OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: LADY MACBETH DE MZENSK (Леди Макбет Мценского уезда) de Dimitri CHOSTAKOVITCH le 25 JANVIER 2016 (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Femmes et victimes © Jean-Pierre Maurin
Femmes et victimes Ausrine Stundyte (Katerina) © Jean-Pierre Maurin

« C’est chaud… ! » … « C’est porno ! » …quelques réflexions de ce genre et quelques spectateurs partant à l’entracte (« vous partez ? – Oh Oui ! ») ne laissent pas d’étonner.
Je ne dois pas avoir la même idée du réchauffement (non climatique) ou de la pornographie.
L’opéra de Chostakovitch, dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov est présenté à l’opéra de Lyon entre le 23 janvier et le 6 février, et c’est un travail hautement accompli, d’une grande rigueur  et d’une justesse effrayante. Tcherniakov, dans la lignée de ses portraits de femmes détruites (La fiancée du Tsar), de femmes objet (Lulu), de femmes outil (Kundry), nous propose une vision glaciale du destin de Katerina Ismailova, l’héroïne de Chostakovitch périssant d’ennui et de frustration qui va successivement assassiner et beau père et mari, parce qu’elle a dans la peau un ouvrier de son mari qu’elle a croisé et dans les bras duquel elle a succombé.
C’est un travail accompli parce qu’il est le fruit d’une approche très cohérente entre le chef Kazushi Ono, qui choisit volontairement une interprétation implosive, tendue, très analytique, qui n’a rien d’un travail démonstratif ou rutilant qu’on pourrait trouver chez un Rostropovitch par exemple. En ce sens, on ne retrouve pas de couleur « russe » au sens traditionnel, dans une musique qui par ailleurs comme souvent chez Chostakovitch, emprunte aussi bien aux Strauss (Johann comme Richard), à Wagner, à Moussorgski, voire à Puccini. Ici au contraire, nous sommes face à une approche presque méditative, d’une très grande précision, où chaque couleur semble assombrie, où les notes semblent sonner plus intérieurement, où les volumes sont très contrôlés, d’où des forte ou fortissimo qui sont d’autant plus dramatiques qu’ils surgissent comme d’un trou noir d’une incroyable densité. Il en résulte un son de l’orchestre exceptionnel, résultat d’une préparation sans doute très approfondie, qui montre des qualités de pupitres singuliers assez marqués, en particulier dans les cordes, et les cordes graves et les bois.

Sensualité ©Jean-Pierre Maurin
Sensualité ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov permet de mettre en valeur comme rarement la musique, et notamment les intermèdes musicaux, qui sont l’occasion, un peu comme dans Lulu (à Munich la saison dernière) de pantomimes d’une telle justesse, d’une telle crudité, d’une telle force, mais aussi d’une telle ironie cruelle qu’elles font ressortir toutes les couleurs de cette musique tout en illustrant quelque chose de la vie de l’héroïne : le jeu de la lampe lorsque le couple copule pour la première fois ou leur valse éperdue et vertigineuse, presque déconstruite. Rarement la musique de Chostakovitch m’est apparue aussi présente, et mise en valeur dans la multiplicité de ses couleurs avec une telle rigueur et avec l’aide aussi évidente  de la scène.
C’est cette première impression qui emporte la conviction, une impression de globalité où cette mise en scène-là a trouvé sa couleur grâce à une approche musicale qui m’est apparue l’une des plus grandes réussites de Kazushi Ono, qu’on considère toujours comme précis et rigoureux, mais quelquefois un peu froid et détaché et qui ici est presque cathartique, dans le sens où, accompagnant une histoire glaçante, il n’est jamais glacial ou objectif, mais se fait le chroniqueur musical de cette histoire de chute éperdue, en animant la musique, sans jamais sonner autrement que juste : un accompagnement presque cinématographique qui fait de ce travail celui d’un drame musical wagnérien, une véritable Gesamtkunstwerk.
Tcherniakov a déjà mis en scène cette Lady Macbeth de Mzensk à Düsseldorf il y a quelques années et pour la reprise à Londres (à l’ENO) et à Lyon, il l’a  refondue, tout en gardant la structure du décor original et les costumes d’Elena Zaitseva. Un décor qui pose immédiatement le contexte : une usine moderne, des chariots élévateurs, des colis qu’on livre (peut-être un centre de commerce en ligne) et des secrétaires derrière un ordinateur. Au milieu de ce décor presque “Marthalérien” (ou “Viebrockien” du nom de la décoratrice de Christoph Marthaler) éclairé par des néons qui sont autant de déchirures, une pièce tapissée de tapis d’orient  et d’une moquette rouges, close comme une cabine d’ascenseur, une niche, dans laquelle, totalement isolée et séparée des ouvriers, Katerina se meurt d’ennui, dans son costume traditionnel russe qui en fait une sorte d’icône. On ne glosera pas sur la couleur rouge, de ce rouge passion qui tranche avec les couleurs sans âme de l’univers de l’usine du mari, jaune ou vert pâle, un univers où les cloisons sont vitrées, où tout le monde regarde tout le monde, où rien n’est secret, et où les regards finiront par être mortels. Un univers sans bienveillance aucune qui isole d’autant plus l’héroïne dont la première rencontre avec Sergueï l’ouvrier est une lutte, un combat inégal, mais une affaire de corps, après un viol consommé sur Aksinya sur le chariot élévateur.

Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin
Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin

Face à face un Sergueï vulgaire et dominant au corps immense , et, pour l’affronter, Katerina, qui accepte le défi de la lutte, et qui en sort possédée. C’est bien là la dualité affichée de Katerina, glaciale et distanciée face à ses ouvriers, complètement mangée par le désir dans sa « niche » tapissée, vivant une brûlure intérieure cependant jamais hystérisée.
La rencontre nocturne avec Sergueï qui se termine comme on sait est traitée avec une retenue qui en accentue l’impudeur et la crudité : jeux de lumières, jeux de portes, jeux d’ombres, tout suggère de manière distanciée et presque rituelle  ce qui est en train de naître. Dès lors, Katerina est possédée par Sergueï, elle l’a dans la peau, et il n’y a plus ni convenances ni morale : il y a d’un côté la soif d’amour, et de l’autre le désir de pouvoir et d’argent de Sergueï. Chacun dans son ordre prêt à tout, sans plus aucune limite.

Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov est particulièrement clair, il prend le parti de la femme, contre tous les hommes dont on ne sait qui est plus plus minable, le Boris paterfamilias (excellent Vladimir Ognovenko), autocratique plus que tutélaire, qui considère la femme comme un objet, courtisant les secrétaires, cherchant même Katerina, comme un double de Sergueï en version classe dominante,  Zinovy son fils minable et impuissant, insinuant, hypocrite, veule (Peter Hoare, tellement juste) qui à son retour nocturne trouve les deux amants et se fait assassiner, ou Sergueï, corps immense, voix de stentor, mais sans aucun scrupule ni aucune expression.
Les rôles de complément n’échappent pas au jeu de massacre, du policier plus ou moins corrompu (Almas Svilpa) au Pope vendu au plus offrant (magnifique Gennady Bezzubenkov) qui accompagne les puissants, ou à l’ivrogne, ce balourd (Jeff Martin) à la curiosité mal placée dans ce monde où tout se voit et tout se sait qui va découvrir le corps en décomposition de Zinovy. C’est à une déclinaison de la médiocrité masculine que nous assistons.

Face à ces hommes, des femmes toutes victimes du désir masculin, Aksinya la secrétaire poursuivie par Boris et violée par Sergueï, Sonietka qui se vend à Sergueï pour une paire de bas de laine, et Katerina, seule, éperdue, qui découvre l’amour et le désir dans un Sergueï qui l’utilise. Mais Katerina à la différence des deux autres, va au bout du désir, au bout de la passion jusqu’au meurtre, du beau-père Boris, qui aime trop les champignons, du mari Zinovy dès son retour, car elle ne peut recommencer sa vie de recluse, privée et d’amour et d’existence, et enfin de la rivale Sonietka, parce qu’elle est sa rivale auprès de Sergueï, ce qu’elle ne peut accepter ni même imaginer un seul instant.
Comme toutes les victimes de la passion, Katerina rythme sa vie en fonction de l’être dont elle est possédée. « J’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer » dit Phèdre, et de fait, Katerina est une femme soumise à l’être aimé, qui est sans cesse à ses genoux, alors que Boris la forçait à s’agenouiller devant son fils Zinovy, comme si le destin de la femme était d’être soumise. À ce titre, l’une des scènes les plus belles et les plus ritualisées est le moment où Katerina lave Sergueï nu, à ses pieds, avec ses longs cheveux pour une fois non ramenés en arrière, comme un rappel assez précis de Kundry face à Parsifal au troisième acte, dont l’être et la fonction est alors de « dienen » (servir), une scène d’une beauté frappante, qui installe le personnage dans la longue théorie des femmes vivant une Passion, au sens quasi religieux et donc blasphématoire du terme et dédiées, dont la variation ultime est au 4ème acte le don du bas de laine.

"Dienen" Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
“Dienen” Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

 

Ce rapprochement avec Kundry, soumise dès l’acte II, dès le moment où Parsifal comprend l’enjeu de la séduction, est à la fois surprenant et intéressant et aide à relire sa mise en scène berlinoise, à laquelle d’ailleurs il emprunte l’habit du Pope (sac à dos, bonnet). Je me demande d’ailleurs si ce  Boris n’a pas  un petit peu du Klingsor berlinois, figure à la fois paternelle toute puissante et effrayante. En tous cas, il est clair que les liens sont tissés, avec une vision religieuse toujours au bord du blasphème.

Mariage ©Jean-Pierre Maurin
Mariage ©Jean-Pierre Maurin

Car le rituel est dans cette mise en scène un élément fort : rituels de l’amour dans cette niche isolée et rouge de l’intimité de la femme puis du couple illégitime, rituel du mariage, auquel à aucun moment on n’arrive à croire, tant l’ensemble est décoratif, attendu, apprêté, mais aussi les rituels du labeur, les va et viens des chariots, les regards des ouvriers sur l’intérieur des bureaux, tout cela semble sous une pellicule faussement réaliste, construire une vision presque fixée de la vie au quotidien, une sorte de répétition lassante et glaçante de vies inutiles. À la ritualisation des gestes, et notamment de Katerina répondent des motifs, celui de l’habit traditionnel qu’elle porte systématiquement, alors que Serguei et les autres n’entrent pas dans cet univers un peu fantasmatique, celui du tableau (ou de l’icône) constitué par la niche tapissée notamment pendant les intermèdes musicaux. Mais aussi celui de la lampe qui clignote, au moment de la première étreinte avec Serguei, et au moment où elle tue Sonietka, où elle a jeté sur le néon un tabouret qui le détruit et où l’éclairage vacille à nouveau, rituel d’amour, rituel de mort eros/thanatos.
Enfin le dernier acte  est chez Chostakovitch un épisode du long road movie qui conduit les prisonniers en Sibérie, l’arrêt tragique sur image de ce chemin qui s’interrompt à peine par la mort des deux femmes noyées dans le fleuve, puisque le chœur final est celui des prisonniers qui continuent leur route (qui ressemble à celui des Vieux croyants de Khovantchina allant vers la mort) , marquant ainsi le non événement que constitue la fin de Katerina et son infimité.

Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Chez Tcherniakov cet acte apparaît comme un épisode ultime de la passion de la femme, et comme un huis-clos tragique à l’intérieur d’un espace clos, étouffant, l’espace d’une cellule de prison – variation sur la niche des trois autres actes – une prison réelle cette fois quand la prison était auparavant un espace mental. Alors que la niche exhalait auparavant quelque chose d’un orient capiteux, elle exhale un univers de pourriture, notamment quand Katerina se plonge dans le lavabo infect, comme pour s’y noyer, comme une marque définitive de déchéance.
La disparition de tout contexte (le chœur et les autres personnages chantent dans le noir) montre clairement la fonction symbolique du décor précédent et l’absence totale de réalisme, soviétique ou non. Il reste une tragédie de l’intime, une tragédie de la femme bafouée, de l’individu où toute référence à un contexte ou à une société disparaît au profit d’un meurtre aux couleurs sacrificielles, et où Katerina meurt sous les coups des geôliers…Man tötet dieses Weib dirait-on dans Salomé, la femme qui dérange disparaît et la vie (?) continue.

Alors dans un travail d’une aussi grande fidélité à l’esprit de l’œuvre, il fallait un accompagnement musical et vocal d’un exceptionnel niveau.
On a dit combien le direction de Kazushi Ono est mise en valeur par le travail de Tcherniakov, particulièrement musical, avec ses motifs et ses leitmotivs scéniques qui font écho à une musique qui puise ses sources dans toutes les musiques depuis la fin du XIXème, de Wagner à Berg en passant par Moussorsgski, voire Puccini, voire les musiques plus légères (valses viennoises), c’est que Kazushi Ono en montre avec clarté les sources et surtout la versatilité : Chostakovitch à l’opéra n’est jamais univoque, sa tragédie est toujours teintée d’ironie, de méchanceté, de sarcasme, d’humour, et ces différentes facettes musicales sont mises en valeur, d’autant plus dans une interprétation aussi cristalline, et aussi parfaitement maîtrisée dans sa pulsation, dans son tempo, dans son éclat même où l’expressivité ne confine jamais avec le démonstratif, voire l’histrionisme que l’on peut quelquefois tirer de cette musique.  Et dans l’écrin relativement clos de l’opéra de Lyon, cet aspect est particulièrement valorisé : il s’agit de creuser dans les profondeurs, de rentrer en soi, il s’agit de ne pas respirer, pas plus qu’on ne respire dans la niche de Katerina ou dans sa cellule. À la clôture de la musique, comprimée comme l’âme de Katerina, correspond le contexte d’évocation de Tcherniakov, un contexte sans respiration, sans horizon, sans air, sans issue. Et dans cette mesure, la cellule finale n’est que similaire au décor des autres actes, un décor sans issue, sinon des portes coulissantes qui bouchent l’horizon, un extérieur (d’où viendra la police) évoqué, mais surtout un univers confiné où tout se voit, tout se sait, et tout se cache.
Dans un tel univers musical, le chœur a un rôle déterminant, il est un personnage, comme le chœur antique, observant et commentant ce qui se passe derrière les vitres, regardant les maîtres s’entredéchirer, complice du viol d’Aksinya, cherchant sans cesse à voir ce qui est derrière le regard glacial de Katerina. En plein dans l’action, il est part impressionnante du drame, et son engagement est total. Aussi bien dans les moments retenus que dans les moments plus explosifs, il est vraiment remarquable. L’habitude de mises en scènes complexes, exigeant une vraie possession de l’espace scénique et un véritable engagement en fait vraiment une phalange exceptionnelle, sous la direction de Philip White, qu’il faut saluer. Il me semble que ce chœur a fait un bond en avant notable dans les deux dernières années. Ce soir, c’était bluffant.
Enfin, évidemment, au service d’un travail si fouillé, il faut des artistes de tout premier plan, et prêts à s’immerger dans le drame.
Au premier rang, Ausrine Stundyte, qui avait déjà marqué le rôle avec Calixto Bieito à Anvers, et qui dans une approche moins hystérique qu’en Flandres, est totalement possédée, incarnée. Elle se donne à plein, vocalement et corporellement. On l’avait vue il y a quelques mois dans Elisabeth à Gand et elle avait déjà frappé, dans Katerina, elle montre un sens du contrôle et de la retenue qui sert une approche plus intérieure du personnage. Elle est une voix qui habite un corps, très présent, qui sait à la fois avoir la raideur distanciée et les rondeurs sensuelles, qui n’hésite jamais à aller au bout des scènes, avec une sûreté vocale et un volume impressionnants. On peut aimer des voix plus charnues, mais la tension dont elle fait montre et la vérité de l’expression en font pour moi l’une des références dans le rôle qui exige non seulement une voix, mais un jeu.
John Daszak dans Sergueï s’en sort également avec tous les honneurs. J’avoue que ce chanteur n’est pas un de mes favoris, son chant puissant mais détaché, sa manière assez peu expressive de dire les textes, sa difficulté pour appréhender la couleur d‘une langue (je me souviens de son Siegfried à Genève, de son Loge à Bayreuth), tout cela me fait rester sur ma réserve. Mais pour Sergueï, même si la langue russe ne semble pas lui être si familière, ce détachement sert un personnage froid, brutal, sans âme. Ce personnage particulièrement minable n’a d’intérêt que dans la mesure où il sert les nuits et les rêves de Katerina, qui investit en lui plus, bien plus que de raison. Ainsi son détachement, son débit assez monocorde, et sa puissance néanmoins, tout cela sert évidemment un rôle dans lequel il est sans cesse en représentation, et il se sort de Sergueï bien mieux que d’autres rôles plus épais au niveau psychologique.

Peter Hoare est l’autre ténor, et Chostakovitch distribue deux ténors très différents pour incarner et le mari et l’amant. Pour le mari impuissant, il choisit une voix plus légère, plus ductile, un type de voix qu’on aime dans l’opéra russe (Chuiski dans Boris par exemple) et qui a la douceur feutrée et l’ambiguïté inquiétante. Il est tout aussi minable, mais en plus veule, sans personnalité affirmée, l’ombre du père dans une voix de marionnette. Peter Hoare, vu déjà dans d’autres rôles dont Desportes dans Die Soldaten, est remarquable dans un rôle assez épisodique mais qui convient typiquement à un ténor de caractère. Il a le ton, l’expression et surtout la variété de couleurs nécessaire et autant que j’en puisse juger, une diction russe d’une grande clarté.
Le mâle dominant, qui illumine la première partie, est sans conteste le père, Boris Timoféiévitch Ismaïlov, une figure inquiétante, dominante, repoussante, dont l’amour pour les champignons en fait la première victime de Katerina. L’interprétation idiomatique de Vladimir Ognovenko, une des grandes basses russes de ce temps, qui réussit une composition impressionnante, disant le texte avec une grande justesse expressive, et une belle projection qui le rend très clair, sauf à quelques moments où le volume orchestral l’engloutit un peu. Son personnage n’a pas l’allure physique qu’on attend du méchant d’opéra, plutôt père tranquille, plutôt banal, ses gestes, ses initiatives le révèlent là où le physique ne le trahit pas (à la différence de l’immense Daszak), tout comme le fils d’ailleurs, dont Tcherniakov fait avec l’aide de sa costumière Elena Zaitseva une sorte de double (en mode mineur) du père.
Tous les personnages qui les entourent sont parfaitement tenus, nous l’avons déjà signalé, avec une note particulière par rapport au relief vocal de Gennady Bezzubenkov, un pope très présent, et remarquable: c’est aussi un des signes qui marquent la qualité d’une distribution, d’une production et d’une maison.
Aussi devant un travail aussi profond, aussi aigu, aussi bouleversant aussi dans sa manière de peindre la perdition d’une femme, on ne peut que s’interroger devant ceux qui pensent que « le livret n’est pas respecté ». Le propos du metteur en scène consiste à tirer de l’histoire un sens, une lecture, un enseignement, en puisant dans les sources et les écrits du compositeur. Tcherniakov travaille d’abord sur la parabole que constitue une histoire, dans la tradition symboliste post wagnérienne, et si tout est signe dans le travail produit, c’est d’abord une fidélité à un esprit plutôt qu’à la lettre. Comment une histoire de femme sous la Russie tsariste peut-elle aujourd’hui nous parler ou nous bouleverser ? Voilà la question à laquelle il répond, n’ôtant rien au sens profond de l’œuvre et respectant tout particulièrement sa couleur musicale, en écoutant ce que dit la musique très versatile de Chostakovitch.
Quand Dmitri Tcherniakov fait Macbeth (à l’opéra de Paris) il pose le couple en en faisant une sorte de couple à la Ceaucescu, et immédiatement Shakespeare nous parle. Évidemment, ici, dans cette Lady Macbeth où les allusions shakespeariennes ne sont pas absentes (le spectre, la fête – ici matrimoniale) il en fait une aventure individuelle, qui rompt toutes les digues et de la bienséance et de la normalité, sauf que cette lady Macbeth-là est d’abord victime avant d’être meurtrière, et qu’elle tue ceux qui l’ont détruite, ce qui en fait une Lady Macbeth aux circonstances atténuantes contrairement au modèle original. C’est bien à ces circonstances que s’attachent et Tcherniakov, et au final Chostakovitch. Vous avez encore le temps de courir à Lyon, vous ne le regretterez pas. [wpsr_facebook]

Mariés...©Jean-Pierre Maurin
Mariés…©Jean-Pierre Maurin

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DIE FLEDERMAUS de Johann STRAUSS Jr le 4 JANVIER 2016 (Dir.mus: Krill PETRENKO; Ms en scène: Andreas WEIRICH d’après Leander HAUSSMANN et Helmut LEHBERGER)

Czárdás...©Wilfried Hösl
Czárdás…©Wilfried Hösl

Ma dernière recension de 2015, sur Il Viaggio a Reims  se terminait ainsi: “c’était le dernier rendez-vous (un peu gris) de 2015, le premier de 2016 sera une fête, c’est promis, et c’est prévu”.
Est ce fut.
Quand j’ai vu sur l’avant-programme de Munich que La Chauve-Souris (Die Fledermaus) serait dirigée par Kirill Petrenko, mon sang n’a fait qu’un tour. L’opérette de Johann Strauss, comme toutes les grandes opérettes classiques, ne supporte pas la médiocrité et a besoin d’un grand chef pour l’exalter. Ma dernière Fledermaus, ce fut Carlos Kleiber en mars 1984 (Lucia Popp, Brigitte Fassbaender, Janet Perry). Depuis, je n’avais pas osé retourner en revoir une, préférant garder intact son souvenir. Il en va de Fledermaus comme de Viaggio a Reims, on pense que ce à quoi on a assisté est définitif et qu’il n’y aura pas mieux.
S’il y a une culture de l’opérette classique en pays germanique, elle n’existe pas (ou plus) en France, à quelques exceptions près, comme Lyon qui a depuis longtemps une « politique » Offenbach; l’Opéra de Paris n’aborde qu’avec parcimonie ce répertoire, même si Die Fledermaus avait bénéficié d’Armin Jordan en 2000 et du pape de l’opérette viennoise Rudolf Bibl en 2003.
Ainsi, le public était essentiellement germanique ce lundi, avec bien moins d’étrangers que lors de Götterdämmerung deux semaines auparavant, comme si on ne se déplaçait pas pour Fledermaus.
La production a 18 ans d’âge et elle a succédé à celle, mythique, d’Otto Schenk qu’on peut voir encore en vidéo (dirigée par Kleiber), c’est une production de Leander Haußmann et Helmut Lehberger, et elle a été pour l’occasion rafraîchie par Andreas Weirich: elle n’a jamais été une référence et reste médiocre, les décors de Bernhard Kleber sont peu imaginatifs, celui du second acte est plutôt sinistre dans le genre évocatoire. Parce que la chorégraphie imaginée exige un espace vide central, des toiles peintes (ou des projections) sur les côtés en constituent le cadre, alors que les 1er et 3ème actes sont plutôt réalistes (le 3ème est un hommage direct à la production d’Otto Schenk et aux décors de Günther Schneider-Siemssen). Je me demande toujours si l’on n’a pas intérêt à conserver ces productions mythiques jusqu’à ce qu’elles n’en puissent mais, comme on le fait pour La Bohème de Zeffirelli à la Scala et de ne tenter la nouvelle production que si l’on est sûr de son coup. C’est l’art du manager de savoir choisir et Sir Peter Jonas à l’époque s’était trompé.

Ce type de spectacle est en effet assez périlleux: il exige une mécanique parfaite (un peu comme les pièces de Feydeau), et un rythme concerté entre fosse et scène pour pouvoir fonctionner à plein ; si les choses ne sont pas a tempo, ça coince.
Enfin, le spectateur doit rire, toujours, et souvent même bêtement, de ce rire mécanique qui vous prend aux jeux de mots les plus pitoyables ou aux gestes et mouvements divers, y compris les plus lourds ; mais, et là est le secret, même la lourdeur doit être légère
N’oublions pas que Die Fledermaus est écrite à partir d’une pièce de Meilhac et Halévy «Le Réveillon», et que les deux compères étaient les librettistes habituels d’Offenbach. Et c’est bien là le secret de ce type de spectacle, une légèreté pétillante, y compris quand dans un autre contexte on trouverait cela un peu lourd.
Ainsi, les parties parlées doivent être très soignées, dans le jeu, dans l’expression et aussi dans les accents divers, russe, allemand, français, viennois, et dans le ton et les attitudes (Adele !). Tout le dernier acte tourne autour du personnage de Frosch, un rôle parlé de geôlier ivrogne à l’impayable accent viennois qui tient la scène la moitié de l’acte. Un Frosch médiocre et tout le troisième acte qui n’est qu’un dénouement rapide plutôt maigre musicalement, s’écroule.
Ainsi Die Fledermaus n’est pas une entreprise facile, et Klaus Bachler a préféré éviter la nouvelle production. La Bayerische Staatsoper est plongée dans la préparation de South Pole, la création qui aura lieu le 31 janvier et ce n’était pas opportun de faire une nouvelle production qui aurait forcément été très attendue et aurait éclipsé le reste, vu le côté emblématique de l’œuvre, notamment dans un théâtre où Kleiber a tant marqué. Bachler a créé l’événement par la seule présence au pupitre de Kirill Petrenko et par le retour un 31 décembre de Fledermaus, qui avait disparu depuis quelque temps ; ce retour à la tradition a payé, puisque toutes les représentations étaient complètes. Mais le spectacle actuel nous fait dire qu’il faut sans tarder penser à une nouvelle production.
De la représentation, il n’y a pas grand chose à relater, quelques répliques marquantes (dues au livret), quelques scènes désopilantes au premier acte portées par Alfred le chanteur (Edgaras Montvidas) et Adele la bonne (Anna Prohaska) dans une sorte d’acte boulevardier, proche du vaudeville très XIXème siècle, mais aussi quelques pas de danse réglés à l’américaine (cannes et chapeau claque) et d’autres mouvements, pas vraiment légers, notamment quand Falke et Eisenstein dansent sur Komm mit mir zum Souper ensemble et finissent l’un sur l’autre en position un peu (!) équivoque. Voilà qui déroge au goût et à l’équilibre nécessaires à ce genre de spectacle, à moins qu’on ne choisisse une lecture à la Neuenfels, ravageuse, idéologique, faite expressément pour violenter un public hyperconformiste, qui avait indigné Salzbourg en 2001 pour des adieux en pied de nez de Gérard Mortier.
L’Acte II qui contient les ensembles les plus fameux, les airs que tous connaissent et la Polka finale étourdissante  (la fameuse polka « Dans le tonnerre et les éclairs ») n’est pas très imaginatif et vraiment décevant. Nous avons évoqué le décor à la fois évanescent, peu suggestif, fait de projections sur des toiles latérales (et en fond de scène), pour laisser l’espace central vide et permettre une chorégraphie autour de l’immense table qui sert de podium et qui tourne sur elle-même, on y boit, on y marche, on y danse, on y pose…et on s’y ennuie un peu.
C’est assez mal réglé dans l’ensemble. Une fois de plus, la chorégraphie veut rappeler les grands ensembles des comédies musicales américaines des années 40, Fred Astaire et Ginger Rogers pourraient surgir dans cette fête où traditionnellement le 31 décembre surgissent des vedettes inattendues : ce fut Thomas Hampson au 31 décembre dernier qui chanta “Komm, Zigan, spiel mir was vor” de “Gräfin Mariza” mais pas le 4 janvier. Une fête au rythme peu rigoureux, avec quelques décalages avec la fosse, avec des mouvements peu clairs et désordonnés, et un Orlofsky (Michaela Selinger) au look tiraillé entre personnage de la famille Addams et Michael Jackson, intéressant en scène mais doté d’une voix pas vraiment passionnante en revanche, qui ne réussit pas vraiment à s’imposer. Au contraire,  Anna Prohaska tire vraiment son épingle du jeu en Adele fraîche et délurée.
Ce deuxième acte qui devrait voir champagne et fête couler à flots, ne réussit pas à prendre le spectateur, parce que au lieu d’une comédie en musique, on a une succession de numéros sans vraie fluidité, ni fil rouge dramaturgique. Ainsi du Docteur Falke, le très bon Michael Nagy, voix chaude, claire, et surtout un vrai naturel en scène, jamais exagéré, avec toujours une touche d’élégance : c’est lui l’artisan de la farce, et c’est lui la Chauve Souris qui se venge. On le voit déguisé en Chauve Souris pousser le décor du 1er acte pour faire apparaître le second. C’est certes une transition logique puisqu’il est l’artisan de la farce, mais on n’en fait rien de plus et on peut même dire qu’il est complètement effacé par la mise en scène de l’acte II, peu explosive et mal organisée, prise au piège d’une direction musicale époustouflante et éperdue de dynamisme alors que le rythme sur scène  ne lui correspond pas tout à fait .

Frosch, un 32 décembre...©Wilfried Hösl
Frosch, un 32 décembre…©Wilfried Hösl

Le troisième acte est assez bref, essentiellement théâtral, dont la moitié repose sur la créativité de Frosch, toujours confié à un acteur en général connu (Franz Muxeneder avec Kleiber), qui est ici l’acteur viennois Cornelius Obonya, authentique star du théâtre qui interprète à Salzbourg actuellement le Jedermann de Hoffmannsthal. À lui seul évidemment il remplit l’espace pourtant chargé (à la différence de l’acte II où l’espace est vide). Accent viennois à couper au couteau, suite de ratiocinations d’ivrogne sur l’actualité, complètement en roue libre, on passe de la privatisation des prisons (prévue en Hesse) à Monsanto, la Fifa, jusqu’à des allusions aux 70 vierges de Mahomet: c’est presque un One man show où il pousse même la chansonnette en chantant Wien, Wien, nur du allein accompagné par l’orchestre en faisant grassement remarquer que pour une fois sur cette scène un acteur chante accompagné par le GMD en personne !!

Frosch (Cornelius Obonya) ©Wilfried Hösl
Frosch (Cornelius Obonya) ©Wilfried Hösl

Quand un tel Frosch occupe la scène, même quasiment sans musique, le temps passe très vite et l’arrivée successive de tous les personnages se retrouvant dans la prison va précipiter le dénouement, où tous les quiproquos s’expliquent, où Alfred le chanteur (qui était en prison pour sauver l’honneur de Rosalinde) est libéré, où le directeur de la prison (« chevalier Chagrin ») retrouve son vrai prisonnier Eisenstein dans le « Marquis renard » avec qui il avait noué amitié durant la fête. Tout finit finalement assez vite par un ensemble festif.
Ce troisième acte est un peu mieux réglé, grâce à un décor à deux niveaux qui permet de distribuer les personnages et disposer le chœur, sans l’impression de fouillis donnée par l’acte II, décidément le moins réussi.
Par bonheur, la distribution est faite de chanteurs qui ont une vraie agilité en scène et un vrai jeu, à commencer par le couple vu sur cette même scène il y  a quelques mois dans Lulu, Marlis Petersen et Bo Skhovus et qu’on retrouve dans un tout autre contexte avec autant d’aisance et autant de joie de vivre qu’ils étaient mortifères dans Lulu. Marlis Petersen (qui avait chanté Adele à Paris en 2000) très engagée et très joyeuse sait très bien dominer le personnage de Rosalinde, mais elle ne semble pas vraiment à l’aise vocalement: sa Czárdás (Klänge der Heimat), morceau de bravoure que tous attendent, est bien exécutée, sans être le feu d’artifice qu’on attend, les aigus, suraigus, jeux sur les trilles et acrobaties, sont un peu sotto tono, et la voix est peut-être un peu petite et trop « droite » pour le rôle, qui exige une assise forte dans le registre central et aussi des graves en bref une voix charnue qui n’a pas ici la ductilité ni la puissance qu’on attend et le dernier aigu est crié… Le succès est là, mais pas le triomphe. Elle avait les aigus dans Lulu, et certes, elle a ceux de Rosalinde mais plutôt tendus dans le genre toccata e fuga sans toujours les mettre en valeur, les tenir, les exposer, les livrer au délire du public. Il faut dire à sa décharge que l’espace vaste et non réverbérant du décor ne l’aide pas vraiment et contribue à noyer la voix.
Bo Skhovus qui est baryton, chante Eisenstein. Eisenstein est confié tantôt à un baryton (comme Hermann Prey, ou Eberhard Wächter) tantôt à un ténor (Nicolaï Gedda, Werner Hollweg), Bo Skhovus a une voix claire, assez ténorisante ici, et Eisenstein ne chante que dans les ensembles (duos ou trios) sans avoir d’air à proprement parler. Mais il doit être un personnage : il est donc un vrai personnage à la Feydeau, en faisant même quelquefois un peu trop, même si son aisance et sa manière de se mouvoir épatent à certains moments. Il est amusant, très leste, mais au total il n’a pas toujours ce naturel fluide qu’on attendrait d’un chanteur qui a pourtant toujours été un grand acteur. Là où Nagy est parfaitement équilibré, élégant et plutôt discret, il compose un personnage un peu, voire un peu trop, exubérant.

Acte I, Eisenstein (Bo Skhovus) et Dr Falke (Michael Nagy) ©Wilfried Hösl
Acte I, Eisenstein (Bo Skhovus) et Dr Falke (Michael Nagy) ©Wilfried Hösl

J’ai dit souvent tout le bien que je pense de Michael Nagy, un chanteur intelligent, à la voix chaude, toujours très en place, un merveilleux Wolfram, un hérault de Lohengrin notable, un magnifique Stolzius dans Die Soldaten sur cette même scène. Dans le rôle de Falke qui est dans l’intrigue celui qui combine toute l’affaire, il a une sorte de discrétion non démonstrative, mais très efficace : il doit être toujours là pour veiller au bon déroulement de la farce et n’intervient pas beaucoup sinon dans les ensembles ou dans le duo avec Eisenstein Komm mit mir zum Souper au premier acte, un des moments où le chant demande raffinement au départ et progressivement allant et dynamisme, vu la manière dont le duo se conclut, mais la mise en scène ne convient pas vraiment et effleure la vulgarité. Compagnon de beuverie d’Eisenstein, il est ici un peu son opposé, là où Skhovus en fait beaucoup, il reste presque en retrait, mais ce rôle est ici voulu par une pièce où le couple central est Eisenstein et Rosalinde, et où les autres sont épisodiques (sauf Adele qui est un vrai rôle, un personnage réellement incarné).

Bo Skhovus (Eisenstein)  Marlis Petersen (Rosalinde), Anne Prohaska (Adele) ©Wilfried Hösl
Bo Skhovus (Eisenstein) Marlis Petersen (Rosalinde), Anne Prohaska (Adele) ©Wilfried Hösl

Justement, depuis qu’Abbado voulait en faire sa Lulu qu’il n’a pas faite hélas, Anna Prohaska ne m’a jamais vraiment convaincu, encore dernièrement dans l’Alcina d’Aix (Morgane) et le Rosenkavalier de Baden-Baden où elle était une Sophie sans relief vocal aux côtés d’Harteros.
La voix ici convient en revanche parfaitement, le personnage est juste, très bien joué, avec l’exagération voulue, les mignardises exigées, la touche de vulgarité, aussi quelquefois l’élégance; c’est surtout vocalement impeccable (son air d’entrée) . C’est elle qui est la plus convaincante et qui remplit la scène d’une manière remarquable.

Michaela Salinger (Orlofsky) ©Wilfried Hösl
Michaela Salinger (Orlofsky) ©Wilfried Hösl

Michaela Selinger est un vrai personnage sur scène, j’ai écrit plus haut qu’elle était à mi chemin entre Michael Jackson et la famille Addams, avec cette ambiguïté sur le travestissement qui nous emmène loin de Fassbaender ou de Resnik, mais qui pose un Orlofsky particulier et finalement intéressant. Mais vocalement elle ne réussit pas à s’imposer, la voix reste petite, et n’a pas la profondeur voulue ni la largeur, c’était évident pour moi dans Im Feuerstrom der Reben où la voix n’a pas l’épaisseur suffisante pour porter l’ensemble. Il faudrait aujourd’hui une Elisabeth Kulman, ou une Sophie Koch, ou peut-être explorer un contre ténor (Jochen Kowalski l’a fait).
Edgaras Montvidas, est un ténor que j’ai apprécié aussi bien dans Lenski (à Lyon et Munich) que dans Le Rossignol de Stravinski (Lyon), ténor élégant, avec une belle projection et une voix claire, il est à sa place dans ce rôle de ténor ténorisant, aussi bien dans le vaudeville du premier acte (où il ouvre l’opérette) qu’au troisième où il est en prison par galanterie; pour passer le temps et tromper l’ennui il esquisse quelques airs du répertoire dont un nessun dorma qui fait beaucoup rire. Il remporte un bon succès, dans ce rôle de complément indispensable à l’action, mais musicalement plus modeste.

Acte III, Eisenstein (Bo Skhovus) et Frank (Christian Rieger) ©Wilfried Hösl
Acte III, Eisenstein (Bo Skhovus) et Frank (Christian Rieger) ©Wilfried Hösl

Michael Laurenz, ex-trompettiste du Gustav Mahler Jugendorchester, est passé de la trompette au chant, comme Klaus Florian Vogt et il est ici l’avocat Blind, très « caractériste » qui a quelque chose du Basilio de Nozze di Figaro, plus marquant ici pour le personnage qu’il incarne sur scène que pour la voix (il est vrai qu’on ne l’entend guère que dans les ensembles), tandis que Christian Rieger, qui appartient à la troupe de Munich est vraiment excellent en Frank, directeur de la prison, aussi bien scéniquement que vocalement.
J’ai dit mes doutes sur la chorégraphie de Alan Brooks qui ne me semble pas vraiment adaptée, mais pas le chœur rompu à cette œuvre dirigé par Sören Eckhoff, vraiment magnifique, aussi bien dans les ensembles puissants de l’acte II que dans les parties plus lyriques ou plus retenues, voire poétiques.
L’orchestre est lui aussi rompu à cette œuvre traditionnelle du répertoire germanique, et il a sonné d’une manière exemplaire, dans aucune scorie, avec un raffinement dans les parties plus solistes qui faisaient entendre une partition qu’on nous invitait à redécouvrir. Aussi bien dans les parties les plus rapides, et le train était d’enfer que les plus lyriques, il sonnait merveilleusement dans la salle du Nationaltheater.
Mais bien sûr, last but not least, le motif du voyage était pour moi Kirill Petrenko, dans une œuvre où sa présence en tant que GMD est nécessaire et traditionnelle, mais où on ne l’attend pas forcément, vu le répertoire jusque là embrassé à Munich. D’ailleurs, comme je l’ai dit, on hésite à faire le voyage pour une Fledermaus. Mais les absents ont eu tort, grand tort.
Ce fut une direction musicale inoubliable,  un moment de grâce; ce fut incroyable, oui incroyable de rythme, de dynamisme; il y avait dans ce travail du feu, il y avait du lyrisme et il y avait surtout une joie phénoménale. À l’évoquer, l’émotion m’étreint comme elle m’a étreint lors de l’exécution de l’ouverture, qui m’a arraché un cri d’enthousiasme : elle explose d’abord avec une force incroyable, puis immédiatement le raffinement et la légèreté, et même quelques surprises (un hautbois au son un peu rugueux, comme émergé d’un quelconque sabbat) et tout le temps, une clarté, une fluidité, une finesse inouïes : comment expliquer que je n’avais jamais perçu cette œuvre avec cette profondeur, jusqu’à des phrases de contrebasses jamais entendues, jusqu’aux percussions qui vivent, qui dansent et qui ne « frappent » pas. Petrenko nous montre une construction, une composition, une œuvre enfin, qui ne laisse pas de nous étonner. Oui, cette ouverture est phénoménale, il n’y pas d’autre mot…tout comme tout le final du second acte, et notamment la polka, emmenée à un rythme infernal, oui infernal, étourdissant comme jamais, une incroyable fête musicale qui donne le tournis et qui laisse cloué sur place.
Mais ce ne sont pas seulement ces moments attendus qui ravissent: il y a la délicatesse inouïe de l’accompagnement, le lyrisme de certains ensembles, le rendu cristallin de certains passages plus retenus, plus poétiques, et aussi l’évocation d’autres moments très donizettiens (eh oui), ou certains lointains souvenirs de Rossini (encore et toujours lui). La manière dont Petrenko dirige cela fait émerger toute une tradition et toute une culture musicales, certes viennoises, mais qui transcende les identités traditionnelles (Rossini était fort populaire à Vienne dans les années 1850), toute une épaisseur sensible à laquelle cette musique universellement connue ne nous avait pas habitués, ou que nous n’étions pas habitués à entendre ; les ensembles, scandés comme dans l’opéra italien (il m’a rappelé la manière enivrante dont il a emporté l’ensemble final du premier acte de Lucia di Lammermoor), le dynamisme explosif, et communicatif  ont montré avec quelle virtuosité il  a réussi à tout faire tenir ensemble, avec quel fabuleux entrain il a emporté  l’orchestre, et surtout quelle joie très détendue il affichait au pupitre. Je vais peut-être un peu étonner mais jamais comme ce soir l’évidence d’entendre un des plus grands chefs du jour ne m’avait à ce point ébloui, aveuglé, assailli, et les conversations à l’entracte confirmaient la stupéfaction de tous : on s’attendait bien sûr à une magnifique performance, mais on a eu plus : le ciel s’est ouvert.
Comment s’étonner alors que toute la presse a évoqué Carlos Kleiber dans la manière dont il a entraîné l’orchestre et dont il a rendu à cette œuvre profondeur musicale et authentique noblesse, en en gardant toute la saveur, toute la gaieté, toute l’émotion aussi, et surtout tout le naturel!
Alors, c’est vrai, la production est bancale. Il est vrai aussi que la distribution, de bon niveau, n’était peut-être pas celle qu’une telle direction musicale exigeait . Ce soir le Verbe était dans la fosse, la verve était dans la fosse, la magie était dans la fosse, la folie était dans la fosse, et nous, nous étions collés au fauteuil, bouleversés par ce moment aux intenses vibrations, et tourneboulés par ce qu’on entendait, que dis-je entendait, découvrait. [wpsr_facebook]

Acte II, final ©Wilfried Hösl
Acte II, final ©Wilfried Hösl