FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: IL TRIONFO DEL TEMPO E DEL DISINGANNO de Georg-Friedrich HAENDEL le 9 JUILLET 2016 (Dir.mus: Emmanuelle HAÏM; ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

Une polémique, stérile comme souvent, est née des déclarations de Krzysztof Warlikowski qui a affirmé que le livret de Haendel n’était pas bon. « Cet oratorio est un scandale, la lecture de ce livret est un choc. C’est une pure œuvre dogmatique au même titre que les créations de l’époque stalinienne » peut-on lire dans le programme de salle.
De fait Il Trionfo del Tempo e del Disinganno est une œuvre didactique à usage interne à la cour pontificale. Pouvait-on attendre autre chose du livret du cardinal Benedetto Pamphili ? Il s’agit de la mise en scène d’une disputatio théorique traditionnelle, comme il y a en avait beaucoup, et comme on aimait le faire dans les milieux intellectuels ou religieux, notamment jésuites, de l’époque : au lieu d’être philosophique, la disputatio est religieuse, et se termine en leçon de morale bien conformiste. Au trou la Beauté (c’est à dire la Femme) et le plaisir. Ce faisant, le cardinal Pamphili ne fait que prolonger des thèmes rebattus nés chez Horace comme le Carpe Diem, qu’on voit développer en un sens positif chez Du Bellay ou Ronsard (Quand vous serez bien vieille…) et négatif ici. Rien de bien original, si ce n’est la fin où l’on se donne à Dieu, en jetant aux orties nom et attributs du plaisir. C’est une oeuvre de jeunesse sur laquelle Handel reviendra, mais comme souvent sous l’oratorio peut percer l’opéra…
On connaît la question titre du film Aimez-vous Brahms ? d’Anatole Litvak, tiré du roman homonyme de Françoise Sagan. Warlikowski répond dans sa mise en scène à “Aimez-vous Derrida ?” Il place en effet au centre de gravité de la représentation l’extrait du film de Ken McMullen Ghost dance (1983) où Derrida répond aux questions de l’actrice Pascale Ogier . Comme le rappelle Télérama en 2014, à la question « croyez-vous aux fantômes ? » il répond avec sa malice habituelle: « Est-ce qu’on demande d’abord à un fantôme s’il croit aux fantômes ? Ici, le fantôme, c’est moi… […] Je crois que l’avenir est aux fantômes ».
Warlikowski est friand d’extraits de films dans certaines de ses mises en scène, ce fut Rossellini et Roma città aperta dans Parsifal à Paris, honni par un stupide public ; ce fut L’année dernière à Marienbad dans Die Frau ohne Schatten à Munich (où le public est plus sage) , et c’est ici Ghost dance, placé comme toujours hors musique, avant ou après un acte. Et comme toujours à la fois c’est une clé qui nous est donnée (le décor représente quand même une salle de cinéma), et comme souvent, un certain public a hué, sans doute parce que Derrida le hérisse, ou simplement parce que ce public-là a l’esprit singulièrement déconstruit.
Dans un ouvrage dont le livret est une allégorie, dont les personnages sont des concepts, voire des fantômes, comment éviter la philosophie, comment éviter une simple mise en image de la réflexion ? Warlikowski raconte néanmoins une histoire qui se déroule sur écran, dans une salle de cinéma, où l’on voit la jeune Bellezza et un beau jeune homme prendre une substance illicite et finir à l’hôpital : Bellezza est sauvée, mais pas le beau jeune homme, qui finira parmi les fantômes du plaisir passé, errant sur scène ou gisant sur un lit d’hôpital…

Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

A ce noyau initial, Warlikowski installe une sorte de relation familiale entre Bellezza ivre de jeunesse, Piacere ivre de toutes les tentations, comme un grand frère un peu olé olé, et Tempo comme un « père qui fut jeune » en première partie, paterfamilias en seconde et qui sait donc ce que vieillir veut dire. Tandis que Disinganno est une « maman » rigide et sévère, porteuse de la vérité contre l’illusion.

Dispositif (2ème partie) ©Pascal Victor / ArtComArt
Dispositif (2ème partie) ©Pascal Victor / ArtComArt

Nous sommes dans une salle double, sur scène, des gradins de cinéma, où un chœur muet fait des fantômes de jeunes femmes bien proches de Bellezza assiste à la leçon, en salle, les gradins de l’archevêché, et au centre la représentation, qui avec son lit médicalisé où gît le beau jeune homme dont la mort déclenche l’action, tient de la leçon d’anatomie des salles de dissection du XVIIème. Une leçon d’anatomie philosophique, une « démonstration par l’image », par les images, munis enfin du viatique derridesque, qui parce qu’il est derridesque, évite évidemment toute réponse définitive : le sens échappe, tel une anguille…quand Bellzza semble enfin prise dans les filets de Tempo, récupérée par la famille (magnifique idée de Warlikowski en deuxième partie) elle s’ouvre les veines.
Car si la première partie raconte la lutte entre Tempo et Piacere, avec l’image d’un plaisir un peu primesautier (sous les traits d’un DJ célèbre), insupportable perturbateur de la bonne ordonnance des destins, où Tempo est un « vieux jeune » qui est revenu de tout,  la seconde partie organise un repas familial, autour de la table, les quatre protagonistes, comme dans un repas post-funérailles, où la famille se réunit de manière un peu forcée autour d’un Tempo cette fois patriarche encravaté.
Peu de travail sur l’acteur néanmoins dans cette mise en scène : les mouvements sont rares, et les chanteurs peu sollicités : il s’agit d’une représentation allégorique et Warlikowski travaille par images, image de ce jeune homme dans sa cage de verre, cage à fantômes colorés, au centre du dispositif, image de Bellezza qui laisse couler ses larmes sur son rimmel, images de Tempo en patriarche, de Disinganno en gouvernante sévère. Il y a des « moments », il y a de lents gestes, il y a des attitudes. Warlikowski n’a pas toujours été très loin, et on peut peut-être le lui reprocher : il peut être aussi guetté par le danger de faire système. Mais il n’a pas fouillé ce qui n’est pas à fouiller : vu la nature du livret. Il n’y a rien de psychologique, ni de relations complexes entre les personnages, on nous donne à voir un tableau vivant. Et cela reste fascinant à regarder et jamais ennuyeux ou répétitif, d’autant que musicalement, la partie est gagnée et la réalisation particulièrement réussie.

Emmanuelle Haïm, à la tête de son concert d’Astrée, a réussi à produire un son tendu, dramatique sans être « théâtral » au mauvais sens du terme, qui fait de l’orchestre un véritable protagoniste, conforme à l’aspect « oratorio » de l’œuvre, avec beaucoup de raffinement, beaucoup de profondeur qui rendent cette interprétation pleinement convaincante d’autant que la direction musicale réussit à « homogénéiser » un ensemble dramatiquement morcelé s. Les musiciens du Concert d’Astrée réussissent là vraiment une de leurs meilleures prestations récentes .

Bellezza (Sabine Devieilhe) Piacere (Franco Fagioli) ©Pascal Victor / ArtComArt
Bellezza (Sabine Devieilhe) Piacere (Franco Fagioli) ©Pascal Victor / ArtComArt

S’il y a théâtre, c’est d’abord dans la fosse. Mais sur la scène, la distribution réunie est une réussite au-delà de toute éloge. Sabine Devieilhe en Bellezza est à la fois un personnage frêle et adolescent, un peu dérangeant – elle sait à merveille par quelques gestes le dessiner – et une voix incroyablement contrôlée, qui permet de dominer des agilités sans failles, mais aussi de rendre une émotion, d’adoucir jusqu’à l’inaudible le fil vocal : émission, projection, diction, expression : rien ne manque et c’est une vraie leçon de chant, un chant qui n’a rien d’éthéré et qui est complètement incarné, qui colle au personnage et le rend déchirant. Les derniers instants sont un moment incroyable d’émotion .  En Piacere-DJ Franco Fagioli nous gratifie d’agilités étourdissantes, même si çà et là savonnées, et le personnage est là, avec sa voix venue d’ailleurs, son dynamisme et sa présence. On aimerait cependant que la diction soit quelquefois un peu plus claire : on comprend peu ce qu’il dit, et c’est quelquefois dommage. Il reste que son Lascia la spina est particulièrement réussi, tout en retenue, tout en suspension. Un vrai moment musical.
Michael Spyres dans Tempo est beaucoup plus à l’aise, que dans certains rôles rossiniens, il a les aigus, marqués, réussis, clairs, mais aussi les graves, il a la diction, parfaite, claire, il a aussi l’expression : c’est une réussite là où pour ma part je ne l’attendais pas aussi accomplie. Presque modélisant dans ce rôle.

Mais je garde pour la bonne bouche le Disinganno de Sara Mingardo.  Sans voix exceptionnelle, sans grand volume elle réussit à captiver, simplement par le jeu de l’expression et le simple art du chant, un chant tout autre que démonstratif, hiératique dans sa simplicité, avec une diction exemplaire, un art de la couleur inouïe, dans la manière de valoriser telle ou telle phrase. J’ai beaucoup écouté Sara Mingardo, une des chanteuses favorites d’Abbado, je l’ai rarement entendue aussi présente, aussi convaincante, presque émouvante tant son chant est fort. Elle fut simplement merveilleuse, de simplicité, mais aussi de grandeur.
Une très belle soirée, très convaincante pour une œuvre a priori difficile à « visualiser ». On ne s’est pas ennuyé une seconde et on a envie de réentendre ce plateau magnifique. C’est pour moi la plus grande réussite de ce Festival, Warlikowski a réussi à imposer une ambiance, une couleur qui sied à l’œuvre sans jamais la trahir, et la musique a fait le reste.[wpsr_facebook]

Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

 

OPÉRA DE LILLE 2014-2015: CASTOR ET POLLUX de Jean-Philippe RAMEAU le 21 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Emmanuelle HAÏM; Ms en scène: Barrie KOSKY)

Amours contrariés ©Pierre Le Masson
Amours contrariés ©Pierre Le Masson

Abondance de biens ne nuit pas, il y avait en octobre deux productions de Castor et Pollux de Rameau à voir en France, l’une au Théâtre des Champs Elysées mis en scène par Christian Schiaretti avec Hervé Niquet et Le Concert Spirituel, l’autre à l’opéra de Dijon (normal, Rameau est né à Dijon) et à celui de Lille, mis en scène par Barrie Kosky et avec Emmanuelle Haïm et son Concert d’Astrée.

J’ai choisi d’aller à Lille. Barrie Kosky est en effet un metteur en scène qui m’intéresse. Directeur de la Komische Oper de Berlin (dont le contrat vient d’être prolongé jusqu’en 2022), il a dès son entrée en fonction choisi de travailler sur le répertoire baroque en affichant un projet Monteverdi qui a secoué le cocotier baroque et enthousiasmé le public berlinois.
Ce travail, outre Lille et Dijon est coproduit par l’ENO londonien (production de 2011) et son équivalent berlinois la Komische Oper (qui l’a présenté la saison dernière) pure production européenne, confiée à un metteur en scène australien petit fils d’émigrants juifs installé en Allemagne où il fait une magnifique carrière.
Visiblement cette production, excellemment reprise et suivie en France par Yves Lenoir, a étonné au moins la presse là où elle est passée, sans doute parce que les productions de répertoire baroque ne nous ont pas habitués à ce type d’approche considérée (on se demande pourquoi) comme radicale.
Dans le fameux débat qui secouait le XVIIIème, prima la musica ou prime le parole. Rameau a très clairement pris partie pour la première, considérant avec mépris les livrets (il allait jusqu’à dire qu’il pourrait écrire de la musique sur la Gazette de Hollande) à une période il est vrai où les sujets étaient bien circonscrits, où un même livret pouvait servir à plusieurs auteurs et où la notion de droit d’auteurs ou de copyright n’était pas vraiment d’actualité…
Néanmoins comme souvent  entre les déclarations d’intention et la réalité, les choses peuvent bouger puisqu’après en avoir présenté une première version en 1737, de circonstance, à la suite de la fin de la guerre de succession de Pologne, il en a proposé une seconde  profondément remaniée, en 1754, en pleine Querelle des Bouffons.
Une seconde version dont justement le livret est plus élaboré et permet de mieux cerner l’histoire des personnages. Même si c’est plus discutable du point de vue musical, mais Rameau remettait sur le métier l’ensemble du travail lorsqu’il remaniait ses opéras et reconstruisait une nouvelle cohérence.
C’est cette version qui a été choisie, enrichie de quelques numéros pris à la version de 1737.
L’histoire illustre parfaitement le titre du fameux livre de Catherine Clément : « L’opéra ou la défaite des femmes » : il s’agit d’un enchevêtrement amoureux qui touche deux frères dont l’un est mortel et l’autre pas et deux sœurs amoureuses du même homme.
La donnée de base qui soutient toute l’histoire est que Castor aime son frère Pollux et Pollux aime son frère Castor.
L’écheveau amoureux est un peu plus complexe, comme souvent.
Castor aime (et est aimé de) Télaïre promise à son frère Pollux qu’elle n’aime pas. Phébé sœur de Télaïre aime Castor qui ne l’aime pas. Et Pollux aime trop Castor pour ne pas lui laisser Télaïre par générosité, bien qu’il en soit lui-même amoureux.
Phébé, qui n’est pas aussi généreuse que Pollux et qui a sans doute moins l’esprit de famille, va chercher à se venger.
Voilà grossièrement résumée l’intrigue de cette tragédie lyrique, qui comme toute tragédie offre un amour contrarié par une mal aimée, mais avec une donnée supplémentaire, c’est qu’à la fin triomphe l’amour des deux jumeaux immortalisés et que les deux femmes restent seules au monde (et sur terre), pendant que les deux frères vont se la couler douce dans l’éternité. Voilà qui en fait une pure illustration de ce que j’appelais plus haut “l’opéra et la défaite des femmes…”
Mais à tout ces fils amoureux s’ajoutent plusieurs éléments perturbateurs qui vont faire avancer l’action: Castor est mortel mais son frère Pollux est immortel. Il va mourir au combat et Pollux qui l’aime décidément beaucoup va aller jusqu’aux enfers pour le chercher et le sauver, jusqu’à l’intervention de Jupiter qui va immortaliser les deux frères: ils deviendront les Dioscures pour l’éternité.

Jupiter emporte les Dioscures pour l'éternité ©Pierre Le Masson
Jupiter emporte les Dioscures pour l’éternité ©Pierre Le Masson

Dans cette apparente complexité, il y a de quoi séduire un metteur en scène, car au-delà de l’histoire mythologique, les personnages sont tous enfermés dans une logique qui n’a apparemment pas d’issue.
Pour le montrer, Barrie Kosky a imaginé avec sa décoratrice Katrin Lea Tag une boite apparemment sans issues, un parfait décor pour un Huis-clos sartrien, d’où à l’intérieur de la boite les personnages ne cessent de se jeter contre les murs avec une rare violence, mus par le désespoir, où la boite est le seul espace possible, un espace fermé où par contrainte, le corps va devenir central car il devient le seul moyen d’exprimer quelque chose, les yeux n’ayant rien d’autre où se raccrocher : comme le rappelle le programme (de la Komische Oper) les quatre protagonistes sont prisonniers de leurs propres émotions, avec leur amour, leur haine, leur passion et leur jalousie, ils créent leur propre prison, leur propre enfer sur la Terre. C’est bien de huis-clos tragique qu’il s’agit.
Barrie Kosky choisit la concentration sur les individus, sur leurs tourments, et pour la rendre visible, impose que tout le mouvement scénique renvoie à ces agitations psychologiques traduites par l’agitation des corps. Cet espace est à la fois espace physique et espace mental, en soignant le métaphorique (le grand prêtre avec ses mains de Gremlin, les Dieux, comme Jupiter avec son chapeau haut-de-forme, les visions du paradis avec les choristes vêtues en petites filles-perverses ?- par exemple) mais en ne négligeant pas le réalisme, voire l’hyperréalisme (l’utilisation de la terre, bien réelle, dans laquelle Castor est bien réellement enseveli).

A l'ENO en 2011 ©Charlotte van Berckel
A l’ENO en 2011 ©Charlotte van Berckel

Ce choix n’est absolument pas radical : au lieu de rentrer par l’anecdote ou le décoratif, et au détriment d’un spectacle extérieur qui distrairait du drame des individus, Barrie Kosky choisit de rentrer par l’expression des passions, qui est justement l’objet de toute tragédie. Si l’on avait fait un tel choix pour une tragédie de Racine ou de Corneille, personne n’y aurait trouvé à redire, mais on est à l’opéra, qui plus est baroque et il faut manger du spectaculaire, des plumes et des paillettes (même si les paillettes y sont, comme on va le voir…).
L’intérêt de ce travail est qu’il ne supprime pas les ballets, comme on l’a écrit, mais il n’utilise les ballets que dans la mesure où ils éclairent l’action ou les méandres des tourments des personnages, d’où une certaine brutalité des mouvements, d’où une agitation, d’où une libération des corps, y compris érotique, la tragédie étant certes action par le mot, et ici par la musique, mais disant justement par le mot ou la musique l’indicible, elle le dira aussi ici par le corps. Et sans reprendre la trame historique (archéologique) des ballets baroques, Barrie Kosky créé une symphonie de mouvements qui fait chorégraphie, avec  des gestes qui trouvent leur origine soit au cinéma, soit dans les représentations picturales de l’époque : il a vu les mouvements graciles, les déhanchements, les retournements, des rondes de ballets pastoraux ou de certains personnages de Watteau:  il crée là une vision syncrétique qui plonge dans l’histoire culturelle, y compris en s’amusant sur certains personnages.

Mercure ©Gilles Abegg
Mercure ©Gilles Abegg

Mercure, souvent raillé  dans  l’opérette ou dans le théâtre comme un personnage ou léger ou duplice (voir Amphitryon38 de Giraudoux) devient ici un personnage presque clownesque et en même temps fatigué d’être messager, d’ailleurs il a les pieds ensanglantés et les ailes un peu fripées, un Mercure digne d’un crépuscule des Dieux….
L’image finale est tout à fait étonnante par sa simplicité…deux paires de chaussures entourées d’un halo de lumière sur lesquelles tombent en pluie des paillettes d’or, figurant la déïfication de Castor et Pollux. Une simplicité qui renvoie à une plus grande complexité. Car si le spectateur peut parfaitement comprendre le sens de l’image, celle-ci prend sa source dans les légendes anciennes.

Désespérance et immortalité ©Pierre Le Masson
Désespérance et immortalité ©Pierre Le Masson

Ces sandales isolées sur le plateau renvoient à mon avis à Empédocle et à sa sandale de bronze laissée au bord de l’Etna avant son suicide (ou rejetée de l’Etna). La sandale, symbole de force terrienne, chtonienne, dans la mesure où elle colle au sol, mais Empédocle au bord de l’Etna est en même temps symbole d’une philosophie de la transformation, comme le dit Bachelard dans La Psychanalyse du Feu :..L’être fasciné entend l’appel du bûcher . La destruction est plus qu’un changement, c’est un renouvellement…C’est bien de transformation qu’il s’agit puisque Castor change de nature. Et les deux femmes restées sur terre n’ont plus justement qu’une motte de terre symbolique pour se lover après avoir une dernière fois parcouru le plateau dans la désespérance.
Et Barrie Kosky n’utilise que peu de machinerie pour évoquer. Il rétrécit l’espace par un jeu de cloisons qui descendent des cintres, en une allusion très subtile aux changements de décors de toiles peintes des opéras baroques…Dans cette volontaire représentation de l’Essence du théâtre, pour reprendre un titre d’Henri Gouhier, il donne à ces cloisons un rôle évidemment dramaturgique : le jeu des jambes et des pieds du chœur, de ces corps partiels, vus de la salle, a été raillé par certains, alors qu’il n’est qu’un éclairage de l’état psychologique des protagonistes qu’on voit, eux, au premier plan : il joue sur cette image un peu comme le faisait Guy Cassiers  dans L’Or du Rhin à la Scala où les Dieux étaient accompagnés de danseurs, leur ombre chorégraphique et chorégraphiée par Sidi Larbi Cherkaoui. Il joue aussi sur les ombres portées sur les murs qui ne disent pas toujours exactement ce qui se passe sur le plateau, jeu permanent entre les différents types de représentation et entre les illusions du visuel.
Comme on le voit, nous sommes loin d’une vision simpliste et superficielle : Barrie Kosky essaie de retrouver l’essentialité tragique, en jouant aussi sur les jeux baroques, ombres portées et donc variations sur la réalité et son image, point de vues partiels (jeux des cloisons et des jambes, jeux des mains émergeant du sol) qui laissent voir et créent en même temps une illusion, masques, y compris masques effrayants qui déforment les figures. C’est simplement une autre manière d’aborder la question du baroque, sans doute plus juste que les représentations rêvées des mondes baroques qu’on a l’habitude de voir.
Au total une mise en scène vivifiante, vitale, pleine de sens, qui rend justice au texte et à la musique, à la complexité de laquelle il répond par une complexité scénique, au rythme de laquelle il répond par des mouvements scéniques. A la vérité de laquelle il répond par une vérité scénique.
La performance du Concert d’Astrée est au-delà de tout éloge, des musiciens rompus à ce répertoire, d’une excellence technique remarquable, avec un continuo exemplaire. Un son plus rond, plus charnu, presque plus spectaculaire que ce qu’on entend habituellement, en bref une authentique présence, y compris du chœur qui à la performance vocale ajoute une performance physique non indifférente : chanteurs et chœurs très sollicités doivent à certains moments être aux limites physiques permettant le chant.
Une seule remarque : le geste d’Emmanuelle Haim est assez particulier, assez peu précis pour ce que j’en ai pu voir et si avec son orchestre il ne fait sans doute pas problème, avec d’autres formations cela peut peut-être en poser. C’est une remarque de pur profane, car Emmanuelle Haim est un de ces chefs qui fait honneur à l’école française (elle était déjà une remarquable continuiste), elle vient de donner d’ailleurs avec les Berliner Philharmoniker La Resurrezione de Haendel .
La distribution réunie est très homogène, jeune, et assez fraiche pour faire croire aux personnages. Un seul un peu plus mur, l’excellent Frédéric Caton dans Jupiter auquel il prête son beau timbre profond qui frappe immédiatement.

Gaelle Arquez (Phébé) ©Gilles Abegg
Gaelle Arquez (Phébé) ©Gilles Abegg

La distribution est dominée par les deux femmes, et notamment le jeune Gaelle Arquez, Phébé au mezzo clair, puissant, présent, à la diction impeccable, à la présence scénique notable et au jeu stupéfiant. La prestation est remarquable de bout en bout. Emmanuelle de Negri en Télaïre est également très engagée, la voix fraiche, ouverte, est très émouvante. Les deux sont loin de prestations conventionnelles, elles se sont jetées à corps perdu dans cette vision, et leurs personnages sont non pas lointains et éthérés mais chair et sang.
Le Pollux de Henk Neven a un timbre chaleureux, très présent et compose un personnage émouvant et sensible, avec une vraie présence scénique, mais en revanche Pascal Charbonneau m’a paru un peu décevant dans Castor, avec des aigus tendus à la limite de la justesse, et une présence vocale et scénique moins affirmée que dans d’autres prestations (notamment dans David et Jonathan à Aix en Provence). En revanche, autant le Mercure de Erwin Aros est scéniquement parfait, par la présence, par les mouvements, autant il est loin d’être au point vocalement : la voix peine à exister, c’est souvent à la limite et en volume, et en justesse, et en diction. C’est le maillon un peu faible d’un ensemble de très grand niveau, qui projette ce maître de la grande tradition qu’est Rameau dans une modernité musicale et scénique où on ne l’attendait peut-être pas. Adorateur du baroque pictural et architectural j’ai toujours un peu de réserve sur l’opéra baroque, les lecteurs habituels de ce blog le savent. Qu’on me donne tous les jours de tels spectacles, et au diable les réserves.[wpsr_facebook]

Mains émergentes © Pierre Le Masson
Mains émergentes © Pierre Le Masson