TEATRO REAL MADRID 2015-2016: DAS LIEBESVERBOT de Richard WAGNER le 25 FÉVRIER 2016 (Dir.mus: Ivor BOLTON; Ms en sc.: Kasper HOLTEN)

Scène initiale, le Carnaval ©Javier del Real/Teatro Real
Scène initiale, le Carnaval ©Javier del Real/Teatro Real

« On annonce alors le retour imprévu du Roi dans la rade et on décide d’aller en cortège de masques à la rencontre du souverain bien-aimé afin de le convaincre que le sombre puritanisme germanique n’est pas fait pour la brûlante Sicile car il est dit : “les fêtes joyeuses rendent son peuple plus heureux que vos tristes lois.” Friedrich ayant Marianne à son bras ouvre la marche, suivie du deuxième couple, Luzio et la novice, perdue à jamais pour le couvent. »[i]
C’est ainsi que Richard Wagner dans Ma vie termine le résumé de l’œuvre, lui donnant son sens, d’abord une volonté d’opposer à l’instar de Goethe le nord et le sud, puis faire quelque peu exploser les frontières de la bienséance et de la religion . C’est ainsi qu’il justifie le changement de lieu (Palerme au lieu de Vienne dans l’original shakespearien) et de nom du héros – Angelo devient Friedrich, « afin, écrit-il,  de caractériser sa nationalité allemande »[ii] –  donc triste et rigide).
De l’Allemagne il va être question dans la mise en scène puisque le retour final du roi de son voyage à Naples est matérialisé par l’arrivée d’un Airbus de la Bundesrepublik Deutschland d’où descend…Angela Merkel, image finale réconciliatrice de l’opéra non teintée d’ironie..

On a longtemps laissé de côté les premiers opéras de Wagner, d’une part bien peu les connaissent, d’autre part les enregistrements sont rares et pas toujours bon marché, et enfin ils sont difficiles à monter dans un théâtre: ils exigent des choeurs et un orchestre importants et des voix nombreuses, d’un niveau technique notable.C’est pour un théâtre un investissement dont le retour n’est pas si sûr auprès du public. Les représentations de 2013 à Bayreuth ( à l’extérieur du Festspielhaus) se sont soldées par un échec cuisant. La proposition du Teatro Real, en coproduction avec le Royal Opera House et le Colon de Buenos Aires, en est d’autant plus méritoire.

Entre Die Feen, long, peu passionnant et horriblement difficile à chanter et Rienzi tout aussi long, tout aussi difficile à chanter mais plus intéressant, Das Liebesverbot (la Défense d’aimer) dont le livret reprend Mesure pour Mesure de Shakespeare constitue une voie médiane, avec une musique proche de l’opéra comique d’Auber, et quelques moments qu’on va reconnaître (directement ou indirectement) dans les opéras futurs (Tannhäuser  surtout); Das Liebesverbot se laisse voir (avec quelques coupures), et mériterait à mon avis d’entrer dans les répertoires des théâtres. On représente actuellement des œuvres souvent moins intéressantes, même si plus populaires.

Le Teatro Real propose cette production dans le double cadre d’une volonté d’offrir «tout » Wagner et du 4ème centenaire de la mort de Shakespeare en avril 1616. Associer Shakespeare à ces représentations semble logique, mais en même temps un peu osé, tant l’ambiance imposée par la musique de Wagner est assez loin de la comédie douce amère qui constitue la trame du livret où s’abordent les thèmes de la justice, du bon gouvernement, des hypocrisies qui se masquent derrière l’ordre moral, ainsi que les arrangements avec le Ciel imposés par la vie et donc de la fragilité des choses humaines.

La représentation madrilène est loin d’être intégrale, environ 50% du livret plein de reprises et de dialogues dans la tradition de l’opéra comique d’alors ont été coupés et depuis la première (difficile) à Magdebourg,  il ne me semble pas qu’une intégrale ait été présentée sur une scène. Même le disque de Sawallisch qui fait autorité en propose une version sérieusement écornée.
La question est toujours de savoir si tout cela vaut le coup. Wagner a 23 ans et il travaille à son opéra depuis l’âge de 21 ans. Il cherche à se faire connaître et écrit des opéras à la mode, proches de l’univers de Weber ou de Schubert (Die Feen), ou de celui de Rossini et plus encore de Auber (Das Liebesverbot). Entre 1830 et 1840, la mode, c’est Rossini, c’est Auber, c’est Donizetti. On joue encore aujourd’hui Rossini et Donizetti, mais très peu Auber qui fut pourtant avec Meyerbeer l’une des grandes gloires de l’époque et qui mériterait sans doute mieux que l’ostracisme dont il fait l’objet aujourd’hui (Fra Diavolo est plutôt une œuvre intéressante). Mais j’ai confiance : pour élargir le répertoire des théâtres, après avoir épuisé le XVIIIème, on va se lancer dans le XIXème et revenir à Auber, mais aussi à Dietsch, Marschner, Mercadante, Coccia, Cui, et à tous ces noms de l’opéra européen oubliés aujourd’hui. Déjà Meyerbeer fait un retour remarqué…

Le carnaval c'est fini ©Javier del Real/Teatro Real
Le carnaval c’est fini ©Javier del Real/Teatro Real

Le jeune Wagner puise plus directement dans Auber son inspiration musicale, c’est particulièrement net dans l’ouverture ( qui se déroule devant le portrait de Wagner “animé” qui suit la musique) avec son orchestration légère et dansante, ses deux parties traditionnelles et sa reprise. Il s’est chargé lui-même du livret, sans doute par défaut car il est difficile pour un jeune inconnu de trouver un librettiste. Il y a une mélodie qui fait indéniablement référence à Auber, mais la manière d’écrire les airs, la longueur des ensembles et l’importance des chœurs ferait plutôt penser à des influences wébériennes. En réalité, Wagner puise dans toute la musique de l’époque, qu’il connaît bien, qu’il va pratiquer en tant que directeur musical, et qui va faire le lit de sa réflexion dramaturgique.
Par rapport à l’original shakespearien, Wagner a donc déplacé le lieu de la comédie de Vienne à Palerme, changé quelques noms, simplifié l’intrigue à cause de l’absence du Duc (Isabella épousera Luzio qui dans l’original épouse la prostituée Kate Keepdown, un nom peu idoine pour une prostituée..). Outre le méchant Angelo qui devient chez Wagner Friedrich (on a vu plus haut pourquoi), Miss Overdone, la maîtresse du bordel, devient Dorella à la fonction de femme de chambre aux mœurs un peu légères, the Provost devient Brighella (personnage bien connu de la Commedia dell’arte)  tandis que les héros, Isabella, Mariana, Claudio, Luzio gardent leur noms originaux, et les amis Antonio, Angelo, Danieli et Pontio Pilato sont inventés par Wagner pour résumer l’ensemble des personnages secondaires de la pièce de Shakespeare. Friedrich est donc l’étranger, le non italien, celui qui n’est pas du Sud.
Wagner cherchant le succès a délibérément choisi le monde de la comédie, supprimant le personnage du Duc, un peu encombrant, et le remplaçant par un fantomatique souverain probablement allemand absent, dont on annoncera simplement le retour prochain à la fin.

Acte I Scène I ©Javier del Real/Teatro Real
Acte I Scène I ©Javier del Real/Teatro Real

C’est pourquoi Kasper Holten a emprunté la route de la comédie et du burlesque pour cette production colorée et vive, dans un décor unique (de Steffen Harfing), changeant à l’aide de lumières (de Bruno Poet) ou de projections bienvenues (de Luke Halls), fait d’escaliers qui rappellent Maurits Cornelis Escher, un monde labyrinthique où tout est possible, où tout se cache ou se voit, ce qui est plutôt intéressant, dans une Palerme envahie de tous les objets de la communication moderne, de Whatsapp à Twitter, et où le téléphone mobile est l’objet du monde le mieux partagé, ce qui est bien moins intéressant et plus passepartout.
Il y a donc de bonnes idées et de moins bonnes, et des complaisances pour gagner les faveurs du public, qui au Teatro Real m’a surpris par sa mauvaise éducation : discussions vives entre spectateurs, applaudissements timides ou inexistants pour des airs pourtant qui les méritaient. Un public qui ne semble pas entrer dans la logique de la pièce, ou sans doute aussi prévenu : ce Wagner-là n’est pas Wagner, alors, prenons d’emblée nos distances.
Certes, en dix ans, Wagner va passer de Liebesverbot à Fliegende Holländer et surtout à Tannhäuser : un océan, un abîme semblent les séparer. Et pourtant cette musique alerte, au rythme marqué, à l’orchestration cristalline, avec un usage très novateur des percussions (castagnettes, qu’on va retrouver dans la Bacchanale de Tannhäuser) et des ruptures rythmiques, présente aussi des moments de suspension poétique et de vraies réussites mélodiques. Il y également des personnages bouffes bien marqués (la basse Brighella, héritière des basses bouffes rossiniennes) et des caractères déjà trempés, à la morale élastique: Isabella est une novice déjà au couvent ; le sous-titre de l’opéra est d’ailleurs Die Novize von Palermo, proposé pour échapper à la censure qui n’aurait pas manqué de frapper le titre Das Liebesverbot pour une première prévue à la veille de Pâques où l’on ne devait représenter que des pièces sérieuses. La novice sort du couvent, promet au lubrique Friedrich de lui concéder ses faveurs en échange de la libération de son frère condamné à mort, puis se jettera dans les bras du jeune et déluré Luzio…la jeune Isabella a un avenir prometteur et pas très religieux. La question de la morale et de la liberté sexuelle est centrale dans cette œuvre et les personnages sont bien libérés. D’ailleurs, Wagner lui-même dans Ma vie parle de « situations scabreuses »[iii].

Du point de vue du chant, le jeune Wagner s’éloigne des acrobaties vocales rossiniennes, sa vocalité demande tension et endurance, mais pas d’acrobaties pyrotechniques, on est là plus proche d’un chant wébérien ou schubertien, qui demande de l’endurance et un spectre vocal large, notamment chez les femmes. En revanche l’écriture pour les ténors, difficile, est plus traditionnellement “italienne”, notamment pour le personnage de Luzio qui exige une très belle technique et aussi, mais de manière plus perlée, pour Claudio.
Kasper Holten propose une vision résolument bouffe, de cette histoire, qui voit Friedrich, à qui le roi a laissé provisoirement le gouvernement de Palerme, imposer un ordre moral où l’adultère est puni de mort, où le carnaval, la période où traditionnellement tout est permis, est interdit, ce qui provoque des remous dans la population, dans laquelle, comme toujours on voit apparaître des compromissions et des compromis, et où ordre moral et désordre réel se confrontent. Friedrich, fou de désir pour la novice Isabella, venue demander grâce pour son frère Claudio, condamné pour avoir couché avec sa fiancée avant le mariage qu’il lui a promis, n’hésite pas à lui proposer un marché déshonorant et pour la jeune femme qui doit sacrifier son corps et pour lui qui se dédit, montrant ainsi son hypocrisie tartuffière.
De cette situation Kasper Holten ouvre l’opéra par une vision colorée et folle du carnaval (couleurs, néons, argent, casino, femmes et chorégraphies de Signe Fabricius) aussitôt interrompue par les sifflets de la police menée par Brighella en Bobby au service de Friedrich, loin d’être insensible au charme de Dorella, une jeune femme aux mœurs, dirons-nous, libérées.

Acte I, sc. II (au couvent) Maria Mirò (Mariana) Manuela Uhl (Isabella)©Javier del Real/Teatro Real
Acte I, sc. II (au couvent) Maria Mirò (Mariana) Manuela Uhl (Isabella)©Javier del Real/Teatro Real

La deuxième scène (au couvent) s’ouvre sur une phrase bien connue reprise plus tard dans Tannhäuser et marque un univers plus poétique; dans la cellule prient Mariana et Isabella ; Mariana épouse délaissée par Friedrich et Isabella la sœur de Claudio. Mais vision buffa oblige, Mariana dans la mise en scène est boulimique, et Isabella essaie de réguler son amour immodéré des pommes-chips : dès qu’Isabella chante, Mariana en profite pour replonger dans le paquet qu’Isabella s’obstine à cacher sous un oreiller. Au deuxième acte, le trio Luzio/Dorella/Isabella se déroule sur un tapis roulant obligeant les personnages à marcher à contresens…ou Friedrich passant la nuit avec celle qu’il croit Isabella muni d’un masque en forme de cygne (Lohengrin ? Parsifal ?)…Voilà le type d’humour souvent inutile dont Holten va parsemer la pièce.
Il fait ainsi de Friedrich le juge inflexible d’un tribunal moral, mais qui va se coucher avec un nounours en peluche, et le terrible Friedrich montre ses dessous (des caleçons) à la jeune Isabella fort (?) choquée. Le duo où Isabella va rendre visite à Claudio dans sa prison (début du deuxième acte) se déroule désormais au téléphone (mobile), chacun parlant dans son smartphone. Dans la scène finale, où se déchaine le carnaval malgré les interdits Brighella le policier est costumé en Walkyrie de carton pâte (il fallait bien rappeler qu’on était chez Wagner) et subit les avanies de Dorella. En bref, Holten rajoute des signes de comique, qui font sourire, rarement rire, et qui tombent à plat dans le public, parce que souvent ce comique tourne à vide, et semble artificiellement plaqué. Le personnage de Friedrich est apparemment terrible, mais en réalité inoffensif, parce que faible et soumis à la dictature du désir caché. Il est vêtu comme un juge, avec de lourdes lunettes, une sorte de vieillard lubrique (fort bien interprété par Christopher Maltman) et n’impressionne jamais.

Manuela Uhl (Isabella) Christopher Maltman (Friedrich)  ©Javier del Real/Teatro Real
Manuela Uhl (Isabella) Christopher Maltman (Friedrich) ©Javier del Real/Teatro Real

En bref, ce monde ne paraît pas sérieux, parce que la musique de Wagner ne semble pas le prendre au sérieux, et parce que cette dictature de la morale semble être de pacotille ou du moins terriblement fragilisée par les comportements individuels irrépressibles (Friedrich lui-même) et par la pression des comportements sociaux. Couvents, justice, police, tout cela vole en éclat face au désir de carnaval et de saturnales, un monde de plaisir et de désir, un monde libéré où l’individu serait livré à ses instincts. Un monde du sud où la liberté sexuelle semble effrénée, que l’on découvre notamment par les textes de voyages en Italie de Goethe, à un moment où Wagner lui-même est rempli du désir de séduire et conquérir l’actrice Minna Planer ; bref, Das Liebesverbot décrit un monde de la sève montante où ce n’est pas tant d’amour que de sexe qu’il est question, Sexesverbot en quelque sorte.

Mais au couvent, on ne fait pas que prier...©Javier del Real/Teatro Real
Mais au couvent, on ne fait pas que prier…©Javier del Real/Teatro Real

Il y avait sans doute d’autres possibilités de traiter l’intrigue : Holten la rend inoffensive, pensant que le ridicule tue, mais en éloignant tout sérieux, il s’éloigne de la référence shakespearienne, et de certaines idées que Wagner va reprendre : le pouvoir et ses excès seront traités dans Rienzi à peine quelques années après, la morale et la libération sexuelle seront l’un des thèmes du débat de Tannhäuser : il y a de l’Isabella dans Elisabeth, et le Wagner politique prendra part à la révolution de 1848. Bref, il y a ici en germe des thématiques qu’on retrouvera dans des œuvres bien plus « sérieuses », comme la pureté, la rédemption, le pouvoir,  la justice qui parsème toute l’œuvre dite « sérieuse » de Wagner et qu’Holten ne prend pas vraiment en considération, sinon par la dérision, ce qui rend son approche apparemment burlesque plutôt superficielle parce que son burlesque ne vise rien, ne dénonce rien, et cet univers évoque plutôt la gentille comédie musicale que l’œuvre d’art de l’avenir .

Si cette mise en scène se laisse néanmoins voir et ne fait pas de mal à une mouche, la musique qui émerge de la fosse est plutôt digne d’intérêt. Ivor Bolton est le néo-directeur musical du Teatro Real et son arrivée a été accueillie avec réserve par les mélomanes espagnols. Un chef plutôt terne, plutôt spécialisé dans un répertoire limité (le XVIIIème) ne semble pas convenir à un public au goût plutôt belcantiste, et qui a déjà été heurté par Gérard Mortier qui ne lui ménageait pas ses sarcasmes. Bolton est effectivement un chef qui est le plus souvent appelé pour travailler sur du baroque (c’est le cas lorsqu’il dirige à Munich) et qui n’est pas réputé pour son originalité, mais plutôt pour sa sagesse.

Mais dans Liebesverbot, le travail musical m’est apparu contredire nettement la grise réputation du chef. D’abord, il y a dans cette direction du rythme, de la vivacité, de la couleur, mais aussi une certaine poésie, avec un soin tout particulier donné à la mélodie (les qualités de Wagner mélodiste se remarquent de manière toute particulière dans cette œuvre) avec une attention aux chanteurs, en veillant à ne jamais les couvrir et en les soutenant par le tempo dans les airs les plus délicats. Ensuite, le son est cristallin, cela sonne quelquefois comme une fantaisie mozartienne, quelquefois comme du Schubert, ailleurs  on entend la palpitation théâtrale des opéras comiques d’Auber, mais toujours avec une ductilité orchestrale et un sens de la couleur qui rend l’orchestre du Teatro Real exemplaire. Pas une scorie, une précision des attaques et un sens des rythmes qui séduisent. Il fait entendre la subtilité, l’ironie même de cette musique sans jamais la rendre emphatique (Rienzi s’en chargera…) et en soulignant l’apparence de la simplicité. C’est fluide, enjoué, et très bien construit, avec des équilibres sonores et une mise en évidence des pupitres qui rendent réellement justice à la partition dont il propose une approche « possibiliste », c’est à dire libérée de tout choix d’un point de vue, laissant venir qui Donizetti, qui Weber, qui Mozart, qui Auber, quand la situation et la musique l’exigent. Ce n’est pas de l’opportunisme, c’est une manière de laisser à la musique exprimer sa propre variété, c’est laisser Wagner jouer avec son clavier.
Le chœur enjoué du Teatro Real, dirigé par Andrés Maspero a démontré aussi de belles qualités d’engagement et de justesse.

Pour une œuvre si rarement proposée sur les scènes, il n’est pas facile de construire une distribution car peu de chanteurs sont disposés à apprendre des rôles qu’ils n’auront pas l’occasion de reprendre fréquemment. Aussi la perspective de la coproduction (avec trois théâtre qui plus est), aide-t-elle fortement. Si un chanteur a la certitude de jouer une dizaine ou une quinzaine de fois, il sera sans doute plus enclin à accepter la proposition ; de plus la présence d’une distribution B (sur les rôles de Friedrich, Isabella, Luzio, et Brighella) assure des remplacements en cas d’accident de parcours. Ainsi, la compagnie réunie avec peu de vedettes mais des chanteurs assez sûrs, est suffisamment équilibrée et homogène pour ne pas faire apparaître de faiblesses majeures, non plus que des révélations définitives.

Manuela Uhl (Isabella) Christopher Maltman (Friedrich)  ©Javier del Real/Teatro Real
Manuela Uhl (Isabella) Christopher Maltman (Friedrich) ©Javier del Real/Teatro Real

Christopher Maltman est Friedrich. C’est un Friedrich de grand luxe qui surprend presque dans ce rôle tant le personnage est moqué par la mise en scène. On le connaît dans des rôles plus puissants et plus dramatiques. Il a un rôle de personnage « serioso » disent les italiens, qui se prend au sérieux et qui est plutôt ridicule. Vocalement il est vraiment à l’aise, la voix est large, porte haut, mais elle est presque trop noble et « respectable » pour un personnage qui doit être traité avec plus d’ironie. Une ironie que l’on ne sent pas tellement dans son chant. Il faudrait là-dedans un Beckmesser (auquel Friedrich ressemble par certains côtés, son aspect « juge », son goût de la règle, de l’interdit, et son ridicule face à l’amour), un Adrian Eröd me semblerait plus adapté, voire un Hawlata, même sans voix. Il reste que la prestation est très correcte, mais ne permet pas aux qualités dramatiques de Maltman de s’épanouir.

Peter Lodahl (Luzio) Manuela Uhl (Isabella)©Javier del Real/Teatro Real
Peter Lodahl (Luzio) Manuela Uhl (Isabella)©Javier del Real/Teatro Real

Manuela Uhl est Isabella, un rôle de soprano colorature dramatique à la Cheryl Studer, qui exige une voix large, ductile, avec un centre solide et des aigus assurés et puissants (c’est Christiane Libor qui le faisait à Bayreuth en 2013), une Karita Mattila l’eût sans doute jadis assumé sans problème. Manuela Uhl a un timbre clair, un centre assuré et large, mais les aigus sont tirés et difficiles, la voix se resserre, et passe toujours de justesse. Il reste que la chanteuse, entendue à Amsterdam il y a quelques années dans Der Schatzgräber de Franz Schreker, est valeureuse et se tire de ce rôle difficile avec les honneurs. Le duo initial Marianna/Isabella est lyrique, émouvant, avec une mélodie prenante où l’on reconnaît le Wagner de l’avenir. Elle est un personnage vif, juvénile, enjoué, très à l’aise dans les ensembles (nombreux). Sans être exactement la voix voulue, elle conforte la distribution et demeure une Isabella réussie et séduisante.

Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real
Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real

Le Brighella du croate Ante Jerkunica est sans doute l’un des profils les plus réussis de la soirée, jouant le chef des sbires en Bobby fidèle et soumis à Friedrich, mais incapable de réfréner ses désirs (comme à peu près tous les hommes de cet opéra, tous un peu priapiques) et donc lui aussi en proie à des contradictions; le type d’humour et de personnage rappelle l’Osmin de Entführung aus dem

Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real
Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real

Serail. Déjà apprécié dans le Landgrave (Tannhäuser de Bieito à l’opéra des Flandres l’automne dernier) ou dans Stefano Colonna de Rienzi au Deutsche Oper en 2010, Ante Jerkunica a une voix large, profonde, douée d’aigus solides. Il est là un personnage plutôt bouffe qu’il assume avec beaucoup d’entrain, à plat ventre, à genoux ou en Walkyrie. La voix est toujours aussi solide et large dès qu’elle s’envole, mais le rôle sollicite surtout le registre central et la « conversation », c’est un pur rôle de composition dans lequel il montre des qualités notables. C’est décidément une basse qui devrait compter dans les prochaines années.

Peter Lodahl (Luzio) le jouisseur ©Javier del Real/Teatro Real
Peter Lodahl (Luzio) le jouisseur ©Javier del Real/Teatro Real

Du côté des ténors, c’est un peu plus difficile. Les parties pour ténor des opéras de cette époque sont toutes périlleuses, car il faut des qualités de belcantiste accompli. C’est le cas indiscutable du Luzio du danois Peter Lodahl, rompu au répertoire XVIIIème, mais aussi aux rôles belcantistes. Luzio est un rôle difficile, qui demande une belle extension, des aigus tenus, des cadences. D’ailleurs Wagner l’avait confié à un ténor rompu à Auber (Fra Diavolo) et à Hérold (Zampa) comme il le rappelle dans Ma vie[iv]. Peter Lodahl s’en sort vraiment remarquablement, il en domine les aigus, les agilités, les passages, et il est  techniquement l’un des plus accomplis du plateau, encore sans doute un ténor du futur. Ce qui est accompli pour Peter Lodahl dans Luzio ne l’est pas encore pour le Claudio de Ilker Arkayürek, qui exige à peu près la même voix avec les mêmes écueils. C’est un clin d’œil de Wagner que de proposer à peu près la même vocalité pour les deux amis Claudio et Luzio, comme s’ils étaient interchangeables, et comme si Isabella s’amourachait du double de son frère (sans doute le syndrome Sieglinde…). Le jeune ténor turc, un peu trop jeune sans doute, n’arrive pas toujours à dominer les exigences du rôle, avec une personnalité vocale plus pâle, des attaques moins assurées, des aigus peu sûrs quelquefois.

"Welch wunderbar’Erwarten"Maria Mirò (Mariana) ©Javier del Real/Teatro Real
“Welch wunderbar’Erwarten” Maria Mirò (Mariana) ©Javier del Real/Teatro Real

La Mariana de Maria Mirò montre une voix bien posée, bien projetée, avec  une belle technique, et  une ligne sûre, bien appuyée sur le souffle. Son air (assise sur un croissant de lune) est l’un des meilleurs moments de la soirée. Dans l’ensemble, les airs de Mariana et d’Isabella sont musicalement plutôt réussis.

La troisième soprano est Dorella, la femme de chambre (et plus…) chantée par la jeune Maria Hinojosa, au départ un peu stridente dans les ensembles de la première scène et qui semble avoir une voix fragile dans les aigus, mais au fur et à mesure que l’opéra avance, les chose s’arrangent et cette voix typique de soubrette s’empare des situations avec engagement.

Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real
Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real

Tous les autres s’en sortent avec les honneurs :  le troisième ténor à la jolie couleur rossinienne David Alegret (Antonio), et les personnages de complément Angelo (David Jerusalem), Daniel (Isaac Galán) et Pontio Pilato, le bien nommé dans une œuvre sur la mauvaise justice, chanté par Francisco Vas.

Au total, ce rendez-vous avec une des œuvres les moins jouées et les moins connues de Richard Wagner est plutôt positif, et la confrontation avec l’œuvre fait évidemment plonger dans l’univers wagnérien avec d’autres armes : dans Wagner, tout est à prendre pour construire une vraie connaissance de la complexité de cet univers, dont le parcours ne commence pas au Vaisseau Fantôme. Ici, le Wagner libertaire, désireux de liberté et assoiffé d’amour libre est central, et fait mieux comprendre les situations de Tannhäuser. Wagner est certes encore tributaire des formes traditionnelles (il faudra attendre Lohengrin, voire Tristan pour qu’il s’en libère complètement) mais bien des thématiques des œuvres futures sont en germe dans son jeune travail, et surtout, ce qui frappe, c’est sa connaissance de l’intérieur des partitions des grands contemporains : chef d’orchestre, directeur musical de différents théâtres, il lui fallait tout jouer, et il devait donc connaître le répertoire le plus large possible.

Il raconte avec des détails intéressants la naissance de cet opéra dans Ma vie, et on sent combien cette aventure artistique est entremêlée des aventures plus personnelles avec Minna Planner, combien les situations personnelles tissent avec l’intrigue des échos singuliers.

Cette représentation, dans l’ensemble plutôt réussie malgré les réserves sur l’approche scénique, est à mettre au crédit de ce beau théâtre qu’est le Teatro Real de Madrid dont les efforts restent notables pour proposer un répertoire ouvert malgré un public de tradition, ce qui à l’opéra est hélas fréquent. Elle induit le public curieux à se plonger dans un Wagner moins connu, mais tout aussi important à connaître. Connaître le début pour mieux comprendre et mieux aimer la fin. Il n’est pas interdit d’aimer la Défense d’aimer. [wpsr_facebook]

[i]   R.Wagner, Ma vie, Tome I, Paris, Plon, 1911, p.198
[ii]  R.Wagner, Ma vie, Tome I, Paris, Plon, 1911, p.192
[iii] R.Wagner, Ma vie, Tome I, Paris, Plon, 1911, p.156
[iv] R.Wagner, Ma vie, Tome I, Paris, Plon, 1911, p.191

Le théâtre de Magdeburg en 1920
Le théâtre de Magdeburg en 1920

 

SEMPEROPER DRESDEN 2015-2016: DIE WALKÜRE de Richard WAGNER le 23 FÉVRIER 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Willy DECKER)

Scène finale ©Frank Hoehler
Scène finale ©Frank Hoehler

Il y a quelques temps que je n’ai pas entendu Nina Stemme, parce qu’à ce moment de mon parcours mélomaniaque, je suis moins attiré à l’opéra par une chanteuse ou un chanteur que par un metteur en scène ou un chef. Je ne me déplace plus systématiquement pour la performance singulière de l’artiste sans considérer le contexte de la représentation, enfin en principe, puisque je suis à Dresde pour Stemme et que je reviendrai à Dresde spécialement pour la prise de rôle d’Anna Netrebko dans Elsa. Je suis bien conscient de ces contradictions : il y a les grands principes et les grands sentiments.
J’ai entendu – et c’est une immense chance- pratiquement tous les grands chanteurs que la scène lyrique a produits depuis une quarantaine d’années ; il est difficile dans ces conditions d’être étonné. En revanche, un chef dans une approche nouvelle, ou un metteur en scène ont encore pour moi une capacité d’étonnement. C’est de la scène et de la fosse, ensemble, que l’opéra vit sa vie, plus que du simple plateau. Le plus beau plateau du monde avec un chef médiocre ne donnera jamais son maximum (dans n’importe quel Verdi, on impose la plupart du temps des chefs qui ne dérangent ni les contre ut, ni la tradition, et surtout ni la routine) et c’est le maillon faible qui tire la couleur de l’ensemble. Ceci dit, je suis à Dresde, pour plusieurs raisons: c’est toujours agréable d’entrer dans ce magnifique théâtre, un des hauts lieux de la musique d’Allemagne, qui affiche sur sa façade des réponses aux manifestations de “Pegida” en prêchant l’ouverture à l’autre et une Dresde ouverte, ensuite, je suis venu pour Stemme dans Brünnhilde, pour Walküre (un Wagner c’est toujours bon pour la santé), et enfin pour écouter Christian Thielemann : malgré mes réserves bien connues, c’est évidemment un chef qu’on ne peut écarter. Ses prestations sont irrégulières pour mon goût, mais il reste un des chefs de ce temps et un Wagner avec lui vaut a priori le voyage. De plus s’il est dans un bon soir, ce peut être magnifique.

Nina Stemme est l’une des grandes du moment, et elle se multiplie : Turandot par ci, Minnie par là, Elektra par ci, Salomé par là. Dans Wagner, c’est sa performance en Brünnhilde du Götterdämmerung avec Kent Nagano en 2012 qui reste imprimée de la manière la plus forte dans mes souvenirs. Le reste de la distribution (Georg Zeppenfeld à part) est honnête, avec une curiosité pour le Wotan de Markus Marquardt, qui appartient depuis longtemps à la troupe de Dresde, moins connu que d’autres sur le marché wotanique et programmé aussi bien à Leipzig qu’à Dresde.
La production de Willy Decker remonte à 2001, Serge Dorny au moment où il préparait les saisons de Dresde, avait annoncé son intention de ne pas la reprendre, mais « on » ne lui a pas laissé le temps d’aller jusqu’au bout, et donc, la revoilà. Il faut toujours préférer juger d’une production dans son économie générale, et donc il aurait fallu voir l’ensemble du Ring, c’est programmé pour l’an prochain à Dresde. Ce qu’on en voit dans Die Walküre n’arrive pas à convaincre. Mais on sait bien que Die Walküre est la seule journée du Ring qui ait sa vie propre et son autonomie. Il s’agit donc d’une reprise de répertoire avec une distribution luxueuse, un chef prestigieux et un des meilleurs orchestres allemands. C’est suffisamment appétissant pour manger de ce pain là, même sans les autres journées du Ring.
La mise en scène de Willy Decker montre comment Wotan est le démiurge qui manigance toute l’histoire : c’est écrit a priori dans le texte et donc rien de nouveau sous le soleil. Il entre en scène brandissant la maquette du décor qu’on va découvrir, il ouvre et ferme le rideau, et d’un geste, il fait mouvoir les personnages et installer les situations. Le décor qu’il imagine est clos: une sorte de boite tragique dont il va tirer les fils, un cube de bois au centre duquel trône un tronc stylisé dans lequel est fichée une Notung plus grande que nature, bien visible, un objet en soi théâtral, devant laquelle se trouvent des rangs de fauteuils rouges de théâtre.
Siegmund épuisé erre dans les travées, et entre sur le plateau « marqué » par Wotan qui d’un geste le fait grimper sur scène pour que commence l’acte.

Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler

Dès cette première image, on a compris que Wotan est l’ordonnateur de la pièce. Il apparaîtra pendant le premier acte aux moments clefs, et notamment à la fin, quand Notung est arrachée au tronc. Une épée-pieu, dorée, qui fait pendant à celle tout aussi monumentale de Hunding. On devine systématiquement les moments où Wotan va apparaître : plusieurs fois dans la soirée d’ailleurs certains moments sont tout aussi prévisibles, ou sans doute déjà vus (le final de l’acte II par exemple). Mais le théâtre est aussi répétition et intertextualité.
Les rangées de sièges sont légèrement bombées, suivant une courbure qu’on suppose être celle de la terre (ce qui se confirmera au dernier acte): Wotan, n’est-ce pas, ne peut qu’être le metteur en scène du théâtre du Monde, avec les gestes grandiloquents d’un magicien.
Ainsi sommes-nous spectateur du spectacle de Wotan, théâtre dans le théâtre qui sans doute involontairement (à moins que… ?) rappelle que Wagner connaît bien la dramaturgie baroque, avec ses magiciens, ses forêts profondes et ses épées enchantées. Wotan-Alcina en quelque sorte.
Lorsque Siegmund chante Winterstürme wichen dem Wonnemond le mur du fond s’élève et laisse voir (avec quelque fumée) d’autres fauteuils dont les rangs suivent la courbure de la terre qui annoncent le troisième acte (où apparaîtra la lune dont il est question dans le texte) : Willy Decker place les cailloux blancs du Petit Poucet…

Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler

Les costumes contemporains, de ce contemporain intemporel, vont déterminer les rôles, les jumeaux sont habillés en écru de manière similaire,  Hunding  d’une redingote brune (une couleur jamais très sympathique) et tous les Dieux et Walkyries sont en noir, d’un noir un peu pessimiste voir funéraire (Fricka). Du point de vue de la conduite des acteurs, on reste un peu en retrait, les gestes demeurent habituels, aucune surprise de ce côté là et même si certains mouvements sont intéressants comme les jeux avec le rideau -noir- qui ferme l’espace de jeu-scène, ou celui avec le portrait de mariage d’Hunding et Sieglinde, seul tableau accroché au mur, ou même la manière dont Sieglinde, à qui Hunding a confié son épée, la retourne contre lui en le menaçant avec une telle violence qu’il en prend peur…voilà quelques moments sortant d’un ordinaire plutôt plat.

Fricka (Christa Mayer) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Fricka (Christa Mayer) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Même principe au deuxième acte, l’espace scénique est cette fois ouvert des deux côtés, comme au final du premier, c’est l’espace des sommets, sinon l’ivresse, et la scène est encombrée de maquettes de monuments. Cette fois-ci, Wotan est le grand architecte de l’univers, d’une architecture très marquée historiquement, on se prend (pour tromper l’ennui ?) à regarder les maquettes et chercher à les identifier : il y a un Palais Farnèse stylisé (Sangallo le Jeune et Michel Ange), une abondance de coupoles romaines, y compris en construction (la coupole étant la reproduction architecturale du ciel) mais aussi et surtout l’église de Santa Maria della Consolazione de Todi, attribuée à Bramante : Bramante, Sangallo, Michel Ange, c’est à dire tous les architectes qui firent des projets pour Saint-Pierre de Rome et qui suivaient les traités d’architecture de Leon-Battista Alberti.  En somme, un espace de construction de la nouvelle Rome qui s’appuie sur une étude marquée de l’Italie et surtout de la Rome de la Renaissance; les statues que les Dieux portent allègrement sont des statues renaissance, que les artistes (architectes et sculpteurs, comme Michel Ange) ont élevées pour marquer la relation à la Rome antique.
Tout pouvoir exorbitant se relie d’une manière ou d’une autre à une Rome impériale rêvée, appliquant le vers cornélien (dans Suréna) “Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis” : c’est le pouvoir des papes, c’est le pouvoir des empereurs du Saint Empire Romain Germanique (et le Sac de Rome des lansquenets de Charles Quint en est un des effets), ce fut évidemment le propos des fascistes et de Mussolini (l’EUR à Rome) et celui des nazis avec le projet de Germania d’Albert Speer et Arno Breker (prix de Rome – eh oui –  qui puise son inspiration dans les modèles de la statuaire et de l’architecture Renaissance ): on aperçoit d’ailleurs dans les projets quelques éléments “modernes”.

Acte II Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Acte II Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Avec une précision minutieuse, Decker affirme une idée reprise plus tard par le médiocre Kramer à Paris, et déjà par de nombreuses mises en scène du Ring depuis les années 1980 qui relient le rêve du Walhalla aux rêves architecturaux réels ou rêvés de l’histoire du monde et des puissants. Rien de nouveau sous le soleil, même en 2001 où le Regietheater pur et dur brûlait de ses derniers feux.
La scène de l’annonce la mort, où Siegmund et Sieglinde errent dans les travées (dans l’anonymat du monde extérieur qui n’est pas celui des Dieux), est assez bien réglée avec Brünnhilde installée derrière en rideau (sur la scène-domaine des Dieux) qui apparaît en transparence puis descend pour soutenir enfin Siegmund. En descendant du domaine du divin, elle s’en abstrait d’elle-même, comme lui dira Wotan au troisième acte…

Acte II Sieglinde (Petra Lang) , Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Acte II Sieglinde (Petra Lang) , Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Le combat , en coulisse, est soustrait à la vue du spectateur, avec une discrète sonorisation des voix (pas si discrète pour celle de Brünnhilde) donnant un aspect un peu surnaturel à l’ensemble et sensé accentuer l’aspect dramatique car ce qu’on en voit se lit sur le visage dévasté de Sieglinde. Sur scène apparaissent enfin les héros vaincus, Siegmund s’écroulant et puis Hunding, vainqueur et éliminé par Wotan. Comme Decker sait que depuis Chéreau, il faut qu’il se passe dans cette scène quelque chose entre Siegmund et Wotan, il fait sortir vers le fond Wotan qui part poursuivre Brünnhilde (le spectateur se dit que ce départ ne peut avoir lieu ainsi, simplement) mais qui hésite, pour revenir sur ses pas et prendre Siegmund dans ses bras (Le spectateur dit « ouf ! » en remerciant Chéreau) pendant que le rideau tombe.
Ainsi donc, beaucoup de paillettes pour pas grand chose de neuf dans les idées développées par Willy Decker : en 2001, ces idées apparaissaient déjà rebattues, voire usées.
Le troisième acte voit disparaître “la scène sur la scène”, et ne restent que les gradins disposés sur la courbure de la terre. Les Walkyries descendent du ciel à cheval sur des éclairs qui ressemblent à de grossières flèches de carton: la didascalie de Wagner dit “Einzelne Wolkenzüge jagen, wie vom Sturm getrieben, am Felsenaume vorbei” et qui dit Sturm dit éclairs , confirmant l’idée d’une scénographie baroquisante et d’un théâtre de carton pâte voulu par un Wotan moins Dieu qu’illusionniste.

Le Walkyries, Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Le Walkyries, Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Du point de vue de la conduite des acteurs il ne se passe rien d’important et de neuf, c’est même l’acte le plus pauvre sous ce rapport, mais il est difficile de faire un drame entre des rangs de fauteuils de théâtre. Brünnhilde est installée enfin non sur son traditionnel rocher, mais sur la lune (Siegfried sera donc le premier cosmonaute ? ou le premier Prométhée qui va braver le monde des Dieux en allant sur la lune ?), une lune blanche qui apparaît en fond de scène, derrière la courbure de la terre. Après tout, le Ring est une cosmogonie. Et Wotan ferme en image finale le rideau noir. The show is over.
C’est ce qui reste d’une mise en scène qui assène lourdement des évidences, avec quelques moments bien réalisés (jeux de Brünnhilde dans et avec le rideau), dont le premier acte est peut-être le plus accompli et qui peu à peu s’installe dans un aimable ennui, laissant les chanteurs plus ou moins livrés à eux-mêmes faire ce qu’ils ont l’habitude de faire, mais peut-on demander plus, pour une reprise vieille de quinze ans où l’on n’imagine pas le metteur en scène revenu pour régler le travail.
Ce propos déjà vieilli à sa création en 2001 fait que c’est sur la musique qu’il faut se concentrer, et ne pas disserter sur la liaison de la scène et de la fosse, puisque la scène est has been.
Christian Thielemann libre de ses initiatives et bien peu bridé par ce qui se déroule sur le plateau propose un travail hautement et presque exclusivement symphonique, le superbe prélude aux enchainements somptueux, à l’éclat magistral avec une souplesse de l’orchestre qui laisse bien augurer de la suite, donne immédiatement une couleur cosmique à l’entrée de Wotan qu’on voit sur la scène pendant les dernières mesures. Mais l’approche de Thielemann fait de l’orchestre un protagoniste exclusif sans toujours considérer les chanteurs : c’est souvent très fort, couvrant le plateau (Ventris !), dans une entreprise seulement préoccupée du son, un bon son, celui de la Staatskapelle Dresden dont les cuivres cependant semblent en bien petite forme, plus préoccupé de soi que de l’ensemble. Onanisme du son qui réserve de magnifiques moments (prélude des premiers et second actes), un son clair, qui fait entendre tous les instruments, qui semble aller dans les tréfonds de la partition et qui pourtant manque étrangement de relief interne, peu de mises en valeur de détails, pourtant souvent mis en relief chez d’autres chefs, c’est notable dans les dernières mesures, superbes dans leur globalité, moins intéressantes par l’interprétation et la mise en relief des phrases instrumentales (la flûte quasiment absente qui donne pourtant tant d’émotion à cette fin !), une grandeur plate en quelque sorte qui n’entre jamais ou rarement en dialogue avec le plateau. C’est une direction qui ménage des effets, mais offre peu d’émotion et surtout peu de discours sur l’œuvre, car elle est plus intéressée par soi que par ce qui se passe ou par ce qui est dit. Cela me rappelle (allez savoir pourquoi) ces magnifiques écritures de papyrus byzantins, superbes à voir, avec leurs courbes et leurs déliés, qui écrivent des textes qui ne véhiculent pas de sens.
On a l’habitude de considérer Thielemann comme l’héritier des grands Kapellmeister allemands qui transmettent une tradition, mais l’audition des grands du passé montre que le souci du sens était beaucoup plus marqué. Un Barenboim, dont le modèle est depuis toujours Furtwängler, est lui aussi héritier de cette grande tradition propose un Wagner hautement symphonique, mais ancré dans le drame, prodigieusement vivant et présent à la scène et au monde. Le Wagner de Thielemann, sous vitrine, aux vibrations peu soucieuses d’être ressenties, emphatiques plus que sensibles, me reste ce soir très étranger, et pour tout dire pas vraiment en phase avec le propos wagnérien.

Il est probable que le temps de répétitions a été réduit au minimum, laissant les chanteurs faire ce qu’ils doivent plus ou moins faire sur toutes les scènes : pour de telles reprises, il faut une compagnie de qualité, rompue à ce répertoire. C’est globalement le cas, et si les bonne surprises  viennent, elles ne viennent pas des « grands protagonistes », Brünnhilde, Wotan, Sieglinde, mais des deux autres, Hunding et Fricka.

Georg Zeppenfeld (Hunding) ©Frank Hoehler
Georg Zeppenfeld (Hunding) ©Frank Hoehler

Le Hunding de Georg Zeppenfeld m’est apparu dans l’économie générale de la distribution vraiment magnifique, mais pour cette raison même presque en décalage avec l’économie générale de la soirée. Zeppenfeld propose un Hunding totalement maîtrisé, très lyrique plus que brutal, avec une voix jamais tonnante, toujours magnifiquement projetée, et surtout un souci de la sculpture du texte et de la parole qui fait de sa prestation un modèle de diction théâtrale poétique. Le texte est d’une clarté cristalline et le chanteur lui donne une couleur si élégante qu’elle humanise le personnage. La voix de Zeppenfeld est plus claire que les voix de basse qu’on propose habituellement pour ce rôle (c’est aussi ce qui rendait son Marke si particulier à Bayreuth l’an dernier), c’est aussi une voix plus juvénile, qui en fait un rival direct de Siegmund. Grand moment et grande interprétation.
Pourtant, je le répète, cette prestation est presque en décalage stylistique avec le reste parce qu’elle ne se place pas en écho de la couleur générale de la musique et de la distribution, elle dit autre chose que ce que dit la musique telle qu’elle est proposée par le chef. Par le soin jaloux que Zeppenfeld donne au texte, on le verrait plus en cohérence avec une interprétation à la Petrenko, dont le souci du tressage musique texte est si prégnant, et qui est si absent ici.
L’autre belle surprise, c’est Christa Mayer, de la troupe de la Semperoper, dans une Fricka très soucieuse de l’expression: elle aussi sculpte les mots et leur donne un sens; elle est une Fricka distanciée, froide, qui n’abuse pas d’effets démonstratifs, mais qui par la couleur, par la belle projection, la rend très présente et pleine d‘autorité. La voix plus insinuante qu’imposante, l’intelligence du chant la placent à mon avis immédiatement dans les Fricka qui comptent, et il n’y en a pas beaucoup.
Une des difficultés de distribution de Die Walküre ne vient pas des protagonistes, mais des huit Walkyries (tout comme le groupe des Maîtres dans Meistersinger, voire des Filles fleurs dans Parsifal), car si les rôles sont brefs, leur impact sonore sur l’ensemble de la scène est fort, pas tant dans les ensembles que dans les interventions singulières, notamment au début de l’acte, celles de Gerhilde (Sonja Mühleck) ou Helmwige (Christiane Kohl), plus proches du cri, dérangeaient singulièrement, même si dans l’ensemble des Walkyries, on reconnaissait avec plaisir Nadine Weissmann (Schwertleite), la magnifique Erda de Bayreuth. Ce n’était pas tant les ensembles que certaines stridences acides singulières qui gênaient et qui ont eu des retombées négatives sur l’impression d’ensemble.

Le Wotan de Markus Marquardt, un Wotan maison, est peu connu . La voix est assez puissante,  bien projetée, même si la présence scénique notamment au deuxième acte, laisse à désirer, avec des mouvements et des gestes attendus. Il faut à Wotan notamment au deuxième acte une présence par le texte plus que par la puissance (à ce titre, Wolfgang Koch fit ces dernières années à Bayreuth la plus grande impression, avec un deuxième acte incomparable d’intelligence). Ici, le deuxième acte de Wotan et notamment son monologue restent en deçà du nécessaire, même si la prestation reste passable. Cela passe effectivement sans casser, ce Wotan là assure sans étonner ni séduire.
Le Siegmund de Christopher Ventris pose d’autres problèmes. La voix est assurément élégante, le style impeccable, la diction correcte. Le chanteur est intelligent, mais affiche une couleur de Belmonte et non celle d’un Siegmund dont il n’arrive pas à assumer l’héroïsme; dans les parties plus lyriques, il passe sans aucun problème la rampe et sait être émouvant, dans les parties plus dramatiques ou plus héroïques (final du I par exemple), il a plus de difficultés, notamment parce qu’il a à lutter contre un orchestre qui ne fait pas de quartier et qui joue sa partition au risque d’étouffer celle des autres. Ses « Wälse » sont assurés sans être tenus outre mesure, et son dialogue avec Brünnhilde dans l’annonce de la mort reste un peu pâle : même si la partie est ici plutôt retenue, on doit entendre dans les « Grüße mir Walhall, Grüße mir Wotan… » une sorte d’héroïsme réprimé et tendu qui n’apparaît pas ici. Ventris (qui remplace Botha initialement prévu) a bien la douceur qui sied à certains aspects du personnage, il lui manque la tension épique.
Au contraire de Christopher Ventris dans Siegmund, Petra Lang dans Sieglinde peut difficilement assurer des parties plus lyriques. Son premier acte n’est pas très réussi, avec des attaques ratées et surtout des problèmes de justesse qui interviennent à chaque fois qu’elle tente de retenir sa voix ou chanter de manière plus fine ; elle a déjà chanté Sieglinde, notamment à Munich, et c’était un peu plus réussi. Ici, ce sont les défauts de cette voix que l’on retient, c’est à dire le manque de contrôle et de justesse, les sons fixes et le manque de modulation.
Plus généralement, je me demande pourquoi aujourd’hui on confie indifféremment Brünnhilde ou Sieglinde aux mêmes artistes, comme si les deux rôles étaient interchangeables parce que tous deux dramatiques. Chaque rôle a sa couleur, et Wagner dans l’écriture le fait bien sentir. Dernesch, qui était une Isolde très lyrique avec Karajan, fut une Sieglinde fulgurante (à Paris, avec Solti, inoubliable). Hannelore Bode, ou Jeanine Altmeyer furent les Sieglinde merveilleuses de Boulez-Chéreau et elles ne furent jamais des Brünnhilde. Janowitz le fut avec Karajan et ce n’était certes pas une Brünnhilde, mais Karajan était un magicien qui savait travailler les voix qu’ils désirait, même si a priori pas adaptées à certains rôles (par exemple Freni dans Aida), Waltraud Meier elle-même fut une merveilleuse Sieglinde (notamment avec Sinopoli à Bayreuth aux côtés d’un Domingo rayonnant, mais aussi avec Barenboim), qui n’aborda jamais Brünnhilde et qui fut l’Isolde que l’on sait. Bref, les deux rôles sont très différents par la couleur et demandent d’être vraiment différenciés. Or depuis quelque temps, les Stemme, Lang, Herlitzius ont chanté les deux rôles, voire aussi Isolde, avec des fortunes diverses, comme si le fait d’avoir les notes et la puissance justifiait qu’on puisse indifféremment chanter tous les rôles wagnériens. Sieglinde demande la puissance, mais aussi la retenue et le lyrisme, avec une ligne très contrôlée, et c’est ce qui faisait le prix d’une Anja Kampe à Bayreuth capable du cri déchirant de la mort de Siegmund, et d’une urgence lyrique incroyable au premier acte.
Petra Lang ne se réalise vraiment que dans la violence, le cri et l’hystérie. Ainsi donc ses deuxième et troisième actes sont-ils plus urgents, plus réussis, parce que la voix incapable d’être dans la retenue, se libère alors dans des orages éperdus. Son « Oh hehrstes Wunder ! herrliche Maid ! » est impressionnant, parce qu’elle le dit avec le ton de Brünnhilde du Crépuscule. Ainsi, c’est une Sieglinde scéniquement crédible, vocalement contrastée avec ses défauts habituels, difficulté à retenir la voix, justesse approximative, mais qui réserve tout de même quelques moments impressionnants. Est-elle une Sieglinde pour autant ? Je n’en suis pas si sûr. Je pense au contraire qu’elle ne gagne pas à maintenir le rôle dans son répertoire.
Nina Stemme était Brünnhilde. C’était le motif principal de mon déplacement. J’étais curieux d’entendre celle qui est considérée aujourd’hui comme le plus grand soprano dramatique de ce temps dans la Brünnhilde de Walküre, dont je continue de considérer qu’elle n’a pas tout à fait la couleur. Je l’ai souvent répété, elle est pour moi une Sieglinde plus crédible qu’une Brünnhilde.
Bien évidemment, il reste que sa prestation est la meilleure de la distribution. La voix est puissante et le timbre chaleureux. Cependant, l’approche interprétative peut-être sinon discutée, du moins analysée. Il est clair que le deuxième acte est moins facile pour elle que le troisième, où elle a été totalement convaincante. Les hojotoho initiaux redoutables sont passés sans encombre, mais avec tout de même quelque stridence, et quelques attaques n’étaient pas aussi propres que ce qu’elle nous a souvent donné à entendre, comme s’il y avait quelque difficulté à placer la voix ; mais c’est dans l’annonce de la mort qu’elle m’a semblé plus en difficulté, non vocale cette fois-ci, mais avec la situation et la couleur du texte, dit avec une certaine linéarité pour ne pas dire monotonie. J’ai dans l’oreille ce que faisait Foster à Bayreuth, perchée sur son puits de pétrole, avec une douceur, une intériorité et une force émotive rares que l’on ne retrouve pas ici. Le ton est plus neutre, l’émotion moins évidente. Le rôle du chef est ici déterminant : Petrenko faisait du note à note, faisant travailler chaque syllabe (tout comme d’ailleurs avec Wotan dans son monologue) avec un pointillisme maniaque, on n’a ici un chanteur que le chef accompagne mais n’aide pas : chacun joue sa partition, vies parallèles.

C’est au troisième où elle montre vraiment ses qualités et où elle domine totalement et le rôle et la distribution. La voix s’épanouit avec des variations de couleur, elle joue du personnage, tantôt enfant, tantôt adulte, elle séduit et cela s’entend. C’est un magnifique travail musical qu’elle nous offre ici, rendant l’ensemble du 3ème acte d’une grande tension et d’une indiscutable poésie (notamment dans des moments presque belcantistes)  tant dans l’héroïsme du début que l’intériorité de la scène II avec Wotan.
Chaque époque a ses modèles et ses stars, et les vieux mélomanes ont toujours l’impression qu’avant c’était mieux. Lorsque j’écoutais mes premières Walkyries (ma première fut avec Theo Adam et l’Opéra de Berlin Est en avril 1973 au TCE à Paris), les voix me semblaient plus caractérisées. Rien de commun entre une Dernesch (Sieglinde) et une Jones (Brünnhilde) à Paris avec Solti dans la belle production de Klaus Michael Grüber et les merveilleux décors d’Eduardo Arroyo. Une Nilsson avait la voix tellement ailleurs qu’elle était reconnaissable entre toutes, et faisait taire toute comparaison : elle lança, en bis dans son dernier concert à Paris (elle devait avoir un peu moins de 65 ans) les hojotoho initiaux de la Walkyrie et ce fut (encore) fou. Une Gwyneth Jones avait pour elle, avec des défauts vocaux que tout le monde connaît, une puissance d’émotion dans le port et dans le regard, une présence à la scène qui faisait tout oublier.
Assez récemment, j’entendis à Valence, avec Mehta, Jennifer Wilson dans Brünnhilde aux côtés de l’encore jeune Lance Ryan et ce fut pour moi la dernière chanteuse qui qui me semblait avoir la couleur exacte de Brünnhilde. Mais malheureusement, Wilson ne semble pas maintenir les promesses d’alors.
Nina Stemme a pour elle la santé vocale, la largeur de la voix, un timbre chaud, la puissance mais elle n’a pas tout à fait l’aura scénique qui l’accompagne, elle n’a pas la présence d’une Jones, ou même d’une Herlitzius. C’est une très grande d’aujourd’hui, qui n’arrive pas à effacer en moi certains souvenirs du passé, il reste que sans elle l’essentiel de la Walkyrie à laquelle j’ai assisté à Dresde se serait écroulé.

Au total, une soirée évidemment d’un bon niveau, mais qui n’atteint pas les sommets que le cast pouvait laisser espérer. Aucun regret cependant, car le bonheur wagnérien, c’est d’abord Wagner.[wpsr_facebook]

Sieglinde (Petra Lang) entourée des Walkyries ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang) entourée des Walkyries ©Frank Hoehler

HOMMAGE A LEONTYNE PRICE: ERNANI de Giuseppe VERDI (enregistrement SONY) MET 1962 (Price, Bergonzi, Tozzi, MacNeil, Dir: Thomas Schippers)

716sAAcunMLLa collection publiée par Sony autour de la mémoire sonore du Metropolitan Opera contient un certain nombre de joyaux dont cet Ernani enregistré le 1er décembre 1962, dirigé par Thomas Schippers, avec Carlo Bergonzi, Leontyne Price, Cornell Mac Neil et Giorgio Tozzi.
Au moment où Leontyne Price fête ses 89 ans, j’ai eu envie de réécouter cet enregistrement et d’en rendre quelque compte, pour dire mon enthousiasme, et aussi parler d’une œuvre chère entre toutes.
En France, d’Ernani point d’écho, au moment où l’Opéra affiche certes Trovatore, mais n’a jamais vraiment défendu que le répertoire verdien international et ne défend même pas le répertoire du Verdi français, dont Le Trouvère est un exemple (version avec variations et ornementations spécifiques et final revu) .
Certains pensent même qu’Ernani est à ranger aux rang d’Alzira ou d’autres Battaglia di Legnano, œuvres secondaires voire oubliées. Or Ernani dépasse et de loin Giovanna d’Arco récemment vu à la Scala, voire Nabucco et doit être rangé dans les chefs d’œuvre du compositeur italien. D’abord parce que derrière le librettiste Francesco Maria Piave se cache Victor Hugo et que les situations et les personnages ont une consistance nouvelle qui annonce les grandes œuvres futures, ensuite parce que certains airs (Ernani, Ernani, Involami d’Elvira, ou infelice e tuo credevi.. de Silva), duos/trios (le trio du premier acte No crudeli d’amor non m’è pegno etc… ) et ensembles (Un patto ! un giuramento ! chœur des conjurés) s’inscrivent immédiatement dans les grands moments verdiens du répertoire.
Peu de productions dans le paysage, la dernière grande reprise le fut l’an dernier par James Levine au MET, qui la saison dernière a montré qu’il restait l’un des plus grands chefs verdiens de l’époque avec cet Ernani en mars 2015, puis Un ballo in marchera le mois suivant. J’ai eu la chance de voir les deux, et Ernani était plus réussi (musicalement) que Ballo in maschera, même si la production semblait exhumée des poussières du passé .

J’en ai rendu compte et la distribution composée d’Angela Meade, de Francesco Meli, de Placido Domingo et de Dmitri Belosselsky défendait merveilleusement l’œuvre, tandis que James Levine rendait à cet opéra le relief et la grandeur qu’il mérite.

Thomas Schippers
Thomas Schippers

En 1962, c’était Thomas Schippers. Ce chef trop vite disparu était l’un des grands chefs lyriques de l’époque, notamment mais pas seulement pour le répertoire italien (on lui doit aussi une très belle Carmen avec Regina Resnik), tension, pulsation, rythme. Son Ernani (qu’il a aussi enregistré  en 1968, mais avec une distribution un peu moins convaincante chez RCA) est ici un exemple de ce qu’était le MET dans les années 60, de ce qu’était une soirée mémorable (avec un choeur exceptionnel) et quels échos elle portait dans le public, avec la tradition américaine d’applaudir à l’entrée de la vedette, mais aussi l’absence totale de da capo et de reprises, ce qui serait impensable aujourd’hui (Levine l’an dernier faisait les da capo).

Pour écouter une version « authentique », il faut écouter Muti (j’en ai aussi rendu compte) avec Ghiaurov, Bruson, Freni, Domingo (en Ernani cette fois), où Freni nous semble encore merveilleuse de vérité, mais n’étant pas tout à fait une Elvira, elle fut un peu contestée en 1982 …
Cet Ernani de 1962 est d’abord un belle preuve pour la direction de Schippers, énergique, claire, éclatante quelquefois, avec un chœur somptueux, une clarté qui étonne au départ, tant on a dans l’oreille un prélude plus sombre, voire sinistre dans les premières mesures. Il donne à l’ensemble un halètement typiquement verdien, où l’attention ne retombe jamais, où la musique de Verdi est portée à l’incandescence. Bien sûr, le son tout à fait correct n’a pas le relief d’un son « hifi », mais dès que les chanteurs ouvrent la bouche, on se rend compte que les arrangements sonores aujourd’hui ordinaires, sont inutiles face à Carlo Bergonzi et Leontyne Price. Dès qu’il se mettent à chanter, c’est une remise à zéro des curseurs verdiens d’aujourd’hui. C’est totalement incomparable. Et c’est là la magie du son en direct, sans filet, venu de la vieille salle du MET, sorte d’émergence de ce qu’était le chant verdien à l’époque, avec des chanteurs aujourd’hui un peu oubliés pour certains  qui furent des grands à l’époque, pourtant bien servis par le disque, Cornell Mc Neil qui n’a jamais eu en Europe le relief et la gloire de ses collègues barytons contemporains, et notamment Tito Gobbi (Cappuccilli en était à ses tout débuts…mozartiens), et Giorgio Tozzi l’une des basses remarquables du MET, ces basses maison qui faisaient que le niveau du MET ne descendait jamais sous l’excellence.  Et puis Bergonzi et Price, jeunes encore (Leontyne Price avait 35 ans, Bergonzi 38), étaient au sommet de leurs moyens.
Il faut entendre Leontyne Price tenir les notes de Ernani, involami et la cabalette qui suit pour comprendre ce que chanter Verdi voulait dire pour elle. Un contrôle sur chaque note, sur chaque inflexion, une étendue incroyable des graves aux notes les plus aiguës, une agilité bien présente, et dans l’aria, et dans la cabalette, avec un sens du rythme et de la couleur consommés. Il faut l’entendre aussi dans les ensembles, avec cette présence vocale phénoménale qui fait que chaque apparition était attendue avec impatience .

Bien sûr, Leontyne Price est le soprano verdien par excellence, qui porte haut la complexité d’un chant que très peu de chanteuses de ce niveau portent aujourd’hui. Anna Netrebko est une très grande chanteuse, elle a d’abord triomphé dans le bel canto, puis la voix a grossi, mais à un niveau tel qu’elle en a perdu un peu de ductilité (c’est net dans Giovanna d’Arco). J’ai toujours entendu en elle une Norma, qu’elle va aborder, un peu tard pour moi, l’an prochain. Et cette voix me paraît aujourd’hui bien plus convenir à Puccini et aux véristes qu’à Verdi ou Bellini. Et elle aborde aussi Wagner avec Lohengrin en mai prochain. Attention à ce que trop de faveur ne tue…

Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera
Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera

Leontyne Price a abandonné les scènes en 1985 – elle n’avait pas 60 ans- au moment où elle ne chantait plus aussi parfaitement, où planait la menace inévitable de l’âge, mais qui entend sa dernière Aida reste stupéfait du volume et du contrôle et surtout de l’étendue (les graves!), bref de la performance encore unique . On peut l’admirer dans les différents Trovatore qu’elle a faits avec Karajan, y compris le dernier (dont le Manrico est Franco Bonisolli).

Qu’on se réfère pour chavirer à ses années 60, qu’on se réfère à ses Leonora, ses Aida, ses Elvira. Elvira notamment, car c’est un des rôles de Verdi les plus difficiles, que peu de très grandes ont abordé, et pas toujours avec succès.
Je me souviens qu’Alexia Cousin, une des voix françaises les plus prometteuses qui a abandonné brusquement la carrière, avait osé Surta è la notte Ernani Involami après un récital pour jeunes chanteurs à la Scala, et je me souviens encore de la stupéfaction des spectateurs et notamment des connaisseurs : pour tous oser Ernani à cet âge, c’était vraiment hardi, voire téméraire.
Alors, Leontyne Price est la référence pour Elvira, à mon avis, tout simplement parce que personne depuis les années 1980 n’a chanté Verdi aussi bien qu’elle. Même Renata Scotto que j’ai entendue merveilleuse dans Trovatore, et dans Otello, rate un peu cet air d’Elvira (dans ce que j’en ai entendu au disque) un peu crié, même si les filati sont à se damner.

Angela Meade, entendue au MET l’an dernier, s’en tire avec tous les honneurs, avec moins de puissance que Leontyne Price, mais avec la ductilité, et l’homogénéité.
De toute manière, Verdi a toujours réussi aux chanteuses américaines : Zinka Milanov (qui était croate, mais qui a marqué le MET) Leontyne Price, Martina Arroyo, et aujourd’hui Sondra Radvanovski et Angela Meade font pour moi partie de ces voix faites pour Verdi.
Alors, honorez Leontyne Price en écoutant cet Ernani.
Mais il n’y a pas que Price, il y a aussi Carlo Bergonzi, qui dès le lever de rideau impose sa ligne, son élégance, sa maîtrise des volumes, ses aigus solides et tenus : sans effets autres que le chant pur, Bergonzi impose sa totale suprématie dans ce répertoire, que seul Placido Domingo peut lui disputer. Il a le volume et l’étendue (c’est un ancien baryton), il a la force et il a aussi et surtout une pureté sonore qu’aucun ténor ne lui dispute, pour le coup. Il faut entendre comment il module dans son premier air les deux vers
il primo palpito d’amor,
d’amor che mi béò
et comment il entame la cabalette et la manière dont il tient la note finale après avoir miraculeusement chanté gli stenti suoi, le pene, Ernani scorderà.
Nous sommes à des niveaux aujourd’hui non atteints, et je conseille vraiment les lecteurs curieux de chant verdien de s’y replonger, pour comprendre la distance qui nous en sépare.
Souvent, la suprématie des deux protagonistes laisse dans l’ombre les deux autres, Silva et Carlo, la basse et le baryton : Muti dans son enregistrement ne les avait pas oubliés, ils en sont sans doute avec Domingo (à son meilleur dans l’enregistrement de Muti) les phares, dans un enregistrement où les hommes dominent, malgré une Freni vibrante, mais techniquement à la peine : Ghiaurov et Bruson montrent eux aussi ce que chanter veut dire. Ghiaurov n’a pas été remplacé comme basse verdienne, à une époque, la nôtre, où nous n’en manquons pas, mais pâles et souvent sans véritable expressivité.  Ghiaurov avait la technique, l’étendue, le volume, la profondeur sonore et l’expressivité (Filippo II !!), dans Silva, il est phénoménal…
Giorgio Tozzi est l’une de ces basses un peu oubliées aujourd’hui qui a fait les grandes heures du MET et des enregistrements de cette époque. Italien d’origine né à Chicago, il a chanté tous les grands rôles de basse du répertoire, Verdi bien sûr, mais aussi Moussorgski et Wagner ou même Debussy (Arkel). Comme Leontyne Price, il est lié à mon enfance, puisque les deux faisaient partie de la distribution de mon premier enregistrement de la Symphonie n°9 de Beethoven, par Charles Munch et le Boston Symphony Orchestra (Leontyne Price, Maureen Forrester, David Poleri, Giorgio Tozzi) que j’ai encore dans mes “vinyles”.
Même s’il n’est pas dans sa meilleure forme, il reste impressionnant dans infelice…e tu credevi avec une voix assez claire (il a commencé comme baryton), et un style d’une certaine retenue, sans exagérations démonstratives; la voix est merveilleusement homogène et les aigus tenus (ancora il cor).
Cornell MacNeil est Carlo, le roi Charles Quint :  à l’époque il a 40 ans, et va connaître une carrière exceptionnelle de baryton Verdi (à 63 ans c’est lui qui est Germont dans le film La Traviata de Zeffirelli avec Stratas et Domingo en 1985), la mémoire de l’opéra semble l’avoir un peu oublié, et pourtant, on le rencontre dans bien des enregistrements dont l’Aida de Karajan (avec Tebaldi et Bergonzi) , Rigoletto avec Joan Sutherland (Sonzogno 1961) ou le fameux Ballo in maschera de Solti (1961) avec Nilsson et Bergonzi. C’est LE baryton de ces années-là, pur produit de l’école américaine (il a d’ailleurs commencé dans le Musical). Carlo est le rôle qui l’a lancé dans la carrière internationale puisqu’il le chante à la Scala où il remplace Ettore Bastianini dans une nouvelle production d’Ernani aux côtés de Franco Corelli en 1959. À noter d’ailleurs que la Scala, entre 1958 et 2016, affiche trois séries de représentations d’Ernani, en 1959, en 1969 et en 1982 (dernière représentation en janvier 1983), signe évident de la difficulté à réunir des protagonistes de niveau qui puissent défendre l’oeuvre.
Cornell MacNeill est au sommet de sa forme dans ces années-là, il partagea la vedette avec les grands barytons américains de l’époque, Leonard Warren, mort en scène deux ans auparavant et Robert Merrill. Le moment à écouter passionnément dans cet enregistrement est son air du 3ème acte Gran Dio ! un air qui fait écho à celui de Filippo II du Don Carlo (avec le même violoncelle en arrière plan), un air de méditation et d’introspection : à 23 ans de distance, le père et le fils méditent sur le pouvoir, sur la fidélité, la vertu.
Il faut entendre les dernières paroles
e vincitor de’ secoli
Il nome mio farò
e
t les aigus qui scandent nome, mio, farò, et l’incroyable « si » tenu sur farò qui déchaine l’enthousiasme justifié de la salle.
Vous voulez entendre du chant verdien ? vous voulez entendre Leontyne Price dans ses œuvres, entourée des meilleurs chanteurs de l’époque ? vous voulez découvrir l’un des plus beaux opéras de Verdi et entendre tonner Hugo en filigrane ? Alors précipitez-vous sur cet enregistrement pour découvrir l’œuvre et jouir sans entraves du chant, puis achetez l’enregistrement de Muti dans une de ses interprétations les plus accomplies pour entendre un Verdi « archéologique » avec les da capo, les reprises, l’énergie et le lyrisme.
Et les deux à un prix raisonnable, autour de 18€…[wpsr_facebook]

Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)
Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)

 

LINGOTTO MUSICA 2015-2016: CONCERT DU MAHLER CHAMBER ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI le 4 FÉVRIER 2016 (BEETHOVEN)

Le concert du 4 février au Lingotto
Le concert du 4 février au Lingotto

Ceux qui me lisent savent que je suis très attaché au Mahler Chamber Orchestra, depuis sa fondation en 1997, tant cet orchestre a été lié à Claudio Abbado avec qui les musiciens d’alors avaient fait leurs premiers pas de musiciens d’orchestre, puis de formation autonome, avec qui ils ont parcouru le répertoire d’opéra, de Falstaff à Don Giovanni ou Zauberflöte, et avec qui ils ont vécu l’aventure, qu’ils vivent encore, du Lucerne Festival Orchestra dont ils sont le cœur.
Alors j’essaie d’aller régulièrement les écouter, en constatant les nouveaux visages qui s’y agrègent, certes, mais aussi une certaine permanence de l’approche musicale et de la relation à la musique. Orchestre « librement consenti » auquel on adhère, le Mahler Chamber Orchestra (MCO) est une de ces formations « affectives » qui accompagnent ma vie de mélomane, une formation peu ordinaire comme le Lucerne Festival Orchestra, qui respire la musique de manière très différente d’autres formations. Une formation d’adhésion, c’est à dire une formation qui joue d’autant mieux qu’elle adhère au chef avec qui elle travaille, comme elle a adhéré à Claudio Abbado : la plupart des musiciens d’origine étaient d’ex-membres du Gustav Mahler Jugendorchester au temps où Abbado les accompagnait régulièrement.
Le MCO, c’est pour moi tout sauf la musique de consommation, celle où l’on passerait d’un orchestre à l’autre dans le grand supermarché du luxe musical où chaque jour est un « faire » différent et où dans cette valse étourdissante plus rien n’a d’ importance que l’accumulation. Pour ma part je retrouve le MCO régulièrement, comme un pan de ma vie, comme un orchestre ami dont on aime le son, dont on aime l’engagement et la jeunesse et aussi par nécessité “affective”. Et puis c’est un véritable orchestre européen, dont on entend toutes les langues, pas attaché à un territoire (même si leur siège est à Berlin) sinon (un peu pour moi) à Ferrara, douce et brumeuse capitale abbadienne.
Comme souvent les orchestres fondés par Abbado, ils ont été accompagné par le maître, puis peu à peu livrés à eux-mêmes et c’est heureux, parce qu’être trop dépendants, même d’un chef aussi charismatique, empêche la maturité, empêche les crises aussi dans la mesure où le nom du chef attirant le public, on risque l’illusion de croire que tout sera facile : il faut exister « en soi ». C’est tout l’inverse de l’Orchestra Mozart, à la géométrie variable selon les désirs de Claudio, et qui a sombré dès que Claudio n’a plus été en état de le diriger, conséquence d’une trop grande dépendance et aussi de la déplorable organisation culturelle italienne, souvent incapable de protéger les diamants que ce pays produit.

Alors à 19 ans, le MCO est une formation adulte, c’était des musiciens de 25 ans, ils ont aujourd’hui entre 35 et 40 ans, avec l’expérience, la maturité qui sied à cet âge, mais toujours ce reste de chaleur et de vivacité initiale qui sont leur marque de fabrique, déjà mûrs et toujours un peu neufs, comme l’était leur fondateur.
Cette indépendance acquise il y a déjà pas mal de temps fait que la disparition d’Abbado, traumatique en soi n’a pas empêché l’orchestre de vivre sa vie et continuer sa carrière, et d’avoir quelques personnalités qui les accompagnent, comme en ce moment Teodor Currentzis, ou Mitsuko Ushida et désormais Daniele Gatti.

Avec Daniele Gatti, ils effectuent en ce moment un parcours Beethoven, qui est l’un de leurs compositeurs fétiche, Beethoven avec Claudio, avec Martha (le Concerto pour piano n°3 qui mit Ferrare en folie !!) furent des moments de vie abbadienne inoubliables. Ces concerts ont creusé pour moi un sillon profond, au point qu’il est quelquefois difficile d’effacer telle approche, tel mouvement, tel tempo.
Et pourtant il faut évidemment aller au-delà, explorer d’autres approches de cet univers, d’autres volontés et d’autres cosmologies beethovéniennes. Cette année, après le merveilleux concert donné seulement à Lucerne (avec notamment Pulcinella de Stravinski) l’été dernier, le MCO travaille avec Gatti une intégrale Beethoven commencée l’an dernier à travers quatre « rencontres » avec le chef italien et cette année 6ème et 7ème (3ème moment) puis 8ème et 9ème (4ème et ultime moment) le printemps prochain avec deux concerts à Turin et Ferrare.
Ce soir, le MCO était à Turin, dans le cadre de Lingotto Musica, l’association qui porte la vie musicale symphonique à Turin, dans l’auditorium du Lingotto, l’ancienne usine de FIAT transformée depuis en grand centre culturel et commercial, avec auditorium et pinacothèque.
L’auditorium du Lingotto est l’une des grandes et belles salles d’Italie due à Renzo Piano et inaugurée par Claudio Abbado en 1994 qui y revint régulièrement avec les Berliner Philharmoniker, ou la GMJO ou les autres orchestres qu’il dirigeait alors.
Le Lingotto, c’est aussi un pan de ma vie de mélomane, et ce soir était un retour après quelques années d’absence.
Traversé par tous les souvenirs liés au lieu et à l’orchestre, c’était à la fois une soirée « Amarcord », et aussi l’exploration d’un territoire nouveau, avec le même orchestre et dans des lieux marquants pour moi, le Beethoven de Daniele Gatti, assez bien connu, mais dont je ne suis pas autant familier que celui de Claudio.
Construire une intégrale Beethoven me pose toujours le problème de l’ordre…certes, c’est toujours par la neuvième qu’on termine le cycle. Mais le reste ? Faut-il garder l’ordre « historique »? Faire des appariements musicaux ou thématiques ? Rompre l’ordre attendu et  travailler aux contrastes, une symphonie « légère » (la première, la seconde) en écho à une symphonie plus « consistante »?

Le cycle du MCO affiche cette année 6, 7, 8, 9 dans l’ordre. C’est le plus simple et le plus évident. Est-ce forcément le plus musical ? Tout se discute à ce propos, même si, l’ordre « naturel » n’a rien impliqué de routinier dans ce que nous avons entendu. Au contraire, ce fut une terre de contrastes, prodigieusement sensible, grâce à la ductilité de l’orchestre sous sa baguette, qui répond à toutes les sollicitations avec une disponibilité rare, et une technicité étonnante : variations d’épaisseur du son, allégements à l’intérieur même d’une phrase lui donnant une profondeur inconnue, pianissimi incroyables, mais sur lesquels on ne s’étend pas de manière démonstrative.
La Pastorale qui n’est pas ma préférée des symphonies beethovéniennes (ma préférée c’est la septième, et mon jardin secret, c’est la huitième), m’a littéralement saisi d’émotion, et mis au bord des larmes.
On ne va évidemment pas gloser, d’autres l’ont fait avant nous, sur la question de La Nature dans la musique et dans l’art, et dans les œuvres à programme, descriptives, qui illustrent les éléments. C’est clair, la question de la nature, ordonnée ou sauvage, est au centre de la création artistique depuis des siècles: l’art des jardins qui en est une reconstitution toujours pensée et ordonnée ou réordonnée en est la trace évidente. La peinture entre les natures sages de la renaissance ou celles un peu plus échevelées du XVIIIème, la littérature du XIXème et le romantisme nous en donnent des preuves à foison. En musique, la nature reste un élément souvent hostile, dans les opéras à machines, la tempête est un topos qu’on va retrouver du XVIIIème et au XIXème du monde baroque à Rossini voire à Wagner.
C’est évidemment à travers Orphée que passe la question de la nature et la musique, et via Orphée, se pose aussi la question de la poésie. Nature, musique et poésie se répondent et c’est bien ici la question de la Pastorale.
La pastorale, genre littéraire du XVIIème dont on voit de nombreuses traces dans l’opéra proposait une nature agreste et apaisée, ou une nature naïve à la Rousseau, le Rousseau du Devin de Village. Avec Beethoven, c’est une nature plus « naturelle » et surtout pas en représentation qui est ici proposée. J’ai souvent pensé en entendant la Pastorale, au tableau de Giorgione, « La tempesta » chef d’œuvre de la peinture vénitienne qui continue de me fasciner. Car j’ai toujours l’impression que l’œuvre de Beethoven a pour centre de gravité l’orage du quatrième mouvement. Dans le tableau, des figures relativement sereines d’une mère allaitant son enfant, dans une lumière encore douce, avec un personnage qui semble veiller sur eux (le père?), tandis qu’au fond la tempête s’abat sur la ville, ciel noir, éclair, et tout le contraste entre premier et arrière plan construit le tableau. Dans la Pastorale, il en est un peu ainsi, où les trois premiers mouvements préparent dans une tension croissante le quatrième (Gewitter, Sturm, Allegro) et où le cinquième (Hirtengesang, Frohe und dankbare Gefühle nach dem Sturm, Allegretto) apaise peu à peu jusqu’à la suspension finale. Ainsi comme chez Giorgione c’est le contraste qui est travaillé, un contraste premier/arrière plan.
Gatti travaille donc l’infinie poésie des trois premiers mouvements, avec un travail qui souligne la paix de la nature, dans une interprétation à mille lieux du maniérisme ou de l’affèterie. Mais il le travaille en pensant à ces contrastes, il allège de manière suprême avec des cordes complètement aériennes, mais dès que le tempo se resserre, dès qu’on passe à un volume plus important, l’épaisseur devient plus marquée, une épaisseur des masses plus que du volume, qui va annoncer la manière dont il va attaquer le troisième et surtout le quatrième mouvement.
J’aime l’univers de Daniele Gatti parce que Gatti ose, sans complexes, explorer des possibles des œuvres, en vrai musicien à l’opposé d’une aimable routine qu’un programme aussi convenu et aussi rebattu pourrait occasionner chez d’autres ; et il ose notamment avec cet orchestre aller aux limites techniques et aux limites interprétatives. Il sent chez l’orchestre une disponibilité spontanée parce que la relation qu’il entretient avec eux est une relation de confiance et d’estime mutuelles. Comme quelques rares chefs, Daniele Gatti ne cesse de repenser la musique et de tenter telle approche, tel son, tel tempo : il n’est jamais en représentation, mais en exploration, ne cherchant jamais le spectaculaire ou la complaisance. Gatti ne cherche jamais à « faire plaisir » au public en lui donnant ce qu’il attend, ou ne cherche jamais une certaine facilité, ce qui serait évident dans pareil programme.

Une telle interprétation force à entrer en soi, à méditer, à penser: l’écoute attentive montre des aspects étonnants et inhabituels. Le « romantisme » n’est pas seulement agitation de l’âme et des éléments, il est essentiellement dans les changements de rythme, de volume, d’épaisseur des sons (ou des couleurs en peinture) dans la métamorphose. Ainsi c’est cette relation à la métamorphose que j’ai ressenti à cette audition exceptionnelle, grâce à un orchestre au son si clair, si développé, si élaboré qu’on a peine à y reconnaître un « Chamber Orchestra », mais un orchestre de profonde culture symphonique, qui sait rendre toutes couleurs et qui répond à toutes les sollicitations avec une ductilité miraculeuse, comme on peut le constater ce soir et comme on peut le vérifier à chaque prestation du Lucerne Festival Orchestra.
Avec la « Septième », je suis confronté à une sorte de souvenir obsessionnel, celui de la soirée du 15 avril 2001, où Claudio Abbado à la tête des Berliner Philharmoniker donna au Festival de Pâques de Salzbourg une interprétation fulgurante, oserais-je dire unique, de cette symphonie. Certes, on peut en avoir une idée en entendant ce qu’il fit la même année à Vienne et à Rome, mais s’il l’a reproposée plusieurs fois depuis, jamais on ne ressentit cette explosive fulgurance, ce dynamisme, cette émotion de l’urgence qui émut toute une salle. C’est qu’Abbado sortait à peine de sa maladie et que l’homme, qui affichait une image incroyable de fragilité fit sortir de l’orchestre un son d’une incroyable jeunesse, d’une force inouïe, aux limites du possible.
On sait que Wagner appelait cette symphonie « l’apothéose de la danse », et que s’impose la dictature du rythme et d’une tension toujours présente, jusqu’au funèbre (Furtwängler fit du 2ème mouvement une sorte de marche funèbre insupportable dans les concerts enregistrés à Berlin en novembre 1943, une sorte de marche au supplice visionnaire, prophétique et effrayante).
Abbado en fait notamment au dernier mouvement une course d’une folle rapidité, que l’orchestre suit avec un souffle inconnu jusqu’alors et depuis lors.
Daniele Gatti ne s’inscrit ni dans le « funèbre » de Furtwängler ni dans l’étourdissante folie abbadienne.
Il est ailleurs.
En plaçant la symphonie en seconde partie, dans l’ordre chronologique, il essaie d’abord de construire un discours en écho à la symphonie qui précède. Et ce n’est pas facile. En effet, entre l’apothéose de la poésie apollinienne, et celle du bouillonnement dionysiaque, qu’est en quelque sorte la Septième, même Nietzsche aurait des difficultés à y retrouver ses petits.
Entre la Pastorale et la Septième apparemment peu de fils rouges, l’une est une symphonie à programme l’autre une symphonie « sans » programme, l’une présente une vision « romantique » de la nature, l’autre est plus échevelée.

Daniele Gatti, comme souvent, prend à revers les attentes du public. En deuxième partie, la symphonie devrait être brillante et démonstrative, un exemple de la virtuosité de l’orchestre qui satisfasse la soif de spectaculaire du public après une Sixième forcément plus intériorisée.
Daniele Gatti adopte un tempo volontairement plus lent, un tempo qui se rapproche de certains moments de la Sixième et on comprend donc qu’il cherche à tisser les liens, lancer des ponts entre les deux univers. C’est par l’épaisseur et la profondeur qu’il y réussit, et comme pour l’exécution précédente, il cherche à l’intérieur de chaque mouvement, grâce à la fantastique adaptabilité de l’orchestre, à moduler tel ou tel moment, tel ou tel instant, en jouant sur l’intensité, le volume, les masses, créant en quelque sorte une autre harmonie. Le 2ème mouvement ainsi est sérieux, mais pas sombre, intérieur, mais pas funèbre, sans jamais insister sans jamais appuyer, mais gardant malgré la lenteur du tempo une fluidité qu’on avait déjà remarquée lors de l’exécution de la Sixième.
Cette recherche de traduction d’un univers qu’il cherche à accorder entre deux symphonies que tout différencie apparemment donne une cohérence inattendue à l’ensemble du concert. Il y a toujours recherche du raffinement, de l’élégance du son, et surtout sans jamais rendre lourd tel ou tel moment qui s’y prêterait. On pourrait le craindre (dernier mouvement) mais c’est une alchimie différente qui se crée, une alchimie poétique où il n’y a « rien de trop » dans la recherche d’un équilibre, d’une retenue qui serait presque « classique », un comble dans une symphonie considérée comme dionysiaque. Mais si Dionysos est à la recherche d’un dérèglement « raisonné » de tous les sens, nous y sommes.
À une douzaine de jours du concert, c’est bien cette unité-là qui laisse des traces en moi, et surtout l’expression d’une force unique déclinée en deux faces d’un même processus créatif. Daniele Gatti a proposé une lecture de la cohérence et non de la différence, en soignant un son qui entre les deux symphonies, présente une « ténébreuse et profonde unité ».
Serait-ce possible sans la disponibilité d’un orchestre en tous points exceptionnel ? Une disponibilité structurelle  parce que ceux qui jouent dans cette phalange le font par  goût et non par routine, désireux de musique et non de performance, ce qui donne à cet orchestre ce statut si particulier dans le paysage musical européen. C’était une soirée de joie de “faire de la musique ensemble”, “Zusammenmusizieren”…une soirée abbadienne en somme.

Rendez-vous en mai prochain pour la fin du cycle, 8ème et 9ème à Ferrare et de nouveau à Turin ! [wpsr_facebook]

Site du Mahler Chamber Orchestra
Site de Daniele Gatti

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: SOUTH POLE de Miroslav SRNKA le 31 JANVIER 2016 – URAUFFÜHRUNG – Création mondiale – (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Hans NEUENFELS)

Dispositif de Hans Neuenfels ©Wilfried Hösl
Dispositif de Hans Neuenfels ©Wilfried Hösl

Avant d’aborder le spectacle en lui-même, il convient de saluer le très grand effort de la Bayerische Staatsoper pour promouvoir cette création, dont on nous parle à travers mails, tweets, blog, pages Facebook depuis plus d’un an et dont nous avons suivi l’élaboration à travers une campagne de communication intelligente et sympathique. Bien peu de théâtres de cette importance investissent autant dans une création contemporaine. Un effort qui s’est traduit par une production de très haut niveau, une distribution sans failles, une direction musicale extraordinaire et un succès public étonnant : toutes les représentations sont complètes pour cette première série.
Étonnant , oui, j’emploie à dessein le terme. Car le public d’opéra n’a pas la réputation d’être ouvert à la modernité, à la musique d’aujourd’hui, à la création. C’est un débat déjà ancien, cher à Gérard Mortier qui annonçait la mort de l’opéra si l’on ne l’ouvrait pas à la création, car un art ne peut vivre en ne se nourrissant que du passé, même si de manière substitutive ce sont les mises en scène qui se renouvellent et pas les œuvres, – en soulevant maints scandales – et même si les programmateurs remettent au goût du jour un répertoire disparu, comme le répertoire baroque depuis une trentaine d’années et aujourd’hui le grand opéra à la Meyerbeer. On fêtera bientôt le retour de Auber ou Mercadante, et pourquoi pas d’ailleurs ? Mais on avance alors à reculons.
Et d’ailleurs ce n’est pas la création le problème non plus, car bon an mal an, on crée de nouveaux opéras. Le problème ce sont les reprises de ces œuvres. Soucieux de respecter leur cahier des charges qui fait place à la création, les théâtres d’opéra mettent des créations dans leur saison, mais une fois créées, les œuvres sont vite rangées dans les tiroirs aux souvenirs ou les placards de l’oubli. Qui se souvient au Teatro alla Scala, un des théâtres les plus riches en créations tout au long de son histoire, y compris récente, d’Atem, de Franco Donatoni (1985) de Blimunda (1990) ou du Dissoluto assolto (2005), d’Azio Corghi, ou du Doktor Faustus (1985) de Giacomo Manzoni, dont Claudio Abbado a créé Atomtod en 1964 ? Et quand sera repris CO2, de Giorgio Battistelli, créé en 2015 ?

Que South Pole soit créé avec succès, c’est évidemment très positif, d’autant plus que l’opération soutient un compositeur encore peu connu, Miroslav Srnka, né en 1975, formé à Prague, à Berlin, en Italie (auprès de Ivan Fedele) à Paris (auprès de Philippe Manoury et à l’IRCAM) qui a déjà travaillé en 2011 avec le théâtre munichois, comme d’ailleurs pour “Junge Szene” du Semperoper de Dresde.
Il est vrai que le Bayerische Staatsoper a mis beaucoup d’atouts dans l’opération : une distribution de référence avec deux vedettes, Thomas Hampson et Rolando Villazon, une mise en scène confiée à l’un des plus prestigieux metteurs en scène allemands, Hans Neuenfels, et l’orchestre dirigé par le GMD en personne, Kirill Petrenko.

C’est ce dispositif d’ensemble qui me paraît marquant dans l’opération, aussi bien dans l’artistique que le marketing. Il faudra maintenant bien surveiller les programmes des saisons futures pour voir combien de reprises de cette production.

Il est toujours émouvant d’assister à une « Uraufführung », notamment dans le théâtre qui a créé Tristan und Isolde, Die Meistersinger von Nürnberg, Das Rheingold et Die Walküre bien sûr, mais aussi Idomeneo (au Residenztheater), I quattro rusteghi (Wolf-Ferrari), Palestrina (Pfitzner), Capriccio de R.Strauss et plus récemment Lear de Aribert Reimann qu’on va revoir à Paris prochainement.
Et une semaine après cette triomphale Première (dont le succès ne se dément pas à chaque représentation), des images et des fragments de cette musique me restent en mémoire, c’est sans doute bon signe.
Il est évidemment difficile d’édicter une opinion sur une musique jamais entendue : la critique se nourrit de comparaisons et de systèmes d’échos, d’expériences diverses, et le jugement se construit évidemment par l’histoire et l’expérience. Miroslav Srnka ayant surgi brutalement dans mon univers musical, presque ex-nihilo, comme pour la plupart des spectateurs, ce que je pourrai écrire à propos de cette œuvre tiendra sans doute plus de l’opinion que du jugement, et on me pardonnera.
Le sujet du livret anglais de Tom Holloway, est la « course » au pôle que se livrèrent entre 1910 et 1912 Roald Amundsen et Robert Falcon Scott,  un sujet à la fois original et austère, que le livret traite en « Doppelopera », en opéra double, l’un ayant pour centre Scott, et l’autre Amundsen, soulignant ressemblances et différences, jouant sur un texte semblable et décalé, organisé autour d’une première partie qui est la conquête du pôle, et une seconde partie qui est le retour, fatal pour Scott.
Ainsi donc, l’opéra est une série de moments, d’espoir, de crise (la mort des animaux), de méditation, mais aussi de souvenirs : l’intervention des épouses, Kathleen Scott (Tara Erraugh, mezzo) et la « Landlady » (Mojka Erdmann, soprano colorature) organise une sorte de Recherche du temps perdu très proustienne. Deux parcours parallèles dans un univers uniformément blanc, deux parcours très semblables et très différents, l’un moderne et mécanisé, mais hasardeux (Scott), l’autre artisanal et préparé avec précision et rigueur (Amundsen). Deux visions du monde et deux personnalités, qui se construisent en première partie, et dont le destin se scelle en seconde partie. C’est linéaire et plat comme les étendues de glace, et c’est néanmoins varié comme la diversité des hommes.
Les deux opéras se déroulent en même temps et parallèlement, mais dans deux espaces différents, que Hans Neuenfels a matérialisé par une séparation, au sol. À Jardin, l’espace Scott, à Cour, l’espace Amundsen.
Musicalement, la séparation est aussi sensible : l’équipe de Scott est faite de ténors, et menée par le ténor Rolando Villazon, et celle d’Amundsen (baryton) par des barytons. Peut-être pour marquer dans les voix d’un côté la légèreté (de la préparation ?) et de l’autre son épaisseur et son sérieux. Parallèlement, les voix féminines font contraste puisque Kathleen Scott est mezzosoprano dans un monde de ténors, et la Landlady est soprano colorature dans un monde de barytons. Cette modulation des voix donne couleur à l’ensemble, et aux ensembles. Les animaux sont des instruments, les cors pour les poneys de Scott et les clarinettes pour les chiens d’Amundsen.
Le texte construit un système d’écho, notamment au début, de phrases identiques. Il est dit successivement avec des couleurs différentes : même phrases, mais couleurs variées.
L’orchestre est immense, très riche en bois, particulièrement fournis, et en percussions très variées (crotales, marimba, vibraphone, mais aussi Glockenspiel et cloches à vaches) ; on trouve aussi l’accordéon, le piano à quatre mains, des harpes. L’impression est qu’on a réuni là volontairement tous les instruments possibles en une richesse prodigieuse, jusqu’au son qui émerge des Gramophones, fixé par la partition, Caruso et Carmen (“La fleur que tu m’avais jetée”) d’un côté et de l’autre la chanson de Solveig de Peer Gynt.  Tout  va faire contrepoint à une situation apparemment linéaire du point de vue dramaturgique, dans un décor uniformément blanc qui va contraster avec la richesse incroyable de l’instrumentation.
Les parfums les couleurs et les sons se répondent (Baudelaire)
C’est bien le contraste qui est le principe de l’œuvre, deux personnalités, deux parcours, deux préparations, l’une sérieuse et secrète, l’autre sérieuse aussi mais m’as-tu vu, deux univers dans un espace uniforme, et tout un jeu d’oppositions apparentes et plus secrètes, de contrepoints qui vont conduire le principe de l’œuvre et dont Hans Neuenfels va s’emparer.
Le problème c’est que toute cette construction assez élaborée et complexe manque de ce qui a fait l’opéra tout au long de son histoire, des moments vraiment dramatiques, où des personnalités se confrontent, où les éléments se déchaînent, où les émotions affleurent et s’épanchent. C’est bien la désespérante linéarité du paysage qui domine, et d’une « course » vue non comme défi mais plus comme retour sur soi : course contre soi et contre l’autre, et moment où l’héroïsme est aussi bien externe qu’interne. Un seul exemple : souvent et Scott et Amundsen font référence aux éléments, au mauvais temps possible. Et pas un moment de tempête ou de violence des éléments, à laquelle tout compositeur du premier XIXème siècle aurait sacrifié. Il est vrai que nous sommes au début du XXIème   et que les lois du théâtre musical ont changé. Espace extérieur et échos intérieurs (auxquels contribuent très largement la présence évocatoire des femmes), course des corps contre les éléments et course des âmes fortifiées ou moins, la musique accompagne plus que décrit. Elle accompagne dans la profondeur, préférant travailler la complexité de la composition qu’une pure musique descriptive « à programme ». Une musique quelquefois « prise dans les glaces » d’une mélodie presque minimale (pour ne pas dire minimaliste) et en même temps très diffractée par la multiplicité des reprises instrumentales. Ce qui frappe, c’est vraiment cette variété des instruments et des timbres, exaltée par la direction redoutable de précision, très pointue et très pointilliste de Kirill Petrenko, qui rend chaque détail de la partition audible, et qui en travaille tous les recoins. Non seulement comme à son habitude il suit pas à pas les chanteurs (et sans doute avec plus d’attention encore pour une Uraufführung) mais il est attentif à tous les moments, tous les instruments, dosant les volumes, les couleurs, les interventions de chaque instrument avec une volonté de cohérence qui stupéfie. Il fait penser à son approche de Die Soldaten, et d’ailleurs la partition m’a souvent renvoyé à certains univers de Zimmermann. C’est vraiment pour moi l’artisan de la réussite de l’ensemble, car Petrenko dirige cette œuvre nouvelle et conduit cette partition avec le souci d’en rendre les qualités, d’en rendre les ombres et lumières, d’en transmettre la couleur, avec le même souci et la même probité que n’importe quelle œuvre classique du répertoire. On pourrait dire : « c’est la moindre des choses », mais ce n’est pas si évident en réalité. L’attention qu’il porte à la construction et au rendu, la plongée dans un univers si différent de ce dont il est familier, le respect de l’œuvre dans son intensité sont des éléments visibles, qui emportent en même temps l’orchestre dans cette perfection formelle. Et la plongée résolue dans cette musique est si visible au spectateur qu’on finit par se demander avec inquiétude comment la musique de Srnka  sonnera dans d’autres mains et si Petrenko n’est pas l’architecte de cette incontestable réussite.
À cette musique très « composée » correspond une écriture pour les voix qui m’est apparue à la fois réussie et assez classique, ce qui n’est pas un reproche, loin de là. Les ensembles sont tous magnifiques, à commencer par le quatuor Scott/Kathleen/Landlady/Amundsen à la fin de la deuxième partie qui a frappé tous les spectateurs, et par l’ensemble qui accompagne la mort (le meurtre) des animaux, vraiment exceptionnel par l’émotion qu’il diffuse. Le monologue initial de la 2ème partie, la lettre de Hjalmar Johansen chantée par Tim Kuypers est aussi un moment de théâtre vraiment sensible.
Ce qui frappe dans la distribution c’est d’ailleurs un véritable équilibre. Certes il y a les héros (le quatuor Scott/Kathleen/Landlady/Amundsen) et les deux équipes, les ténors Dean Power, Kevin Conners, Matthew Grills et Joshua Owen Mills (équipe Scott) et les barytons Tim Kuypers, John Carpenter, Christian Rieger et Sean Michael Plumb (équipe Amundsen) sont pour l’essentiel membres de la troupe ou des ex-membres de l’opéra studio. Ils témoignent ici de l’excellent niveau d’ensemble et de leur ductilité, mais aussi témoignent d’un esprit de troupe visible et d’une cohérence dans l’engagement, et même dans la différence sensible de jeu entre les deux équipes (travail magnifique de Hans Neuenfels sur les personnages).

Kathleen Scott (Tara Erraugh) et Scott (Rolando Villazon) ©Wilfried Hösl
Kathleen Scott (Tara Erraugh) et Scott (Rolando Villazon) ©Wilfried Hösl

Tara Erraught est pour moi l’un des mezzos les plus intéressants de la nouvelle génération, elle appartient à la troupe, mais a de nombreux engagements ailleurs. La voix est riche, charnue, puissante, avec un beau volume et une science des crescendos qui courent sur toute l’étendue du spectre, ce qui lui permet d’aborder aussi des rôles plutôt attribués à des sopranos, elle a la ligne de chant, le contrôle et aussi les agilités. Épouse bourgeoise  (qui tranche avec la Landlady en combinaison qui porte sans cesse le seau rempli de produits de nettoyage) tenue digne, port noble, artiste qui entretient des liens avec le monde artistique de l’époque, élève de Rodin, son allure correspond à une voix pleine d’autorité qui marque aussi un rapport moins direct et plus complexe à son mari. Magnifique et imposante prestation.

Landlady et équipe norvégienne ©Wilfried Hösl
Landlady et équipe norvégienne ©Wilfried Hösl

Au contraire, la Landlady de Mojka Erdmann apparaît physiquement plus fragile, comme un corps frêle et presque faible, et la partition lui réserve moins de couleur dans la voix, et plus de notes suraiguës tenues à l’extrême des possibilités. La musique d’aujourd’hui use souvent de ces voix à la fois légères et aiguës, mais qui savent tenir la distance. Moins passionnante pour la variété, mais impressionnante pour la performance technique, la prestation de Mojka Erdmann répond à ce qu’on attend d’elle, avec cette fausse fragilité qu’elle affiche en scène, mais aussi son sens de la réponse directe et franche, qui fait là aussi contraste avec le « côté Scott », qui affiche une Kathleen brune, et habillée d’une stricte robe noire, là où la Landlady est blonde, en combinaison légère et claire. Ombre et lumière.

Scott (Rolando Villazon) Amundsen (Thomas Hampson) ©Wilfried Hösl
Scott (Rolando Villazon) Amundsen (Thomas Hampson) ©Wilfried Hösl

Contraste aussi entre Rolando Villazon et Thomas Hampson.
Le trou noir qu’a traversé Rolando Villazon, promis à l’Empyrée des ténors, a des échos dans sa prestation : il a eu de tels problèmes de santé qu’il a interrompu sa carrière, pour la reprendre à plus petite vitesse et sur des rôles moins tendus que ceux auxquels il nous avait habitués. Villazon est un ténor qui s’engage, toujours sur le fil du rasoir, et donc toujours fragile car toujours au bord de la tragédie. C’est ce qui fait aussi son prix par rapport à d’autres artistes plus solides et peut-être plus lisses. Bien que la voix ait quelques accidents (qui n’ont pas manqué durant le représentation), que la projection ne soit pas toujours au rendez-vous, l’artiste reste passionnant dans une tessiture qui reste tendue. Il fait partie de ces gens qui respirent une humanité profonde, une sensibilité à fleur de peau, une spontanéité démonstrative et même quelquefois excessive, une sorte de fou chantant qui attire irrésistiblement la (et ma) sympathie.

Il chante Robert Falcon Scott, l’officier britannique qui va mener au Pôle Sud ses hommes, mais va périr avec eux de froid et de faim sur la route du retour. Personnalité controversée, sur qui on a fait tomber une certaine responsabilité dans l’impréparation de l’expédition tant pour le choix des vêtements que des transports : encore aujourd’hui, certains norvégiens ironisent sur le choix de poneys ou de chevaux pour effectuer la traversée sur la glace, par rapport aux chiens choisis par Amundsen. Villazon rend parfaitement une certaine instabilité, une certaine « dégaine » méditerranéenne avec des gestes larges, des mouvements brusques, Scott-Villazon est suffisamment fragile et excessif pour qu’on ait de visu, moins confiance dans son projet. Vocalement, Villazon, sans être exceptionnel, « fait le job » comme on dit, avec quelques menus scories, mais reste un profil scénique particulièrement intéressant et un profil vocal honorable parce qu’il marque un grand contraste avec Hampson-Amundsen,.

Thomas Hampson est le triomphateur de la soirée, pour un rôle de héros qui triomphe. La prestation vocale est supérieure à ce qu’on a entendu récemment de lui par exemple son Mandryka dans Arabella à Salzbourg. Il est possible que le rôle ait été (bien) écrit pour lui et en rapport à ses possibilités actuelles, il reste qu’en matière de tenue de notes, de projection, de chaleur de timbre, la prestation est exceptionnelle.
C’est bien l’impression de solidité qui domine, par la voix, par la nature du personnage, exigeant, ne laissant rien passer, très préparé et l’esprit rivé vers le but à atteindre, avec une voix à la fois bien plantée et chaleureuse, et aussi par la taille : il domine physiquement les autres personnages et en face, Villazon « ne fait pas le poids » physique, plus frêle, plus petit à la voix plus claire et plus fragile ; l’opposition entre les deux et l’avenir tragique se lit dans les images scéniques et vocales elles-mêmes. En ce sens, le spectacle est parfaitement calibré.
Il est aussi calibré par la qualité du travail de Hans Neuenfels, qui a été vivement applaudi par la salle (ce qui n’a pas été si fréquent dans sa longue carrière). Il travaille résolument dans le sens de la distanciation, construisant des images essentielles qui font sens, et ne se perdant jamais dans l’anecdotique, l’espace est une vraie construction théâtrale. Le décor, conçu avec Katrin Connan, est un espace blanc (rappelons que celui de sa Manon Lescaut dans le même théâtre était un espace noir) avec un fond de scène frappé d’une croix qui fait cible, une sorte de Croix du Sud qui figure le Pôle à atteindre, la cible commune des deux explorateurs, qui occupent chacun un espace séparé de l’autre par un séparateur au sol figurant les deux parcours.
Un décor donc essentiel où vont jouer les éclairages assez violents (figurant l’éclat du blanc) de Stefan Bolliger, et changeant lorsque les femmes apparaissent (devenant moins aveuglants, pour figurer une lumière non polaire). Le décor est lisse, simplement évocatoire, sans figuration de la glace, sans neige artificielle, sans aucun réalisme.

Frac et mort ©Wilfried Hösl
Frac et mort ©Wilfried Hösl

Car le principe de ce travail (qu’on peut naturellement discuter) est de rendre les contrastes humains évidents, sans se perdre dans un réalisme qui en l’état ne rajouterait rien. Alors, Neuenfels travaille sur les ressemblance et les contrastes, et d’abord sur les mouvements : essentiels et souvent parallèles dans la première partie, alors que les contrastes sont de plus en plus marqués dans la seconde partie, quand Amundsen regagne ses bases pendant que Scott périt de faim et de froid, le plus marqué étant un Amundsen en frac d’un côté (avec un éclairage normal) pendant qu’un à un (belle prestation de Dean Power) disparaissent les membres de l’équipe de Scott (avec un éclairage glacial), et que Scott finit comme pris dans les glaces figurées paradoxalement par d’épais sacs de couchage, allusion au sommeil précédant la mort par le froid et le gel.

Parallèles et paradoxes ©Wilfried Hösl
Parallèles et paradoxes ©Wilfried Hösl

Ressemblances dans les mouvements symétriques, alimentés par des paroles parallèles, dans l’entrée des femmes, parallèlement, mais distinguées comme on l’a vu par l’allure et le vêtement. Les différences entre les deux équipes se marquent d’abord par les couleurs, noir du côté de Scott, gris du côté d’Amundsen, par les costumes, épaisses peaux de bête chez Amundsen, cuirs doublé laine du côté de Scott, qui semble bien plus léger. Et de fait, Amundsen, de culture scandinave, avait prévu les choses en fonction de traditions locales : c’est aussi la question du choix des chiens et non de chevaux ou de poneys, figurés par des mimes munis de masques apparaissant dans une niche en fond de scène : Hans Neuenfels aime figurer ainsi les animaux par des hommes (voir les fameux rats de Lohengrin à Bayreuth).

Mort des chiens ©Wilfried Hösl
Mort des chiens ©Wilfried Hösl

Ainsi la scène où les animaux sont tués devient-elle l’une des plus fortes de l’œuvre, car elle vise à la fois à marquer notre relation très anthropomorphique aux animaux et en même temps,  les chiens sont tués au pistolet, comme on tue des hommes dans un massacre: le spectateur voit donc des hommes s’écrouler, et non des chiens. Il y a  là un jeu mimétique particulièrement fort qui rend très sensible la situation, déjà terrible s’il s’agit d’animaux, et encore plus forte puisque la relation devient « humaine ». Ce n’est pas un hasard si la scène est l’une des plus dramatiques de la soirée, et objet des souvenirs les plus forts.

Dans ce jeu des parallèles et contrastes, la deuxième partie, à la différence de la première, casse le jeu de la géométrie. Lorsque les uns reviennent du pôle, les autres s’y dirigent encore (je crois qu’ils l’atteindront plus d’un mois plus tard). Enfin lorsque les norvégiens sont sortis d’affaire au moment de la magnifique scène des oiseaux marquant la proximité de la mer : « What ? What is this ?! Birds ! », Scott et ses hommes de l’autre côté sont en train de périr « He has an open wound ».

L'autochenille de Scott ©Wilfried Hösl
L’autochenille de Scott ©Wilfried Hösl

Contraste enfin dans les comportements et les procédures, l’autochenille de Scott qui tombe en panne face à des moyens moins spectaculaires, mais considérés comme plus sûrs, la rigidité d’Amundsen (l’interdiction d’écrire par exemple ou de tenir un journal hors celui qu’il tient) face à la « souplesse » de Scott, la concentration d’Amundsen tout fixé sur son but. Car malgré un jeu d’acteur volontairement peu démonstratif, – on pourrait regretter que les équipes ne soient pas analysées dans leur comportement individuel, à de rares exceptions près – les gestes essentiels sont donnés, raideur et rudesse du côté Amundsen, plus de variété et de mouvement du côté Scott, et cette posture aide aussi à lire le drame qui se noue.

Le théâtre : Amundsen au pôle Sud ©Wilfried Hösl
Le théâtre : Amundsen au pôle Sud ©Wilfried Hösl

Seule concession à l’anecdote ou à l’Histoire, la figuration du pôle, avec tente et drapeau, reproduction exacte de la fameuse photo de la tente, du drapeau norvégien et de l’équipe.

L'histoire: Amundsen au pôle Sud
L’histoire: Amundsen au pôle Sud

Il faut remarquer aussi l’important enjeu, très peu marqué dans la mise en scène sinon en creux, que la conquête du Pôle Sud pouvait constituer pour une Norvège toute neuve devenue état indépendant depuis 1905, c’est à dire 6 ans à peine avant l’expédition face à un représentant de l’Empire britannique, à l’époque la plus grande puissance. Ainsi, sans que ce soit si clairement affirmé, c’est bien le mythe de David et Goliath, le pot de terre contre le pot de fer, et le lièvre et la tortue qui est ici reproposé en adaptation polaire.
À travers une histoire documentée, c’est finalement un parcours symbolique qui est ici dessiné fait d’une successions de moments, autant de scènes qui éclairent à la fois les motivations des uns et des autres et les contextes divers, les ambiances, dans un travail abstrait, sans concession et d’une très grande rigueur, sans aucun élément décoratif, presque comme une épure où le paysage indompté et intouché n’est plus un paysage, mais une ambiance où l’homme est seul, face à son destin, dans une sorte de posture héroïque que l’œuvre analyse au delà du récit proposé.
Et ainsi se trouve-t-on devant un spectacle plus théâtral qu’il n’y paraît à première vue, et c’est peut-être là le secret de son succès. Une musique qui se cache et se découvre, une géométrie qui se brise en deuxième partie, des moments d’une grande émotion et de suspension, mais aussi un « ennui » volontaire au départ, comme si les véritables enjeux avaient du mal à s’imposer, comme si la musique se cachait volontairement et si le théâtre se cachait d’abord pour se découvrir peu à peu.
Voilà une réalité historique et historiée qui est en même temps métaphore de la faiblesse et de la force de l’humain et variation sur l’héroïsme. Seul un paysage polaire, sans relief, sans couleur autre que le blanc, sans vie apparente sinon celle du regard qui l’embrasse pouvait peut-être en être le cadre. On comprend du même coup une musique à la fois tendue mais sans relief apparent, à l’image de cette immense étendue blanche du plateau polaire, qui force à rentrer en soi, comme on rentre dans le tissu musical, sans relief apparent non plus, mais en réalité plein d’une foule de détails et de richesses sonores de toute nature.  Apparence de désert et être riche et varié, de nouveau l’œuvre nous ouvre vers les contrastes habituels du monde. Et Neuenfels nous les soulève.
Son décor est construit comme une vaste caverne blanche, comme la caverne platonicienne. Et si la caverne était une immense étendue blanche ?

Alors que j’étais un peu dubitatif sur la musique en sortant de ce spectacle, je m’aperçois qu’il reste en moi après une semaine, et certaines images reviennent, certains moments m’accompagnent ainsi que certains sons . C’est qu’il constitue vraiment un spectacle total, fait de vrai théâtre, fait aussi d’une musique qui réussit à chanter et surtout à faire chanter. Mais c’est le chef d’orchestre le véritable démiurge de tout ce travail, sans sa clarté, sans sa précision, sans son approche très pédagogique au total, dévoilant peu à peu les ressorts de l’œuvre, nous n’aurions pu découvrir cet au-delà de la caverne, et respirer cette musique comme nous l’avons fait grâce à Kirill Petrenko, l’artisan fulgurant de ce triomphe.[wpsr_facebook]

Quatuor final du premier acte ©Wilfried Hösl
Quatuor final du premier acte ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: LES DIALOGUES DES CARMÉLITES de Francis POULENC le 30 JANVIER 2016 (Dir.mus: Bertrand DE BILLY; Ms en scène Dmitri TCHERNIAKOV)

Entrée de Blanche (Christiane Karg) au Carmel ©Wilfried Hösl
Entrée de Blanche (Christiane Karg) au Carmel ©Wilfried Hösl

La production de Dimitri Tcherniakov de Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc sur le texte de Georges Bernanos remonte à 2010, et elle avait alors été dirigée par Kent Nagano et enregistrée en DVD par Bel Air Music. Les « ayant droit » trouvant la fin de ce spectacle contraire au sens qu’en voulaient donner Bernanos et Poulenc ont intenté un procès, perdu en première instance et gagné en appel. Si le spectacle dont ils avaient aussi demandé l’interdiction n’a pas été l’objet d’une sentence, le DVD quant à lui est bel et bien interdit. C’est donc avec une certaine curiosité que j’ai vu à Munich la reprise de ce spectacle, dirigé par Bertrand de Billy, dans une très belle distribution, Laurent Naouri, Stanislas de Barbeyrac, Sylvie Brunet-Grupposo, Christiane Karg, Anne Schwanewilms, Anna Christy, Susan Resmark.

Et si les tribunaux appliquent la loi ou disent le droit, la position des « ayant droit » apparaît difficilement compréhensible à plusieurs niveaux.
D’abord, la mise en scène de Dmitri Tcherniakov n’est en aucun cas choquante. Comme souvent chez Tcherniakov, elle est un bilan de lecture, qui fait de Blanche le personnage clef de l’œuvre, à travers le nom qu’elle s’est choisi, « Sœur Blanche de l’agonie du Christ », un nom qui place la question de la mort au centre de la problématique posée par l’œuvre, comme le montre d’ailleurs la scène de la mort de la première Prieure, Madame de Croissy, qui malgré une vie au carmel, est saisie d’une angoisse existentielle à l’approche du moment fatal. La question du rôle des religieuses est aussi posée par ce nom, qui évoque le Christ qui offre sa vie pour sauver l’homme et qui est de la part de Blanche une affirmation orgueilleuse, héroïque, qui ne correspond pas forcément à la faiblesse intrinsèque de la jeune fille ou même plus généralement à la faiblesse intrinsèque de l’homme.
Dans le livret et la pièce de Bernanos, Blanche, qui a échappé à l’arrestation finit par grimper volontairement à l’échafaud pour accompagner les sœurs et finit par vaincre l’angoisse de la mort pour périr au milieu de ses compagnes, la dernière .

La vision de Tcherniakov est déterminée par le nom que Blanche a choisi, et par la logique qu’il implique :  cette dernière, pour honorer ce nom, sauve une à une chacune de ses compagnes, et demeure la seule à aller au sacrifice et au don définitif de soi. Cette démarche est pour Tcherniakov l’aboutissement du chemin que Blanche a pris en choisissant son nom, un chemin qu’il estime conduire logiquement à ce sacrifice-là, un chemin auquel la première prieure a renoncé. Il raconte donc l’histoire d’un basculement d’une Blanche d’abord faible et fragile, qui réussit finalement à agir conformément à son nom.

Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl
Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl

Tcherniakov a donc conçu son spectacle (3 actes et 12 tableaux), en 12 stations séparées chacune par un noir total et un long silence, comme une fresque iconique en autant d’icônes, d’icônes « vivantes », qui sont le parcours d’une Passion christique.
Pour ce parcours, il garde le plateau systématiquement vide et la première image est celle d’une foule bigarrée qui est une somme d’individus qui se croisent, se saluent, s’embrassent au milieu de laquelle Blanche est perdue, agressée, et se retrouve seule sur cet espace sans limites.

Puis la musique commence, et apparaissent sur ce plateau nu Le Marquis de la Force (Laurent Naouri) et le Chevalier (Stanislas de Barbeyrac, qui fait ses débuts sur la scène munichoise), tout autant que Blanche, petit être emmitouflé, comme des êtres tous perdus dans un univers sans références et erratique chacun dans son ordre.

Apparition du Carmel devant Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl
Apparition du Carmel devant Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl

Après les scènes de prologue, qui aboutissent à la décision de Blanche de partir au Carmel, du fond de scène, émergeant d’une légère brume apparaît une maison de bois, un espace fermé par des cloisons transparentes, aux dimensions assez réduites, voire presque étouffantes, à l’intérieur duquel les sœurs sont réunies autour de la prieure.

ar07m01Presque tout l’opéra se déroulera à l’intérieur de cet espace, espace protégé, image de la clôture du Carmel mais aussi de son isolement, et de cette coupure du monde, un monde vide qui répond à un espace trop plein, qui étrangement rappelle la manière dont on représente les espaces intérieurs dans les fresques médiévales ou sur les icônes, où se déroulent des scènes de l’Évangile.
Voilà la ligne directrice de ce travail, finalement assez simple et linéaire, où tout est vu du dedans et au dedans, et où le monde extérieur apparaît très peu, par des bruits, des échos de scènes de foules, et par quelques intrusions des personnages  le prêtre d’abord, puis les policiers (le commissaire), mais aussi le Chevalier dans une belle scène qui montre physiquement, par la distance, par l’utilisation de l’espace le fossé qui le sépare désormais de Blanche avec laquelle il entretient une relation si complexe.

La vie au quotidien ©Wilfried Hösl
La vie au quotidien ©Wilfried Hösl

Cette dialectique du « trop plein » intérieur : meubles, chaises, personnages envahissent l’espace et l’obstruent et du vide extérieur rend physiquement un aspect rarement souligné, qui est l’impression de sécurité et de chaleur, le côté « cocon », de cet espace intérieur face à un extérieur presque invisible, sombre et brumeux, vide, et angoissant.

Les deux moments où apparaît la foule, l’image initiale et la scène finale, sont deux moments antithétiques : au départ, une foule anonyme où Blanche se perd et qu’elle vit presque comme une agression, et à la fin une foule de badauds réunis pour assister au supplice et que Blanche transcende. D’ailleurs, même si la guillotine n’est pas montrée et pour cause, la maison d’où l’intérieur nous est cette fois masqué est entourée par la police comme une « scène de crime », et l’on pressent que cette « maison » va être brûlée, comme brûlée du feu purificateur. Il est pour moi probable que Tcherniakov ait pensé au sacrifice des vieux croyants dans Khovantchina et qu’il ait rapproché les deux situations, d’autant que la musique de Poulenc puise souvent dans l’univers de Moussorgski.

Madame Lidoine (Anne Schwanewilms) ©Wilfried Hösl
Madame Lidoine (Anne Schwanewilms) ©Wilfried Hösl

Si les sœurs ne portent jamais l’habit des Carmélites, leurs costumes indiquent le mépris du monde et des conventions (c’est frappant pour Madame de Croissy et Mère Marie de l’Incarnation) Madame Lidoine, la nouvelle prieure, garde un aspect légèrement plus apprêté et plus « féminin » : elle use de la jupe, au contraire du pantalon porté par les deux autres personnages).
Certains éléments ne sont pas mis en valeur par la mise en scène, comme le vote du martyre, instillé par Mère Marie de l’Incarnation, quand chez Christophe Honoré à Lyon par exemple ce moment était fortement ritualisé, comme si ce qui intéressait Tcherniakov, c’est plutôt l’histoire des destins individuels plus que collectifs.

Il a refusé l’approche historique ou contextuelle, pas de signes ni de vêtements religieux, pas de symboles révolutionnaires non plus, et des costumes pour tous plus ou moins anonymes, c’est frappant dans la simplicité dont Chevalier et marquis de la Force sont vêtus (veste un peu élimée pour l’un imperméable pour l’autre) où les fonctions sociales ou hiérarchiques sont effacées, laissant chaque personnage nu dans sa situation simplement humaine. Cette abstraction fondamentale qui concentre sur « le sens » plus que sur « l’histoire » qu’on raconte ou « l’Histoire » qu’on évoque, me paraît peut-être aussi procéder de la culture orthodoxe de Tcherniakov, où dans certaines représentations (notamment de mosaïques, grecques il est vrai, du Xème siècle) sont effacées toutes références sensibles, absence de sol comme si les personnages flottaient, absence de décor ou décor minimal plus évocatoire d’historié, gestes à peine esquissés.
Comme souvent dans son travail, il essaie non de nous perdre dans des détails d’un univers réaliste, mais de nous proposer des lignes épurées, des signes : on pense à Lulu, avec ses parois translucides d’un labyrinthe de verre où tout se voit, dans un vaste dispositif où l’espace de jeu est réduit en autant de « cages de verre », on pense aussi à Lady Macbeth de Mzensk où derrière un apparent réalisme, l’espace de vie (l’espace intérieur) de Katerina est une niche presque close, un espace de clôture là aussi, ou même la maison dans Macbeth, espace clos et isolant..

La révolution passe, et les carmélites quittent la clôture ©Wilfried Hösl
La révolution passe, et les carmélites quittent la clôture ©Wilfried Hösl

Ce qui frappe dans Les Dialogues des Carmélites, c’est que la relation est inversée : là où on lit la clôture qui coupe du monde, c’est le monde qui semble étouffant et l’espace clos qui semble un possible pour la liberté : le vaste plateau nu du Nationaltheater est ici une image étouffante et dangereuse sans direction aucune, quand « la petite maison » reste un espace de sens.
Aussi, et nous y reviendrons, Tcherniakov s’intéresse au mécanisme du don de soi, du don de vie, du don à Dieu, sans rattacher la question à une problématique religieuse voire chrétienne, ou en l’occurrence catholique, ni même historique, mais à la question de l’humanité dans son rapport au mystique, dans son rapport à la transcendance, question fondamentale qu’il semble traiter par antithèse en s’appuyant sur les « pauvres vies » des Carmélites dans une figure oxymorique. Et à ce jeu-là le sacrifice final de Blanche, fidèle au sens de l’agonie du Christ, semble bien proche de ce que les grecs appelaient « ὕϐρις (hybris) », l’orgueil de ceux qui veulent égaler les Dieux : d’où une fin « spectaculaire » là où le spectaculaire a été complètement absent de toute la représentation, avec explosion, flammes et fumées, une fin volontairement « ailleurs » qui effectivement crée un malaise, par rapport à Blanche qui demeure telle qu’elle est rentrée au Carmel, avec sa soif d’héroïsme, et par rapport aux Carmélites, sauvées, mais en contradiction face à leur vœu de Martyre, qui rejoignent Mère Marie de l’Incarnation dans l’anonymat des ordinaires.

A ce travail très tendu, très profond, très juste souvent aussi, mais qui pour moi n’a pas tout à fait la force d’autres spectacles de Tcherniakov, à commencer par cette Lady Macbeth de Mzensk vue à Lyon quelques jours auparavant, correspond une distribution en tous points exemplaire, comme souvent à Munich.

Blanche (Christiane Karg) et le Marquis de la Force (Laurent Naouri) ©Wilfried Hösl
Blanche (Christiane Karg) et le Marquis de la Force (Laurent Naouri) ©Wilfried Hösl

Dans le rôle très réduit du marquis de la Force, Laurent Naouri réussit à donner au personnage à la fois cette relative dureté et cette distance un peu ironique qu’il a souvent, cette distance qui est cause de la fragilité des deux enfants, le Chevalier et Blanche ; diction parfaite, évidemment, et toujours une vraie présence.
Stanislas de Barbeyrac était le Chevalier, et il faisait ses débuts à Munich. Comme toujours, suprême élégance dans la manière de dire le texte, dans le contrôle des notes, dans l’expressivité : il est vraiment émouvant. Est-ce néanmoins un rôle pour lui ? il a eu un peu de mal avec certains aigus et surtout, l’orchestre le couvrait quelque peu et empêchait quelquefois d’entendre sonner le texte. La tessiture est tendue, l’orchestre est important, mais je ne pense pas que le chanteur soit en cause, derrière ce timbre, j’entends décidément toujours un futur Lohengrin (on imagine une future carrière à la Gösta Winbergh), mais la question du volume orchestral s’est posée plusieurs fois.
Christiane Karg était Blanche. J’ai écouté plusieurs fois cette chanteuse, particulièrement valeureuse, sans être toujours convaincu du côté exceptionnel de ses prestations que d’autres amis soulignaient. Ce n’est pas le cas ici : elle est magnifique et totalement convaincante. Elle a la fragilité, elle a le timbre séraphique, et elle a une clarté d’expression (et une diction française !) en tous points exceptionnelle. C’est l’une des plus belles Blanche qui m’ait été donné d’entendre.

Constance (Anne Christy) et Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl
Constance (Anne Christy) et Blanche (Christiane Karg) ©Wilfried Hösl

Anna Christy était Constance, un peu moins convaincante, bien que très fraîche avec un timbre très clair elle n’a pas l’expressivité de Christiane Karg et n’est pas vraiment émouvante, ou du moins la mise en scène ne lui donne pas l’importance qu’un Christophe Honoré lui donnait à Lyon par exemple. Il reste que leur scène initiale est intéressante dans la manière dont elle est réglée, où Blanche est volontairement méchante (elle lui renverse son seau) , mais sa personnalité scénique n’irradie pas à la manière dont irradiait une Sabine Devieilhe.
Le personnage de Mère Marie de l’Incarnation est campé. On pourrait laisser le mot sans autre qualificatif : campé, solide, et sans doute construit dans ce style pour Susanne Resmark au physique bien planté, qui tranche avec l’idée qu’on se fait de ce personnage. Il en fait un personnage tout d’une pièce, sans grande subtilité, qui évidemment tranche avec sa « rivale » Madame Lidoine, au contraire toute élégance et féminité. Toujours ce souci de tracer des lignes de partage symboliques. La voix est solide, sans vrai caractère, avec quelque problème de projection, mais en tout cas colle parfaitement au personnage.

Blanche (Christiane Karg) et la première prieure (Sylvie Brunet-Grupposo)©Wilfried Hösl
Blanche (Christiane Karg) et la première prieure (Sylvie Brunet-Grupposo)©Wilfried Hösl

Sylvie Brunet-Grupposo est comme à Lyon magnifique dans le rôle de Madame de Croissy la première prieure. La table de la « petite maison » devient un lit pour l’occasion, et il n’y a volontairement aucune noblesse dans cette mort, dans ce comportement, dans l’attitude même : c’est très proche de ce que faisait Honoré à Lyon, diamétralement opposé à l’option si théâtrale et si spectaculaire d’Olivier Py au Théâtre des Champs Elysées (avec Rosalind Plowright déchirante et qui savait si bien user d’une voix déchirée). Diction parfaite, violence incroyable, humanité bouleversante, sens du texte et de l’expression, malgré une voix à la projection pourtant limitée. Il est sûr que Sylvie Brunet-Grupposo dont la carrière n’a pas toujours répondu aux espoirs mis en elle a trouvé là son rôle fétiche. Elle remporte d’ailleurs un succès personnel marqué.
J’étais un peu surpris de trouver Anne Schwanewilms dans cette distribution, elle qui est une chanteuse straussienne de très grand niveau.
Dès son monologue conclusif de la première partie, on comprend ce choix. Entre la brutalité de Mère Marie, la déchirure de Madame de Croissy, elle est d’abord d’une humanité et d’une sérénité prodigieuse, qui tranche et qui rassure, elle sait adopter un ton apaisant, mais avec une véritable autorité (notamment avec Mère Marie). Diction impeccable, chant particulièrement intelligent et modulé, suprêmement élégant. Avec cette attitude scénique tellement noble, elle tranche totalement et avec Mère Marie, comme on l’a dit, mais aussi avec Madame de Croissy. La noblesse de naissance de la première ne se sent pas vraiment dans ce travail (au contraire de ce que faisait Py), mais la noblesse d’âme de la seconde, roturière, se lit dans la manière dont elle se meut, dont elle se tient, dont elle domine aussi le groupe des sœurs. Grande interprétation, qu’on voit dans les petits détails et les petits faits vrais que son jeu fait transpirer.
Plus généralement, l’ensemble de la distribution répond aux exigences de l’œuvre  de Bernanos et de la musique de Poulenc, notamment en terme de clarté du texte, de diction et d’expression. Heike Grötzinger(Mère Jeanne), Rachael Wilson (Sœur Mathilde) , Alexander Kaimbacher (L’aumônier), Ulrich Reß (1er commissaire), Tim Kuypers (2ème commissaire), Andrea Borghini (le géôlier), Igor Tsarkov (L’Officier) ou Johannes Kammler (Thierry) montrent tous la qualité consommée de la troupe et de l’opéra-studio du Bayerische Staatsoper.

Après Kent Nagano en 2010, c’est à Bertrand de Billy que Klaus Bachler a fait appel. Le chef français, qui fait essentiellement carrière en Allemagne et qu’on voit très rarement (et inexplicablement) en France m’a un peu déçu dans son approche. Je ne suis pas très amoureux de cette musique, mais elle porte en elle une émotion singulière, et des moments de tension spectaculaires et dramatiquement marqués, ce qui explique son succès depuis sa création à la Scala (et en italien) en 1957. Elle porte aussi des souvenirs aussi bien – on l’a déjà souligné- de Moussorgski, très présent, mais aussi de Ravel et d’autres compositeurs notamment du premier XXème siècle. Bertrand de Billy n’a pas réussi – sans doute aussi faute de répétitions (l’opéra de Bavière a mis toute son énergie sur la création de South Pole qui avait lieu le lendemain de la représentation à laquelle j’ai assisté) – à imposer un style et une interprétation marqués, ne donnant aucun relief particulier à une œuvre qui ne manque pas de moments de théâtre forts. L’excellent orchestre est au point (quelques scories aux cuivres), c’est en place, mais ça n’est qu’en place : rien ne se détache, le rendu est assez plat et assez monotone, cette lecture sans particulière clarté ni options ne rend pas justice à la situation et surtout n’est jamais protagoniste, laissant la scène conduire la représentation.

Au terme de ce compte rendu, je tiens à exprimer encore une fois ma très forte surprise devant l’interdiction des DVD de la version Nagano de 2010. Je crois que les « ayant-droit » avaient demandé l’interdiction des représentations et du DVD. Il faut lire à ce propos l’article assez complet  de Sophie Bourdais dans Télérama  Ils ont obtenu en appel l’interdiction du DVD.
Cette détestable aventure pose une nième fois la question des « ayant droit » qui défendent leur idée de l’œuvre au nom des liens privés qu’ils ont avec les auteurs. Pour ma part, à partir du moment où une œuvre est publiée, elle appartient au public et l’auteur prend la responsabilité de la laisser en pâture au lecteur, au musicien, aux interprètes et bien sûr aux metteurs en scène.  L’attitude des « ayant droit »  supposerait qu’une œuvre a un sens définitif, marqué dans le marbre, alors que les lois de l’herméneutique contredisent évidemment toute idée de « sens » d’une œuvre. Les exemples ne manquent pas d’œuvres lues d’une certaine manière à leur création et lues au fil des ans d’une manière différente, Molière par exemple mais aussi des romans, ou même la poésie (Baudelaire ou Flaubert, eux aussi objets de procès…). De ce point de vue, il me semble que le droit des héritiers à être dépositaires d’une certaine idée de l’œuvre est abusif. Mais c’est un autre débat.

S’attaquer à une mise en scène dont la fin, selon les « ayant droit », « transformait profondément la fin de l’œuvre et la dénaturait » me paraît erroné, sinon abusif à propos d’un travail qui me semble très respectueux de l’esprit de l’œuvre. C’est pour moi une pièce de plus au débat filandreux sur la mise en scène, et sur le rôle de la mise en scène dans le spectacle d’opéra : c’est là où le débat est le plus crispé, car le public d’opéra reste souvent réfractaire à la mise en scène quand elle va plus loin qu’une illustration et quand elle problématise de manière plus acérée une œuvre, dérangeant les opinions toutes faites et la tranquillité de ceux qui vont à l’opéra « pour la musique » (ceux qui vous disent qu’ils préfèrent une version de concert, allant résolument contre 400 ans d’histoire de la scène, et contre la révolution wagnérienne). Dans cette affaire malheureuse, les « ayant droit » ont ajouté une pièce ridicule et scandaleuse à ce procès-là, mais ils ont surtout mis un peu plus de poussière et de cendres sur leur statut. Honte à eux.[wpsr_facebook]

Image finale ©Wilfried Hösl
Image finale ©Wilfried Hösl

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: LADY MACBETH DE MZENSK (Леди Макбет Мценского уезда) de Dimitri CHOSTAKOVITCH le 25 JANVIER 2016 (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Femmes et victimes © Jean-Pierre Maurin
Femmes et victimes Ausrine Stundyte (Katerina) © Jean-Pierre Maurin

« C’est chaud… ! » … « C’est porno ! » …quelques réflexions de ce genre et quelques spectateurs partant à l’entracte (« vous partez ? – Oh Oui ! ») ne laissent pas d’étonner.
Je ne dois pas avoir la même idée du réchauffement (non climatique) ou de la pornographie.
L’opéra de Chostakovitch, dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov est présenté à l’opéra de Lyon entre le 23 janvier et le 6 février, et c’est un travail hautement accompli, d’une grande rigueur  et d’une justesse effrayante. Tcherniakov, dans la lignée de ses portraits de femmes détruites (La fiancée du Tsar), de femmes objet (Lulu), de femmes outil (Kundry), nous propose une vision glaciale du destin de Katerina Ismailova, l’héroïne de Chostakovitch périssant d’ennui et de frustration qui va successivement assassiner et beau père et mari, parce qu’elle a dans la peau un ouvrier de son mari qu’elle a croisé et dans les bras duquel elle a succombé.
C’est un travail accompli parce qu’il est le fruit d’une approche très cohérente entre le chef Kazushi Ono, qui choisit volontairement une interprétation implosive, tendue, très analytique, qui n’a rien d’un travail démonstratif ou rutilant qu’on pourrait trouver chez un Rostropovitch par exemple. En ce sens, on ne retrouve pas de couleur « russe » au sens traditionnel, dans une musique qui par ailleurs comme souvent chez Chostakovitch, emprunte aussi bien aux Strauss (Johann comme Richard), à Wagner, à Moussorgski, voire à Puccini. Ici au contraire, nous sommes face à une approche presque méditative, d’une très grande précision, où chaque couleur semble assombrie, où les notes semblent sonner plus intérieurement, où les volumes sont très contrôlés, d’où des forte ou fortissimo qui sont d’autant plus dramatiques qu’ils surgissent comme d’un trou noir d’une incroyable densité. Il en résulte un son de l’orchestre exceptionnel, résultat d’une préparation sans doute très approfondie, qui montre des qualités de pupitres singuliers assez marqués, en particulier dans les cordes, et les cordes graves et les bois.

Sensualité ©Jean-Pierre Maurin
Sensualité ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov permet de mettre en valeur comme rarement la musique, et notamment les intermèdes musicaux, qui sont l’occasion, un peu comme dans Lulu (à Munich la saison dernière) de pantomimes d’une telle justesse, d’une telle crudité, d’une telle force, mais aussi d’une telle ironie cruelle qu’elles font ressortir toutes les couleurs de cette musique tout en illustrant quelque chose de la vie de l’héroïne : le jeu de la lampe lorsque le couple copule pour la première fois ou leur valse éperdue et vertigineuse, presque déconstruite. Rarement la musique de Chostakovitch m’est apparue aussi présente, et mise en valeur dans la multiplicité de ses couleurs avec une telle rigueur et avec l’aide aussi évidente  de la scène.
C’est cette première impression qui emporte la conviction, une impression de globalité où cette mise en scène-là a trouvé sa couleur grâce à une approche musicale qui m’est apparue l’une des plus grandes réussites de Kazushi Ono, qu’on considère toujours comme précis et rigoureux, mais quelquefois un peu froid et détaché et qui ici est presque cathartique, dans le sens où, accompagnant une histoire glaçante, il n’est jamais glacial ou objectif, mais se fait le chroniqueur musical de cette histoire de chute éperdue, en animant la musique, sans jamais sonner autrement que juste : un accompagnement presque cinématographique qui fait de ce travail celui d’un drame musical wagnérien, une véritable Gesamtkunstwerk.
Tcherniakov a déjà mis en scène cette Lady Macbeth de Mzensk à Düsseldorf il y a quelques années et pour la reprise à Londres (à l’ENO) et à Lyon, il l’a  refondue, tout en gardant la structure du décor original et les costumes d’Elena Zaitseva. Un décor qui pose immédiatement le contexte : une usine moderne, des chariots élévateurs, des colis qu’on livre (peut-être un centre de commerce en ligne) et des secrétaires derrière un ordinateur. Au milieu de ce décor presque “Marthalérien” (ou “Viebrockien” du nom de la décoratrice de Christoph Marthaler) éclairé par des néons qui sont autant de déchirures, une pièce tapissée de tapis d’orient  et d’une moquette rouges, close comme une cabine d’ascenseur, une niche, dans laquelle, totalement isolée et séparée des ouvriers, Katerina se meurt d’ennui, dans son costume traditionnel russe qui en fait une sorte d’icône. On ne glosera pas sur la couleur rouge, de ce rouge passion qui tranche avec les couleurs sans âme de l’univers de l’usine du mari, jaune ou vert pâle, un univers où les cloisons sont vitrées, où tout le monde regarde tout le monde, où rien n’est secret, et où les regards finiront par être mortels. Un univers sans bienveillance aucune qui isole d’autant plus l’héroïne dont la première rencontre avec Sergueï l’ouvrier est une lutte, un combat inégal, mais une affaire de corps, après un viol consommé sur Aksinya sur le chariot élévateur.

Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin
Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin

Face à face un Sergueï vulgaire et dominant au corps immense , et, pour l’affronter, Katerina, qui accepte le défi de la lutte, et qui en sort possédée. C’est bien là la dualité affichée de Katerina, glaciale et distanciée face à ses ouvriers, complètement mangée par le désir dans sa « niche » tapissée, vivant une brûlure intérieure cependant jamais hystérisée.
La rencontre nocturne avec Sergueï qui se termine comme on sait est traitée avec une retenue qui en accentue l’impudeur et la crudité : jeux de lumières, jeux de portes, jeux d’ombres, tout suggère de manière distanciée et presque rituelle  ce qui est en train de naître. Dès lors, Katerina est possédée par Sergueï, elle l’a dans la peau, et il n’y a plus ni convenances ni morale : il y a d’un côté la soif d’amour, et de l’autre le désir de pouvoir et d’argent de Sergueï. Chacun dans son ordre prêt à tout, sans plus aucune limite.

Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov est particulièrement clair, il prend le parti de la femme, contre tous les hommes dont on ne sait qui est plus plus minable, le Boris paterfamilias (excellent Vladimir Ognovenko), autocratique plus que tutélaire, qui considère la femme comme un objet, courtisant les secrétaires, cherchant même Katerina, comme un double de Sergueï en version classe dominante,  Zinovy son fils minable et impuissant, insinuant, hypocrite, veule (Peter Hoare, tellement juste) qui à son retour nocturne trouve les deux amants et se fait assassiner, ou Sergueï, corps immense, voix de stentor, mais sans aucun scrupule ni aucune expression.
Les rôles de complément n’échappent pas au jeu de massacre, du policier plus ou moins corrompu (Almas Svilpa) au Pope vendu au plus offrant (magnifique Gennady Bezzubenkov) qui accompagne les puissants, ou à l’ivrogne, ce balourd (Jeff Martin) à la curiosité mal placée dans ce monde où tout se voit et tout se sait qui va découvrir le corps en décomposition de Zinovy. C’est à une déclinaison de la médiocrité masculine que nous assistons.

Face à ces hommes, des femmes toutes victimes du désir masculin, Aksinya la secrétaire poursuivie par Boris et violée par Sergueï, Sonietka qui se vend à Sergueï pour une paire de bas de laine, et Katerina, seule, éperdue, qui découvre l’amour et le désir dans un Sergueï qui l’utilise. Mais Katerina à la différence des deux autres, va au bout du désir, au bout de la passion jusqu’au meurtre, du beau-père Boris, qui aime trop les champignons, du mari Zinovy dès son retour, car elle ne peut recommencer sa vie de recluse, privée et d’amour et d’existence, et enfin de la rivale Sonietka, parce qu’elle est sa rivale auprès de Sergueï, ce qu’elle ne peut accepter ni même imaginer un seul instant.
Comme toutes les victimes de la passion, Katerina rythme sa vie en fonction de l’être dont elle est possédée. « J’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer » dit Phèdre, et de fait, Katerina est une femme soumise à l’être aimé, qui est sans cesse à ses genoux, alors que Boris la forçait à s’agenouiller devant son fils Zinovy, comme si le destin de la femme était d’être soumise. À ce titre, l’une des scènes les plus belles et les plus ritualisées est le moment où Katerina lave Sergueï nu, à ses pieds, avec ses longs cheveux pour une fois non ramenés en arrière, comme un rappel assez précis de Kundry face à Parsifal au troisième acte, dont l’être et la fonction est alors de « dienen » (servir), une scène d’une beauté frappante, qui installe le personnage dans la longue théorie des femmes vivant une Passion, au sens quasi religieux et donc blasphématoire du terme et dédiées, dont la variation ultime est au 4ème acte le don du bas de laine.

"Dienen" Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
“Dienen” Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

 

Ce rapprochement avec Kundry, soumise dès l’acte II, dès le moment où Parsifal comprend l’enjeu de la séduction, est à la fois surprenant et intéressant et aide à relire sa mise en scène berlinoise, à laquelle d’ailleurs il emprunte l’habit du Pope (sac à dos, bonnet). Je me demande d’ailleurs si ce  Boris n’a pas  un petit peu du Klingsor berlinois, figure à la fois paternelle toute puissante et effrayante. En tous cas, il est clair que les liens sont tissés, avec une vision religieuse toujours au bord du blasphème.

Mariage ©Jean-Pierre Maurin
Mariage ©Jean-Pierre Maurin

Car le rituel est dans cette mise en scène un élément fort : rituels de l’amour dans cette niche isolée et rouge de l’intimité de la femme puis du couple illégitime, rituel du mariage, auquel à aucun moment on n’arrive à croire, tant l’ensemble est décoratif, attendu, apprêté, mais aussi les rituels du labeur, les va et viens des chariots, les regards des ouvriers sur l’intérieur des bureaux, tout cela semble sous une pellicule faussement réaliste, construire une vision presque fixée de la vie au quotidien, une sorte de répétition lassante et glaçante de vies inutiles. À la ritualisation des gestes, et notamment de Katerina répondent des motifs, celui de l’habit traditionnel qu’elle porte systématiquement, alors que Serguei et les autres n’entrent pas dans cet univers un peu fantasmatique, celui du tableau (ou de l’icône) constitué par la niche tapissée notamment pendant les intermèdes musicaux. Mais aussi celui de la lampe qui clignote, au moment de la première étreinte avec Serguei, et au moment où elle tue Sonietka, où elle a jeté sur le néon un tabouret qui le détruit et où l’éclairage vacille à nouveau, rituel d’amour, rituel de mort eros/thanatos.
Enfin le dernier acte  est chez Chostakovitch un épisode du long road movie qui conduit les prisonniers en Sibérie, l’arrêt tragique sur image de ce chemin qui s’interrompt à peine par la mort des deux femmes noyées dans le fleuve, puisque le chœur final est celui des prisonniers qui continuent leur route (qui ressemble à celui des Vieux croyants de Khovantchina allant vers la mort) , marquant ainsi le non événement que constitue la fin de Katerina et son infimité.

Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Chez Tcherniakov cet acte apparaît comme un épisode ultime de la passion de la femme, et comme un huis-clos tragique à l’intérieur d’un espace clos, étouffant, l’espace d’une cellule de prison – variation sur la niche des trois autres actes – une prison réelle cette fois quand la prison était auparavant un espace mental. Alors que la niche exhalait auparavant quelque chose d’un orient capiteux, elle exhale un univers de pourriture, notamment quand Katerina se plonge dans le lavabo infect, comme pour s’y noyer, comme une marque définitive de déchéance.
La disparition de tout contexte (le chœur et les autres personnages chantent dans le noir) montre clairement la fonction symbolique du décor précédent et l’absence totale de réalisme, soviétique ou non. Il reste une tragédie de l’intime, une tragédie de la femme bafouée, de l’individu où toute référence à un contexte ou à une société disparaît au profit d’un meurtre aux couleurs sacrificielles, et où Katerina meurt sous les coups des geôliers…Man tötet dieses Weib dirait-on dans Salomé, la femme qui dérange disparaît et la vie (?) continue.

Alors dans un travail d’une aussi grande fidélité à l’esprit de l’œuvre, il fallait un accompagnement musical et vocal d’un exceptionnel niveau.
On a dit combien le direction de Kazushi Ono est mise en valeur par le travail de Tcherniakov, particulièrement musical, avec ses motifs et ses leitmotivs scéniques qui font écho à une musique qui puise ses sources dans toutes les musiques depuis la fin du XIXème, de Wagner à Berg en passant par Moussorsgski, voire Puccini, voire les musiques plus légères (valses viennoises), c’est que Kazushi Ono en montre avec clarté les sources et surtout la versatilité : Chostakovitch à l’opéra n’est jamais univoque, sa tragédie est toujours teintée d’ironie, de méchanceté, de sarcasme, d’humour, et ces différentes facettes musicales sont mises en valeur, d’autant plus dans une interprétation aussi cristalline, et aussi parfaitement maîtrisée dans sa pulsation, dans son tempo, dans son éclat même où l’expressivité ne confine jamais avec le démonstratif, voire l’histrionisme que l’on peut quelquefois tirer de cette musique.  Et dans l’écrin relativement clos de l’opéra de Lyon, cet aspect est particulièrement valorisé : il s’agit de creuser dans les profondeurs, de rentrer en soi, il s’agit de ne pas respirer, pas plus qu’on ne respire dans la niche de Katerina ou dans sa cellule. À la clôture de la musique, comprimée comme l’âme de Katerina, correspond le contexte d’évocation de Tcherniakov, un contexte sans respiration, sans horizon, sans air, sans issue. Et dans cette mesure, la cellule finale n’est que similaire au décor des autres actes, un décor sans issue, sinon des portes coulissantes qui bouchent l’horizon, un extérieur (d’où viendra la police) évoqué, mais surtout un univers confiné où tout se voit, tout se sait, et tout se cache.
Dans un tel univers musical, le chœur a un rôle déterminant, il est un personnage, comme le chœur antique, observant et commentant ce qui se passe derrière les vitres, regardant les maîtres s’entredéchirer, complice du viol d’Aksinya, cherchant sans cesse à voir ce qui est derrière le regard glacial de Katerina. En plein dans l’action, il est part impressionnante du drame, et son engagement est total. Aussi bien dans les moments retenus que dans les moments plus explosifs, il est vraiment remarquable. L’habitude de mises en scènes complexes, exigeant une vraie possession de l’espace scénique et un véritable engagement en fait vraiment une phalange exceptionnelle, sous la direction de Philip White, qu’il faut saluer. Il me semble que ce chœur a fait un bond en avant notable dans les deux dernières années. Ce soir, c’était bluffant.
Enfin, évidemment, au service d’un travail si fouillé, il faut des artistes de tout premier plan, et prêts à s’immerger dans le drame.
Au premier rang, Ausrine Stundyte, qui avait déjà marqué le rôle avec Calixto Bieito à Anvers, et qui dans une approche moins hystérique qu’en Flandres, est totalement possédée, incarnée. Elle se donne à plein, vocalement et corporellement. On l’avait vue il y a quelques mois dans Elisabeth à Gand et elle avait déjà frappé, dans Katerina, elle montre un sens du contrôle et de la retenue qui sert une approche plus intérieure du personnage. Elle est une voix qui habite un corps, très présent, qui sait à la fois avoir la raideur distanciée et les rondeurs sensuelles, qui n’hésite jamais à aller au bout des scènes, avec une sûreté vocale et un volume impressionnants. On peut aimer des voix plus charnues, mais la tension dont elle fait montre et la vérité de l’expression en font pour moi l’une des références dans le rôle qui exige non seulement une voix, mais un jeu.
John Daszak dans Sergueï s’en sort également avec tous les honneurs. J’avoue que ce chanteur n’est pas un de mes favoris, son chant puissant mais détaché, sa manière assez peu expressive de dire les textes, sa difficulté pour appréhender la couleur d‘une langue (je me souviens de son Siegfried à Genève, de son Loge à Bayreuth), tout cela me fait rester sur ma réserve. Mais pour Sergueï, même si la langue russe ne semble pas lui être si familière, ce détachement sert un personnage froid, brutal, sans âme. Ce personnage particulièrement minable n’a d’intérêt que dans la mesure où il sert les nuits et les rêves de Katerina, qui investit en lui plus, bien plus que de raison. Ainsi son détachement, son débit assez monocorde, et sa puissance néanmoins, tout cela sert évidemment un rôle dans lequel il est sans cesse en représentation, et il se sort de Sergueï bien mieux que d’autres rôles plus épais au niveau psychologique.

Peter Hoare est l’autre ténor, et Chostakovitch distribue deux ténors très différents pour incarner et le mari et l’amant. Pour le mari impuissant, il choisit une voix plus légère, plus ductile, un type de voix qu’on aime dans l’opéra russe (Chuiski dans Boris par exemple) et qui a la douceur feutrée et l’ambiguïté inquiétante. Il est tout aussi minable, mais en plus veule, sans personnalité affirmée, l’ombre du père dans une voix de marionnette. Peter Hoare, vu déjà dans d’autres rôles dont Desportes dans Die Soldaten, est remarquable dans un rôle assez épisodique mais qui convient typiquement à un ténor de caractère. Il a le ton, l’expression et surtout la variété de couleurs nécessaire et autant que j’en puisse juger, une diction russe d’une grande clarté.
Le mâle dominant, qui illumine la première partie, est sans conteste le père, Boris Timoféiévitch Ismaïlov, une figure inquiétante, dominante, repoussante, dont l’amour pour les champignons en fait la première victime de Katerina. L’interprétation idiomatique de Vladimir Ognovenko, une des grandes basses russes de ce temps, qui réussit une composition impressionnante, disant le texte avec une grande justesse expressive, et une belle projection qui le rend très clair, sauf à quelques moments où le volume orchestral l’engloutit un peu. Son personnage n’a pas l’allure physique qu’on attend du méchant d’opéra, plutôt père tranquille, plutôt banal, ses gestes, ses initiatives le révèlent là où le physique ne le trahit pas (à la différence de l’immense Daszak), tout comme le fils d’ailleurs, dont Tcherniakov fait avec l’aide de sa costumière Elena Zaitseva une sorte de double (en mode mineur) du père.
Tous les personnages qui les entourent sont parfaitement tenus, nous l’avons déjà signalé, avec une note particulière par rapport au relief vocal de Gennady Bezzubenkov, un pope très présent, et remarquable: c’est aussi un des signes qui marquent la qualité d’une distribution, d’une production et d’une maison.
Aussi devant un travail aussi profond, aussi aigu, aussi bouleversant aussi dans sa manière de peindre la perdition d’une femme, on ne peut que s’interroger devant ceux qui pensent que « le livret n’est pas respecté ». Le propos du metteur en scène consiste à tirer de l’histoire un sens, une lecture, un enseignement, en puisant dans les sources et les écrits du compositeur. Tcherniakov travaille d’abord sur la parabole que constitue une histoire, dans la tradition symboliste post wagnérienne, et si tout est signe dans le travail produit, c’est d’abord une fidélité à un esprit plutôt qu’à la lettre. Comment une histoire de femme sous la Russie tsariste peut-elle aujourd’hui nous parler ou nous bouleverser ? Voilà la question à laquelle il répond, n’ôtant rien au sens profond de l’œuvre et respectant tout particulièrement sa couleur musicale, en écoutant ce que dit la musique très versatile de Chostakovitch.
Quand Dmitri Tcherniakov fait Macbeth (à l’opéra de Paris) il pose le couple en en faisant une sorte de couple à la Ceaucescu, et immédiatement Shakespeare nous parle. Évidemment, ici, dans cette Lady Macbeth où les allusions shakespeariennes ne sont pas absentes (le spectre, la fête – ici matrimoniale) il en fait une aventure individuelle, qui rompt toutes les digues et de la bienséance et de la normalité, sauf que cette lady Macbeth-là est d’abord victime avant d’être meurtrière, et qu’elle tue ceux qui l’ont détruite, ce qui en fait une Lady Macbeth aux circonstances atténuantes contrairement au modèle original. C’est bien à ces circonstances que s’attachent et Tcherniakov, et au final Chostakovitch. Vous avez encore le temps de courir à Lyon, vous ne le regretterez pas. [wpsr_facebook]

Mariés...©Jean-Pierre Maurin
Mariés…©Jean-Pierre Maurin