LUCERNE FESTIVAL 2010: Pierre BOULEZ en “atelier” sur la Symphonie n°6 de Gustav MAHLER le 4 septembre 2010.

A côté des dix jours où Abbado dirige le Lucerne Festival Orchestral, il y a les trois semaines où Pierre Boulez anime la Lucerne Academy, formée de jeunes musiciens venus de tous les horizons (peu d’allemands, mais de très nombreux américains et canadiens, des français, des italiens, des anglais, des japonais), qui travaillent sur le répertoire du XXème siècle et notamment la musique contemporaine. Les “coaches” sont les solistes de l’Ensemble Intercontemporain, et les jeunes artistes bénéficient aussi de conférences (faites entre autres par Dominique Jameux). Ils préparent plusieurs programmes (École de Vienne, Stravinski, Boulez, et cette année Dieter Ammann, compositeur en résidence). Pour la première fois Boulez aborde avec eux Gustav Mahler et la Symphonie n°6 “Tragique”. Outre les répétitions et le travail de l’instrument, les trois semaines sont émaillées de rencontres, tables rondes, Master classes, ateliers. Hier 4 septembre, a eu lieu un atelier sur la 6ème symphonie de Mahler, animé par Roland Wächter en conversation avec Pierre Boulez, qui a dirigé une dizaine d’extraits de la symphonie en ajoutant des commentaires. Le public était nombreux dans la Luzerner Saal, une salle dédiée aux répétitions ou aux concerts “alternatifs” ou différents (musique contemporaine, jazz etc…).

Roland Wächter a commencé à présenter l’oeuvre et de suite Pierre Boulez a malicieusement corrigé ou précisé certaines expressions. Par exemple, au moment où l’on abordait l’appellation symphonie tragique, et les souffrances de Mahler, il a commencé à ironiser sur la relativité du concept de souffrance. “Tout le monde souffre, mais tous ceux qui souffrent n’ont pas écrit de symphonies”, posant ainsi le problème du génie. De même, au moment où Wächter exposait les différents thèmes et notamment celui, plus lyrique, dont Alma Mahler disait qu’il la désignait, Boulez ajouta d’un air dubitatif “Oh! Alma a dit beaucoup de choses…”. Ainsi la conversation a été très détendue, et Boulez a expliqué bien des points importants de la symphonie, d’une part sa forme classique, en quatre mouvements, et la marche initiale, avec un da capo unique dans les oeuvres de Mahler, le retour au purement symphonique, et bien sûr le problème du mouvement lent, que l’on place tantôt en second, tantôt en troisième. Pour une question d’équilibre (trois mouvements sont en la mineur, l’andante en si bémol majeur et l’ensemble 1er mouvement et scherzo est cohérent, et équilibre le dernier mouvement, très long) Boulez voit plutôt l’andante en troisième mouvement, comme une sorte de colonne, rappelant la septième et le mouvement lent (le 3ème) entre le couple 1-4 et 2-5. Il revendique fortement son choix, notamment quand Roland Wächter lui rappelle qu’Abbado et Rattle placent l’andante en deuxième mouvement.

On a aussi beaucoup parlé des cloches de vaches, et Boulez insiste sur la relation de Mahler à la nature, et à ses bruits divers , les cloches de vaches étant le dernier bruit de la civilisation qu’on entend quand on monte sur les cimes (la symphonie a tété composée au bord du Wörthersee, à Maiernigg et  il avait été se promener au moment de la composition dans les Dolomites, à Toblach (Dobbiaco)et au lac de Misurina. C’est pourquoi il les veut à peine audibles, très légers, dans le lointain . Il insiste aussi sur l’autre son montagnard, celui du cor, l’un des ses instruments favoris. Boulez souligne aussi  le fait que Mahler demande souvent des sons “rudes”, qu’il ne veut pas d’élégance à tous prix, mais qu’au contraire, il aime quelquefois les sons bruts.C’est le cas des fameux coup de marteau de bois, qui étaient trois (les trois coups du destin qui le frappèrent, la mort de sa fille de quatre ans, sa démission forcé de d’opéra de Vienne, sa maladie cardiaque incurable. A ces trois coups (Mahler en retira un de sa Symphonie..mais Boulez encore malicieusement en ajoute un quatrième qui est l’infidélité de sa femme), Boulez précise que le son du bois est justement non une note, mais un bruit.

Il explique l’extrême difficulté du dernier mouvement, une symphonie à lui seul, très long, dont le début est très complexe. En le dirigeant, il précise qu’il a ralenti volontairement le tempo pour qu’on entende bien la complexité. On commente aussi le dernier coup de timbales, un accord qui explose juste après un ralentissement et une diminution du son devenu très doux, à peine audible, pour que l’explosion n’en soit que plus surprenante, à faire presque peur, suivie seulement des violoncelles en  pizzicato.

Un moment de cette qualité est rare. Boulez, on le sait est non seulement un chef, un compositeur, mais aussi un enseignant, il a donné tout au long de sa carrière des conférences, des lectures commentées de ses oeuvres: il essaie sans cesse d’expliquer, de justifier des choix,  d’accompagner l’audition. A 85 ans, il a une énergie incroyable, écartant la chaise du podium pour diriger debout, s’exprimant en un allemand parfait, doué d’un grand sens de l’humour: il sourit aux efforts de Roland Wächter de proposer des analyses ou des explications: “Oui oui, il ya plein d’analyses, on peut tout trouver avec l’analyse, on arrive même à trouver un ordre là où il n’y en a pas.”
On sent l’intellectuel qui a vécu le moment de la révolution structuraliste, qui s’est traduite en littérature par un retour sans cesse répété au texte et au texte seul. Avec l’insistance dont il fait preuve pour remettre tout commentaire à sa place, face au texte de la partition (c’est un compositeur qui parle, onsent qu’il a des doutes sur la glose et que tous les commentaires sur la souffrance, Alma etc.. ne sont pas prêts de le convaincre. Il s’en tient à la partition, il se veut un lecteur “objectif” du texte musical et laisse des questions volontairement en suspens. On n’en est que plus impatient d’écouter cette Symphonie n°6, ce soir, dans la grande salle du Festival, concert de clôture de l’Académie.

2 réflexions sur « LUCERNE FESTIVAL 2010: Pierre BOULEZ en “atelier” sur la Symphonie n°6 de Gustav MAHLER le 4 septembre 2010. »

  1. Cette approche structuraliste peut être juste, mais, bien souvent, elle finit par ôter l’insoutenable humanité de la musique de Mahler. Ainsi peut-on préférer les approches d’un Bernstein qui déclara naguère qu’on n’en faisait jamais trop en jouant Mahler… Ce sont là deux lectures, une pour l’esprit (le texte, la partition, la structure), et elle se justifie, et une pour le coeur (les conflits religieux de Mahler, la dimension “biographique” de sa musique, inséparable de sa vie). Il ne saurait être question de disqualifier une lecture ou une autre. Tout est question de goût personnel ensuite. Cela dit, l’excès de structure dans une musique de cette sensibilité peut gêner et l’approche de Boulez a parfois été critiquée…
    Pour botter en touche, je dirais que c’est comme pour Wozzeck : l’approche un peu sèche, musicologique, cérébrale d’un Boulez (encore que ce cliché ne se vérifie pas tout le temps : j’ai des Ravel d’une sensualité extraordinaire !) ; l’approche hyper expressionniste d’un Kleiber (le coeur, l’élégance, la sensibilité) … et la synthèse entre le coeur et l’esprit… Claudio…

  2. Pour nos amis mélomanes et anglophones, un extrait de l’interview de P. Boulez pour le site MAHLER.UNIVERSALEDITION, pour saisir ce que j’écrivais hier sur Boulez-Bernstein, deux conceptions opposées :

    You succeeded Leonard Bernstein as chief conductor of the New York Philharmonic Orchestra. Did you talk with him about Mahler?

    Boulez: No, we did not have very close contact with Bernstein. I saw him, of course, from time to time, but I mean we did not discuss music, because our tastes were so far from each other that the discussion would not have gone anywhere. And I think there was a kind of agreement for not touching this type of subject.

    Bernstein made Mahler popular, as you mentioned, but at the same time he conducted Mahler very emotionally. Did you feel this tradition when you took over?

    Boulez: No, I did not try to fight, or to change anything. I did it my way, simply that. And of course I noticed that there were some features of his performance which are there still, and which I can very well understand. I suppose, the same thing, Mitropoulos was also very emotional, not only Bernstein. And maybe the less emotional was still Bruno Walter – I mean emotional in this sense, kind of like your Übertreibung – you know, exaggeration. And myself I think that the emotional side should be there, because it is in the music. But I mean, with Barenboim we were discussing that one cannot constantly refer to the biography to explain the music. The biography is one thing, and the biography is important to know, to see, the circumstances of the first performances, how he composed the pieces, and so on and so forth. But it does not explain the pieces at all. And you know, when he composed, he had a kind of mesh of motives, of themes, and he organised them very carefully, and it is not a kind of emotion which is thus improvising constantly; that’s an emotion which organised. And that is very important for me, that the organisation is part of the emotion.

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