LA SAISON 2022-2023 DU GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Le Grand Théâtre de Genève

Introduction
Un peu comme celle de Bogdan Roščić à Vienne, l’arrivée d’Aviel Cahn à Genève a été bousculée par le Covid et c’est seulement pendant la saison 2021-2022 qui se termine qu’on a pu observer l’articulation de son projet pour Genève, et la saison prochaine confirment ces intuitions.
La construction d’une saison est une alchimie, et on doit donc se garder de conclure hâtivement car si c’est sa quatrième saison effective, ce sera sa deuxième complète.
On doit se garder de conclure, encore plus dans un théâtre de système Stagione au nombre de productions limitées où chaque choix pèse plus lourd. Enfin, même si Aviel Cahn a été appelé un peu pour « casser la baraque », il ne pouvait simplement transposer sur les rives du Léman ce qu’il avait réalisé en Flandres.
Les conséquences de la pandémie sont lourdes pour toutes les salles : tous constatent dans la plupart des opéras la difficulté à retrouver les publics d’avant-pandémie ; d’autres habitudes ont été prises, d’autres peurs sont nées, la reprise est fragile, à Genève comme ailleurs et la couleur des saisons, pour la plupart prudentes, s’en ressent.

 

Le Grand Théâtre dans le paysage lyrique européen

La place de Genève est un peu singulière, son théâtre a été voulu par ses habitants sur le modèle du Palais Garnier, avec une capacité un peu surdimensionnée aujourd’hui (1500 places) mais  avec la garantie aujourd’hui d’un public notamment alimenté par les institutions internationales nombreuses sises sur les bords du Léman et un bassin d’habitants à cheval sur la Suisse et sur la France (la Haute Savoie), même si le public français, certes présent, est moins nombreux qu’on ne le pense.

En tant que théâtre d’une ville internationale, il est comparable à La Monnaie de Bruxelles, avec une jauge en spectateurs supérieure (Bruxelles a une jauge de 1150 spectateurs), mais un bassin d’habitants inférieur. Le nombre de productions lyriques est comparable, même si le nombre de représentations par production est supérieur à Bruxelles (salle plus petite, plus de spectateurs potentiels). Du point de vue de la couleur des productions, Bruxelles cherche à rester depuis le temps de Gerard Mortier (années 1980 quand même…) un fer de lance de l’innovation scénique, ce que n’est pas Genève à l’histoire différente.
En termes de comparaison, il peut être aussi mis sur le même plan qu’un Théâtre comme le Teatro Real de Madrid à la jauge légèrement supérieure,  mais au nombre de productions comparables, avec comme Bruxelles, un nombre de représentations supérieur (la population madrilène est nettement plus importante que Genève). En termes productifs, Madrid cherche à rester à l’équilibre entre tradition et innovation, le public espagnol reste assez conservateur et très attaché au répertoire traditionnel notamment italien. Il reste qu’au Teatro Real est passé aussi Gerard Mortier, et que son passage a laissé quelques traces.
Genève est donc un Théâtre en équilibre fragile, qui n‘a pas vraiment de «couleur productive », quelque part entre tradition et modernité depuis
des années, bien avant la pandémie. C’était déjà vrai vers 2008 du temps de Jean-Marie Blanchard qui mena une politique de grande qualité, et assez équilibrée. Le remplissage du Grand Théâtre (1500 places) ne posait guère problème, pas plus que lors des premières années de Tobias Richter qui quant à lui mena une politique peu lisible, plus proche de la tradition des théâtres de répertoire à l’allemande (un comble dans le temple suisse de la stagione !). Pas forcément passionnante. Mais quand la salle est pleine ou à peu près, c’est forcément que ça va bien, et on ne se pose pas de questions…
Les travaux de rénovation qui durèrent quelques années motivèrent un repli dans le théâtre des Nations « éphémère », dont la capacité était de 1000 places.  Pas de problème de remplissage non plus, mais perte d’un tiers de spectateurs potentiels…
Lorsque le Grand Théâtre a rouvert, il a rouvert ses 1500 places et déjà le remplissage s’est fragilisé. Les dernières années nous ont appris que le public captif ça n’existe pas. De plus, pendant les périodes d’ouverture en temps de pandémie avec ses contrôles de pass, de masque etc… bien des spectateurs ont été découragés ou simplement craintifs. Et comme le public genevois n’est pas de toute première jeunesse, il est évidemment sensible aux questions sanitaires : toutes ces raisons cumulées expliquent largement des difficultés actuelles de reconquérir un public qui met du temps à revenir Place de Neuve.

1500 places, c’est aussi la jauge la plus importante de tous les théâtres de Suisse : Zurich en a moins de 1200, Bâle autour de 1000, mais aussi plus que de la plupart des théâtres européens. Les théâtres de très grandes capitales ont autour de 2000 places, les théâtres qui servent un bassin comparable à Genève ont autour de 1000 places. Lyon, qui sert un bassin de population plus important, a par exemple 1100 places.
Enfin, la crise du genre lyrique fait son œuvre, et si l’on pouvait remplir 1500 places à Genève, il y a quelques années, ce n’est plus aussi facile aujourd’hui. Même une salle comme Vienne, traditionnellement remplie à 99% a des difficultés. Et ne parlons pas du MET de New York…
À Genève en plus, il y a la question des tarifs, de l’écart entre les places les moins chères et les plus chères, dans une zone frontalière très mixte où tout le public n’est pas payé en Francs suisses, un Franc suisse dont le taux égale ou dépasse l’Euro .

Comme on le voit, ce sont des questions qui ne tiennent pas à la présence de tel titre, de tels chanteurs, de telles ou telles mise en scène, mais qui tiennent au contexte géographique, sociologique, historique et aussi politique : la question du théâtre est toujours plus politique qu’artistique, c’est d’abord le théâtre de la Cité.
On le voit chez la voisine lyonnaise dont l’Opéra a été une référence culturelle internationale avec un public largement plus diversifié que Genève (et à la billetterie plus de 50% moins chère) mais que la municipalité actuelle (écologiste) ne semble pas vraiment porter dans son cœur tandis que la Région de bord politique opposé, retire aussi de l’argent de manière importante pour des questions de petits jeux internes aux politiques locales. L’Opéra est bien loin.

Dans toute cette complexité, la programmation d’Aviel Cahn – au-delà de l’appréciation sur tel ou tel spectacle, fait honneur au mandat qui lui a été confié : il y a des productions qui n’ont pas bien fonctionné, mais la qualité offerte reste très largement défendable. Elle reste toutefois exploratoire pour l’instant. On commence à peine à voir des lignes de force se dessiner.
Cette programmation est plus disruptive que celle de son prédécesseur, et a sans doute suscité la circonspection, au-delà de la qualité des productions qui n’est pas en cause, d’autant que le contexte du territoire genevois n’est pas celui des Flandres, où Cahn a dirigé l’Opera-Ballet Vlaanderen.

La Flandre, depuis des années, a produit des metteurs en scène et des chorégraphes qui ont illuminé la scène flamande et européenne, et donné un prestige international inédit. À cela, il faut le répéter, le passage de Gerard Mortier à Bruxelles dans les années 1980 n’est pas étranger, bien évidemment, qui a su réveiller la créativité locale. Et la Flandre reste encore aujourd’hui pratiquement quatre décennies plus tard, un territoire de création. Une programmation telle que celle d’Aviel Cahn à Gand-Anvers atteignait un public plutôt accoutumé (ou quelquefois résigné) à ce type de productions.
Le contexte genevois n’est pas comparable, avec un public vieillissant d’un côté, où la présence d’institutions internationales donne aussi à un certain public une couleur un peu mondaine que j’appellerai « internationale-locale » rien à voir avec Gand ou Anvers.
D’ailleurs, aussi bien sous Hugues Gall que Renée Auphan, la politique visait à garantir un niveau musical globalement international et des productions disons consensuelles. Jean-Marie Blanchard a essayé de mener une politique plus avancée sur les productions, en équilibrant l’offre, tout en continuant à défendre un niveau musical qui a longtemps été la marque continue de ce théâtre. Tobias Richter n’a pas réussi à marquer fortement la mémoire artistique, malgré ses dix ans de mandat.

Enfin, Le territoire genevois n’est pas un territoire de création théâtrale, chorégraphique ou lyrique comme l’ont été les Flandres depuis les années 1990.
L’atout de Genève, c’est non pas une histoire théâtrale, mais un passé musical fort, un Grand Théâtre construit à l’imitation de Paris (on voit les ambitions), et une vie musicale riche et variée, avec plusieurs orchestres et un conservatoire de grand prestige international. Cette ville a de telles institutions musicales qu’on se demande comment un projet comme « La Cité de la musique » qui reflète une certaine identité culturelle a pu capoter.
Aviel Cahn a été appelé pour casser un train-train, pour insuffler quelque chose de neuf, et il a trouvé le Covid. La saison qui vient recase du même coup des productions prévues, qui ont quelquefois été répétées sans voir le jour. Ce qui bouscule aussi les profils de saison prévus plusieurs années à l’avance.

Il faut aussi réaffirmer qu’une saison n’est jamais une succession de triomphes où l’on affiche complet, chaque saison a des échecs quelquefois cuisants.  Mais surtout changer les habitudes du public, c’est long, cela dure plusieurs années, quelquefois plusieurs mandats. Genève doit à la fois modifier la couleur de son public, faire évoluer l’offre et garantir encore et toujours le niveau musical du théâtre qui est son ADN. Au total ça fait beaucoup dans la corbeille, cela veut dire tester, risquer, réussir (comme la récente Jenůfa) ou moins réussir, mais cela signifie aussi ne jamais faire de concessions à la qualité. Ce n’est pas une Tosca nouvelle qui fera venir le public régulièrement et remplir le théâtre, ce sera au mieux, une illusion sur un titre : c’est une qualité régulière, et un équilibre continu entre tous les critères qui doit être l’exigence.
C’est la qualité qui paie, et fait venir durablement le public, pas la multiplication des Puccini et Verdi. Et à Genève, la qualité est au rendez-vous.

La saison 2022-2023

Introduction
La saison dernière la thématique choisie était « Faites l’amour », cette année c’est « Mondes en migrations », on semble passer du rose au gris. Mais l’idée de la migration doit être reprise au sens large, migration des peuples, migration intérieure, migration symbolique etc… mais aussi voyages, errances et tous les récits qui les glorifient : Ulysse, le peuple juif, Parsifal, les migrations récentes en sont des exemples.
La thématique est élargie au ballet, où l’événement de l’année est la venue de Sidi Larbi Cherkaoui comme directeur du ballet de Genève, lui aussi un transplanté, belge d’origine marocaine, installé en Flandres qui arrive à Genève.

Le ballet
N’étant pas spécialiste du ballet, je m’abstiendrai de commenter la programmation du nouveau directeur du ballet Sidi Larbi Cherkaoui, avec qui Aviel Cahn a travaillé en Flandres. Mais je noterai plusieurs éléments :

  • En s’installant à Genève, Sidi Larbi Cherkaoui qui est l’un des grands chorégraphes belges et une référence internationale, proche d’Aviel Cahn va contribuer à donner une couleur et une cohérence à l’ensemble de la programmation de la maison
  • De plus, Sidi Larbi Cherkaoui est aussi un metteur en scène d’opéra (on lui doit par exemple une production de grand relief des Indes Galantes à Munich, bien supérieure à celle de Clément Cogitore à Paris et de Lydia Steier à Genève. Il devrait faire aussi de l’opéra à Genève, ce qui est aussi un gage d’originalité du Grand Théâtre que d’avoir dans ses murs un chorégraphe qui soit aussi metteur en scène lyrique.
  • Enfin il a visiblement voulu la saison prochaine signer une saison de ballet qui ait des liens avec la thématique du voyage, mais résolument contemporaine et personnelle, en travaillant notamment avec son complice le chorégraphe Damien Jalet, pour affirmer d’emblée un style . Il sera toujours temps de modifier et d’infléchir les choses les saisons suivantes

Cette manière de tisser le lyrique et le ballet et de ne pas en faire des mondes simplement parallèles et autonomes, c’est aussi un élément d’enrichissement de la programmation. C’est pour moi un signe fort non seulement de la saison, non seulement pour le ballet, mais pour l’ensemble de cette maison que d’accueillir un des grands chorégraphes européens, qui puisse travailler en pleine « intercompréhension » avec Aviel Cahn. Ainsi Genève ne s’affiche pas seulement une machine à produire, mais d’abord comme une machine à créer.

 

Les productions lyriques :

Aviel Cahn propose des séries, des lignes de force, ce qui est aussi un moyen de conquérir d’autres publics, et d’enrichir la compétence des spectateurs. Dans des saisons de stagione, où ce qui est produit l’année X ne sera plus repris, ou ne se reverra pas avant au minimum plusieurs années, il faut créer d’autres habitudes. Les lignes de force, les compositeurs, les artistes qu’on retrouve, les équipes réinvitées, c’est un moyen de poser des pierres miliaires, comme des bornes d’orientation, c’est le cas par exemple de la présence répétée au programme de Janáček. De même faire appel pour certaines productions aux mêmes équipes, c’est aussi créer des repères au public, « le rassurer » en quelque sorte, et contribuer aux équilibres de la saison, à condition que les équipes soient évidemment indiscutables…

2021-2022 a affiché Prokofiev, Monteverdi, Donizetti, Bizet, R.Strauss, Eötvös, Janáček, Puccini.
2022-2023 affiche Halévy, Janáček, Monteverdi, Wagner, Donizetti, Jost, Chostakovitch, Verdi.
Il est certain qu’en huit ou neuf productions on ne peut couvrir l’intégralité du répertoire, y compris sur plusieurs saisons : dans les « musts » on passe de Strauss-Puccini la saison dernière à Verdi-Wagner cette saison et cette bande des quatre ne peut mobiliser chaque année la moitié des productions. Donizetti est aussi un pilier du répertoire, mais il y a des manières différentes d’affirmer une couleur : une année séparent La Juive (1835) de Maria Stuarda (1834), et donc le répertoire romantique occupe environ un quart des choix, et si on ajoute Parsifal et Nabucco le XIXe occupe la moitié des titres, le reste se divisant entre baroque (2), XXe siècle (2) et contemporain (1). La ligne de programmation reste donc une ligne de répertoire traditionnel.
On notera enfin une palette de choix assez subtile entre titres inconnus, titres attendus, créations dans une saison assez classique, convenant a priori au public genevois, et une grande prudence en ce qui concerne le nombre de représentations (environ 6 représentations par production) : le bassin genevois n’est pas extensible.
La saison 2022-2023 apparaît donc diversifiée, avec des distributions solides des artistes qui sont très connus mais très peu de stars (cette année Herlitzius, la saison prochaine Aušriné Stundyte), il serait peut-être pertinent d’afficher un peu plus de grandes références vocales, même s’il faut les retenir bien à l’avance et pas seulement dans des récitals. L’opéra, c’est aussi ce plaisir-là, et pas seulement une plongée dans le sérieux du monde…
N’oublions pas les effets de souvenir : on se rappelle les stars passées à Genève, notamment sous Gall, comme si elles passaient chaque soir alors que sous Gall il fallait aussi jouer sur des équilibres.  Quant aux chefs, ils sont globalement de bon niveau – que je les apprécie ou non- et la nouvelle génération de chefs est suffisamment riche pour permettre à Genève d’être une sorte de rampe de lancement pour des figures nouvelles, à condition qu’on les repère. Cette fonction exploratoire dont je parlais plus haut s’applique aussi au choix des chefs, ce qui est peut-être le plus délicat.

Septembre 2022
Jacques Fromental Halévy
La Juive
(6 repr. du 15 au 28 sept )(Dir :Marc Minkowski /MeS : David Alden)
Avec Ruzan Mantashyan, John Osborn, Ioan Hotea, Elena Tsallagova, Dmitry Ulyanov
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande
Retour de La Juive, pas représentée au Grand Théâtre depuis 1927. Un des musts du XIXe et du début du XXe siècle dans tous les opéras francophones, indirectement célébrée par Proust (Rachel quand du Seigneur). Un retour que Paris a accueilli une fois en 2007, que Lyon a accueilli en 2016. Un Grand-Opéra légendaire, une histoire de tolérance et d’humanité, un énorme succès jusqu’aux années 1920 et une disparition à partir des années 1930, au moment de la montée du nazisme. Hasard ?
John Osborn qui fut un Leopold exceptionnel, chante cette fois Eleazar, et c’est un événement que cette prise de rôle. Ruzan Mantashyan entendue à Genève l’an dernier dans Guerre et Paix sera Rachel et Leopold est confié à Ioan Hotea, un jeune ténor roumain très prometteur, vainqueur du concours Operalia, à l’impeccable phrasé et aux aigus assurés (et nécessaires dans ce rôle). La vibrante Elena Tsallagova sera La princesse Eudoxie, tandis que Dmitry Ulyanov, grande basse devant l’éternel, sera le Cardinal de Brogni. Très belle distribution.
Mise en scène sans doute efficace sinon inventive de David Alden, spécialisé dans ce type de répertoire et surtout pas de risque d’écheveler ni de heurter le public en ce début de saison.
Marc Minkowski dirige ce Grand-Opéra, qui s’en est aussi fait une spécialité (rappelons ses Huguenots), j’aimerais un chef plus raffiné pour une musique qui est plus élégante qu’on ne le croit souvent. Mais on ne peut pas tout avoir. Et Minkowski est un nom qui peut attirer du public.
Ce devrait être de toute manière un beau début de saison et l’occasion de découvrir une œuvre injustement négligée depuis presque un siècle, qui grâce au livret de Scribe, dit des choses fortes sur notre humanité.

L’éclair
(18 septembre 2022 ) Dir : Guillaume Tourniaire.
Avec Éléonore Pancrazi, Claire de Sévigné, Edgardo Rocha, Julien Dran
Orchestre de Chambre de Genève

En prolongement de La Juive, Le GTG propose cet opéra-comique de Halévy, créé la même année (1835) en version de concert. L’idée est séduisante pour faire mieux connaître le compositeur, qui reste pour beaucoup un inconnu, à travers une œuvre qui eut son succès au XIXe.
L’histoire est celle d’un anglais et d’un américain amoureux de deux sœurs, mais l’un des deux hommes devient momentanément aveugle suite à la foudre (« l’éclair »), ce qui complique les choses.
L’Orchestre de Chambre de Genève entame une collaboration avec le Grand Théâtre qu’on espère voir se développer et Guillaume Tourniaire est un chef de très bonne facture.

 

Octobre-novembre 2022
Leoš Janáček
Katia Kabanova
(6 repr. du 21 oct. au 1er nov. 2022)(Dir : Tomáš Netopil /MeS : Tatjana Gürbaca)
Avec Corinne Winters, Aleš Briscein, Elena Zhidkova, Stephan Rügamer, Tómas Tómasson, Sam Furness
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Après la Jenůfa triomphale, et à peine six mois plus tard (toujours en 2022), Aviel Cahn repasse le plat Janáček avec de nouveau une mise en scène de Tatjana Gürbaca et Corinne Winters en héroïne. Quand on aime on ne compte pas. Mais on remarque d’autres noms excellents dans la distribution à commencer par la remarquable Elena Zhidkova qui sera Kabanicha, la belle-mère, et une brochette de remarquables chanteurs, Aleš Briscein, Stephan Rügamer, Tómas Tómasson, Sam Furness. Direction de Tomáš Netopil à prévoir correcte parce que c’est un bon chef, mais sans doute pas aussi imaginatif que Tomáš Hanus qui est l’un des artisans essentiels du triomphe de Jenůfa. Espérons que le succès de Jenůfa attire la curiosité du public pour ce troisième Janáček de l’ère Aviel Cahn  et que le spectacle ait le même accueil.

Novembre 2022
Claudio Monteverdi et contemporains
Combattimento – Les amours impossibles
( 2 repr. les 6 et 7 nov. 2022.)(Dir : Christina Pluhar/Chorégraphie : Rosalba Torres Guerrero et Koen Augustinjen)
Avec Rolando Villazon, Céline Scheen, Giuseppina Bridelli, Valer Sabadus, Krystian Adam…

Aviel Cahn propose à l’instar des années précédentes avec les tournées du Budapest Festival Orchestra dirigé par Ivan Fischer (Orfeo et Incoronazione di Poppea) au succès modéré. Cette fois, il appelle Rolando Villazon, le ténor bien connu qui s’est reconverti dans la répertoire baroque, et qui travaille avec la cheffe Christina Pluhar. Un « spectacle musical » et chorégraphique complété par des vidéos avec des chanteurs de très bon niveau, au-delà de Villazon… Mais soyons clairs, c’est un moyen d’afficher un titre supplémentaire à peu de frais, avec en plus une ex-star du firmament lyrique qui excitera la curiosité… Coup de dés sans grand risque.

Gaetano Donizetti
Maria Stuarda
(6 repr. du 17 au 29 déc. 2022 )(Dir : Stefano Montanari/MeS : Mariame Clément)
Avec Stéphanie d’Oustrac, Elsa Dreisig, Edgardo Rocha, Gianluca Buratto, Simone del Savio
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Aviel Cahn a installé à Genève, nous l’avons dit, des sortes de séries, des rendez-vous avec des artistes qui reviennent, manière éventuelle de fidéliser le public. Après Anna Bolena, Maria Stuarda avec la même équipe. Je n’ai pas aimé le travail de Mariame Clément dans Anna Bolena, j’ai eu quelques doutes sur le cast, et j’ai applaudi à la direction de Stefano Montanari, une véritable chance pour le GTG dans ce répertoire qui vient d’éblouir Munich dans une reprise d’Agrippina de Haendel, et nul doute qu’il animera l’entreprise (c’est à dire en sera l’âme). On retrouve Elsa Dreisig (qui reviendra, auréolée de ses triomphes berlinois dans Fiordiligi et de sa Salomé très attendue d’Aix) qui sera non Maria Stuarda mais Elisabetta (c’est la surprise du chef) tandis que Stéphanie d’Oustrac sera la reine d’Êcosse. Wait and see. Les rôles masculins seront tenus par de solides chanteurs.
C’est à la fois excitant, et en même temps je crains la déception… c’est la glorieuse incertitude de l’opéra.

Janvier-février 2023
Richard Wagner
Parsifal

(6 repr. du 25 janv. au 5 févr. )(Dir : Jonathan Nott/MeS :  Michael Thalheimer)
Avec Daniel Johansson, Christopher Maltman, Tareq Nazmi, Tanja Ariane Baumgartner, Martin Gantner
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

On se souvient que ce Parsifal a été victime du Covid, récupéré partiellement en forme de concert. Le voilà de nouveau programmé, pour le plus grand bonheur des nombreux wagnériens de Genève. L’histoire du Grand Théâtre est jalonnée de succès wagnériens notables. Certes, toutes les saisons ne peuvent afficher Wagner, mais c’est la première production wagnérienne d’Aviel Cahn et à ce titre, elle mérite une grande attention.
Si la direction est assurée par Jonathan Nott, le directeur musical de l’OSR, la mise en scène est confiée à un artiste très connu en Allemagne, mais pratiquement inconnu en aire francophone : Michael Thalheimer.  Il ne faut pas attendre une lecture qui bousculera le public genevois, mais Thalheimer est un metteur en scène de théâtre solide, où il est plus connu qu’à l’opéra (j’avais vu de lui Les Troyens , une production très épurée à Hambourg). C’est une sorte d’ascète de la scène : Parsifal devrait lui convenir.
Je ne suis pas convaincu par le choix de confier Parsifal à Daniel Johansson, chanteur très honnête, mais qui n’a jamais transfiguré les rôles où je l’ai entendu. Bien plus excitant la prise de rôle en Amfortas de Christopher Maltman, un des barytons les plus intéressants du jour, et un acteur exceptionnel dans les rôles de personnages torturés. Kundry sera Tanja Ariane Baumgartner, qu’on a vue en Clytemnestre cette saison, et qui est une véritable actrice (on va attendre avec avidité son deuxième acte). Intéressant aussi le choix de confier Gurnemanz à Tareq Nazmi, une des basses les plus intéressantes du jour, qu’on a bien connu quand il était en troupe à Munich et qui commence à être invité dans des rôles de plus en plus importants. Enfin, Martin Gantner sera Klingsor, ce très bon baryton (il est un Beckmesser remarquable) devrait trouver une voix intéressante d’interprétation du personnage. Au total, c’est un Parsifal très solide par des choix de distribution originaux, sans être capable sur le papier de faire courir les foules wagnériennes d’Europe. Mais ce n’est sans doute pas le but…

Février-mars 2023
Claudio Monteverdi
Il ritorno di Ulisse in patria

( 6 repr. du 27 févr. au 7 mars )(Dir : Fabio Biondi/MeS : FC Bergman)
Avec Marc Padmore, Sara Mingardo, Jorge Navarro Colorado, Elena Zilio etc…
L’Europa Galante

On s’intéresse beaucoup en ce moment et dans pas mal de maisons à Monteverdi et notamment à Ulisse, le troisième opéra après L’Orfeo et l’Incoronazione di Poppea. Dans la vaste salle du Grand Théâtre, c’est peut-être une gageure, mais on y a vu de grandes réussites baroques.
Pour ma part, j’estime que c’est un des projets les plus convaincants, sinon le plus convaincant de la saison, aussi bien musicalement que scéniquement.  Appeler FC Bergman, le groupe flamand anarchiste et poétique, c’est à la fois audacieux et stimulant pour une œuvre difficile, dramaturgiquement moins stimulante que Poppea par exemple. Douce folie poétique sur scène, et en fosse l’un des meilleurs orchestres baroques de la baroquie européenne, et l’un des premiers ensembles italiens à s’imposer à sa fondation au moment même où c’est le Nord de l’Europe et la France qui tenaient le haut du pavé. Le sicilien Fabio Biondi, le fondateur, sera en fosse : c’est un vrai cadeau pour les genevois que cet orchestre et cette équipe de mise en scène. La distribution ne sera pas en reste : avec de grandes vedettes du chant baroque comme Mark Padmore (irremplaçable interprète des Passions de Bach) et Sara Mingardo, qui reste l’une des références de ce répertoire. Et remarquons dans la distribution Elena Zilio (Ericlea, la nourrice de Pénélope) gloire du chant italien des années 1980, qui ne fut jamais dans les grands rôles, mais irremplaçable là où elle était distribuée. Voilà une production où l’on reconnaît une vraie patte, et voilà ce qu’on aimerait voir plus souvent à Genève.

Mars-avril 2023
Christian Jost
Le voyage vers l’espoir

( 5 repr. du 28 mars au 4 avril)(Dir: Gabriel Feltz/MeS : Kornél Mundruczó)
Avec Kartal Karagedik, Rihab Chaieb, Ivan Thirion, Denzil Dehaene
Orchestre de la Suisse Romande

Encore une victime du Covid, cette production était prévue dès la première saison d’Aviel Cahn, et elle a été passée par profits et pertes à cause de la fermeture des théâtres. Bien heureusement, comme Parsifal, cette production réapparaît deux ans après. Elle traite d’un problème hélas d’une tragique actualité, la migration, à travers une famille kurde qui quitte son pays pour gagner la Suisse, un supposé paradis. L’œuvre est fondée sur le film de Xavier Koller, prix au festival de Locarno 1990, et Oscar du meilleur film étranger en 1991.
Le compositeur Christian Jost, compositeur de 9 opéras, dont un Hamlet pour la Komische Oper Berlin et un Egmont pour le Theater an der Wien. Le dixième est donc cet opéra, fondé sur l’histoire du film de Koller.
La mise en scène est confiée à Kornél Mundruczó, lui-même cinéaste, pour sa troisième mise en scène à Genève après ses deux belles productions que sont L’Affaire Makropoulos en 2020 et Sleepless en 2022. Mundruczò commence à essaimer les scènes européennes, comme Hambourg, Munich, Berlin.
C’est l’excellent chef Gabriel Feltz, GMD de Dortmund, qui dirigera, et c’est un nouveau profil pour Genève, un de ces chefs qui dirigent partout en Allemagne, mais peu à l’étranger plutôt attiré à l’opéra par le XXe siècle et le contemporain. Dans la distribution, notons Kartal Karagedic, que j’avais beaucoup apprécié en Chorèbe dans Les Troyens à Hambourg, où il est membre de la troupe.
Ce sont des ingrédients qui devraient garantir une production intéressante.

Mai 2023
Dmitry Chostakovitch
Lady Macbeth de Mzensk

(5 repr. du 30 avril au 9 mai )(Dir : Alejo Pérez/MeS : Calixto Bieito)
Avec Aušriné Stundyte, Dmitry Ulyanov, John Daszak, Ladislav Elgr, Kai Rüütel etc…
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Une fois de plus Aviel Cahn propose des rendez-vous répétés avec des séries, comme nous l’avons déjà souligné, puisque la série russe est marquée par le couple Alejo Pérez, excellent chef qui a convaincu dans Guerre et Paix, et la production déjà ancienne (2014) de Calixto Bieito, venue du OperaBallet Vlaanderen qui avait saisi le public par son univers apocalyptique fait de violence et de sexe. Accueil triomphal à l’époque.
Dans le rôle-titre, la Katerina du moment, qui l’interprète sur toutes les scènes, Aušriné Stundyte, fabuleuse dans les mains de Calixto Bieito. Aucune hésitation, c’est une production phénoménale qui fit date. La revoir à Genève est une chance.

Juin 2023
Giuseppe Verdi
Nabucco

( 8 repr. du 11 au 29 juin )(Dir: Antonino Fogliani/MeS: Christiane Jatahy)
Avec Simone Alaimo, Saioa Hernandez, Riccardo Zanellato, Davide Giusti, Ena Pangrac
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Une prise de rôle est un événement et quand il s’agit de Nicola Alaimo, l’un des plus grands barytons italiens, spécialiste de Rossini et de Bel Canto, qui aborde Nabucco, il faut se précipiter. Saioa Hernandez sera sans nul doute une Abigaille solide. Zanellato n’était pas en grande forme ces derniers mois, espérons qu’il se sera repris car c’est une grande basse. Et Antonino Fogliani est l’un des chefs italiens à suivre en ce moment.
Reste la mise en scène.
Elle est confiée – et c’est une excellente idée – à la brésilienne vivant en France Christiane Jatahy, l’une des artistes les plus intéressantes du théâtre aujourd’hui, qui use avec intelligence et finesse de la vidéo, et qui après un Fidelio à Rio de Janeiro, aborde de nouveau un opéra monumental s’il en est, l’un des musts de Verdi. Si la production est réussie, sa carrière sera sans doute lancée à l’opéra.
Alaimo et Jatahy, deux motifs puissants pour faire de ce Nabucco la deuxième nouvelle production totalement stimulante de la saison.

Au total, aucun des titres, aucune des productions n’est dénuée d’intérêt, soit par la rareté, soit par les choix artistiques, chacune se justifie.
Mais pour ma part, trois me rendent impatient : Il ritorno di Ulisse in patria, Lady Macbeth de Mzensk et Nabucco.

Concert du Nouvel An
Marina Viotti, Stanislas de Barbeyrac
Marc Leroy
Orchestre de chambre de Genève

Deuxième concert avec l’Orchestre de chambre de Genève dirigé par Marc Leroy pour le Nouvel An avec deux des voix les plus intéressante du panorama aujourd’hui, Marina Viotti, mezzo de plus en plus réclamée et particulièrement musicale, figlia d’arte puisque fille du chef suisse Marcello Viotti et sœur de Lorenzo Viotti. Mais si elle a un nom effectivement connu, elle s’est fait un très solide prénom.
Et puis le ténor français mozartien (et bientôt beethovénien) Stanislas de Barbeyrac, une des voix françaises les plus en vue, et les plus intéressantes.
Joli cadeau pour le Nouvel An

Récitals

Diana Damrau (24 septembre)
Bryn Terfel
(26 novembre)
Nina Stemme
(4 février)
Simon Keenlyside
(4 mars)
Anne Sofie von Otter
(16 juin) 

C’est courageux dans la période actuelle de programmer une série de récitals, un art qui peine à survivre hors du monde germanophone, même si tous les chanteurs invités sont des stars. L’art du récital est très spécifique : on a vu certains s’écrouler en récital alors qu’ils dominaient les scènes. Bien sûr, il faudra aller écouter Bryn Terfel, l’un des phares de l’opéra des vingt dernières années, les stars Damrau et Stemme, et d’authentiques spécialistes de la mélodie, Anne Sofie von Otter et Simon Keenlyside (qui se souvient de son Pelléas magique à Genève ?) savent installer un univers et une chaleur dans une salle quand ils abordent la mélodie.
Un choix équilibré, qui justifie qu’on aille à chaque concert, mais on aimerait aussi voir l’une de ces stars dans une production d’opéra… Genève le vaut bien.

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: L’ANGE DE FEU (Oгненный Aнгел) de Sergueï PROKOFIEV les 11 et 21 OCTOBRE (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène: Benedict ANDREWS)

Image finale, inquisiteur-ange (Almas Svilpa) ©Jean-Pierre Maurin
Image finale, inquisiteur-ange (Almas Svilpa) ©Jean-Pierre Maurin

Voilà un opéra un peu maudit, écrit dans les années 20 pour Berlin (et sous la direction de Bruno Walter) d’après un roman de 1908 de Valery Brioussov, le chef de file du symbolisme russe, qu’il fut impossible de créer pour des raisons de retard, ni en Russie ensuite (trop décadent pour Staline), et qui finalement le fut en 1954 à Paris en version de concert et en 1955 à Venise en version scénique dans une mise en scène de Giorgio Streller – reprise à la Scala- si bien que Prokofiev, mort en 1953, ne l’a jamais entendu. Depuis, représenté de loin en loin (je l’ai moi-même vu pour la première fois à la Scala en 1994 mise en scène à oublier de Giancarlo Cobelli, direction musicale mémorable de Riccardo Chailly), c’est une œuvre que les aspects sulfureux éloignent quelquefois des scènes et Prokofiev n’est pas si fréquent (sauf à la Scala qui en a connu plusieurs productions et reprises) dans les saisons lyriques (une seule production d’Andrei Serban à Paris en 1991, jamais reprise).
Pourtant, coup sur coup en Allemagne deux grandes mises en scènes, l’une à la Komische Oper de Berlin de Benedict Andrews (c’est la production qui est reprise à Lyon) et l’autre de Barrie Kosky  à Munich la saison dernière dont j’ai rendu compte sur le blog , rappellent que c’est une œuvre parmi les plus frappantes du XXème siècle.
L’histoire est celle d’une femme, Renata, qui dans son enfance a cru ( ?) rencontrer un ange, Madiel, l’ange de feu ; une image ( ?) qui a accompagné enfance et adolescence et laissé des traces si profondes qu’elle est à sa recherche de manière obsessionnelle. Elle prie, enjoint, ordonne à Ruprecht, un cavalier rencontré une nuit (en tout bien tout honneur) de l’aider à en retrouver la trace, qu’elle croit voir dans le comte Heinrich, avec qui elle a vécu une histoire d’amour et qui a fini par la rejeter aussi. Il en résulte une errance surréaliste où l’on va notamment rencontrer Mephisto et Faust qui passaient par là, où Ruprecht va être blessé par Heinrich, où finalement l’héroïne va se retrouver dans un couvent mis sens dessus dessous par sa présence, rappelant un peu l’affaire de Loudun racontée dans « Les Diables », le film de Ken Russell (1971). Comme dans l’affaire de Loudun, tout cela se termine au bûcher, où Renata est envoyée par l’inquisiteur.

Renata (Ausrine Stundyte) et les Renata(s) ©Jean-Pierre Maurin
Renata (Ausrine Stundyte) et les Renata(s) ©Jean-Pierre Maurin

Dans la mise en scène de Benedict Andrews, l’inquisiteur a la figure d’Heinrich, de l’ange Madiel, une sorte de clergyman qui apparaît dès les premières scènes et qui demeure énigmatique ; on devine cependant qu’il est lié à un souvenir d’enfance marquant de Renata, qui est sans cesse accompagnée de doubles, petites filles, jeunes filles, adolescentes.

Acte V: Ausrine Stundyte (Renata) et Almas Svilpa (Inquisiteur) ©Jean-Pierre Maurin
Acte V: Ausrine Stundyte (Renata) et Almas Svilpa (Inquisiteur) ©Jean-Pierre Maurin

En même temps, Madiel c’est aussi l’inquisiteur, c’est aussi Heinrich, c’est à des figures qui selon Benedict Andrews sont des figures de pouvoir annoncent le totalitarisme dont Prokofiev va souffrir, qui sont des figures énigmatiques d’interdit, de puissance, mais aussi de refuge. En cela l’opéra reste fortement ambigu.
Ruprecht lui aussi est accompagné de doubles, qui, comme les doubles de Renata, sont aussi des servants qui maniant les cloisons mobiles, déterminent les espaces divers structurant le récit.
Le dispositif (décor de Johannes Schütz) en est apparemment simple: un plateau tournant et des espaces déterminés par des cloisons mobiles, panneaux gris qui peuvent être cloisons où sols, créant des espaces qui vont de la chambre d’hôtel à la cellule de couvent, en passant par une salle d’auberge, ou une grande salle de réception, celle de Heinrich par exemple, qui selon l’angle de vue (qui varie forcément avec le plateau tournant) peut être aussi mur ou corridor. Espace multiple, mutant, instable comme l’âme de Renata.
Pas de couleur dans cet espace ni de réalisme, il s’agit d’un espace de l’abstraction, où seuls les costumes aux couleurs vives ( de Victoria Behr) constituent des taches de couleur : rose fuchsia (ou rose bonbon) pour Renata, qui ne cesse d’être déchirée entre son monde de petite fille et un monde d’adultes qui lui reste extérieur, orange vif pour Ruprecht, vert à paillettes pour Agrippa, parme pour la voyante. Le mouvement des doubles en orange ou rose bonbon donne aussi quelque chose de presque circassien dans la performance, avec des scènes de cirque, par exemple, quand Mephisto arrache le bras de l’enfant de l’aubergiste et le mange goulûment. Au-delà de la surprise initiale, et au lieu d’être authentiquement terrifiante, la scène a ce côté terrifiant de théâtre qu’on verrait volontiers dans une scène de clowns ou de mauvais Grand-Guignol.

Benedict Andrews n’abuse d’ailleurs pas des effets, le décor est réduit à son minimum, il y a peu d’objets en scène, sauf lors de la scène de l’auberge où réfrigérateur, objets de cuisine divers, poubelle de rue envahissent subitement le décor et lui donnent un réalisme qu’on n’avait pas vu jusqu’alors. C’est qu’à ce dispositif tournant et mutant s’oppose la fixité d’une chaise au premier plan sensée être celle de Renata rêvant, comme si en fait dans un procès en sorcellerie mené par l’inquisiteur, elle faisait revivre son histoire et ses fantasmes, mêlant réel et irréel, réalisme et surréalisme. Dans une telle perspective, l’ange Madiel est bien proche du Samiel de Freischütz, l’ange de la mort et de la destruction. D’ailleurs, les sonorités en sont bien proches (El renvoie à Dieu, comme dans Gabriel et dans Michel aussi). La présence de Madiel dans les premières scènes, présence muette cajolant la petite fille), est silencieuse et prophétique : elle est cette figure ambiguë qu’une « petite Renata » revêt de ses ailes qui va accompagner Renata jusqu’au drame final.
Peu de magie dans cette mise en scène, sinon l’apparition de la voyante qui voit le destin sanglant de Renata, autre annonce de la mort qui va marquer l’ensemble de l’œuvre.
Un peu plus de sang en revanche, notamment quand Ruprecht est blessé et laissé pour mort, mais qui va se remettre, bien que diminué (béquilles), et quand Renata en une scène d’une violence marquée, se scarifie d’une croix sur la poitrine, comme marquée à jamais, telles ces marques qui indiquent les victimes (on se souvient des maisons marquées du massacre de la Saint Barthélémy). Ainsi Benedict Andrews résout la question de la dramaturgie un peu échevelée et des changements de décors successifs voire de la multiplicité des personnages en réduisant au maximum le dispositif, pour garantir la fluidité et la continuité de l’action, mais cette simplicité n’est qu’apparente, parce que rythme de l’action, rapidité des changements et rythme de la musique vont de pair et les mouvements sont parfaitement synchrones, et donc d’autant plus difficiles à réaliser en une chorégraphie faite de croisements, de défilés apparents ou cachés, qui finissent par donner à l’ensemble une sorte de magie.
Magie que ces lumignons qui marquent le cercle du plateau tournant, en une sorte de ballet d’ombres, magie que ces disparitions et apparitions, que ces cloisons qui s’abattent ou se dressent, tour à tour cloisons et sols, magie aussi que les orientations successives, magie enfin que ces éclairages magnifiques de Diego Leetz avec ses changements brutaux qui glacent l’ambiance : la scène de la rencontre d’Heinrich et de Ruprecht, dans l’espace d’un vaste salon (un seul fauteuil) d’un côté, et de l’autre un mur éclairé à cru contre lequel hurle son désespoir Renata est l’une des plus marquantes de la représentation.

Acte V: Ausrine Stundyte (Renata) et Almas Svilpa (Inquisiteur) ©Jean-Pierre Maurin
Acte V: Ausrine Stundyte (Renata) et Almas Svilpa (Inquisiteur) ©Jean-Pierre Maurin

Évidemment la partie finale, au couvent (Acte 5) est particulièrement impressionnante, et magnifiquement réglée, avec la structuration du plateau en cellules, un vaste espace libre au centre où vont se réunir les sœurs, vêtues de jaune, la couleur diabolique…Le jeu des couleurs et des éclairages accompagne une chorégraphie impeccable où les groupes se réunissent, se séparent, se distribuent dans les espaces cellulaires comme dans une fresque. Le bel ordonnancement conventuel peu à peu se délite, les sœurs enlèvent leur voile, elles ôtent leur robe, et tout cela devient une sorte de pandemonium orgiastique, dont Renata est considérée responsable. Images prodigieuses de tension et de force qui se concluent par la clôture de l’espace circulaire, laissant Renata et l’inquisiteur seuls sur le proscenium.
Mais bientôt Renata s’arrose d’essence et se précipite au centre du plateau, pendant que l’Ange-Inquisiteur, revêtu de ses ailes, voit l’immense flamme émerger.
Ainsi Renata par le suicide revendique son propre destin. Condamnée au bûcher, elle s’immole elle-même, Brünnhilde sans Siegfried, dans cette solitude structurelle qui ne l’a jamais quittée. Elle quitte le monde en ayant repris en main son destin.
Kosky avait insisté sur l’aspect onirique et un peu fou de l’histoire, Andrews prend l’histoire plus au sérieux, comme si c’était une sorte de confession (à l’inquisiteur) qui se déroulait devant nous et trouvait enfin sa logique dans le suicide final.

Le travail de Benedict Andrews, très fouillé, d’une grande efficacité et intelligence, presque épuré quelquefois et respectant scrupuleusement le livret, proposant un espace tragique unique et divers sans aucune fioriture, sans distraire l’œil des personnages : un travail théâtral d’une grande qualité et d’une vraie originalité, mais qui est aussi accompagné d’une distribution toute entière dédiée.
Sans doute est-ce là l’une des distributions les plus réussies de l’Opéra de Lyon, car du chœur à l’héroïne, tous sont vraiment engagés d’une manière extraordinaire dans le travail collectif.
Le chœur de l’Opéra, dirigé par Philip White, est remarquable. On a confié des rôles de complément aux artistes du chœur mais dans cette œuvre, ce sont les dames qui ont surtout stupéfié, dans la scène finale, tant dans les ensembles que dans les quelques voix qui émergent avec force et conviction. Le chœur est non seulement vocalement magnifique, mais les dames solistes se donnent à corps perdu (c’est le cas de le dire vu la scène). L’engagement scénique de l’ensemble est impressionnant et doit être souligné.
Du côté des solistes, j’émettrais une réserve sur la basse Almas Svilpa, qui malgré un beau grain n’arrive pas à projeter suffisamment pour s’imposer dans la scène finale. Le chanteur  reste souvent couvert par le chœur et l’orchestre, malgré l’attention au volume de l’orchestre portée par Kazuschi Ono. Un peu fixe, un peu monocorde, il n’arrive pas à imposer son personnage et c’est regrettable, bien que la prestation d’ensemble (il chante aussi Heinrich) demeure acceptable. On notera en revanche le jeune baryton Ivan Thirion, aubergiste bien présent, et l’autre basse, qui chante Faust (signe d’un monde sens dessus-dessous, la basse c’est Faust et Méphisto le ténor dans cette œuvre au contraire de la tradition), Taras Shtonda, basse profonde de l’opéra national d’Ukraine où il chante tous les grands rôles de basse, de Boris à Philippe II. Son Faust très légèrement las est intéressant.
Chez les hommes, ce sont les ténors qui tiennent la dragée la plus haute : Vasily Efimov, bien connu à Lyon où on l’a vu aussi bien dans Cœur de Chien de Raskatov que dans Le Nez de Chostakovitch en Jakob Glock au profil inquiétant et légèrement pervers, chant efficace, coloré, expressif. Même remarque pour l’excellent Mephisto de Dmitry Golovnin (qui chante aussi Agrippa von Nettesheim) : expressivité, intelligence des rôles, distance ironique, diction, projection, tout y est, avec une vraie présence scénique. Un très beau chanteur.

Du côté féminin, l’hôtesse de Margarita Nekrasova dessine un personnage légèrement vulgaire, qui impose la couleur très sombre de sa voix, et Mairam Sokolova fait une très jolie composition dans la voyante, peut-être plus convaincante que dans la partie de la mère supérieure qu’elle chante également.

Laurent Naouri (Ruprecht) et Ausrine Stundyte (Renata) ©Jean-Pierre Maurin
Laurent Naouri (Ruprecht) et Ausrine Stundyte (Renata) ©Jean-Pierre Maurin

Au sommet de la pyramide, Laurent Naouri magnifique, totalement incarné dans Ruprecht montre une voix chaleureuse, très bien projetée, très expressive dans un russe en tous cas très clair et particulièrement attentif à la prononciation. C’est un chanteur tellement attaché au répertoire français, et dans des rôles qui demandent souvent de la distance et de l’ironie, que ce rôle un peu échevelé d’amoureux éternellement éconduit, sauf quand cela devient inutile, qui a ruiné sa vie pouvait sembler un défi. Un défi vraiment relevé : je l’ai trouvé supérieur en expression au Ruprecht pourtant idiomatique et incroyablement engagé, mais vocalement discutable d’Evgenyi Nikitin à Munich la saison dernière. Il est vrai que l’espace confiné et le rapport scène salle de l’opéra de Lyon permettent de mieux identifier la finesse d’une interprétation. En tous cas, chapeau.

Renata (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Renata (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Reste Ausrine Stundyte, la jeune soprano lettone qu’on a entendue à Lyon l’an dernier faire triompher la Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, s’empare pour la première fois du rôle de Renata. Tout directeur d’opéra avisé devra impérativement l’engager pour ce rôle. D’abord parce qu’il y a sans doute peu de Renata sur le marché lyrique (le rôle est très tendu, l’œuvre est rare), ensuite et surtout parce qu’elle y est stupéfiante à tous niveaux.
Pour cette prise de rôle, elle s’installe immédiatement au sommet. Elle va reprendre cette saison le rôle à Zurich dans une mise en scène de Calixto Bieito sous la direction de Gianandrea Noseda, grand spécialiste du répertoire russe.
Elle a évidemment la voix, toujours tendue, toujours puissante, toujours bien posée et projetée, sans traces de fatigue, chantant dans toutes les positions dont celles les moins adaptées au chant ; mais allié à ce chant, c’est le jeu qui est époustouflant, d’une vérité hallucinante : on reste en apnée devant la performance, devant la manière de gérer son corps, si problématique souvent à l’opéra, devant l’engagement prodigieux et l’intelligence de la composition. Une intelligence doublée de sensibilité et d’intuitions extraordinaires. Déjà la première image de ce corps tordu dans son lit crée chez les spectateur une sorte de malaise stupéfié qui ne le quittera pas. Une performance exceptionnelle, rarissime. Une chanteuse faite pour les rôles paroxystiques parce qu’elle y ose tout.
Je suis curieux de l’entendre en revanche dans des Mimi ou des Cio Cio San, qu’elle possède à son répertoire pour voir comment elle met en valeur dans des rôles moins démonstratifs ses éminentes qualités. Quel choc en tout cas !
Kazushi Ono ouvrait la saison lyonnaise pour la dernière fois après 8 ans de bons et loyaux services où il a travaillé avec l’orchestre sur un répertoire assez varié (qui va de Verdi à Chostakovitch) en donnant aux différents pupitres une grande clarté, et en imposant une couleur XXème siècle qu’il a contribué à développer. Ce qui frappe dans sa direction, c’est d’abord une certaine retenue. Ce peut paraître antithétique à propos d’une œuvre si paroxystique, mais son travail n’est jamais bruyant ou excessif. Au contraire, il réussit à montrer un certain raffinement dans son approche de la partition, sans jamais relâcher la tension ni renoncer à une certaine chaleur (lui qu’on taxe quelquefois de froideur). Il ne couvre pas les voix et accompagne les mouvements de la mise en scène avec une grande précision. Il est essentiel, ici comme ailleurs, mais particulièrement avec une mise en scène aussi sensible au rythme que celle de Benedict Andrews, que la direction et la mise en scène respirent ensemble. Et c’est ici le cas. Cette parfaite « syntonie » entre scène et fosse est sans doute ce qui motive l’exceptionnelle réussite de l’ensemble. Il n’y a en outre pas une scorie dans l’orchestre (j’ai entendu deux représentations parfaites sous ce rapport) et la musique est d’une limpidité rare, et permet d’isoler certains moments plus lyriques, où les sources russes s’imposent (souvenirs de Moussorgski par exemple), mais aussi certaines traces straussiennes voire des souvenirs de Ravel. Il rend justice à cette partition complexe que Prokofiev réutilisera dans sa troisième symphonie (et sa quatrième), d’une grande modernité qui s’inscrit dans une recherche formelle typique des années vingt. Mais comme d’autres œuvres de la période, elles seront victimes de la réaction conservatrice qui va se déchainer en Russie, comme en Allemagne. Aujourd’hui encore c’est une œuvre surprenante et tendue, qui garde une charge subversive qui n’est pas indifférente. L’opéra est si souvent le refuge du conformisme qu’on ne peut que s’en réjouir : 62 ans après sa création, l’Ange de feu reste un des opéras les plus ouverts, les plus problématiques et les plus stimulants de la production du XXème siècle.[wpsr_facebook]

Acte I ©Jean-Pierre Maurin
Acte I ©Jean-Pierre Maurin

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: LADY MACBETH DE MZENSK (Леди Макбет Мценского уезда) de Dimitri CHOSTAKOVITCH le 25 JANVIER 2016 (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Femmes et victimes © Jean-Pierre Maurin
Femmes et victimes Ausrine Stundyte (Katerina) © Jean-Pierre Maurin

« C’est chaud… ! » … « C’est porno ! » …quelques réflexions de ce genre et quelques spectateurs partant à l’entracte (« vous partez ? – Oh Oui ! ») ne laissent pas d’étonner.
Je ne dois pas avoir la même idée du réchauffement (non climatique) ou de la pornographie.
L’opéra de Chostakovitch, dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov est présenté à l’opéra de Lyon entre le 23 janvier et le 6 février, et c’est un travail hautement accompli, d’une grande rigueur  et d’une justesse effrayante. Tcherniakov, dans la lignée de ses portraits de femmes détruites (La fiancée du Tsar), de femmes objet (Lulu), de femmes outil (Kundry), nous propose une vision glaciale du destin de Katerina Ismailova, l’héroïne de Chostakovitch périssant d’ennui et de frustration qui va successivement assassiner et beau père et mari, parce qu’elle a dans la peau un ouvrier de son mari qu’elle a croisé et dans les bras duquel elle a succombé.
C’est un travail accompli parce qu’il est le fruit d’une approche très cohérente entre le chef Kazushi Ono, qui choisit volontairement une interprétation implosive, tendue, très analytique, qui n’a rien d’un travail démonstratif ou rutilant qu’on pourrait trouver chez un Rostropovitch par exemple. En ce sens, on ne retrouve pas de couleur « russe » au sens traditionnel, dans une musique qui par ailleurs comme souvent chez Chostakovitch, emprunte aussi bien aux Strauss (Johann comme Richard), à Wagner, à Moussorgski, voire à Puccini. Ici au contraire, nous sommes face à une approche presque méditative, d’une très grande précision, où chaque couleur semble assombrie, où les notes semblent sonner plus intérieurement, où les volumes sont très contrôlés, d’où des forte ou fortissimo qui sont d’autant plus dramatiques qu’ils surgissent comme d’un trou noir d’une incroyable densité. Il en résulte un son de l’orchestre exceptionnel, résultat d’une préparation sans doute très approfondie, qui montre des qualités de pupitres singuliers assez marqués, en particulier dans les cordes, et les cordes graves et les bois.

Sensualité ©Jean-Pierre Maurin
Sensualité ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov permet de mettre en valeur comme rarement la musique, et notamment les intermèdes musicaux, qui sont l’occasion, un peu comme dans Lulu (à Munich la saison dernière) de pantomimes d’une telle justesse, d’une telle crudité, d’une telle force, mais aussi d’une telle ironie cruelle qu’elles font ressortir toutes les couleurs de cette musique tout en illustrant quelque chose de la vie de l’héroïne : le jeu de la lampe lorsque le couple copule pour la première fois ou leur valse éperdue et vertigineuse, presque déconstruite. Rarement la musique de Chostakovitch m’est apparue aussi présente, et mise en valeur dans la multiplicité de ses couleurs avec une telle rigueur et avec l’aide aussi évidente  de la scène.
C’est cette première impression qui emporte la conviction, une impression de globalité où cette mise en scène-là a trouvé sa couleur grâce à une approche musicale qui m’est apparue l’une des plus grandes réussites de Kazushi Ono, qu’on considère toujours comme précis et rigoureux, mais quelquefois un peu froid et détaché et qui ici est presque cathartique, dans le sens où, accompagnant une histoire glaçante, il n’est jamais glacial ou objectif, mais se fait le chroniqueur musical de cette histoire de chute éperdue, en animant la musique, sans jamais sonner autrement que juste : un accompagnement presque cinématographique qui fait de ce travail celui d’un drame musical wagnérien, une véritable Gesamtkunstwerk.
Tcherniakov a déjà mis en scène cette Lady Macbeth de Mzensk à Düsseldorf il y a quelques années et pour la reprise à Londres (à l’ENO) et à Lyon, il l’a  refondue, tout en gardant la structure du décor original et les costumes d’Elena Zaitseva. Un décor qui pose immédiatement le contexte : une usine moderne, des chariots élévateurs, des colis qu’on livre (peut-être un centre de commerce en ligne) et des secrétaires derrière un ordinateur. Au milieu de ce décor presque “Marthalérien” (ou “Viebrockien” du nom de la décoratrice de Christoph Marthaler) éclairé par des néons qui sont autant de déchirures, une pièce tapissée de tapis d’orient  et d’une moquette rouges, close comme une cabine d’ascenseur, une niche, dans laquelle, totalement isolée et séparée des ouvriers, Katerina se meurt d’ennui, dans son costume traditionnel russe qui en fait une sorte d’icône. On ne glosera pas sur la couleur rouge, de ce rouge passion qui tranche avec les couleurs sans âme de l’univers de l’usine du mari, jaune ou vert pâle, un univers où les cloisons sont vitrées, où tout le monde regarde tout le monde, où rien n’est secret, et où les regards finiront par être mortels. Un univers sans bienveillance aucune qui isole d’autant plus l’héroïne dont la première rencontre avec Sergueï l’ouvrier est une lutte, un combat inégal, mais une affaire de corps, après un viol consommé sur Aksinya sur le chariot élévateur.

Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin
Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin

Face à face un Sergueï vulgaire et dominant au corps immense , et, pour l’affronter, Katerina, qui accepte le défi de la lutte, et qui en sort possédée. C’est bien là la dualité affichée de Katerina, glaciale et distanciée face à ses ouvriers, complètement mangée par le désir dans sa « niche » tapissée, vivant une brûlure intérieure cependant jamais hystérisée.
La rencontre nocturne avec Sergueï qui se termine comme on sait est traitée avec une retenue qui en accentue l’impudeur et la crudité : jeux de lumières, jeux de portes, jeux d’ombres, tout suggère de manière distanciée et presque rituelle  ce qui est en train de naître. Dès lors, Katerina est possédée par Sergueï, elle l’a dans la peau, et il n’y a plus ni convenances ni morale : il y a d’un côté la soif d’amour, et de l’autre le désir de pouvoir et d’argent de Sergueï. Chacun dans son ordre prêt à tout, sans plus aucune limite.

Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov est particulièrement clair, il prend le parti de la femme, contre tous les hommes dont on ne sait qui est plus plus minable, le Boris paterfamilias (excellent Vladimir Ognovenko), autocratique plus que tutélaire, qui considère la femme comme un objet, courtisant les secrétaires, cherchant même Katerina, comme un double de Sergueï en version classe dominante,  Zinovy son fils minable et impuissant, insinuant, hypocrite, veule (Peter Hoare, tellement juste) qui à son retour nocturne trouve les deux amants et se fait assassiner, ou Sergueï, corps immense, voix de stentor, mais sans aucun scrupule ni aucune expression.
Les rôles de complément n’échappent pas au jeu de massacre, du policier plus ou moins corrompu (Almas Svilpa) au Pope vendu au plus offrant (magnifique Gennady Bezzubenkov) qui accompagne les puissants, ou à l’ivrogne, ce balourd (Jeff Martin) à la curiosité mal placée dans ce monde où tout se voit et tout se sait qui va découvrir le corps en décomposition de Zinovy. C’est à une déclinaison de la médiocrité masculine que nous assistons.

Face à ces hommes, des femmes toutes victimes du désir masculin, Aksinya la secrétaire poursuivie par Boris et violée par Sergueï, Sonietka qui se vend à Sergueï pour une paire de bas de laine, et Katerina, seule, éperdue, qui découvre l’amour et le désir dans un Sergueï qui l’utilise. Mais Katerina à la différence des deux autres, va au bout du désir, au bout de la passion jusqu’au meurtre, du beau-père Boris, qui aime trop les champignons, du mari Zinovy dès son retour, car elle ne peut recommencer sa vie de recluse, privée et d’amour et d’existence, et enfin de la rivale Sonietka, parce qu’elle est sa rivale auprès de Sergueï, ce qu’elle ne peut accepter ni même imaginer un seul instant.
Comme toutes les victimes de la passion, Katerina rythme sa vie en fonction de l’être dont elle est possédée. « J’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer » dit Phèdre, et de fait, Katerina est une femme soumise à l’être aimé, qui est sans cesse à ses genoux, alors que Boris la forçait à s’agenouiller devant son fils Zinovy, comme si le destin de la femme était d’être soumise. À ce titre, l’une des scènes les plus belles et les plus ritualisées est le moment où Katerina lave Sergueï nu, à ses pieds, avec ses longs cheveux pour une fois non ramenés en arrière, comme un rappel assez précis de Kundry face à Parsifal au troisième acte, dont l’être et la fonction est alors de « dienen » (servir), une scène d’une beauté frappante, qui installe le personnage dans la longue théorie des femmes vivant une Passion, au sens quasi religieux et donc blasphématoire du terme et dédiées, dont la variation ultime est au 4ème acte le don du bas de laine.

"Dienen" Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
“Dienen” Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

 

Ce rapprochement avec Kundry, soumise dès l’acte II, dès le moment où Parsifal comprend l’enjeu de la séduction, est à la fois surprenant et intéressant et aide à relire sa mise en scène berlinoise, à laquelle d’ailleurs il emprunte l’habit du Pope (sac à dos, bonnet). Je me demande d’ailleurs si ce  Boris n’a pas  un petit peu du Klingsor berlinois, figure à la fois paternelle toute puissante et effrayante. En tous cas, il est clair que les liens sont tissés, avec une vision religieuse toujours au bord du blasphème.

Mariage ©Jean-Pierre Maurin
Mariage ©Jean-Pierre Maurin

Car le rituel est dans cette mise en scène un élément fort : rituels de l’amour dans cette niche isolée et rouge de l’intimité de la femme puis du couple illégitime, rituel du mariage, auquel à aucun moment on n’arrive à croire, tant l’ensemble est décoratif, attendu, apprêté, mais aussi les rituels du labeur, les va et viens des chariots, les regards des ouvriers sur l’intérieur des bureaux, tout cela semble sous une pellicule faussement réaliste, construire une vision presque fixée de la vie au quotidien, une sorte de répétition lassante et glaçante de vies inutiles. À la ritualisation des gestes, et notamment de Katerina répondent des motifs, celui de l’habit traditionnel qu’elle porte systématiquement, alors que Serguei et les autres n’entrent pas dans cet univers un peu fantasmatique, celui du tableau (ou de l’icône) constitué par la niche tapissée notamment pendant les intermèdes musicaux. Mais aussi celui de la lampe qui clignote, au moment de la première étreinte avec Serguei, et au moment où elle tue Sonietka, où elle a jeté sur le néon un tabouret qui le détruit et où l’éclairage vacille à nouveau, rituel d’amour, rituel de mort eros/thanatos.
Enfin le dernier acte  est chez Chostakovitch un épisode du long road movie qui conduit les prisonniers en Sibérie, l’arrêt tragique sur image de ce chemin qui s’interrompt à peine par la mort des deux femmes noyées dans le fleuve, puisque le chœur final est celui des prisonniers qui continuent leur route (qui ressemble à celui des Vieux croyants de Khovantchina allant vers la mort) , marquant ainsi le non événement que constitue la fin de Katerina et son infimité.

Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Chez Tcherniakov cet acte apparaît comme un épisode ultime de la passion de la femme, et comme un huis-clos tragique à l’intérieur d’un espace clos, étouffant, l’espace d’une cellule de prison – variation sur la niche des trois autres actes – une prison réelle cette fois quand la prison était auparavant un espace mental. Alors que la niche exhalait auparavant quelque chose d’un orient capiteux, elle exhale un univers de pourriture, notamment quand Katerina se plonge dans le lavabo infect, comme pour s’y noyer, comme une marque définitive de déchéance.
La disparition de tout contexte (le chœur et les autres personnages chantent dans le noir) montre clairement la fonction symbolique du décor précédent et l’absence totale de réalisme, soviétique ou non. Il reste une tragédie de l’intime, une tragédie de la femme bafouée, de l’individu où toute référence à un contexte ou à une société disparaît au profit d’un meurtre aux couleurs sacrificielles, et où Katerina meurt sous les coups des geôliers…Man tötet dieses Weib dirait-on dans Salomé, la femme qui dérange disparaît et la vie (?) continue.

Alors dans un travail d’une aussi grande fidélité à l’esprit de l’œuvre, il fallait un accompagnement musical et vocal d’un exceptionnel niveau.
On a dit combien le direction de Kazushi Ono est mise en valeur par le travail de Tcherniakov, particulièrement musical, avec ses motifs et ses leitmotivs scéniques qui font écho à une musique qui puise ses sources dans toutes les musiques depuis la fin du XIXème, de Wagner à Berg en passant par Moussorsgski, voire Puccini, voire les musiques plus légères (valses viennoises), c’est que Kazushi Ono en montre avec clarté les sources et surtout la versatilité : Chostakovitch à l’opéra n’est jamais univoque, sa tragédie est toujours teintée d’ironie, de méchanceté, de sarcasme, d’humour, et ces différentes facettes musicales sont mises en valeur, d’autant plus dans une interprétation aussi cristalline, et aussi parfaitement maîtrisée dans sa pulsation, dans son tempo, dans son éclat même où l’expressivité ne confine jamais avec le démonstratif, voire l’histrionisme que l’on peut quelquefois tirer de cette musique.  Et dans l’écrin relativement clos de l’opéra de Lyon, cet aspect est particulièrement valorisé : il s’agit de creuser dans les profondeurs, de rentrer en soi, il s’agit de ne pas respirer, pas plus qu’on ne respire dans la niche de Katerina ou dans sa cellule. À la clôture de la musique, comprimée comme l’âme de Katerina, correspond le contexte d’évocation de Tcherniakov, un contexte sans respiration, sans horizon, sans air, sans issue. Et dans cette mesure, la cellule finale n’est que similaire au décor des autres actes, un décor sans issue, sinon des portes coulissantes qui bouchent l’horizon, un extérieur (d’où viendra la police) évoqué, mais surtout un univers confiné où tout se voit, tout se sait, et tout se cache.
Dans un tel univers musical, le chœur a un rôle déterminant, il est un personnage, comme le chœur antique, observant et commentant ce qui se passe derrière les vitres, regardant les maîtres s’entredéchirer, complice du viol d’Aksinya, cherchant sans cesse à voir ce qui est derrière le regard glacial de Katerina. En plein dans l’action, il est part impressionnante du drame, et son engagement est total. Aussi bien dans les moments retenus que dans les moments plus explosifs, il est vraiment remarquable. L’habitude de mises en scènes complexes, exigeant une vraie possession de l’espace scénique et un véritable engagement en fait vraiment une phalange exceptionnelle, sous la direction de Philip White, qu’il faut saluer. Il me semble que ce chœur a fait un bond en avant notable dans les deux dernières années. Ce soir, c’était bluffant.
Enfin, évidemment, au service d’un travail si fouillé, il faut des artistes de tout premier plan, et prêts à s’immerger dans le drame.
Au premier rang, Ausrine Stundyte, qui avait déjà marqué le rôle avec Calixto Bieito à Anvers, et qui dans une approche moins hystérique qu’en Flandres, est totalement possédée, incarnée. Elle se donne à plein, vocalement et corporellement. On l’avait vue il y a quelques mois dans Elisabeth à Gand et elle avait déjà frappé, dans Katerina, elle montre un sens du contrôle et de la retenue qui sert une approche plus intérieure du personnage. Elle est une voix qui habite un corps, très présent, qui sait à la fois avoir la raideur distanciée et les rondeurs sensuelles, qui n’hésite jamais à aller au bout des scènes, avec une sûreté vocale et un volume impressionnants. On peut aimer des voix plus charnues, mais la tension dont elle fait montre et la vérité de l’expression en font pour moi l’une des références dans le rôle qui exige non seulement une voix, mais un jeu.
John Daszak dans Sergueï s’en sort également avec tous les honneurs. J’avoue que ce chanteur n’est pas un de mes favoris, son chant puissant mais détaché, sa manière assez peu expressive de dire les textes, sa difficulté pour appréhender la couleur d‘une langue (je me souviens de son Siegfried à Genève, de son Loge à Bayreuth), tout cela me fait rester sur ma réserve. Mais pour Sergueï, même si la langue russe ne semble pas lui être si familière, ce détachement sert un personnage froid, brutal, sans âme. Ce personnage particulièrement minable n’a d’intérêt que dans la mesure où il sert les nuits et les rêves de Katerina, qui investit en lui plus, bien plus que de raison. Ainsi son détachement, son débit assez monocorde, et sa puissance néanmoins, tout cela sert évidemment un rôle dans lequel il est sans cesse en représentation, et il se sort de Sergueï bien mieux que d’autres rôles plus épais au niveau psychologique.

Peter Hoare est l’autre ténor, et Chostakovitch distribue deux ténors très différents pour incarner et le mari et l’amant. Pour le mari impuissant, il choisit une voix plus légère, plus ductile, un type de voix qu’on aime dans l’opéra russe (Chuiski dans Boris par exemple) et qui a la douceur feutrée et l’ambiguïté inquiétante. Il est tout aussi minable, mais en plus veule, sans personnalité affirmée, l’ombre du père dans une voix de marionnette. Peter Hoare, vu déjà dans d’autres rôles dont Desportes dans Die Soldaten, est remarquable dans un rôle assez épisodique mais qui convient typiquement à un ténor de caractère. Il a le ton, l’expression et surtout la variété de couleurs nécessaire et autant que j’en puisse juger, une diction russe d’une grande clarté.
Le mâle dominant, qui illumine la première partie, est sans conteste le père, Boris Timoféiévitch Ismaïlov, une figure inquiétante, dominante, repoussante, dont l’amour pour les champignons en fait la première victime de Katerina. L’interprétation idiomatique de Vladimir Ognovenko, une des grandes basses russes de ce temps, qui réussit une composition impressionnante, disant le texte avec une grande justesse expressive, et une belle projection qui le rend très clair, sauf à quelques moments où le volume orchestral l’engloutit un peu. Son personnage n’a pas l’allure physique qu’on attend du méchant d’opéra, plutôt père tranquille, plutôt banal, ses gestes, ses initiatives le révèlent là où le physique ne le trahit pas (à la différence de l’immense Daszak), tout comme le fils d’ailleurs, dont Tcherniakov fait avec l’aide de sa costumière Elena Zaitseva une sorte de double (en mode mineur) du père.
Tous les personnages qui les entourent sont parfaitement tenus, nous l’avons déjà signalé, avec une note particulière par rapport au relief vocal de Gennady Bezzubenkov, un pope très présent, et remarquable: c’est aussi un des signes qui marquent la qualité d’une distribution, d’une production et d’une maison.
Aussi devant un travail aussi profond, aussi aigu, aussi bouleversant aussi dans sa manière de peindre la perdition d’une femme, on ne peut que s’interroger devant ceux qui pensent que « le livret n’est pas respecté ». Le propos du metteur en scène consiste à tirer de l’histoire un sens, une lecture, un enseignement, en puisant dans les sources et les écrits du compositeur. Tcherniakov travaille d’abord sur la parabole que constitue une histoire, dans la tradition symboliste post wagnérienne, et si tout est signe dans le travail produit, c’est d’abord une fidélité à un esprit plutôt qu’à la lettre. Comment une histoire de femme sous la Russie tsariste peut-elle aujourd’hui nous parler ou nous bouleverser ? Voilà la question à laquelle il répond, n’ôtant rien au sens profond de l’œuvre et respectant tout particulièrement sa couleur musicale, en écoutant ce que dit la musique très versatile de Chostakovitch.
Quand Dmitri Tcherniakov fait Macbeth (à l’opéra de Paris) il pose le couple en en faisant une sorte de couple à la Ceaucescu, et immédiatement Shakespeare nous parle. Évidemment, ici, dans cette Lady Macbeth où les allusions shakespeariennes ne sont pas absentes (le spectre, la fête – ici matrimoniale) il en fait une aventure individuelle, qui rompt toutes les digues et de la bienséance et de la normalité, sauf que cette lady Macbeth-là est d’abord victime avant d’être meurtrière, et qu’elle tue ceux qui l’ont détruite, ce qui en fait une Lady Macbeth aux circonstances atténuantes contrairement au modèle original. C’est bien à ces circonstances que s’attachent et Tcherniakov, et au final Chostakovitch. Vous avez encore le temps de courir à Lyon, vous ne le regretterez pas. [wpsr_facebook]

Mariés...©Jean-Pierre Maurin
Mariés…©Jean-Pierre Maurin

OPERA VLAANDEREN 2015-2016: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER le 22 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Dmitri JUROWSKI; Ms en Scène: Calixto BIEITO)

Et à la fin c'est Venus qui gagne © Annemie Augustijns
Et à la fin c’est Venus qui gagne © Annemie Augustijns

Après Parsifal et Der Fliegende Holländer à Stuttgart, Calixto Bieito aborde à l’invitation de l’Opéra des Flandres (Opera Vlaanderen) Tannhäuser, en alternance à Gand (en septembre) et à Anvers (en octobre). L’Opéra des Flandres est une institution très vivante: la scène flamande, que ce soit au théâtre, en danse ou à l’opéra, est en Europe l’une des plus intéressantes depuis une quinzaine d’années, stimulée aux origines par le plus glorieux des hommes de culture et de spectacle vivant, un flamand né à Gand du nom de Gérard Mortier qui, depuis qu’il a dirigé la Monnaie de Bruxelles, a imposé au spectacle en Belgique et aux Pays Bas (puis ailleurs) une couleur particulière, très ouverte, imposant une qualité des productions inconnue jusqu’alors. Sa disparition en mars 2014 n’a pas effacé son souvenir, et on découvre chaque jour quelle influence il a pu avoir là où il est passé et quelles traces il a laissées.

Calixto Bieito ne faisait pas forcément partie de ses artistes favoris, mais c’est un metteur en scène qui là où il passe interroge les œuvres d’une manière cohérente et chirurgicale, d’aucuns diraient provocatrice.

Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns
Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns

À part en France, où il a fallu attendre la saison dernière pour voir une de ses productions (Turandot à Toulouse), Bieito est un des inévitables du Regietheater, dont les grandes productions sont visibles en Espagne, son pays d’origine, mais surtout à Bâle, à Stuttgart, à Berlin, et même en Italie.
La question posée par Tannhäuser est complexe, sans doute plus complexe que d’autres opéras de Wagner comme Lohengrin ou Fliegende Holländer. Elle est sans doute aussi plus complexe que celle posée par Parsifal. Un des indices de cette complexité est que Wagner est revenu continûment sur l’œuvre, en la révisant régulièrement, et pas seulement pour la première parisienne : on pense qu’il y a une version de Dresde et il y en a deux et une version de Paris, mais il y a aussi une version de Vienne et Munich, et Wagner, dans les dernières années de sa vie, envisageait d’y revenir, voire de refaire entièrement l’opéra :il meurt le 13 février 1883 et le 5 février, Cosima dans son journal note « il déclare par ailleurs vouloir donner d’abord Tannhäuser à Bayreuth ; s’il établit solidement cette œuvre, il en aura fait plus, dit-il, que s’il donne Tristan ». Si l’on s’en tient à Dresde et Paris, puisque ce qui nous est présenté à Gand est un habile mélange entre version de Paris (Acte I) et version de Dresde (Actes II et III), se pose déjà la question de l’évolution créatrice de Wagner, dont la version dite de Paris prend place au moment où a déjà composé Tristan (les orages Wesendonck sont récents) qui va être créé en 1865 et où sa vision du drame musical est assise. Le Wagner du Tannhäuser parisien n’est plus tributaire du grand opéra romantique, et au contraire cherche à construire l’identité nouvelle de la musique de l’avenir.
En ce sens, l’histoire de Tannhäuser est plurielle, comme on dirait aujourd’hui, c’est d’abord l’histoire d’un homme, face à ses contradictions et à ses désirs profonds, qui expose ses déchirements, et c’est l’histoire d’un artiste, qui puise dans son expérience personnelle pour créer, et qui finit par s’opposer à la doxa locale en cours (et en cour) à la Wartburg. On oublie aussi souvent de lire le titre qui nous renseigne sur cette dualité : Tannhaüser und (et) Der Sängerkrieg auf der Wartburg et non oder (ou). La deuxième partie du titre n’est pas un sous-titre. Comme si d’une certaine manière, der Sängerkrieg auf der Wartburg était un épisode de la vie d’un artiste, d’un parcours artistique.

Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns
Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns

Même ambiguïté sur les personnages féminins : le fait même que l’on ait confié quelquefois à la même chanteuse (à la santé vocale solide) Venus et Elisabeth conduit à se poser la question (assez hoffmanienne) de l’identité des ou du personnage féminin : deux visages d’un même Janus ? Deux femmes différentes, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ; deux manières d’aimer, mais aussi deux désirs, exprimés, et vifs. Baudelaire en défendant Tannhäuser défendait aussi ces visions plurielles de la femme, sensuelle ou sensible, Jeanne Duval ou Apollonie Sabatier, parfum exotique ou parfum parisien. Tannhäuser est une fleur du Mal.
Au moment où Wagner reprend Tannhäuser, après la composition de Tristan, il va forcément en tenir compte dans sa réécriture du Venusberg. Ce Venusberg dans lequel Nike Wagner voit à la fois les désordres parisiens face à la sérénité germanique (personnifiée par le chant du pâtre initiant la scène finale du premier acte), dans lequel on peut voir aussi le monde superficiel des plaisirs face à la profondeur du monde artistique de la Wartburg, mais aussi le monde de la disponibilité et de l’ouverture à la nature,  face au monde des règles et des sangles, face à un monde culturellement prisonnier, qui cache derrière un bel ordonnancement des désordres peut-être plus coupables que ceux affichés et revendiqués du Venusberg.

Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

C’est ce dernier chemin que Bieito choisit de suivre, abandonnant résolument le débat esthétique (un chemin que Robert Carsen avait emprunté pour son Tannhäuser parisien), pour poser la question sans doute (apparemment) bien commune de l’opposition nature/culture, en indiquant clairement que toute culture signifie nature domptée, prisonnière, compressée qui cherche sans cesse à sortir par tous les pores.
Autant la vision du Venusberg présente une nature indomptée et sensuelle (très beau décor de Rebecca Ringst, fait de branchages suspendus se balançant au gré du vent dans les feuilles dont on entend le bruit), une nature habitée, vivante, qui caresse les corps et leur donne du plaisir (Venus s’y love sans cesse avec un plaisir onanistique non dissimulé), une nature sûre d’elle même et sereine, qui rappelle le Baudelaire de Correspondances (La nature est un temple où de vivants piliers…) autant la Wartburg est un monde géométrique, en laqué blanc, à la lumière aveuglante mais qui par le fait même qu’elle aveugle, rend invisible les corps torturés de désir et prisonniers de cette géométrie d’un ordre faussé devenus des ombres. Si Venus se laissait aller aux caresses des rameaux, Elisabeth est un corps tout aussi désirant, mais laissé seul au milieu de l’espace, sans la sollicitation d’un rameau bienveillant.

Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns
Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns

Tannhäuser surgit dans le Venusberg comme un passant, comme par hasard, un Parsifal tombé chez Venus, le Graal du désir, et l’on est bien proche de Kundry et de son jardin fleuri, ou un Siegmund épuisé, qui rencontre la sensualité d’une Venus-Sieglinde laissée seule au milieu des bois. L’allusion à l’un et à l’autre est trop claire pour ne pas interpeller le spectateur. Mais ce monde du désir se traduit dans une sorte de va et vient entre douceur et violence: en témoignent les cheveux qu’on caresse et qu’on tire, les têtes qu’on effleure ou qu’on agrippe, le désir est cette errance entre plaisir de la tendresse et plaisir de la violence que Bieito affronte avec une grande netteté.
Et du même coup, après la fuite de Tannhäuser de cet état de nature vers l’ailleurs, son arrivée au milieu des chasseurs est transitionnelle. Il rencontre d’abord le berger, ici  une petite fille à la voix blanche, image de l’innocence et d’un amour serein qui contraste avec le Tannhäuser déjà détruit qui va tomber au milieu des chasseurs. La chasse est la première activité de régulation de la nature (les chasseurs, n’est-ce pas, sont les premiers écolos), d’une nature encore présente (la scène vidée de ses branches est néanmoins entourée d’arbres) : on est sorti d’une sorte d’Eden, d’état de nature au sens illuministe où la sensualité est partout et la culpabilité nulle part, pour tomber ou chuter dans le monde, et dans le monde naturel déjà touché par les hommes (d’où la chasse vue comme jeu humain dans la nature, comme début de domptage).

Les chasseurs © Annemie Augustijns
Les chasseurs © Annemie Augustijns

Et déjà ces chasseurs-mâles jouent à des jeux mâles dès qu’ils reconnaissent Tannhäuser, coups, jeux de combats, frôlements ambigus des corps (notamment évidemment entre Wolfram et Tannhäuser), torses nus, une sorte de sensualité dévoyée par la violence qui finit par un rituel de sang, proche de rituels vaudoo (on pense à Schlingensief à Bayreuth) où l’on est toujours aux bords de la transe, au bord du monde interdit au bord du monde des esprits, un monde du θάμβος (thambos) grec (la terreur sacrée notamment inspirée par la nature)

Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns
Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns

Ainsi le deuxième acte est fortement marqué par le premier, toujours sous-jacent. Derrière les smokings d’une société policée, se cachent les désirs, la violence, et la culture n’est qu’un habillage maladroit de l’état sauvage. Déjà Elisabeth seule avec son corps et habillée quasiment comme Venus, n’est plus du tout sur le chemin de la sainteté mais sur celui d’une identité humaine et féminine revendiquée, même si son père (qui plus tard ne se privera pas de reluquer la chair fraîche) lui fait endosser une veste légère qui la couvre partiellement et qu’il impose un decorum. Mais tous les autres apparaissent d’abord comme des ombres sous cette lumière aveuglante (éclairages très réussis de Michael Bauer), prêts à surgir derrière les piliers qui les dissimulent à moitié. Tout cela est à la fois très cru, très direct et très juste. Cet acte tout de violence d’abord rentrée puis exprimée pose immédiatement la question de Tannhäuser, mal à l’aise dans son costume d’artiste sage et courtisan qui va bientôt s’arracher ses habits et se singulariser. C’est bien de singularité qu’il est question dans ce travail.

Acte II final © Annemie Augustijns
Acte II final © Annemie Augustijns

Les singularités brimées de tous les personnages s’opposent à celle affirmée de Tannhäuser. Le monde des courtisans, sortes de bêtes de salons qui assistent sans comprendre à cet hallali, s’efface bien vite et efface le rituel du concours et en fait une discussion violente, presque un bizuthage à la fois esthétique et philosophique d’où tout cérémoniel rigide est absent. Car la discussion devient existentielle, et non plus morale ou religieuse et on en vient aux mains. Le vernis social disparaît, la sauvagerie sous-jacente ne demande qu’à réapparaître sous la forme de cette flagellation rituelle à coup de rameaux (tiens tiens) dont Tannhäuser est victime.

Bieito fait de Tannhäuser le drame intérieur, et non plus une histoire sociale, religieuse ou artistique, mais non pas un drame individuel, mais un drame intérieur collectif dans lequel aucun personnage n’est épargné.

Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns
Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns

Le troisième acte commence par l’apparition d’un décor du 2ème acte envahi, désaxé, où pénètrent des éléments naturels, où le blanc immaculé est taché et envahi de noir, où les personnages sont eux mêmes prisonniers de ces éléments, comme Wolfram un Wolfram en permanence déchiré, violent, torturé par son amour d’Elisabeth, attiré par Tannhäuser, un Wolfram en permanence bousculé, qui n’a plus rien du poète éthéré qu’on peut souvent voir sur les scènes, et qui finit par chercher la mort et s’ensevelir tandis qu’Elisabeth perdue mange la terre qui jonche le sol, comme le faisait Venus et retourne ainsi à la nature, mais une nature angoissante et envahissante qui n’a rien de la nature vivifiante du premier acte. Dès lors, plus question de rédemption, de sainteté de rachat : c’est la lutte pour la vie, pour le revendication de soi, pour le désespoir existentiel. Wolfram (Daniel Schmutzhard, à la belle présence et très vrai en scène) détruit chante sa romance à l’étoile intensément, en la murmurant, pendant qu’Elisabeth (Liene Kinča) s’efface en arrière scène sans disparaître, et que Tannhäuser (Andreas Schager) revient, plus ravagé encore, plus singulier encore, confirmé dans son désir de retourner à Venus, mais aussi de massacrer ce monde qui l’a détruit et qui a saccagé son amour, et dont le récit de Rome ne fait que confirmer l’hypocrisie du monde et les masques de la société.

Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns
Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns

Venus apparaît donc, debout, regardant le lointain, et tous peu à peu, personnages, chœur de pèlerins, rampants, se soumettent à sa loi, la loi de la nature et des corps, triomphante.
Une fois de plus dans une mise en scène, Venus triomphe, comme à Bayreuth avec Baumgarten. Une Venus au total plus saine et plus vraie qu’aucun des personnages de l’œuvre .

Venusberg © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

On reste fasciné par la rigueur de ce travail, qui suit une logique implacable, qui fait du Venusberg un lieu de plaisir sans culpabilité, renvoyant la culpabilité sur le monde construit et artificiel de la Wartburg : un monde qui n’est pas si loin de celui de Parsifal que Bieito a déjà abordé à Stuttgart, la vision du 3ème acte est bien proche de celle d’un royaume du Graal abandonné aux forces naturelles et en ruines, d’ailleurs, Bieito fait offrir par Wolfram l’eau à Elisabeth (comme Kundry à Parsifal) et l’image finale fait de Venus une sorte de Parsifal officiant au milieu d’un peuple aux abois, réunissant (et récupérant) et Tannhäuser, et Elisabeth et Wolfram.
Et cette image parsifalienne finale, loin d’être une fantaisie, est bien amenée par une logique de l’œuvre où les personnages ne réussissent pas à résoudre leurs conflits internes, à cause d’un monde culturel oppressant et stérile, qui devient enfer, et n’ont plus d’autre solution que d’être ce qu’ils sont, dans une nature vue comme solution finale. Venus n’est plus la déesse de nos perversions secrètes, mais de notre soif de vrai et de nos penchants naturels. Nous devenons responsables et surtout pas coupables.
Cette symphonie des corps revendiquée est mise en scène de manière magistrale par Bieito, car au-delà du propos fondamental nature/culture, Bieito gère avec une précision incroyable et une habileté presque magique les mouvements des corps, y compris dans leur plus grande intimité, dans une « Personenführung » dont la précision et la justesse rappellent Chéreau. Et il remplit la scène dans une géométrie des mouvements –des masses- impressionnante, quelquefois ritualisés, quelquefois faussement désordonnées, quelquefois anguleuse : le mouvement de Tannhäuser parcourant la scène du 2èmeacte de cour à jardin, du proscenium au fond de scène, de manière à la fois géométrique, mais aussi vaguement perdue, qui ne cesse d’attirer l’œil malgré le déroulement de l’intrigue au centre du plateau, est vraiment prodigieuse.
Du point de vue musical, comme toujours dans les spectacles réussis, le plateau répond à la sollicitation urgente de la mise en scène, et à la rigueur du plateau répond une fosse bien préparée et dirigée par Dmitri Jurowski qui dans une salle aux dimensions moyennes (l’opéra de Gand est vraiment une jolie salle, avec des foyers en enfilade impressionnants) réussit à ne jamais couvrir les chanteurs. Il a travaillé de manière toute particulière sur les bois, en les mettant en valeur notamment dans les parties plus symphoniques et il isole certains pupitres pendant l’ouverture qu’il fait plus particulièrement entendre en proposant une lecture analytique mais jamais froide, toujours élégante et équilibrée. Une direction colorée, quelquefois chatoyante, jamais plate, et souvent tendue et dramatique (début du troisième acte) qui mérite d’être soulignée et louée. Sans un orchestre de qualité et de bon niveau, avec de menues scories aux cuivres, il n’eût pu proposer une lecture aussi profonde et aussi claire.
Le chœur dirigé par Jan Schweiger est aussi plein de relief et mis en valeur sans jamais être imposant, d’ailleurs la mise en scène le garde la plupart du temps en coulisse : les pèlerins sont en coulisse, et seule la cour est sous les projecteurs, comme si Bieito voulait notamment au premier acte garder le côté évocatoire et lointain du retour des pèlerins, et effacer de la vue toute allusion religieuse, pour mieux préparer la scène finale où ces pèlerins revenus de Rome finiront par entourer Venus.
Le plateau ce soir proposait Andreas Schager dans Tannhäuser (il alterne avec Burckhard Fritz) et la jeune Liene Kinča (au lieu d’Annette Dasch). Tous les autres avaient chanté la première ; globalement,  on ne peut que saluer la prestation de chacun et leur ardeur à défendre l’œuvre et la production, car les performances d’acteur de chacun sont notables.
C’est Ausrine Stundyte en Venus qui peut-être impressionne le plus au niveau scénique la soprano lithuanienne, qu’on va bientôt voir dans Lady Macbeth de Mzensk à Lyon, chante avec son corps avec une présence impressionnante; ce soir néanmoins elle m’a semblé un peu en dessous de ses performances vocales usuelles, la voix manquait quelquefois de puissance, mais jamais de couleur, mais jamais d’expression, mais jamais de présence. Et c’est une actrice exceptionnelle, totalement fascinante en scène, d’un naturel et d’une vérité étonnants. On voit rarement un tel engagement en scène.
Face à elle, Andreas Schager chante lui aussi avec un engagement prodigieux. Il n’est pas toujours un acteur exceptionnel, mais il réussit là une vraie performance, car il ose tout avec résolution. Il a une très belle présence, valorisée par la mise en scène qu’il suit avec beaucoup de rigueur. Avec une diction exemplaire, une voix chaleureuse, claire, bien projetée, il est un Tannhäuser de grand style. Un seul problème : les aigus, quelquefois trop volumineux, trop démonstratifs qui étouffent un peu ceux de la partenaire. Un peu de contrôle de ce côté là serait sans doute bienvenu. Mais quelle prestation ! De Erik à Siegmund, Siegfried ou Parsifal, quel rôle de ténor wagnérien pourrait-il lui échapper ?

Acte 2 © Annemie Augustijns
Acte 2 © Annemie Augustijns

L’autre fleur de Lithuanie, Liene Kinča, soprano à la voix claire, très bien projetée, est une Elisabeth sans doute plus soucieuse du chant et peut-être à peine moins engagée que ses deux collègues. Il lui manque un peu de maturité pour rendre le personnage d’Elisabeth aussi torturé que le voudrait la mise en scène, malgré une vraie présence en scène. Le chant reste quelquefois un peu trop mat, sans toujours avoir le relief voulu, mais la prestation reste plus qu’honorable.
Daniel Schmutzhard est un Wolfram sans nul doute plus engagé que d’habitude et dont le personnage a visiblement intéressé Bieito. Wolfram est souvent vu comme le mal aimé un peu transi, noble cœur et noble voix, qui contraste avec un Tannhäuser torturé, extériorisant ses espoirs et désespoirs. Il ferait le pendant de Tannhäuser : il en est ici à la fois le concurrent et l’ami, dans une relation ambiguë au héros, et dévoré par le désir et par le dépit d’être dans cette « Liebhaberkrieg » auf der Wartburg le perdant. Son jeu très physique, son engagement, et la voix à la fois très claire (c’est surprenant, c’est presque un baryténor) le placent sur un niveau voisin de Tannhäuser. Belle prestation vocale, belle énergie, grande présence, il m’avait moins marqué en Papageno à l’Opéra Bastille, il est ici un très beau et assez inhabituel Wolfram.

Acte II © Annemie Augustijns
Acte II © Annemie Augustijns

Autre agréable surprise, le Landgrave d’Ante Jerkunica. Une voix à la fois grave et très sonore, une diction impeccable, une présence notable : en bref l’un des Landgrave les plus convaincants vus ces dernières années. Le timbre est incroyablement sonore, avec des reliefs et des couleurs à la Ghiaurov. Seul petit problème  ce soir-là, quelques passages à l’aigu un peu plus mats et difficiles, ce qui surprend vu les qualités de cette voix : l’aigu manque quelquefois d’un éclat qu’on attendrait. Mais cela reste occasionnel et véniel au regard de l’impressionnante prestation d ‘ensemble. Avec un tel quatuor et un tel orchestre, rater l’occasion de ce Tannhäuser serait bien étonnant, même si les rôles de complément sont pour certains un peu moins bien ciblés.
Le Walther von der Vogelweide de Adam Smith est notable : le rôle est souvent distribué à un ténor en qui l’on voit un futur Lohengrin. La voix est très présente, bien placée, bien projetée, chaude, et le personnage n’est pas pâle. Le Biterolf de Leonard Bernad est en revanche un peu plus vert, la jeune basse roumaine émerge des concours, et n’a pas encore la pose de voix ni la projection qui s’imposeraient, même dans ce rôle moins exposés. Stephan Adriaens (Heinrich der Schreiber) et Patrick Cromheeke (Reinmar von Zweter) complètent honorablement la distribution.
Incontestablement le spectacle est réussi, parce qu’au delà d’une idée menée jusqu’à son terme – sous la culture perce toujours un état sauvage qui ne demande qu’à s’exprimer – , nous portons avec nous notre côté animal, notre face cachée et dissimulée derrière les rituels sociaux: elle est ce qui reste quand tout est oublié ou quand l’urgence l’exige. Lors de l’image finale, Venus, debout regarde le lointain, tandis que tous, chœur et personnages, héros vainqueurs ou vaincus, se retrouvent à terre et dans une dépendance qui ne fait aucun doute. La Venus de Bieito est une Venus sensuelle, certes, mais d’une fraicheur qui n’a rien à voir avec la maquerelle qu’on voit quelquefois sur les scènes, ou la Kundry de la scène des filles fleurs que d’autres nous proposent. La Venus de Bieito est vitale, et elle alimente notre sève, elle nous enserre et nous enferme dans notre Ordre qui est l’Ordre des corps.

Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns
Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns

Bieito pose la question de la pulsion, il ose le corps, omniprésent, un corps détruit ou maculé, un corps érotisé, il impose la chair, qui n’est pas si triste, mais qui n’est jamais très loin de la violence, eros, thanatos, souffrance, violence. Tel est le Tannhäuser vu par Bieito qui s’appuie sur la vision wagnérienne toujours ambiguë de la question du désir exprimé et réprimé, chanté et tu, un désir violent présent chez tous les héros wagnériens, sauvages ou policés, éduqués ou éducables, de Senta à Siegfried, de Sachs à Parsifal, d’Isolde à Eva et à Elisabeth, de Siegmund à Alberich, de Sieglinde à Brünnhilde. Bieito nous dit qu’au commencement était le corps, et le corps était l’homme: il pose aussi la complexité d’une œuvre qu’on croyait une fois pour toute classée dans les œuvres « d’avant Tristan ». Wagner songeait une semaine avant de mourir remettre Tannhäuser sur le métier, pour le proposer à Bayreuth, avant Tristan. Il n’y a pas de Wagner simple : on n’en a pas fini avec Tannhäuser. [wpsr_facebook]

Final acte I © Annemie Augustijns
Final acte I (avec Burkhard Fritz) © Annemie Augustijns