, et ils ne sont pas légion.
Mais c’est aussi vocalement qu’il étonne. Il n’a pas cette émission nasale de certains ténors rossiniens et la voix est directe, franche, bien projetée, le texte est clair, la dynamique est là, l’agilité aussi. Il compose un Ramiro moins conventionnel, hors des schémas habituels, et surtout il est à l’aise avec les redoutables aigus en introduisant même des variations (dans si ritrovarla lo giuro, la cabalette du 2ème acte) qu’il affronte et tient sans difficulté. Un grand répertoire belcantiste s’ouvre à lui, on pense même à certains Meyerbeer pour lesquels manquent les ténors français. Magnifique.

Michèle Losier et Nikolay Borchev © Jean-Pierre Maurin

Michèle Losier affrontait aussi Cenerentola pour la première fois. Elle aussi embrasse la mise en scène et le personnage avec beaucoup d’engagement, de finesse, en en rendant les aspects émouvants mais aussi son côté « gentille peste » très original.
Elle n’a pas la poésie que d’autres ont mis dans le personnage (Von Stade ou Berganza) elle n’est pas effrontée et capable de n’importe quelle acrobatie vocale comme la Bartoli, je parle là de mes références, mais elle est une Angelina très personnelle. Le timbre est sombre, la voix est puissante, avec peut-être un petit problème d’homogénéité dans les passages quelquefois, mais elle a la fluidité, la dynamique et les agilités remarquables dans « Non più mesta… » la fameuse cabalette finale, avec-être des aigus trop dardés qui surprennent et des variations pas forcément très heureuses, il reste que sa Cenerentola, elle aussi hors des schémas habituels, passe magnifiquement.
Cependant, au-delà de sa très belle prestation, j’ai tellement aimé jadis son Ascanio de Benvenuto Cellini que je la vois peut-être mieux dans des rôles de travestis, ou de mezzos plus graves du bel canto quune Angelina vocalement toujours un peu sur le fil du rasoir, pour des voix plus hybrides. Affaire de goût, mais franchement, mes réserves d’enfant gâté sont menues…

En conclusion…

Au total, seuls les hérons de l’opéra, je veux dire les éternels insatisfaits, voire les pisse-froid, pourraient émettre des réserves sur ce spectacle éblouissant, qui est l’une des Cenerentola les plus réussies de tout mon parcours lyrique, toutes références confondues, même si évidemment, je garde Abbado-Berganza/Von Stade irréductible au fond de mon cœur. Mais au-delà de cette légende, je ne vois pas beaucoup de productions qui aient atteint ce degré d’homogénéité, d’intelligence, de perfection scénique et musicale.
Lyon couronne alla grande son année 2017 qui l’a hissée au sommet des salles d’opéra. mais on regrette qu’un tel spectacle n’ait pas été repris en vidéo ou par Arte pour les fêtes…

La tempête © Jean-Pierre Maurin

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2017-2018: WAR REQUIEM de Benjamin BRITTEN le 9 OCTOBRE 2017 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; MeS: Yoshi OIDA)

Scène finale ©Stofleth

2017 a été une année faste pour l’Opéra de Lyon, tour à tour récompensé aux Opera Award et par le mensuel allemand Opernwelt, où un jury de 50 critiques l’a désigné comme « Opernhaus des Jahres » c’est à dire Opéra de l’année. Cette dernière distinction, peu connue en France, a une grande importance en Allemagne, et il est rarissime qu’une maison non allemande soit distinguée. Cela consacre évidemment la politique artistique novatrice menée par Serge Dorny, qui a su imposer son théâtre comme une référence internationale et fidéliser le public autour de choix sans concessions et d’un répertoire large qui a fait découvrir des œuvres souvent inconnues en France.
Le public de Lyon reste un public particulier, formé au lait du TNP de Planchon, mais aussi à l’opéra par la longue période Louis Erlo/Jean-Pierre Brossmann qui avait déjà donné une couleur particulière à cette maison, qu’il faut rappeler – la mémoire est toujours trop courte. C’est ce qu’on appelle un public averti. Autre particularité de l’Opéra de Lyon, la présence inhabituelle de jeunes, même en ce soir de première,  grâce au dispositif Lycéens et apprentis à l’Opéra, financé par la Région Auvergne-Rhône-Alpes qui permet à des lycéens ou des apprentis même très éloignés géographiquement et préparés de se rendre à une représentation d‘opéra.
Enfin, après 9 ans de loyaux services, Kazushi Ono quitte Lyon : on doit saluer le travail effectué auprès de l’orchestre aujourd’hui remarquable, qui a toujours eu la chance d’être dirigé par des chefs qui ont forgé un son et une tradition : John Eliot Gardiner et Kent Nagano sont des noms qu’on ne présente plus aujourd’hui et qui ont fait la réputation de l’orchestre de l’Opéra de Lyon. Pendant cette période, le chœur est devenu aussi un des meilleurs chœurs d’opéra en France et même au-delà des frontières, à la fois pour son engagement musical, mais aussi pour ses qualités d’adaptation scénique, importantes parce que Lyon a une vraie politique en matière de mise en scène.

Daniele Rustioni © Blandine Soulage Rocca

À Kazushi Ono succède Daniele Rustioni, aussi flamboyant que Kazushi Ono était réservé. Le jeune chef italien fait partie d’une nouvelle génération vraiment digne d’intérêt. Formé en Italie (il est milanais) et surtout à Londres auprès d’Antonio Pappano dont il fut l’assistant, il a acquis un répertoire large et riche, et une expérience au pupitre dans toutes les formes (des petites formes au grand répertoire symphonique). C’est une grande chance pour Lyon que d’avoir tant de cartes dans son jeu actuel.
Alors il y a un revers de la médaille : les forces de l’opéra remarquables dans leur ensemble, doivent suivre un rythme soutenu, notamment au moment du Festival où cette maison typique de « stagione » doit s’adapter à un rythme presque semblable à celui du répertoire allemand, avec une alternance serrée. Les maisons françaises (Paris à part) sont peu habituées à ces rythmes et n’ont pas toujours le personnel adapté, et sans doute ce rythme et la qualité exigée pour répondre aux normes internationales génèrent-ils des tensions internes dont l’intervention initiale de la CGT lors de cette première est le symptôme, à laquelle Serge Dorny a répondu en appelant à une pacification des esprits en cohérence avec l’œuvre qui allait être jouée.
Lors de grandes productions, les opéras doivent faire appel à du personnel supplétif (les intermittents) car leur structure ne permet pas de répondre à ce type de pression. C’est la conséquence des choix français autour de l’opéra qui déterminent des personnels en nombre plus limité (sinon les budgets explosent): il y a en France une quinzaine de maisons, quelquefois en difficulté, qui proposent au mieux une trentaine de soirées d’opéra dans l’année pour la plupart (à Lyon on affiche autour de 80 soirées d’opéra, toutes scènes confondues sans compter le ballet ni les concerts, Toulouse affiche 82 levers de rideau mais moins de 40 soirées d’opéra, Strasbourg tourne autour de la cinquantaine (avec l’obligation de jouer à Mulhouse et quelquefois à Colmar), des chiffres qui n’ont rien à voir avec les maisons allemandes comparables qui dépassent très largement les 100 voire deux cents soirées annuelles).
Les opéras ne sont pas responsables de la situation, due au système (stagione) et aux subventions versées souvent limitées et à la charge quasi exclusive des villes, donc aux limitations en personnel, et ce qui a abouti à une stabilisation de l’offre mais aussi quand même à de réelles difficultés pour certaines maisons. Dans l’ensemble pourtant, les choses fonctionnent et ces dernières années on a vu des opéras (Dijon, Lille) offrir un travail de grande qualité et très diversifié, à l’intérieur de budgets très raisonnables .
Dans ce paysage, Lyon est un territoire singulier, évidemment, avec sa ligne affirmée de mises en scènes toujours novatrices, de choix de répertoire très audacieux avec cette année entre autres, Germania, Le cercle de craie, War requiem, Mozart et Salieri, autant d’œuvres soit nouvelles soit rares, qui feront sans doute presque toujours salle comble, grâce à un public disponible, éduqué et curieux, et d’une qualité musicale constante : Serge Dorny, né en Flandres, au pays de Gérard Mortier sait que l’homogénéité d’un plateau de très bonne qualité sans stars vaut mieux que la danse avec les stars qui sont souvent l’arbre qui cache la forêt : c’est le modèle qui prévaut à Bruxelles comme à Anvers et Gand.
Ainsi donc la saison ouvre avec War Requiem de Britten, un choix triplement surprenant. Surprenant parce que l’œuvre est rare, surprenant parce qu’elle est ici représentée en version scénique, alors qu’elle est plutôt représentée en forme traditionnelle et concertante, surprenant enfin pour ce choix d’ouverture de saison d’un nouveau chef italien, qu’on attendrait sur son répertoire « traditionnel » plutôt que sur un Britten mal connu.
C’est surprenant, et donc pleinement justifié : faire commencer Rustioni par Britten, c’est affirmer d’emblée l’éclectisme du chef et son ouverture, alors que traditionnellement et dans tous les opéras du monde les jeunes chefs italiens sont appelés sur Rossini ou Verdi (voir Sagripanti, Bisanti, Mariotti, Battistoni par exemple). C’est aussi réaffirmer une ligne programmatique qui pose une réflexion politique sur le monde (War Requiem, comme son nom l’indique, est une œuvre directement critique sur les guerres en général, dont la dernière qui a provoqué la destruction de la cathédrale de Coventry). C’est enfin montrer toutes les forces musicales de la maison en ordre de marche, orchestre, chœur, maîtrise.
La surprise faisant partie de l’art de la programmation, proposer War Requiem, absent de Lyon depuis des décennies entre pleinement dans la cohérence d’une politique artistique qui ne se place jamais dans le sillon des sentiers battus, mais dans la forêt touffue des œuvres hors standards. C’est bien la couleur de l’Opéra de Lyon, sa marque de fabrique, ce qui lui a valu la reconnaissance du monde lyrique international.

Il y a ces dernières années une tendance (une mode ?) à proposer des grandes œuvres chorales en version scénique ou semi-scénique. On l’a vu encore la saison dernière à Zürich avec le Requiem de Verdi. Les orchestres proposent aussi des concerts en version semi-scénique d’œuvres chorales, cela commença il y a quelques années avec les Passions de Bach, et Peter Sellars, par exemple, a proposé avec Simon Rattle un certain nombre d’expériences en ce sens. Personnellement, je ne suis pas toujours convaincu des résultats, même si la plupart du temps les spectacles sont de grande tenue.
Celui de Lyon est sans conteste d’une très haute tenue, dont la puissance s’impose, avec des images d’une grande force et souvent d’une grande beauté. En appelant Yoshi Oida, Dorny garantit un travail épuré, réfléchi, dans la grande tradition du théâtre de Peter Brook avec lequel Oida a fait un bout de chemin, mais aussi d’une culture théâtrale japonaise (Oida a travaillé sur le Nô) qui fascine le théâtre occidental. De plus, né en 1933, Oida a vécu les ravages de la guerre au Japon, dont l’arme atomique, et en connaît directement les blessures. L’œuvre lui sied donc parfaitement car elle se prête à un travail sans fioritures et hiératique.
Le War Requiem est une œuvre de grande envergure où chaque élément du plateau prend en charge une couleur de l’œuvre, née d’un mélange entre les parties traditionnelles du Requiem chrétien et de poèmes d’un poète mort quelques jours avant la fin de la première guerre mondiale, Wilfred Owen, qui a crié son amertume dans des textes écrits à la fin de la guerre, alors qu’il s’était engagé volontairement.
L’œuvre est donc très structurée : la voix de femme et le chœur accompagnés de l’orchestre chantent la partie liturgique du Requiem. Les deux solistes masculins accompagnés d’un orchestre de chambre chantent les textes de Owen, le chœur d’enfants et l’orgue, spectateurs et victimes des temps, représentent la partie plus spirituelle et transcendante.  Lors de la création, Britten voulait que les solistes représentent les pays engagés dans la guerre : Allemagne (Dietrich Fischer-Dieskau), URSS (Galina Vichnevskaia), Royaume Uni (Peter Pears), mais Moscou n’a pas permis à Vichnevskaia de participer à la création et c’est Heather Harper qui a créé l’œuvre. C’est en revanche Vichnevskaia qui a participé à l’enregistrement consécutif, sous la direction du compositeur, avec le London Symphony Orchestra. C’est un peu le même principe qui a guidé le choix de Serge Dorny qui a appelé le soprano Ekaterina Scherbachenko (Russie), le ténor Paul Groves (USA) et l’estonien Lauri Vasar (Baryton). L’Estonie est en effet une victime directe de la deuxième guerre mondiale : après son indépendance en 1918, elle retombe sous le joug soviétique après la 2ème guerre mondiale, après que ses élites (souvent germanophones) eurent flirté avec le nazisme.
Le chœur d’enfants (l’excellente maîtrise de l’Opéra de Lyon dirigée par Karine Locatelli) est vu par Oida comme spectateur de ce spectacle : il arrive de la salle juste avant les premières notes, monte sur scène et s’installe à cour, regardant ce qui se passe sur la plateau, comme s’il appartenait à une communauté religieuse spectatrice (Karine Locatelli est vêtue en religieuse), avec derrière lui l’orgue qui l’accompagne. On connaît aussi l’importance des voix d’enfants dans la liturgie anglicane.

Yoshi Oida © Mamoru Sakamoto

Le dispositif conçu par Yoshi Oida est assez simple, construit autour d’un praticable central, à jardin l’orchestre de chambre, au fond le chœur, à cour, les enfants, avec un fond de scène mouvant et argenté, sur lequel vont se projeter quelquefois des images. Le chef dirige l’ensemble du dispositif, notamment les deux orchestres alors qu’en principe il y a deux chefs.
La mise en scène consiste en un immense rituel funèbre conçu dans l’esprit de l’œuvre où devant la mort et la guerre, il n’y a plus d’ennemis. Replaçant l’œuvre au temps de Wilfred Owen, de la première guerre mondiale (une indication 14-18 sur la scène le souligne), et donc en cohérence avec les manifestations autour du centenaire de la Première Guerre Mondiale, il va sur l’espace vide central placer les solistes, qui enterrent leurs morts de manière symétrique, habillés de manière plus ou moins semblable, seuls se distinguent les casques : on reconnaît à droite les casques à pointe germaniques et à gauche le casque traditionnel anglais « Brodie ». Chaque soldat porte en écharpe son drapeau national, mais tout évidemment devient dérisoire quand chacun est face à ses pertes, ses morts, et la même dévastation.
Les deux soldats (Paul Groves et Lauri Vasar) disent les poèmes de Owen : ils sont ces représentants de l’humanité déchirée et entraînée, de cette humanité victime des « Somnambules » qui portèrent à la guerre.
le soprano (Ekaterina Scherbachenko), représente d’une certaine manière la synthèse de cette humanité, elle exprime l’universel, et les enfants restent en retrait, victimes des conflits sans l’avoir voulu. Ainsi donc en un seul tableau global Yoshi Oida expose à la fois les résultats et les contradictions de tout conflit, qui se résout toujours de la même manière par l’enterrement des morts. Au-delà des symboles, drapeaux, poupées de chiffon figurant les morts anonymes ou les marionnettes humaines, cercueil devant lequel se recueille le soprano, mais aussi les cadavres anonymes enveloppés qui peuplent la première scène, au-delà des images qui quelquefois défilent sur le fond, au-delà du décor géométrique qui n’est pas sans rappeler certaines images wagnériennes de Wieland Wagner ou de Günther Schneider Siemssen, dans lequel s’insèrent les images, comme si les formes et les images se fondaient en un seul imaginaire,  on ne retient guère qu’une totalité où tous célèbrent la mort, à laquelle nul n’échappe, et devant laquelle vainqueurs et vaincus sont égaux.
C’est bien cette dernière notion, qui efface le résultat « politique » au profit du bilan humain qui est ici soulignée, et dominante. On voit bien que la Première Guerre Mondiale est l’emblème de toutes les guerres qui ont émaillé le siècle qui nous en sépare. Un « plus jamais ça » tellement ritualisé qu’il en devient presque sarcastique : le rituel se repropose à chaque guerre, tout comme le « plus jamais ça ». D’ailleurs, ce War Requiem composé pour la reconstruction de la cathédrale de Coventry détruite pendant la deuxième guerre mondiale, appuyé sur les poèmes écrits pendant la première, montre à la fois une universalité et une terrible vérité, presque sarcastique : le rituel n’est rituel que parce qu’il se répète : le « plus jamais ça » est en fait un « toujours », et cette émotion qui traverse l’œuvre et les images que nous voyons n’empêche ni n’empêchera rien. Même si Britten voulait composer un Requiem à la Guerre, celui-ci reste hélas à écrire, 55 ans après la création.
L’idée d’une mise en scène est donc pleinement justifiée pour une œuvre à la géométrie sonore et spatiale très complexe, mais la forme architectonique de l’Opéra de Lyon est peut-être un obstacle à sa pleine réalisation : une salle trop à l’italienne, trop étroite et impossible à moduler pour une spatialisation et une respiration sonores de l’œuvre telle qu’on la rêverait. Il faudrait sans doute une salle plus ouverte, une Philharmonie de Berlin, une halle aux grains de Toulouse, pour permettre à l’œuvre de frapper encore plus le spectateur. Il manque à ce travail un espace qui lui corresponde vraiment. Je mesure la vacuité de la remarque : on fait avec ce qu’on a.
Il reste que la mise en scène de ce Requiem lui donne une chair et une présence que peut-être le concert ne lui donnerait pas, même si au concert c’est l’imaginaire de l’individu qui est sollicité, alors qu’ici, l’imaginaire nous est en quelque sorte imposé. Mais la vision de Yoshi Oida touche à l’universel, au temps et à l’espace („Zum Raum wird hier die Zeit…“ comme chez Wagner pour définir la cérémonie du Graal dans Parsifal), avec des allusions à la Bible (le sacrifice d’Abraham) à la première et à la seconde guerre mondiale, dans une sorte d’imagerie générique de tout conflit qu’il l’enlève à son contexte propre.

©Stofleth

Au total, ce travail est empreint de grandeur et aussi de simplicité comme cette magnifique idée des parapluies qui s’ouvrent, image de protection face à un événement extérieur, mais une protection légère et fragile qui devient presque image de la fragilité humaine, image pascalienne de la situation humaine prise entre les infinis et entre des cataclysmes qu’il ne peut maîtriser .
A cette grandeur visuelle, à ce rituel déchirant parce qu’il marque la fragilité de l’humain correspond une réalisation musicale de très haut niveau, dont la grandeur fait vibrer le spectateur.
Les trois solistes sont remarquables de simplicité et de vérité : Paul Groves, le soldat « britannique », le ténor, Lauri Vasar, le baryton soldat « allemand » et Ekaterina Scherbachenko, qui se découvrira à la fin comme la veuve du poète Owen portant son portrait, comme le chœur porte les portraits des morts en un rite qui ressemble aux rites funèbres de l’antiquité romaine où les portraits des défunts étaient portés, et à l’origine du culte orthodoxe des icônes), mais qui représente toutes les veuves : son salut émouvant au cercueil visant évidemment à l’universel et non à l’histoire particulière d’Owen qui n’était pas marié et en outre ouvertement homosexuel.

Paul Groves ©Stofleth

Paul Groves à peine plus jeune que l’œuvre qu’il chante à la voix au départ un peu engorgée, révèle de nouveau et très vite toutes ses qualités : ductilité, savant dosage entre les mezze voci et les aigus triomphants, timbre qui garde une étonnante pureté, intensité dans les moments les plus dramatiques.
Lauri Vasar confirme les belles qualités qu’on connaît (il fut récemment Gloster déchirant dans le Lear salzbourgeois), beauté du timbre, belle diction, belle projection, mais moins d’intériorité peut-être que son collègue ténor.

Ekaterina Scherbachenko, est comme on l’a dit, une sorte de veuve universelle qui en enterrant le poète salue tous les morts. Une prestation sans défaut technique, bien dominée, mais sans particulière émotion, un peu extérieure. La voix manque d’expressivité et un peu de projection notamment à l’aigu, alors qu’elle se montre plus concernée dans les moments plus intimistes.

Ekaterina Scherbachenko ©Stofleth

Mais ce sont les masses chorales et orchestrales qui sont ici  les maîtres de l’espace : un chœur immense, renforcé (ce ne sera pas la seule occasion cette année…) très bien préparé par Geneviève Ellis, avec des moments très subtils, un réel travail des contrastes et une belle diction, et qui surtout chante  de mémoire, et participe avec engagement à la mise en scène en envahissant l’espace à la fin : beaucoup de couleurs dans ce chant où les voix explosent (Dies irae), mais aussi montrent une retenue qui va jusqu’au murmure (derniers moments), en des contrastes vraiment conduits de manière exceptionnelle. Une de ses prestations les plus impressionnantes.
La Maîtrise aussi avec ces enfants extérieurs, témoins et aussi victimes dirigés par Karine Locatelli montre un belle capacité d’émotion, et aussi une véritable expressivité. Tout cela est remarquable et montre le degré d’engagement des personnels artistiques qui justifient pleinement les récompenses internationales reçues.
Mais l’architecte et le maître d’œuvre c’est Daniele Rustioni qui réussit à diriger l’ensemble impressionnant de ces masses, et notamment les deux orchestres, avec une énergie et une fougue à souligner, mais aussi une capacité à retenir le son, à lui donner sens aussi notamment dans les moments les plus sarcastiques et les plus grinçants, qui ne cherche pas à s’imposer, mais qui accompagne : la manière dont l’orchestre accompagne les solistes quelquefois aux limites du parlando s’apparente presque à un dialogue intime. Les écarts de dynamique, les passages les plus intérieurs mais aussi les moments les plus spectaculaires, sont pris à bras le corps par un orchestre sans aucune scorie, parfaitement concentré, dynamisé par le chef qui semble être partout. Une très grande prestation, un accompagnement orchestral exceptionnel grâce à des musiciens tendus et attentifs, mais aussi visiblement très engagés autour de leur nouveau directeur. Une inauguration parfaitement réussie et dont le résultat exceptionnel montre la pertinence du choix et qui surtout laisse augurer de grands moments futurs.

Rituel ©Stofleth