LUCERNE FESTIVAL 2010: Gustavo DUDAMEL dirige le PHILHARMONIQUE DE VIENNE le 18 septembre 2010 (ROSSINI, ORBON, BERNSTEIN, RAVEL)

Nous n’avons pu assister à l’autre concert de Gustavo Dudamel et du Philharmonique de Vienne (Brahms Ouverture Tragique, Schumann Concerto pour violoncelle et orchestre, Dvorak Symphonie du nouveau Monde) qui au dire de tous fut grandiose, mais pour ce concert de clôture du Festival de Lucerne 2010, le Festival a choisi aussi le Philharmonique de Vienne et Gustavo Dudamel. C’est une occasion festive de proposer un programme original.Le programme propose en effet des oeuvres célébrissimes (Ouverture de la Pie Voleuse, Boléro de Ravel) et des oeuvres peu ou pas connues du mélomane, comme ces Tres versiones sinfónicas de Julián Orbón (1925-1991) ou le Divertimento for orchestra de Leonard Bernstein composé en 1980 à l’occasion du centenaire du Boston Symphony Orchestra. la soirée a été l’occasion de vérifier une fois de plus que Gustavo Dudamel s’installe au sommet des chefs recherchés: il y a six ans, en 2004, il était le vainqueur du Concours Gustav Mahler de Bamberg et aujourd’hui, il dirige non seulement tous les grandes phalanges de ce monde (il dirgera pour le concert de la Saint Sylvestre le Philharmonique de Berlin), mais est aussi directeur musical du Gothenburg Symphony Orchestra, l’un des bons orchestres du vieux continent et du Los Angeles Philharmonic, l’un des orchestres américains de référence, mais surtout, il déplace les foules avec une prise peu commune sur le public et les orchestres: voir dans les coulisses les musiciens de l’orchestre défilant pour l’embrasser ou le saluer était édifiant, d’autant que cette célébrité somme toute nouvelle s’accompagne d’une chaleur communicative et d’une gentillesse qui n’a pas vraiment changé depuis ses débuts, puisque pour ma part, j’ai eu la chance de l’interviewer pour la revue italienne AMADEUS à l’automne 2004,à l’occasion d’un concert à Bamberg, suite à sa victoire au concours Mahler, quelques mois auparavant.
Dudamel a pris les fonctions de chef de l’orchestre Simon Bolivar des jeunes du Vénezuela à 18 ans, en 1999, et son travail extraordinaire avec cet orchestre lui a sans doute été une école de la direction irremplaçable, geste net, précis, lecture des intentions du chef par des mouvements sans ambiguité, et en même temps énergie communicative due à une fougue juvénile.
De plus, il est devenu une sorte de symbole, celle de la re(co)naissance de la musique sud-américaine, en imposant dans les programmes qu’il propose très souvent des pièces du répertoire sud-américain, comme cette oeuvre de Julián Orbón aujourd’hui. Que l’oeuvre soit portée, pour la première fois sans doute (il ya de bonnes chances puisque je ne l’ai pas vérifié) par l’immense Philharmonique de Vienne est aussi symbolique. Il est symbole aussi de l’orgueil culturel et identitaire de cette amérique latine qui peu à peu se relève d’années sombres et d’un pays, le Vénezuela, où grâce au génial Sistema de José Antonio Abreu, 400 orchestres et 250000 jeunes pratiquent la musique classique, au point que l’on s’intéresse en Europe à en appliquer le modèle, notamment en Italie sous l’impulsion d’Abbado. Sur le continent du foot, on a choisi la musique classique pour créer du lien social et de l’orgueil national (il ya toujours des Vénézuéliens sympathiques qui agitent des petits drapeaux dans les concerts de Dudamel), et sur le vieux continent, là où est née la musique classique, on a choisi le foot, avec les résultats que l’on a vus en France…N’épilogons pas. Tout n’est sans doute pas rose au pays de Chavez (qui n’a rien à voir avec le sistema, créé bien avant lui, mais qui sait aussi surfer sur la vague).

Arpès une exécution très dynamique de l’ouverture de la Pie Voleuse, où Dudamel maîtrise parfaitement l’art du crescendo -on se prend à rêver de le voir plus souvent dans la fosse, lui qui privilégie le podium- et où l’orchestre immédiatement s’affirme avec ce son inimitable des cordes et leur ductilité légendaire, justement arrivent les  Tres versiones sinfónicas de Julián Orbón (1925-1991), compositeur né en Espagne, émigré à Cuba, puis aux Etats Unis un an après l’arrivée de Fidel Castro. Dans cette pièce, composée en 1953, Orbón s’appuie sur des formes anciennes, la musique du XVIème siècle espagnol dans Pavana (pièce 1), la musique des XIèmes et XIIème siècles et notamment la naissance de la Polyphonie et Pérotin (partie 2, conducto) et les rythmes nés des influences africaines de la musique américaine, avec une utilisation très présente de la percussion (xilofono, partie 3). A ces inspirations premières se mèlent l’influence de Copland, maître de Orbón. j’ai été pour ma part frappé de la similitude de la deuxième pièce avec le style de Sibelius, notamment des échos de sa symphonie n°2: rêve ou réalité, je ne sais, en tous cas cela s’est imposé à moi à l’audition. Il ya eu de très beaux moments au concert, où le Philharmonique de Vienne montre évidemment sa parfaite maîtrise technique, le début de la deuxième pièce, très lente,utilisant lles bois , repris bientôt par les cordes et les cuivres était vraiment étonnant. je retiendrai aussi dans la dernière pièce le dialogue percussions/violoncelles. L’ensemble est apparu mériter grandementd’^tre plus souvent entendu en concert et l’interprétation vibrante, mais jamais démonstrative de Dudamel, donne une couleur toute particulière à l’ensemble.

Un autre très grand moment a été le Divertimento for orchestra écrit par Leonard Bernstein pour le centennaire du BSO (Boston Symphony Orchestra). On reconnaît immédiatement la générosité de la musique de Bernstein, avec de lointains souvenirs de West Side Story (la Samba!) dans ces courtes pièces, presque des miniatures, très séparées d’abord (pièces d’une minute ou deux, avec une valse merveilleuse de poésie – magnifique premier violon en contrepoint- en n°2, puis à la fin les éléments se superposent, à peine 11 mesures pour Sphinxes, sorte de version minimale de « An unanswered question », construite sur une série dodécaphonique de Schönberg inversée, et se superposant au rythme très jazzy du blues et de la marche finale construite en canon, hommage à tous les chefs du BSO disparu (In memoriam: March-The BSO forever) . L’exécution en est exemplaire, au point de provoquer chez le public des murmures d’approbation et d’admiration, tant les intentions et l’ironie de Bernstein (mimant les musiques de film à la Hitchcock) sont soulignées et immédiatement comprises. Un grand moment, qui me fait dire que Dudamel prend vraiment le chemin de Bernstein, tant il semble faire corps avec cette musique.

Légère déception dans la Pavane pour une infante défunte, une pièce qui peut être bouleversante, par son alternance entre le mystère initial et un final plus lyrique.le cor initial a été vistime de quelque petite imprécision, mais tout le début m’est apparu trop lumineux, trop clair, alors que la partie finale à la reprise du thème, a retrouvé le chemin d’une vraie et profonde émotion.
En revanche, l’interprétation du Boléro restera dans les mémoires. D’abord, par la mécanique d’horlogerie (on est en Suisse ! ;-)) mise en place, et la clarté inouïe du propos, la direction, les attaques des musiciens (l’entrée des pizzicati) la maîtrise totale des instruments à vent et des bois, tout simplement prodigieux, et aussi l’absence de recherche de l’effet, mais une tension énorme sur le maintien du tempo, tout cela produit au final une juste explosion du public. Là aussi un souvenir m’assaille, m’étreint et m’émeut, des gestes semblables à Bernstein, dans la même oeuvre, notamment des mouvements d’épaule qui alors m’avaient frappés, lors d’un concert au Théâtre des Champs Elysées avec le National. Epoque bénie où Bernstein dirigeait le National et où Solti dirigeait l’Orchestre de Paris (il ya 32, 33 ans?).
Au final, un bis (la Valse du Divertimento de Bernstein, encore un pur moment de bonheur, de temps suspendu), l’habituelle désormais standing ovation, et la certitude toujours plus installée que Gustavo Dudamel est un très grand chef. Il dirige Carmen à la Scala en novembre. Nous y serons.
Nous serons aussi aux divers rendez-vous de Lucerne, et la nostalgie de la fin des festivités ne doit pas masquer la joie des moments passés sur les rives du lac des Quatre Cantons, dans cette salle magique qui furent parmi les moments les plus forts de cette année. Il faut aller à Lucerne.

Information: Vous pouvez voir le concert sur le site de medici.tv et il sera retransmis par ARTE le 10 octobre prochain à 19.15

LUCERNE FESTIVAL 2010: TRISTAN UND ISOLDE, de Richard WAGNER, dirigé par ESA PEKKA SALONEN, avec VIOLETA URMANA (10 septembre 2010)

100920102299.1284197656.jpgSouvent, lorsqu’on écoute du Wagner, même si l’interprétation est moyenne, la musique réussit presque toujours à émouvoir. Quand tout est parfait, ce qui fut le cas ce 10 septembre à Lucerne, alors le succès prend des proportions  océaniques.
Ce Tristan restera dans les mémoires. Les parisiens le connaissent bien puisque c’est la production Sellars/Viola, qui fit l’objet de trois reprises sous l’ère Mortier, qui a été présentée à Lucerne, avec une distribution très différente (Violeta Urmana, Isolde, Gary Lehman, Tristan), l’orchestre Philharmonia et son chef titulaire, Esa Pekka Salonen.Ce spectacle a été conçu pour des salles de concert (Los Angeles) et pour une utilisation complète de l’espace de la salle. On se souvient que le dispositif scénique à paris était minimal (rideau noir, cubes noirs et écran) et que les chanteurs apparaissaient sur les côtés de la salle, ou au milieu des places d’orchestres. L’espace réduit dévolu au jeu dans la salle de Lucerne (à peine 1m de large devant l’orchestre) fait que l’on utilise souvent la salle en y distribuant le choeur, quelques musiciens solistes, quelques chanteurs. Et cette salle, qui est comme une cathédrale musicale, tout en verticalité, convient bien à la mise en scène, conçue comme un rituel, une ascension vers le ciel.  A la quatrième vision, on reste toujours saisi par les images impressionnantes de Bill Viola, dont la force ne gêne pas l’exécution. Au contraire, elles s’intégrent parfaitement dans la musique et le jeu théâtral minimaliste. Peter Sellars a prévu un dispositif minimal, dans l’espace mais aussi dans les gestes. Un geste à peine esquissé dit souvent plus que bien des démonstrations. La vidéo de Bill viola est construite autour des quatre éléments, avec une insistance sur l’eau, l’eau qui régénère, mais aussi l’eau qui tue. Tout le premier acte est fait d’images sublimes de reflets qui se diluent dans l’eau jusqu’à s’y fondre, d’échos avec l’idée de flamme, l’arrivée des deux héros, au loin, si loin que leur silhouette blanche peut sembler une chandelle, et qui se rapprochent jusqu’à composer deux portraits côte à côte comme ces portraits de couples flamands, le deuxième acte est construit autour de la flamme au départ, puis de forêts ou d’arbres morts, dans un monde fait de  grisaille, le troisième acte automnal, jusqu’à cette fantastique image qui accompagne la mort d’Isolde, où l’on voit le corps de Tristan comme aspiré par l’eau jusqu’au ciel où il retrouve Isolde, dans une lumière bleue inoubliable. L’image colle tellement à notre sensibilité, à la musique, aux voix, que l’on a l’impression de voir projetés des images personnelles. Autre performance aussi dans ce spectacle d’exception, la fluidité permis au regard qui peut passer de l’écran aux chanteurs, de deux à trois dimensions sans impression de rupture, avec un naturel confondant.

L’équipe de chanteurs n’appelle aucun reproche. Habituellement j’ai de grosses réserves sur Violeta Urmana, force et de constater que son Isolde a été magnifique de bout en bout, émouvante, engagée, sculpturale dans sa simple robe noire. Aucun de problèmes habituels (aigus criés, absence de vitalité interne), mais au contraire une Isolde palpitante, intense, bouleversante au second acte. A cette Isolde répond magnifiquement lui aussi le Tristan de Gary Lehman, voix très veloutée, diction parfaite, puissance des aigus impressionnante, avec une seule petite réserve sur le registre central, mais l’ensemble distille une très grande émotion. Anne Sofie von Otter est une très grande Brangäne,on connaît cette voix exceptionnelle, qui sait donner des couleurs prodigieuses à l’univers du lied qui est sien. Ici tout y est, intensité, puissance (des aigus étonnants), tenue de voix (le deuxième acte est anthologique, avec ses retenues, ses mezze-voci, ses murmures), on atteignons là un sommet, dans un rôle où je ne l’attendais pas. Les autres sont tous à citer, le Kurwenal de Jukka Rasilainen, simple, humain, à la diction parfaite, aux inflexions les plus fines et les plus fouillées, avec un troisième acte bouleversant, et le Roi Marke de Matthew Best, pourtant annoncé souffrant, et qui est saisissant de grandeur simple et d’émotion, d’autant que Peter Sellars voit le Roi Marke comme un personnage découvrant son amour …pour Tristan et faisant de la seconde partie du deuxième acte un lamento de l’amour détruit, avec Tristan presque coincé entre Isolde et Marke. Beau Melot de Stephen Gadd, Joshua Elicott et Darren jeffery complétant très avantageusement une distribution parfaite.

100920102301.1284197698.jpgDe plus, le fait de mettre des voix devant l’orchestre fait qu’enfin dans cette salle faite pour les orchestres, on entend, très présentes les voix, quelles que soient leur place dans la salle, puisque Peter Sellars utilise orchestre, galeries, balcons pour distribuer des personnages, spatialisant l’oeuvre (comme il le fit pour la Passion selon saint Mathieu à Salzbourg et à la Philharmonie de Berlin, ou comme le fit Abbado pour Parsifal à la Philharmonie de Berlin, inoubliable) . Peter Sellars, qui commença sa carrière dans l’hyperrréalisme (souvenons nous de sa Trilogie Mozart-Da Ponte), est en train d’évoluer vers un hiératisme tout aussi parlant. C’est un travail d’une rigueur prodigieuse.
Rigueur prodigieuse et précision, mais aussi lyrisme, rondeur de son, chaleur, engagement, et maîtrise parfaite des instruments, voilà ce qu’on peut dire du travail de Esa Pekka Salonen et du Philharmonia. J’avais adoré sa direction à Paris, je suis de nouveau convaincu. Une direction lente, mais tenue, avec des explosions phénoménales: le final du 1er acte ne peut être oublié, avec cette musique se déversant partout dans la salle, le chef se tournant dans tous les sens, et l’impression d’apothéose grandiose qui s’en dégage.Un travail d’un rare lyrisme, d’une intensité inouïe, provoquant souvent les larmes, et un orchestre exceptionnel (on retrouve l’âge d’or de Klemperer): le solo du cor anglais du début du troisième acte (la mélopée du pâtre) nous laisse figés par la stupéfaction et l’émotion.

Grandiose, oui, grandiose et mémorable. Encore une de ces soirées qu’il vaut la peine de vivre et qui nous fait dire une fois de plus: il faut aller à Lucerne. 100920102302.1284197631.jpg

LUCERNE FESTIVAL 2010: Pierre BOULEZ dirige le LUCERNE FESTIVAL ACADEMY ORCHESTRA le 5 septembre 2010 (MAHLER: Symphonie n°6)

La symphonie n°6 fut la première que Pierre Boulez dirigea dans sa carrière. Il se défend que ce choix ait un sens particulier, mais c’est elle qu’il a choisi de faire travailler aux jeunes de la Lucerne Festival Academy.Pour la première fois, Boulez a abordé Mahler avec ces jeunes, qui ne forment pas à proprement parler un orchestre de jeunes comme le Gustav Mahler Jugendorchester, ou l’Orchestre de jeunes Simon Bolivar du Venezuela, qui sont des orchestres dont les membres ont l’habitude de jouer ensemble et finissent par avoir de vrais réflexes d’orchestre. Ici les jeunes sont rassemblés trois semaines (après une sélection bien sûr, ce sont de très bons instrumentistes), préparent des programmes qu’ils jouent une fois devant le public. Ils n’ont évidemment pas le temps de mûrir leur travail au concert. Par ailleurs, ils travaillent presque exclusivement des pièces contemporaines (lire à ce propos l’intéressante interview de Pierre Boulez dans Diapason de Septembre) et de plus, tous les pupitres ne reviennent pas d’une année sur l’autre. Tout cela pour dire que le Lucerne Festival Academy Orchestra est un ensemble très valeureux, mais qui n’a pas la perfection d’un orchestre professionnel, ni l’entraînement d’un orchestre de jeunes installé. Il reste que, malgré ses imperfections techniques, la Sixième que nous avons entendue était un très beau moment.
Le programme a commencé par une pièce de Pierre Boulez d’une vingtaine de minutes, Figures-Doubles-Prismes,  pour grand orchestre, composée en 1957 , reprise en 1963/64 et revue en 1968. Boulez a voulu rompre avec la disposition traditionnelle de l’orchestre et distribué les instruments en construisant des systèmes d’échos, de manière symétrique, et en mélangeant les pupitres, il en résulte effectivement des figures de doubles, mais aussi des effets géométriques prismatiques, ou réfractants, les sons se distribuant d’un côté à l’autre de l’orchestre, avec des systèmes d’échos jouant sur des instruments différents. il en résulte une couleur particulière, avec des allusions à des oeuvres majeures du XXème siècle comme le concerto pour violon de Berg. On connaît l’effet produit par ce type de musique sur des publics « traditionnels »: rien de cela ici, tout d’abord, parce que la pièce paraît « classique », vive, peu répétitive, dynamique, ensuite parce que peut-être sommes-nous déjà « après » la musique contemporaine, qui sonne presque « classique » à nos oreilles. Un beau moment en tous cas, et un bel exercice pour des jeunes peu habitués à pareille structuration de l’orchestre (à ce que j’ai lu, les premières exécutions ne furent pas si facile pour les musiciens).

Évidemment, tout le monde attendait la 6ème. En regardant Boulez diriger, on est toujours surpris de sa manière de diriger. peu de mouvement, peu d’expressions du corps, la mesure, et rien que la mesure. Par rapport à Mariss Jansons, vu deux jours avant ou d’autres (Salonen, Nelsons pour ne citer qu’eux), Pierre Boulez se concentre sur l’essentiel, avec peu d’indications « expressionnistes ». Il n’en reste pas moins que le son produit est expressif, que le lyrisme est là (j’avais été frappé par l’énorme différence de son Parsifal enregistré à Bayreuth par DG à la fin des années 60 ou au tout début des années 70, et celui qu’il a dirigé dernièrement à Bayreuth, de 2002 à 2004, qui était beaucoup moins rapide et beaucoup plus lyrique. La pâte sonore de la symphonie, la volonté de Boulez d’isoler les motifs structurant fait que l’effet « marche  » est très souligné, on comprend encore mieux ce qu’il expliquait la veille, sur les équilibres et la place du mouvement lent, dont la partie finale est absolument extraordinaire de plénitude sonore, en produisant une émotion notable. Le premier mouvement n’a pas toujours été parfaitement exécuté mais le rythme, le dynamisme, la décision sont là, comme dans le scherzo qui suit. Boulez fait ressortir les similitudes entre les deux mouvements. Quant au dernier, c’est sûrement le plus réussi: sans doutes les jeunes de l’orchestre sont-ils plus détendus, plus concentrés qu’au début, car c’est là où l’on sent l’orchestre répondant le mieux aux sollicitations.  On est devant une interprétation rigoureuse sans être rugueuse,qui laisse la place à l’émotion, et en même temps très didactique: les différentes phrases sont souvent bien isolées, le tempo se ralentit et laisse mieux identifier la construction musicale: le début du quatrième mouvement est à ce titre emblématique, et d’une clarté rarement atteinte. Une oeuvre d’architecte et au total une bien belle soirée où Boulez à 85 ans se montre d’une exceptionnelle vivacité sur le podium. Public ravi, standing ovation, l’opération Lucerne Festival Academy est une réussite.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Pierre BOULEZ en « atelier » sur la Symphonie n°6 de Gustav MAHLER le 4 septembre 2010.

A côté des dix jours où Abbado dirige le Lucerne Festival Orchestral, il y a les trois semaines où Pierre Boulez anime la Lucerne Academy, formée de jeunes musiciens venus de tous les horizons (peu d’allemands, mais de très nombreux américains et canadiens, des français, des italiens, des anglais, des japonais), qui travaillent sur le répertoire du XXème siècle et notamment la musique contemporaine. Les « coaches » sont les solistes de l’Ensemble Intercontemporain, et les jeunes artistes bénéficient aussi de conférences (faites entre autres par Dominique Jameux). Ils préparent plusieurs programmes (École de Vienne, Stravinski, Boulez, et cette année Dieter Ammann, compositeur en résidence). Pour la première fois Boulez aborde avec eux Gustav Mahler et la Symphonie n°6 « Tragique ». Outre les répétitions et le travail de l’instrument, les trois semaines sont émaillées de rencontres, tables rondes, Master classes, ateliers. Hier 4 septembre, a eu lieu un atelier sur la 6ème symphonie de Mahler, animé par Roland Wächter en conversation avec Pierre Boulez, qui a dirigé une dizaine d’extraits de la symphonie en ajoutant des commentaires. Le public était nombreux dans la Luzerner Saal, une salle dédiée aux répétitions ou aux concerts « alternatifs » ou différents (musique contemporaine, jazz etc…).

Roland Wächter a commencé à présenter l’oeuvre et de suite Pierre Boulez a malicieusement corrigé ou précisé certaines expressions. Par exemple, au moment où l’on abordait l’appellation symphonie tragique, et les souffrances de Mahler, il a commencé à ironiser sur la relativité du concept de souffrance. « Tout le monde souffre, mais tous ceux qui souffrent n’ont pas écrit de symphonies », posant ainsi le problème du génie. De même, au moment où Wächter exposait les différents thèmes et notamment celui, plus lyrique, dont Alma Mahler disait qu’il la désignait, Boulez ajouta d’un air dubitatif « Oh! Alma a dit beaucoup de choses… ». Ainsi la conversation a été très détendue, et Boulez a expliqué bien des points importants de la symphonie, d’une part sa forme classique, en quatre mouvements, et la marche initiale, avec un da capo unique dans les oeuvres de Mahler, le retour au purement symphonique, et bien sûr le problème du mouvement lent, que l’on place tantôt en second, tantôt en troisième. Pour une question d’équilibre (trois mouvements sont en la mineur, l’andante en si bémol majeur et l’ensemble 1er mouvement et scherzo est cohérent, et équilibre le dernier mouvement, très long) Boulez voit plutôt l’andante en troisième mouvement, comme une sorte de colonne, rappelant la septième et le mouvement lent (le 3ème) entre le couple 1-4 et 2-5. Il revendique fortement son choix, notamment quand Roland Wächter lui rappelle qu’Abbado et Rattle placent l’andante en deuxième mouvement.

On a aussi beaucoup parlé des cloches de vaches, et Boulez insiste sur la relation de Mahler à la nature, et à ses bruits divers , les cloches de vaches étant le dernier bruit de la civilisation qu’on entend quand on monte sur les cimes (la symphonie a tété composée au bord du Wörthersee, à Maiernigg et  il avait été se promener au moment de la composition dans les Dolomites, à Toblach (Dobbiaco)et au lac de Misurina. C’est pourquoi il les veut à peine audibles, très légers, dans le lointain . Il insiste aussi sur l’autre son montagnard, celui du cor, l’un des ses instruments favoris. Boulez souligne aussi  le fait que Mahler demande souvent des sons « rudes », qu’il ne veut pas d’élégance à tous prix, mais qu’au contraire, il aime quelquefois les sons bruts.C’est le cas des fameux coup de marteau de bois, qui étaient trois (les trois coups du destin qui le frappèrent, la mort de sa fille de quatre ans, sa démission forcé de d’opéra de Vienne, sa maladie cardiaque incurable. A ces trois coups (Mahler en retira un de sa Symphonie..mais Boulez encore malicieusement en ajoute un quatrième qui est l’infidélité de sa femme), Boulez précise que le son du bois est justement non une note, mais un bruit.

Il explique l’extrême difficulté du dernier mouvement, une symphonie à lui seul, très long, dont le début est très complexe. En le dirigeant, il précise qu’il a ralenti volontairement le tempo pour qu’on entende bien la complexité. On commente aussi le dernier coup de timbales, un accord qui explose juste après un ralentissement et une diminution du son devenu très doux, à peine audible, pour que l’explosion n’en soit que plus surprenante, à faire presque peur, suivie seulement des violoncelles en  pizzicato.

Un moment de cette qualité est rare. Boulez, on le sait est non seulement un chef, un compositeur, mais aussi un enseignant, il a donné tout au long de sa carrière des conférences, des lectures commentées de ses oeuvres: il essaie sans cesse d’expliquer, de justifier des choix,  d’accompagner l’audition. A 85 ans, il a une énergie incroyable, écartant la chaise du podium pour diriger debout, s’exprimant en un allemand parfait, doué d’un grand sens de l’humour: il sourit aux efforts de Roland Wächter de proposer des analyses ou des explications: « Oui oui, il ya plein d’analyses, on peut tout trouver avec l’analyse, on arrive même à trouver un ordre là où il n’y en a pas. »
On sent l’intellectuel qui a vécu le moment de la révolution structuraliste, qui s’est traduite en littérature par un retour sans cesse répété au texte et au texte seul. Avec l’insistance dont il fait preuve pour remettre tout commentaire à sa place, face au texte de la partition (c’est un compositeur qui parle, onsent qu’il a des doutes sur la glose et que tous les commentaires sur la souffrance, Alma etc.. ne sont pas prêts de le convaincre. Il s’en tient à la partition, il se veut un lecteur « objectif » du texte musical et laisse des questions volontairement en suspens. On n’en est que plus impatient d’écouter cette Symphonie n°6, ce soir, dans la grande salle du Festival, concert de clôture de l’Académie.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Mariss JANSONS dirige l’orchestre du CONCERTGEBOUW le 3 septembre 2010 (MAHLER: Symphonie n°3)

 

Beaucoup de Mahler à Lucerne cette année. Outre Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra, qui ont proposé la 9ème Symphonie, Sir Simon Rattle et le Berliner Philharmoniker ont joué la Symphonie n°1, Pierre Boulez fera la Symphonie n°6 avec les jeunes du Lucerne Festival Academy Orchestra, et Mariss Jansons a proposé ce soir 3 septembre la monumentale Symphonie n°3 avec le Concertgebouw d’Amsterdam.

On ne peut s’empêcher d’éprouver une légère déception. Soyons honnêtes, le concert a été magnifique, et s’est terminé sur un énorme succès avec « standing ovation ». Mais nous avons en tête à la fois Claudio Abbado (dans cette salle en août 2007, avec le Lucerne Festival Orchestra) et Pierre Boulez (à Carnegie Hall à New York, en octobre 2007, avec le Lucerne Festival Orchestra et en remplacement d’Abbado, malade). Pierre Boulez avait proposé une vision d’une grandeur inouïe, avec un tempo très lent (plus de dix minutes de plus qu’Abbado) et d’une intensité qui avait stupéfié critiques et public. Claudio Abbado a une vision de Mahler plus sombre : dans ses interprétations, c’est la souffrance ou l’amertume qui dominent, la nostalgie ou la mélancolie, y compris dans les symphonies dites « positives », comme la Troisième ou même, comme l’an dernier, la Première. Ce qui nous avait frappés, c’est que cette Première semblait proche de la Septième ou de la Neuvième…

Ainsi, dans cette même Troisième, tous les auditeurs se souviennent du corps de postillon, cet instrument de la nature montagnarde et rude, que Mahler affectionne, dissimulé en coulisse, lointain, éthéré, mélancolique à en pleurer, qui nous avait bouleversés. Le même cor chez Jansons est certes en coulisses, et interprété à la perfection, mais le son est proche, presque trop fort, en tous cas si présent, et si réel qu’il n’a rien d’éthéré, ni de bouleversant, mais qu’il offre bien plutôt un son presque joyeux.

Le premier mouvement est très violent, presque agressif, et les cordes enivrantes du Concertgebouw sont à la fête (les cuivres, tout au long du concert, l’ont été un peu moins, il y a eu çà et là de menues erreurs) : c’est presque stravinskien, oserais-je dire, il est vrai que la Symphonie n°3 est une sorte du préfiguration du Sacre du Printemps, qui observe la nature dans son cycle vital, naissance et mort (il y a comme une marche funèbre dans le premier mouvement), le son n’est pas aérien comme chez Abbado, il est au contraire compact, serré, urgent comme souvent chez Jansons. Ainsi, cette musique pour le cosmos, qui devait selon Mahler donner cette sorte de terreur sacrée du Monde et de Dieu semble t-elle au départ plus « chtonienne ». La présence de la nature, des fleurs, des pâturages, des montagnes est évidemment prégnante, on est dans le monde des « Correspondances » baudelairiennes .

Mahler compose la symphonie en deux étés en montagne (le cor, dont nous parlions, est un instrument de la montagne, paysage inséparable de Mahler). Pan et Dionysos, les dieux favoris de Nietzsche, sont partout présents en ce début, et les mouvements deux et trois (Tempo di minuetto(3), et Comodo.Scherzando(4) dans l’interprétation de Jansons, ne sont pas amers, ni grotesques comme souvent les danses chez Mahler (pensons à la sorte de danse macabre de la Neuvième), mais au contraire plutôt positifs et souriants. C’est aussi frappant dans le « O Mensch », ce Lied sublime sur le texte de Nietzsche chanté ici de manière stupéfiante par Anna Larsson. Le son ne rend pas vraiment le « Misterioso » demandé par le texte. C’est en effet moins mystérieux, beaucoup moins nocturne qu’à l’accoutumé. Ce Minuit chanté par Larsson est plutôt accompagné de la lumière de la pleine Lune, aussi est-on moins surpris de l’enchaînement (« Lustig im Tempo… ») avec les joyeuses voix d’enfants (Luzerner Knaben Kantorei) et de femmes (Dames du Schweizer Kammerchor), et le dialogue avec la voix de l’alto semble presque « naturel ».
Dans une interprétation plus immédiate, plus énergique, plus claire, plus ouverte, le dernier mouvement, l’adagio (Langsam. Ruhevoll. Empfunden) ouvre sur un autre espace. En le reliant par de lointains échos au mouvement lent de l’opus 135 de Beethoven et au Tristan de Wagner, Mahler affirme au final de sa symphonie la prééminence de l’amour. Chez Abbado, cet amour contient en lui-même les déceptions du futur. Rien ne permet de le dire ici : nous sommes bien dans un univers de l’amour heureux, qui respire de plus en plus largement. Il y a là pour Jansons un Mahler heureux, mais de ce bonheur ou de cette joie profonde et intense qui n’a rien à voir avec une explosion. L’audition du final, tout d’intensité, mais aussi tout de bonheur profond, surprend, puis prend l’auditeur. Il est clair que c’est ce moment qui est le plus marquant du concert, celui où nous sommes « dedans », complètement. Le public d’ailleurs l’a bien senti se retenant par un court silence, puis applaudissant à tout rompre.

En conclusion, même si sans doute l’approche « nostalgique » d’Abbado me séduit plus et parle plus à une sensibilité « à fleur de peau », l’approche de Jansons, moins sensible et plus « terrienne », plus rude aussi, finit elle aussi par nous emporter. Car il ya eu joie, une joie profonde. Jansons, qui sort de problèmes de santé délicats (il a de lourds problèmes cardiaques), nous est apparu souriant, engagé. Avec sa gestique expressive et sans doute épuisante – il suait abondamment -, il fait presque peur. Mais il nous a rendus heureux.