FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: PELLÉAS ET MÉLISANDE de Claude DEBUSSY le 2 JUILLET 2016 (Dir.mus: Esa-Pekka SALONEN; ms en sc: Katie MITCHELL)

Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud) ©Patrick Berger / ArtComArt
Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud) ©Patrick Berger / ArtComArt

Ce Pelléas était très attendu.
La popularité d’Esa-Pekka Salonen dans le monde musical et chez les critiques faisait que la présence du chef finlandais avait un air d’événement, d’autant que la distribution était attirante, tout autant que la mise en scène de Katie Mitchell, très en faveur à Aix-en-Provence où depuis d’arrivée de Bernard Focroulle, elle a signé plusieurs mises en scène plutôt bien accueillies. Le triomphe est total. Le public et la presse ont accueilli ce travail de manière éminemment positive.
À une quinzaine de jours de la Première à laquelle j’ai eu la chance d’assister, le recul salutaire va permettre sans doute, pour chacune des productions de cette cuvée 2016 du Festival d’Aix, de se faire une idée moins immédiate et plus réfléchie, peut-être aussi plus pondérée.
Il est heureux de constater la fortune actuelle du Pelléas et Mélisande de Debussy, considéré comme un de ces chefs d’œuvres à l’accès difficile. Cette saison, il y a à peine un mois, c’était à Zurich la production de Dmitri Tcherniakov dirigée par Alain Altinoglu, la saison dernière, c’était Daniele Abbado à Florence qui mettait en scène aux côtés de Daniele Gatti ou Constantinos Carydis qui dirigeait la production de Christiane Pohle en ouverture du Festival de Munich 2015.
Pour beaucoup d’amateurs d’opéra, Pelléas est une œuvre qu’on apprécie après avoir vu toutes les autres. Pour certains, on commence par Wagner et on finit par Debussy. Pour d’autres au contraire, on commence par Debussy et on finit par Wagner. Le lien de Debussy à Wagner est en effet très fort, un « je t’aime moi non plus » fait de refus, mais aussi de citations presque textuelles (Parsifal dans Pelléas par exemple). Pelléas et Mélisande appartient à un moment où le monde intellectuel français littéraire ou musical courait à Bayreuth. C’est évidemment une œuvre qui se confronte à Tristan und Isolde, autre histoire de couple, autre version des relations entre Eros et Thanatos. D’ailleurs, le décor monumental de Lizzie Clachan à Aix n’est pas sans rappeler dans son organisation même celui de Boris Kudlička à Baden-Baden, avec deux niveaux, un escalier métallique à Jardin, plongeant vers les ténèbres, et des espaces contigus et changeants. Car c’est bien ce décor imposant qui frappe durablement, au point d’être ce qui reste de la mise en scène après deux semaines, si imposant qu’il nécessite une armée de machinistes pour le transformer pendant les intermèdes (qui viennent tous saluer de manière pleinement justifiée à la fin). Ce décor est celui d’une maison de poupée en coupe, rappelant celui de Written on Skin ou Alcina par sa structure, avec ses chambres et ses espaces, isolant chaque scène, lui donnant un contexte particulier avec comme climax les scènes de la piscine intérieure vidée, hyperréaliste, avec la vision de la nature à l’extérieur, mais laissant les personnages derrière une verrière étouffante pour les scènes qui sont parmi les plus célèbres de l’œuvre (les scènes de fontaine). Le décor d’ailleurs réussit à être hyperréaliste et onirique à la fois, implantant une ambiance surannée, temporellement si marquée qu’elle en devient intemporelle, voire étouffante.

A la fontaine: Stéphane Degout (Pelléas) Barbara Hannigan (Mélisande) ©Patrick Berger / ArtComArt
A la fontaine: Stéphane Degout (Pelléas) Barbara Hannigan (Mélisande) ©Patrick Berger / ArtComArt

Comment rendre le mystère de Pelléas et Mélisande, une histoire en soi banale : un mariage plus ou moins forcé, un amour naissant hors mariage, un jaloux mal aimé. Une histoire qui rappelle beaucoup par son étrangeté La Princesse de Clèves, de Madame de Lafayette, notamment à travers le personnage du Prince de Clèves, bien proche de Golaud. L’atmosphère de mystère et d’étrangeté qui entoure la princesse (voir la scène du tableau et de la canne des indes observée de l’extérieur par un Nemours dévoré par le désir) me rappelle celle qui entoure Mélisande, étrangère au monde, venue de nulle part et dont la présence détruit la grise routine familiale, comme Dmitri Tcherniakov l’a si bien montré à Zürich.
Pour expliquer ce mystère et cette atmosphère et justifier d’une dramaturgie à ellipses, Katie Mitchell et son dramaturge Martin Crimp choisissent de faire du drame un rêve (prémonitoire) de Mélisande, à peine revenue de son mariage avec Golaud (elle est en robe de mariée), un mariage contraint générateur d’angoisse qui explique un rêve pour le moins tendu, mais référencé fortement à l’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, sauf que de merveilles, il y en aura peu dans ce rêve. C’est un choix dramaturgique cependant assez commun, on ne compte plus sur les scènes les rêves de personnages qui expliquent une action dramatique. Sans la référence à Lewis Carroll, on tout aussi bien pu concevoir un rêve de Golaud pris par le désir de possession, ou de Pelléas pris par celui d‘échapper à l’étouffement familial. Étouffement que l’on perçoit par des signes évidents dans la première partie, notamment à travers le personnage de Pelléas, engoncé, fagoté en « petit vieux » avant l’âge, un vieil enfant rempli de tics et de mouvements brusques, magistralement rendus par Stéphane Degout dont c’est hélas le dernier Pelléas.
Atmosphère pesante aussi à table, avec la vision d’un repas familial silencieux et raide. Bien sûr on pense aussi à l’atmosphère familiale de la production de Tcherniakov, mais le cadre de la maison, moderne, « design », ouverte, n’a rien à voir et de produit pas la même impression : les couleurs du décor, vert passé, le style de l’ameublement du premier XXème siècle, les éclairages pâles et timides, tout concourt à donner l’impression d’une maison où le temps s’est arrêté, qui génère un ennui abyssal, et un désir de respirer. Chaque scène est un espace clos vieillot, chambre à coucher, salle à manger, piscine même, et les circulations sont étroites (escalier en colimaçon).C’est aussi un espace envahi par le rêve, avec cet arbre qui prolifère dans la chambre, ou la terre, C’est vraiment le décor qui donne l’ambiance.
Katie Mitchell fait évoluer ses personnages dans cet espace hyperdétaillé. Il y a d’ailleurs plus de travail sur les personnages que sur la dramaturgie proprement dite. Au centre, la Mélisande de Barbara Hannigan, comme si la mise en scène était construite sur mesure pour elle, une femme déjà mûre, qui n’a rien du petit oiseau fragile qu’on a pu voir ailleurs (Tcherniakov par exemple), qui parcourt tout l’espace en regardant toutes les scènes, ou se regardant (elle regarde souvent son double), dedans et dehors comme dans les rêves. Hannigan avec son art suprême du mouvement et sa manière de gymnaste de se relever quand elle est allongée face contre terre, avec sa grâce et avec son corps qui se construit et tout à la fois se déconstruit, rend une Mélisande présente, mais met au centre le drame d’une femme assez manœuvrière et manipulatrice dont l’innocence et la fragilité se discutent fortement. Tout cela est magistral de la part de la chanteuse, mais n’ajoute rien à la lecture ou au sens de l’œuvre. Tcherniakov avec le même présupposé était pour mon goût plus convaincant.

Du même coup, la première partie m’est apparue quelquefois distante et vaguement ennuyeuse, sauf la scène prodigieuse du petit Yniold (Chloé Briot, très fraîche) et de Golaud forçant à regarder par la lucarne.

Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Stéphane Degout (Pelléas) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Franz-Peter Selig (Ariel) ©Patrick Berger / ArtComArt
Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Stéphane Degout (Pelléas) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Franz-Peter Selig (Ariel) ©Patrick Berger / ArtComArt

La deuxième partie plus dramatique et plus tendue par nature permet de relever l’intérêt avec des moments particulièrement bien construits entre les personnages : par exemple la scène où Golaud et Arkel saisissent Mélisande sur la table, ou les scènes sur le lit entre Golaud et Pelléas, ainsi que la scène sacrificielle où Golaud égorge Pelléas comme Abraham son fils (laissant supposer par le choix de la mort une préméditation). Scènes très tendues, très fortes, qui laissent une durable impression.
Comme on le voit, Katie Mitchell sait rendre l’atmosphère pesante, et sait conduire un travail d’acteur particulièrement détaillé, mais le propos général reste moins convaincant. Il y a certes du mystère et de la poésie, mais cela s’inscrit dans une atmosphère de drame familial au total assez banal. Quand Mélisande entre dans cette famille, cette dernière est déjà en déliquescence, au bord du gouffre et Mélisande n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Chez Tcherniakov, c’était la présence même de Mélisande comme révélateur qui déclenchait le processus délétère de destruction familiale de l’intérieur… Aussi le travail de Katie Mitchell, précis, intéressant parce que le rêve permet de développer plusieurs points de vue et de conjuguer vraisemblances et invraisemblances, ne me semble pas rendre compte de toutes les ambiguïtés de l’œuvre. Un travail onirico-réaliste, et en ce sens même acrobatique. Mais on a envie de dire : et après ?

Blessures: Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud)Stéphane Degout (Pelléas) ©Patrick Berger / ArtComArt
Blessures: Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud)Stéphane Degout (Pelléas) ©Patrick Berger / ArtComArt

Elle est servie, et c’est son immense chance, par une distribution particulièrement engagée et qui semble partager le point de vue qu’elle exprime. Chacun est un chanteur acteur de très grand niveau, la Geneviève à la fois discrète et timide de Sylvie Brunet-Grupposo, dont la lecture de la lettre est un modèle de parlar-cantando contrôlé, naturel et sans prétention ni théâtralité excessive, l’Arkel monumental de Franz-Josef Selig, patriarche lui aussi bousculé par les manipulations de Mélisande, le Golaud de Laurent Naouri, toujours magistral, avec son faux air de Butler, qui réussit à chanter le texte sur le ton de la conversation, avec un naturel confondant, à la fois distancié et impliqué. Ce que réussit Katie Mitchell, grâce aux éminentes qualités de cette distribution, c’est de faire de chaque personnage ou presque un Janus bi-face, avec une face au monde et une face cachée, face externe et interne. Et Naouri est ici un chanteur exceptionnel d’intelligence, intérieur, retenu, mais en même temps ravagé, avec un sens rêvé du texte et de l’expression et une diction modèle.
Stéphane Degout est Pelléas depuis plus de cinquante fois. C’est d’abord un Pelléas musicien avec un sens du texte exceptionnel, dont il réussit à exprimer les moindres nuances, les moindres inflexions, de la douceur à la violence, de la tendresse à la tension, de l’innocence au désir, la diction est éblouissante (une qualité largement partagée par l’ensemble du plateau d’ailleurs), elle atteint le stade de la perfection quand elle s’allie à une telle expressivité, c’est une diction théâtrale presque avant que d’être musicale. Et puis il y a le personnage, merveilleusement conduit dans son évolution, depuis le Pelléas engoncé, plein de tics, étouffé et timide du début, celui soumis au « paterfamilias » Arkel, qui ne va pas voir Marcellus mourant, paralysé par la maladie paternelle et par l’interdiction d’Arkel, au Pelléas plus accompli par l’amour de la deuxième partie, plus ouvert et plus libre.
Justement, l’Arkel de Franz-Josef Selig joue vraiment le « Paterfamilias », aux mouvements calculés, plus souvent assis à la table à « présider » comme un Arkel « commandeur ». La diction est soignée, l’expression bien contrôlée, ainsi que la projection, avec un langage clair, qui exprime l’autorité et qui n’empêche pas le feu intérieur qui s’allume au contact de cette Mélisande volontairement perturbatrice. Un Arkel lui aussi Janus, aux limites de son contrôle sur lui-même. Belle composition de Chloé Briot en Yniold chantant en équilibre instable sur une échelle, même si je préfère les Yniold interprétés par de jeunes garçons (le magnifique enfant du Tölzer Knabenchor à Zürich). Quant à Thomas Dear, il prête un beau timbre, très présent, à la figure fugace du médecin.

Dans ce monde un peu paralysé, vaguement fossilisé, Mélisande a évidemment le statut d’élément perturbateur : elle est la femme, plus mûre mais encore jeune, d’une séduction presque animale. Elle n’a rien de l’oiseau fragile dont le texte parle. En scène elle est affirmée, notamment lorsqu’elle porte cette robe rouge-vermillon, couleur de la passion, qui l’isole par rapport aux teintes pastel presque effacées ambiantes. Aucun des costumes des autres ne possède cette agressivité. La présence scénique d’Hannigan fait le reste, un oiseau (de proie ?) sensuel et mûr vaguement destructeur. Comme toujours son chant peut diviser : sa diction, peut-être d’un souffle moins parfaite que celle de ses partenaires lui donne justement un souffle d’étrangeté et d’absence, mais l’expression est décidée, le ton est affirmé, la voix est merveilleusement placée à tous les degrés du registre et magnifiquement expressive par de multiples modulations. Je la préfère néanmoins dans la Marie manipulée de Die Soldaten à Munich que dans cette Mélisande manipulatrice où elle est néanmoins admirable. Peut-être aussi est-ce d’ailleurs la nouveauté du personnage qui me trouble. En tous cas, et c’est la magie des festivals, je ne vois pas quelle autre chanteuse pourrait incarner Mélisande dans cette production si elle entrait dans le répertoire d’un théâtre. C’est une production construite pour elle et autour d’elle, c’est sa grandeur et aussi sa faiblesse que d’être un Pelléas et Mélisande-Hannigan plutôt qu’un Pelléas et Mélisande.

 

On attendait aussi beaucoup, comme je l’ai écrit au début, de la direction d’Esa-Pekka Salonen particulièrement adapté aux œuvres de la première moitié du XXème siècle, dans une œuvre qui a priori est faite pour lui et qu’il connaît sur le bout des ongles, d’autant qu’il y dirigeait son Philharmonia Orchestra.

J’avoue avoir été moins sensible à son travail qu’en d’autres occasions. On a plusieurs manières d’aborder Pelléas, une manière impressionniste, miroitante, relevant chaque son en faisant une sorte de multiplication de reflets diamantesques : c’était le cas jadis d’Abbado, qui savait cependant, en immense chef de théâtre qu’il était, accompagner le drame et donner de la tension. Ce fut aussi le cas de Gatti à Florence, qui avec une incroyable clarté, révélait l’ensemble des secrets de la partition, dans des conditions acoustiques difficiles, mais rendant chatoyant et riche de tous ses reflets un texte musical imprégné de l’ambiance littéraire de la période et pas seulement de Maeterlinck. Maazel jadis à Paris (avec Jorge Lavelli, Frederica Von Stade, Richard Stillwell et Gabriel Bacquier) avait su conjuguer l’onirique, le poétique et de dramatique. C’est à lui que je dois mon amour pour cette œuvre que je regardais avec distance dans ma prime jeunesse, tout occupé à découvrir Wagner. J’aime les directions musicales qui illuminent et qui éclairent tous les détails de ma mosaïque debussyste, faite de tesselles orientées différemment, tout à la fois ombres et lumières, et qui néanmoins savent créer tension et drame.
Je n’ai pas trouvé tant de tension dans l’accompagnement musical du drame surtout dans un première partie que j’ai trouvée trop linéaire. Certes, on peut dire que Salonen suit en cela la mise en scène, dans sa continuité et sa fluidité dramatique qui passe de scène en scène comme un regard presque extérieur au drame (celui de la Mélisande rêvant). J’ai écrit linéaire, je devrais dire lisse, trop lisse, sans aspérités, et avec une discrétion étonnante qui fait qu’à certains moments on n’entend peu l’orchestre. Un parti pris de discrétion qui me perturbe parce que je n’y entend plus les chatoyances, les différences de couleurs, les ruptures aussi, mais une sorte d’uniformité.
Certes, la deuxième partie plus dramatique donne un peu plus de relief à l’ensemble, mais sans jamais être abrupt, ou brutal. Ce parti-pris me paraît courir le risque de ne pas rendre justice à l’œuvre, de ne pas lui rendre sa profondeur, au profit d’une certaine fadeur, de la couleur un peu passée du décor, un son lointain et quelquefois indifférent.
J’entends bien que le parti-pris scénique, un rêve qu’on regarde, contribue à éloigner, et peut induire le chef à proposer un son sans le son, une sorte de second degré, de vision derrière la vision et donc éloigner le choc direct, j’entends bien – pour le défendre à chaque fois- que le chef et le metteur en scène ne peuvent jouer des partitions différentes, mais j’avoue avoir quelque peu regretté un relief qui me paraît si indispensable ici.

Indiscutablement cette production interroge et ce n’est pas la seule du festival (on le verra bientôt avec Cosi fan tutte). C’est intéressant de proposer un Pelléas et Mélisande d’un « réalisme onirique » qui a incontestablement trouvé un ton. Pourtant, malgré l’excellence de la distribution et sa justesse de ton, je suis resté un peu sur ma faim.
Il y a un mois, j’étais à Zürich pour un autre Pelléas et Mélisande, dirigé par Alain Altinoglu et mis en scène par Dmitri Tcherniakov, qui proposait lui aussi une vision de famille en déliquescence, mais avec une violence inouïe et inédite dans cette œuvre (magistral Golaud de Kyle Ketelsen, imposante Geneviève d’Yvonne Naef et incroyable Arkel de Brindley Sherratt) que relayait dans la fosse un Alain Altinoglu original et poignant, très expressionniste (certains ont dit puccinien), plein de couleurs et de tensions, de contrastes, de dynamique, très surprenant dans sa manière d’emprunter une voie inédite. J’ai préféré ce Pelléas coup de poing, ou le Pelléas suspendu et ailleurs de Christophe Honoré à Lyon, plutôt que ce goût amer et lointain laissé par le travail de Katie Mitchell, au contact d’artistes admirables, nous laissant des images souvent belles, mais ni le cœur lacéré, ni l’âme en capilotade. [wpsr_facebook]

Thanatos : Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Stéphane Degout (Pelléas) Franz-Peter Selig (Arkel) Thomas Dear (le médecin) ©Patrick Berger / ArtComArt
Thanatos : Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Stéphane Degout (Pelléas) Franz-Peter Selig (Arkel) Thomas Dear (le médecin) ©Patrick Berger / ArtComArt

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: LE CHÂTEAU DE BARBE BLEUE (A kékszakállú herceg vára) de Béla BARTÓK/ LA VOIX HUMAINE de Francis POULENC le 8 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Esa Pekka SALONEN; Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Cabinet de curiosités psychanalytiques ©Bernd Uhlig
Cabinet de curiosités psychanalytiques ©Bernd Uhlig

« La scène est une chambre de meurtre » .
Cette didascalie de Jean Cocteau pour La voix humaine créée par Berthe Bovy en 1930, Krzysztof Warlikowski l’a fait sienne dans le travail qu’il a effectué sur La voix humaine dans l’opéra de Francis Poulenc en 1959 tiré de la pièce de Cocteau mais aussi sur le Château de Barbe Bleue (livret de Béla Bálasz) de Béla Bartók, qui remonte à 1911, même si la création à l’Opéra de Budapest date de mai 1918. Dans un même espace se succèdent sans entracte les deux œuvres que rien a priori ne rapproche. En effet, l’opéra de Bartók est très influencé par le symbolisme, par le monde de Pelléas et Mélisande créé 9 ans plus tôt (1902) sur le livret de Maurice Maeterlinck, également auteur du livret encore plus proche d’Ariane et Barbe Bleue, de Paul Dukas, créé en 1907. Les œuvres partagent entre elles l’évocation d’un monde mystérieux, quelquefois pesant, et des relations complexes entre les personnages, encore qu’Ariane et Barbe Bleue soit plus linéaire à cause du rôle réduit donné au personnage de Barbe Bleue.
Dans une ambiance voisine, Le Château de Barbe Bleue est un dialogue amoureux entre Judith et Barbe Bleue, qui se termine en échec, avec un jeu subtil qui rend l’ouverture des six premières fameuses portes autant de gages d’amour, et la septième suprême gage et en même temps constat d’échec qui ouvre sur les trois femmes de Barbe Bleue (chacun bien caractérisée par son costume, comme si elles étaient chacune une part de LA femme recherchée et jamais trouvée) enfermées et gardées vivantes auxquelles va s’ajouter la quatrième, cette Judith bien peu biblique qui va passer du statut d’épouse à celui d’ex, et donc de momie: elle troque sa robe de femme vivante contre un costume noir « en représentation », avant d’entrer déjà momifiée dans « la vitrine ».
La Voix humaine est aussi la voix d’une ex, mais l’ambiance n’a rien de l’univers de contes évocatoire de l’œuvre de Bartók, c’est celle d’un théâtre bourgeois plus prosaïque, et aussi beaucoup plus clair et lisible. Quoi de plus banal qu’une rupture ? on a dit que c’était une tragédie, il s’agit plutôt d’un drame bourgeois version années 30.

De Bartók à Poulenc... transition... ©Bernd Uhlig
De Bartók à Poulenc… transition… ©Bernd Uhlig

En liant l’un à l’autre, Warlikowski fait de « Elle », la voix humaine, une cinquième Judith, celle qui aurait tué son amant (d’où le lien avec la didascalie initiale de Cocteau) qui apparaît bientôt en sang, dont l’allure est proche du Barbe Bleue précédent (costume, coiffure, barbe). Comme si le Poulenc était la conclusion logique du Bartók et des fantasmes qui y sont remués : une fois encore Eros et Thanatos. Une fois encore une relation de couple dans sa complexité et ses drames. D’ailleurs, au moment même où Judith pénètre dans la cage de verre rejoindre les trois autres femmes, « Elle » apparaît en fond de scène et va s’approcher lentement du proscenium, comme pour prendre le relais de l’histoire.
On peut discuter le choix initial de Warlikowski, mais sa construction ne manque ni d’arguments ni de cohérence : ces deux œuvres construisent pour lui deux variations autour du thème du fantasme féminin, mais aussi des relations de couple ; le dialogue et l’absence de dialogue. Que ce soit Judith pour Bartók ou Ariane pour Maeterlinck et Dukas, ce sont  deux prénoms qui renvoient à des mythes, biblique pour Judith, grec pour Ariane, mythes de femmes qui décident de donner un sens à leur existence dans la relation à l’homme. Tout comme « Elle » dans la vision qu’en a Warlikowski, prise en instantanée juste après un crime passionnel, non plus victime passive, mais active dans la mesure où elle assume son amour jusqu’au bout, en tuant son amant et en se suicidant ensuite, rejoignant ainsi les grands mythes du couple, ou cherchant jusqu’à la fin à « coupler » les deux existences.

Judith (Ekaterina Gubanova) Barbe Bleue (John Releya) ©Bernd Uhlig
Judith (Ekaterina Gubanova) Barbe Bleue (John Releya) ©Bernd Uhlig

Et d’une certaine manière la recherche de Judith, qui cherche à savoir jusqu’au bout ce que cachent les portes et donc ce que cache Barbe Bleue, a quelque chose de tragique et désespéré, quelque chose qui renvoie à l’insistance œdipienne dans le questionnement et qui va chercher la vérité au risque de tout perdre, et de se perdre, comme si cette vérité pouvait être une sauvegarde, mais l’obsession de la clarté (si importante et répétée dans le texte de Béla Bálasz) devient suicidaire et ruine du couple : la lumière et la transparence sont vite un obstacle à l’amour, et le couple transparent n’existe pas. Ce qui frappe dans l’œuvre de Bartók, et dans le travail qu’en tire Warlikowski, c’est que Barbe Bleue, le monstre du conte de Perrault sur qui courent toutes les rumeurs, est là trop humain, à la limite de la faiblesse, et que c’est Judith qui mène la danse, s’appuyant d’ailleurs sur le motif traditionnel de la curiosité féminine et fatale, de la femme fauteuse du trouble : éternel motif d’Eve, derrière la parabole de la curiosité se dessine toujours celle de la Chute..
La mise en scène de Krzysztof Warlikowski envisage tout cela, mais se réfugie dans l’évocatoire, le minimalisme (ou le minimal ?) sans toujours pour mon goût aller plus loin, comme s’il nous livrait une ébauche, l’ébauche d’un Serpent en quelque sorte.
Le Château de Barbe Bleue a une dramaturgie assez simple : 7 portes à ouvrir et un échange entre Judith et Barbe Bleue à chaque porte, qui théoriquement fait entrer de plus en plus de lumière dans l’espace, et fait sans cesse mieux connaître Barbe Bleue, tortures, armes, jardin enchanté ou joyaux, tous lieux marqué par le sang ou les larmes (le lac de larmes). Le sang est un motif permanent, qui peut évoquer la violence et la mort, et se relier à la didascalie initiale signalée plus haut, mais aussi la dégénérescence (souvenons nous du Parsifal de François Girard, ou de celui de Christoph Schlingensief). Le motif répétitif fait de chaque ouverture le seul élément « dramatique » le seul événement de l’œuvre. Warlikowski conserve cette simplicité, grâce au dispositif de sa complice Małgorzata Szczęśniak qui a conçu une boite, avec des cloisons lisses, des meubles « Art déco », un canapé, une commode. Des cloisons émergent les portes qui sont des cages de verre, comme des vitrines de Musée, où l’on conserve des trophées, des objets symboliques, des objets de collection qui s’accumulent comme dans un cabinet de curiosités, qui seraient autant de replis de l’âme mystérieuse de Barbe Bleue.

Théâtre dans le théâtre ©Bernd Uhlig
Théâtre dans le théâtre ©Bernd Uhlig

En même temps, Warlikowski comme souvent rappelle sans cesse où nous sommes (on se souvient de l’immense miroir d’Iphigénie en Tauride, dans cette même salle) par ces visions de la salle de Garnier vide où seule Judith est assise, du lustre, qui évidemment implique le spectateur et cherche à faire tomber le quatrième mur (Judith émerge de la salle avant de monter sur scène : elle est nous)
Comme souvent aussi, Warlikowski s’appuie sur le cinéma, comme chambre d’écho, clef de références et outil de vagabondage : il propose comme en un refrain obsessionnel des images La Belle et la Bête de Jean Cocteau, bien sûr parce que Cocteau, mais aussi parce que c’est un autre conte sur la relation de couple, sur l’épreuve, et sur la monstruosité, toujours relative.

Car si c’est Judith qui agit, forçant Barbe Bleue à exhiber ses secrets, c’est bien l’âme de Barbe Bleue qui peu à peu se découvre, un Barbe Bleue qu’on voit à la fois adulte et enfant, sur l’écran, au visage qui perle toujours de sang, et dans la sixième vitrine, où il tient un lapin qu’un Barbe Bleue magicien a exhibé dans le prologue où ce Barbe-Bleue/Mandrake (un personnage créé dans les années 30) fait sortir, tissus pigeons et lapins, comme dans un numéro de magie, comme si allaient surgir de la boite-scène des objets tout aussi hétéroclites, et comme si la relation à Barbe Bleue avait quelque chose de cette magie, et que l’œuvre de Bartók n’était qu’un dévoilement des « tours » successifs du magicien.
Le Château de Barbe Bleue, très bien joué par les deux protagonistes (Ekaterina Gubanova, robe « de scène » verte, John Releya, qui passe de magicien brillant à homme blessé), défile d’une manière claire et linéaire, avec cette esthétique élégante et ces mouvements étudiés typiques de Warlikowski. Pourtant, ce dernier n’arrive pas toujours (à moins que ce ne soit voulu), à sortir du schéma dramaturgique voulu par le livret, et cela devient répétitif, et presque sans surprise, sur un fil ténu qui nous retient à peine de tomber dans l’ennui. Au total, il ne se passe pas grand chose : spectacle de niveau, certes, mais qui ne me fait oublier ni La Fura dels Baus dans le même lieu en 2007, ni même Pina Bausch avec Boulez à Aix en Provence.
Si le lien avec La Voix humaine, sorte de huitième porte « définitive » a été explicité, ni la musique, ni la dramaturgie des deux œuvres ne procèdent du même univers. Warlikowski les a un peu forcées, mais le spectacle a sa cohérence.
Il y a tout de même une vraie différence entre Barbe Bleue et La Voix humaine, c’est que dans le premier, il y a deux personnages, et dans le second il n’y en a qu’un : pour créer l’univers parallèle entre les deux œuvres, va bientôt surgir « Lui », un « Lui » agonisant et ensanglanté, qui éclaire le monologue et le transforme en dialogue. On avait bien compris que quelque chose s’était passé puisque « Elle » entrait en scène en jetant un pistolet, on n’entre pas ainsi sans raison…Par ailleurs, le téléphone bien présent reste totalement muet, trônant orgueilleusement sur la commode: La voix humaine de Warlikowski n’est pas un dialogue avec des blancs (les réponses de l’amant à l’autre bout du fil), mais un monologue ou presque un mélologue où la protagoniste fait à la fois les questions et les réponses. La Judith de la première partie qui a rendu Barbe Bleue muet devient celle qui l’a tué, seule solution pour le garder.
Pour soutenir cette œuvre, il faut évidemment une personnalité hors pair : ce furent récemment Anna Caterina Antonacci, ou il y a plus longtemps au Châtelet Gwyneth Jones (merveilleuse personnalité, mais diction française pâteuse) ; c’est cette fois Barbara Hannigan, et la mise en scène n’est qu’un écrin qui centre tout sur la chanteuse, à qui finalement le metteur en scène lâche la bride puisqu’une longue complicité artistique lie Warlikowski à Hannigan, depuis Lulu et Don Giovanni à Bruxelles. Concerto pour Hannigan et orchestre, une Hannigan d’abord vue de deux points de vue, théâtral et cinématographique avec le jeu initial sur la vidéo : un corps vu de dessus, qui se tort, qui se dresse, qui s’étend, sur un sol géométrique, comme un corps en rupture sur le décor, un corps animal, presque chosifié : on voit ce corps se mouvoir et « Elle » n’est plus « Elle », mais elle est « chose », comme un insecte qui aurait perdu toute identité. On ne jette que quelques regards furtifs sur la chanteuse « en chair et en os » car l’image projetée est tellement forte qu’elle accapare le regard et dissout le théâtre.

"Elle" (Barbara Hannigan) en deux visions ©Bernd Uhlig
“Elle” (Barbara Hannigan) en deux visions ©Bernd Uhlig

Dans la deuxième partie, quand au loin apparaît « Lui » se traînant ensanglanté jusqu’à « Elle », le théâtre reprend ses droits, allant crescendo jusqu’au suicide final, jusqu’aux corps emmêlés et sans vie. Hannigan joue alors une sorte de ballet, et ce ne sont que mouvements et volutes où les corps de l’un et de l’autre s’évitent ou se croisent, « Lui » la regarde et la cherche, mais « Elle » est ailleurs.
Quand on a sous la main un tel monstre sacré, il suffit de la laisser faire, il suffit de la mettre en valeur plus qu’en scène, il suffit de « gérer le reste » que le spectateur ne voit pas tellement il est aspiré par la performance phénoménale de la Hannigan, douée en plus d’une prononciation française impeccable.
Mais dès qu’on a compris le mouvement et ce qui va devenir ligne directrice de l’œuvre (et dès l’entrée en scène on comprend), tout s’enchaine logiquement sans que rien ne soit inattendu, y compris le suicide sur le corps de l’amant emmêlé. Comme si Warlikowski avait laissé l’idée initiale se développer, et qu’il suffisait de laisser aller. Et dans cette histoire de téléphone, on a presque l’impression que Warlikowski est aux abonnés absents, tant c’est Hannigan qui mène la danse. On pourra m’objecter que ce qui apparaît, c’est une sorte de commune création où chacun met du sien, sans doute…il reste que c’est une impression mitigée qui émerge de ce travail : certes, Warlikowski est un grand bonhomme, et les idées qu’il développe dans ce spectacle sont justes et défendables ; il sait créer un univers, rien que par les figures qui traversent muettes toute la production, les trois femmes, l’assistante du magicien et son petit lapin blanc, l’enfant, sont autant de pierres miliaires , de marques de fabrique du metteur en scène polonais  : mais la mise en pratique et donc en scène m’a laissé un peu sur ma faim, de cette insatisfaction qui naît de l’attendu voire du trop attendu. Les remarques que j’ai lues sur son « classicisme » supposé ou sur son « minimalisme » semblaient rassurer certains spectateur toujours inquiets des excès possibles (on se souvient de l’accueil absurde à son magnifique Parsifal…), mais laissaient percevoir la convenance d’un spectacle qui pourtant partait de présupposés intéressants : les ressorts psychanalytiques, les montées d’images, tout cela existe mais jamais vraiment exploité, plus laissé en pâture au spectateur que fouillé de manière chirurgicale. Pour moi on est dans du « Warli » (comme l’appellent ses fans) un peu Canada Dry : on ressort du spectacle sans avoir appris beaucoup plus sur les œuvres qu’en y entrant.

Il reste que cette production est soutenue par une approche musicale d’une qualité incontestable.

En appelant Esa-Pekka Salonen absent depuis l’époque Mortier, Stéphane Lissner voulait frapper un grand coup, tant le chef finlandais est populaire auprès du public parisien, et tant l’opéra de Paris depuis cinq ans manquait de grandes figures de la direction d’orchestre.  Salonen dirige avec cette incroyable clarté qui répond à la clarté invoquée par les livrets, et qui fait émerger les deux partitions, écrites à un demi-siècle de distance ou peu s’en faut. Cette distance fait de l’une, Bartók, une partition de son temps, ouverte sur l’avenir, une partition contemporaine, et de l’autre, une partition plutôt tournée vers le passé, qui, tout comme le texte de Cocteau d’ailleurs, renvoie à un « avant » ; à vrai dire, le traitement de Salonen fait émerger pour moi le côté « has been » de cette œuvre, sans d’ailleurs la rendre inintéressante, ni moins passionnante mais il en fait un témoignage d’un XXème siècle qui en 1959, cherche dans les replis du passé son identité quand la musique bruisse de nouvelles pistes et de nouveaux sons. Parce que Salonen fait émerger les deux styles différents des deux œuvres, il montre aussi la moindre inventivité de la seconde.
Je me souviens aussi de Bartók plus agressifs, plus acides que cette approche plutôt en légèreté : de manière surprenante, on a un son plutôt grêle, qui laisse les voix s’épanouir sans jamais les couvrir ni faire de l’orchestre le protagoniste. En ce sens, il joue le théâtre, et le théâtre total, en suivant avec une grande tension ce que l’histoire dit et ce que la mise en scène propose. Cette absence de « corps » orchestral n’est pas problématique, parce que l’essentiel n’est pas là, l’essentiel est dans la transparence, dans la clarté qui préside aux différents niveaux de la partition, dans l’excellence des pupitres de l’Orchestre de l’Opéra dans un de ses meilleurs jours, dans « l’accompagnement » du plateau. La pâte orchestrale est fluide, très plastique, toujours présente et jamais envahissante : on est vraiment dans du théâtre musical plus qu’à l’opéra.
La distribution réduite (trois chanteurs) a été plutôt bien choisie. John Releya est Barbe Bleue. Prévu à l’origine, Johannes Martin Kränzle aux prises avec la maladie a dû annuler : on imagine ce que ce chanteur acteur eût pu donner de violence blessée à Barbe Bleue. John Releya a pris le rôle : une voix encore jeune, bien posée, bien projetée, un timbre plutôt velouté qui lui donne une humanité immédiate et efface le monstre pour laisser apparaître plus de subtilité, plus de complexité, plus d’humanité. Un Barbe Bleue sans présence charismatique (on pense à Willard White sur cette même scène), mais qui convient sans doute encore mieux au propos de Warlikowski qui fait de l’homme un comparse de la femme. Bonne interprétation, mais pas vraiment d’incarnation.
Ekaterina Gubanova est Judith, un de ces rôles « border line » entre le mezzo et le soprano, une sorte de Falcon qu’on a vu incarné par des mezzos et des sopranos dramatiques, qui nécessite des graves solides, et surtout une épaisseur vocale marquée, mais aussi un aigu à la cinquième porte que peu de chanteuses assument vraiment. Ici Gubanova fait la note, mais dans une sorte de fragilité vocale intéressante pour la caractérisation du rôle, mais techniquement aux limites.
Gubanova a un très beau registre central et sa personnalité tient le rôle, elle est scéniquement très crédible, et propose un personnage combattif, éminemment vivant, qui ne s’embarrasse pas de détails : elle poursuit son objectif (faire entrer la clarté dans ce château sinistre) ; en ce sens, elle propose (impose ?) une Judith plus directe, moins complexe que le Barbe Bleue de Releya. Très belle figure, décidée, allant droit au but, et la douleur, qui impose une présence sans jamais vraiment imposer son corps, pourtant valorisé par une robe d’un vert agressif et seyant, assez opposée à la figure de Hannigan dans la torture et la douleur, à l’expression corporelle extrême.

"Elle" (Barbara Hannigan) ©Bernd Uhlig
“Elle” (Barbara Hannigan) sur fond de “Bête”©Bernd Uhlig

La personnalité hors pair de Barbara Hannigan casse évidemment les schémas préétablis. Bien sûr la voix est sans doute un peu en deçà de ce que le rôle exige, un lirico plutôt spinto. Mais il en va de Hannigan comme de Salonen : qu’est-il il besoin de voix plus grande quand la clarté du texte est telle et la projection telle qu’on entend tout, et surtout les subtilités du ton, la variété des couleurs. La prononciation française impeccable qui fait ressortir toute la théâtralité du texte se fait entendre à un point tel que la nature de la voix plus légère n’a pas d’importance. Comme Salonen avec un son plutôt en deçà de l’attendu fait tout entendre, Hannigan est présente par sa voix sans avoir besoin de la forcer. À quand Salomé ?
Ce qui frappe également, c’est l’adéquation entre ce corps élastique, torturé, polymorphe et cette voix qui en suit les méandres et les moindres sinuosités, on a l’impression que les mouvements même du corps créent le son, créent la projection, créent le ton, créent les accents. Barbara Hannigan a un sens et un souci des accents qui laissent pantois, et qui alimentent le débat  fréquent à l’opéra entre belle voix ou voix expressive : Hannigan n’hésite pas à chanter vilain si le personnage doit y gagner en vérité. Elle est une Bête qui est aussi Belle, la Belle et la Bête dans un seul corps. C’est unique aujourd’hui.
Stéphane Lissner voulait marquer ce premier trimestre de trois coups : Castellucci/Warlikowski-Salonen/Hermanis-Kaufmann. Pour son deuxième coup, il a quand même marqué quelques points, mes réserves n’étouffent pas la qualité globale d’un spectacle bien adapté à Garnier qui marquera sans doute plus musicalement que scéniquement, mais qui reste à l’honneur de notre première scène. [wpsr_facebook]

Apparition de la quatrième porte (le jardin poussant sur de la terre imbibée de sang) ©Bernd Uhlig
Apparition de la quatrième porte (le jardin poussant sur de la terre imbibée de sang) ©Bernd Uhlig

LA MONNAIE BRUXELLES 2014-2015: DON GIOVANNI de W.A.MOZART le 9 DÉCEMBRE 2014 (Dir.mus: Ludovic MORLOT; Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

C'est du cinéma...Le meurtre du Commandeur ©Bernd Uhlig

C’est du cinéma…Le meurtre du Commandeur ©Bernd Uhlig

Chaque mise en scène de Krzysztof Warlikowski stimule le petit monde du lyrique. Il y a un snobisme « Warli » qui fait sourire. S’attaquant à l’opéra des opéras, à n’en pas douter le ban et l’arrière ban feraient le voyage de Bruxelles (le dimanche, Thalys permettant) pour s’esbaudir délicieusement de la dernière trouvaille du maître, un maître qui fait partie d’une génération notable de metteurs en scène formés à l’école de Krystian Lupa tout comme Grzegorsz Jarzyna. Et la génération suivante arrive, elle s’appelle Jan Klata ou Barbara Wysocka dont on va voir la Lucia di Lammermoor à Munich le mois prochain. Autant dire une école qui déferle actuellement sur l’Europe, et qui donne une vision décoiffante, passionnante et neuve de la scène polonaise d’aujourd’hui et plus généralement de la scène européenne.

Don Giovanni n’est pas un opéra facile. Warlikowski dit juste quand il affirme que l’œuvre de Mozart est plus puissante que celle de Molière, même si cette dernière reste référentielle pour bien des aspects et notamment la question de l’aristocratie et du libertinage, mais sur la question de la femme, Mozart est autrement plus riche …
De toute manière, un metteur en scène se doit de s’y frotter, et quelquefois même de s’y écrabouiller. À vrai dire, peu s’en sont sortis. Sellars il y a longtemps à Bobigny, puis ailleurs, ou même Bondy jadis à Vienne (Theater an der Wien) avaient laissé de belles traces, Guth à Salzbourg a ouvert des pistes, et Tcherniakov à Aix a exploré un chemin nouveau. Haneke à Paris (merci Mortier) est sans doute celui qui jusqu’ici s’en est le mieux sorti, grâce à une transposition et une actualisation heureuses qui éclairent magnifiquement les attendus du livret sans en bouleverser les données traditionnelles.
Mais pour trois ou quatre productions réussies, combien d’échecs surprenants: Strehler à la Scala, juste joli et élégant, Chéreau à Salzbourg, belles images, mais problématique peu claire, Carsen à la Scala, sans aucun, mais aucun intérêt, tout comme Zeffirelli jadis à Vienne ou même Ronconi à Bologne…

Don Giovanni est un questionnaire à choix multiples : un opéra idéologique sur la liberté, un opéra sur (ou contre) le libertinage, un opéra sur l’aristocratie finissante, sur le désir et ses mécanismes chez les femmes comme chez les hommes, un opéra sur (ou contre) la femme, sur la course à la mort (Claus Guth), sur la désespérance, sur l’au-delà etc… etc…

Warlikowski est très conscient de cette complexité, si conscient qu’il essaie de répondre à tout. Sa volonté, c’est d’embrasser cette histoire dans sa totalité. Et c’est en même temps une volonté tragique, car c’est le type même d’histoire dont on ne touche jamais le fond, car elle est mythe.

Ainsi, l’accueil de cette production a-t-il été très contrasté (public furieux dès l’entracte, wallons, flamands dans l’ire une fois réunis), la critique plutôt dubitative, et l’on sort un peu sonné d’un travail sans conteste d’une intelligence explosive, qui secoue tout ce qu’on croyait jusqu’ici savoir sur Don Giovanni et qui nous fait perdre quelque peu nos repères
On ne s’attaque pas impunément aux monuments, à Mozââââârt, à Don Giovââânni, parce que tout le monde connaît, en a ses représentations et donc sa réponse et parce que ce type d’œuvre est conservé sous verre. Haneke à Paris a eu le génie de conserver la structure du livret et les rapports des personnages entre eux : il les a simplement transposés, mais avec des relations hiérarchiques modernisées, et des relations affectives d’aujourd’hui. Le public s’y retrouvait parfaitement.

Les femmes ©Bernd Uhlig
Les femmes ©Bernd Uhlig

Warlikowski met en scène la complexité et donc les contradictions, l’histoire et le mythe, le réel et le fantasmé, la ligne droite et le méandre. Et là, le public ne s’y retrouve plus du tout, tant le livret se diffracte, tant le donjuanisme explose en autant de fragments, en autant de personnages, en autant de lieux, en autant de situations diverses où la violence n’est jamais du côté d’un Don Giovanni plutôt absent, distant, en permanence ailleurs, mais plutôt du côté des autres et de tous les autres, à commencer par le magnifique commandeur Sir Willard White dont la couleur de peau est un des fils que suit Warlikowski. Commandeur noir, danseuse noire stéatopyge à la fin, telle la Vénus hottentote qui stimula tant de fantasmes, mais aussi le Ku Klux Klan comme variation sur la violence de nos regards et nos rejets.  C’est un élément inattendu, mais qui fait partie du jardin des désirs plutôt que des délices, dans une composition globale assez proche de l’univers de Jérôme Bosch .
Musicalement la représentation a aussi été critiquée. Pourtant, du côté de l’orchestre, j’ai trouvé que Ludovic Morlot a plutôt bien dominé ce travail, très énergique, très carré. Pas spécialement lourd ou pesant comme je l’ai lu çà et là, mais dramatique et compact. Une direction plutôt symphonique, qui a du corps, de l’épaisseur, et qui n’a effectivement rien de giocoso, mais la mise en scène non plus. Elle tient bien un orchestre qui ne m’a pas frappé par la qualité des pupitres pris singulièrement, mais qui globalement a répondu à la commande. On vient d’apprendre le départ de Morlot, consécutif à un conflit artistique avec l’orchestre. C’est une aventure de plus à rajouter à celles des directeurs musicaux cet automne. Et comme tout départ, il est regrettable.
Du point de vue de la distribution, il est difficile de faire la part du jeu et du chant, tant l’un est imbriqué dans l’autre.
C’est aveuglant dans le cas de Barbara Hannigan, qui fut une Lulu de référence avec ce même Warlikowski, et dans ce même théâtre, qui est une Marie d’exception (Die Soldaten) et qui est une surprenante Donna Anna. Elle utilise ses suraigus au service de son jeu, un jeu volontairement hystérique et possédé par l’addiction au sexe, dès la première scène. Du point de vue stylistique – et je l’avais déjà remarqué dans le répertoire classique – Mozart ou Rossini- elle a tendance à user et abuser du portamento. Elle reste impressionnante de présence et d’engagement, mais on a entendu des Anna musicalement plus convaincantes. En revanche, il est difficile de penser que Warlikowski utilise gratuitement une chanteuse qui fut sa Lulu…lui qui aime l’autocitation.
Rinat Shaham en Elvire est tout autant dominée par l’addiction sexuelle, son entrée en scène est saisissante ; elle est néanmoins plus émouvante notamment dans mi tradi, un des rares airs applaudis à scène ouverte.

La ci darem la mano ©Bernd Uhlig
La ci darem la mano ©Bernd Uhlig

Quant à Julie Mathevet en Zerline, elle est intéressante en scène, notamment dans ses numéros de danseuse de boite sur un podium, ou habillée un peu comme l’actrice fétiche de Warlikowski, Renate Jett (dans Iphigénie en Tauride par exemple), comme une Marilyn vieillie, elle revêt plusieurs costumes et plusieurs styles, comme une figure interchangeable et permanente, et reste cependant bien pâle vocalement.

Jean-Sébastien Bou est un Don Juan impeccable scéniquement, qui traverse l’œuvre comme une sorte de zombie ou d’objet, le regard vide (sur les vidéos qui rappellent, qui citent même le film Shame de Steve Mc Queen) une sorte de corps qui se vide, un corps malade (il se traîne au 2ème acte avec un cathéter) un corps qu’on habille, qu’on dénude, un être sans tenue, qui n’est habillé que par ce que les autres projettent en lui. Il en résulte un chant jamais agressif, souvent indifférent, mais une voix très bien posée, au timbre assez velouté, qui manque d’un peu de puissance dans les parties plus héroïques, mais qui propose dans l’ensemble un vrai personnage, qui existe sans exister. Ce corps étendu au final sur une table, presque comme pour une sorte de sacrifice humain, qui fait presque penser à celui, rôti de Peter Greenaway dans Le cuisinier le voleur sa femme et son amant, et qui finit comme le Christ d’une pietà déglinguée, c’est tout l’univers concassé que nous propose Warlikowski.

Montée de Don Giovanni au sacrifice..©Bernd Uhlig
Montée de Don Giovanni au sacrifice..©Bernd Uhlig

Avec un Don Giovanni qui structurellement s’autodétruit sans être transparent, il fallait un Leporello qui fût son égal, voire son supérieur. Dès la deuxième scène, Leporello en smoking et Don Giovanni nu puis en ridicule costume de ville, fagoté avec des mocassins rouges et habillé par les autres montrent un rapport maître-valet presque inversé, un Leporello vidé de toute sa valence comique, un Leporello qui sera un double dès la scène finale du 1er acte : un double barbu parfaitement construit, au contraire de la plupart des mises en scène où Leporello et Don Giovanni déguisés sont justement « reconnaissables »  même si pas reconnus par les autres.
Vocalement, la voix d’Andreas Wolf, n’est pas de celles qu’on note, malgré tout plus volumineuse et plus marquée, plus basse et un peu plus sonore que celle de Don Giovanni, mais sans vrai caractère. On oubliera le chanteur et on gardera l’acteur, bien que Warlikowski le rende volontairement bien pâle lui aussi dans un couple Leporello/Don Giovanni qui n’existe pas en tant que tel dans la mise en scène.
Si le Masetto de Jean-Luc Ballestra est honnête mais sans grande personnalité, l’Ottavio de Topi Lehtipuu est très franchement décevant. Le personnage est à la fois falot et par moments pris d’une hyper excitation, allant au rythme d’un plateau tantôt plongé dans une sorte de torpeur post alcoolique, tantôt saisi d’une excitation post coke,  volontairement effacé, un peu comme tous les hommes d’un plateau décidément dominé par les femmes. Il est très décevant vocalement, lui dont j’aimais il y a quelques lunes la voix posée et élégante est ici en grave difficulté, incapacité à tenir les longues notes, incapacité à vocaliser sans accident, incapacité à placer la voix sans qu’elle ne bouge dangereusement, c’est beaucoup pour un Ottavio dont on attend justement une ligne de chant impeccable. Cet Ottavio involontairement tremblant conviendra à la vision d’un monde très instable du metteur en scène, mais c’est un peu difficile quelquefois pour l’oreille.
Au total, ce n’est pas du côté du plateau que viendront les consolations à une mise en scène que mon voisin considérait comme abominable : un certain public ne peut s’y raccrocher.
Une abomination ? L’abomination serait plutôt les réactions incompréhensibles d’un public choqué jusque par le dessin animé à la mode des années 30, un peu leste (les aventures d’un zizi transformiste et serpentesque, seule concession de la soirée au giocoso) mais visiblement on ne joue pas avec le zizi : « on est pas au porno » a dit une dame derrière moi qui sans doute n’a pas été élevée au biberon des samedis du Canal+ des origines.
Bref une mise en scène qui passe sinon au dessus, du moins totalement à côté des attentes et des idées préconçues d’une partie du public.
Et pourtant, si l’on observe la simple dramaturgie organisée par Da Ponte, et seulement la dramaturgie voulue ou induite par le livret, on se dit qu’il n’a pas fallu beaucoup d’effort à Warlikowski pour illustrer simplement ce que le livret souvent dit, explicitement ou implicitement.
Prenons par exemple la fin en deux parties, un final à la pragoise, où Don Giovanni meurt et où commencent les saluts, ce qui m’a fait gamberger (« pourquoi diable s’arrêter sur la mort ? » etc…) puis les autres personnages s’assoient et chantent le final de Vienne traditionnel, comme dans un bis. Ils sont assis, face au public, et ils discutent comme au salon, chacun de leur disgrâce. Mozart rejoint Molière dans cette terrible fin où les personnages tous meurtris, détruits, blessés, chantent comme s’ils étaient heureux, ils disent leur désarroi et la musique guillerette donne à ce désarroi (aucun ne sera plus comme avant) un ton éminemment sarcastique. Molière avant Mozart avait mis dans l’ultime réplique de Sganarelle cette mélodie grinçante du bonheur : « Voilà par sa mort un chacun satisfait : Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content.(…) ». La belle satisfaction que voilà, et qui montre que la mort de Don Juan n’arrange rien, et surtout pas ceux qu’il a outragés de mille manières.
Chez Mozart, les a-t-il vraiment outragés ? On est toujours surpris de l’énormité des ressentiments des uns ou des autres et du caractère discutable voire léger des offenses. Prenons le Commandeur : c’est bien lui qui provoque Don Giovanni en duel, c’est bien Don Giovanni qui essaie de l’éviter et se trouve presque contraint d’accepter le duel, c’est tellement ambigu que certains metteurs en scène (Guth) estimant que ce Don Giovanni n’est pas assez noir ni méchant lui font tuer le Commandeur en traître (dans le dos, ou avec une arme dissimulée et non l’épée etc…). Chez Warlikowski, dans la pantomime initiale dans les deux loges qui se font face, le commandeur assis dans une loge voit Don Juan et Anna en posture fort explicite et se précipite lui-même dans leur loge pour le provoquer, non parce qu’il viole sa fille, mais plus sans doute parce que sa fille se jette sur Don Giovanni : il faut éliminer l’intrus, pour enlever à sa fille son jouet. Mais un coup de revolver suffit pour régler son compte à ce père abusif…qui est une des obsessions explicites et continues de Donna Anna…Freud quand tu nous tiens…
La loge de théâtre est réutilisée lors de la rencontre au cimetière et dédouble le Commandeur, figure de cire hyperréaliste  statufiée dans la loge de droite, figure fantasmatique et vivante dans celle de gauche, jeu de doubles mort et vivant, peur et courage, qui font aller les regards vers la mort ou la vie, vers l’un ou l’autre, le même et différent à la fois, dans un mouvement où public et Don Giovanni ont des mouvements presque identiques.
Par ailleurs, chez Mozart, les femmes sont bien plus ambiguës que victimes clairement identifiables: Donna Anna reste un mystère, est-elle amoureuse de Don Giovanni, l’a-t-elle accueillie dans sa chambre (bien des metteurs en scène le laissent supposer), écarte-t-elle Ottavio parce qu’elle ne l’aime pas ? Le père mort invoqué à la fin est-il un prétexte ? Anna est plus une victime consentante sans doute en proie à l’horreur d’elle-même qu’une victime passive des entreprises de Don Giovanni. Elle cherche à lui nuire et le poursuivre plus par sentiment d’expiation personnelle que par vengeance ; elle le poursuit par amour, un amour à la Phèdre poursuivant Hippolyte pour qu’il la regarde enfin « Si tes yeux un moment pouvaient me regarder. » (Phèdre Acte II, 5).

Pas d’ambiguïté en revanche chez Elvire, elle aime Don Giovanni et le poursuit jusqu’au bout de ses assiduités, et de sa volonté de le sauver malgré lui, elle ravale son orgueil, son dépit, pour s’humilier lors de la scène du festin.
Enfin on sent bien que Zerline en fera beaucoup voir à son Masetto : dès le jour du mariage, elle se laisse séduire par l’épouseur du genre humain, et pas seulement par ses promesses, mais aussi par son corps.
Chez Mozart, les femmes font vivre Don Giovanni, à moins que ce ne soit l’inverse : elles sont une drogue tout de même bien consentante, et pas vraiment les victimes du grand seigneur méchant homme. Et même chez Da Ponte, Don Giovanni est plus l’objet des fantasmes des unes (Elvire, Zerline) et des désirs des autres (Anna) que l’inverse. Son énergie le fait apparaître protagoniste, mais en réalité même chez Da Ponte il est la projection des regards et des fantasmes des autres : Warlikowski ne fait qu’aller jusqu’au bout de cette logique, faisant du donjuanisme une situation partagée par la plupart des personnages, et notamment par les femmes, totalement habillées pour l’hiver dans ce travail (toutes des nymphos) que j’ai trouvé assez misogyne (y compris dans son traitement de la femme noire, marquée par des attributs féminins démesurés).
La grande différence entre la vision habituelle du livret et ce qu’on voit ici est que Don Giovanni ne domine plus rien chez Warlikowski, tandis que dans un univers assez médiocre qui est l’univers de Da Ponte, Don Giovanni reste un dominateur : Ottavio n’est pas vraiment un aigle, Masetto est un benêt, et Leporello un double comique et dérisoire ;  tous se font rouler dans la farine les uns par les autres et tous par Don Giovanni. Don Giovanni reste un esprit dominant ou du moins dominant sur du vide, et donc peut-être faussement dominant.
Warlikowski enlève à Don Giovanni son initiative, son statut, sa noblesse, il le rend comme une part des autres et ne s’appartenant plus : même la séduction de la servante d’Elvire commence par une vision d’Elvire au lit…avec sa servante…ce qui relativise toutes les passions…et ridiculise par ricochet Don Giovanni (le trompeur trompé).
En fait, Warlikowski est dans la logique de Da Ponte, et ne trahit rien du livret : les possibles dans Mozart/Da Ponte sont très larges. Et le personnage de Don Giovanni pose plus de questions qu’il ne donne de réponses.
Ainsi, Warlikowski considère tout ce monde assez interchangeable, dans un univers élaboré par Malgorzata Szczesniak à la fois hyper clean et un tantinet vulgaire, du salon high tech à la boite échangiste, un univers qui dans mon monde cinématographique hésite entre Kubrick et le Fellini du Satiricon ou de la Città delle donne.
Car Warlikowski construit un système référentiel centré sur l’univers du cinéma, et ce dès l’ouverture : les deux couples dans les loges ne sont pas au théâtre, ils sont au cinéma et regardent le film de la scène qu’ils sont en train de jouer. C’est une pantomime en musique (sur l’ouverture) pour le spectateur, un film muet qu’on regarde, où Don Giovanni m’a fait penser à Rudolf Valentino, grand séducteur devant l’éternel : rôles bien marqués, regards lourds, gestes larges, Leporello l’ami un peu indifférent, le Commandeur méchant, Donna Anna assoiffée de chair et Don Giovanni solitaire et glacé.  Et Warlikowski s’amuse : il recommande aux spectateurs qui ne peuvent voir ce qui se passe dans la loge de regarder le film au centre (un billet déposé sur les fauteuils d’orchestre nous y invite), comme si le film était là pour rendre service au spectateur, alors qu’il est part de l’histoire qu’il veut raconter, parce qu’il veut que le spectateur ait la même posture que ses acteurs, regardant un film muet qui raconte une histoire finalement autre que celle (la même et pas la même) qu’on aperçoit se jouer dans les loges. Il piège d’ailleurs doublement le public, en ouvrant ainsi sur une fausse adresse au spectateur et clôturant sur une pirouette qui joue sur les deux finals de l’œuvre l’un (Prague) sur la mort du héros, l’autre (Vienne) sur les commentaires de toutes les victimes plus ou moins consentantes, et donc sur la misère, la faiblesse et la médiocrité humaines.
Mais le cinéma est une référence permanente, une référence que je sens mais où j’avoue humblement mon incompétence. Certes, la référence est explicite à Steve Mc Queen (Shame) tant par l’addiction sexuelle du héros que par la relation à ses amis qui ressemble aux relations avec Leporello et par d’autres signes comme l’univers du décor, ou même à Hunger qu’ont ressenti quelques amis à moi. Sans doute les costumes, et notamment ceux de Don Giovanni, et les attitudes, se réfèrent-ils à d’autres films peu identifiables pour moi. Mais ce qui est clair, c’est que Warlikowski plonge dans l’univers du cinéma pour mieux inscrire Don Giovanni dans un univers d’aujourd’hui, dans les mythes d’aujourd’hui et dans les peurs d’aujourd’hui. C’est à la fois un travail sur le mythe et sur la société d’aujourd’hui, qui perd tous repères religieux, moraux, sociaux. Une société perdue dont l’image perd complètement le public : au regard perdu de Don Giovanni correspond le regard perdu du public qui prend pour pornographie  sexuelle, la pornographie sociale et morale au quotidien qui nous est imposée par le délitement des temps et que métaphorise sur scène le metteur en scène polonais. Venu à Don Giovanni pour retrouver  Mozââââârt, le public se retrouve face à un cinéma miroir, où il ne se reconnaît pas alors qu’il est dans le miroir. D’où la violence du refus.
Alors ? Warlikowski a-t-il réussi son coup ?
Oui, si l’on compte que ce spectacle continue d’intriguer, et qu’il ne donne pas toutes les réponses en multipliant les questions comme autant de possibles. Il est bouillonnant d’idées, de toutes sortes, jusqu’à l’indigestion. Incontestablement c’est une fête de l’intelligence.
Mais c’est tout autant « le canard du doute aux lèvres de vermouth » cher à Lautréamont qui nous saisit. Il y a quelque chose qui résiste et qui nous manque pour être complètement emporté ou convaincu. Il reste au bout du bout un doute. Ce n’est pas la plus convaincante des mises en scènes de Warlikowski : Lulu, qui est ici une référence, par le décor, par l’interprète, par le lieu aussi,  était bien plus dominée. Mais peut-être aussi Don Giovanni est-il un opéra impossible à contenir, comme ces masses qu’on essaie de dompter et qui s’échappent par tous les pores et toutes les fissures, une sorte de Chose informe et toujours dangereuse, un piège dans lequel systématiquement on tombe. Nous sommes tombés dans ce piège, et nous en restons agacés. Aucune réponse à Bruxelles, mais tant de questions en plus.

Nota: Ce spectacle a été vu sur Mezzo, sera sur le site d’Arte dans quelques jours…et se joue jusqu’au 30 décembre…
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Donna Anna a aussi la gachette facile ©Bernd Uhlig
Donna Anna a aussi la gachette facile ©Bernd Uhlig

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 31 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Die Soldaten, scène du cabaret © Wilfried Hösl
Die Soldaten, scène du cabaret © Wilfried Hösl

On pourra se reporter au premier compte rendu écrit sur cette production à propos de la soirée du  31 mai 2014.

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L’envie était trop forte de repartir à l’assaut de ces Soldaten munichois, de réentendre Kirill Petrenko, de revoir la mise en scène de Andreas Kriegenburg après avoir vu cet été son magnifique Don Juan kommt aus dem Krieg (Don Juan revient de la guerre) sur lequel je reviendrai prochainement.
L’occasion l’hiver prochain sera bonne pour aller à Milan revoir la production de Alvis Hermanis vue à Salzbourg et ainsi mettre ces trois productions récentes en perspective (je n’ai pu voir celle de Willi Decker à Amsterdam) d’un opéra qu’il est scandaleux, proprement scandaleux de n’avoir vu à Paris qu’une fois depuis l’ouverture de Bastille (en 1994-95) et pour 6 représentations dans la production de Stuttgart (H.Kupfer). Je l’avais oublié, et c’est un lecteur attentif qui me le rappelle, ce dont je le remercie. Il reste que 6 représentations en plus de 20 ans…
Certes, ce serait sans doute risqué pour la caisse de programmer un opéra contemporain : vous pensez,  il a presque 50 ans, à peine moins que l’âge de Wozzeck quand je le vis pour la première fois à Garnier avec Abbado pendant la saison 1979-80, mais je ne me souviens plus qu’on appelât alors Wozzeck opéra contemporain, sauf pendant longtemps encore dans les rayons de la FNAC.
Ce soir à Munich, la salle était bien pleine, mais n’affichait pas complet, et l’on peut trouver des places pour les deux prochaines représentation. Avis aux amateurs.
Une fois de plus en effet, force est de constater le très grand niveau de cette production, musicalement et scéniquement. Et le fait d’avoir revu à Berlin la production Bieito permet aussi de mieux comprendre les choix esthétiques et dramaturgiques qui ont conduit à des approches si radicalement différentes.
Alvis Hermanis à Salzbourg a raconté une histoire, en profitant du cadre spatial exceptionnel de la Felsenreitschule, dans une sorte d’hyperréalisme, non sans images stupéfiantes (la funambule, la scène finale avec Marie perchée sur le décor), si stupéfiantes d’ailleurs qu’on se demande comment la Scala à l’espace plus réduit et plus contraint va pouvoir les rendre.
Calixto Bieito à Zurich et à Berlin a choisi de rapprocher au maximum le drame du spectateur, et à faire de l’orchestre un acteur, à intégrer visuellement la musique dans le drame, il en résulte un immense choc visuel et émotionnel .
Andreas Kriegenburg choisit au contraire la distance que l’opéra favorise, puisque le spectateur est à l’opéra, séparé de l’action par l’orchestre. À Salzbourg aussi, le dispositif faisait de l’orchestre une barre gigantesque, mais le spectateur était pris dans le spectaculaire, du lieu, de l’orchestre déployé comme jamais, d’un décor époustouflant.

Ici, le spectacle reste dans le cadre scène-salle d’un opéra traditionnel, même si l’orchestre déborde un peu dans les loges et ailleurs.
Kriegenburg joue sur la notion de représentation, sur l’absence de réalisme, ou plutôt d’un réalisme pictural qui renverrait à des images expressionnistes, à la Max Beckmann ou à la Otto Dix (dont le dispositif scénique de Harald B.Thor, on l’a dit précédemment, est fortement inspiré), mais aussi aux scènes religieuses qu’on voit au Moyen Âge dans les retables, ou, de manière plus contemporaine, qui renverrait à un monde caricatural qui pourrait être celui de la bande dessinée dont toutes ces cases du décor pourraient être des vignettes. En tous cas, un monde qui refuse le réalisme cru, et qui propose une médiation par l’art et par l’image. Les uniformes par exemple ne sont pas des uniformes SS, mais les rappellent avec ce décalage ironique qui fait qu’on y croit sans y croire. Il y a sans cesse dans cette mise en scène quelque chose de théâtral au sens presque négatif du terme : on est au théâtre et cela se voit, on est dans l’image et cela se voit. D’où évidemment un refus de l’émotion directe, mais une émotion médiatisée par sa représentation. C’est tout le contraire de ce que cherchait Bieito. La démarche de Bieito se voulait charnelle et directe, elle se voulait à fleur de peau. Celle de Kriegenburg se veut intellectuelle, elle passe par la distanciation brechtienne, une distanciation rigoureuse, soignée, ordonnée par les géométries des personnages par exemple, dans l’avant-dernière scène, toutes les femmes de l’œuvre à jardin, et tous les hommes à cour, séparés par la fosse « à ordures » où est jetée Marie, par les jeux d’ombres et de lumières, par le dispositif même formé de ce polyptique inspiré d’Otto Dix et d’un plateau séparé en deux espaces de jeu à jardin et à cour,

Paradigme des mères © Wilfried Hösl
Paradigme des mères © Wilfried Hösl

par la disposition même des « cages » du polyptique où l’on voit par exemple en une ligne verticale la mère de Wesener et Wesener, juste en dessous la mère  de Stolzius et Stolzius, et en dessous encore enfin Charlotte (la soeur de Marie, sorte de substitut maternel, encore que…) avec à côté Marie et Desportes qui s’ébattent : une sorte de paradigme des mères en somme,. Un autre exemple de cette construction rigoureuse,  la répétition de motifs comme le déshabillage de Marie:  par son père en une des scènes les plus ambiguës et les plus terribles de la soirée, puis par Desportes, et par Mary, mais aussi, esquissé, celui du jeune Comte par sa mère

Mais ce qui m’a frappé, encore plus que la première fois est l’importance que Andreas Kriegenburg accorde au religieux. L’image première est celle du corps de Marie, en croix, emportée par les soldats. Marie au nom prédestiné, une sorte d’image de la dormition de la (non) Vierge.

Discours du prêtre, avant dernière scène © Wilfried Hösl
Discours du prêtre, avant dernière scène © Wilfried Hösl

Puis le polyptique en forme de croix, qui avance, recule, se désarticule, mais qui reste toujours une croix, dominant le plateau, enfin les deux scènes finales, lancées par le discours du prêtre (micro et portevoix), puis l’image finale qui est une messe noire avec dans le Polyptique le corps de Stolzius et de Desportes, mais aussi celui du jeune comte étranglé par sa mère.
Kriegenburg représente une Passion, les stations vers la ruine, la course à l’abime, comme une sorte de Mystère. On imagine  qu’il pourrait mettre en scène Jedermann un peu de la même manière.
Ainsi l’émotion ne peut être de la même violence physique que chez Bieito. Ici elle naît comme émotion esthétique devant un spectacle aux multiples qualités, aux multiples perfections dirais-je, et devant des images dont la valeur est démultipliée par la musique.
Comme toujours Kirill Petrenko est soucieux de l’harmonie rythmique entre plateau et fosse. Son tempo est moins urgent, peut être moins dynamique que celui de Marc Albrecht (Zurich) et Gabriel Feltz (Berlin), avec un son plus clair (qui s’explique aussi par la disposition de l’orchestre), je dirais même cristallin tant chaque pupitre est entendu : il faut d’ailleurs souligner la qualité de la réponse de l’orchestre, la précision du son, l’exactitude rythmique.
Plus qu’en mai dernier, j’ai écouté avec attention les premières scènes de la seconde partie (les scènes de la Comtesse de la Roche) où Petrenko impose une sorte de son minimaliste, à peine perçu, une approche d’une incroyable légèreté, qui rappelle un peu les Six pièces pour orchestre de Webern et certains moments des pièces pour orchestre de Berg. Cette légèreté, qui tranche, donne évidemment à la scène, où se joue (un peu) l’avenir de Marie une force encore plus tendue, grâce à l’exceptionnelle prestation de Nicola Beller Carbone dans la Comtesse de la Roche, à la fois d’une très grande élégance et très vaguement déjantée (bien meilleure que Noemie Nadelmann à Zurich et Berlin, qui composait un magnifique personnage, mais dont la voix avait de très sérieuses éclipses), et qui chante le rôle avec un magnifique contrôle dans toutes les inflexions.

C’est en écoutant de tels moments qu’on se désole qu’une telle œuvre n’ait pas la place qu’elle mérite, l’une des toutes premières.
Si la bande son est bien présente dans la scène finale (ce qui n’était pas le cas à Salzbourg), on peut peut-être regretter que dans la scène du cabaret, les sons naturels se limitent aux bruits des chopes et des objets sur les tables, et que le reste soit remplacé par des percussions, mais la scène est si forte scéniquement (avec son orchestre de jazz vêtu comme les Beatles) que l’on peut ne pas (trop) s’y arrêter.
Il reste que musicalement, ce travail est un sommet, difficilement égalable à mon avis, d’autant qu’il s ‘étend aussi à un travail totalement inédit sur le chant, une vraie leçon de technique, grâce à une distribution de très haut niveau, et surtout très engagée, et donc très homogène, rangée derrière le chef et la protagoniste Barbara Hannigan.

Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl
Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl

Barbara Hannigan est une authentique showwoman. C’est une femme qui fait spectacle, elle est douée  d’une personnalité scénique irradiante qui fait qu’à peine elle est en scène, elle éclipse les partenaires. Des gestes minuscules, précis, des expressions du visage, toujours enfantin ou adolescent, mais tantôt naïf (comme l’utilisation de sa chevelure et le jeu qu’elle en fait), tantôt pervers et aguicheur, tantôt mangé par le désir, tantôt apeuré: un visage sadien – une lointaine parente de Justine. Une composition comme on en voit peu sur scène, avec une souplesse corporelle qui fait presque de ce corps un objet en soi. on en oublierait que ce corps chante aussi.

Car ce n’est pas seulement le corps et le jeu, c’est aussi la voix, une voix prête à tout comme ce corps, qui utilise tout les registres du soprano colorature, avec une facilité dans les scalette, dans les ruptures de tessiture, du plus haut au plus bas ou l’inverse, dans l’utilisation du rubato, dont elle abuse presque dans ses interprétations rossiniennes ou mozartiennes (voir cet été à Lucerne) et qui ici est utilisé à bon escient, avec une justesse et un à-propos étonnants.

Daniel Brenna (Desportes) et Barbara Hannigan (Marie)  © Wilfried Hösl
Daniel Brenna (Desportes) et Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl

Bref, c’est, j’ose le dire, une perfection. Je ne pense pas qu’on puisse faire mieux, plus vivant et surtout plus vécu,  plus juste, et plus en phase avec ce que voulait le metteur en scène. Hannigan est quelquefois manipulée comme ces poupées désarticulées remplies de paille ou de tissu qu’on se lance à loisir, elle se chosifie, c’est stupéfiant.

À ses côtés un plateau remarquable de cohésion, à commencer par la Charlotte d’Okka von der Damerau, l’un des phares de la troupe, magnifique d’intensité, avec cette voix large, grave, sombre, lancée avec force et en même temps avec subtilité, là aussi une performance, et une vraie présence.
Nous avons parlé de la Comtesse de Nicola Beller Carbone, au chant attentif, millimétré, aux inflexions à la fois chaleureuses et distanciées, presque ironiques, à la présence physique prodigieuse.
Heike Grotzinger en mère de Stolzius ressemble étrangement à Hanna Schwarz plus jeune, elle en a presque la voix caverneuse et expressive, tandis qu’Hanna Schwarz elle-même est peut-être encore meilleure qu’en juin dans la vieille mère de Wesener, en tous cas, la voix est plus sûre.

Stolzius (Michael Nagy) Marie (Barbara Hannigan) © Wilfried Hösl
Stolzius (Michael Nagy) Marie (Barbara Hannigan) © Wilfried Hösl

Michael Nagy en Stolzius, avec son beau timbre de baryton, est presque trop propre dans son chant, trop « distingué », trop élaboré par rapport au Stolzius un peu brut et si bouleversant de Michael Kraus à Zurich, mais quelle sûreté et quel beau chant.
Daniel Brenna m’a semblé fatigué, notamment à la fin : son Desportes est toujours impressionnant par le chant presque bel cantiste qu’il nous offre avec ses montées à l’aigu sur le fil de la voix, avec ces ruptures, mais cette fois, il cale souvent, la voix déraille, et racle quelque peu, et plusieurs fois notamment dans la deuxième partie : moins de sûreté qu’en juin, malgré une performance honorable.
Enfin le Wesener de Christoph Stephinger dans son personnage de bourgeois sans noblesse si insistant avec sa fille est très solide et très sûr vocalement, très présent aussi, comme tout le reste de la troupe qui fait honneur au théâtre.
Au total, un spectacle qu’on reverra(it) encore avec plaisir, une grande soirée, incontestablement : c’est une reprise de répertoire. Mais quelle reprise, et quel répertoire ![wpsr_facebook]

Die Soldaten (MeS Andreas kriegenburg) Munich © Wilfried Hösl
Die Soldaten (MeS Andreas kriegenburg) Munich © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 31 MAI 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Otto Dix ,Tryptichon "der Krieg"  - Galerie Neue Meister, Dresde.
Otto Dix ,Tryptichon “der Krieg” – Galerie Neue Meister, Dresde.

Deuxième grande production de Die Soldaten en terre germanique cette saison. Après Calixto Bieito à Zürich (et bientôt à Berlin), voici Andreas Kriegenburg à Munich avec Kirill Petrenko dans la fosse.
Die Soldaten pour un théâtre est une entreprise gigantesque. Orchestre géant, distribution énorme, sans qu’il soit assuré que le public réponde à l’appel (beaucoup hésitent à affronter cette musique). C’est un risque que peu de théâtre prennent et c’est tout à l’honneur de Zürich, Berlin et Munich de l’oser.
Les atouts de Munich : un metteur en scène à succès dans la maison, aussi bien pour son Wozzeck que pour son Ring, un chef qui devient l’une des références européennes en matière d’opéra, qui est allé cette année d’un triomphe à l’autre, une distribution solide dominée par Barbara Hannigan, grande prêtresse de l’opéra contemporain.

Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Munich a déjà représenté Die Soldaten en 1969, dans une production de Hans Neugebauer et des décors de Max Bignens (le décorateur attitré de Jorge Lavelli) dirigée par Michael Gielen, après 33 services d’orchestre et malgré l’opposition de Wolfgang Sawallisch qui estimait, comme beaucoup d’observateurs l’opéra irreprésentable. Il est vrai que l’on avait dû renoncer à la présentation de la première version, en 1960, qui exigeait pas moins de sept chefs, et diverses scènes qui se superposaient. L’opération reste complexe, mais faisable puisque cette année, Kirill Petrenko n’a pas répété plus, dit-on que pour n’importe quel autre opéra.
Calixto Bieito à Zürich a signé une production tout à fait extraordinaire, mêlant orchestre, musiciens et chanteurs, dans un dispositif qui pariait sur la proximité du public (orchestre sur scène et chanteurs sur l’avant-scène, à la place de la fosse) dans l’espace relativement réduit de l’Opernhaus. Il sera intéressant de revoir la production, reprise dans 10 jours à la Komische Oper de Berlin.
Le dispositif munichois est plus traditionnel, nous sommes à l’Opéra, et la représentation est construite comme un opéra.
En est-elle moins frappante qu’à Zürich ? Non. Le silence suspendu qui saisit le public médusé et écrasé à la fin de la représentation en est une preuve, ainsi que la difficulté à sortir de la représentation qui nous poursuit longuement après. Avec des moyens différents, avec une esthétique différente, avec une approche musicale très différente, Die Soldaten ont encore frappé, comme ils avaient frappé à Zurich, et c’est sans doute la production la mieux réussie de la saison. Ce n’est pas moi qui l’affirme, c’est l’ensemble de la presse allemande.
Ceux qui pensent qu’il faut faire du chemin, passer par les grands classiques avant d’aborder ce type de musique se trompent lourdement. Ce n’est pas après 20 Walküre et 13 Butterfly qu’on est plus mur pour Zimmermann…je dirai…au contraire. Je serais à Munich, je trainerais tous mes amis réfractaires à l’opéra, ou simplement peu spécialistes pour les confronter à ce choc plein de références politiques, culturelles, religieuses, écrasant, et surtout plein d’émotion, un mot qui semble étrangement absent des regards divers sur la musique d’aujourd’hui, et celle de la deuxième moitié du XXème. Pour leur montrer ce qu’est la puissance de l’opéra à l’état pur.
Voilà une œuvre d’une complexité rare, musicalement, à cause des différents styles, des orchestres insérés, de l’énorme effectif, mais aussi scéniquement. Jacob Lenz vivait au XVIIIème siècle, mais au moment où Zimmermann écrit, l’histoire du XXème a déjà à son passif deux guerres mondiales. Les soldats, vus comme une société fermée, en attente, oisive, qui attise les désirs, les perversions, les vices, une société sadienne, qui n’est pas sans rappeler Les Cent vingt journées de Sodome. Marie, la jeune fille, à la fois naïve et provocante, remplie de désir et imprudente comme une petite fille, une victime à la fois consentante et désireuse de corps, d’argent, de position. Et tous les hommes, Wesener le père compris, investissent dans Marie au prénom prédestiné …

Irrésistible ascension puis chute, le parcours de Marie est comme une sorte de parabole religieuse, un chemin tapissé d’épines qui se termine en chemin de croix, en une sorte de Passion, et Die Soldaten constitue une Passion. Bach est d’ailleurs cité, interpellé, inséré, tissé avec le reste de la toile orchestrale.
Aussi faut-il s’étonner que Andreas Kriegenbuch et son décorateur aient conçu un espace unique, dominé par une croix géante telle un polyptique fait de petites scènes individuelles dans des boites grillagées, cages à Lapins ? cages à oiseaux ? où il se passe le plus souvent des choses animales : ça baise, ça gigote, ça grimpe au grillage comme un chimpanzé prisonnier, ou humaines, platement humaines : ça pleure, ça meurt, ça souffre ça compose aussi sa pietà.

La mère de Stolzius (Hanna Schwarz) & Stolzius (Michael Nagy)
La mère de Stolzius (Heike Grötzinger) & Stolzius (Michael Nagy)

Des cages qui rappellent aussi des vitrines à la mode d’Amsterdam, et qui étrangement, rappellent certaines icônes contenant des scènes de l’évangile.
La référence, elle est à la fois civile et religieuse, c’est le Tryptichon d’Otto Dix, Der Krieg, à Dresde : la guerre et les soldats bien sûr, mais la ruine de la guerre, mais la violence de la guerre, en une disposition exactement semblable (sauf que dans le décor, il y a plus de scènes). Et cette croix polyptique avance et recule dans le décor selon les besoins, pendant que le récit de Marie se déroule sur le plateau à ses pieds. Ainsi Kriegenburg résout-il la question des espaces parallèles, et donne-t-il un sens profondément antireligieux à ce mouvement : il traite l’ensemble comme une messe noire. Sade encore.

Déchéance de Marie © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Déchéance de Marie © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Comme chez Sade où le vocabulaire religieux, directement ou métaphoriquement, sert à décrire les pires turpitudes, la mise en scène de Andreas Kriegenburg se sert du religieux directement (la figure du pasteur) ou indirectement : allusion à la Pietà par exemple, ou présence répétée de la croix, par la disposition du décor ou par le geste, ou dans le final qui nous fait rentrer dans l’Enfer dantesque, la manière violente et répétée,  chorégraphiée, de s’agenouiller, comme dans une messe noire qui se termine en orgie démoniaque.

Zimmermann fait de Die Soldaten un tableau apocalyptique d’une ville de garnison, ou la soldatesque en attente fait du plaisir le principe de vie, dans une population où personne n’est épargné : les filles se jettent dans les bras des soldats, les pères abusent de leur fille, les mères pleurent, un peu inutilement, figures emblématiques fortement inspirées de la figure maternelle qu’est la Madone et les soldats, aux costumes inspirés d’uniformes noirs de SS, aux figures blafardes, interchangeables, avec leurs yeux marqués de noir, leurs coiffures gominées, leur raie : une sorte de modèle unique très inspiré de la peinture expressionniste.

Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Dantesque : voilà l’adjectif qui vient immédiatement pour qualifier un spectacle qui non seulement ne laisse pas indifférent mais stupéfie : une chorégraphie de la chute et de la mort, un monde maléfique (Charlotte, sœur de Marie, se promène pendant la seconde moitié de l’ouvrage avec des aiguilles, comme si elle voulait en percer sa sœur, poupée désarticulée au service du soldat, comme on perce les poupées vaudou sensées porter douleur et malédiction. Au final, Charlotte s’en percera les yeux, signe œdipien de la tragédie.
Dans les cages insérées dans le polyptique ou la croix, des scènes familiales, des violences sexuelles, des danses quasi bachiques d’un zoo humain, une zoologie fantastique à la Borges, un bestiaire dantesque qui balaie tout sur son passage. L’histoire de Marie (un prénom évidemment qui ne doit rien au hasard) étant représentée sur le plateau, comme une histoire-emblème, un exemple développé de ce qui se passe dans les cages, jusqu’à la terrible chute finale, où méconnaissable, Marie n’est pas reconnue de son père, et où elle est jetée dans la fosse à ordures, au milieu des sacs poubelles, pendant la messe noire finale menée par les soldats et l’ensemble des personnages en transes, au son obsessionnel des tambours et de la bande enregistrée prévue par la partition.

Marie (Barbara Hannigan) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Marie (Barbara Hannigan) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Sur des choix très différents de Bieito à Zürich, mais tout autant violents et frappants, Andreas Kriegenburg propose un travail très élaboré, d’une redoutable précision, qui n’a rien à voir d’ailleurs avec l’ambiance de son Ring, mais plutôt avec son Wozzeck dans la même maison. Il est servi par une distribution exceptionnelle, engagée, dédiée même, et par une direction musicale complètement en phase avec son projet comme toujours avec Petrenko .
Car le public, dont quelques éléments sont partis à l’entracte, est resté interdit et silencieux après le final époustouflant. Il explose à l’apparition de Barbara Hannigan, et de Kirill Petrenko, triomphateur de la soirée.
Kirill Petrenko mène l’énorme phalange avec une précision qui permet de lire clairement les différentes strates d’une partition complexe et réputée difficilement lisible pour un profane. Chaque moment est parfaitement identifiable, les éléments se superposent sans jamais se mêler, sans jamais brouiller les pistes.
Il réussit à isoler les moments les plus lyriques avec la recherche d’une finesse qu’on n’attendait pas, grâce à un orchestre d’une extrême ductilité, d’une extrême disponibilité, d’une extrême technicité. Il réussit aussi à mettre en valeur les citations ou les inserts de la partition, comme le Choral de Bach, parfaitement lié au contexte et en même temps parfaitement et clairement identifiable, ou bien la musique du quatuor de jazz, groupe enfermé dans une des cages et habillé en Beatles première version, en enfants sages : on est au cœur des années 60, années des Beatles et des Soldaten…et donc ces références traversent et la scène et la musique. Même si l’on ne peut faire des Beatles un groupe de Jazz, on peut en faire une référence de l’explosion des années 60, et une musique plutôt considérée à rebours de ce que nous raconte Zimmermann (comme peuvent l’être le jazz, et Bach). Troisième insert, dans la scène du café (une sorte de taverne bavaroise) les musiciens mêlés aux figurants frappent en rythme sur les bocks dans une scène hallucinante par l’inquiétude qu’elle diffuse. Ce qui m’a frappé, c’est que cette musique d’une violence explosive ne couvre jamais les chanteurs (qui sont amplifiés en des rares moments), et que Petrenko recherche au contraire à construire une chaîne musicale référentielle, et insiste sur les moments d’apaisement (merveilleuse scène de la Comtesse de La Roche, ultime effort de récupération de Marie avec une Nicola Beller-Carbone remarquable, d’une élégance exemplaire, et au chant proche du bel canto). Kirill Petrenko montre en quelque sorte le classicisme de cette œuvre qu’on semble redécouvrir ces dernières années, et que d’aucuns craignent : il est tellement rassurant de se gaver de Traviata et de Werther. Des musiques peu dérangeantes et peu subversives, notamment lorsqu’elles sont anesthésiées par des mises en scènes sages et consensuelles. Die Soldaten est une musique qui fait peur. Certes, cette musique secoue, interpelle, mais elle n’a rien d’inaudible, elle est simplement à la mesure de la société effrayante qu’elle annonce et qu’elle dénonce, d’une société devenue une animalerie, d’une société de la violence au quotidien que Pasolini avait déjà annoncé dans Salo’ ou les Cent vingt journées de Sodome, film auquel la mise en scène de Kriegenburg me fait penser, une société post-fasciste détachée des moindres valeurs, et qui dérive.
Un monde sans repères, de plaisir individuel et de la satisfaction animale immédiate qui prend comme emblème le destin de Marie, responsable et victime, perverses et naïve.
Avec une mise en scène et une direction musicale exceptionnelles, n’importe quel spectacle pourrait se permettre une distribution moyenne, il n’en est rien ici : la distribution, faite de « Gäste » et de membres de la troupe excellente de Munich, est elle aussi à la hauteur de l’enjeu.
À Zürich, l’action concentrée au proscenium demandait d’abord du jeu, de la proximité, de l’intimité dans toute sa violence quelquefois. À Munich, dans ce dispositif  « traditionnel » d’opéra, avec un chef bien décidé à tout montrer de cette musique, les extrêmes de la violence et de la douceur, l’horreur insupportable et la suavité, et un metteur en scène qui prend en compte à la fois les exigences de la musique et qui veut faire de cette histoire une sorte de Mystère sur le parvis de la vraie croix, la distribution se donne complètement à la musique dont elle fait découvrir des pans que souvent on ignore : prenons Daniel Brenna, Desportes exceptionnel par la variété de son chant, à la technique quelquefois wagnérienne, quelquefois belcantiste quand la voix s’amenuise jusqu’à un fil de notes, sans rupture, sans scories, avec une étonnante homogénéité. Il chante Siegfried sur d’autres scènes, mais on a l’impression qu’on pourrait lui faire chanter aussi et aussi bien du Donizetti. Plus qu’il y a trois ans à Salzbourg, il maîtrise les facettes du rôle en utilisant cette extrême ductilité au service d’une figure violente et cynique.

Stolzius (Michael Nagy) visé par Desportes (Daniel Brenna) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Stolzius (Michael Nagy) visé par Desportes (Daniel Brenna) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Michael Nagy, dont on connaît les qualités de lyrisme et le chant profondément humain, compose un Stolzius qui n’est pas la victime que Michael Kraus à Zürich proposait de manière remarquable. Il est d’abord juvénile, il est ensuite révolté, et la voix déchirante et en même temps résignée dit quelque chose du personnage douloureux et de son destin. Interprétation très humaniste et en même temps désespérée, avec une technique exemplaire. Grand moment de chant de la part d’un artiste dont la personnalité nous a depuis longtemps convaincu.
Dans les nombreux rôles masculins, tenus pour la plupart par des membres de la troupe, retenons le Wesener de Christoph Stephinger, au physique d’un Baron Ochs vaguement pervers, à la relation ambiguë (enfin pas tant que ça…) avec sa fille, le jeune La Roche de d’Alexander Kaimbacher, le Mary infecte de Wolfgang Newerla, au chant brutal et sans âme, l’Eisenhardt de Christian Rieger ou l’excellent serviteur de Johannes Terne.
Du côté des femmes, l’œuvre nous offre la génération des mères, souffrantes, la mère de Stolzius, très bonne Heike Grötzinger, la vieille mère de Wesener, la grande Hanna Schwarz, dont les restes vocaux sont un peu plus convaincants ici qu’à Zürich, ou la mère du jeune comte, la comtesse de la Roche, magnifique Nicola Beller Carbone, qui fait passer un réel moment d’émotion au début du troisième acte, mélange de légère ironie, de réelle humanité dans un style presque belcantiste.

Marie (Barbara Hannigan), Charlotte (Okka von der Dammarau), La Comtesse de La Roche (Nicola Beller Carbone © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Marie (Barbara Hannigan), Charlotte (Okka von der Dammarau), La Comtesse de La Roche (Nicola Beller Carbone © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

L’œuvre s’ouvre sur le dialogue entre Charlotte et Marie, entre deux voix vraiment opposées, la Charlotte au mezzo profond, sonore (presque vibrant) d’Okka von der Dammerau, membre de la troupe, qui à mon avis propose là sa meilleure incarnation, opposée physiquement et vocalement à sa sœur, Barbara Hannigan qu’on ne présente plus depuis la performance de Written on Skin. Barbara Hannigan est douée d’une voix très élastique, aux modulations infinies qui en font une favorite des compositeurs contemporains. Pour le grand vaisseau de Munich, il lui manque du volume, mais est-ce si important, tant la différence avec sa sœur est à la fois si criante et si juste? Cette voix aiguë et frêle est celle de cette poupée qui le jouet de tous, de ce pantin qu’on se renvoie ou qu’on renvoie (hallucinante scène où elle essaie d’aller chez l’un ou chez l’autre et où elle est tour à tour rejetée, en tombant de la table comme un pantin désarticulé. Son corps dans cette mise en scène est presque une métaphore de sa voix : un corps élastique, prêté à tous les mouvements, corps objet et corps sujet, chose et corps, animal et corps, comme cette voix aux incroyables possibilités miroitantes : notes filées, tenue de ligne incroyable, cris, chutes brutales. Tout est possible à cette voix et à ce corps, adaptables à tout. Un triomphe mérité pour une prestation inoubliable, tout comme celle de Suzanne Elmark à Zürich. Elmark était Barbie, Hannigan est un pantin, une marionnette dont on fait tout.
Comme on l’aura compris, pour la seconde fois de la saison, une représentation vraiment historique de l’opéra de Zimmermann, qui laisse dans le même état, littéralement lessivé, avec l’envie, je dirais une envie cathartique, de la revoir : heureusement, c’est repris à Munich l’automne prochain. Et ces deux productions laissent loin derrière la tentative historicisante et au total fade d’Alvis Hermanis, à Salzbourg, que j’avais pourtant aimée : Hermanis et Metzmacher, par l’énormité du dispositif, par la mise en scène spectaculaire de l’orchestre, étendu en largeur comme une barre dans l’immense Felsenreitschule, avaient d’une certaine manière, éloigné le spectateur de l’action, plus stupéfié qu’ému ou impliqué, même si la direction de Metzmacher et le Philharmonique de Vienne étaient remarquables (sans la bande enregistrée finale cependant…). Que ce soit à Munich ou à Zürich et par des moyens différents, le spectateur se retrouve impliqué au plus profond de son intimité, de ses craintes, de ses fantasmes. Je n’ai qu’un conseil pour tout lecteur : allez-y, osez, et vous ressentirez sans doute ce que rarement vous avez ressenti à l’Opéra, la terreur sacrée chère aux grecs, la peur abasourdie, le Thambos (Θάμβος). [wpsr_facebook]

Image finale © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Image finale © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: SIR SIMON RATTLE dirige LIGETI et BERLIOZ (avec le Philharmonique de Berlin ) au Festival de Pâques de Salzbourg (4 avril 2010)

Il y a un grand vainqueur, un immense vainqueur au concert ce soir, c’est l’orchestre. Tant dans la première partie (Ligeti, “Atmosphères” et extraits du “Grand Macabre”) que la seconde (Berlioz, Symphonie fantastique op.14), on ne peut que constater l’incroyable maîtrise de cette exceptionnelle phalange. Il peut paraître idiot de dire que le Philharmonique de Berlin est l’un des tout premiers orchestres du monde. On a tellement dit qu’après Karajan l’orchestre ne sonnait plus aussi bien (sous Abbado, années 92 ou 93) et que maintenant avec Rattle il était carrément en recul (n°4 au classement du Top Ten d’on ne sait qui, après Amsterdam, Chicago, Vienne) que lorsque pendant quatre jours on l’entend dans tant de répertoires différents, et qu’à chaque fois on reste pantois, on se dit qu’il est bien vain de classifier l’inclassable, chaque orchestre ayant sa personnalité, ses moments d’excellence et ses moments de faiblesses. Il est certain que le Concertgebouw d’Amsterdam est impressionnant (avec Jansons cependant). Il est tout aussi évident que ce soir, c’est la performance de l’orchestre qui emporte et l’adhésion, et les suffrages.

Après l’élévation spirituelle très chrétienne des deux dernières soirées (Verdi et Bach), ce soir on s’égare dans le soufre de Ghelderode (avec Le Grand Macabre) ou le sabbat de Berlioz. On n’est plus dans le christianisme triomphant, mais on navigue dans des contrées plus maléfiques, ou plus païennes. Tout commence avec “Atmosphères” de Ligeti, pour 89 instruments sans percussions, 9 minutes de musique, créée (par le grand Hans Rosbaud) à Donaueschingen en 1961. Acte de naissance de la musique dite “statique”, la pièce se développe en une succession, sur une même hauteur, de différents instruments. On se trouve devant une “nappe de sons” (l’expression est de Marc Texier) où la polyphonie devient simplicité, légèreté, sans jamais être monotone. Les instruments, tous les instruments semblent jouer une note, une seule note à différents niveaux, jusqu’à l’inaudible ou l’insupportable (les flûtes suraiguës nous obligent presque à boucher nos oreilles) une musique statique en perpétuel mouvement. L’orchestre, quels que soient les pupitres est éblouissant, on est écrasé par le son des altos, ou des contrebasses, on est au bord de l’impossible en écoutant les flûtes. Une démonstration de haute technicité, et un intense moment musical. Puis arrivent les extraits du Grand Macabre, l’opéra créé en 1978 à Stockholm, vu à l’Opéra de Paris dans une mise en scène de Daniel Mesguich en 1981et au Châtelet en 1998 dans une mise en scène de Peter Sellars. Le Grand Macabre est une farce s’appuyant sur des formes traditionnelles de l’opéra et des extraits musicaux retravaillés et qui ne cessent de s’autodétruire dans un mouvement ironique et grinçant. Ligeti en disait lui-même: « Vous prenez un morceau de foie gras, vous le laissez tomber sur le tapis et vous le piétinez jusqu’à ce qu’il disparaisse, voilà comment j’utilise l’histoire de la musique, et surtout, celle de l’opéra ».
Les extraits proposés (Mysteries of the Macabre) sont chantés par l’incroyable soprano Barbara Hannigan. Tous les poncifs du récital sont détruits: elle entre en rasant les murs, par le côté, vêtue d’un ciré noir, qu’elle enlève bientôt pour apparaître en minijupe noire et cuissardes. Le texte, dont voici quelques extraits “Psst”, “Ko”, “Koko”, “kokokoko”, “oh” “zero zero” est essentiellement dit par la chanteuses, mais peut-être repris par les musiciens, ou interrompu, puis repris par le chef, et peu à peu tout devient un déchaînement de sons à peine articulés, de mouvements contre ou vers les musiciens, le chef est bousculé et elle en prend la place, lui-même se met à hurler contre le violoncelliste Georg Faust qui se protège. on assiste à une destruction virtuose de tous les canons du genre, dans un total délire, mais évidemment hypercontrôlé musicalement par un orchestre réduit aux dimensions de formation de chambre, entourant la chanteuse complètement déglinguée, qui se décontruit au fur et à mesure qu’elle chante. Une performance exceptionnelle qui déchaîne un immense enthousiasme de la salle surprise et captivée.
La “Symphonie fantastique” est en revanche l’occasion de vérifier que même avec l’orchestre le plus doué, si le chef ne réussit à donner ni direction ni souffle, on reste sur sa faim. La vision de Sir Simon Rattle est assez traditionnelle en somme, fondée sur de forts contrastes de volume (beaucoup de bruit), mais aussi sur une contruction très soignée, très maîtrisée qui aboutit à une mise en scène spectaculaire, un agencement théâtral du son, mais sans aller plus loin dans l’analyse. En pâtissent lourdement les deux derniers mouvements, qui n’ont plus cette couleur effrayante ou inquiétante qu’ils devraient avoir. Le dernier mouvement est une sorte d’orgie où les sons se délitent, provoquent le malaise, et anticipent même un peu Mahler ou même Stravinski par leur ironie mordante. Rien de tout cela ici: on est devant une lecture assez lisse, peu dérangeante, mais évidemment superbement exécutée, ce qui finit par agacer. Quand on a sous la baguette une telle phalange, on aimerait la voir interpréter et non exécuter. On n’arrêterait pas d’ailleurs d’en souligner les perfections techniques, les cordes, notamment les altos et les violoncelles, les harpes d’une légèreté confondante, et surtout les cuivres et les bois, impeccables. Des clarinettes à couper le souffle, un cor anglais (Dominik Wollenweber, encore lui) à laisser pantois, sans parler des Emmanuel Pahud (à la flûte) et des Albrecht Mayer (hautbois), toujours eux. Bref la démonstration de la maîtrise technique est totale, parfaite, à hurler de rage quand on rapporte toute cette énergie à l’absence totale d’émotion, ou même de propos sur l’oeuvre. Selon l’expression rageuse d’un ami allemand présent ce fut un “Perfekt Lärm” -Bruit parfait-.

Evidemment, on pense à ce qu’en a fait Abbado en 2008 à Lucerne, une danse de mort, d’un raffinement inouï, dérangeante, bouleversante où Dionysos s’introduit dans la nuit romantique où évoluent les forces les plus sombres de la nature: toutes nos habitudes et notre savoir sur l’oeuvre en ont été bouleversées. Une exécution de légende.
Sir Simon Rattle en revanche, loin d’en donner une lecture, construit avec une rigueur et une attention confondantes une vision de surface qui ne dit rien d’autre que la construction elle-même, qui force à s’extasier sur une maîtrise technique d’un relief spectaculaire sans déboucher sur rien d’autre, sans intention autre que la construction. D’où l’admiration pour le travail, mais sans aucune émotion, d’où un grand succès, mais pas de triomphe, d’où la constatation une fois de plus vérifiée que Sir Simon Rattle n’est pas le chef idoine pour un certain XIXème siècle (son Beethoven et son Brahms sont très discutables). Son Berlioz est ici sans grande profondeur, du spectaculaire plaqué sur du vide conceptuel. Seuls souvent ses Wagner ou même ses Mahler peuvent quelquefois séduire. Il est beaucoup plus convaincant sur le XVIIIème et sur le premier XXème siècle. C’est un peu ennuyeux quand on dirige à Berlin l’orchestre qui fut de Furtwängler et Karajan, et qui marque son territoire identitaire autour de Beethoven et Brahms et du XIXème en général.

Ce fut ce soir l’explosion Ligeti et la déception Berlioz