GUERCŒUR OU LE PARI DU RÉALISME

Il est clair que ce texte qui est une réflexion sur cet étrange livret s’adresse à ceux qui ont vu le spectacle de Strasbourg, ou connaissent l’œuvre, donc a priori à un petit nombre de lecteurs, même si ce nombre, j’espère, s’élargira à partir du 25 mai prochain sur Arte-concert, qui restera ensuite en ligne.
Dans ce cas, ce texte peut accompagner votre vision.
On ne peut qu’encourager fortement tous les mélomanes curieux à se confronter à cette œuvre. Elle en vaut la peine.

J’ai vu samedi 4 avril Guercœur d’Alberic Magnard à l’Opéra National du Rhin et à l’instar de la plupart des spectateurs et d’une belle unanimité critique, il est clair que c’est une production exemplaire à tous points de vue, fruit de l’intuition d’Alain Perroux, directeur général de l’Opéra du Rhin, qui a ainsi permis la troisième production dans l’histoire d’une œuvre crée en 1931, et seulement reprise en 2019 à Osnabrück en Allemagne.
Guercœur est effectivement réapparu en 2019 au Theater Osnabrück, et cette production (la deuxième dans l’histoire de l’œuvre – Voir le trailer – ) n’a pas fait l’objet d’une attention médiatique débordante et c’est regrettable, mais Osnabrück ne fait pas partie du circuit habituel des références en matière lyrique.
Plus étonnant, la parution de l’enregistrement de Michel Plasson avec José Van Dam et Hildegard Behrens en 1986 aurait pu décider un directeur d‘opéra (et Plasson lui-même au Capitole de Toulouse) à reproposer le titre sur une scène, mais il n’en fut rien. On se demande pourquoi car le moment était propice.
C’est une raison supplémentaire pour saluer l’Opéra national du Rhin à Strasbourg qui fait découvrir cette œuvre fascinante à une bonne partie de l’Europe de l’Opéra.
Fascinante, cette œuvre l’est assurément parce que difficile à classer, aussi bien musicalement que conceptuellement et que sa lecture peut en être brouillée, de « Poème de l’âme » (La Croix) , œuvre « touchante », comme l’a écrit Christian Merlin dans Le Figaro, un opéra dont la portée philosophique frôle parfois le manifeste (Le Monde), Ein Abstecher auf die Erde (un détour par la Terre) selon le Neue Musikzeitung, Ein Meisterwerk für diese Zeit, écrit Manuel Brug dans Oper-Magazin qui ainsi souligne l’actualité de l’œuvre quand d’autres en soulignent les aspects rêveurs ou utopiques.
Tout cela amène évidemment à s’interroger sur le sens de l’œuvre, mais plus encore sur ce silence de l’institution musicale qui a tenu éloigné des scènes un opéra qui a tous les ingrédients musicaux et vocaux pour être un succès et les ingrédients conceptuels suffisamment riches pour nourrir des rêves de metteurs en scène de tous horizons, des classiques aux plus échevelés des héritiers du Regietheater.

Ainsi essaierons-nous de naviguer dans cette forêt profonde et dense où se mélangent tant d’idées philosophiques débouchant sur l’espoir, ou l’utopie (c’est selon) appuyés sur l’étrange personnage qu’est le compositeur Alberic Magnard, comme si sa propre marginalité, sa mort tragique, la disparition partielle de la partition, sa renaissance donnaient à cette œuvre un parfum presque irréel, comme si le destin de cette œuvre  rejoignait celle de son héros, une partition sortie du « rivage des morts » et ressuscitée en 1931, puis repartie chez les morts avec l’espoir d‘une future « autre vie ». Il y a comme superposition entre Guercœur le héros et Guercœur l’œuvre. Sommes-nous arrivés à ce moment lointain où Vérité éclate aux yeux de l’humanité musicale, faisant enfin exploser Guercoeur dans le monde de la musique ?

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L’acquiescement intérieur peut provenir de la raison, et cet acquiescement né de la raison est la paix plus élevée qu’il nous soit donné de connaître.

Spinoza

 

 

Des éléments « princeps 

Il y a comme une logique à voir l’Opéra National du Rhin recréer en France cette œuvre plus ou moins disparue ; en effet plusieurs éléments plaidaient :

  • Une ville fortement marquée par les relations avec l’Allemagne, pour une œuvre marquée par le Wagnérisme, mais dont le compositeur est mort sous les coups allemands en 1914.
  • Une œuvre dont le héros prône la liberté, l’humanisme, la fin des soumissions, contre les tyrannies, à un moment où c’est l’inverse qui menace bonne part du monde, France comprise.
  • Enfin, absolument nécessaire, un théâtre ouvert, au directeur curieux et riche d’idées, qui sait ce que signifie politique artistique.

Capitale d’une Europe de la paix et symbole de la relation apaisée entre la France et l’Allemagne, Strasbourg était une ville désignée pour accueillir cette reprise qui vaut recréation française, car Guercœur est une œuvre si politique qu’on peut par ailleurs se demander si l’absence de reprises à l’Opéra de Paris (Guercœur est représenté à Paris pour onze représentations entre avril 1931 et mars 1932 sans plus jamais réapparaître)
après sa création au seuil d’une décennie politiquement dramatique n’est pas due à la question centrale posée par l’œuvre si urgente en Europe et en France à l’époque. Je me demande même s’il ne faut pas classer Guercœur dans ces œuvres disparues des répertoires à la même époque pour d’autres raisons, comme les œuvres dites « dégénérées », ici à cause d’un livret lourdement politique, mais aussi d’un compositeur qui alliait bien des « tares » ciblées par une extrême droite en réveil dans les années 1930 : dreyfusard de la première heure, féministe, fortement et systématiquement marqué à gauche… Sans être « dégénérée », elle est quasiment mort-née comme les œuvres « dégénérées », et comme les œuvres « dégénérées », elle disparut des préoccupations après la deuxième guerre mondiale où un monde « nouveau », avec d’autres « valeurs » d’autres esthétiques et d’autres influences allait s’ouvrir. En quelque sorte, Magnard comme Korngold, Schulhoff, Krenek et autres Schreker… On serait presque tenté de rapprocher ces destins, tant la musique de Magnard à l’écoute n’est pas si éloignée de celle de ces compositeurs.   Il y a comme un lien invisible des musiques maudites entre elles.

Aujourd’hui cependant, on peut supposer que dans la chasse à la nouveauté à laquelle se livrent les opéras européens en mal de répertoire et las de reprendre les mêmes standards, qui a fait une place assez large à ces musiques dans les dernières années (notamment Schreker et Korngold) Guercœur à son tour constitue une pièce de choix : musique somptueuse et charnue, d’un grand classicisme monumental, distribution vocale assez spectaculaire affichant différents type vocaux, avec de vraies différenciations, mais aussi de grandes exigences : les deux rôles principaux, Guercœur et Vérité, ne pouvant être confiés qu’à des voix solides, aguerries, et puissantes : il suffit de penser à la distribution de l’enregistrements EMI de Plasson, avec José Van Dam et Hildegard Behrens, tous les autres personnages devant aussi être fortement caractérisés, avec notamment un éventail de voix féminines de haute qualité. Le troisième élément, un livret singulier, offre aux metteurs en scène une palette de possibles particulièrement ouverte.
De fait, l’Oper Frankfurt programme Guercœur sa saison prochaine dans une mise en scène de David Hermann, et le Theater Dortmund la saison suivante avec Oliver Py comme metteur en scène. L’Allemagne se met en état de marche après Osnabrück, qui suivra Strasbourg en France ?

On attend la France et notamment notre première scène nationale, qui serait bien inspirée de se réveiller après son long sommeil de 92 ans cette année, à moins que l’œuvre ne continuât de sentir le soufre dans un pays un peu bousculé politiquement ces derniers temps, fortement menacé par des forces politiques aux valeurs douteuses, sinon moisies.

Je n’entends pas écrire une critique supplémentaire de la représentation, d’abord parce que Wanderersite.com en a publié une excellente de David Verdier qui fait parfaitement le point sur le spectacle de Strasbourg et ensuite que c’est l’écoute de l’œuvre dans cette impressionnante réalisation musicale et les options de la mise en scène de Christof Loy qui ont fait naître en moi une foule de réflexions très diverses, une sorte de ballade multiple que je voudrais partager ici.

La chance avec une production (presque) princeps, c’est qu’elle permet d’asseoir une référence initiale, une base de lecture d’autant plus solide que le travail de Christof Loy est remarquable. Mais il faut éviter que cette première vision ne devienne une doxa: il faut au contraire au contraire permette de « gamberger » à partir de la nature d’une œuvre qui à mon avis n’a pas fini de nous dire des choses sur nous, sur le monde, sur la musique.

Mais d’abord, rappelons les éléments essentiels du livret.
Trois actes, un premier et un troisième acte qui se répondent (Chacun « Au Ciel ») et un deuxième acte (sur la Terre) divisé en trois tableaux.

Au premier acte, Au Ciel, Guercœur, qui a sauvé son peuple de la tyrannie a été emporté trop jeune, laissant sur terre son épouse aimée Giselle et son ami et disciple Heurtal. Il se morfond dans les Cieux où temps et espace ont disparu et où règnent les figures allégoriques Bonté, Beauté, Souffrance et Vérité. Devant ses plaintes, son insatisfaction et son insistance, Vérité à l’instigation de Souffrance décide de le renvoyer sur terre finir d’accomplir son œuvre et retrouver éventuellement amour et amitié, mais surtout de subir une leçon : il n’aurait pas éprouvé la souffrance sur Terre et il a urgent besoin de la connaître… (Souffrance soutient à la fin de l’acte I : Qu’il soit châtié dans son orgueil ! Il a vécu hors de mon atteinte ! qu’il revive pour me connaître !)

Guercœur (Stéphane Degout) Souffrance (Adriana Bignani Lesca)  © Klara Beck

L’acte II s’ouvre donc sur l’arrivée émerveillée (premier tableau « les illusions ») de Guercœur qui retrouve temps, espace et nature. Mais dès le deuxième tableau (« L’Amante ») on découvre Giselle et Heurtal enlacés, ils sont amants, même si Giselle est pétrie de remords d’avoir trahi son serment d’amour éternel sur le lit de mort de Guercœur. Heurtal en plein combat politique, disparaît pour aller le mener, et apparaît Guercœur, dont Giselle ne sait s’il s’agit d’un rêve ou de la réalité, d’un spectre ou d’un fantasme né de ses remords. Elle lui avoue quand même avoir trahi son serment et lui demande son pardon qu’il soit spectre ou réel. Guercœur ravagé par la souffrance le lui accorde. Giselle pourra enfin vivre son amour avec Heurtal sans remords. Elle a « fait son deuil » en quelque sorte.
Le troisième tableau s’intitule « Le peuple ». Et va confronter Guercœur à ceux qu’il avait libérés de la tyrannie. Il trouve Heurtal en face de lui, il le heurte littéralement et l’autre ne voit en lui au mieux qu’un spectre et au pire qu’un usurpateur. Heurtal est en train de conquérir le pouvoir au nom de l’ordre face au désordre. Le peuple est fatigué de la liberté et de l’indépendance qui lui ont été données et qui confinent à l’anarchie, il souhaite un-chef-un-vrai s’occupant de tout en lui garantissant le pain. Un « bon dictateur » en somme. Guercœur s’interpose dans les luttes et devient la cible de tous, comme la cause de tous les maux puisqu’il a offert une liberté que tous accusent de leur misère : alors tous le lynchent et il meurt sous leurs coups, tandis qu’Heurtal est porté au pouvoir.

Le troisième acte, Au Ciel, accueille de nouveau Guercœur qui a connu la souffrance et donc revient au Ciel dans une disposition bien différente, il a renoncé à l’absolutisme des sentiments et des idées, a connu la souffrance et tous les relativismes, il est prêt à accepter la paix du Ciel et la repentance :  ses premiers mots sont Pardon, repos, oubli.
Vérité prophétise alors la fin lointaine des temps agités pour la terre où se réaliseront les rêves de Guercœur, la réunion de l’humanité dans sa diversité quelles que soient leurs origines, leurs cultures et leurs langues. Et le dernier mot est Espoir.

Quelques observations initiales

La première observation qui saute évidemment aux yeux de tout wagnérien, c’est une structure de l’œuvre proche du Parsifal de Wagner avec deux actes similaires  et statiques(au Ciel) qui entourent un acte d’action (Sur la terre).
Les deux actes « célestes » sont  en effet nettement moins marqués par l’action et plus même si le premier acte est « au bord » de l’action, quand le dernier sonne comme une sorte d’oratorio, voire de Requiem pour Guercœur (dont les interventions sont très limitées) c’est un chœur des « déesses » au centre desquelles Vérité parie sur le futur.

Au Ciel, il nous est dit dès la première réplique du chœur que « Le temps n’est plus, L’Espace n’est plus » claire allusion à Zum Raum wird hier die Zeit de Parsifal (« Espace et temps ne font plus qu’un », Acte I)

Comme dans Parsifal, le deuxième acte est « humain », et donc plus théâtral, plus dialogué, plus vif aussi bien dans les premières scènes de l’intimité entre Giselle et Heurtal que celles où Giselle dialogue avec Guercœur, puis plus spectaculaire dans la deuxième partie avec les scènes de foule, de révolte et de lynchage, les scènes typiquement politiques sur lesquelles évidemment il faudra revenir.

Une réplique dans Parsifal est la clef : Amfortas ! Die Wunde où Parsifal perçoit le sens de son action et de sa mission : tout est clair, parce qu’il a éprouvé la compassion (Mit-Leid, c’est-à-dire souffrir avec : Durch Mitleid wissend, c’est la connaissance par la souffrance, la conscience que le partage de la souffrance fait avancer l’homme.
Dans Guercœur, très vite arrive au milieu du discours de Giselle qui lui avoue sa situation la réplique de Guercœur Je souffre ! repris un peu plus tard par Va, ne sache jamais l’horreur de ma torture.
Torture et souffrance.
Guercœur apprend ce qu’il ignorait jusque-là, lui aussi apprend par la souffrance. Lui aussi, Durch Mitleid wissend. Car le pardon à Giselle est plus qu’un acte d’amour, c’est un acte de renoncement, de ce renoncement dont il était question dans le premier acte, « renoncement seul charme de la vie, dit l’ombre d’une femme, qui prend en compte la relativité et la fragilité des choses.

Mais la démonstration n’est pas complète, Guercœur pense qu’il va trouver une sorte de compensation à sa souffrance par la joie du peuple le voyant revenu. Il trouve au contraire la mort. D’abord, s’il est reconnu, il est repoussé, rejeté par un peuple qui lui voue un fort ressentiment, et qui le rend responsable de sa misère. Et Heurtal refuse de voir en lui autre chose qu’un spectre ou qu’un sosie-usurpateur, en tous cas un obstacle sur sa route toute tracée du pouvoir.

Heurtal, qui a accompagné Guercœur comme disciple, arrive au pouvoir convaincu que le peuple ne sait pas user de la liberté qu’on lui a donnée et qu’il lui faut un maître : je sais comment on mate le lion populaire, que lui faut-il du pain, des coups. Guercœur surgit dans ce moment que l’on appelle un coup d’État où le mandat de Heurtal consul dépositaire du pouvoir arrive à échéance et où il va provoquer un soulèvement populaire pour l’y maintenir. De consul il deviendra dictateur. Un parcours césariste.

Au milieu des cris des révoltes et des vociférations, Guercœur use des mots de la raison contre la violence et la tyrannie, mais son pouvoir n’est plus. Il est lynché par les deux partis qui se combattaient, unis contre lui, vu comme le responsable de la situation.
Il meurt en disant : « Vérité, pardonne à mon orgueil ».

On trouve ici plusieurs éléments qui vont appeler à réflexion et développements, d’un côté le point de vue de Giselle qui mérite approfondissement, de l’autre, le mécanisme de la vindicte populaire et de son désir d’un homme fort est vu à la fois brièvement et de manière particulièrement acérée et juste par le livret. Tout cela pose des questions fortes, qui touchent à notre humanité mais aussi à notre présent et demande un regard attentif au texte.

La mise en scène de Christof Loy

Mais d’abord, puisqu’elle est notre vision de base, analysons les principes de la mise en scène de Christof Loy.
Christof Loy a entrepris de raconter l’histoire de manière linéaire, horizontale, centrée autour de l’expérience de Guercœur, dans ses rencontres successives au Ciel puis sur la Terre, comme une histoire édifiante, un conte moral dans une esthétique épurée de Johannes Leiacker et des costumes peu contrastés de Ursula Renzenbrink, donnant à l’univers scénique dans son ensemble un caractère assez unifié. Ce qui différencie le Ciel de la Terre est un mur, noir au Ciel qui efface les ombres et les individualités et dilue l’espace et blanc sur la terre qui au contraire accentue les ombres et donc focalise sur les formes des individus mieux identifiés. Mais ce sont semble-t-il les deux côtés d’une même monnaie, que l’installation sur une tournette renforce bien évidemment. C’est le même espace vide que Peter Brook n’aurait pas renié, avec les mêmes rares meubles et accessoires. Il s’agit bien d’épurer au maximum le cadre pour se concentrer sur les êtres, mais aussi donner l’idée d’un monde unique en version noir et blanc.
Le noir, ce sont les Déesses au Ciel, comme porteuses d’un deuil infini, le blanc, c’est Giselle, comme un symbole d’éternelle mariée (à qui ?), d’éternelle pureté, comme si elle était comme saisie dans le regard de Guercœur, immaculée. Heurtal est vêtu plus banalement comme un politique, costume trois pièces, l’uniforme qui fait sérieux et qui encourage à la confiance. Le col blanc cravaté : porté universellement par tous les politiques, gage (ou image ?) de sérieux.

Tout comme la chair, le Ciel est triste. Et malgré les déclarations de l’ombre du poète ou de l’ombre de la femme, on a l’impression d’un monde en attente, même s’il n’y a plus rien à attendre, où Guercœur, vêtu d’un complet « politique » gris est en fait comme dans les contes de fées, un « élément perturbateur » de l’ordre établi, puisqu’il est sans cesse en posture de refus lui, le défunt dont la première parole, le premier cri est vivre !. Le vilain petit canard du Ciel qui va mettre les autres au bord de la crise de nerfs, un « Amédée ou comment s’en débarrasser ».

On s’ennuie peut-être moins sur Terre, mais ça n’est guère plus enjoué. Même la joie affichée par le couple Giselle/Heurtal est ternie par les remords de Giselle, qui dans les bras de Heurtal a trahi son serment à Guercœur. Elle n’est pas heureuse…
Heurtal est amoureux de Giselle, mais possède la passion du pouvoir. Il est l’objet d’une tension politique où il joue son avenir. Il affiche devant Giselle une sérénité factice qui cache une situation politique où les factions se déchirent.

La terre est en somme, elle aussi perturbée.
Loy nous montre deux mondes parallèles traversés par le doute ou les épreuves, et nous susurre que Sur la Terre comme au Ciel, ce n’est pas si différent, voire superposable.
Ainsi dans une situation au total complexe, le personnage de Guercœur, l’élément perturbateur du premier acte,  ne serait-il pas, au final (au troisième acte) le sauveur des deux mondes, un super Parsifal en somme : au troisième acte, plus de problème, tout est apaisé et se focalise sur l’Espoir, et son passage sur la terre assez bref, a sauvé Giselle du remords et sauvé son couple (et les enfants à naître…) et sa mort libère définitivement la voie vers le pouvoir dictatorial d’Heurtal… Sur la Terre comme au Ciel… Guercœur à son cœur défendant a tout résolu.

Entre les deux monde, Loy a placé comme un sas, étonnant, inattendu, un tableau de Claude Gellée, dit le Lorrain, Paysage aux figures de Danse (1669) actuellement au Musée de L’Ermitage de Saint Petersbourg, seule tache de couleur dans le spectacle, qui selon Loy, peut évoquer le monde utopique évoqué par Vérité et dont rêve Guercœur. Il poursuit …On peut y contempler une nature généreuse accueillant des êtres humains qui vivent en harmonie entre eux et avec la nature.

Le tableau, structuré en trois parties, un Ciel lumineux, une nature bienveillante et apaisée avec ses éléments divers, arbres, lac ou rivière en arrière-plan dans le lointain très éclairé, quand le premier plan (où sont les hommes) est plus obscur. Que le tableau évoque la Terre et le Ciel, avec les hommes un peu écrasés sous cet ensemble est clairement une référence à la trame, mais ce qu’il évoque pour moi, c’est plus généralement, la place de l’art et de l’artiste entre les deux mondes, comme un passeur, comme si les deux mondes en avaient besoin l’un et l’autre, comme si l’Art était nécessité, voire impératif catégorique. Car l’Art représente aussi bien la Terre, les individus, leurs actions, les guerres, l’histoire, leurs rêves, que le Ciel, il suffit de penser au Jugement Dernier de Michel Ange et plus généralement tout le cycle de la Sixtine

C’est à la Renaissance que l’artiste (à partir de Raphael notamment) a acquis le statut de « créateur », et donc quelque part un statut « divin », car jusque-là le seul créateur était Dieu. L’Art est donc en quelque sorte la seule voie humaine en soi possible pour approcher la nature du divin et un monde « autre », parallèle, utopique ou non. Le décor de Leiacker représente ce tableau comme coincé, plié entre les deux mondes, comme s’il se hissait entre les deux avec difficulté, mais qu’en fait, sa seule présence créait déjà une autre humanité, parce que s’il n’y a pas d’art sans créateur, il n’y a pas d’art sans regard et sur scène une femme corsage blanc-jupe noire – et donc « Ying et Yang », Ciel et Terre – observe le tableau. L’art n’est jamais réductible à une fonction, notamment politique (certains voudraient ou ont voulu l’y contraindre), à un univers, mais il porte en fait le seul point de passage entre des univers. L’expérience artistique est la seule expérience humaine d’un autre univers. Et mettre ce tableau entre les deux mondes de Guercœur, c’est le placer entre nous et nous. C’est pour moi la plus belle idée de Loy, celle qui fait de l’Art en quelque sorte la seule solution, entre Celui qui croyait au ciel, Celui qui n’y croyait pas pour reprendre Aragon.

Par ailleurs, sa mise en scène très épurée est aussi très théâtrale et concentrée sur les personnages, les femmes et les hommes, leurs regards, leurs attitudes, leur mouvements, c’est évidemment clair au deuxième acte, le plus « théâtral », mais aussi au premier acte avec ces personnages vêtus de manière plutôt « propre sur eux », dans un Ciel très « politically correct », qui ont l’air de tourner en rond sans but, donnant exactement l’image de l’ennui que dénonce Guercœur. Ces ombres, gouvernées par des dames en noir sans parfum que sont les déesses n’évoquent en rien l’apaisement éternel. Le Ciel s’ennuie.

Mais ne dit-on pas que l’Enfer est moins ennuyeux que le Paradis ?… On le sait en littérature depuis Dante, dont on cite le plus souvent l’Enfer, comme si à lui seul il représentait la Divine Comédie. Mais c’est ce que nous enseigne aussi d’une autre manière Offenbach dans son Orphée aux Enfers… Ce qui frappe, qui n’est pas clairement dit, mais en même temps ressenti, c’est l’idée d’un Ciel en crise et Loy le montre par le seul mouvement des personnages et par les seuls jeux de regard, et par Guercœur, qui ose dire les choses.

J’ai écrit plus haut que Guercœur est à la fois élément perturbateur mais en même temps résolutif puisqu’à la fin en quelque sorte tout rentre dans l’ordre et tout est apaisé : la démonstration parabolique est faite.

Loy, très justement à mon avis, suit le livret sans ajouter de surinterprétation, on a parlé d’horizontalité, on pourrait parler de linéarité, ce qui laisse le livret être écouté (les chanteurs ont une articulation parfaite, en premier lieu Stéphane Degout, ce qui est, on va le voir, indispensable) et se dérouler, laissant le spectateur découvrir le texte et en même temps découvrir la musique. Il semble ne pas y avoir de place pour une surinterprétation, pas de place pour quelque chose qui aille au-delà, laissant le spectateur et son imaginaire à ses gamberges. Place à la fable, et la fable seule, selon le bon principe d’Aristote.

Que de questions en suspens

Loy par son approche nous laisse justement nous interroger sur le livret, sur cette « prose poétique » qui semble si simple, si directe et en même temps, si l’on rajoute le mot « poétique », nous apparaît comme « enrichie » de cet au-delà dont il était question ci-dessus.

Le Livret est structurellement conçu comme une leçon, une mise à l’épreuve. Et le fait même qu’il soit écrit en prose (certes dite poétique) accentue pour moi cet aspect de conte édifiant que des vers auraient peut-être un peu éloigné de l’auditeur : il y a dans le vers quelque chose d’élaboré, de construit, de discrètement spectaculaire qui éloigne le message et le fait passer par la fabrique d’une esthétique. La prose n’appelle pas ces considérations ; on en reste à Monsieur Jourdain :

  • Et comme l’on parle, qu’est-ce que c’est donc que cela ?
  • De la prose.
    (Molière, Le Bourgeois gentilhomme, II,6)

La prose à l’opéra est un choix d’abord théâtral, de ce théâtre en prose qui à l’époque est celui des comédies dramatiques à la Henry Becque, mais aussi de Maurice Maeterlinck dans Pelléas et Mélisande qui date de 1893, la même année de la publication de la Salomé d’Oscar Wilde (écrite en 1891), qui ne sera jouée qu’en 1896, elle aussi drame en prose soit peu avant le début de la composition de Guercœur. Le choix de la prose est donc un choix d’époque, et à l’opéra, de modernité. Un contemporain comme Edmond Rostand choisit au contraire essentiellement le vers à cette époque, dont il fait spectacle et jeu sur la parole (Cyrano… qui date de 1897) dans un classicisme populaire.

Le choix d’écrire son propre livret chez Magnard est évidemment influencé par Wagner, pour que le texte dans sa prosodie suive la musique, mais au contraire de Wagner il écrit en prose :  c’est le choix de l’accessibilité, à la différence d’un Wagner qui a toujours choisi le vers, et souvent dans une langue qu’on a dit torturée et faussement médiévale, sauf dans Meistersinger qui se doit comme comédie d’être directement accessible et « humaine ».

Il y a donc dans ce choix de Magnard un aspect didactique et de rapprochement de « l’humain » qui peut étonner parce que la structure et les personnages renvoient à des genres du passé. Les figures symboliques Bonté, Beauté, Souffrance et Vérité rappellent évidemment les allégories des opéras baroques qui préparent la trame qui va suivre et on pourrait presque structurer l’œuvre en un prologue (Acte I), l’opéra (acte II) et l’épilogue (acte III)…
Mais ce serait faire des Déesses des spectatrices, alors qu’elles sont aussi parties prenantes dans ce Ciel que j’ai décrit plus haut en crise et aussi dans l’acte II où Souffrance suit fidèlement et affectueusement Guercœur. Ce sont donc des personnages, plus que des allégories.

Au premier acte, en effet dans ce Ciel les déesses Bonté, Beauté, Souffrance et Vérité, consentent au retour de Guercœur parmi les hommes non par tolérance ou gentillesse, mais à la fois pour lui donner une leçon, s’en débarrasser pour un temps, mais sans doute l’instrumentaliser.

Guercœur est arrivé au Ciel dans une situation d’insatisfaction, celle du devoir non accompli, celle d’une vie encore à vivre, celle de l’action à conduire. Cette insatisfaction dure depuis deux ans. Mais deux ans au Ciel où Temps et l’Espace sont abolis, cela ne signifie rien. Sur Terre au contraire, c’est bien plus significatif et c’est un des non-dits du livret.
Les Déesses envoient Guercœur revenir sur la Terre parce qu’elles savent exactement ce qui va se passer : le livret est clair, et Vérité annonce exactement la suite : Rentre dans ta prison de joie et de douleur, Redeviens le jouet des faiblesses humaines, du désir, de la haine, de l’orgueil, de la honte (…) Que la mort te ramène libre, libre, libre ! Va Guercoeur, où tu crois retrouver l’amour et la gloire…

Tout est donc clair à la fin du premier acte et la linéarité choisie par Christof Loy correspond à la clarté du livret, qui annonce les épreuves. Les déesses mettent des épreuves sur le chemin de Guercœur… voilà un motif mythologique fréquent, et opératique qu’on retrouve aussi sous diverses formes dans des opéras particulièrement populaires, comme Die Zauberflöte, ou moins comme Cosi fan tutte. Mais, à la différence de bien des récits, on connaît la fin dès le premier acte :  Que la mort te ramène libre, libre, libre ! Va Guercoeur, où tu crois retrouver l’amour et la gloire… la seconde mort est inscrite, et l’échec également avec l’emploi de « tu crois »…
Ainsi tout semble filer avec une sorte de logique implacable : Guercœur est renvoyé sur terre pour mourir de ses illusions, se confrontant successivement à ce qu’il croyait être immuable, une construction éternelle de vie, ce que Thucydide (Guerre du Péloponnèse, I, 22) aurait appelé κτῆμα ἐς ἀεί (ktèma es aei, une œuvre impérissable) et qui n’est que changement.

Mais cette linéarité même de l’histoire, ce côté parabolique du livret mort et insatisfaction (au Ciel I), retour sur terre et désillusion, mort et apaisement (au Ciel II) qui souligne la fragilité des choses humaines et des constructions utopiques, est elle-même une illusion. La simplicité apparente du livret et du texte de Magnard mérite décryptage au sens où le texte est certes un modèle de concision et de concentration mais un mot ou une expression laissent entendre un au-delà des choses assez vertigineux.
Juste quelques exemples

Giselle (à Guercœur) : Tu étais le génie et la bonté, il est la jeunesse et l’amour.
Giselle ne parle d’amour qu’à propos de Heurtal. Elle n’en parle pas pour Guercœur ce qui relativise l’idée de « trahison »…

Heurtal (à Giselle) : Baste ! Le peuple souverain s’amuse
Claire allusion à un passage de L’Éducation sentimentale de Flaubert, la prise des Tuileries où Frédéric et Hussonnet observent le peuple envahir les Tuileries alors qu’il n’y a plus d’enjeu, tout détruire et s’amuser :
Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entr’ouverte, l’air hilare et stupide comme un magot. D’autres gravissaient l’estrade pour s’asseoir à sa place. — Quel mythe ! dit Hussonnet. Voilà le peuple souverain !
Flaubert analyse les désillusions de la révolution de 1848, qui aboutira assez vite à l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte et au coup d’État qui le porte à l’Empire. Il est difficile de penser que Magnard n’ait pas cette histoire encore proche en tête, d’autant qu’il connaît bien l’histoire de 1848 et qu’il vient de vivre la crise du Boulangisme.

Enfin dans les scènes de foule, le texte contient un grand nombre d’éléments qui montrent au-delà des vociférations des mécanismes politiques connus et qui donnent à ce texte une actualité cinglante, nous y reviendrons.

Un livret pas si linéaire

C’est pourquoi l’apparente linéarité et clarté du récit cache en réalité de bien plus grandes complexités qui ont trait à notre fonctionnement comme individus, comme collectivité, mais aussi et à travers Guercœur et Heurtal au fonctionnement de deux types de pouvoir aussi problématiques l’un que l’autre, ce qui rend le constat général assez vertigineux, si on considère chaque personnage et chaque position. Et dans ce maelstrom, les déesses, qui sont en quelque sorte les « Valeurs » qu’on invoque tant et tant de nos jours, restent impuissantes au total, se réfugiant dans un futur lointain, si lointain qu’il en perd toute possibilité réalisable ou représentable.

La question posée est moins celle de la découverte par Guercœur que tout a une fin et que les serments peuvent aussi n’être pas tenus, pas forcément d’ailleurs par mauvaise volonté mais qu’il faut nécessairement accepter la relativité du monde. Il s’agit de prendre en compte le monde et l’humanité dans son imperfection, plutôt que de penser monde et humanité comme une construction théorique immuable.
On a parlé de Platon, mais la construction platonicienne est impossible à pratiquer dans le monde sensible. On en revient toujours à Rousseau : « il en coûte peu de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer » leçon de relativité que Rousseau le prescripteur vit d’ailleurs lui-aussi dans sa chair.
Or Guercœur a pratiqué l’impossible dans sa première vie et en cela il est vécu non comme un être parmi les autres mais comme une sorte de figure théorique, différente des autres hommes ; l’altérité idéale en quelque sorte.

Guercœur ou l’hybris

D’abord, une petite incise sur le nom, Guercœur, composé ad-hoc. On pense immédiatement à un univers qui a des liens avec la chevalerie, comme un nom de Bande-dessinée de type « Prince Vaillant ».. Le chevalier, c’est celui qui a une morale, un code, du cœur au sens double de cœur-courage et cœur- sentiment, et qui éventuellement fait la guerre et combat ce qui correspond au profil du personnage, combattant de la liberté et de l’humanisme. Lacan aurait peut-être fait remarquer aussi que guer renvoie aussi bien à guerre que guère, et que dans ce dernier cas, (guère-cœur, guère de cœur) cela n’était pas fort flatteur pour le héros. Mais gageons que Lacan n’était pas né à la fin du XIXe, et que Freud lui-même n’avait pas encore installé la psychanalyse dans le paysage, disons simplement qu’il y a dans ce nom même un aspect héroïque et positif, et un autre qui l’est moins…

Vérité (Catherine Hunold) Guercœur (Stéphane Degout)© Klara Beck

 

Alain Perroux dans son texte du programme de salle rappelle que l’idée de Guercœur germa (l’anecdote n’est pas vérifiée) en Alberic Magnard lorsque son père Francis attira son attention sur un passage de Bossuet tiré de l’Oraison funèbre de Michel le Tellier qui donne clairement le fil de l’idée centrale de l’œuvre : « Ah ! Si quelques générations, que dis-je ? si quelques années après votre mort vous reveniez, hommes oubliés, au milieu du monde, vous vous hâteriez de rentrer dans vos tombeaux pour ne voir pas votre nom terni, votre mémoire abolie, et votre prévoyance trompée dans vos amis, dans vos créatures, et plus encore dans vos héritiers ! ». C’est un topos de la mythologie et de la littérature que le retour d’un mort au milieu des vivants, voire le retour tardif d’un vivant qu’on avait fini par croire mort, par exemple, Thésée, cf Racine, Phèdre II,5 :
On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie ;

La pièce de Racine éclaire d’ailleurs ce type de mécanisme. La supposée mort de Thésée, qui faisait peser vivant une ambiance paralysante, libère la parole et l’explosion des sentiments, de Phèdre à Hippolyte, mais aussi d’Hippolyte à Aricie.
Toute l’analyse du personnage est donc conduite par l’idée d’une confrontation avec une humanité oublieuse qui d’une certaine manière porterait la faute. Une idée qu’on retrouve aussi bien entendu dans le récit biblique de la Chute.
Soulignant, comme dit Perroux dans son texte, « le caractère versatile de l’âme mortelle et la dimension éphémère de l’action humaine », le livret de Magnard insisterait sur les illusions de Guercœur (c’est d’ailleurs le titre du premier tableau de l’acte II) et en ferait une parabole de plus dans la grande tradition de la littérature et des mythologies occidentales.
Mais ce serait limiter la portée de l’œuvre, évidemment soutenue par d’autres fondements, Platon, Bossuet, Racine, mais aussi Corneille : Magnard connaissait sans doute Suréna et son Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir prononcé par Eurydice, dont le nom même, rappelle étrangement le mythe d’Orphée.  Magnard connaît aussi l’histoire de l’opéra, puisque l’œuvre s’intitule Tragédie en musique rappelant les tragédies lyriques de Lully et Rameau, mais aussi Monteverdi dont L’Incoronazione di Poppea qui s’intitule Dramma per musica, qui commence d’ailleurs par un prologue où des figures allégoriques, Fortuna, Virtù et Amore débattent, même si les figures de Beauté, Bonté, Vérité et Souffrance sont traitées de manière très différente que dans la tradition baroque.

On a beaucoup écrit et réfléchi sur l’expérience de la désillusion, sur la versatilité humaine, et sur le parcours parabolique de Guercœur, mais si le livret de Magnard s’arrêtait à ces considérations, nous resterions en terrain connu et labouré, et n’aurions guère que la musique à vraiment admirer pour sa puissance et sa singularité.
Pourtant, à lire et relire ce livret, on reste frappé à la fois par sa concision et la beauté du texte, et en même temps par les innombrables ouvertures à une réflexion multiple sur la condition du monde, qui n’a rien perdu de son actualité.

 

Tu étais le génie et la bonté

On ferait une erreur en croyant à une histoire édifiante où Guercœur, génie et bonté (selon les termes de Giselle) serait confronté à son retour sur terre aux infidèles (Giselle, Heurtal et le peuple), coupables de ne pas avoir respecté leurs serments ou suivi ses préceptes.
L’histoire de Guercœur n’est donc pas seulement la découverte de l’étendue des trahisons diverses mais peut-être aussi de découvrir trop tard d’avoir été dans l’erreur dès sa (première) vie.
Être appelé Maître, cela induit des relations particulières : Heurtal est son disciple et Giselle l’appelle aussi maître (Maître, maître, pardonne moi), ce qui induit une relation hiérarchisée d’abord, éventuellement affective ensuite, mais la relation affective avec un maître n’a rien à voir avec l’amitié ou l’amour qu’on a pour son égal. Quand Giselle le veille sur son lit de mort, trois mots le qualifient, héros, tribun, poète et le ressort est ici l’admiration, mais pas l’amour. On ne sent pas d’intimité dans cette relation, et d’ailleurs, le couple est stérile. Par ailleurs plus tard à Heurtal, elle affirme en parlant de Guercœur Grande, sainte Bonté, le plaçant encore et toujours dans un autre ordre au sens pascalien du terme.
De son côté, Heurtal l’appelle aussi Le Maître, (Folle ! Le maître t’a légué sa demeure), mais avec plus de distance (Giselle, pourquoi rappeler le passé) qui est celle de celui qui a remisé le passé et n’est occupé que par le présent.

Guercœur dans sa première vie a suscité l’adhésion, l’admiration, et a peut-être exercé un pouvoir éclairé, mais dans lequel il n’y avait pas de place pour un autre autonome. Ainsi, il a peut-être fait le bien, il a peut-être fait très bien voire plus, mais il est enfermé dans sa propre logique, où l’autre n’a de place que théorique, en ce qu’il ne s’oppose jamais et n’est mu que par l’admiration. C’est dans ce sens que le dicton populaire dit que le « mieux » est quelquefois l’ennemi du « bien ».
C’est une chaîne de dépendances qu’il a installé autour de lui, comme le gourou d’une secte quelconque, comme le « grand homme » inaccessible, infaillible, une figure et non un simple humain. Appeler l’être aimé maître implique une hiérarchie, au mieux acceptée, au mieux partagée, qui fait de soi un dépendant, où la liberté entre peu, une sorte d’esclave consenti si l’on veut en appliquer la dialectique maître-esclave. Ainsi celui qui rend la liberté au peuple crée aussi un réseau de dépendances autour de lui qui l’isole et l’empêche de considérer le réel pour n’en voir que ce qui lui convient
D’où l’absence de souffrance puisque rien ne lui résiste, affectivement, politiquement et apparemment.

C’est pourquoi cette histoire reste pour moi profondément réaliste, parce qu’elle raconte la résistance des réalités contre les rêves.
L’Histoire est remplie de ces mouvements qui de rêves initiaux conduisent aux catastrophes, Robespierre l’incorruptible, quasiment déifié lors de la fête de l’Être suprême, et qui tombe parce qu’il a forcé le réel au nom d’utopies qui ont viré à l’aigre, à la Terreur et à la dictature, et puis la longue histoire des idéologies auxquelles on croit et auxquelles on se donne, et qui s’effritent et s’autodétruisent, ou détruisent le monde autour d’eux. Vouloir le « Bien » (encore faut-il savoir lequel) contre le mur du réel, c’est conduire à la catastrophe ou à l’autodestruction. Et les sociétés alors punissent ceux qui prêchent un Bien dont elles ne veulent pas, ou qui devient gênant pour le fonctionnement des relations établies (voir Socrate).
Sur le plan individuel, Guercœur sur son lit de mort fait promettre à Giselle une fidélité par-delà la mort : au nom de ses propres valeurs, de son propre monde, de son propre amour peut-être, mais il fait évidemment ce qu’on appelle un « chantage affectif ». Imagine-t-on Giselle auprès de l’être qu’elle admire et qui va mourir ne pas se soumettre formellement à ce serment ? Son seul effet est d’apaiser Guercœur, (Une joie éclaira son visage, il mourut doucement, déclare-t-elle) faisant peser sur la jeune femme un engagement terrible post-mortem.
Alors dans cette vie qu’appelle Guercœur au début de l’œuvre, il ne revendique en fait qu’un « Je » agissant sur les autres : le livret est à ce titre encore une fois juste et subtil. À Guercœur qui crie au premier acte :  ne regrettez-vous pas le bonheur d’aimer ? Aimer, aimer ! , l’ombre d’une femme répond : Frère, j’eus le bonheur d’aimer et d’être aimée
L’un dit aimer, l’autre répond, aimer et être aimée. Tout le nœud est là, d’un Guercœur qui pense à l’action, à l’actif, mais jamais au passif : Penser, agir, créer ! Il continue : Je ne puis oublier les heures de triomphe et de tendresse. Guercœur ne peut se représenter autre chose que lui-même en triomphe, entouré d’amour d’amitié et de clameurs joyeuses.

Il est atteint d’un incommensurable orgueil, l’Hybris (ὕϐρις) grec de celui qui est persuadé que le monde tourne autour de lui, enivré par « l’excès de pouvoir et de ce vertige qu’engendre un succès trop continu » (l’expression vient de Wikipedia mais elle s’applique parfaitement au cas qui nous occupe).
Guercœur n’est pas un méchant, ni un nuisible mais un aveugle et un sourd qui n’écoute pas les autres : il n’écoute pas l’ombre du poète qui notamment lui décrit exactement ce qui va lui arriver au deuxième acte et il n’écoute pas Vérité non plus :  crois-tu l’amour plus fort que la mort, l’amante et le peuple fidèles au souvenir ? aveuglé par un Je omnipotent : huit fois je ou me dans la réplique qui précède ces questions posées par Vérité.

 

Face à cet aveuglement qui sera vite dessillé, le livret fait aussi place aux autres, chacun dans sa modalité : Giselle, Heurtal et le peuple y sont chacun dessinés d’une manière spécifique, qui éclaire la lucidité de Magnard, son réalisme et son humanité, le tout construit comme des visites successives de Guercœur, chacune devenant une douleur nouvelle. Là est la parabole presque dantesque de ce livret : il y a dans ces rencontres successives comme un parcours infernal qui enfonce dans la douleur et fait évidemment de la Terre l’Enfer qu’il n’a pas connu jusque-là.

Stéphane Degout (Guercoeur) Antoinette Dennefeld (Giselle) © Klara Beck

Giselle ou l’humanité

Des trois noms des protagonistes, celui de Giselle semble le plus ordinaire, mais c’est un faux semblant. Il est clair en effet que le choix de ce nom est dicté par l’archétype du ballet romantique, Giselle d’Adolphe Adam, une des grandes références culturelles du spectacle du XIXe, où Giselle meurt en apprenant que celui qu’elle aime, Albrecht, est promis à une princesse. Elle devient une Willi, esprit d’une jeune fille vierge. La reine des Willis condamne Albrecht à danser jusqu’à épuisement et mort, mais il est sauvé par Giselle. Le ballet est un des nombreux symboles de l’amour qui persiste par-delà la mort, et rappelle évidemment le mythe d’Orphée et d’Eurydice en version romantique. La thématique de l’œuvre et le retour à la vie de Guercœur dont le premier geste est de retrouver Giselle ne peut évidemment être un hasard. Mais Giselle de Magnard n’est ni un pur esprit, ni romantique. Son nom même, rappelant l’amour éternel, renforce encore si besoin était la désillusion.

La rencontre avec Giselle est d’une vraie justesse humaine. Giselle répond à Guercœur sans savoir exactement si c’est lui, ou un spectre ou un rêve, mais elle oppose à ce Guercœur être ou fantôme, intrusif et décidé (donne-moi tes lèvres) sa honte, peut-être, mais aussi son refus. C’est la rencontre la première et la plus décisive parce que si Giselle la « dédiée » a « failli » à son serment, il y a fort à parier que les autres (Heurtal et le peuple) n’auront pas mieux fait…
Dans le livret les paroles de Giselle n’ont rien de grandiloquent, rien de tragique, rien même de dramatique, elles disent simplement et sans fard ce qui est, et du même coup, disent l’humanité et la douleur.
Suivons son discours :
Quand la mort vint ternir tes yeux de héros (…). Je croyais te suivre au tombeau. La mort m’épargna…
Guercœur et Giselle ne sont pas Tristan et Yseult, c’est la première donnée, presque définitive, confirmée par l’expression si simple. Hélas ! j’aimais encore la vie.
C’est-à-dire la possibilité d’un futur. Il y a un futur après Guercœur, même si ce futur passe d’abord par l’évocation de sa mémoire : les regrets, les souvenirs communs m’unissaient à Heurtal, ton disciple une réplique qu’un bel alexandrin conclut :

J’ai pleuré près de lui par les beaux soirs d’été.
Si on en faisait l’analyse racinienne, on verrait dans ce « vers » une sorte d’apaisement donné par l’absence de ponctuation, de souvenir d’un bonheur discret construit par l’opposition entre J’ai pleuré et beaux soirs d’été modulé par près de lui qui est début de consolation.
Guercœur ne s’y trompe pas, qui l’interrompt par « Je souffre ! »

Suit ensuite un moment d’une rare poésie, de cette concision qui dit tout du parcours de la jeune femme, et qui rappelle le vers de Baudelaire :

Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.
Il y a chez Giselle l’expression de la franchise, peut-être terrible mais qui grandit en même temps cette humanité qu’on croyait volatile et qui paradoxalement la rend encore plus digne d’être aimée par Guercœur, augmentant sa souffrance.
Mon désespoir devint tristesse, ma tristesse mélancolie, et j’ai trouvé du charme à ma mélancolie… Même si la mélancolie est une affection psychique grave, plus grave que la tristesse, le mot est utilisé ici dans son sens littéraire, puisque Magnard établit une gradation descendante du désespoir à la mélancolie, une sorte d’état d’âme (Baudelaire dirait « le spleen ») qui se conclut par et j’ai trouvé du charme à ma mélancolie, autre alexandrin conclusif qui fait presque passer la mélancolie au rang de motif littéraire et pourquoi pas ? de séduction, puisqu’aussitôt après Giselle annonce : Maître, j’ai succombé dans ce langage un peu précieux de la carte du Tendre ou de la guerre amoureuse.

Magnard consciemment ou non parcourt avec Giselle face à Heurtal une carte du Tendre qui illustrerait presque Montaigne “Parce que c’était lui ; parce que c’était moi”.

Si Guercœur dans un premier moment refuse d’entendre, n’y voit que le parjure, la trahison de l’amour, et renvoie Giselle à la justice divine, celle-ci utilise l’argument définitif. Elle est heureuse avec Heurtal, certes, mais reste poursuivie par le remords, elle l’a dit dès la scène 1 du deuxième tableau intitulé « L’amante » : Heurtal, je suis heureuse, heureuse, mais parfois des remords me troublent, d’autant plus forts que leur relation a pour cadre l’ancienne demeure de Guercœur. Or, elle laisse entendre qu’elle est enceinte : Prends pitié de la mère !
Signe que désormais elle a construit non seulement son futur, mais une famille, que le couple n’est pas infatuation mais véritable installation dans un cadre qui a été refusé à Guercœur. Giselle mère, c’est ce plus que lui n’a pas eu, signe peut-être de l’imperfection du couple qu’il formait.
Elle expose sa souffrance, qui fait écho à la sienne, il y a souffrance commune (« Mit-Leid ») ; et il pardonne, avec cette pointe de condescendance dont il ne peut se départir en la qualifiant d’enfant. « Enfant, enfant, je te pardonne », une lointaine évocation du christique « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ».

Giselle alors est libérée du poids du remords : Guercœur m’est apparu (…), il me pardonnait notre tendresse. Oh Maintenant je suis à, toi sans regrets, sans remords. Prends-moi toute, Heurtal ! Prends-moi, je t’aime ! elle dispose librement de son corps et surtout de son désir. Plusieurs fois dans le texte, elle fait claire allusion à leurs ébats physiques (Heurtal, doux amant qui m’a réjouie dans mon âme et dans ma chair ! ).

En bref, elle vit.

Ah!
Je veux vivre
Dans ce rêve qui m’enivre;

(Air de Juliette dans Roméo et Juliette de Gounod)

Dans ce parcours vers la libération décrit par le livret de Magnard, ce n’est pas seulement le pardon de Guercœur qui me semble intéressant, signe de son premier acte de composition avec la réalité, de renoncement, mais c’est aussi une vision de l’humanité qui n’est pas cette humanité ingrate qu’on pourrait voir dans la parabole décrite dans ce récit ou chez Bossuet. En exprimant par des mots simples et précis le parcours de Giselle de la douleur et du désespoir aux retrouvailles avec la joie Heurtal a fait refleurir la joie dans mon âme dit-elle. Il y a ce qu’on appelle aujourd’hui le parcours du deuil, qui conduit celui qui reste du désespoir initial à la vie, et donc à un futur ouvert.
Vivre, c’est décider d’avoir un futur, sans l’être disparu.
Vivre c’est donc forcément refermer le Livre des Morts. Les anciens égyptiens munissaient le mort de tous ses viatiques pour son « autre » vie, en prenant bien soin de refermer la tombe, de la dissimuler, avec entre les vivants et les morts ce long fleuve de vie qu’était le Nil. Cela n’empêche ni le souvenir, ni la mélancolie passagère, ni les signes des passages dans cette vie des disparus, mais la vie n’appartient qu’aux vivants, quoi qu’ils fassent et quoiqu’ils en fassent. C’est le sens de l’expression tant employée aujourd’hui de « faire son deuil », c’est-à-dire acter que le mort est définitivement sur l’autre rive et qu’il ne reviendra pas.

Tout ce qui suit aujourd’hui la mort d’un être aimé, les rites, les héritages, les notaires, les ventes, la dispersion des objets est une manière de fermer le livre pour ne garder (ou pas d’ailleurs) que l’indispensable qui donne sens à votre vie, votre passé, votre histoire. Si dans la réalité (et non dans les contes, les mythes ou les paraboles) un de nos disparus revenait, où le mettre puisque par définition, il n’a plus sa place au monde, il n’a plus d’espace ni de biens. C’est cette parabole là que Magnard très discrètement et très humainement esquisse, et sans aucun jugement moral, puisque Giselle explose de vie dès qu’elle est pardonnée. Il n’accuse pas les vivants d’être oublieux, il acte le nécessaire cycle de vie qui fait que le mort n’a plus rien à faire au monde, qu’on le regrette, qu’on l’honore, qu’on le glorifie ou qu’on le voue aux gémonies. Il persiste dans les mémoires, peut-être, mais il ne peut perturber les vies.

Ce que donne Magnard, c’est d’abord en ce deuxième acte, à travers le personnage de Giselle, une leçon d’humanité, faisant de Giselle ce modèle loin de l’héroïsme, qui a trouvé son loculus où continuer de vivre.

Elle est à l’opposé de la grandiloquence de Guercœur, mais pour la première fois, elle lui donne une leçon : le Maître, pour la première fois, c’est elle. Et que le Maître soit une femme est pour moi assez signifiant aussi de l’esprit de Magnard et de sa subtilité.

Ainsi donc, cette humanité dont parle Bossuet du haut de sa chaire n’est pas à travers Giselle si négative, si insouciante, ou « insoucieuse », elle est ce fardeau qu’on tire et qu’on appelle la vie, et que toute humanité a en partage.
Du côté de Guercœur, la rencontre avec Giselle, la première des rencontres, sanctionne la première souffrance, et impose le pardon, le premier renoncement, qui impose à Guercœur qui pensait « absolu » la relativité des choses.
Le pardon est l’un des « outils » qui rend possible la vie en société, au même titre que les excuses, les négociations, tout ce qui fait composer avec l’autre et avec le monde tel qu’il est C’était le premier pas de Guercœur dans la « vraie » vie, sans doute le plus difficile…

Avec Heurtal et le peuple, nous abordons les rencontres plus « politiques ».

Giselle (Antoinette Dennefeld), Heurtal (Julien Henric) © Klara Beck

Heurtal

Le nom Heurtal d’emblée ne fait pas rêver, au contraire de « Guercœur » ou de « Giselle » : il évoque le verbe heurter, « entrer brutalement en contact », et au sens abstrait contrarier. De la même famille le verbe anglais to hurt, qui signifie blesser ; immédiatement le champ lexical renvoie au conflit, à la violence, à la blessure physique et morale et le nom sonne presque comme brutal, confié pourtant à une voix de ténor. Il est perçu immédiatement comme négatif, dans un opéra inhabituel où le baryton aime la mezzo, et le ténor la lui a volé… C’est tout le schéma de l’opéra romantique qui est mis à bas.
Heurtal, le Judas de l’affaire… 

Le cas de Heurtal est donc différent, parce qu’il touche à la fois le sentiment (l’amitié) et les idées (la politique) et il est aussi différemment traité : il n’y aura pas de vrai dialogue avec Heurtal. Heurtal est d’abord celui qui lui a pris Giselle, et donc celui qui a trahi l’amitié. C’est pourquoi Guercœur élimine Heurtal quand il lance à Giselle : l’amour m’a trahi, la sainte liberté me reste. Le peuple m’est fidèle. Par fidèle, il faut entendre évidemment l’antithèse de Giselle (et de Heurtal) qui ne l’ont pas été.
Ainsi la question de l’amitié ne se pose plus alors que Guercœur lui lance à la première rencontre dans sa maison : Oses-tu frapper ton maître, Heurtal ? Honore toujours l’amitié, l’amour, la liberté ! qui sonne à la fois ironique et menaçant.

Heurtal ne se pose pas la question de la réalité de Guercœur, il a déjà déclaré à Giselle Pourquoi rappeler le passé. Il range l’apparition dans deux catégories possibles, celle de l’imposteur comptant sur sa ressemblance avec le héros mort (et donc agissant seul), celle du fou manœuvré par ses ennemis et dans ce cas il se fie à l’absence de mémoire du peuple.

Heurtal est le disciple à qui Guercœur a laissé le pouvoir. Mais le disciple a aimé le pouvoir, et moins les idées qu’il était censé suivre. Il a abandonné la ligne et a tourné définitivement la page… C’est la déviance vers le mauvais gouvernement.

C’est le goût du pouvoir qui lui fait « faire son deuil », et il a reçu Giselle en « héritage ». Il est pour tous le successeur de Guercœur en toute légitimité, Giselle comprise et donc quand Guercœur lui apparaît, il lui refuse toute réalité, en toute logique. Au contraire de Giselle, il n’a rien promis sur le lit de mort et il a tout reçu : il a joui de l’exercice du pouvoir, ce qui est pour lui la nouveauté… De disciple, il est passé « maître », comme l’appellent ses partisans : C’est le sauveur et c’est le maître !
Il profite du moment présent, à plein. Installé dans le présent, il a fait le deuil des utopies et des rêves : Guercœur m’a transmis ses pouvoirs, mais non ses rêveries. Et dans cette transmission, ce qui compte pour Heurtal, c’est le pouvoir en pur politique tacticien du présent, sans vision.
Il est le pur politique qui vise la tyrannie, pour Giselle qu’il aime, et pour lui. Le couple de tyrans, c’est une figure dans la littérature (Macbeth) et dans l’histoire, même si Giselle ne semble pas vraiment impliquée : elle exprime plutôt des craintes, Écoute ces clameurs sauvages ou bien j’ai peur aussi Heurtal, l’émeute gronde dans la ville et la fureur des foules est aveugle !.
Elle restera en dehors des événements
Ce qui intéresse Magnard, c’est de montrer dans son livret les mécanismes d’ambition qui conduisent l’acte politique. Autant il est clair qu’il élève Giselle a un degré de dignité qui mérite le pardon de Guercœur autant il n’a pour Heurtal aucun scrupule du même ordre.
On retrouve là l’observateur impitoyable des jeux politiques les plus traditionnels avec ses références, César, Napoléon, mais aussi Napoléon III. Heurtal s’exprime en effet d’une manière caricaturale lorsqu’il parle du peuple Je sais comment on mate le lion populaire. Que lui faut-il ? Du pain, des coups.
En deux mots qu’il explicite ensuite, il exprime sa philosophie politique Du pain et des coups. Les peuples acceptent les dictatures si on leur garantit le pain. Cette politique n’a-t-elle pas été celle du PC chinois depuis Deng Xiaoping ? Ou celle de ce qu’on appelle les démocraties dites illibérales, donner des satisfactions matérielles qui puissent être une garantie de pérennité politique. Il y a là la vision claire d’un moteur des dictatures.
Heurtal a rangé les idées de Guercœur dans les utopies : ayant le pouvoir, mais n’ayant pas le charisme du « tribun », il est contraint aux basses œuvres s’il veut maintenir son autorité.
Chacune de ses interventions affine la mécanique décrite d’un coup d’État en cours : mater les révoltes (il emploie le mot), s’appuyer sur un groupe compact de partisans, et promettre des lendemains qui chantent.
Toute la scène de la révolte, que nous regarderons du côté du peuple, se conclut par un discours de Heurtal entrecoupé de vociférations qui suit ce chemin.

  • Citoyens…
    Heurtal s’adresse au citoyen, qui appartient à la cité et qui vote, il entérine implicitement ainsi l’idée de démocratie introduite par Guercœur (alors qu’il a dit précédemment à Giselle, désormais je crois à l’esclavage)
  • Vous m’avez donné la dictature ! je serai digne de votre confiance.

Captatio benevolentiae, les vociférations montrent que ce n’est pas encore tout à fait le cas, mais faire comme si fait effet de réalité. Il continue la fiction d‘une dictature conférée par le peuple… Notre monde d’aujourd’hui est rempli d’exemples, dernier en date, la dernière élection de Vladimir Poutine.

  • L’heure est critique
  • Notre belle cité sombre dans l’anarchie

Deux affirmations qui visent à justifier son intervention comme sauveur.

  • Les riches ont fui

La cité a besoin des riches pour que faire travailler et vivre les pauvres, mais a aussi besoin des capitaux, et les scandales capitalistes de la IIIe république sont encore récents (Panama), qui ont provoqué le boulangisme et risqué de faire vaciller le nouveau régime.

  • Les pauvres ont faim

Pas de travail fourni par les riches, et donc l’argent ne circule plus et crée la pauvreté.

  • C’est bientôt pour nous ruine et souffrance

Première conséquence, la menace de chaos.

  • Et si quelque ennemi franchissait la frontière, nous tomberions à sa merci.

Claire évocation de mécanismes politiques bien connus et de toutes les époques, où le responsable, c’est l’Autre, pour provoquer un mécanisme de repli sur la défense identitaire. Toute allusion à des phénomènes d’une brûlante actualité n’est évidemment pas fortuite.
Consul, j’étais sans armes devant le péril. Dictateur, Je ramènerai l’ordre…

J’avais une fonction de régulateur et d’apaisement héritée de Guercœur, qui me laissait spectateur passif ; dictateur, je serai actif. Manière de souligner qu’il était prisonnier d’une situation qu’il n’avait pas créée.

  • Je sais… il est des misérables qui vont prêchant le meurtre, l’incendie, et vivent des malheurs du peuple. Traitres, je ne crains pas vos menaces. Dès ce soir, j’aurai raison de vous

Après l’ennemi possible de l’extérieur, les ennemis de l’intérieur, qui nourrissent le chaos. Nourrir le chaos, c’est être un traître. Et donc les traitres seront punis c’est-à-dire simplement les opposants (appelés dans le livret « ennemis »). Premier devoir des dictateurs, mater les oppositions.

Comme on le voit en quelques phrases, Heurtal déclenche tous les ressorts des mécanismes politiques qui mènent à la dictature, s’appuyant sur le « peuple » on le dirait aujourd’hui « populiste », et tous ces mécanismes sont reconnaissables dans notre bel aujourd’hui… Ce petit texte applique une grille de lecture impitoyable.

Guercœur évidemment saisit tout le sous-texte, les intentions et les mécanismes qui se mettent en place. Mais il est seul, ne représente plus que lui-même, un souvenir, plutôt honni, mais qui fut l’ami de Heurtal qui a hérité de son pouvoir. Voir ce Guercœur se dresser ne peut être qu’imposture. Mieux : les temps ne sont plus au discours sur la liberté, devenue « licence » et « anarchie » et du même coup, Guercœur, vrai ou faux, imposteur ou non, est d’un autre temps et doit être éliminé, il fait forcément partie des traîtres..

Écoutons encore Heurtal quand Guercœur hurle « arrête, arrête, arrête »

  • Cet homme est fou
  • N’écoutez pas le malheureux a perdu la raison

Premier moment, faire passer Guercœur, seul contre tous, qui n’a que la force de la parole, et d’une parole dont on ne connaît pas l’origine (est-ce Guercœur ou son sosie…) pour un fou, un malheureux, un inoffensif alors qu’il désigne Heurtal comme La honte.

  • Qu’on en finisse avec cet idiot

La didascalie dit « perdant son sang-froid » qui peut laisser entendre qu’Heurtal a reconnu le tribun et croit d’une manière ou d’une autre à cette présence. Une seule solution alors, sonner l’hallali : « qu’on en finisse ».

  • L’imposteur, Amis, à moi !

Heurtal, dit la didascalie, « descend précipitamment de la tribune », en d’autres termes, il prend peur, et appelle à l’aide pour le mettre hors d’état de nuire. C’est l’appel à la violence.

Il avait déjà tué le père politiquement, il le tue ou le fait tuer effectivement. Guercœur est éliminé de l’horizon.

 

Le peuple

Le peuple, Guercœur (Stéphane Degout), Heurtal (Julien Henric) © Klara Beck

C’est peut-être le moment le plus étonnant du livret, qui constitue le troisième tableau du deuxième acte, « le peuple ». Correspondant à la troisième désillusion de Guercœur, après l’amour et l’amitié. Moment étonnant, non dépourvu de ce qu’on a appelé une certaine « naïveté » où les réactions du « peuple » sont méthodiquement exposées et concentrées, résumant les éléments essentiels de la crise qui porte Heurtal au pouvoir.
Le texte est concentré en trois scènes assez courtes, et les didascalies sont longues, décrivant scrupuleusement le décor, une place publique, une sorte d’agora, celle de l’hôtel de ville à l’intérieur duquel se déroulent des débats qu’on entend sans les voir. Trois groupes, les femmes (scène I), les partisans de Heurtal et ses ennemis. (scène II) et la victoire de Heurtal (Scène III), constituant un mouvement continu en crescendo, discussions, violences verbales et insultes, puis violences physique et sang,  contre lequel Guercœur ne pourra rien, isolé et bientôt lynché.

La concentration en peu de temps de tous les arguments ne tourne pas pourtant à la simplification, car le livret de Magnard surprend une fois de plus par sa précision et sa pertinence dans la manière dont il présente la situation.
C’est sans discussion le moment le plus politique, et aussi le plus grinçant parce qu’il souligne à la fois l’échec de Guercœur, incapable de se faire entendre, mais arrive à donner un éventail d’attitudes et d’opinions qui éclairent la situation, emblème de bien des situations de crise.
Les femmes ont une scène assez longue et une expression particulièrement développée où elles demandent du pain, discret rappel de la marche des 5 et 6 octobre 1789 à Versailles où les femmes réclamèrent du pain et ramenèrent le roi à Paris Elles sont sur la place publique où l’on entend les débats houleux venus de l’intérieur de l’hôtel de ville. En apercevant Guercœur, sans s’interroger sur la nature de cette présence elles l’accusent de leur avoir donné la liberté, qui ne donne pas le pain… Elles le maudissent…
Les grands principes ne donnent pas à manger, et la loi économique prime sur tous les principes. Qu’est-ce que la liberté dans la misère ? Il y a là tout un débat qui s’ouvre ou qui pourrait s’ouvrir sur Guercœur mort trop tôt pour aller jusqu’au bout de son projet, mais en même temps sur la disparition du héros, du tribun qui fédérait et qui laisse le peuple orphelin et sans guide. C’est l’histoire biblique du Veau d’Or…
La liberté ne peut se donner telle quelle, la démocratie est un effort de tous et non un système où tous attendraient de toute manière que la solution vienne d’en haut. La liberté sans organisation sociale afférente devient licence ou danger. C’est bien tout cela qui est en arrière-plan.
Peu à peu le débat de l’hôtel de ville fait émerger la volonté de nommer Heurtal dictateur et les femmes reprennent leur discours, en une argumentation qui peut sembler simpliste, voire un peu ridicule dans leur appel à l’autorité du Tyran (Un mâle, un mâle ! sonne aujourd’hui presque hors sol) : l’autorité est forcément mâle, et va sortir les hommes des cabarets et les remettre au travail.
C’est la traduction de ce que nous venons d’évoquer : il n’y a ni démocratie ni liberté sans organisation sociale ni production. La liberté est la clé d’un système (le libéralisme, dans sa définition originelle), qui s’accompagne de constructions sociales et fonctionnelles diverses. C’est bien cela qui est derrière la demande des femmes, avec la conviction (erronée pour Magnard, évidemment) que seul un pouvoir tyrannique peut garantir une organisation sociale, et non un pouvoir régulé par la liberté.
On constate que derrière les cris, c’est une philosophie du pouvoir qui se dessine, où l’on confond liberté et licence, alors que la liberté impose autant de contraintes que n’importe quel système, mais des contraintes consenties, et qui sont expression d’une volonté générale. La liberté impose, au sens rousseauiste, un contrat social.

La deuxième scène du tableau montre l’irruption sur la place du débat qui était dans l’hôtel de ville. On peut supposer que l’hôtel de ville possédait un lieu pour le débat, une salle, une assemblée, les grecs auraient dit une ecclesia, c’est-à-dire un lieu dédié au débat organisé et démocratique, un lieu pensé pour que s’échangent les idées et se prennent les décisions.

L’arrivée sur la place publique du débat montre l’échec de la démocratie organisée, et le début de la guerre civile, puisqu’on va en venir aux mains. Magnard montre clairement d’un côté les « ennemis » de Heurtal, ennemis du Tyran, qu’on pourrait classer sans doute « à gauche », et les partisans de Heurtal dictateur, partisans de l’autorité et de la dictature, « à droite » … Mais il les renvoie dos à dos.
Il n’y a plus d’arguments, on échange des insultes et bientôt des menaces. C’est alors qu’Heurtal va prononcer le discours évoqué plus haut, que Guercœur va tenter d’interrompre :  tous vont se liguer contre lui, dans une confusion qui le dépasse. La parole de Guercœur qui renvoie les uns et les autres dos à dos (la honte ou l’esclavage) n’est plus performative. Et tous l’envoient à la mort orchestrée par Heurtal.
La journée se termine dans le sang, les ennemis de Heurtal poursuivis et tués, et le sang célébré avec l’avènement de la dictature, qu’un flot de sang avive encore l’éclat de ta robe triomphale, Heurtal.
Le chœur final célèbre les lendemains qui chantent et le retour du pain, mais aussi le culte de la personnalité qui va entourer Heurtal. C’est le sauveur et c’est le maître
Heurtal a réussi son 18 Brumaire.

 

Guercœur meurt conscient de son péché d’orgueil. Vérité pardonne à mon orgueil.

La scène spectaculaire en soi montre les mécanismes de la désagrégation sociale en l’absence d’apprentissage de la liberté et de la démocratie. Il y a chez Magnard une foi authentique dans la démocratie, lui qui vient de vivre le boulangisme, l’affaire Dreyfus, et qui vit les fragilités de la république. S’il y a des naïvetés dans l’expression, rien dans les mécanismes n’est caricatural, c’est la concentration de ce qui se passe quand crise sociale et crise politique amènent la perte de confiance dans les institutions et le désir de se décharger du poids du politique sur un Sauveur. Il peut s’appeler Lohengrin ou Parsifal à l’opéra, Boulanger, ou Mussolini, ou Hitler dans l’histoire.
Il est intéressant de constater comment le jeune empire Allemand naissant et victorieux avait immédiatement, sous l’impulsion de Bismarck, créé un état social qui est encore la colonne portante de l’Allemagne d’aujourd’hui et qui avait eu une fonction fédératrice dans un empire fait d’États divers. Les valeurs seules en effet ne peuvent garantir le fonctionnement d’un système politique, c’est ce que Magnard souligne. Si le peuple a faim et a confondu liberté et licence, c’est d’une part que Guercœur est mort trop tôt pour être le Bismarck nécessaire (en quelque sorte), mais que Heurtal (qui était déjà au pouvoir) n’a pas su ou voulu poursuivre l’œuvre, laissant les choses se déliter pendant deux ans. En réalité, en laissant s’installer le désordre, il pouvait d’autant plus apparaître comme la solution, en prétextant qu’il n’avait pas le pouvoir suffisant (Consul, j’étais sans armes devant le péril. Dictateur, je ramènerai l’ordre). Pur artifice politicien.
Le texte de Magnard est une sorte de radiographie avant la lettre de tous les pièges et les chausse-trappes qui conduisent à l’état autoritaire, une vraie leçon de choses qu’on pourrait méditer de nos jours… étonnant.
C’est pourquoi j’y vois encore une fois un terrible réalisme, sans concessions.

L’acte III

Plus bref, l’acte III vise à proposer un chemin qui ne laisse pas l’amertume de l’acte II envahir le spectateur. Musicalement, c’est un acte essentiellement choral, je l’ai appelé un peu hardiment un Requiem pour Guercœur, qui constitue une marque d’apaisement après les perturbations qui marquent les deux premiers actes.

“Dormition” Gabrielle Philiponet (Beauté), Stéphane Degout (Guercœur) © Klara Beck

L’absence de théâtralité et de mouvement, la fixité chorale de l’acte autour de Guercœur a quelque chose de ces visions picturales médiévales de la « Dormition de la vierge », sorte de cérémonie d’adieu à la vie et d’accueil au ciel dans la paix et l’ataraxie éternelles, telle que l’exprime le quatuor final des déesses : Dors en paix ! chantent-elles entre autres d’ailleurs.

Guercœur au centre revêt un caractère plus religieux : lui-même d’ailleurs dans son court discours cite Jésus, et la dernière phrase de Vérité est « Révèle aux héros la passion de Guercœur », qu’il faut évidemment entendre au sens religieux par référence à la Passion du Christ et aux souffrances subies jusqu’au supplice de la Croix. Il y a donc chez Guercœur quelque chose de Christique, qui en fait un modèle, « Gloire à ceux qui devancèrent », dit Vérité.
Nous sommes donc passés dans un autre ordre, qui confirme l’aspect parabolique de l’aventure de Guercœur, renvoyé du Ciel sur la Terre pour souffrir et revenir au Ciel en quelque sorte sanctifié par la souffrance devenu un modèle ou plus, une Icône au sens sacré du terme, à brandir devant les hommes

On est évidemment frappé par la manière dont Magnard dans son livret et sa musique emprunte au fait religieux la plupart des signes de ce troisième acte, et en même temps affirme à travers le discours de Vérité qui en constitue le pivot non la promesse des religions révélées d’un Au-delà résolutif, mais la promesse d’un futur humain quasiment édénique, comme un paradis sur terre, le Ciel sur la Terre en quelque sorte (et l’on comprend mieux l’impression de monde unitaire voulu par Christof Loy dans sa mise en scène, de deux faces d’une même monnaie).
Le discours de Vérité est un Discours programme : Le rêve de ta vie, Guercœur, s’accomplira. Vérité rentre alors concrètement dans les détails de ce rêve :

  • L’homme doit grandir dans l’amour et dans la liberté.
    C’est la première et c’est la clef des songes, celle que Vérité reprend en fin de discours en confessant que les choses prendront du temps…
  • La garantie de la paix sur la Terre sera donnée par la fusion des races et des langages.

A l’époque, on pensait encore que les hommes étaient divisés en races, une idée fausse que la science a battu en brèche, mais l’idée est bien d’un universalisme de l’humanité, une idée aujourd’hui combattue fortement par qui vous savez. Quant à la fusion des langages, elle doit être mise en lien à mon avis avec la naissance de l’esperanto (en 1887), dont le nom même contient le mot clef de Magnard, Espoir

  • Par le travail il vaincra la misère.

Bien entendu, il faut y voir l’influence de toute la pensée sociale du XIXe, mais aussi, on le dit moins, la pensée voltairienne exprimée par la conclusion de Candide (« le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui le vice et le besoin… »), un des textes fondateurs du libéralisme social (plus loin dans le même texte, « La petite terre rapporta beaucoup »). Nous en sommes encore là (Sarkozy et son travailler plus pour gagner plus…).

  • Par la science il vaincra la douleur

Claire référence aux progrès de la médecine, Pasteur a découvert en 1885 le vaccin antirabique et il ne cesse d’être reconnu et fêté jusqu’à sa mort en 1895 et la science s’oppose à l’obscurantisme, en droite ligne de la pensée du positivisme.

  • Il unira la Raison à la Foi pour trouver la Vérité

Il y a là quelque chose d’une religion civique, (Raison, Vérité), mais aussi un espace pour la foi tempérée par la Raison, c’est-à-dire évitant le fanatisme et donc la violence. Un programme à méditer de nos jours.

Après avoir parlé de l’homme à la troisième personne, Vérité s’adresse aux hommes à la deuxième personne du pluriel, dans un discours plus direct qui décrit les temps nouveaux et qui semble s’adresser à l’assemblée des spectateurs :

  • Où la faune et la flore docilement soumises libèreront vos êtres de la faim

Il est clair que cette vision de la nature « soumise » pour nourrir l’homme n’est plus aujourd’hui un credo entendable, mais traduit une sorte de confiance absolue dans les progrès de la science et de l’esprit humain domptant la nature à son profit et pour sa survie…

  • Votre conscience, inondée de lumière, évoluera dans les sphères du Bien
  • Votre esprit vainqueur, terme de la matière, comprendra sans effort les lois de l’Univers
    …Alors la Terre achèvera son cycle, l’homme saura son destin
    … Les jours les ans les âges passeront sans que l’homme révère l’amour et la liberté

On sent bien dans le texte une volonté de ritualiser, d’évoquer une religiosité fortement marquée par les représentations chrétiennes, et en même temps un discours qui en 1931, a suscité l’ironie de la critique :

Jean Chantavoine dans Le Ménestrel (Mai 1931):
Sa seconde mort ramène Guercœur au séjour des idées pures. Vérité l’y accueille avec un sermon laïque où, dans le style de Louise Michel, de Jean Grave et de Séverine, elle prophétise les temps nouveaux. Et ses compagnes les abstractions se joignent à elle pour endormir Guercœur dans le soyeux cocon d’un fort joli quatuor vocal. On peut penser que Guercœur, sorte de ruminant de la béatitude, digérera cette fois pour de bon la fadeur des félicités éternelles.

Ou dans Lyrica (Avril 1931)
Tout cela nous est lointain comme lointaines nous sont ses conceptions sociales dont l’humanitarisme est issu de Fourier, de Comte, des rhéteurs de 48.

En même temps, cette conclusion grandiloquente évoque un futur si lointain qu’on se demande si Magnard ne substitue pas une foi humaine à une foi religieuse avec les mêmes objectifs et les mêmes effets, tenir la société entre des garde-fous, frein social en quelque sorte pour éviter les débandades et traduisant une sorte d’aporie.
Si on parle de rêve ou d’utopie à propos de Guercœur, je me demande si au contraire il ne faudrait pas parler de réalisme qui prend acte de la nature de l’humanité, comme le rappelle ironiquement l’Action Française du 1er mai 1931 toujours à propos de Guercœur:
L’idée est belle. Elle n’est pas d’une foudroyante originalité. Tout le monde sait que les jeunes veuves se consolent vite, que les démocraties sont ingrates et que les peuples livrés à eux-mêmes finissent par se donner ou par subir un dictateur.

 

Réalisme, certes exprimé ici de manière crue et sarcastique, mais qui est pour moi la marque de ce livret qui de manière précise et scrupuleuse analyse les réflexes et mouvements humains, tout en isolant les éléments (positifs et négatifs) qui constituent le « grand homme ». Et ce Ciel rempli de « valeurs » est une sorte de boite à outils qui n’est pas inscrite dans l’idéal, mais dans le réel que l’humanité a créée elle-même  pour vivre sur la Terre : cela s’appelle une civilisation.
Le troisième acte qui doit instiller l’Espoir en l’homme ne propose guère plus, que ce que proposent les religions et dans une forme voisine, c’est-à-dire les moyens qui permettent à la fois de supporter notre état de mortel sur qui pèse la vie. Car le livret commence après la mort du héros. C’est bien du rapport de l’humanité à la mort qu’il s’agit.
Dans la certitude d’une mort irrémédiable, l’individu peut décider de se libérer de toute règle et de toute morale, l’issue étant de toute manière, la même pour tous. C’est un peu le sens de la mise en scène de Claus Guth de Don Giovanni de Mozart, vue comme une agonie devenue course effrénée à la vie libérée de tout contrainte puisque pressée par une fin imminente.

Mais c’est en même temps une dystopie qu’envisager l’humanité comme une universelle anarchie, sans valeurs ni limites puisque de toute manière tout finira en poussière.

Les philosophies et les religions ont donc inventé un mode d’organisation des hommes pour vivre en attendant la mort, voire en la transcendant avec des lois (les Dix commandements sur des Tables de la Lois que Moïse lance au peuple perdu par le Veau d’or), ou des Valeurs chargées de réguler les rapports sociaux, et de transcender la mort par l’espoir d’une vie meilleure ici ou dans l’au-delà.

L’espoir n’est donc qu’une projection chargée de tenir les sociétés, l’idée même que la Terre ne trouvera son paradis que dans des temps lointains et impossibles à mesurer, l’idée que Souffrance doive retourner sur terre « retourne vers le monde où luttent les humains » pour gérer les individus et accompagner les héros, avec l’idée que vivre c’est lutter, et vivre c’est espérer, mais que la solution est sur la Terre… On revient au fatalisme du Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir de Corneille dans Suréna…Aux humains de régler entre eux leur existence le mieux possible. Mais l’idée d’une souffrance nécessaire, impérative même est pétrie de christianisme.
D’où les outils « modérateurs », le pardon, la tolérance, l’absence d’orgueil, les valeurs auxquelles on croit (Beauté bonté etc…) qui limitent les conflits, l’anarchie et pour finir le désespoir. On est là au seuil de Pascal.
Il n’y a pas de rêve dans Guercœur, mais un pari pascalien et fort réaliste sur l’humain, dans sa grande faiblesse et ses petits progrès, le pari de l’acceptation (Spinoza dirait l’acquiescement) qui est le pari de toute civilisation.

Photos de la production de l’Opéra National du Rhin (Ingo Metzmacher/Christof Loy). © Klara Beck

 

 

 

 

 

 

 

LA SAISON 2024-2025 DE L’OPÉRA NATIONAL DE LYON

Comme la plupart des maisons d’Opéra, l’Opéra national de Lyon sort des crises issues du Covid, dans une ville où il a constitué depuis plus d’un demi-siècle une référence nationale et un phare culturel. Mais même pour une ville comme Lyon, l’Opéra reste une charge, dans la mesure où elle affiche désormais une autre « vision » culturelle et dans une Région dont le fantasque président a en matière de culture une politique à peu près nulle avec dans la pratique parfois un parfum vaguement totalitaire.
L’opéra n’est pas en effet la priorité des écologistes dans les villes qu’ils gèrent, que ce soit Lyon, Strasbourg ou Bordeaux. Les écolos bordelais ont un opéra dont le rayonnement est inexistant, mais qui est un joyau patrimonial qu’il faut faire vivre – on aimerait intelligemment : il est difficile d’effacer d’un trait de plume la plus belle salle de France et de la voir programmer à petit feu sans âme. Quant aux malheureux édiles écolos strasbourgeois ou lyonnais, ils ont au contraire la malchance d’avoir des opéras qui sont plutôt bien dirigés, avec une fréquentation stable et flatteuse, et qui proposent une programmation de très grande qualité voire quelquefois exceptionnelle. Ces villes sont obligées – quelle guigne !- d’en tenir compte et donc bon an mal an de composer avec le boulet.
Rappelons tout de même que c’est la Ville de Lyon qui porte l’essentiel du budget (chiffres 2023) de l’institution avec 51,1%, chiffre auquel on doit rajouter la métropole à 7,8%, soit pour les forces locales 58,9%. L’État prend en charge comme plus ou moins partout ailleurs dans ce type d’institution 16,7% et la Région 6,7%. Nous avons par ailleurs souvent pointé la part très relative des régions dans les financements des opéras, qui devraient avoir au premier chef un rayonnement régional. Mais on n’en est pas encore là…

Alors, avec un réalisme qui fait contre mauvaise fortune bon cœur, les financements de l’Opéra de Lyon ont été stabilisés jusqu’à 2027 par un contrat Ville-Etat-Région, ce dont on peut se réjouir, d’autant que depuis des années, l’Opéra de Lyon est singulier dans le paysage français : programmation exigeante, mises en scènes novatrices, qualité musicale inattaquable, mais aussi et surtout un public globalement plus jeune qu’ailleurs, et dont la fréquentation ne faiblit pas (91% de remplissage en 2023).

Après une saison 2023-2024 exceptionnellement lourde, et des œuvres dont nous avions souligné l’an dernier la difficulté, y compris technique, le succès éclatant a été au rendez-vous au dernier festival et a montré l’incroyable qualité du travail accompli.

La saison 2024-2025 est moins chargée en œuvres lourdes, et d’une certaine manière plus « normale » tout en alternant des œuvres moins populaires ou contemporaines (Wozzeck, 7 minutes, Peter Grimes), des standards du genre comme Madama Butterfly, il Turco in Italia et des grandes œuvres du répertoire, La Forza del Destino, Cosi fan tutte et Andrea Chénier (ce dernier en version de concert).
La grande chance de l’Opéra de Lyon, c’est d’avoir un orchestre spécifique, le seul en France (si l’on excepte l’Opéra de Paris) et à la tête de son orchestre Daniele Rustioni, depuis 2017, qui a donné un coup de fouet d’un dynamisme sans précédent et qui l’a fait travailler et progresser d’une manière incontestable, d’autant que Rustioni est un chef italien qui à la différence de beaucoup de ses compatriotes, outre son répertoire atavique ose les répertoires allemands, russe, français . Ils se comptent sur les doigts d’une main les chefs italiens qui ont dirigé Wozzeck : ils s’appellent Abbado, Sinopoli, Gatti… A priori je n’en vois pas d’autres…

Alors oui, Rustioni est le fer de lance de cette maison.

Outre Wozzeck, il dirigera La Forza del destino, l’un des phares du répertoire italien, pour le Festival et la version concertante d’Andrea Chénier.

Pour le reste, comme toujours des distributions équilibrées et souvent bien composées, et des mises en scène d’aujourd’hui, avec cependant, quelques étonnements sur le choix de certains chefs qui ne correspondent pas au niveau affiché par ailleurs…

OPÉRA

Les œuvres

Alban Berg, Wozzeck
Umberto Giordano, Andrea Chénier (Concertant)
Gioachino Rossini, Il Turco in Italia
Giacomo Puccini, Madama Butterfly
Giuseppe Verdi, La Forza del Destino
Giorgio Battistelli, 7 minutes
Benjamin Britten, Peter Grimes
W.A.Mozart, Cosi fan tutte
Claire Mélanie Sinnhuber, Le sang du glacier (itin.)

 

Octobre 2024
Alban Berg
 : Wozzeck
7 repr. du 2 oct. au 14 oct. 2024 – Dir : Daniele Rustioni / MeS : Richard Brunel
Avec Stéphane Degout, Ambur Braid, Robert Watson, Thomas Ebenstein etc…
Orchestre, Chœurs et Maîtrise et solistes du Lyon Opéra Studio de l’Opéra de Lyon.
Coproduction Opéra Royal de Stockholm
La dernière production de Wozzeck à Lyon remonte à Septembre 2003, au tout début de la prise de fonction de Serge Dorny (janvier 2003) qui présentait alors la production aixoise (avec en Marie une jeune Nina Stemme…) de Stéphane Braunschweig, qui n’avait pu être présentée à Aix pour cause de grève des intermittents qui avait mis à bas toute la programmation des festivals.
Un peu plus de deux décennies après, c’est le temps habituel pour reproposer dans un système stagione à six ou sept productions annuelles une œuvre qui n’a pas la popularité de Traviata, même si elle est aujourd’hui part du grand répertoire international, ce qui rappelons-le n’était pas encore le cas il y a soixante ans (alors que l’œuvre a à peu près un siècle). Il est utile de rappeler que l’Opéra de Paris l’a accueillie (merci Pierre Boulez) seulement le 29 novembre 1963 soit 38 ans après sa création berlinoise. Je rappelle sans cesse que Berg et Schönberg étaient classés dans les rayons de la FNAC des années 1970 ou 80 en « musique contemporaine » …
La production lyonnaise a deux atouts immenses : Stéphane Degout (un lyonnais pur jus) dans le rôle-titre qu’il a mis à son répertoire à Toulouse en 2021 et Daniele Rustioni en fosse qui se confronte au chef d’œuvre de Berg et qui donc va largement exciter notre curiosité. Pour le reste on découvrira en Marie Ambur Braid, soprano lirico spinto canadien dont on parle beaucoup, et à qui on souhaite l’avenir de Nina Stemme qui l’a précédée à Lyon dans le rôle, et une solide distribution.
La mise en scène est assurée par Richard Brunel qui devrait s’inspirer du film de Peter Weir, The Truman Show.

Décembre 2024
Gioachino Rossini : Il Turco in Italia
9 repr. du 11 au 29 déc. – Dir : Giacomo Sagripanti/Clément Lonca – MeS : Laurent Pelly
Avec Adrian Sámpetrean, Sara Branch, Renato Girolami, Alasdair Kent, Florian Sempey etc…
Orchestre, Chœurs et Solistes du Lyon Opéra Studio de l’Opéra de Lyon
Coproduction Teatro Real Madrid, Nouveau Théâtre National Tokyo
C’est la production de fin d’année, avec 9 représentations, et le nom de Laurent Pelly qui la signe va évidemment attirer les foules : il est l’un des metteurs en scène les plus populaires en France et l’un des plus expérimentés, en plus c’est un fidèle de l’opéra de Lyon, où il a créé de nombreux Offenbach.
Et comme on espère faire le plein sans effort, pas besoin de trop en faire pour la distribution, dont les deux seuls noms intéressants sont Sara Branch, la nouvelle voix rossinienne et belcantiste venue d’Espagne, mais qui charme déjà la péninsule italienne, et Florian Sempey, toujours excellent dans ce type d’œuvre, qui incarnera Prosdocimo, ce personnage étrange qui fait surgir le théâtre dans le théâtre. Pour le reste, tous des rossiniens de série B.
En fosse, Giacomo Sagripanti, populaire un temps à l’Opéra de Paris et qui s’est fait ailleurs une réputation sur Rossini, qui s’est un peu dégonflée ces derniers temps. Plus intéressant peut-être d’écouter le jeune Clément Lonca, qui fut assistant de Rustioni, et qui mérite largement l’attention. Mais l’Opéra de Lyon ne communique pas les dates de l’un et de l’autre…

Janvier-février 2025
Giacomo Puccini : Madama Butterfly
7 repr. du 22 janv. au 3 fév. 2025 – Dir: Sesto Quatrini / MeS : Andrea Breth
Avec Ermonela Jaho/NN, Adam Smith, Mihoko Fujimura, Lionel Lhote, Carlo Bosi etc…
Orchestre, Chœurs et Solistes du Lyon Opéra Studio de l’Opéra de Lyon .
Coproduction festival international d’art Lyrique d’Aix en Provence, Komische Oper Berlin

Coproduite par l’Opéra de Lyon, la production d’Aix présentée en juillet 2024 au festival est ici proposée dans la même distribution, mais hélas sans Daniele Rustioni.
Au lieu d’aller chercher un autre bon chef, plutôt jeune et prometteur, on va chercher un routinier sans intérêt, Sesto Quatrini, comme si on considérait une partition de Puccini comme une simple piste de lancement des voix, sans en considérer la complexité ni la profondeur. Puccini a souffert de ce type de mépris qui le tenait à tort comme un compositeur « facile ».
Ermonela Jaho (qui ne l’oublions pas, a explosé à Lyon en 2009 dans Traviata pour rebondir ailleurs ensuite) est sans doute aujourd’hui l’interprète emblématique voire irremplaçable de Puccini. Donc, même si elle est en alternance avec une autre chanteuse, il faut se battre pour aller l’entendre. Elle y est déchirante et on ne peut rater ça.
Adam Smith est un jeune ténor au très beau timbre, qu’on lance aujourd’hui comme une voix d’or de demain. Pinkerton n’est pas un rôle très exposé, il devrait largement faire le job.
Lionel Lhote est exactement le profil pour Sharpless et puis, il y a en Suzuki Mihoko Fujimura, inoubliable Brangäne avec Abbado qui a été l’un des grands mezzos des vingt-cinq dernières années, à ne pas manquer au crépuscule de sa carrière sans oublier Carlo Bosi, le ténor de complément le plus fameux d’Italie, une figure d’excellence, et bientôt historique à l’impeccable phrasé, en Goro.
Quant à la mise en scène, elle est confiée (sans doute par Pierre Audi au festival d’Aix) à Andrea Breth, ce qui n’est pas pour moi une assurance (sa Salomé aixoise était particulièrement décevante) et qui ne m’a jamais convaincu… mais, comme on dit en italien : mai dire mai (jamais ne dire jamais).

Mars-avril 2025
Festival 2025 : Se saisir de l’Avenir

Giuseppe Verdi : La forza del destino
8 repr. du 14 mars au 2 avril – Dir : Daniele Rustioni / MeS : Ersan Mondtag
Avec Elena Guseva, Riccardo Massi, Igor Golovatenko, Michele Pertusi, Paolo Bordogna, Zinalda Tsarenko etc…
Orchestre, Chœurs et Solistes du Lyon Opéra Studio de l’Opéra de Lyon

Riccardo Massi et Elena Guseva sont des habitués de l’Opéra de Lyon, Guseva invitée au temps de Serge Dorny pour l’Enchanteresse, puis pour Tosca est revenue sous Brunel pour Dame de Pique, toujours aussi intense. Elle reviendra donc pour Leonora de Forza del Destino, une autre paire de manches qui est l’un des rôles les plus délicats du répertoire verdien.
Riccardo Massi lui aussi revient après son Dick Johnson de Fanciulla del West, digne mais pas inoubliable Là encore, Alvaro est d’une autre nature, un de ces rôles qui ne supporte pas les demi-mesures. À voir.
Pour le reste, Golovatenko est l’un des meilleurs barytons pour Verdi au monde, Pertusi toujours la plus grande basse italienne encore en activité, et Paolo Bordogna sans doute le meilleur baryton-basse bouffe italien aujourd’hui.
Que demander de plus ? Une Preziosilla qui fasse sonner son Rataplan, ce sera la charge de Zinalda Tsarenco, jeune mezzo en troupe au Mariinsky de Saint Petersbourg à qui l’on confie les grands rôles de mezzo. Vu la qualité du chant russe et de la troupe du Mariinsky, ça laisse de l’espoir. Tout ce beau monde dirigé par Daniele Rustioni dans son répertoire de prédilection, et dans ce Verdi qu’il connaît si bien.
Enfin, première apparition à Lyon d’Ersan Mondtag, phare naissant de la mise en scène germanique, à qui l’on doit le triomphal Silbersee de Kurt Weill à l’opéra National de Lorraine (créé à Anvers) et qui réalisera ici si je ne me trompe sa première mise en scène originale en France.
Elle a bien des atouts, cette Forza del Destino.

Giorgio Battistelli, 7 Minuti
6 repr. du 15 au 29 mars – Dir : Miguel Pérez Iñesta/ MeS : Pauline Bayle
Avec Jenny Daviet, Giulia Scopelliti, Jenny Anna Flory, Eva Langeland Gjerde
Orchestre, Chœurs et Solistes du Lyon Opéra Studio de l’Opéra de Lyon .

Créé en 2019 à l’Opéra national de Lorraine, 7 minuti est un opéra social qui s’appuie sur la luttes des travailleuses du textile de la firme Lejaby d’Yssingeaux en Haute Loire pour sauver leur emploi. Opéra social et choral puisqu’il met en scène un groupe d’ouvrières en lutte et en discussion contre la disparition de leur entreprise (qui n’a connu que des soubresauts hélas délétères depuis 2010), mais qui témoigne aussi d’une histoire forte de la région Auvergne Rhône-Alpes. Opéra aussi « local » en quelque sorte. Stefano Massini, le dramaturge florentin en a tiré une pièce à succès, on en a fait aussi un film, 7 minuti de Michele Placido, et enfin Giorgio Battistelli le célèbre compositeur italien s’en est emparé pour en faire un opéra de facture somme toute assez classique. Jenny Daviet, interprète favorite du Balcon et de Maxime Pascal que le site wanderersite.com a souvent saluée notamment dans Freitag aus Licht sera entourée notamment par des membres du Studio de l’Opéra de Lyon, passées et présentes.
L’orchestre est dirigé par Miguel Pérez Iñesta, jeune chef espagnol formé en Allemagne, et qui y fait bonne part de sa carrière, particulièrement actif et entreprenant si bien qu’il en devient un des chefs appréciés et réclamés sur le répertoire contemporain.
Nouvelle venue à l’opéra, Pauline, Bayle, une des metteuses en scène de théâtre les plus intéressantes de la jeune génération, actuelle directrice du Théâtre Public de Montreuil, en assure la mise en scène.
En inscrivant dans le Festival cet opéra très récent, l’Opéra de Lyon s’assure la présence d’un public venu peut-être pour Verdi et qui repartira avec une nouvelle expérience, différente et passionnante. C’est un choix de programmation plutôt intelligent.

 

Diana Soh : L’avenir nous le dira
6 repr. du 15 au  23 mars – Conception et MeS : Alice Laloy
Maîtrise de l’Opéra de Lyon
Coproduction Opéra national de Lorraine
Coréalisation TNP Villeurbanne
Au Théâtre National Populaire
Comme toujours au festival, le troisième spectacle est une plus petite forme, représentée dans un autre lieu que l’opéra. C’est ici un « opéra en trois mouvements pour orchestre mécanique » signé de la compositrice d’origine singapourienne Diana Soh, installée en France et qui avait déjà travaillé pour l’Opéra de Lyon sur l’opéra itinérant Zylan ne chantera plus en 2021. Le spectacle est conçu par Alice Laloy. Le titre parle de lui-même, Alice Laloy et la librettiste Emmanuelle Destremau ont imaginé une œuvre sur « nos lendemains » sous une forme encore un peu mystérieuse, mais avec en vedette la Maîtrise de l’opéra de Lyon

Mai 2025
Benjamin Britten : Peter Grimes
7 repr. du 9 au 21 mai – Dir : Wayne Marshall / MeS : Christof Loy
Avec Sean Panikkar, Sinéad Campbell-Wallace, Andrew Foster-Williams, Doris Soffel, Anne Sofie von Otter, Thomas Faulkner
Orchestre, Chœurs et Solistes du Lyon Opéra Studio de l’Opéra de Lyon

11 ans après un festival consacré à Britten et une production de Peter Grimes signée de Yoshi Oida et dirigée par Kazushi Ono, voilà que revient Peter Grimes.
La production (de 2015) est louée au Theater an der Wien qui l’a reproposée (à la demande du public) en 2021. C’est donc une production à succès et éprouvée, signée d’un des metteurs en scène de référence en Allemagne (Christof Loy) qui vient de signer la production strasbourgeoise de Guercœur. Rien qui ne soit pas prometteur de ce point de vue, sauf que si l’on voulait un Britten, d’autres œuvres non encore vues à Lyon eussent pu être proposées.
On connaît bien Sean Panikkar, et c’est un excellent chanteur, même si la voix ne me semble pas idéale pour Peter Grimes qui réclame peut-être un organe plus puissant, mais il y a deux légendes dans la distribution, Doris Soffel et surtout Anne Sofie von Otter en Miss Sedley, ce qui justifie presque le déplacement.
Plus surprenant le choix de Wayne Marshall en fosse, plus habitué à Gershwin et Bernstein (dont il a dirigé Candide à Lyon) et à un répertoire plus jazzy que Britten, même si les secrets de Britten ne doivent pas être étrangers à ce britannique. Il reste que ce choix laisse perplexe pour une œuvre aussi complexe et aussi réffinée…

 

Juin 2025
Wolfgang Amadeus Mozart : Così fan tutte
6 repr. du 14 au 24 juin 2025 – Dir : Duncan Ward / Mise en scène et vidéo : Marie-Ève Signeyrole
Avec Tamara Banješević, Deepa Johnny, Robert Lewis, Ilya Kutyukhin, Simone del Savio, NN
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon

Duncan Ward a dirigé Cosi fan tutte avec succès à L’Opéra du Rhin en 2022 (lire le compte rendu de Wanderersite.com, signé David Verdier) les lyonnais pourront ainsi confirmer l’excellente impression partagée.
Marie-Eve Signeyrole invitée pour la première fois à Lyon, signe la mise en scène, qui sera fondée comme d’habitude sur l’utilisation de la vidéo puisqu’elle en est avec Cyril Teste l’une des spécialistes en France. Distribution jeune, comme il se doit (encore que Tcherniakov à Aix et au Châtelet ait magnifiquement montré l’inverse) dont Simone del Savio est le plus connu.
On ne méprise pas un Mozart absent de l’opéra de Lyon depuis 2011, qui sera d’ailleurs aussi proposé en ce joli mois de mai 2024 en version concert par l’Orchestre National de Lyon, l’autre institution musicale avec Thomas Hampson en Alfonso….

 

Opéra itinérant
Claire-Mélanie Sinnhuber : Le Sang du glacier

5 repr. du 9 au 14 déc. 2024
Au Théâtre du Point du Jour puis en itinérance de mi-janvier à fin mars 2025, dans un camion-opéra.
Ensemble orch : Harpe, accordéon, violoncelle – MeS :  Angélique Clairand.

Angélique Clairand, dont le Peer Gynt a été accueilli favorablement en juin 2022 à Lyon, met cette fois-ci en scène une création de la compositrice Claire-Mélanie Sinnhuber sur un livret de Lucie Vérot Solaure qui traite de la fonte des glaciers, selon la formule de l’opéra itinérant affectionnée par Richard Brunel visant un autre public, plus jeune et qui ne va pas à l’opéra.


Opéra en concert

Octobre 2024
Umberto Giordano : Andrea Chénier

Direction musicale : Daniele Rustioni
Avec Riccardo Massi, Anna Pirozzi, Amartuvshin Enkhbat, Sophie Pondjiclis, etc…
Orchestre et chœur de l’Opéra de Lyon
Coproduction Théâtre des Champs-Élysées

Mardi 15 octobre 2024
À l’Auditorium, Lyon 3e

L’opéra de Giordano méritait peut-être plutôt une production, à l’instar d’Adriana Lecouvreur la saison dernière, mais le vérisme n’est pas si prisé en France. Outre Daniele Rustioni qui garantit la qualité d’ensemble, la distribution est solide, dominée par la Madeleine de Coigny d’Anna Pirozzi, et l’Andrea Chénier de Riccardo Massi, en voie de devenir le ténor italien de la maison Lyon. Mais c’est évidemment le Gérard d’Amartuvshin Enkhbat qui stimulera les curiosités, tandis qu’on reverra avec plaisir la très musicale Sophie Pondjiclis dans le personnage fugace mais tellement émouvant de Madelon.

BALLET

Voir le site de l’Opéra de Lyon

 

LES AUTRES MANIFESTATIONS

Un peu comme à l’Opéra de Paris, l’offre complémentaire lyonnaise est à la fois importante et touffue, donc peu lisible, malgré un intérêt certain.
Ainsi donc entre concert(s), tournées, musique de chambre, « pour les fêtes », concerts du studio, dans l’opéra, hors les murs, ailleurs et jusqu’à Milan ou Aix on s’y perd un peu et on aimerait un peu plus d’ordre dans les présentations. Les choses s’accumulent et c’est formidable pour le public d’y avoir accès, de pouvoir aller écouter des récitals ou des concerts de chant, mais l’impression reste celle d’une offre qui n’est pas pensée avec une vraie ligne, même si le public semble répondre régulièrement à chaque type de proposition, si l’on s’en tient aux statistiques 2023 communiquées dans le dossier de presse.

L’Opéra de Lyon, est hors Paris le seul Opéra en France à disposer d’un orchestre spécifique, et il manque, tout comme à Paris, une petite saison symphonique, qui ne fasse pas d’ombre à l’Orchestre National de Lyon mais qui permette de mieux structurer la visibilité d’un orchestre qui s’est montré, en fosse, remarquable. Si la vocation de l’Orchestre national de Lyon est d’être à rayonnement régional, celle de l’Opéra de Lyon est d’être en fosse, mais la programmation de l’Opéra reste limitée avec en 2023 37 représentations dans la grande salle et quelques représentations hors les murs (Aix et TCE), soit en tous cas moins de 50 représentations, ce qui laisse de la marge… Personne en France ne s’étonne d’ailleurs que ces grandes salles régionales prestigieuses aient une offre aussi limitée localement: 37 représentations, ça fait rire n’importe quel directeur de salle allemande et tout le monde va me répondre que ce n’est pas le même système etc… etc… je connais l’antienne mais je reste de l’avis qu’un grand opéra, non, ce n’est pas ça, même si c’est le cas de toutes les salles importantes en France, qui malheureusement n’en peuvent mais, coincées entre les tutelles, les budgets tendus, la « crise », les déficits, l’inflation et le reste…

Je pense donc que l’Orchestre de l’Opéra de Lyon affichant dans son programme à Lyon un seul concert (avec le chœur) , le 11 septembre 2024, autour de Camille Pépin et de Maurice Ravel et dirigé par Daniele Rustioni, c’est notoirement insuffisant.

Deux autres concerts sont programmés,

Un programme pour les jeunes, sorte de concert spectacle

L’orchestre cherche et trouve autour du monde les 13 et 16 nov (deux horaires) avec des comédiennes, l’orchestre étant dirigé par Fiona Monbet.

Le traditionnel concert de fin de saison de la Maîtrise, le 29 juin

Pourtant, en feuilletant le dossier de presse, on découvre aussi que le programme lyonnais proposé le 11 septembre est proposé en tournée à Milan et Turin, les 12 et 14 septembre à l’invitation du Festival MITO, plutôt orienté musique des XXe et XXIe siècle avec une œuvre supplémentaire, le splendide Pelléas et Mélisande de Schönberg dont on se demande pourquoi le poème symphonique n’est pas programmé dans le concert lyonnais à l’instar de celui de Turin, alors que probablement il sera préparé à Lyon. Le nom de Schönberg ferait-il (encore) peur ?

Plus généralement, un orchestre a besoin de travailler un répertoire symphonique hors fosse, et il ne serait pas exorbitant de proposer un concert symphonique par trimestre, dont un au Festival, sur des œuvres liées à la thématique, y compris avec un autre chef que le directeur musical. Il y a là vraiment un manque qui me laisse perplexe.

L’orchestre se produit en outre lors des deux concerts des fêtes, dirigés par Benjamin Lévy, les 31 décembre et 1er janvier,

  • 31 décembre : Concert de Réveillon
    Autour des années folles

(œuvres de Maurice Yvain, André Messager, Reynaldo Hahn) avec les membres du Studio

  • 1er janvier : Concert de Nouvel An,
    Autour d’Offenbach

Soit en tout 9 concerts hétéroclites (compris le concert spectacle), tous concentrés entre 11 septembre et 1er janvier… Ça n’est pas une programmation…

Récitals

4 récitals, trois récitals de piano et une soirée chant/piano à la programmation solide qui devrait attirer du monde

  • 9 octobre, Nelson Goerner
    Haendel, Schumann, Liszt, Chopin
  • 14 décembre, Elisabeth Leonskaja
    Beethoven (Op. 109 à 111)
  • 6 avril, Natalie Dessay et Philippe Cassard
    Barber, Chausson, Ravel, Beydts, Sondheim, Previn, Menotti, Hahn, Poulenc
  • 17 juin Katia et Marielle Labèque
    Ravel, Schubert, Debussy, Bernstein

Des concerts de musique de chambre
par les musiciens de l’orchestre de l’Opéra de Lyon

Dans trois lieux « emblématiques » lyonnais :

10-20 octobre (Musée Gadagne)
Mozart, Verdi, Puccini

24 novembre (Salle Molière)
Beethoven-Hummel

20-21 décembre (Amphi Opéra de Lyon)
Offenbach, Luis Mariano, Dalida

25-26 janvier (Musée Gadagne)
Ravel, Bizet, Offenbach, Smetana

1er – 2 février (Amphi Opéra de Lyon)
Beethoven-Mozart

15 février (Salle Molière)
Debussy-Chausson

5-6 avril (Amphi Opéra de Lyon)
L’Histoire du Soldat (Stravinski)

17-18 mai (Amphi Opéra de Lyon)
Saariaho-Debussy

14-15 juin (Musée Gadagne)
Ligeti, Danzi, Dvořák

Des récitals des membres du Studio
(Amphi Opéra de Lyon)

12 janvier, Filipp Varik, ténor
2 fevrier, Jenny Anne-Flory, mezzosoprano
15 février, Alexander de Jong, baryton
13 avril, Eva Langeland Gjerde, soprano
18 mai, Hugo Santos, basse

Hors les murs
A toute cette programmation s’ajoutent les opéras hors les murs en concert ( TCE Andrea Chénier) ou en version scénique, en juillet 2024 à Aix, Madama Butterfly (Prod. Andrea Breth) sous la direction de Daniele Rustioni et la reprise de Pelléas et Méilsande (prod.Katie Mitchell) sous la direction de Susanna Mälkki.
A l’Opéra national de Lorraine sera présenté L’Avenir nous le dira de Diana Soh les 4 et 5 avril et trois programmes de musique de chambre seront repris au Théâtre de Villefranche sur Saône.
Enfin s’ajoutent quelques manifestations spécifiques (Concert d’Hiver de la Maîtrise à la Basilique Saint Martin d’Ainay, 40 ans d’orchestre avec un récital de basson dans la salle Molière, le Requiem de Fauré à la Basilique Saint Bonaventure, ainsi qu’un Ciné Concert Laurel et Hardy proposé au Théâtre de la Renaissance à Oullins et au Théâtre Théo Argence de Saint Priest.

Quant au Ballet de l’Opéra de Lyon, il est l’autre carte de visite de l’institution, dans des tournées qui le mènent un peu partout en France, mais aussi en Chine, à Londres, à Dresde, à Berlin, en Italie, et à Bruges.

Au total l’activité est importante, les manifestations nombreuses et dans plusieurs lieux de la métropole lyonnaise, une activité hors les murs importante, en opéra et surtout en Ballet, mais c’est présenté de manière brouillonne, avec une « com » et des titres de concerts qu’on sent quelquefois un peu tirés par les cheveux, comme ce concert intitulé « Quand le jeune Mozart venait à Lyon » avec au programme Mozart (c’est attendu) mais aussi Verdi et Puccini (ce qui l’est moins, à moins qu’ils ne soient venus à Lyon en bande).

Il serait beaucoup plus clair pour le lecteur d’identifier le

  • Dans les murs (Grande salle et Amphi)
  • Dans la ville et la métropole
  • Hors les murs

Cela permettrait d’isoler les lieux et leur programmation spécifique et notamment de mieux isoler l’Amphithéâtre, qui est un lieu intéressant pour une autre ambiance de concerts et dont on pourrait construire une programmation « musique de chambre » et « musique de chant » assez sympathique.

Tel que se présente ce programme fait d’autres manifestations et de concerts divers, on a l’impression d’une absence de ligne programmatique claire, de thématiques mises au hasard, un peu bout à bout, d’un hétéroclite de qualité et de bonne volonté, mais sans colonne vertébrale : c’est dommage pour notre deuxième opéra de France.
De la musique avant tout chose, certes, mais aussi des propositions mieux articulées, moins de vrac, qui prennent modèle sur l’opéra et le ballet.
Il reste que sous ce rapport, plusieurs voyages à Lyon sont à programmer.

LA SAISON 2024-2025 DE L’OPÉRA NATIONAL DE PARIS

C’est la Grande Boutique, c’est même la plus grande boutique au monde, avec ses deux théâtres dont chacun à lui seul pourrait faire le bonheur d’une grande capitale. L’Opéra Bastille est plus vaste que la plus grande salle d‘Allemagne, celle de Baden-Baden, et Garnier équivaut à Scala, Vienne ou Covent-Garden.

À Paris, pour étancher la soif d’opéra et de ballet de cette capitale bien connue comme phare de la musique mondiale, il faut deux salles d’un total de 4700 places à remplir.

L’État (alors de gauche) l’a voulu ainsi.
Conséquences ?

  • Il faut financer deux maisons au fonctionnement différent, et la moindre grève (un mot qui n’est pas inconnu chez les personnels de l’opéra) risque de faire vaciller le fragile équilibre de la maison. C’est ainsi que l’institution a été lourdement mise à mal ces dernières années avec les mouvements sociaux divers et la crise du coronavirus.
  • Il faut remplir au mieux les salles par une politique capable à la fois de rameuter les foules par des productions tiroir-caisse tout en gardant çà et là cette inévitable touche de « modernité » que sont les mises en scènes qui feront hurler un public parisien d’opéra assez peu disponible et peu ouvert mais qui feront un peu de buzz médiatiqIl faut à l’instar d’un théâtre de répertoire, remplir les cases vides des distributions de manière assez industrielle, avec un peu de stars et beaucoup de tout venant, et la nouvelle troupe locale composée de 9 chanteurs est encore un embryon de ce qui serait nécessaire pour faire tourner la boutique sur des forces locales, d’ailleurs on en parle moins…
  • Il faut ne pas (trop) faire appel aux stars de la baguette, chères et capricieuses, comme ce Gustavo Dudamel qui a eu le front de démissionner à peine (ou presque) nommé au poste de directeur musical de la maison.
    Faut-il d’ailleurs un directeur musical ? Les spectateurs ont-ils vu la différence depuis le départ de Dudamel ? Les productions qu’il avait dirigées étaient-elles si miraculeuses qu’on s’en souvienne encore avec des sanglots d’émotion ?
    Un directeur musical dirige quelques titres par an (trois à quatre au mieux) mais travaille surtout avec l’orchestre lors des concerts : c’est là qu’il se frotte au travail artisanal répété, c’était ce que faisait Barenboim à Berlin ou Abbado à Milan et encore plus Muti à la Scala à qui on reprochait même de trop diriger.
    Sans directeur musical, il y aura la saison prochaine seulement deux concerts symphoniques, concentrés en septembre et décembre 2024, et dans mon souvenir, il n’y a jamais eu de vrais cycles, comparables aux Akademiekonzert de Munich, à ceux de l’Orchestra del Teatro alla Scala, doublés par la saison de la Filarmonica della Scala à Milan, ou de la Staatskapelle Berlin à Berlin, et je ne parle pas du Philharmonique de Vienne, composé pour l’essentiel de musiciens de l’orchestre de la Wiener Staatsoper.
    Autre option, le directeur musical est là comme Sawallisch jadis à Munich, pour 70 soirées par an. Plus aucun chef ne le fait. Allez demander à un Jurowski (à Munich) ou à un Chailly (à Milan, deux productions par an) un tel régime !
    D’ailleurs, peu de stars de la baguette consentent désormais à descendre dans la fosse d’un opéra qu’ils ne dirigent pas par ailleurs comme directeur musical, sauf exceptions (Vienne un peu, Berlin un peu et Milan, vraie exception cette saison qui accueille notamment Thielemann et Petrenko)

Et à Paris, en 2024-2025, au milieu de chefs dont le niveau oscille de médiocre à très bon, il n’y aura qu’une seule star, Teodor Currentzis.

Mais l’État, surtout en cette période, ne veut pas d’ennuis avec l’opéra, de ces crises dont la longue histoire de la maison nous a abreuvés. L’État ne veut pas de directeurs provocateurs à la Mortier, ou flamboyants à la Lissner, il veut la paix et la concorde et surtout pas de vagues.
Ainsi, il semble avoir trouvé en Alexander Neef le gendre idéal, discret, bon gestionnaire, ne provoquant pas de polémiques, dans le vent pour introduire de la diversité, à l’écoute, et pas trop marqué artistiquement pour ne pas dire complètement plat de ce côté. Pour une fois, on n’entend pas de bruits sourds autour de lui ni de rumeurs dans les salons. Il vient donc d’être prolongé jusqu’en 2032, un mandat exceptionnellement long ce qui veut dire pour la puissance publique « tranquille pendant 8 ans » … On testera sur pièces car en la matière on en a vu d’autres.
En tous cas, Alexander Neef si tout va bien durera tout le temps du mandat du prochain Président (ou de la prochaine Présidente) de la République…

A – OPÉRA

Voici donc la saison 2024-2025 de L’Opéra National de Paris, qui ne mérite (au moins pour le lyrique) ni excès d’honneur, ni indignité. Le plat pays qui est le mien…
Nous verrons ce qu’il en est du ballet, particulièrement important à Paris.

Les productions :
Note :
je ne comprends toujours pas la politique affichée en matière de titres. A priori on donne le titre en français (on est en France scrogneugneu), mais The Rake’s progress et non La carrière d’un libertin, Il Trittico et non Le Tryptique, et L’Isola disabitata non L’île déserte et Il viaggio, Dante et pas Le Voyage, Dante. Il faut être logique. Ou tout, ou rien. Alors je donne les titres originaux dans la langue dans laquelle les opéras seront donnés, ce qui est après tout le plus logique.

Nouveaux spectacles :

Offenbach : Les Brigands
Rameau : Castor et Pollux
Wagner : Das Rheingold
Debussy : Pelléas et Mélisande
Haydn : L’Isola disabitata

Dusapin : Il viaggio, Dante
Puccini : Il Trittico

Reprises :
Verdi : Falstaff
Puccini : Madama Butterfly
Gounod: Faust
Donizetti: La Fille du régiment
Mozart : Die Zauberflöte
Stravinsky : The Rake’s Progress
Verdi : Rigoletto
Janáček : Příhody lišky Bystroušky (la petite renarde rusée)
Bellini : I Puritani
Verdi : Don Carlos
Massenet : Manon
Rossini : Il Barbiere di Siviglia
19 titres dont 7 nouvelles productions, 7 opéras en français mais 5 opéras de répertoire français, ce qui est respectable et rassurera les vestales gallicanes.

a) Nouvelles productions :

Comme toujours, les nouvelles productions sont concentrées dans la deuxième partie de l’année, pour facilités d’exécution budgétaire.
APJ= Avant-première jeunes

Septembre-octobre 2024/Juin-juillet 2025
Jacques Offenbach : Les Brigands
9 repr. du 21 sept au 12 oct/8 repr. du 26 juin au 12 Juil.
APJ 18 sept.
Dir : Stefano Montanari (Sept-Oct)/Michele Spotti (Juin-Juillet)/MeS : Barrie Kosky
Avec Marcel Beekman, Marie Perbost, Yann Beuron, Laurent Naouri, Matthias Vidal, Helene Schneidermann, Doris Lamprecht etc…
Palais Garnier
Barrie Kosky a intérêt à réussir son coup pour remplir Garnier pendant 18 représentations, mais il est familier du fait. Deux chefs, Stefano Montanari, spécialiste de belcanto, baroque et Rossini, et donc très préparé à Offenbach, et Michele Spotti qu’on a entendu à Berlin dans La Belle Hélène et à Lyon dans Barbe Bleue avec une distribution solide faite de tous les spécialistes du genre, comme Vidal, Beuron et surtout Naouri, mais on note aussi deux piliers du lyrique Doris Lamprecht et Helene Schneidermann, qui savent remplir les scènes par leur intelligence et leur présence. À ne pas rater évidemment.

Janvier-Février 2025
Jean-Philippe Rameau : Castor et Pollux
12 repr du 20 janvier au 23 février 2025 – Dir : Teodor Currentzis/MeS : Peter Sellars
APJ le 18 janvier
Avec Jeanine de Bique, Stéphanie d’Oustrac, Reinoud van Mechelen, Marc Mauillon
Orchestre et chœur Utopia
Palais Garnier
Une opération « à la mode » et « à la mode salzbourgeoise », sans doute conçue ailleurs que dans les officines parisiennes, puisqu’on retrouve la paire Currentzis/Sellars (comme leur Clemenza di Tito par exemple) et que Teodor Currentzis en cure de dépoutinisation vient avec son nouvel orchestre et son chœur Utopia. Belle distribution, magnifique opéra, et opération habile qui va rameuter les foules. Encore une production à ne pas rater.

Richard Wagner : Das Rheingold
7 repr. du 29 janv. au 19 fév. – Dir : Pablo Heras-Casado / MeS : Calixto Bieito
APJ le 25 janvier
Avec Ludovic Tézier, Brian Mulligan, Gerhard Siegel, Marie-Nicole Lemieux, Eve-Maud Hubeaux, Simon O’Neill etc…
Opéra-Bastille
Mon petit doigt me dit que les dates permettent aux amateurs étrangers en goguette de coupler Wagner et Rameau, curiosités esthétiques de l’hiver à l’Opéra. C’est une production Lissner prévue avec Philippe Jordan, qui a sauté avec le Covid et les très noires heures de l’Opéra de Paris quand il s’y met. Voilà donc enfin ce Ring, en espérant que Calixto Bieito soit plus inspiré que dans ses dernières productions.
Avec Pablo Heras Casado au pupitre, cela nous donne un vrai Ring Ibérique. Je n’ai pas trouvé Heras-Casado renversant à Bayreuth dans Parsifal, ni dans aucun opéra où je l’ai entendu, mais sans doute me trompé-je car les trompettes de la renommée ne cessent de sonner, à vide pour mon goût.
Pour moi, le seul véritable attrait, c’est évidemment Ludovic Tézier en Wotan, il a la voix et le charisme, et si ça marche comme c’est probable il sera le Wotan réclamé partout ailleurs dans les prochaines années parce qu’on a besoin de nouveaux Wotan. Sinon, une distribution sans indignité, avec Hubeaux en Fricka (belle idée) et Lemieux en Erda, mais hélas Brian Mulligan en Alberich, et là c’est une vraie mauvaise idée (mais à Paris on a un vrai tropisme anglo-saxon qui fait prendre des vessies pour des lanternes) face à Gerhard Siegel Mime qui lui est un grand chanteur. Quant à Simon O’Neill en Loge… voire les tropismes locaux.


Février-Mars 2025
Claude Debussy : Pelléas et Mélisande
9 repr. du 28 février au 27 mars 2025 – Dir : Antonello Manacorda / MeS : Wajdi Mouawad
APJ le 25 février
Avec Sabine Devieilhe,  Sophie Koch, Huw Montague Rendall, Gordon Bintner, Jean Teitgen etc…
Opéra-Bastille
La production de Robert Wilson a largement fait son temps, de 1997 à 2017 et une nouvelle production se justifie. Confiée à Wajdi Mouawad, elle devrait attirer le public vu la popularité de l’artiste. La distribution avec Sabine Devieilhe et Sophie Koch, ne souffre pas de discussion, le Golaud de Gordon Bintner, interprète expressif et de forte présence scénique non plus, ainsi que l’Arkel de Jean Teitgen . On pousse beaucoup (effets d’agences…) en ce moment Huw Montague Rendall, chanteur très élégant et bon acteur, et le voilà en Pelléas mais la voix relativement petite risque de se perdre dans le vaisseau Bastille. Ce chanteur avait en effet déjà des difficultés à se faire entendre à Munich dans Il Conte des Nozze di Figaro.
Quant au choix d’Antonello Manacorda en fosse, alors qu’il ne manque pas de bons chefs pour Debussy, il est inexplicable et me laisse plus que quelques doutes.

Pascal Dusapin
Il viaggio, Dante
6 repr. du 21 mars au 9 avril – Dir : Kent Nagano / MeS : Claus Guth
APJ le 19 mars
Avec Bo Skovhus, Giacomo Prestia, Dominique Visse, David Leigh, Christel Loetzsch
Jennifer France.
Palais Garnier
« Operatorio » très habilement mis en scène par Claus Guth et déjà à Aix magnifiquement dirigé par Kent Nagano, ce voyage dantesque arrive à Paris avec une distribution modifiée puisque Bo Skovhus à la présence scénique saisissante succède à Jean-Sébastien Bou dans le rôle de Dante et David Leigh à Evan Hughes dans celui de Virgilio.
Le travail de Pascal Dusapin avait été accueilli favorablement à Aix, espérons qu’il en soit de même à Paris.

Avril-mai 2025
Giacomo Puccini : Il Trittico
10 repr. du 29 avril au 28 mai – Dir : Carlo Rizzi /MeS : Christof Loy
APJ le 26 avril
Avec Asmik Grigorian, Karita Mattila, Hanna Schwarz, Roman Burdenko, Misha Kiria, Enkelejda Shkosa, Joshua Guerrero etc…
Opéra-Bastille

Il Trittico n’a pas bénéficié à Paris de plusieurs reprises, c’est la troisième production, et aucune des deux autres n’a été reprise. On aurait pu rêver que la production de 2010 signée Luca Ronconi et présentée en 2008 à la Scala soit reproposée, comme hommage à un des grands metteurs en scène disparus, même si le spectacle a été étrillé par la presse… Mais Ronconi ne doit pas être très connu dans les étages élevés de l’Opéra-Bastille.
On reprend donc la production salzbourgeoise de Christof Loy. C’est un bon metteur en scène, en espérant que cette fois on puisse reprendre plusieurs fois le spectacle, même si Il Trittico est un défi pour les théâtres, à cause de sa distribution nombreuse et complexe.
En fosse, Carlo Rizzi. Faute de meilleure idée (mais en a-t-on beaucoup à Paris en la matière ?), c’est une assurance tous risques contre les aventures, chef très solide qui portera sans nul doute une distribution qui est celle de Salzbourg ou peu s’en faut toute construite autour d’Asmik Grigorian, la vedette de la soirée, qui chante les trois rôles, à la manière des grandes du passé.
Autour d’elle, quelques autres grandes (Karita Mattila, Hanna Schwarz), des chanteurs de la nouvelle génération comme Joshua Guerrero, belle voix de ténor entendue dans Faust de Mefistofele à Rome et surtout l’excellent Misha Kiria, qui explose dans les rôles bouffes rossiniens, et qui sera ici GiannI Schicchi. Enfin une grosse erreur à mon avis, Roman Burdenko dans Michele, baryton solide mais jamais convaincant dans des rôles italiens même s’il avait convaincu Salzbourg…
Une production toute faite, conçue ailleurs, c’est du garage de luxe et non une politique artistique. Mais au moins, le succès sera au rendez-vous.

Spectacle de l’académie
Mars 2025
Joseph Haydn : L’Isola disabitata
6 repr. du 11 au 21 mars 2025 – Dir : NN /MeS : Simon Valastro
2 matinées scolaires les 17 et 20 mars
Spectacle de l’Académie.
Amphithéâtre de la Bastille
Un metteur en scène qui est danseur et chorégraphe, Simon Valastro, pas de chef désigné, et spectacle accueilli (enterré ?) dans l’amphithéâtre de Bastille.
La Scala programme systématiquement en septembre dans la grande salle le spectacle de son Académie avec chœur et orchestre de jeunes dans un opéra du répertoire et une production éprouvée et populaire avec un bon chef et avec au moins une star dans la distribution faite pour le reste des membres de l’académie. Et la salle est remplie de jeunes. C’est une idée intéressante pour valoriser un travail non ?
A Munich, la Bayerische Staatsoper la prochaine saison confie son festival Ja,Mai ! à son studio. Et le plus souvent c’est au théâtre Cuvilliés, prestigieux théâtre baroque, que la production (une vraie nouvelle production) est accueillie.
Deux exemples qui montrent qu’on peut confier une vraie production et non une production à l’économie qui est marquée immédiatement « spectacle de jeunes ». Politique bizarre qui montre un manque de confiance dans les artistes qu’on forme et surtout le soin de limiter les pertes. Un Rossini à Garnier à des prix accessibles et très ouvert aux jeunes pourrait faire au moins un petit événement. Mais non. On reste dans le confidentiel sans gloire. Minable et comme souvent, sans imagination.

 

b) Reprises de répertoire

Septembre 2024
Giuseppe Verdi : Falstaff
7 repr. du 10 au 30 septembre 2024 – Dir : Michael Schønwandt – MeS : Dominique Pitoiset
Avec Ambrogio Maestri, Iván Ayón RIvas, Marie-Nicole Lemieux, Andrei Kymach, Olivier Boen, Gregory Bonfatti, Federica Guida.
Opéra-Bastille.
On commence la saison petit-pied avec une reprise sans grand intérêt. Certes, le Falstaff d’Ambrogio Maestri et la Quickly de Marie-Nicole Lemieux, mais une mise en scène passe-partout et un chef pas vraiment idoine pour cet opéra de chef. À ignorer.

Septembre-octobre 2024
Giacomo Puccini : Madama Butterfly
A : 8 repr. du 14 sept au 6 oct.
B : 6 repr. du 10 au 25 oct.
Dir : Speranza Scappucci MeS : Robert Wilson
Avec :
A : Eleonora Buratto, Aude Extrémo, Stefan Pop, Christopher Maltman, Carlo Bosi etc…
B: Elena Stikhina, Aude Extrémo, Stefan Pop, Christopher Maltman, Carlo Bosi etc…
Opéra-Bastille.
Après le début de saison pour remplir le vide avec Falstaff, cette Butterfly est faite pour que le touriste de passage puisse aller à Garnier pour Les Brigands et voir cette Butterfly vieille de 31 ans mais signée Robert Wilson en 1993 à Bastille, qui a rendu bien des services au tiroir-caisse. Avec une cheffe populaire (Speranza Scappucci) et une alternance de deux Butterfly, une chanteuse (Buratto) et une fausse gloire (Stikhina) on espère remplir Bastille, on remarque Aude Extrémo en Suzuki, on est surpris de Maltman en Sharpless qui mérite un plus beau rôle, complètement sous-distribué, et on rigole franchement de Stefan Pop en Pinkerton. Si vous y tenez, évitez Stikhina, et privilégiez Buratto.

Charles Gounod : Faust
8 repr. du 26 sept. au 18 oct. 2024 – Dir : Emmanuel Villaume – MeS : Tobias Kratzer
Avec Pene Pati, Alex Esposito/John Releya, Florian Sempey, Amina Edris, Marina Viotti, Sylvie Brunet-Grupposo, Amin Ahangaran
Opéra-Bastille
Pour un, tu as les deux, le couple à la ville Pene Pati/Amina Edris se retrouve ici à la scène, on aura donc une voix anonyme, gentillette et sans caractère pour une Marguerite créée dans cette production par la très grande Ermonela Jaho… Manière intelligente de construire des distributions. Alex Esposito (en alternance avec John Releya) et Florian Sempey complètent un cast où on relève même le nom de Marina Viotti en Siebel. Direction de Emmanuel Villaume, soit, mais seulement 8 représentations d’un Faust si typique du répertoire parisien quand à la même période il y en a 13 pour Butterfly.  Cherchez l’erreur, à moins que, comme je le sens, il y ait une réserve pour la mise en scène pourtant remarquable de Tobias Kratzer qui depuis sa création malheureuse et covidée n’a eu droit qu’à 6 représentations en public. Avec ces 8 cela fera en trois ans 14, soit à peine une de plus que la série des Butterfly alimentaires cette saison. Quand on a connu les catastrophes qui ont suivi l’abandon de la production Lavelli, on se demande pourquoi cette grande production qui fut une des victimes du Covid n’est pas mieux servie. On a l’impression qu’on la programme contraint et forcé. Trop intelligente et brillante pour Paris sans doute ?

Octobre-Novembre 2024
Gaetano Donizetti : La Fille du Régiment

12 repr. du 17 oct. au 20 nov – Dir : Evelino Pidò – MeS : Laurent Pelly
Avec Julie Fuchs, Lawrence Brownlee, Felicity Lott, Lionel Lhote, Susan Graham etc…
CQFD : 12 repr. (seulement 8 pour Faust…) pour la super production vue revue et repassée partout dans le monde depuis près de deux décennies de Laurent Pelly qui refait un tour à Bastille dans une jolie distribution, avec le très sûr mais très habituel Evelino Pidò, et deux mythes Susan Graham en Marquise de Berkenfield et Dame Felicity Lott en Duchesse de Crackentorp, tandis que Julie Fuchs sera Marie et Lawrence Brownlee Tonio. Du velours pour le tiroir-caisse.

Novembre 2024
W.A.Mozart : Die Zauberflöte

10 repr. du 2 au 23 novembre 2024 – Dir : Oksana Lyniv – MeS : Robert Carsen
Avec Pavol Breslik, Jean Teitgen, Aleksandra Olczyk, Nikola Hillebrand, Mikhail Timoschenko, Mathias Vidal etc…
Opéra-Bastille
Encore une fois Zauberflöte pour 10 représentations dans la production Carsen vue et revue depuis 2014 (presque une fois par saison). Carsen, le Canada Dry de la modernité dans une production passable et sans grande saveur, avec un cast correct sans plus (si l’on excepte Teitgen et Breslik) et en fosse Oksana Lyniv, gage de féminisation des podiums, mais pas forcément d’un Mozart novateur.
Du rien qui fait de la mousse.

Novembre-décembre 2024
Igor Stravinsky : The Rake’s Progress

7 repr. du 30 nov. au 23 déc. 2024 – Dir : Susanna Mälkki – MeS : Olivier Py
Avec Golda Schultz, Stanislas de Barbeyrac, Iain Paterson, Cilve Bailey, Jamie Barton etc…
Palais Garnier
C’est la troisième fois que réapparaît cette production d’Olivier Py des années Mortier, globalement appréciée à sa création dans une distribution qui voit un inattendu Stanislas de Barbeyrac en Tom Rakewell et le bien pâle Iain Paterson en Nick Shadow, tandis que Golda Schultz sera Anne Trulove. Un cast contrasté où l’on note Jamie Barton qu’on essaie partout de vendre comme un mezzo-soprano de qualité en Baba la turque. En fosse, une vraie garantie : Susanna Mälkki, qu’on suivra avec une attention particulière.

Décembre 2024/Mai-juin 2025
Giuseppe Verdi : Rigoletto
A : 8 repr du 1er au 24 déc. 2024 (Dir : Domingo Hindoyan – MeS : Claus Guth)
B : 10 repr. du 10 mai au 12 juin 2025 (Dir : Andrea Battistoni – MeS : Claus Guth)
Avec
A : Liparit Avetisyan, Rosa Feola, Roman Burdenko
B : Dmitry Korchak, Slávka Zámečníková, George Gagnidze
Opéra-Bastille
Mazette ! 18 représentations en deux séries, cela sent son tiroir-caisse à plein nez, avec un titre qui attire, dans une production qui pourtant a fait crier un certain public Vade retro Guthanas !.
Les atouts : les Gilda, Rosa Feola en décembre et l’excellente Slávka Zámečníková en mai et juin. Les ducs de Mantoue (Liparit Avetisyan en Décembre et Dmitry Korchak en mai juin) sont pour l’un une voix à découvrir (Liparit Avetisyan) plutôt correcte et l’autre une voix connue depuis longtemps et qui vient de chanter un Arnold superbe à la Scala (Dmitry Korchak).
Les (grandes) douleurs : les deux Rigoletto, Roman Burdenko qui ne fonctionne ni par phrasé ni par style dans le répertoire italien et George Gagnidze sans aucun intérêt dans aucun rôle.
Pour le reste, notons Alexander Tsymbalyuk en Sparafucile dans la distribution B et Aude Extrémo en Maddalena dans la distribution A
En fosse de très bons professionnels, que ce soit Domingo Hindoyan ou Andrea Battistoni.
Si on a envie…

Janvier-Février 2025
Leoš Janáček :
Příhody lišky Bystroušky (la petite renarde rusée)
6 repr. du 15 janv. au 1er fév. – Dir : Juraj Valčuha – MeS : André Engel
Avec Elena Tsallagova, Iain Paterson, Paula Murrihy, Frédéric Caton, Eric Huchet etc…
Opéra-Bastille

Troisième reprise de cette production Engel (ère Mortier) depuis 2008, et absente depuis 14 ans de la scène de l’Opéra-Bastille, cette reprise se justifie avec l’éternelle et très émouvante Renarde d’Elena Tsallagova, irremplaçable dans le rôle. Très remplaçable en revanche Iain Paterson, et pour le reste distribution solide, avec du très solide en fosse, l’excellent Juraj Valčuha qui pourrait être plus fréquent à Paris (lui confier Pelléas par exemple aurait été une meilleure idée que le choix qui a été fait).

Février-mars 2025
Vincenzo Bellini : I Puritani
10 repr. du 6 févr. au 5 mars 2025 – Dir : Corrado Rovaris / MeS : Laurent Pelly
Avec Lisette Oropesa, Roberto Tagliavini, Lawrence Brownlee, Vartan Gabrielian etc…
Opéra-Bastille
C’est évidemment Lisette Oropesa qui fait tout le prix de cette reprise de la production indifférente de Laurent Pelly, dirigée cependant par Corrado Rovaris, bon spécialiste de ce répertoire. Pour le reste Roberto Tagliavini et Lawrence Brownlee garantissent un vrai niveau.
Pour Lisette Oropesa…

Mars-Avril 2025
Giuseppe Verdi : Don Carlos

7 repr. du 29 mars au 25 avril – Dir : Simone Young / MeS : Krzysztof Warlikowski
Avec Charles Castronovo, Marina Rebeka, Ekaterina Gubanova, Christian van Horn, Andrzej Filończyk, Alexander Tsymbalyuk etc…
Opéra-Bastille
Quand on a connu les distributions initiales de Don Carlos et puis la reprise en italien Don Carlo à Bastille, on est un peu surpris de l’absence totale d’effort sur cette reprise, aussi bien en fosse où Simone Young n’est pas une verdienne A.O.C loin de là et où la distribution est assez passe-partout. Avec une Rebeka en Elisabeth qui promènera son chant glacé et sans âme et Castronovo qui devient le Don Carlos de répertoire (comme sorti d’un catalogue) un peu partout. Par ailleurs, Gubanova est une chanteuse intelligente, (mais Eboli ?), et essayer Andrzej Filończyk en Posa peut être intéressant. Quant à Van Horn c’est une grande belle voix de basse, ce qui ne suffit pas toujours pour faire un Philippe. Distribution non pensée, pour un tel chef d’œuvre…

Mai-juin 2025
Jules Massenet : Manon
8 repr. du 29 mai au 20 juin 2025 – Dir : Pierre Dumoussaud /MeS : Vincent Huguet
Avec
(29/05 – 6/06) Nadine Sierra, Benjamin Bernheim (jusqu ‘au 9 juin)(9-20/06) Amina Edris, Roberto Alagna (à partir du 11 juin)
Et Andrzej Filończyk, Nicolas Cavallier, etc…
Opéra-Bastille
En alternance, le ténor en vogue, et celui qui le fut et qui reste fascinant en Des Grieux, Nadine Sierra en Manon écrase Amina Edris, voix jolie mais assez anonyme.
Pierre Dumoussaud en fosse, c’est une garantie.
Pour les amateurs de “petites tables”.

Juin-juillet 2025
Gioachino Rossini : Il Barbiere di Siviglia
12 repr. du 10 juin au 13 juil. – Dir : Diego Matheuz – MeS : Damiano Michieletto
Avec Levy Segkapane, Carlo Lepore, Isabel Leonard (10/25 juin) /Aigul Akhmetshina (28/06-13/07), Mattia Olivieri, Luca Pisaroni etc…
Une des productions tiroir-caisse de la maison.

Belle distribution au moins pour les voix masculines avec des artistes nouveaux et vraiment intéressants comme Levy Segkapane et Mattia Olivieri et d’autres plus expérimentés et toujours excellents comme Carlo Lepore et Luca Pisaroni.
Du côté féminin, ne manquez pas Aigul Akhmetshina et privilégiez donc juillet et non juin parce qu’Isabel Leonard est une Rosine trop vue et revue.
En fosse, pourquoi un chef aussi pâle que Diego Matheuz quand l’Italie regorge de chefs jeunes et valeureux pour Rossini ?

B – BALLET

 

L’espoir renaît ?
(Par Jean Marc Navarro)

Les quinze dernières années nous ont offert tout loisir d’observer avec fascination la béance entre le discours officiel de l’Opéra national de Paris arguant avec aplomb d’un prétendu « équilibre de programmation de danse entre classique et contemporain » et la réalité d’un évincement progressif mais forcené du répertoire académique, jusqu’au naufrage des dernières propositions de Mlle Dupont. Depuis l’arrivée du nouveau directeur de la danse José Martinez, une petite transformation semble s’opérer, petite touche par petite touche.

  • Dans la programmation, évidemment :

José Martinez, qui demeure fidèle à sa cohérence entre propos et actes, maintient voire accentue son ambition pour un équilibre réel et non fantasmé vers des saisons plus barycentrées sur des affiches classiques au sens large. Paquita (Pierre Lacotte), dont la dernière reprise remonte à 2015 et La Belle au bois dormant (Noureev d’après Petipa), qui n’a pas présentée depuis fin 2013 (cela donne le tournis !), reviennent à l’affiche, enfin ; Martinez engage là un travail de reconstruction massif mais salutaire car le corps de ballet a perdu de sa mémoire collective, de son corps commun l’empreinte de ces œuvres et peu sont les solistes qui ont incarné les rôles titres. Avec l’entrée au répertoire de Sylvia dans la production de Manuel Legris en fin de saison, c’est un joli signe d’inscription de la Compagnie dans son histoire qu’offre le directeur de la danse. L’œuvre a été créée à l’Opéra de Paris, Manuel Legris avait dansé dans la production de Lycette Darsonval à l’École de danse, y a créé 20 ans plus tard l’Aminta de Neumeier (aux côtés, excusez du peu, de Mlles Loudières et Platel, de Nicolas Le Riche et… d’un certain José Martinez), en a remonté une version académique à Vienne puis à Milan ; après une nouvelle éclipse de 20 ans, voilà donc l’œuvre de retour à Paris

Grandes productions « néo-classiques » aussi au rendez-vous avec les reprises de Mayerling et Onéguine. La date que tout le monde a déjà noté en lettres d’or et de larmes dans l’agenda : 1er mars 2025 – après plus de 20 ans d’étoilat, à porter au sommet les couleurs de la sacro-sainte École française, qui est désormais plus un slogan qu’une réalité mais dont après Jean-Guillaume Bart ou Manuel Legris il incarne les derniers feux (avant une renaissance ?), Mathieu Ganio, joyau de la Compagnie, fera ses adieux à la scène dans le chef d’œuvre de Cranko. Comme Manuel Legris 16 ans avant lui, comme Isabelle Ciaravola 11 ans avant lui. On y sera. On ovationnera. On pleurera. Il n’est pas annoncé de Défilé du Ballet pour l’occasion (Mathieu Ganio en ferme la marche depuis qu’il est Doyen du Ballet) ; on espère que la chose sera tout de même organisée à titre exceptionnel pour rendre pleinement hommage à celui est l’une des grandes figures du monde de la danse de ce dernier quart de siècle !

Après des années de saisons beaucoup moins riches en grosses machines, espérons que le Ballet (154 danseurs hors surnuméraires) tienne le choc physique pour absorber ce remède de cheval que propose José Martinez !

Coloration plus contemporaine avec la soirée d’ouverture de saison de danse. Le Maître William Forsythe remontera son résolument enthousiasmant hit Blake Works I et travaillera à la refonte de Rearray dans une version pour ensemble de danseurs tandis que le chorégraphe Johan Inger, dont la patte contemporaine n’a rien de disruptif ni d’outrancièrement conceptuel, fera ses débuts à l’Opéra. Le Défilé du Ballet sera proposé sur certaines dates de cette série.

Belle soirée également en vue avec le double bill Sharon Eyal / Mats Ek ! La reprise du chef d’œuvre d’absurde qu’est Appartement (dernière reprise en 2012, encore plus ancienne que pour La Belle!) y côtoiera une création… sur pointes ! L’anecdotique Play et sa piscine de boules vertes rempliront les caisses à l’occasion des fêtes. La saison se clôturera par une création d’Hofesh Shechter, un des derniers oripeaux des programmations imaginées par Aurélie Dupont.

L’École de danse présentera ses habituelles démonstrations et son spectacle. Vivement le retour du Gala des Écoles, où Mlle Platel invite des élèves d’écoles de ballet du monde entier et qui est à chaque fois une fête extraordinaire !

  • Dans la vie de la Compagnie ensuite.

La mise en valeur de talents non étoilés dans les rôles principaux des ballets académiques présentés cette saison, la suspension du concours de promotion pour les Sujets (pour accéder au rang de Premier danseur), le changement très notable de tonalité des artistes dans leurs interventions médiatiques ou instragramesques (il semblerait que dire son plaisir de la danse classique ne soit plus tabou !), la remise en place de soirées jeunes chorégraphes, laissent entrevoir un petit changement d’atmosphère, de dynamique collective dont le temps dira s’ils se pérennisent.

  • Dans le rapport au public enfin (ou surtout ?).

L’engagement d’annoncer les distributions des rôles principaux très en amont des représentations a été tenu – même si la valse des blessures a conduit à ce que, sur la série de 13 représentations de La Fille mal gardée, seules 2 fussent in fine conformes aux annonces initiales (les statistiques ne sont guère plus flatteuses pour la série de Don Quichotte concomitante) ! Les séances de répétitions publiques, très appréciées des balletomanes, ont fait un retour remarqué – même si elles sont désormais payantes. Révolution par ailleurs : le directeur communique en personne sur les réseaux sociaux, que manifestement il consulte régulièrement.

Bref, en douceur, en cohérence, en confiance, sans esbrouffe, il semble que José Martinez prenne le temps de travailler sur l’ensemble des dimensions qui permettront au Ballet de regagner l’âme et le niveau qu’il a perdus. « Commencerait-on à entrevoir la possibilité de reprendre le chemin de la ligne 8 pour aller voir du ballet à l’Opéra, après tant de saisons de vache anorexique ? », nous interrogions-nous lors de la présentation par José Martinez d’une saison 2023-2024 qu’il n’avait eu les moyens que de marginalement remanier. À ce train-là, la lumière au bout du tunnel risque de vite apparaître .

 

C – ET LE RESTE…


Le reste, il est un peu confus, signe du relatif manque d’intérêt pour ces diverses manifestations qui pourtant pour certaines permettent :

  • Aux forces de la maison de se produire pour elles-mêmes
  • Aux artistes locaux (Académie ou troupe dont on a tant parlé) de se produire
  • À un plus large public d’accéder à des manifestations pour des tarifs moins socialement sélectifs.

Mais pour cela, il faudrait une communication plus ciblée, un agenda plus lisible, bref, une politique plus rigoureuse qui hiérarchise et sache communiquer.

L’offre n’est pas inexistante mais désordonnée et mal mise en valeur (déjà dans la brochure, assez peu hiérarchisée ou classée). On compte 2 concerts symphoniques, 2 galas, 4 récitals de stars à Garnier, 4 midis musicaux, 4 concerts de musique de chambre dans l’Amphithéâtre de Bastille, 13 concerts rencontre au Studio-Bastille et 7 concerts récital des artistes de l’Académie dans l’Amphithéâtre de Bastille, un concert de gala spécial académie à Garnier, et un concert dit « ADO » (apprentissage de l’orchestre) fait soit un peu moins de 40 manifestations diverses, ce qui n’est pas indifférent.

Alors j’ai essayé de structurer pour comprendre l’articulation des différentes offres :

Concerts et manifestations des Forces de l’Opéra

  1. Concerts symphoniques (à la Philharmonie de Paris):
    – 13 sept. 2024 : Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Tugan Sokhiev
    Chostakovitch : Symphonie n°4
    – 9 décembre 2024 : Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Teodor Currentzis
    Stravinski : L’Oiseau de feu, suite de ballet (1945)
    Ravel : Daphnis et Chloé, suite n°2, la Valse
    Deux concerts qui semblent posés là par hasard alors qu’une petite saison symphonique régulière (5 concerts ?) dont l’objet serait de valoriser l’orchestre et d’inviter des chefs prestigieux qu’on n’entend pas en fosse, ce qui pourrait leur donner envie d’y descendre…
    Sokhiev et Currentzis ont les profils qu’il faut, mais il faudrait peut-être construire (pas forcément à la Philharmonie, mais à Bastille par exemple) un travail de programmation plus rigoureux et articulé
  2. Concerts de musique de chambre– Midi musicaux au Palais Garnier
    Les 27 octobre 2024, 23 mars, 4 mai, 22 juin 2025
    Musique de Chambre à l’Amphithéâtre Olivier Messiaen à Bastille
    Les 4 oct. et 20 déc. 2024, 18 janvier, 8 mars et 3 mai 2025Concerts thématiques intéressants mais à l’agenda totalement anarchique. Le spectateur doit pouvoir compter sur des rendez-vous fixes, identifiables, lisibles. Ici, c’est le petit bonheur la chance, et ce n’est pas la meilleure voie pour attirer un public plus large.
  3. Concerts-rencontre (au Studio-Bastille)
    Là encore une excellente initiative (concerts commentés de musiciens ou d’artistes du chœur) , et cette fois-ci un peu mieux structurée et organisée selon une périodicité assez lisible (1 concert/quinzaine à 13h en 2024, après cela se brouille)
    Les 3, 17 oct, 7, 21, 28 nov, 12 déc. 2024
    Les 6, 27 févr, 27 mars, 3 avr., 22 mai, 5, 26 juin 2025


    Chant lyrique
       

        a) Récitals de chant (Palais Garnier)

L’art du récital se perd et ces 4 grands noms du chant, à des stades différents de la carrière devraient attirer du public,. Raison de plus pour déplorer encore une fois un agenda disloqué alors qu’une programmation étalée sur la saison (un récital par mois par exemple) pourrait permettre à un public de revenir à ces manifestations avec des noms incontestables du chant d’aujourd’hui qu’on n’entend pas forcément dans la saison. L’offre est insuffisante pour une institution comme Paris.

 

24 nov. 2024: Benjamin Bernheim (piano Carrie Ann Matheson)
9 mars 2025 : Renée Fleming (piano NN)
20 mars 2025 : Nathalie Dessay (piano Philippe Cassard)
19 mai 2025 : Elina Garanča
(piano Malcolm Martineau)

b) Concerts et récitals des artistes en résidence à l’Académie

On ne peut que saluer la mise en valeur de l’Académie, structure ouverte à une trentaine d’artistes (chanteurs, musiciens, metteurs en scène…) qui se produisent aussi bien dans des concerts spécifiques que dans des spectacles. L’histoire récente de l’Opéra national de Paris montre que la formation des jeunes fait structurellement partie de sa mission depuis des décennies, mais a été élargie par la fondation de l’Académie par Stéphane Lissner, sur le modèle de celle qu’il avait fondée à Aix-en-Provence.
L’intérêt d’une Académie, vaste atelier sur le modèle des Botteghe médiévales autour d’artistes de renom est d’offrir aux jeunes artistes de participer à des spectacles de la saison et côtoyer des professionnels de tous ordres et de tous niveaux.
L’Opéra affiche aussi une volonté sociale marquée, pour labourer les banlieues peu concernées par l’opéra ou l’outre-mer qui jusqu’à des temps récents n’avait pas été l’objet d’un grand intérêt.
Tout cela est éminemment positif, mais si les initiatives sont nombreuses, elles vont un peu dans toutes sortes de directions, sans véritable ligne ni affichage.
Si l’on compare avec la Scala, qui possède depuis 1997 une Académie fondée par Riccardo Muti, elle affiche un orchestre de jeunes spécifique qui outre des spectacles-maison, est invité dans d’autres manifestations (comme le Festival Donizetti de Bergamo mais pas seulement). Il suffit de se rendre sur le beau site de l’Académie de la Scala pour constater l’architecture forte du projet et la manière dont le théâtre communique.

À l’Opéra de Paris, si le projet a plus ou moins la même ambition, il suffit de comparer le spectacle de l’Académie, très discret dans l’Amphithéâtre Olivier Messiaen, marqué « spectacle de jeunes » un peu timide comme on l’a signalé, et celui de la Scala, cette année Il Cappello di paglia di Firenze, du 4 au 18 septembre prochain, un des spectacles de la saison dans la grande salle dont l’orchestre (de l’Accademia) est dirigé par un chef aussi expérimenté que Donato Renzetti, pour comprendre qu’il y a loin de la coupe aux lèvres.
A Paris, il y a aussi une tentative de former un orchestre de jeunes (le projet ADO, Apprentissage de l’Orchestre), mais encore très discret.
Enfin, si les mécènes abondent pour financer l’Académie de l’Opéra de Paris, on reste stupéfait que ne soient pas sollicités des Fonds européens dans le cadre du Fonds social Européen par exemple qui n’apparaît pas, alors que ce type de projet entre évidemment dans les critères d’attribution. Mais l’Europe…c’est comme l’Orient, c’est compliqué…

  •          Palais Garnier: Concert de gala

Orchestre de l’Opéra national de Paris, Dir : Patrick Lange
Thème : Bizet et ses contemporains.

  •          Amphithéâtre Olivier Messiaen : Récitals et Workshop
    26 sept. 2025 : concert d‘ouverture
    16 oct, 13 nov, 18 déc 2024, 9 avr, 14 mai 2025
    20 juin 2025: Workshop de mise en scène

Une remarque, pour clore ce chapitre : on a tant claironné la naissance d’une troupe, et pourtant ses artistes ne semblent pas mis en valeur par des récitals qui pourraient les faire mieux connaître. Dans la forêt d’initiatives, pourquoi pas des rencontres avec la troupe maison ? A moins que ces rencontres soient bien dissimulées et que je ne les aie pas repérées…

 

  • Manifestations de prestige

Leur fonction est de récolter des fonds et de permettre aux mécènes d’inviter leurs affidés et de profiter du cadre prestigieux de Garnier, toujours moins triste que Bastille et qui permet par ses espaces publics vastes, d’organiser des manifestations brillantes.

Deux « Galas »

  1. 24 janvier 2025
    150 ans du Palais Garnier
    1875-2025, le Palais Garnier malgré l’existence de Bastille reste le symbole de « L’Opéra » dans ce qu’il a de riche, de doré, d’exclusif, et de machine à rêvesAlors, pour le fêter seront réunies orchestre et chœurs, corps de ballet, Académie, école de danse, c’est-à-dire toutes les forces de l’Opéra National de Paris et pour couronner le tout Ludovic Tézier et Lisette Oropesa. 
  2. 11 mai 2025
    Concert des Ambassadeurs de Rolex
    (Partenariat Opéra national de Paris et Philharmonique de Vienne)

Les ambassadeurs Rolex, Juan Diego Flórez, Sir Bryn Terfel, Sonya Yoncheva, Yuja Wang, Rolando Villazon « rejoignent sur scène les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Vienne pour une performance inédite »(sic).
Le bénéfice de ce concert sera intégralement reversé à l’Orchestre Lyrique des  Jeunes de l’Opéra national de Paris (projet ADO que nous avons déjà évoqué).

 

Conclusion

 

La situation financière dramatique de l’Opéra national de Paris les années précédentes a imposé la patiente reconstruction entamée par Alexander Neef doit être saluée, ce qui nécessite des spectacles susceptibles de réunir un public nombreux, et donc éviter les spectacles soi-disant élitistes (je déteste cet adjectif qui déterminerait à l’opposé des spectacles « populistes »). De fait, les metteurs en scène – car c’est là le nœud de l’affaire- des nouvelles productions (Kosky pour Offenbach, Sellars et Currentzis, Wajdi Mouawad sont des personnalités populaires à Paris– encore que Kosky n’ait pas fait grand-chose à Paris, mais sa réputation le précède). Calixto Bieito est un choix Lissner que Neef ne peut que prendre par force, mais un Ring ne peut que faire le plein, vu que même la lamentable production Krämer l’avait fait… Pour le reste, Guth pour Pascal Dusapin est la niche contemporaine plus admissible que lorsqu’il touche à Bohème, quant au Trittico, c’est Grigorian qui fait fonction d’aimant.

On note une lente évolution positive sur le ballet et un certain désordre dans l’offre complémentaire (concerts et récitals).
Au total, c’est Ludovic Tézier en Wotan qui est l’événement de la saison, le seul.
Pour le reste, des choses attendues, même si elles peuvent paraître excitantes (la formule Sellars-Currentzis est déjà largement consommée et consumée) et sinon, ordinaire administration et quelques étrangetés.
Cette maison dite nationale financée à 40% par l’État et pour le reste par la recette et le mécénat est une victime de la politique lamentable de l’État à son égard qui l’a voulue trop grosse et trop coûteuse mais qui l’accuse en même temps de coûter trop cher, dans le genre « qui veut noyer son chien… » au milieu d’une politique culturelle qui est la vingtième roue du carrosse macronique. Nous en avons déjà longuement abordé la question cf. notre article : « La valse des branquignols »

Alors, notre opéra national n’est pas responsable d’être un mastodonte et même avec ses incohérences, ses surprises, ses choix bizarres, je l’aime pour son histoire, pour ce qu’il m’a appris, pour le rôle qu’il a eu dans mon histoire mélomaniaque.

LA SAISON 2023-2024 DU TEATRO ALLA SCALA

Enfin !
Enfin une saison de la Scala qui fait (musicalement) envie, enfin des chefs d’envergure, et 14 productions d’œuvres diverses, qui reflètent le répertoire maison et des titres importants d’autres répertoires. C’est la saison la plus intéressante de la Scala depuis des années.
Dominique Meyer est arrivé en 2020, il lui a fallu trois ans, délai habituel, pour construire une première saison au profil vraiment digne de ce théâtre et de son histoire. Bien sûr les choix de metteurs en scène sont un peu plan-plan, mais on connaît le refus de Dominique Meyer devant des mises en scènes un peu contemporaines ou sortant de la poussière, mais tout de même, arrive à la Scala Christof Loy pour Werther, certes pas un révolutionnaire, mais un metteur en scène vraiment intéressant. De l’autre côté, confier le Ring à David Mc Vicar, ça fait plutôt sourire, un peu has been, et sans aucun intérêt, mais l’intérêt de ce Ring est ailleurs évidemment, avec Thielemann aux commandes, Volle comme Wotan et une somptueuse distribution.

On verra le détail des productions, mais d’emblée saluons deux opérations marquantes, d’abord, deux œuvres jouées pour la première fois dans leur version originale française, Médée et Guillaume Tell et ensuite, le coup de maître de la saison, avoir pour Rosenkavalier réussi à attirer Kirill Petrenko pour sa première sortie à l’opéra en dehors de Baden-Baden depuis qu’il a pris en main les Berliner ! C’est un vrai cadeau et surtout un symbole. Chapeau Meyer !
On connaît le tropisme italien de Kirill Petrenko, régulièrement fidèle à l’Orchestre RAI de Turin et à L’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, il arrive pour la première fois à la Scala, dans une production qui a fait ses preuves à Salzbourg (avec Welser-Möst) et à la Scala (avec Mehta) et avec deux protagonistes du cast d’origine. C’est un événement incontestable.
Bref, plein d’arguments pour faire des voyages à Milan. Une perspective dont on se réjouit.

 

SAISON LYRIQUE

Les productions :

Neuf compositeurs italiens, deux allemands, un autrichien et un français composent une saison « typique » de la Scala, qui porte largement le répertoire italien dans sa variété (du baroque au XXe) dans une saison certes diversifiée mais qui reste assez classique en affichant essentiellement des grands standards du répertoire, sans grande prise de risque, mais l’époque ne s’y prête pas à l’opéra comme on le constate un peu partout. On remarque tout de même Il Cappello di Paglia d’Italia de Nino Rota, qu’on n’a pas vu depuis longtemps, ou La rondine, un Puccini plus rare absent de Milan depuis 1994 et surtout L’Orontea de Cesti, un de ces titres à découvrir du baroque italien. Pour le reste, des titres rassurants, des distributions somptueuses, des chefs de niveau ou de très grand niveau. Ne nous plaignons pas et prenons notre plaisir. Au total 10 nouvelles productions et 4 reprises.

Cherubini : 1 production

  • Médée (NP)

Cesti : 1 production

  • L’Orontea (NP)

Donizetti : 1 production

  • Don Pasquale (Reprise)

Mascagni/Leoncavallo : 1 production

  • Cavalleria rusticana/Pagliacci (Reprise)

Massenet : 1 production

  • Werther (NP)

Mozart : 1 production

  • Die Entführung aus dem Serail (Reprise)

Puccini : 2 productions

  • Turandot (NP)
  • La rondine (NP)

Rossini : 1 production

  • Guillaume Tell (NP)

Rota : 1 production

  • Il Cappello di paglia di Firenze (NP)

R.Strauss : 1 production

  • Der Rosenkavalier (Reprise)

Verdi : 2 productions

  • Don Carlo (NP)
  • Simon Boccanegra (NP)Wagner : 1 production
  • Das Rheingold (NP)

 

 

Regard sur la saison

Décembre 2023 – janvier 2024

Giuseppe Verdi
Don Carlo
8 repr. du 7 déc. au 2 janvier (+avant-première jeunes le 4 déc.)
Dir : Riccardo Chailly/MeS : Lluis Pasqual
Avec René Pape, Francesco Meli, Luca Salsi, Ain Anger, Jongmin Park, Anna Netrebko (jusqu’au 22 déc. inclus)/Maria José Siri (30 déc/2 janv), Elina Garança (jusqu’au 22 déc. inclus)/Ekaterina Semenchuk (30 déc/2 janv) etc…
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Version de 1884 en quatre actes
Nouvelle production

Après Naples en 2022 qui a ouvert avec la version en cinq actes, La Scala ouvre avec la version « de Milan » de 1884. C’est respecter la fausse règle d’un opéra écrit pour le lieu parce qu’on connaît les tribulations des versions de l’œuvre. N’y revenons pas. Mais rappelons quand même qu’Abbado après avoir ouvert la saison 1968-69 par la version en quatre actes a ouvert 1977-78 par la version complète en cinq actes avec des musiques jusque-là inconnues, et qu’on est revenu ensuite à la version en quatre actes scaligèrement idiomatique avec Riccardo Muti, lors de la production malheureuse de Franco Zeffirelli, et avec Daniele Gatti dans celle aussi malheureuse de Stéphane Braunschweig
Signalons aussi que la version originale en Français n’a pas encore été présentée à la Scala… Dans une saison où deux des grandes œuvres du répertoire (Médée- Guillaume Tell) sont pour la première fois présentées à la Scala dans leur version originale, peut-être aurait-on pu faire l’effort pour un Don Carlos au lieu d’un Don Carlo, mais sans doute Madame Netrebko n’avait-elle pas vraiment envie d’apprendre le rôle en Français…
Alors forcément, on regrette le choix un peu cheap de la version en quatre actes.
Pour le reste, personne ne contestera la distribution, que les rôles masculins assureront sur toutes les dates, alors que les deux dernières seront assurées par la solide Maria José Siri et par Ekaterina Semenchuk dans Eboli où elle n’a pas convaincu à Florence. Mais qui oserait commenter le duo Netrebko/Garanča qui rappelle une lointaine Anna Bolena viennoise.
Personne ne contestera Riccardo Chailly en fosse, le directeur musical doit défendre le compositeur maison et pour la mise en scène, Dominique Meyer a choisi Lluis Pasqual, qu’on vit beaucoup à Milan dans les années 1980 (il était lié à Giorgio Strehler) et qui a eu une carrière européenne flatteuse. On verra ce qu’il en reste, mais ce ne peut être pire que Stéphane Braunschweig (2008) ou Franco Zeffirelli (1992), avec lesquels on a bien souffert.
On y courra, il faut y courir, malgré les quatre actes.

Janvier 2024
Luigi Cherubini, Médée

6 repr. du 14 au 28 janvier – Dir : Michele Gamba / MeS : Damiano Michieletto
Avec Sonya Yoncheva, Stanislas de Barbeyrac, Nahuel di Pierro, Ambroisine Bré, Martina Russomano
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Nouvelle production

À l’instar de Don Carlos version originale, Médée de Cherubini n’a jamais été présenté à la Scala, qui aussi bien en 1953 avec Leonard Bernstein qu’en 1951 avec Thomas Schippers avait offert le rôle-titre à Maria Callas dans sa traduction italienne très tardive (1909). L’œuvre qui remonte à 1797, est créée originellement comme opéra-comique au Théâtre Feydeau le grand théâtre qui accueillit sous la Révolution les opéras comiques et notamment la Lodoïska du même Cherubini en 1791.
L’opération est donc bienvenue, et découvrir ce chef d’œuvre dans sa langue originale est appréciable, dans une saison marquée par le centenaire de la naissance de Maria Callas en 1923, qui a notamment chanté le rôle, mais l’a aussi interprété au cinéma dans le film de Pier Paolo Pasolini (1969).
Sous la direction de Michele Gamba qui a triomphé à la Scala dans Rigoletto la saison dernière et dans une mise en scène de Damiano Michieletto, la production promet d’être fort intéressante, avec une distribution de grande qualité, à commencer par Stanislas de Barbeyrac en Jason, bien entouré de chanteurs valeureux.
Las, le seul « hic », c’est le rôle-titre, confié à Sonya Yoncheva, sans doute parce qu’elle l’a chanté à Berlin, qu’elle est un nom relativement bankable sur le marché et qu’une Médée (en Français) ne se trouve pas aujourd’hui sous les sabots d’un cheval. À Berlin, elle était particulièrement décevante, ne possédant rien des qualités scéniques et vocales de ce rôle de monstre sacré. Qui a entendu au disque Callas, et vu sur scène Shirley Verrett dans la version Pizzi à Florence ou à Paris dans les années 1980 sait parfaitement que Yoncheva enfile comme souvent un costume bien trop large pour elle. Mais l’œuvre est si rare qu’on ne la manque pas, surtout dans ce théâtre-là.

Février 2024
Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra

7 repr. du 1er au 24 février – Dir : Lorenzo Viotti / MeS : Daniele Abbado
Avec Luca Salsi, Ain Anger, Roberto de Candia, Andrea Pellegrini, Eleinira Buratto (A)/Anita Hartig (N), Charles Castronovo (A)/Matteo Lippi (B)
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Nouvelle production

Même à distance de dizaines d’années, le souvenir de la production Strehler-Abbado avec sa distribution légendaire, reste vivace et les propositions qui ont suivi n’ont jamais convaincu, à la scène comme dans la fosse. Cette production emportée à Vienne dans les bagages de Claudio Abbado fut détruite à l’initiative du team Holender/Wächter dès le départ du chef…
C’est son fils, Daniele Abbado, qui est appelé pour la mise en scène, et son travail ne pourra qu’être meilleur que la production précédente de Federico Tiezzi qui n’a pas vraiment laissé un bon souvenir.
En fosse, Lorenzo Viotti, assez populaire à la Scala tissera de nouveaux fils, mais il n’a pas une fréquentation connue de Verdi.
Dans la distribution, Eleonora Buratto, la meilleure chanteuse italienne pour Verdi sera Amelia en alternance pour les deux dernières avec Anita Hartig, plus habituée à Bohème. Le couple Boccanegra/Fiesco sera Luca Salsi/Ain Anger. Pour ces rôles tellement particuliers, je ne suis pas convaincu de ces choix. Salsi a une grande voix, a été un bon Macbeth et il est considéré comme le meilleur baryton italien aujourd’hui. Il faut peut-être pour Boccanegra une figure au chant plus nuancé. Et Ain Anger de son côté est une grande voix, mais pas très expressive… Reste Charles Castronovo qui sera un bon Gabriele Adorno (le rôle n’est pas si ardu) en alternance avec le plus jeune Matteo Lippi (pour les deux dernières), les deuxièmes distributions servent souvent à lancer de nouvelles voix.
Un ensemble qui malgré Eleonora Buratto, n’arrive pas à convaincre. Mais je suis une vieille chose élevée au lait Strehler-Abbado à Paris, à la Scala et Vienne… Ah si on avait pu reconstituer la production Strehler qui à la vidéo au moins ne vieillit pas…

Février-mars 2024
Wolfgang Amadeus Mozart
Die Entführung aus dem Serail
6 repr. du 24 février au 10 mars – (Dir : Thomas Guggeis/MeS :Giorgio Strehler)

Avec Jessica Pratt, Jasmin Delfs, Daniel Behle, Michael Laurenz, Peter Rose, Sven Eric Bechtolf
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Reprise

Voilà en revanche une reprise qui devrait faire courir. La production légendaire de Giorgio Strehler, venue de Salzbourg passée par Florence et arrivée à la Scala en 1972 n’a pas depuis quitté les programmes. L’œuvre aujourd’hui sent le soufre (on l’a vu à Aix avec la production Kušej) et certains théâtres hésitent même à la programmer ou en changent le livret (à Genève ou Lyon par exemple), entre traitement de la Turquie (Osmin), de l’Islam, et aussi de la femme.
Mais en 1972, on n’y voyait que nostalgie, poésie, mélancolie, sourire et c’est ce qu’offre la production de l’immense metteur en scène qu’était Strehler. En Konstanze, Jessica Pratt, qu’on voit de plus en plus sur les scènes italiennes à ce stade de sa carrière en dehors de son répertoire rossinien ou belcantiste, pour la pyrotechnie de Martern aller Arten. Face à elle en Blonde, une nouvelle venue, tout droit sortie du Studio de l’Opéra de Munich, Jasmine Delfs et dans l’ensemble une distribution parmi les meilleures qu’on puisse trouver (Daniel Behle/Michael Laurenz/Peter Rose) et un clin d’œil de Dominique Meyer à ses « racines » viennoises en appelant Sven-Eric Bechtolf, le metteur en scène (Ring viennois) qui est aussi acteur, en Pacha Selim.
Dans la fosse, un nouveau venu à Milan, Thomas Guggeis, le jeune chef talentueux qui fut l’assistant de Barenboim à Berlin et qui prend ses fonctions de directeur musical à l’opéra de Francfort. Il représente la nouvelle génération germanique qu’il faut suivre.
Voilà une reprise qui a tout pour plaire. Il faut y courir.

Mars-avril 2024
Gioachino Rossini, Guillaume Tell

6 repr. du 20 mars au 10 avril – Dir : Michele Mariotti /MeS : Chiara Muti
Avec Michele Pertusi, Dmitry Korchak, Nahuel di Pierro, Evgeny Stavinsky, Luca Tittoto, Marina Rebeka, Martina Russomanno, Géraldine Chauvet.
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Nouvelle production

Comme pour Médée, c’est la première fois que la Scala propose la version originale de Guillaume Tell, c’est une excellente idée et on ne va pas s’en plaindre. On ne se plaindra pas non plus de la présence en fosse de Michele Mariotti, grand rossinien devant l’Éternel, ni d’une distribution de haut niveau, avec Pertusi, inégalable Tell tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change, Nahuel di Pierro, Luca Tittoto qui sont de beaux chanteurs. Le choix de Dmitry Korchak laisse plus perplexe pour Arnold, alors qu’un John Osborn est encore dans le circuit et aujourd’hui peut-être plus convaincant. Marina Rebeka en Mathilde est un choix solide pour les médias et l’affiche, mais c’est une voix sans véritable prise sur les cœurs et sans grand intérêt musical qui me laisse très indifférent.
Comme Daniele Abbado-fils-de pour Boccanegra, Chiara Muti-fille-de pour Guillaume Tell que son auguste père a dirigé avec succès (en version italienne sur cette même scène il y a un peu plus de trois décennies dans une production spectaculaire de Luca Ronconi). Je ne pense pas que la vérité du théâtre sortira de cette mise en scène, au-delà du gentillet, au vu des spectacles précédents qu’elle a déjà proposés. Mais on ne manque pas un Guillaume Tell

Avril 2024
Giacomo Puccini, La rondine
6 repr. du 4 au 20 avril – Dir : Riccardo Chailly – MeS : Irina Brook
Avec Mariangela Sicilia, Rosalia Cid,  Matteo Lippi, Giovanni Sala, Pietro Spagnoli
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Nouvelle production

L’hirondelle (en italien la rondine) fera donc le Printemps. Riccardo Chailly poursuit son exploration du répertoire puccinien en proposant La rondine, un titre aussi fameux que peu représenté, en tous cas moins que d’autres, alors que l’œuvre a été créée dans les grandes années du compositeur (en 1917, à Montecarlo). Le livret de Giuseppe Adami s’inspire du livret original prévu pour une première à Vienne qui n’eut pas lieu à cause de la première guerre mondiale. Avec Riccardo Chailly en fosse, on peut supposer que cette musique peu connue ( à part l’air Chi il bel sogno di Doretta) retrouvera son lustre et toutes ses couleurs. La distribution est composée de chanteurs plutôt jeunes, la nouvelle génération en marche, avec Mariangela Sicilia, l’un des sopranos les plus prometteurs d’Italie en Magda, et à l’autre bout, le très expérimenté Pietro Spagnoli, en Rambaldo, le vieux protecteur de Magda qu’elle choisit à la fin au lieu d’une vie d’amour avec Ruggero (Matteo Lippi). Mise en scène d’Irina Brook, c’est à dire élégance et discrétion. Il faut résolument y aller, tant l’œuvre est rare. 

Avril-mai 2024
Pietro Mascagni/Ruggero Leoncavallo
Cavalleria rusticana/I Pagliacci
9 repr. du 16 avril au 5 mai – Dir : Giampaolo Bisanti – MeS : Mario Martone
Avec :

  • (Cavalleria) Elina Garanča (Ekaterina Semenchuk les 30 avril, 2 et 5 mai), Elena Zilio, Brian Jagde, Amartuvshin Enkhbat.
  • (I Pagliacci) Irina Lungu, Fabio Sartori, Amartuvshin Enkhbat, Mattia Olivieri, Jinxu Xiahou

Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Reprise
9 représentations, c’est une reprise tiroir-caisse (les prix en conséquence…) essentiellement organisée autour de la figure d’Elina Garanča en Santuzza, qui devrait être impressionnante. On y retrouve en Mamma Lucia la légende Elena Zilio, Amartuvshin Enkhbat en puissant Alfio et avec le Turiddu sans charisme mais sonore de Brian Jagde.

Fête vocale également autour de Fabio Sartori en Alfio de Pagliacci, bien entouré par Mattia Olivieri et Amartuvshin Enkhbat.
Aucun souci pour la fréquentation du public avec de tels noms et dans la mise en scène solide de Mario Martone. En fosse Giampaolo Bisanti, passable, suffisant pour une reprise de répertoire où ce n’est pas le chef qui fera événement.

Mai-juin 2024
Gaetano Donizetti, Don Pasquale
6 repr. du 11 mai au 4 juin – Dir : Evelino Pido’/MeS : Davide Livermore
Avec Andrea Carroll, Ambrogio Maestri, Lawrence Brownlee, Mattia Olivieri
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Reprise
Una saison sans Davide Livermore n’est pas une vraie saison à la Scala (ni ailleurs en Italie d’ailleurs) dans une mise en scène qui n’est pas l’une de ses plus mauvaises. La création avait été assurée par Chailly, c’est Evelino Pido’ qui assure la reprise… sic transit. Une distribution très solide, (Maestri, Brownlee, Olivieri) avec en Norina une nouvelle venue, l’américaine Andrea Carroll qui a été en troupe à Vienne aux temps de Dominique Meyer

Juin-juillet 2024
Jules Massenet, Werther
6 repr. du 10 juin au 2 juillet – Dir : Alain Altinoglu – MeS : Christof Loy
Avec Benjamin Bernheim, Victoria Karkacheva, Francesca Pia Vitale, Jean-Sébastien Bou, Armando Noguera, Rodolphe Briand etc..
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Nouvelle production
Coproduction avec Théâtre des Champs Élysées, Paris
Nouvelle production avec en fosse Alain Altinoglu qui garantit un Massenet idiomatique et coloré et dans une mise en scène de Christof Loy, un metteur en scène qu’on n’attendrait pas à la Scala en ce moment, mais qui sans être un révolutionnaire, est un vrai metteur en scène de théâtre, solide, avec des idées souvent intelligentes. Une Charlotte russe, Victoria Karkacheva, qu’on a vue notamment à Lyon et Munich (où elle est en troupe), voix solide, expressive, et belle actrice engagée. En face, Benjamin Bernheim le ténor le plus en vue pour ce répertoire, bien meilleur chanteur qu’acteur, mais quel timbre ! Jean-Sébastien Bou sera Albert. Tout cela pour dire que les ingrédients sont réunis pour un très beau Werther, une œuvre très aimée à Milan.

Giacomo Puccini, Turandot
7 repr. du 25 juin au 15 juillet – Dir : Daniel Harding / MeS : Davide Livermore
Avec Anna Netrebko, Yusif Eyvazov/Roberto Alagna (9, 12, 15 juil.), Rosa Feola, Raül Giménez, Vitalij Kowaljow etc…
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Nouvelle production
On est rassuré, Davide Livermore se voit confier une nouvelle production, Turandot, dont on imagine que cet apôtre de la superficialité insignifiante en mettra plein les yeux. C’est une nouvelle production peut-être évitable dans la mesure où la dernière, de Nikolaus Lehnhoff (décédé peu après) remonte à 2015 seulement. En fosse Daniel Harding, ce qui est toujours intéressant. Mais c’est bien sûr la distribution qui attire l’attention avec Anna Netrebko en Turandot, le mari Yusif Eyvazov en Calaf, et la délicieuse Rosa Feola en Liù. Mais l’autre événement, ce sont les trois dernières représentations assurées par Roberto Alagna en Calaf, qui revient à la Scala après des années d’absence suite à une Aida fatale plus que céleste. Inutile de souligner qu’un petit week-end estival à Milan s’impose aux fans, à combiner avec Werther si possible.

Septembre 2024
Nino Rota, Il Cappello di paglia di Firenze
5 repr. du 4 au 18 septembre – Dir : Donato Renzetti / MeS : Mario Acampa
Avec les solistes de l’Accademia di Perfezionamento per Cantanti Lirici del Teatro alla Scala
Orchestra dell’Accademia Teatro alla Scala
Nouvelle production

Un peu comme à Munich avec la production du Studio, la production de l’Accademia est toujours intéressante dans la mesure où l’on peut espérer repérer des voix nouvelles et des futures belles carrières, et que le théâtre ne lésine pas sur les moyens mis en œuvre, avec en fosse un chef aussi sûr et éprouvé que Donato Renzetti, tout en offrant à un jeune metteur en scène, Mario Acampa, déjà animateur et metteur en scène à la Scala des projets pour les enfants, l’occasion de travailler avec des chanteurs en formation toujours plus disponibles,. L’œuvre de Nino Rota, tirée de Labiche, est une farce souriante qui par sa fraîcheur s’adapte parfaitement à un travail avec de jeunes chanteurs, et permet d’effectuer la rentrée lyrique de manière sereine et optimiste, d’autant qu’elle manque dans les programmes depuis 1998.

Septembre-Octobre 2024
Antonio Cesti, L’Orontea
5 repr. di 26 sept. au 5 oct – Dir : Giovanni Antonini/MeS :  Robert Carsen
Avec Stéphanie d’Oustrac, Mirco Palazzi, Hugh Cutting, Francesca Pia Vitale, Carlo Vistoli, Luca Tittoto, Sara Blanch, Marianna Pizzolato.
Orchestre du Teatro alla Scala

Nouvelle production
Né à Arezzo et mort à Florence, Antonio Cesti (1623-1669) n’a pas passé pourtant sa vie en Toscane, mais a commencé une carrière de moine franciscain, bientôt bousculée par son engagement musical comme chanteur et compositeur (il sera d’ailleurs relevé de ses vœux), notamment comme maître de Chapelle à Innsbruck puis à Vienne. L’Orontea de 1656 a d’ailleurs été composée pour Innsbruck.

Après La Calisto (Cavalli) e Li Zite n’galera (Vinci), la Scala explore sous Meyer de nouveau un répertoire moins connu, même si l’opéra de Cesti avait été proposé en 1961 à la Piccola Scala, idéale pour ce type d’œuvre, et malheureusement engloutie dans les restaurations de l’an 2000.
Avec Giovanni Antonini en fosse, on a la garantie d’un travail approfondi et efficace et Robert Carsen, très aimé en Italie, réussit souvent mieux qu’ailleurs dans les œuvres baroques. La distribution est particulièrement solide, autour de Stéphanie d’Oustrac on relève des noms d’artistes qui ont émergé très favorablement ces dernières années (Sara Blanch, Carlo Vistoli, Luca Tittoto, Marianna Pizzolato).
Si vous aimez découvrir des œuvres peu connues…

Octobre 2024
Richard Strauss, Der Rosenkavalier

6 repr. du 12 au 26 octobre 2024 – Dir : Kirill Petrenko/MeS : Harry Kupfer
Avec Krassimira Stoyanova, Kate Lindsey, Günther Groissböck, Sabine Devieilhe, Tanja Ariane Baumgartner, Gerhard Siegel, Johannes Martin Kränzle, Caroline Wenborne
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Nouvelle production
Coproduction avec les Salzburger Festspiele

La belle production du regretté Harry Kupfer, qui remonte déjà à 2014 sera l’écrin somptueux d’une reprise qui a le parfum des grandes premières, même si la distribution allie celle de l’origine soit Krassimira Stoyanova et Günther Groissböck, et de nouvelles venues Sabine Devieilhe (qu’on attend avec impatience en Sophie) et Kate Lindsey en Octavian. Ils seront entourés pour l’occasion de rien moins que Johannes Martin Kränzle en Faninal, Gerhard Siegel et Tanja Ariane Baumgartner en Valzacchi et Annina, et un « vrai » chanteur italien, Piero Pretti.
Mais en l’occurrence, même avec cette belle distribution, toutes les oreilles seront tendues vers la fosse, où pour la première fois officiera Kirill Petrenko, dans un de ses opéras fétiches où il fit tomber de tous les balcons le public munichois…
Inutile de souligner qu’il faut dès maintenant programmer une virée milanaise.

Octobre-novembre 2024
Richard Wagner, Das Rheingold (Der Ring des Nibelungen)
6 repr. du 28 oct. au 10 nov. – Dir : Christian Thielemann/MeS : David Mc.Vicar
Avec Michael Volle, Andrè Schuen, Norbert Ernst, Johannes Martin Kränzle, Wolfgang Ablinger Sperrhacke, Jongmin Park, Ain Anger, Okka von der Damerau, Olga Bezsmertna, Christa Mayer etc…
Orchestre du Teatro alla Scala
Nouvelle production

En trente ans, c’est le troisième Ring programmé par la Scala, dans une maison où a officié dès 1951 l’immense Furtwängler dont il reste des traces audio notables. Dix ans après Barenboim/Cassiers, voici revenu le temps du classicisme, avec

un Christian Thielemann qui revient dans une fosse italienne (il fut dans sa jeunesse très fréquent en Italie, et très apprécié) après des décennies et qui cette saison a promené sa vision si ciselée musicalement entre Dresde et Berlin, qui reste fascinante même si on peut lui préférer d’autres approches plus dramatiques – mais ne chipotons pas- et qui arrivera à Milan pour sa première apparition dans la fosse du Piermarini. Du classique à prévoir aussi dans l’approche de David McVicar sans doute moins dérangeante que Cassiers et naturellement de tous les Ring nés ces dernières années de Bayreuth à Berlin ou qui s’apprêtent à naître à Bruxelles (Castellucci) et Munich (Kratzer).
La distribution n’offre aucune espèce de discussion, on y trouve la crème du chant wagnérien – même si j’ai un petit doute sur Olga Bezsmertna en Freia, mais entre Michael Volle en Wotan, Johannes Martin Kränzle en Alberich et tous les autres dont Okka von der Damerau en Fricka, il y a de quoi satisfaire le plus difficile des wagnériens.

Allez, prenez un abonnement d’automne sur Trenitalia pour filer à Milan plusieurs fois entre septembre et novembre.

La saison lyrique reflète l’évolution de ce théâtre qui est en train d’achever sa mue, retrouvant une fréquentation qui tourne autour de 90%, travaillant sur la cité par des initiatives assez nombreuses : n’oublions pas que le public de la Scala, comme disait Lissner, habite dans un rayon de 4 km autour du théâtre et qu’avant d’être un phare international de l’opéra, c’est un théâtre local, que j’aime à l’appeler affectueusement le plus grand théâtre de province du monde.
On y développe donc les aspects numériques (nouveau site à peine ouvert), développement de la plateforme de Streaming La Scala.tv et achèvement des travaux commencés en 2001 avec la création de nouveaux espaces de répétitions (Ballet et orchestre) et de bureaux sur la Via Verdi (à droite quand on regarde la façade), avec tout de même les regrets éternels constitués par la perte de la Piccola Scala, dont la fonction n’a pas été remplacée et qui reste à mon avis une erreur fondamentale du projet de restauration.

Le théâtre va mieux et se relève des crises consécutives au Covid 19 et au départ chaotique d’Alexander Pereira. Qui s’en plaindrait ? Surtout pas celui qui écrit et qui a fait de ce théâtre son quotidien d’amour lorsqu’il vivait à Milan.

Alors la programmation lyrique est bien étayée aussi par celle du ballet, désormais dirigé par Manuel Legris que Dominique Meyer a emporté dans ses valises en venant de Vienne, et celle, très riche, des concerts divers qui sont dans l’histoire de la Scala, on le sait moins, un des axes porteurs de la maison, notamment depuis le passage de Claudio Abbado à la direction musicale qui était très attentif à ce qu’on appelait alors la saison symphonique (qui remplissait l’automne, en attendant l’ouverture de saison du 7 décembre).

 

LE BALLET
(contribution de Jean-Marc Navarro)

S’il est encore un peu tôt pour conceptualiser l’approche de programmation de Manuel Legris, la cure administrée à la Compagnie depuis son entrée en fonction il y a deux ans et demi se structure autour d’un mantra simple : “le plus de longs ballets classiques tu danseras”. La saison 2024 en est une illustration éloquente, qui sera lancée 10 jours après la Saint-Ambroise par une nouvelle production de Coppélia reconstruite, excusez du peu, par Alexei Ratmansky, à qui on doit tant de versions “historiquement informées” de ballets du XIXème siècle. Peu de choses ont filtré sur ce qui attend le balletomane et les sources qu’utilisera l’érudit pétersbourgeois, mais cela donne d’ores et déjà l’eau à la bouche.
La production parisienne de La Bayadère, que Manuel Legris avait fait venir à La Scala en 2021, sera ensuite reprise, avant que la part belle soit laissée à deux hits narratifs. Occasion tout d’abord de fêter les 50 ans de la création de L’histoire de Manon de MacMillan. Puis dans La dame aux camélias, est déjà annoncé l’extraterrestre Roberto Bolle qui à 49 ans assurera le très périlleux rôle d’Armand (!). Il apparaîtra également dans la reprise de la très ambitieuse commande qui avait été faite en 2021 à Fabio Vacchi en support d’un ballet “full-length” de Mauro Bigonzetti, Madina. De même que pour La Bayadère, voilà une belle idée que de reprendre des œuvres nouvellement entrées au répertoire pour les inscrire dans les esprits et dans les corps.
Une soirée de créations contemporaines est prévue autour de Garrett Smith, Leon/Lighfoot et Simone Valastro. Du contemporain peu hardcore et peu conceptuel dont on attend avec impatience la création de Valastro, qui a déjà commis des œuvres étourdissantes, dont Stratégie de l’hippocampe, sa première chorégraphie, pour l’Opéra de Paris à l’époque. Second triptyque programmé, exigeant : une soirée autour de classiques absolus de George Balanchine (Thème et variations) et Jerome Robbins (Dances at a gatheringThe Concert).
L’École de danse du Teatro alla Scala aura droit à une soirée tandis que Legris, qui avait mis en place à Vienne ses Galas Noureev annuels, perpétue sa tradition avec un Gala Fracci désormais inscrit dans le paysage des saisons de danse milanaises.
Plein de belles choses, intelligemment agencées, de nature à permettre à la Compagnie de continuer de progresser.

Les festivaliers juilletistes pourront se faire une première idée des fruits de la “ligne Legris” en allant à Orange le 15 juillet, le programme s’annonçant à son image : mélange de l’académique (acte II du Lac des cygnes), de contemporain classico-sage (Verdi Suite de Legris soi-même), de la création avec Philippe Kratz.

 

CONCERTS et RÉCITALS

La saison symphonique
Aujourd’hui, et depuis bien des années, l’automne (septembre-novembre) jadis dédié à la saison symphonique est la fin de la saison lyrique tandis que la saison symphonique est distribuée sur toute l’année, entre concerts de l’orchestre de la Scala, de la Filarmonica de la Scala (fondée en 1982 par Claudio Abbado), des concerts associés à des événements spéciaux (appelés concerts extraordinaires, des invitations d’orchestres étrangers et des récitals). En outre s’est développée une saison de chambre, avec de nombreux concerts des musiciens de l’orchestre en formation de chambre, qui enrichit le paysage à un horaire inhabituel (le dimanche à 11h)  continuant à faire de la Scala le centre musical névralgique d’une ville de Milan qui n’a pas en dehors de la Scala d’orchestre de prestige puissant comme l’Orchestra Sinfonica nazionale della RAI (pour Turin) ou l’Accademia di Santa Cecilia (pour Rome), même s’il y a des institutions symphoniques et des sociétés musicales historiques qui animent et complètent la vie musicale de la ville.

Sept programmes de concerts « ordinaires » irriguent la saison, avec au pupitre de l’Orchestre della Scala ou de la Filarmonica, outre Riccardo Chailly (trois programmes), Ingo Metzmacher, Daniel Harding, Daniele Gatti (qui reviendra diriger en 2025 un opéra…), Lorenzo Viotti.
Par ailleurs, Riccardo Chailly à qui l’on reproche de ne pas diriger beaucoup d’opéra est très présent au niveau du symphonique, aussi bien pour les concerts « ordinaires » qu’extraordinaires. Il faut noter la diversité des programmes, l’intérêt des solistes et quelques concerts exceptionnels comme les Gurre-Lieder, sans doute programmés à cause de la présence à Milan pour le Ring de la fine fleur du chant allemand, un concert auquel on pourra difficilement résister. Mais aussi bien la Symphonie n°9 de Mahler dirigée par le grand mahlérien qu’est Daniele Gatti qu’un Requiem de Mozart confié à la baguette de Daniel Harding avec une distribution jeune sont des arguments à ne pas négliger non plus.

Novembre 2023

9, 11 et 14 novembre
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Direction : Riccardo Chailly

Schubert : Symphonie n°4 en ut min. D 417 “Tragique”
Verdi : Quattro pezzi sacri

Chef de chœur : Alberto Malazzi

Janvier 2024
22, 24, 25 janvier
Filarmonica della Scala
Direction : Ingo Metzmacher
Luigi Nono : Como una ola de fuerza y luz
                      pour soprano, piano, orchestre et bande magnétique
Dimitri Chostakovitch : Symphonie n°4 en ut min. op. 43

Pierre Laurent Aimard, piano
Serena Saenz, soprano
Paolo Zavagna, régie sonore

 

Février 2024
19, 22, 23 février
Filarmonica della Scala
Direction : Lorenzo Viotti
Nikolai Rimski-Korsakov : Capriccio espagnol op.34
Maurice Ravel : Concerto en sol
Serguei Rachmaninov : Danses symphoniques op.45

David Fray, piano

Avril 2024
22, 24, 27 avril

Filarmonica della Scala
Direction : Daniele Gatti

Gustav Mahler : Symphonie n°9 en ré majeur

Mai 2024
27, 29, 30 mai
Filarmonica della Scala
Direction : Riccardo Chailly

Arnold Schönberg : Verklärte Nacht, pour orch. à cordes
Anton Webern : Passacaille op.1
Alban Berg : Trois fragments de Wozzeck op.7, pour soprano et orchestre

Marlis Petersen, soprano

Juin-juillet 2024
29 juin, 3, 5, juillet
Direction : Daniel Harding
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Chef du chœur : Alberto Malazzi

Wolfgang Amadeus Mozart : Requiem en ré min. K.626

Rosa Feola, soprano
Cecilia Molinari, mezzosopeno
Giovanni Sala, ténor
Adam Platchetka, basse

Septembre 2024
13, 16, 17 septembre
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Direction : Riccardo Chailly
Chef du chœur : Alberto Malazzi
Chor des Bayerischen Rundfunks

Chef de chœur : Peter Dijkstra

Arnold Schönberg, Gurre-Lieder, pour solistes, chœur et orchestre
Waldemar : Andreas Schager
Tove : Camilla Nylund
Waldtaube : Okka von der Damerau
Bauer/Sprecher : Michael Volle
Klaus/Narr : Norbert Ernst

Concerts extraordinaires

Les concerts extraordinaires marquent un moment singulier ou célèbrent des anniversaires, et il y en a trois cette saison (Neuvième de Beethoven, Requiem de Verdi, Mort de Puccini). Ils donnent par exemple l’occasion de réunir Jonas Kaufmann et Anna Netrebko pour un ensemble d’extraits pucciniens rares, d’entendre une Alcina en version de concert et surtout The Fairy Queen en version semi-scénique chorégraphiée par Mourad Merzouki, avec Les Arts Florissants et William Christie. Pour le reste, entre une Neuvième de Beethoven et un Requiem de Verdi, le milanais a de quoi remplir son carnet de concerts, d’autant que la saison symphonique offre aussi le Requiem de Mozart et les Gurre-Lieder

 

1er décembre 2023
Jansen/Maiski/Argerich
Musiques de Chostakovitch et Tchaïkovski
Janine Jansen, violon
Misha Maiski, violoncelle
Martha Argerich, piano

23 décembre 2023
Concert de Noël
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Dir : Daniel Harding
L.v.Beethoven : Fantaisie en ut mineur op.80 pour piano, solistes, chœur et orchestre
Johannes Brahms : Symphonie n°2 en ré majeur op.36

Chef de chœur : Alberto Malazzi

 


8 février 2024
Les Musiciens du Louvre
Dir : Marc Minkowski

Georg Friedrich Haendel, Alcina, en version concertante
Alcina : Magdalena Kožená
Morgana : Erin Morley
Bradamante : Elizabeth Deshong
Ruggero : Anna Bonitatibus
Oronte : Valerio Contaldo
Melisso : Alex Rosen

 

29 avril 2024
Orchestra dell’Accademia del Teatro alla Scala
Dir : Marco Armiliato
Airs français de Donizetti, Meyerbeer, Rossini, Massenet, Gounod
Lisette Oropesa, soprano
Benjamin Bernheim, ténor

 

7 mai 2024

Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Dir : Riccardo Chailly
Pour le bicentenaire de la première exécution
L.v.Beethoven : Symphonie n°9 pour solistes, chœur et orchestre

Olga Bezsmertna, soprano, Wiebke Lehmkuhl, mezzosoprano
Benjamin Bruns, ténor, Markus Werba, baryton
Chef de chœur : Alberto Malazzi

23 mai 2024
Chiesa di San Marco
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Dir : Riccardo Chailly
Pour le 150e anniversaire de la première exécution, el 22 mai 1874 à la Chiesa di San Marco

Giuseppe Verdi : Messa da requiem pour solistes, chœur et orchestre
Marina Rebeka, soprano, Vasilisa Berzhanskaia, mezzosoprano
Freddie De Tommaso, ténor, Alexander Vinogradov, basse
Chef de chœur : Alberto Malazzi

30 juin 2024
Les Arts Florissants
Dir : William Christie
Henry Purcell : The Fairy Queen, version semi-scénique

Chorégraphie et mise en espace : Mourad Merzouki

29 novembre 2024
Orchestre et chœur du Teatro alla Scala
Chœur d’enfants du Teatro alla Scala

Dir : Riccardo Chailly
Chef de chœur : Alberto Malazzi
Chef du chœur d’enfants : Bruno Casoni

Pour le centenaire de la mort de Giacomo Puccini
Anna Netrebko, soprano
Jonas Kaufmann, ténor

Programme

  • de Le villi
    “La tregenda” intermezzo symphonique
  • Requiem
    pour chœur mixte, alto et orgue
  • Crisantemi
    Version pour orchestre à cordes
  • de Madama Butterfly
    Acte II, Introduction
    pour chœur et orchestre
  • de Edgar
    Acte III, Prélude
    Requiem aeternam
    pour chœur, orchestre et chœur d’enfants
  • Preludio Sinfonico
  • de Manon Lescaut
    Intermezzo
    Acte IV

Concerts d’orchestres invités

Quatre prestigieuses phalanges de passage à Milan, dont on retiendra notamment le retour de Riccardo Muti à la tête du Chicago Symphony Orchestra dans un programme incluant même Philip Glass, et la présence d’ Esa-Pekka Salonen, très aimé à Milan, dans un programme Sibelius-Bartók. Une Passion selon saint Mathieu par Herreveghe et le Collegium vocale de Gand, et le Royal Concertgebouw dans un programme plus classique (Mozart Bruckner) dirigé par Myung-Whun Chung.

21 janvier 2024
Royal Concertgebouw Orchestra
Dir : Myung-Whun Chung

W.A.Mozart, concerto n°17 en sol majeur K 453 pour piano et orchestre
Emanuel Ax, piano
Anton Bruckner, Symphonie n°7 en mi majeur

27 janvier 2024
Chicago Symphony Orchestra
Dir : Riccardo Muti
Philip Glass, The Triumph of the Octagon
Igor Stravinski, Suite de L’Oiseau de feu (1919)
Richard Strauss, Aus Italien, fantaisie symphonique en sol majeur op.16

25 mars 2024
Collegium Vocale Gent
Dir : Philippe Herreveghe
Bach, Matthäus-Passion BWV 244

9 novembre 2024
Philharmonia Orchestra
Dir : Esa-Pekka Salonen
Jean Sibelius, Symphonie n°1 en mi min. op.39
Béla Bartók, Concerto pour orchestre

 

Récitals

Du côté des récitals, c’est le répertoire d’opéra qui est privilégié avec Flórez, Feola, Alagna pour son grand retour, plus diversifié avec Garanča et Oropesa, et la promesse d’une grande soirée de Lieder avec Christian Gerhaher dans un programme Brahms. On doit souligner qu’à un moment où cette forme n’est plus guère prisée en France (il fut un temps où de grandes stars donnaient des récitals à Garnier, mais cet heureux temps n’est plus), la Scala maintient la tradition, et la consolide, profitant quelquefois du passage des chanteurs à l’occasion d’une production.


18 décembre 2023
Juan Diego Flórez, ténor
Vincenzo Scalera, piano
Rossini, Donizetti, Bellini, Verdi

5 février 2024
Christian Gerhaher, baryton
Gerold Huber, piano
Brahms

11 mars 2024
Elina Garanča, mezzosoprano
Malcom Martineau, piano
Brahms, Berlioz, Saint-Saëns, Gounod, Tchaïkovski, Rachmaninov, Chapí

24 mars 2024
Rosa Feola, soprano
Fabio Centanni, piano
Gluck, Mozart, Rossini, Donizetti, Verdi

19 mai 2024
Lisette Oropesa, soprano
Beatrice Benzi, piano
Mercadante, Bellini, Donizetti, Schubert, Rodrigo, Nin, De Falla, Sorozábal, Barbieri

24 juin 2024
Roberto Alagna, ténor
Jeff Cohen, piano
Wagner, Massenet, Verdi, Leoncavallo, Moniuszko, Tchaïkovski, Pergolesi, Saint-Saëns       


Grands pianistes à la Scala

La tradition, là encore, du grand récital de piano à la Scala (il y a aussi la salle alternative du Conservatoire Verdi qui en offre quelquefois). C’est à la Scala qu’à la grande époque Maurizio Pollini rencontrait régulièrement son public dont on espère que sa santé lui permettra d’assurer le concert prévu, c’est à la Scala que j’entendis pour une seule et unique fois Vladimir Horowitz. Les noms réunis allient les grandes stars (Trifonov, Pollini, Grimaud) et la nouvelle génération en phase de starification comme la magnifique Beatrice Rana et Alexandre Kantorow qui brûle les planches et les claviers.

31 janvier 2024
Daniil Trifonov

3 juin 2024
Hélène Grimaud

13 octobre 2024
Beatrice Rana

20 octobre 2024
Maurizio Pollini

19 novembre 2024
Alexandre Kantorow

Musique de chambre
Au grand Foyer « Arturo Toscanini » du Teatro alla Scala les dimanches à 11h

J’ai voulu m’attarder sur cette série de concerts déjà programmés la saison actuelle et qui me semblent déterminants à plusieurs niveaux.

  • D’abord, c’est évident, ces concerts mettent en valeur les membres de l’orchestre et du chœur et leur permettent de se confronter à des répertoires divers, tant la variété des programmes est marquée
  • L’horaire, le dimanche à 11 h, casse un peu les rituels d’un théâtre qui en a beaucoup et surtout la réponse très forte du public montre que l’offre a répondu à une demande.
  • Elle permet aussi à un prix très raisonnable (24€) d’accéder à la Scala pour un public peut-être moins habitué, et pour des concerts de grande qualité. C’est aussi un moyen d’élargir le public.
  • C’est ce type de manifestation qui permet de tisser des rapports avec la cité, avec le public potentiel, des rapports de fidélité (il y a onze concerts…) qui pourront amener les publics moins habitués aux concerts symphoniques (prix maximum 110€) ou aux récitals de chant (Prix maximum 60€) puis à l’opéra, plus sélectif (prix maximum s’échelonnant entre 250 et 300 € la place d’orchestre selon les titres).

10 décembre 2023
Quatuor à cordes du Teatro alla Scala
Beethoven
Francesco Manara, violon
Daniele Pascoletti, violon
Simonide Bracconi, alto
Massimo Polidori, violoncelle

21 janvier 2024
Musiciens de l’orchestre du Teatro alla Scala
Brahms/Schumann
Francesco De Angelis, violon
Sandro Laffranchini, violoncelle
Roberto Paruzzo, piano

23 février 2024
Musiciens de l’orchestre du Teatro alla Scala
Ravel / Fauré / Respighi

Indro Borreani, violon
Olga Zakharova, violon
Giuseppe Russo Rossi, alto
Julija Samsonova, mezzosoprano
Michele Gamba, piano

10 mars 2024
Musiciens de l’orchestre du Teatro alla Scala
Mozart / Brahms

Alexia Tiberghien, violon
Evgenia Staneva, violon
Francesco Lattuada, alto
Carlo Maria Barato, alto
Simone Groppo, violoncelle

24 mars 2024
Musiciens de l’orchestre du Teatro alla Scala
Halvorsen / Boccherini / Pergolesi

Enkeleida Sheshaj, violon
Andrea del Moro, violon
Elena Faccani, alto
Beatrice Pomarico, violoncelle
Attilio Corradini, contrebasse
Giorgio Martano, orgue positif

Barbara Rita Lavarian, soprano
Maria Miccoli, mezzosoprano

7 avril 2024
Percussionistes du Teatro alla Scala
Philip Glass

Gianni Massimo Arfacchia, Giuseppe Cacciola, Gerardo Capaldo, Francesco Muraca
Percussions

28 avril 2024
Choristes féminines du chœur du Teatro alla Scala
Brahms / Rheinberger / Andrès / Holst
Direction : Alberto Malazzi

Margherita Chiminelli, Critina Injeong Hwang, Cristina Sfondrini, Nadia Engheben, Srah Park, Silvia Spurzzola
Sopranos

Marzia Castellini, Alessandra Fratelli, Romina Tomasoni
Messosopranos
Eleonora Adigo, Maria Miccoli, Daniela Salvo
Contraltos

Giovanni Emanuele Urso, cor
Giulia Montorsi, cor
Luisa Prandina, harpe

19 mai 2024
Musiciens de l’orchestre du Teatro alla Scala
Mozart, Beethoven
Laura Marzadori, violon
Eugenio Silvestri, alto
Martina Lopez, violoncelle

22 septembre 2024
Musiciens de l’orchestre du Teatro alla Scala
Poulenc / Verdi / Puccini
Giovanni Emanuele Urso, cor
Marco Toro, trompette
Daniele Morandini, trombone
Nelson Calzi, piano

20 octobre 2024
Musiciens de l’orchestre du Teatro alla Scala
Strauss / Zemlinsky / Korngold

Agnese Ferraro, violon
Lucia Zanoni, violon
Duccio Beluffi, alto
Joel Imperial, alto
Gianluca Muzzolon, violoncelle
Beatrice Pomarico, violoncelle

10 novembre 2024
Musiciens de l’orchestre du Teatro alla Scala
Schubert / Brahms / Bottesini
Giuseppe Ettorre, contrebasse
Pierluigi Di Tella, piano

17 novembre 2024
Quatuor à cordes du Teatro alla Scala
Beethoven
Francesco Manara, violon
Daniele Pascoletti, violon
Simonide Bracconi, alto
Massimo Polidori, violoncelle

Pour les enfants
La Scala a toujours eu une vraie tradition de relation au public enfantin et avec les écoles, dont jadis le responsable fut une figure historique du théâtre d’une exceptionnelle longévité.
La programmation pour les enfants s’est désormais très étoffée, avec une offre double,

1) des opéras pour enfants (prix maxi : 48€ mais 1€ pour les moins de 18 ans)

27 octobre 2023 : Il piccolo principe (Le petit Prince ) de Pierangelo Valtinoni, (MeS Polly Graham)

11 février 2024 : Il piccolo Spazzacamino (Le petit ramoneur) de Benjamin Britten (MeS Lorenza Cantini)

Outre ces deux représentations, d’autres sont organisées pour public captif (écoles etc…)

2)  des concerts animés et commentés (prix maxi : 18 € mais 1€ pour les moins de 18 ans) avec une programmation thématisée (par exemple, autour de Vivaldi et d’Arlequin pour le premier concert du 28 janvier 2024), sous la responsabilité de Mario Acampa, aussi chargé de la mise en scène du Cappello di Paglia di Firenze de Nino Rota, spectacle de l’Accademia (Septembre 2024) pendant la saison lyrique.
Cette année, la saison des concerts pour les enfants ouvrira le 20 octobre 2023 par un concert exceptionnel des sœurs Katia et Marielle Labèque (au progr. Saint-Saëns, Carnaval des animaux, Ravel, Ma mère l’Oye) (prix maxi : 48€ mais 1€ pour les moins de 18 ans)

À noter que toutes les représentations ont lieu dans la grande salle de la Scala, la salle de Piermarini, ce qui pour un très jeune public, constitue un souvenir sans doute très fort.

Conclusion
J’ai voulu cette année proposer un panorama à peu près complet de toutes les activités du Teatro alla Scala, dont le statut à Milan est un peu particulier puisqu’il porte à la fois la saison lyrique et de ballet, mais aussi une large part de la programmation symphonique de la cité, dont le reste se divise entre plusieurs institutions moins puissantes.
Les saisons symphoniques sont toujours attirantes et variées, et celle-ci ne fait pas exception, mais la saison lyrique est passée à une vitesse supérieure, non pas tant par les distributions, la plupart du temps soignées, mais par les chefs puisqu’on annonce la présence des deux plus grands chefs opérant en Allemagne, Kirill Petrenko et Christian Thielemann, mais aussi d’Aiain Altinoglu pour la première fois à la Scala, ou Daniel Harding et Lorenzo Viotti, aimé du public milanais, le prometteur Thomas Guggeis, sans oublier Michele Mariotti, directeur musical à Rome, et évidemment Riccardo Chailly qui outre les deux opéras, dirigera un certain nombre de grands concerts.
J’ai suffisamment commenté les saisons précédentes avec amertume pour saluer celle-ci, qui fait très envie musicalement par la variété des œuvres et la qualité des interprètes.
Il reste la question des mises en scène, où l’imagination semble s’être arrêtée au seuil du théâtre.

Certes le public milanais est conservateur – comme est frileuse toute l’Italie face au théâtre et à la mise en scène, oubliant qu’elle a produit Visconti, Strehler, Ronconi ou qu’elle produit encore Castellucci dans le monde entier (moins en Italie), Pippo Delbono et Emma Dante.

Certes Dominique Meyer affiche une attitude résolument rétrograde en la matière, une posture longuement construite, et dommageable dans la mesure où sans appeler tout le Regietheater de la terre ou ce qu’il en reste, quelques noms d’aujourd’hui pourraient donner de la couleur à un paysage terne, au mieux sage et élégant (Irina Brook, Daniele Abbado, Mario Martone – pour une reprise), comme si la mise en scène n’avait rien à dire des œuvres : Mc Vicar dans le Ring « fa ridere i polli » (comme on dit en Italie). Certes enfin, Christof Loy fera Werther, ce qui est intéressant, certes, le regretté Harry Kupfer se rappellera à nous pour Rosenkavalier, tout comme Giorgio Strehler pour Entführung aus dem Serail, mais le public milanais a aussi droit au présent du théâtre.

Chez les metteurs en scène italiens, Francesco Micheli mériterait par exemple d’être appelé, et dans l’ailleurs scénique inconnu des théâtres italiens, un Barrie Kosky – qui est un véritable homme de théâtre à qui l’on doit tant de grandes productions très éloignées du Regietheater – ou même un David Bösch, qui signe le meilleur Elisir d’amore sur une scène d’opéra (à Munich), voire un Simon McBurney seraient aussi possibles sans effaroucher ni décoiffer le public scaligère. Ils feraient sans doute mieux que le Davide Livermore des familles.
Mais la saison prochaine, malgré tout, on tâchera d’aller souvent revoir Milan….

Die Entführung aus dem Serail , Mise en scène Giorgio Strehler © Teatro alla Scala Milano

DE NATIONALE OPERA AMSTERDAM 2015-2016: LA KHOVANCHTCHINA de Modest MOUSSORGSKI le 13 MARS 2016 (Dir.mus: Ingo METZMACHER; Ms en sc: Christof LOY)

Image initiale et finale ©Monika Rittershaus
Image initiale et finale ©Monika Rittershaus

J’ai une particulière tendresse pour Khovanchtchina de Moussorgski, l’une de mes premières découvertes à l’opéra. C’était à Athènes durant le Festival d’été à l’odéon d’Hérode Atticus en 1972 ou 1973, lors d’une tournée de l’Opéra de Sofia qui était alors l’une des scènes intéressantes de l’espace est-européen : Athanas Margaritov dirigeait la version Rimski, Nicolaï Ghiuselev chantait Dosifei et ce fut un saisissement musical. Tant de poésie, tant d’intensité dans le contexte d’un merveilleux soir d’été grec sous les étoiles suffirent à inscrire l’opéra de Moussorgski dans mon Panthéon lyrique originel. C’est une œuvre qu’on ne représentait pas souvent alors, où Boris Godunov était la seule représentée de Moussorgski en occident. Il en est autrement aujourd’hui où il y a plus de Khovanchtchina que de Boris sur les scènes me semble-t-il. Personnellement, je préfère Khovanchtchina à Boris : plus d‘émotion, plus de poésie, plus de profondeur humaine peut-être aussi et une musique qui fait chavirer.
La question musicale de Khovanchtchina, c’est « Rimski…et après » ? car l’œuvre n’a pas été terminée par Moussorgski, et c’est Rimski-Korsakov qui a assuré l’orchestration d’une version jouée jusqu’aux années 80, c’est en effet au seuil des années 80 que le monde musical est revenu sur les versions Rimski-Korsakov des grands opéras de Moussorgski, Abbado en 1979 proposait à la Scala pour la première fois dans un grand théâtre un Boris Godunov en version originale (mise en scène de Youri Lioubimov) et très vite la question des éditions a été réglée : on ne joue pratiquement plus dans les grands théâtres occidentaux les version Rimski. Au XXème siècle, Diaghilev a confié une réorchestration de Khovanchtchina à Ravel et Stravinsky (qui a notamment retravaillé le chœur final). Enfin, Chostakovitch s’appuyant sur le travail d’édition de Pavel Lamm sur les originaux de Moussorsgki en a proposé en 1959-60 une version réorchestrée considérée aujourd’hui comme la plus fidèle.
Mais ces questions d’édition ont autorisé des options très diverses et des coupures nombreuses : Abbado à Vienne par exemple choisit de proposer la version Chostakovitch avec le final de Stravinsky.
C’est la version Chostakovitch qui est présentée à Amsterdam, sous la direction d’Ingo Metzmacher (qui revient sur les lieux de son crime, puisqu’il fut naguère le directeur musical de cet opéra sans orchestre – un général sans armée disait-il -) avec le Nederland Philharmonisch Orkest.
Khovanchtchina, dont le livret a été écrit par Moussorgski, pose, comme Boris Godunov, la question centrale des relations du pouvoir et du peuple, et des rivalités individuelles et politiques au sommet de l’état, pendant que le peuple subit et attend, et pendant qu’il est sans cesse manœuvré au profit de l’un ou de l’autre. Dans les deux cas, le pouvoir du Tsar, conquis par guerres civiles ou assassinats, reste toujours fragile, dans l’attente d’un sauveur putatif. Les cimetières de la politique sont pleins de sauveurs potentiels, irréels et irréels du passé. Et combien de sauveurs en devenir dans le monde d’aujourd’hui, les Vladimir, Marine, les Donald, les Viktor, mais aussi les Alexis ou les Pablo, voire en mode mineur et pathétique les Jean-Luc. Mêmes causes, mêmes effets.
Et c’est bien la question que pose Christof Loy dans sa mise en scène, une mise en scène moins cryptique que certains de ses autres travaux, qui est construite de manière cyclique, s’ouvrant et se fermant sur le tableau historique russe de Vassili Surikov (le grand peintre d’histoire) représentant le Matin de l’exécution des Streltsy (1881).

Sourikov, Le matin de l'exécution des Streltsy (1881), Moscou, galerie Tretiakov
Sourikov, Le matin de l’exécution des Streltsy (1881), Moscou, galerie Tretiakov

Les Streltsy (Стрельцы) étaient une sorte de garde prétorienne qui prit un mauvais parti dans la guerre de succession avec pour protagoniste la régente Sophie Alexïevna et qui mena à l’installation du pouvoir de Pierre Le Grand. C’est les luttes de pouvoir entre les deux frères Ivan et Pierre, et la régente Sophie qui forment la trame de Khovanchtchina, sur fond de lutte entre les anciens et les modernes, entre les tenants d’une orthodoxie pure et dure et les tenants de réformes, d’où la question des Vieux Croyants qui traverse l’œuvre. Enfin, l’autre question centrale de l’œuvre, c’est le pouvoir des Boyards, le pouvoir des grandes familles nobles face au pouvoir du Tsar, qui est aussi la question centrale de Boris Godunov. C’est en somme la même problématique que celle de la Fronde en France quelques dizaines d’années avant. Comme Louis XIV, Pierre le Grand a vaincu.
La Khovanchtchina, ou dernière épopée tragique des nobles face à un pouvoir central qui s’installe définitivement. Pensez Grand Condé, Grande Mademoiselle et Fronde, et vous comprendrez tous les enjeux de Khovanchtchina, ajoutez un zeste de Port Royal et de Jansénisme, qui fut aussi une menace contre l’absolutisme, et vous aurez les Vieux Croyants, qui finirent plus tragiquement. Tout cela pour rappeler un contexte historique un peu confus pour nous : mais l’histoire est une éternel recommencement, y compris quand les réactionnaires triomphent, et non les modernistes, comme dans la guerre d’Espagne. C’est toutes les guerres civiles et les enjeux des conquêtes de pouvoir que Moussorgski nous raconte ici
Christof Loy choisit de nous le dire, en partant du tableau d’histoire qui illustre le prélude et qui se reconstitue à la fin de l’opéra : les personnages enlèvent leurs oripeaux XVIIème et revêtent des costumes modernes pour raconter cette histoire de pouvoir et d’usurpation, de clans, de mafias aussi qui n’a plus rien d‘historique et qui est le spectacle de notre monde d’aujourd’hui, des pouvoirs traversés par les abus, la corruption, des sectes religieuses radicales (et leur suicide collectif), des petites et grandes trahisons, des privilèges et des vices, le tout devant un peuple plus ou moins prêt à embrasser le plus fort ou celui qui gave le plus, ou qui parle le mieux.

Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko) et la foule ©Monika Rittershaus
Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko) et la foule ©Monika Rittershaus

Cette histoire que Christof Loy veut la nôtre, il va nous la raconter avec une belle linéarité, une sorte de géométrie austère et tragique : pas ou peu de décor, quelques accessoires dont un cheval mort au premier plan, image des charniers qui accompagnent inévitablement ces conflits, image aussi d’une aristocratie, dont le cheval est l‘emblème, qui va laisser toutes ses plumes dans l’affaire.

Danses persanes, Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko) ©Monika Rittershaus
Danses persanes, Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko) ©Monika Rittershaus

Et pour cela, Loy va jusqu’au bout, y compris des abus, dénonçant un système de dépendance et d’esclavage qui trouve son climax dans le très fameux tableau des danses persanes, une « scène de genre » dans la plupart des mises en scène avec ballet oriental voire danse du ventre qui repose le public avant les crises du dénouement. Loy en fait une sorte de danse malsaine très tendue où de très jeunes filles sont données en pâture au Prince Ivan Khovanski (avec tout l’arrière plan pédophile qui révulse notre époque), c’est le moment le plus fort de la soirée, qui s’achève par son assassinat piloté par Shaklovity (Gábor Bretz), et effectué par une enfant, sorte de vengeresse de toutes les jeunes filles qu’on vient de voir, et qui fait du meurtre d’Ivan non seulement un meurtre politique, mais aussi une sorte d’action de légitime défense. C’est fort, c’est intelligent, et cela pose le pouvoir et ses excès à tous les niveaux de lecture sociale et individuelle. Quand le pouvoir abuse, il abuse partout.

Le meurtre d'Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko), Shaklovity (Gábor Bretz) ©Monika Rittershaus
Le meurtre d’Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko), Shaklovity (Gábor Bretz) ©Monika Rittershaus

Dans ce contexte historique, l’amour de Marfa pour Andreï Khovanski le fils d’Ivan prend un relief plus marqué : la fière représentante des Vieux Croyants aux prises avec les contradictions du sentiment et ses méandres, qui à la fois protège Andreï de lui-même (en intervenant pour la défense de la jeune Emma) et qui ne réussit pas à éteindre sa passion, contradictoire avec sa situation de « Vieille croyante », comme le lui reproche Susanna.

Emma (Svetlana Aksenova), Anita Rachvelishvili (Marfa) et Andrei Khovanski (Maxime Aksenov) ©Monika Rittershaus
Emma (Svetlana Aksenova), Anita Rachvelishvili (Marfa) et Andrei Khovanski (Maxime Aksenov) ©Monika Rittershaus

Un personnage complexe, difficilement lisible, mais en même temps figure emblématique de la tragédie, qui entraîne Andreï à la fin dans le suicide collectif, moins par idéal du martyr que pour passer ensemble et pour l’éternité le moment suprême. Mourant avec Andreï, Marfa ne meurt pas en martyr, mais blasphème puisqu’elle détourne le geste du martyr en geste suprême d’amour (évidemment, Moussorgski connaissait Norma, parce que c’est le même mouvement qui conduit au final tragique).

Marche au supplice ©Monika Rittershaus
Marche au supplice ©Monika Rittershaus

Lire cette mise en scène comme une nième transposition dans le style du Regietheater serait une erreur de lecture. Loy ne raconte pas l’histoire de la Russie, mais celle de Moussorsgki, 200 ans après, qui la lit comme un emblème tragique de toute l’histoire et du destin des peuples, l’œuvre de Moussorgski est actualisation : il respecte donc à la lettre pourrait-on dire les intentions du compositeur, proposant une lecture « actualisée » où les costumes modernes ( de Ursula Renzenbrink) deviennent d’une certaine manière des costumes de toujours : l’éternité a toujours les costumes du moment : l’intemporalité est marquée par une vision « contemporaine », le temps de toujours étant notre temps.

Golitsyn (Kurt Streit) Varsonofiev (Roger Smeets) ©Monika Rittershaus
Golitsyn (Kurt Streit) Varsonofiev (Roger Smeets) ©Monika Rittershaus

Et la relative linéarité, voire essentialité du déroulement, prend son sens alors, comme un travail sur les masses, sur le peuple (Khovanchtchina est un drame musical populaire), en le laissant occuper l’espace, unique protagoniste et unique décor de cet espace tragique (décor de Johannes Leiacker). Loy veut débarrasser l’œuvre de tout pittoresque (en jouant aussi sur les costumes, noirs et gris, d’où émergent quelquefois les Kaftans rouge-vif des Stretsly et centrer sur l’intemporalité des trafics et manœuvres politiques, sur le dos des peuples. Leur histoire, c’est notre histoire. Ainsi prend sens la reconstitution finale du tableau qui s’était déconstruit au départ : tout se termine par la fixité du tableau d’histoire, devant des rangs de bougies qui renvoient au bûcher, mais aussi au souvenir et à la mémoire, comme les bougies qu’on place devant la République à Paris. Commémorons, honorons et ravivons la mémoire, pour que plus jamais ça. Et pourtant, « ça » revient toujours. Les bougies s’éteignent comme la mémoire est volatile.

Loy signe ici un travail rigoureux mais simple, sans diversion, sans détails, presque essentiel. Moi qui ne suis pas loin de là un de ses sectateurs, j’ai trouvé qu’il avait fait là un travail qui force le respect.

Mais ce qui frappe dans cette production, c’est qu’elle forme un tout, et qu’à cette approche hiératique de l’histoire correspond un travail très intériorisé de la musique, un travail sombre, sans aucun maniérisme, sans décoratif inutile mené de main experte par Ingo Metzmacher.
Ingo Metzmacher, rare en France alors qu’il est l’un des chefs les plus importants de sa génération, est un chef qui a bâti sa carrière sur les œuvres du XXème siècle. J’engage fermement le lecteur (germanophone) à lire sa « biographie » qui est tout un programme « Keine Angst von neuen Tönen », en même temps qu’un voyage dans la musique d’aujourd’hui replacée dans le sillon de celle d’hier, avec des mots simples, des démonstrations claires, Metzmacher invite à l’audition et à la compréhension d’une musique qui semble se refuser à certains.
Et Metzmacher sait bien quel rôle Moussorgski a joué pour certains compositeurs du XXème siècle, Debussy (qui avait toujours Boris sur son piano), Ravel, Poulenc ou d’autres. Et quelle ouverture a constitué le retour aux versions originales, si avancées qu’elles paraissaient hors de propos ou fautives à un Rimski-Korsakov.
C’est donc en interprète de la musique d’aujourd’hui que Metzmacher aborde l’œuvre, valorisant notamment les bois, et contenant le volume des cordes, à qui un Rimski au contraire donnait plus d’importance dans les équilibres, utilisant les cuivres, mais non dans la rutilance, mais plutôt dans le drame (ils sont même sur scène), dans une interprétation qui à l’image de la mise en scène, évite totalement le pittoresque ou le gratuit. La palette des couleurs se met au service de l’action, et ainsi se construit un parfait système d’écho entre le plateau et la fosse où couleurs et sons se répondent, de manière ténébreuse.
Même les scènes de foule, et notamment le début qui pourrait se prêter facilement à une lecture pittoresque ( à travers le personnage du scribe notamment) garde cette concentration tragique, sombre et tendue. On pourrait aussi dire de même des danses persanes, qui n’ont plus rien de folklorique et dont la musique, vu ce qu’on voit en scène, sonne plus sarcastique sans avoir rien de cet orient de pacotille qu’on y entend quelquefois.

Le choeur dans l'une des dernières scènes ©Monika Rittershaus
Le choeur dans l’une des dernières scènes ©Monika Rittershaus

Il y est aidé par un chœur exceptionnel : le chœur d’Amsterdam, on le sait depuis le lointain Moses und Aron de Peter Stein avec Boulez, est l’un des plus engagés et ductiles des chœurs des opéras européens . Après avoir si fortement marqué le chœur du Grand Théâtre de Genève,  Ching-Lien Wu récemment arrivée n’a fait que renforcer ses qualités, notamment en matière de diction.
La distribution dans son ensemble montre de grandes qualités d’homogénéité. On y reconnaît le remarquable travail de Jesús Iglesias Noriega, le coordonnateur artistique du DNO. Il n’y a pas de failles dans l’ensemble des artistes, même si çà et là on peut évidemment émettre quelques remarques ou réserves.

Dmitry Ivashchenko, l’une des basses de référence de la jeune génération, formé en Russie puis en Allemagne, donne à Ivan Khovanski un « coup de jeune » : la voix est claire, puissante, les aigus bien projetés, et le personnage est parfaitement incarné, dans son mélange de verve populiste et de chef violent et autoritaire. Sa voix est flexible, aussi claire dans les graves que les aigus, bien homogène. Chacune de ses interventions frappe par sa présence.

Orpin Anastassov (Doisifei) et Anita Rachvelischvili (Marfa) ©Monika Rittershaus
Orpin Anastassov (Doisifei) et Anita Rachvelischvili (Marfa) ©Monika Rittershaus

Face à lui, l’autre basse, Orlin Anastassov est Dosifei. Le rôle de Dosifei a été marqué par les interprétations des grandes basses du passé, Nicolaï Ghiaurov, Nicolaï Ghiuselev, Fedor Chaliapine, c’est à dire des timbres sombres, des basses profondes, sonores, capables d’intériorisation. Et leur formidable personnalité faisaient du personnage le centre de l’action.
La mise en scène fait de Dosifei une des personnalités du drame, sans en faire le centre. Dosifei est aux marches du drame, que la chute des Stretsly entraîne dans la catastrophe (bien que Pierre le Grand leur pardonne, dans l’opéra – mais pas dans l’histoire). Et Orlin Anastassov n’a pas la personnalité écrasante des grands anciens. Il n’a pas la personnalité scénique, et surtout il n’a pas la personnalité vocale. Le timbre est trop clair, même si les notes y sont : où est la basse profonde à laquelle nous sommes habitués ? Une basse parmi d’autres pourrait-on dire. Et c’est peut-être la surprise de la production qui relativise Dosifei pour valoriser le collectif.
La dernière basse (dans l’opéra, chaque groupe de pression politique a sa basse, Stretsly, Vieux Croyants et partisans du Tsar) c’est Shaklovity, qui prépare l’arrivée du Tsar par de basses besognes. C’est dans cette production le hongrois Gábor Bretz : voix profonde, merveilleusement timbrée, avec un aigu triomphant et un grave sans failles, son air puissant et noir est l’un des grands moments de la représentation ; sans aucun conteste, c’est la voix de basse la plus somptueuse de la soirée, et les théâtres auraient bien intérêt à se l’arracher, c’est un artiste de tout premier plan.

Anita Rachvelishvili (Marfa) et Andrei Khovanski (Maxime Aksenov) ©Monika Rittershaus
Anita Rachvelishvili (Marfa) et Andrei Khovanski (Maxime Aksenov) ©Monika Rittershaus

Mais chaque groupe a son ténor aussi, Andrei Khovanski, le fils de l’autre, et l’ex-amant de Marta est Maxim Aksenov. Voix claire, bel engagement scénique, avec quelques menus problèmes d’homogénéité, notamment dans la montée à l’aigu. Dans ce rôle ingrat et assez bref,  la personnalité scénique est intéressante, vocale un peu moins, mais très honorable néanmoins.
Autre ténor, mais de caractère cette fois, le scribe (on se souvient l’importance que Moussorgski accorde à l’écriture et à la lecture dans ses livrets : voir Pimen, voir aussi la scène de Varlaam dans Boris, et ici cette figure populaire du scribe chargé d’écrire pour les autres). Andrei Popov est une jolie personnalité scénique et vocale, avec une belle projection et une notable expressivité.
Enfin Kurt Streit prête à Golitsyn son style. Le côté aristocratique du prince (qui lui aussi va chuter) est marqué dans cette manière très distinguée de chanter, diction, élégance, puissance aussi sont les caractères de ce Golitsyn, dont la « distinction » contraste avec les autres ténors. Une belle figure.
La plupart des rôles de complément sont d’ailleurs tenus avec les honneurs (Roger Smeets, Vasily Efimov,  Morschi Franz, Vitaly Rozynko et Sulkhan Jaiani) selon le vieil adage qu’on lit les grandes maisons à l’excellence des distributions des « petits » rôles.
Du côté féminin, signalons l’ Emma de Svetlana Aksenova, très fraîche et jeune, dont le timbre contraste avec celui très sombre de Marfa, contraste de couleur aussi qui aide à la construction dramatique, et la Susanna d’Olga Savova, un de ces mezzo soprano à mi chemin entre mezzo et soprano dramatique, comme le montrent les aigus marqués, puissants, tenus de sa courte, mais marquante intervention. Olga Savova chante Brangäne et Brünnhilde au Marinski, et n’a donc pas de difficulté particulière dans Susanna, sauf qu’elle réussit à faire de son intervention un vrai moment de tension, très remarqué.

Anita Rachvelishvili (Marfa) ©Monika Rittershaus
Anita Rachvelishvili (Marfa) ©Monika Rittershaus

Enfin, Anita Rachvelishvili renouvelle le rôle de Marfa, dont elle fait une création presque originale. D’abord, la mise en scène la met incontestablement en valeur. Physiquement, elle rappelle la Bartoli dans la Norma de Caurier/Leiser (Salzbourg et Zürich), notamment par l’engagement et la présence. On a souvent vu des Marfa vêtues de longs voiles noirs, un peu immobiles, plus tout à fait femmes et pas encore fantômes. La féminité du personnage frappe ici de manière très forte, et c’est aussi le travail de Christof Loy.
Et vocalement, la Rachvelishvili confirme ici sa familiarité avec le répertoire russe (elle était déjà supérieure dans Konchakovna du Prince Igor de Tcherniakov au MET). La voix est ici impressionnante sur tout le registre, avec des graves sonores et des aigus triomphants, une voix puissante et qui secoue, mais pas seulement pour ses capacités éminemment musicales, mais aussi pour une interprétation subtile, profonde, très intérieure, d’une richesse de palette étonnante qui en fait la référence de la soirée. On reste étonné de la profondeur de l’expression, mais surtout des progrès et de l’approfondissement de cet art du chant qui en fait l’un des immenses mezzos du moment. Ne la manquez sous aucun prétexte : c’est un privilège rare que d’entendre de telles prestations.

Foule et violence ©Monika Rittershaus
Foule et violence ©Monika Rittershaus

Une fois de plus Amsterdam démontre être l’une des scènes qui compte en Europe aujourd’hui : comme toujours une production soignée, comme toujours une distribution équilibrée et de qualité, et comme souvent un chef de très haut niveau. Le voyage d’Amsterdam, si facile de Paris, s’impose. La série de Khovanchtchina est à peine en train de se terminer que s’annonce un autre chef d’œuvre du répertoire russe en juin prochain, La Dame de Pique (Mise en scène Stefan Herheim) avec en fosse le Royal Concertgebouw et au pupitre un certain Mariss jansons.[wpsr_facebook]

Fanfare et peuple pour la victoire du Tsar ©Monika Rittershaus
Fanfare et peuple pour la victoire du Tsar ©Monika Rittershaus

OPERNHAUS ZÜRICH 2013-2014: ALCINA, de Georg Friedrich HAENDEL le 7 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Giovanni ANTONINI, ms en scène: Christof LOY) avec Cecilia BARTOLI

Alcina Acte I ©Monika Rittershaus
Alcina Acte I ©Monika Rittershaus

La salle de l’opéra de Zürich est spéciale. Elle est petite, le volume et la jauge sont réduits (1100 places). On peut s’en étonner pour la salle la plus importante de Suisse. Mais le plateau, l’ouverture de scène et la fosse sont assez larges (même si les dégagements empêchent le dépôt des décors, toujours sous des bâches à l’extérieur), pour permettre aussi bien d’accueillir des Wagner ou des grands Verdi que des opéras baroques aux effectifs plus réduits. Voilà une salle où épique et lyrique, intime et lointain peuvent se conjuguer parfaitement.

Le rapport scène-salle est idéal pour avoir une impression de proximité et pour des voix qui sans forcer, se font entendre.
Cecilia Bartoli a depuis très longtemps compris que c’était le lieu pour sa voix: c’est à Zürich qu’elle chante le plus à l’opéra et Alcina est une prise de rôle, d’un rôle chanté par les plus grandes: c’est par exemple celui choisi par Anja Harteros pour sa première apparition à la Scala en 2009, belle prestation, mais qui n’égale pas ce que nous avons entendu ce soir…
C’est aussi une prise de rôle pour Julie Fuchs (Morgane), Varduhi Abrahamyan (Bradamante) et Malena Ernman (Ruggiero) qui le 7 février a fait annoncer qu’elle était souffrante. Il n’en est rien paru. C’est enfin une prise de rôle pour le ténor Fabio Trümpy (Oronte), et la basse Erik Anstine (Melisso). C’est donc pour toute la distribution une prise de rôle, et c’est un coup de maître.
En effet, malgré la musique, on peut très rapidement tomber dans l’ennui ou la langueur, à cause de la dramaturgie particulière de ce type d’œuvre, de la succession des airs, d’une apparente légèreté du propos : une île gouvernée par une magicienne, des hommes qu’elle a séduits, pétrifiés ou animalisés, une île enchantée,  ses plaisirs et ses jours, et l’amour, toujours.
Christof Loy a fait là un travail remarquable, approfondi, plein de sens, avec une tension maintenue jusqu’à la fin. L’histoire qu’il raconte est à la fois celle d’Alcina la cruelle, vaincue par l’amour, celle des aimant et celle des mal aimés, mais en même temps celle du théâtre comme métaphore de cet enchantement. Vie et mort du théâtre des intermittences du cœur.

Cecilia Bartoli Acte I ©Monika Rittershaus
Cecilia Bartoli Acte I ©Monika Rittershaus

L’île enchantée d’Alcina, c’est un théâtre du XVIIIème siècle, dont on voit scène et dessous au premier acte,  loges des artistes au deuxième, et plateau et décors abandonnés au troisième. Trois lieux pour trois moments : l’enchantement au premier acte, bas les masques au deuxième pour des personnages qui retournent à eux-mêmes dans l’intimité de leurs loges, et au troisième, un anti-théâtre, un théâtre qui déchante pour des personnages revenus à leur réalité, le tout traversé par une Alcina qui n’est rien d’autre qu’une Maréchale désespérée avant l’heure.
Dans ce théâtre où circulent illusions et désillusions, Christof Loy sème à la fois la fantaisie et la mélancolie, l’humour et la tristesse. Il affirme dans une interview  dans le programme de salle combien dans ses opéras londoniens (Alcina a été créé en 1735 à Londres) Haendel est redevable à Shakespeare, et notamment à ces comédies telles que « Comme il vous plaira » où l’on passe de la comédie au drame, de la gaieté à la mélancolie, dans une atmosphère de magie impalpable.
Car si l’illusion baroque est évoquée comme référence, elle est totalement absente de la soirée : Alcina a usé de sa magie par le passé, menace d’user de sa magie dans le futur, mais en fait n’en use pas durant l’ensemble de l’opéra. En revanche c’est bien de l’illusion du théâtre dont use Loy, une illusion comique au sens où Corneille l’entendait, qui révèle les âmes et leurs entrelacs. Quelle est la part du réel ? Qui aime qui ? Où suis-je ? Que dit ce visage ? Que dit ce corps ? Voilà tout ce qu’en résumé le théâtre ici nous dit.
Et dès le premier acte, où les personnages en costume d’opéra (baroque), au milieu des danseurs, jouent toutes les apparences de l’amour, nous voyons intervenir en costumes de businessmen tels des intrus du réel dans ce monde enchanté, Bradamante et Melisso. Bradamante est elle-même habillée en homme, Ricciardo, pour mieux vérifier l’amour de Ruggiero et surtout voir sans être vue, dans un monde qui n’est pas le sien.
Mais voilà, le fil d’amour du théâtre et de la vie fait des nœuds: Bradamante aime Ruggiero, mais Ruggiero aime Alcina par magie (ou dans l’illusion du théâtre).

Bradamante (Ricciardo) Acte II ©Monika Rittershaus
Bradamante (Ricciardo) et Ruggiero Acte II ©Monika Rittershaus

Bradamante déguisée en Ricciardo fait naître l’amour de la sœur d’Alcina, Morgane, qui délaisse ainsi Oronte, premier des mal aimés. Tous les protagonistes sont chantés par des voix féminines, dans des rôles de femmes (Alcina, Morgane), ou d’hommes (Ruggiero, Ricciardo), mais Ricciardo est en réalité, Bradamante, déguisée en homme, et non pas un travesti…Il y a de quoi donner le tournis à la théorie du genre,  aux lois de l’amour…et interdire Haendel à tout jamais dans nos écoles…Seules voix masculines, Melisso (basse), et Oronte (ténor) ne sont pas des comparses dans ce réseau de relations complexes où l’apparence et l’être se confondent et se superposent: la mise en scène les traite en vrais personnages.

Malena Ernmann (Ruggiero) ©Monika Rittershaus
Malena Ernmann (Ruggiero) ©Monika Rittershaus

C’est que l’amour n’est pas chose simple : lorsqu’au deuxième acte les personnages semblent retourner à leurs sentiments premiers et reformer les anciens couples Ruggiero-Bradamante et Morgane-Oronte, les choses ne sont pas si claires, et il n’est pas facile de laisser choir un cœur : dans des images à la Così fan tutte avant la lettre, Christof Loy explore l’ambiguïté des situations et des relations, et l’amertume qui s’en dégage par des jeux de regards intenses, voire chavirants.
Le bonheur n’est pas encore une idée neuve.
Alcina va suivre exactement le parcours de la Maréchale chez Strauss. Elle s’amuse au premier acte, comprend au second acte qu’elle est elle-même prise à son propre piège. Mais elle aime en femme mature, qui vieillit : magnifique scène au miroir où elle se voit face à face avec la vieille dame qu’elle sera, et qui a les traits de cet amour vieilli qui accompagne pratiquement chaque scène, comme une projection à la fois souriante et terrible(Sylvia Fenz, véritable figure à la fois tendre et ironique qui accompagne tous les personnages).

Cecilia Bartoli Acte II ©Monika Rittershaus
Cecilia Bartoli Acte II ©Monika Rittershaus

Mais Alcina qui à la fin du deuxième acte en perd sa baguette magique (en fait un gratte dos…) comme Wotan sa lance, reste dangereuse, comme la bête blessée.
Ainsi le troisième acte semble par son côté échevelé une réponse à un second acte très intérieur, dans l’écriture scénique de Christof Loy . Dans ce théâtre presque à l’abandon, l’envers du décor marque l’impuissance d’Alcina (quand le décor  à l’endroit du premier acte marquait son triomphe) et l’énergie de son désespoir : à dessein l’épisode d’Oberto a été coupé. Plus de magie dans cette approche où l’héroïne cruelle et puissante semble au contraire devenue une femme malheureuse qui cherche à en finir. Sortant l’intrigue de l’illusion baroque et du récit magique, il finit par en faire l’histoire de cœurs qui se lacèrent et cherchent à se détruire.

Cecilia Bartoli (Acte III) ©Monika Rittershaus
Cecilia Bartoli et Cupido septuagénaire (Acte III) ©Monika Rittershaus

Mais comme chez Shakespeare, l’humour ne perd pas ses droits : l’appel de Ruggiero à son héroïsme passé et à sa force est traduit par une époustouflante scène de comédie musicale, où Ruggiero vocalise en faisant des pompes – oui vous avez bien lu – où Melisso et Bradamante se mêlent aux danseurs en un ballet endiablé, là où au premier acte ils traversaient le ballet baroque sans le voir. Un des moments les plus joyeux et des plus marquants de la soirée, qui déchaîne l’enthousiasme mérité du public.

Dans ce théâtre ruiné, aux décors abandonnés (un incendie au début du troisième acte ?), l’image finale inscrit encore pourtant quelque chose de l’illusion. Si l’ordre humain est rétabli, si les couples sont reformés, Alcina, seule, apparaît au loin, émergeant d’une trappe, en robe à paniers, en fée baroque du premier acte, auprès du lustre (réplique de celui de l’Opéra de Zürich). L’illusion persiste (et d’ailleurs Ruggiero tombe à genoux), le théâtre continue, the show must go on.
Dans une mise en scène aussi précise, aussi construite, aussi riche et argumentée, aussi convaincante, Christof Loy a réussi à impliquer dans le jeu l’ensemble de la distribution exceptionnelle à tous égards. Nous sommes face à une troupe d’acteurs-chanteurs bluffants où chaque air semble s’insérer à point dans le déroulement de l’intrigue, jamais pezzo chiuso, et toujours aperto, et s’accompagne d’un travail théâtral stupéfiant de précision.

Ruggiero& Alcina Acte II ©Monika Rittershaus
Ruggiero& Alcina Acte II ©Monika Rittershaus

Je suis resté abasourdi par le jeu des gestes et des mouvements de Cecilia Bartoli dans ses deux airs Ah! Mio cor immense moment de chant intériorisé et d’amour désespéré et ombre pallide, plus énergique, mais toujours teinté de désespérance. Cecilia Bartoli réussit sur l’ensemble de l’œuvre à incarner grandeur et décadence d’une femme atteinte, qui n’a rien de la méchante magicienne de théâtre, mais dont l’humanité blessée éclate au contraire à chacune de ses apparitions : vive au premier acte, parce qu’habillée en fée baroque, elle rentre au deuxième acte, vêtue de noir jusqu’à la fin, en deuil de sa vie et de son amour. On ne peut que saluer la performance technique, l’art de la nuance, l’art de l’expression et du phrasé, de la couleur, dans un chant qui n’est jamais démonstratif, mais monologue intérieur toujours incarné tout en réussissant à se fondre dans l’ensemble car les autres ne pâlissent pas devant cette magnifique performance.
Cecilia Bartoli fait de sa maturité (relativement à ses partenaires) un atout extraordinaire pour construire un personnage à distance, qui n’a plus de prise sur les choses, sur les gens, sur elle-même ; elle le fait avec une attention et une modestie, elle l’immense star, qui ne peut que provoquer une grande admiration. Brava l’artiste.

Ruggiero est Malena Ernman, mezzo-soprano suédoise qui a fait annoncer qu’elle était souffrante. Il faut vraiment faire preuve d’un pointillisme maniaque pour s’en apercevoir. D’abord, elle est tellement naturelle dans le personnage de travesti que sa nature féminine est bientôt oubliée, elle fait croire  de manière convaincante à ce rôle redoutable. D’abord emperruquée dans le premier acte où les personnages prisonniers de l’île enchantée sont tous éléments de l’opéra baroque mis en scène par Alcina, elle devient une sorte d’Oktavian au deuxième et troisième acte.

Sa prestation au troisième acte, notamment dans l’air Sta nell’Ircana pietrosa tana  est proprement étourdissante (voir youtube) : les agilités s’y conjuguent avec une ballet endiablé où elle accompagne des danseurs (Chorégraphie: Thomas Wilhelm) comme dans un Musical de Broadway. Chacun de ses airs correspond à un état psychologique différent, l’amour exclusif et inconscient pour Alcina au premier acte (sieguo Cupido), l’hésitation amoureuse très mozartienne de Mi lusinga il dolce affetto, et le magnifique il mio tesoro accompagné à la flûte par le chef lui-même, chef d’œuvre d’intériorité  dominé par une voix chaude, ronde, avec des agilités complètement maîtrisées et des passages de registre impressionnants. Malena Ernman propose un authentique personnage, d’une incroyable présence, mais surtout un feu d’artifice vocal d’une incroyable densité.

Ruggiero "Comédie Musicale" Acte III ©Monika Rittershaus
Ruggiero “Comédie Musicale” Acte III ©Monika Rittershaus

Varduhi  Abrahamyan est elle aussi une illustration dangereuse de la théorie du genre, tant sa personnification de Bradamante, déguisé en Ricciardo, supposé être l’ami de Bradamante est confondante de vérité, mais aussi de versatilité. Elle passe de l’un à l’autre à l’occasion des rencontres, tantôt plus féminine avec Ruggiero, tantôt de nouveau masculine et même mâle avec Morgane : elle est étonnante à tous les moments, dans toutes les situations. De plus sa voix sombre, très ductile, avec une diction exemplaire et un suprême sens de la couleur est douée de magnifiques agilités qui laissent espérer une grande réussite dans les rôles rossiniens (elle va chanter Isabella de L’Italiana in Algeri et elle a déjà été Arsace de Semiramide à Montpellier). Elle obtient donc un triomphe mérité, entre autres pour sa participation active au ballet de Musical du 3ème acte dont il a été question précédemment. Je l’avais déjà remarquée pour sa belle présence dans la Néris de Médée de Cherubini au TCE la saison dernière. Elle confirme l’impression première ; c’est un nom à suivre avec grande attention.

Julie Fuchs (Morgana) & Varduhi Abrahamyan (Bradamante) ©Monika Rittershaus
Julie Fuchs (Morgana) & Varduhi Abrahamyan (Bradamante) ©Monika Rittershaus

Dernière des quatre dames exceptionnelles de la soirée, Julie Fuchs à peine auréolée d’une Victoire de la musique classique 2014 remporte un éclatant succès dans Morgane. Elle chante beaucoup à Zürich (Marzelline, Morgane, Melanto du Ritorno d’Ulisse in patria de Monteverdi) car elle fait partie de la troupe depuis cette année. Cela signifie pour elle élargissement  du répertoire et appartenance à un des ensembles les plus solides d’Europe. Cela veut dire aussi qu’il faudra guetter les prises de rôle.
Je m’attendais à une voix très aiguë (elle chante Zerbinetta, mais pourquoi se fourvoyer dans Ciboulette ?). Elle a incontestablement les aigus et les suraigus. Mais ce qui frappe d’abord, c’est l’homogénéité vocale, c’est la tenue de souffle, c’est la manière d’ouvrir la voix après l’avoir retenue, c’est le sens de la nuance, mais c’est l’assise large de cette voix, dont le volume embrasse la salle. Je sens plus un soprano lyrique qu’un colorature, et un lyrique dont les qualités prédisposent à un très large répertoire pour lequel manquent de vraies voix. Le contrôle, les filati hallucinants, la présence scénique, magnifique, avec chez elle aussi une très grande versatilité scénique, de la fée baroque (elle est sœur d’Alcina), rousse splendide, en grand équipage,  à sa transformation méconnaissable en femme ordinaire et amoureuse au troisième acte lors de son duo avec Oronte.
Elle maîtrise les pièges du rôle, se plie de manière scrupuleuse aux demandes de la mise en scène et chacune de ses apparitions est un enchantement vocal : une telle sûreté, un tel contrôle paraissent stupéfiants chez une chanteuse en début de carrière. Comme on dit, elle a tout d’une grande.

Il y a quand même deux hommes (des vrais…car on s’y perd) dans cette distribution qui avec des moyens et une personnalité très différents réussissent eux aussi à tenir la scène : Fabio Trümpy, Oronte, surprend au départ. Son attitude scénique nerveuse, ses gestes brusques, à la limite un peu vulgaires, voulus par la mise en scène car c’est la figure du  jaloux, nuisent au départ à l’impression positive dégagée par un chant bien contrôlé, avec un timbre clair et une diction sans reproche, notamment dans les belles premières scènes du troisième acte . Quant à la basse américaine Erik Anstine, qui chante Melisso, la voix est peut-être moins intéressante, mais le personnage est très fouillé, notamment grâce au regard ironique de Loy sur ce serviteur plutôt zélé, sans doute amoureux de sa maîtresse Bradamante, et qui ne devrait pas lever la jambe trop haut au troisième acte. Il est une figure un peu humoristique , un peu décalée, comme un Sganarelle de Wall Street dans un ensemble particulièrement détaillé dans la sculpture des personnages.

La direction musicale de Giovanni Antonini accompagne cette explosion par un soutien sans faille au plateau. Il obtient de l’Orchestra La Scintilla, la formation baroque de l’orchestre de l’Opéra de Zürich, des sons clairs, nets, mais aussi raffinés, avec un dynamisme et une énergie marqués mais sans aucune sécheresse. Le continuo très présent (Violoncelle, harpe, clavecin) donne une couleur particulièrement poétique aux récitatifs. Une direction de vrai chef de théâtre,  qui colle parfaitement aux intentions de la mise en scène: les deux se répondent, en écho et donnent à la représentation un rythme, une intensité et surtout une cohérence et une homogénéité exceptionnelles…
On l’aura compris : nous tenons l’Alcina de référence, certains ont dit historique, et pourquoi pas ?
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Morgana (Julie Fuchs) & Oronte (Fabio Trümpy) Acte III ©Monika Rittershaus
Morgana (Julie Fuchs) & Oronte (Fabio Trümpy) Acte III ©Monika Rittershaus

 

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2011-2012: MACBETH de Giuseppe VERDI le 21 juin 2012 (Dir.mus: Ingo METZMACHER, Ms en scène: Christof LOY)

© GTG/Monika Rittershaus

La distribution de ce Macbeth, avec en tête la Lady de Jennifer Larmore, a fait beaucoup gloser le petit monde des mélomanes ou surtout des lyricomanes. Pour le reste, c’est à un Macbeth de couleur typiquement germanique que Tobias Richter nous invite à Genève : germanique par l’équipe, Christof Loy à la mise en scène, Ingo Metzmacher à la direction musicale, germanique par les présupposés, qui mettent l’analyse dramaturgique au centre des décisions, tant scéniques que musicales : le choix des voix correspond non à une partition, mais à une lecture dramaturgique. Il en résulte évidemment des conséquences musicales non indifférentes. Sans donner ce crédit aux équipes artistiques du grand théâtre, on ne pourrait comprendre l’appel à Jennifer Larmore dans le rôle de Lady Macbeth, dont elle n’a ni le volume, ni l’assise, ni le style, prise de rôle, et première apparition dans Verdi de cette chanteuse plutôt rossinienne et quelquefois belcantiste . Ingo Metzmacher est un analyste, et construire une interprétation musicale en étroite osmose avec le metteur en scène lui va bien. Ainsi, les voix des deux protagonistes sont-elles « à côté » car le Macbeth de Davide Damiani s’en va aussi vocalement en capilotade à la fin de l’opéra tout comme le personnage, et si ce n’est pas voulu, c’est assez cohérent avec les intentions musico-scéniques.
Reste à démontrer que pour affirmer une interprétation mieux vaut s’appuyer dans ces rôles sur les défauts de voix inadaptées  que de confier à de grands interprètes le soin de dessiner des personnages, en jouant sur leurs moyens et en colorant une voix bien dominée. Il est plus facile d’enlaidir une belle voix que l’inverse…
Ce sont les personnages secondaires (et positifs) qui ont de belles voix bien timbrées, un vrai bonheur à l’audition, Banquo (Christian van Horn), et Macduff (Andrea Carè) .
Les vilains ont de vilaines voix, et les bons de jolies voix : n’est-ce pas bien trouvé ?
Ceci posé, ce Macbeth n’est pas un spectacle négligeable, loin de là. Dans les nombreux spectacles de Christof Loy vus à Genève, c’est même sans doute le meilleur : s’appuyant sur une tradition cinématographique de films noirs américains des années 30 ou 40 en noir et blanc (une ambiance à la Hitchcock),

© GTG/Monika Rittershaus

la scénographie impressionnante de Jonas Dahlberg  (grande salle de château Renaissance revue par Viollet Le Duc avec cheminée et escalier monumentauxl) est le cadre unique de l’action, y compris la scène des sorcières (ici le chœur dans son ensemble, et même avec des hommes habillés en femmes, pour répondre au texte qui évoque la barbe des sorcières). Le rideau s’ouvre sur ce qui sera l’image finale, pour tracer un destin : Macbeth vieilli et Lady Macbeth somnambule traversent la scène au milieu des sorcières, qui chantent de manière volontairement nasillarde (très beau travail du chœur).
Dans l’ensemble, la conduite des acteurs n’est pas véritablement précise, mais les mouvements de foule sont très bien réglés. Le ballet qui est donné n’ajoute pas grand chose.

©GTG/Monika Rittershaus

Le plus beau moment de la soirée est sans nul doute est le chœur “patria oppressa” avec le chœur disposé frontalement, sur toute la largeur de la scène, suivi de l’air de Macduff “figli, o figli miei” chanté avec grande intensité par Andrea Carè, un ex-élève de Luciano Pavarotti à qui il emprunté une certaine couleur. Le choeur du Grand Théâtre dirigé par  par Ching Lien Wu montre encore ici son excellence.
La construction des scènes en noir et blanc, les maquillages blancs des principaux personnages, la violence de certains contrastes, tout concourt à construire des images vraiment frappantes, et pour une fois le propos de Loy est clair, qui souligne le glissement progressif vers la folie d’un couple isolé dans ses rêves fous, qui finit par faire le vide autour de lui, par le crime et par la crainte. Plus qu’une méditation sur le pouvoir et ses excès, c’est une méditation sur la solitude de ceux qui n’ont pas d’épaisseur humaine, et sont complètement dominés par leur désir fou.
A cette conception correspondent des choix musicaux forts: alors que c’est la version de Paris qui est présentée, d’un commun accord, Loy et Metzmacher choisissent pour le final de reprendre la version de la création à Florence qui se clôt sur la mort de Macbeth et sans chœur triomphal final qui donnerait une note trop optimiste. Par ailleurs, guidés par le fait que c’est à la Pergola, théâtre de dimensions moyennes que l’oeuvre a été créée à Florence, ils choisissent Jennifer Larmore comme Lady, une chanteuse rossinienne au volume convenant à une salle moyenne (malheureusement, le Grand Théâtre est une salle autrement vaste) et s’appuient sur une lettre de Verdi disant dans une lettre à  Cammarano “je voudrais pour la Lady une voix aigre, rauque et sourde….je voudrais que que la voix de la Lady ait quelque chose de diabolique”. Il y a donc  derrière cette production un vrai parti pris, qui élimine ce qui pourrait lui donner une couleur trop brillante, trop “italienne”: pas de soleil dans l’univers gris et nocturne des Macbeth. Ainsi du fameux brindisi “Si colmi il calice”, chanté joyeusement d’abord, puis repris par Jennifer Larmore d’une voix plus terne, plus blanche après la crise de Macbeth face au spectre (représenté par la veste de Banquo posée sur une chaise).

© GTG/Monika Rittershaus

Il faut d’ailleurs donner crédit à Jennifer Larmore qui face aux limites de sa voix, essaie de donner une interprétation juste et un poids aux paroles. Elle n’y réussit pas tout à fait à mon avis malgré des moments très justes.

© GTG/Monika Rittershaus

Venons en aux interprètes justement en commençant par Jennifer Larmore qui abordait Verdi, et donc Macbeth pour la première fois dans sa carrière. Malheureusement le choix idéologique de cette production en fait la première victime. La voix n’est pas adaptée du tout à ce rôle redoutable. Certes elle est aigre quelquefois et rauque souvent, mais il faut un autre volume et une autre assise pour pouvoir chanter un tel rôle, elle n’a ni la largeur voulu, ni la hauteur requise (les aigus sont tirés, sans aucune réserve d’appui) et le ré bémol final aigu (indiqué par Verdi un fil di voce) de la grande scène du somnambulisme est loin du filet de voix demandé. Elle n’a pas non plus les agilités requises, chez elles bien plus rossiniennes que verdiennes, avec un effet une peu à rebours sur l’ambiance voulue. Malgré tout cela, il serait injuste de dire que Jennifer Larmore propose une prestation indigne. Certes, nos amis du blog italien “Corriere della Grisi” s’étrangleraient, mais dans l’ensemble, elle passe un peu mieux que je ne l’attendais, même si évidemment La Lady demande un tout autre organe.
A la limite, le cas de Davide Damiani est plus inquiétant. Là aussi, peut-être est-ce un choix “pensé” que de choisir une voix plutôt opaque et sans grand éclat pour construire un personnage plutôt pâle et dominé (sexuellement selon Cappuccilli) par son épouse. Mais j’en doute un peu. En tout cas, le chanteur est adéquat au personnage jusqu’à la fin, les approximations et hésitations du caractère trouvent dans cette voix à la technique approximative, aux aigus qui sortent mal, et au souffle court une image presque métaphorique. L’air final “Perfidi! all’anglo contro me v’unite…” en est même pénible à entendre, tant les problèmes de souffle, l’épuisement, les limites de la voix, les différences de timbre, les ruptures, l’absence de legato, les difficultés dans les passages et les problèmes d’appui sont criants. On reste indulgent parce qu’une annonce préalable avait laissé entendre une certaine fatigue de l’artiste, mais ce ne fut pas une prestation digne d’intérêt. Me viennent à l’esprit les paroles du regretté Piero Cappuccilli (reprise par l’Avant Scène Opéra dans son numéro n°40 de mars-avril 1982 sur Macbeth): “Si j’ai débuté dans ce rôle après 18 ans de carrière, c’est que c’est un opéra qui demande au baryton la même maturité qu’Otello à un ténor, d’abord vocalement parce que l’instrument doit être prêt(…) . et ensuite scéniquement parce que comme Simon Boccanegra, Macbeth est un opéra d’interprétation et pas seulement de chant (…) c’est un rôle qui demande un effort total à l’artiste.”
L’intérêt, il faut le chercher chez le Banquo du baryton basse Christian van Horn, à la voix chaude,   à la couleur chatoyante, au style impeccable et à la technique très contrôlée qui propose un personnage immédiatement humain, dont la tenue et l’élégance tranchent avec un Macbeth négligé vocalement, ce qui donne évidemment une construction symétrique assez réussie, l’audition nous indique qui est le bon et qui est la brute.
L’intérêt, il faut le chercher aussi chez le Macduff intense du jeune ténor Andrea Carè: voix lumineuse, techniquement solide (normal pour un élève de Pavarotti et de Raina Kabaïvanska), bien posée, mais aussi intense, avec des qualités notables de modulation et d’interprétation.
L’intérêt il faut aussi le trouver chez Natalia Gavrilan (la Dama), jeune mezzo moldave qui dans les ensembles domine l’ensemble des solistes, au point que je me suis demandé si elle ne donnait pas les notes à Lady Macbeth dont la voix noyée ne s’entendait pas.
L’intérêt enfin, il faut le trouver dans le bel orchestre dirigé par Ingo Metzmacher, bien préparé, qui propose une vision très sombre, très métallique et froide. Tous les moments où Verdi essaie de danser (les sorcières dans “S’allontanarono…”) sont aplatis, pour donner cette impression uniformément pessimiste et cette noirceur reproduite sur scène. Et l’orchestre sonne mieux que d’habitude. Metzmacher mieux connu pour son goût pour le contemporain a en réalité à l’opéra de Hambourg beaucoup dirigé le répertoire standard, et j’avoue que son approche a de quoi séduire.
Voilà une entreprise évidemment risquée: Christof Loy aime les chanteurs qui découvrent les œuvres, et il déteste les chanteurs professionnels d’un seul rôle. Il veut de la fraîcheur d’approche, au prix d’erreurs de casting, même si cela passe auprès du public, qui une fois de plus ne remplit pas la salle et dont une partie part à l’entracte. On est donc de ce point de vue bien servi.

Musicalement, la direction imprimée par Metzmacher est intéressante, et l’ensemble nous permet de découvrir aussi de très bons chanteurs. Il reste que si le problème est le couple Macbeth et Lady Macbeth, c’est quand même mal parti.
Je reste avec mon doux souvenir du grand Claudio à la Scala en 1985 avec un immense, inoubliable Piero Cappuccilli et une Ghena Dimitrova qui ne faisait pas oublier Shirley Verrett, mais qui aujourd’hui ferait oublier toutes celles qui osent aborder la Lady, dans la très fameuse mise en scène de Giorgio Strehler, marquée du sceau du génie pour l’éternité. Le vidéo de Verrett/Cappuccilli existe, courir le chercher séance tenante. Quant à ceux qui prétendent que ce Macbeth n’est pas une référence absolue, laissons-les à leur aveuglement et surtout, à leur ignorance.
Je conclus donc par ce conseil discographique, en signalant cependant qu’en même temps (à un poil près) paraissait le Macbeth dirigé par Riccardo Muti avec Fiorenza Cossotto et Sherill Milnes. La conception est à l’opposé de celle d’Abbado, c’en est même caricatural, et c’est aussi une belle version qui ne peut certes combattre dans la même catégorie, j’aime aussi beaucoup Muti parce que j’aime le Muti d’avant 1990 et surtout le Muti des années de sève et de sang, de bouillonnement et d’explosion.
Elles sont toutes deux en collection économique. Faites en l’achat et partez sur l’île déserte.

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FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2010: ALCESTE de C.W.GLUCK (Ivor BOLTON; Christof LOY) (6 juillet 2010)

Depuis les années 50, Gluck n’a pas quitté l’affiche des grands théâtres. Souvenons-nous, Liebermann ouvrit Garnier en 1973 certes avec Le nozze di Figaro, mais aussi avec Orphée et Eurydice – production moyenne- mais Gedda, quand même! Quant à Alceste, avec Callas et Giulini, à la Scala en 1954, mais aussi avec Verrett impériale à Paris en 1985, avec Jessie Norman (et Gedda) à Munich; souvenons aussi de Flagstad, de Gencer, plus récemment d’Antonacci oiu de Von Otter. A la Scala avec Muti en 1987, ce fut Rosalind Plowright. Autant dire que les grandes stars ont voulu se confronter au rôle. Un rôle de star, dans toute la noblesse du grand style, au milieu de colonnes (Pizzi…) sensées évoquer le monde mythologique, dans le rythme majestueux d’un Gluck grandiose et statufié. Au delà du célébrissime “Divinités du Styx”, de nombreux airs, de nombreux choeurs restent ancrés dans les souvenirs.
alceste.1278852294.jpgPascal Victor / Artcomart

Rien du hiératisme tragique et grandiose dans la vision de Christof Loy à Aix en Provence, ni d’ailleurs dans celle du chef Ivor Bolton: on flirterait même avec le contraire. Alceste devient une sorte de drame bourgeois très dix-neuvième siècle, dans un décor minimaliste (murs blancs, larges baies) de Dirk Becker, et se déroule au milieu d’enfants dont Alceste est la mère (on dirait presque la mère supérieure…). L’histoire telle qu’elle est traitée m’a fait penser à “Victoria et Albert” et l’Admète de Joseph Kaiser, pourtant très honorable, n’existe pas beaucoup. Ces enfants (en fait le choeur vêtu d’habits d’enfants avec leurs jouets et leurs excès), occupent sans cesse l’espace scénique et deviennent le personnage principal, de manière systématique et répétitive. Il ne se passe pas grand chose d’autre en scène. Alceste vêtue ( costumes de Ursula Renzenbrink) d’abord en mère très bourgeoise, puis en noir -pour le deuil d’Admète-, puis en blanc (comme les victimes de sacrifices) officie au milieu de cette juvénile et vaine agitation. La noblesse de la tragédie lyrique est effacée, les signes baroques (costumes) renvoyés au statut de déguisement à la fin, ou même de marionnettes siciliennes: l’enfer est une sorte de caverne d’Ali Baba où tous les jouets d’enfants sont entassés. Ces jouets qui deviennent les dons que l’on fait aux Dieux pour les calmer. Quant à Hercule, on dirait le Célestin de l’Auberge du Cheval Blanc, un personnage rajouté, inutile dans le contexte, vaguement enfantin et ridicule dont on nous fait bien voir que l’intervention est vidée de son sens. Ce n’est pas dépourvu de beaux moments, notamment lorsqu’Alceste chante, lorsque le choeur-enfants offre ses jouets en ex-voto, lorsqu’aussi, au début, le spectateur devine le drame à travers les portes closes de la chambre royale, mais cela reste un peu trop “artificiel” pour mon goût.

alcestem39621.1278852194.jpgPascal Victor / Artcomart

La distribution est dominée par Véronique Gens. Une Alceste à la fois noble et très simple, très directe, très peu lointaine, une Alceste au contraire proche et non pas habitée par le hiératisme et la noblesse mythologiques, plus mère et épouse que reine. La voix est comme toujours très bien posée, la projection impeccable, les aigus triomphants. Mais cela reste pour mon goût un peu froid, même si le personnage et la couleur vocale sont en pleine cohérence avec les désirs du metteur en scène. C’est une belle Alceste, sans être mon Alceste préférée. Joseph Kaiser, ténor entendu l’an dernier dans Jenufa (magnifique) à Munich, est un très bon Admète, même si la mise en scène ne permet pas à une forte personnalité de s’imposer. Il a l’air un peu perdu, un peu éberlué de ce qui lui arrive (c’est dans le rôle…), mais la voix est présente et la performance très honorable, de même celle du grand Prêtre (vêtu en clergyman) de Andrew Schroeder. Thomas Oliemans ne s’en tire pas mal du tout dans son personnage d’Hercule de pacotille (j’ai dit Célestin de l’Auberge du Cheval Blanc, on pourrait dire aussi une sorte de Loge inoffensif). Le choeur (English Voices) dirigé par Timothy Brown est remarquable, d’autant qu’il lui est beaucoup demandé dans cette mise en scène où les enfants s’amusent, se battent, et sont tour à tour délicieux et insupportables. L’intervention finale d’Apollon (Joao Fernandes, qui chante aussi le Coryphée) vient du choeur et le Dieu est l’un de ces Dieux de carton-pâte qui fait toute l’ironie de la fin, un peu calquée sur les costumes des opéras baroques du XVIIIème qui en fait un jeu mimétique et tout à la fois ironique et destructeur.

Les Freiburger Barockorchester, en résidence à Aix, jadis dirigés par l’excellent Thomas Hengelbrock, sont aujourd’hui régulièrement dirigés par des grands spécialistes du baroque (Herreveghe, Bolton, Jacobs), leur jeu sur instruments d’époque donne ce son quelquefois surprenant et tranchant pour Gluck, qu’on a plutôt l’habitude d’entendre par des formations traditionnelles dans les grands théâtres d’opéra. Le tempo inhabituellement rapide et sec d’Ivor Bolton et sa direction sans vraie nuances m’a empêché de retrouver quelquefois des moments choraux magnifiques et installés dans mes souvenirs, ou même l’approche ronde et majestueuse que Muti avait pu imprimer en 1987 à la Scala.  En bref, je ne suis pas convaincu par l’approche musicale (bruyamment remise en cause par un spectateur le soir de la seconde représentation à laquelle j’assistais).
Au total, c’est une impression contrastée qui domine: ce n’est pas un spectacle à négliger, car certaines idées sont bonnes, l’ensemble est cohérent, la distribution honorable et très homogène, mais il ne nous laissera pas une marque inoubliable, ni même notable, une bonne soirée, une expérience pas totalement convaincante, passable dirons nous…

Mais il y avait la douce nuit aixoise, écrin subtil du théâtre de l’archevêché, bien plus magique que le glacial Grand Théâtre de Provence.

ROYAL OPERA HOUSE-COVENT GARDEN 2009-2010 , LONDRES: TRISTAN UND ISOLDE avec Nina Stemme, Dir. Antonio Pappano (18 octobre 2009) )

Le chant wagnérien se porte bien en ce moment. Il se porte même beaucoup mieux que le chant verdien. On peut trouver sur le marché trois  ou quatre Siegfried de grande qualité, et quelques Tristan de grande facture, mais aussi deux ou trois Isolde de très haut niveau. Irène Theorin à Bayreuth, sans être exceptionnelle, a une présence solide, la grande Waltraud Meier procure encore de très grands moments d’émotion malgré l’inévitable usure de la voix; du reste, Deborah Polaski, Evelyn Herlitzius, Eva Maria Westbroek, la jeune Jennifer Wilson sont autant d’artistes qui aujourd’hui rendent honneur au chant wagnérien, dans un rôle ou l’autre…mais l’époque est dominée sans l’ombre d’un doute par la suédoise Nina Stemme, qui fait courir tous les wagnériens de la planète. C’était son Isolde et  le Tristan de Ben Heppner , les vedettes de cette nouvelle production de Tristan und Isolde, mise en scène par Christof Loy et dirigée pour la première fois à Covent Garden par le maître du lieu, Antonio Pappano. Lors de la dernière (et l’avant dernière), Ben Heppner, souffrant a été remplacé par le suédois Lars Cleveman, qui s’en est plus qu’honorablement tiré. Inutile de tergiverser: nous avons assisté à l’une des plus grandes, des plus belles exécutions de ces dernières années, qui sans doute marquera les mémoires.

A entendre les prestations successives de Nina Stemme (Brünnhilde, Aida, La maréchale, La comtesse de Capriccio, Leonore de Forza del Destino) et à constater la multiplication de ses apparitions, on pouvait craindre une fatigue de la voix que certains critiques n’ont pas hésité à annoncer. Qui a entendu son Isolde à Londres ne peut que rester ébahi par cette interprétation vibrante, par cette présence vocale intacte et magistrale, cette rondeur charnue de la voix, ce volume énorme et homogène,  ces aigus impressionnants, avec ce “Lust” final à peine effleuré et pourtant si clair et si présent, oui, Madame Stemme est aujourd’hui unique dans ce rôle. Un phénomène comparable aux légendes du passé, à commencer par sa compatriote Birgit Nilsson, mais dans une couleur et un registre très différents. Standing ovation, hurlements, enthousiasme du public, tout cela est mérité.
Lars Cleveman avec des moyens moins importants réussit  à soutenir de bout en bout le voisinage de sa collègue. Remplaçant une des stars du chant d’aujourd’hui, aux côtés d’une compatriote devenue elle aussi LA référence du jour, on pouvait craindre qu’il n’apparaisse effacé. Bien que légèrement fatigué au troisième acte, il compose quand même un très beau Tristan, à la voix claire, bien timbrée, avec un soin exceptionnel donné à la diction du texte:  une très belle figure à la fois juvénile et déchirée. Grande prestation.
La réussite des grandes distributions tient souvent à l’homogénéité de toute la compagnie, et c’est le cas, car ces deux artistes exceptionnels sont parfaitement entourés, à commencer par l’étonnante Brangäne de Sophie Koch, allemand encore en devenir mais émission exemplaire, puissance, émotion, engagement dans l’interprétation, d’intéressants débuts dans le rôle !  Michael Volle, lui aussi tout à fait exceptionnel (c’est désormais habituel) prête sa voix puissante et son style impeccable à Kurwenal pour en faire un vrai personnage fort, présent, immense image de l’ami protecteur et fidèle. Enfin, Matti Salminen, diminué par un problème de motricité (peu gênant dans ce rôle de vieillard), reste un des Marke de réference et il remporte un triomphe mérité. Les autres sont un peu en retrait (notamment le Melot de Richard Berkeley Steele).
La direction d’Antonio Pappano sert le dessein de la mise en scène en proposant un Tristan plus intimiste, un Tristan “de chambre” comme l’écrit le programme de salle, parfaitement au point. Son approche est très lyrique, très claire, on entend tous les instruments (ah! ces harpes finales, comme chez Abbado!) et en même temps très mesuré de sorte que les voix ne sont jamais couvertes, c’est un miracle d’équilibre qui produit une très grand moment musical. On avait aimé son approche au disque, elle est ici confirmée, et Pappano est décidément un très grand chef de théâtre.

La mise en scène de Christof Loy huée à la Première ne mérite assurément pas cet accueil. Elle n’atteint pas les sommets de la production de Sellars à Paris mais elle propose un travail très “analytique” au sens freudien du texte, l’action se déroule sur deux espaces, un espace de premier plan, nu, presque Hitchcockien avec ce mur gris où se projettent les ombres des personnages, et en arrière plan, une grande salle de réception ou de mariage où évoluent choeur et figurants, et où l’on voit ce qui ne se passe pas sur scène (Kurwenal en couple avec Brangäne par exemple), d’un côté la réalité grise, de l’autre l’espace fantasmatique, d’un côté les projections de l’imaginaire et de l’autre la présence pesante des angoisses. Il en résulte une mise en scène à la fois intimiste et oppressante, dont les moments les plus réussis se trouvent au second acte (Isolde tirant le rideau pour faire voir à tous son amour pour Tristan, et donc provoquant le drame est un moment inoubliable). Le  troisième acte semble moins achevé, notamment toute la scène finale qui hésite entre la réalité et le fantasme (comme chez Ponnelle), mais on n’oubliera pas l’image d’Isolde s’allongeant auprès de Tristan pour mourir, un moment qui fait venir les larmes. La Liebestod est de manière surprenante, assez banale et les solutions scéniques adoptées (sortie des autres personnages) peu claires et inélégantes. Mais peu importe, l’ensemble reste fort honorable.

Au total, une très grande soirée, qui valait le voyage. L’Eurostar rend Covent Garden si proche, n’hésitons pas à passer le channel!