FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2015: IOLANTA de Piotr Ilitch TCHAÏKOVSKI/PERSÉPHONE de Igor STRAVINSKI le 14 JUILLET 2015 (Dir.mus: Teodor CURRENTZIS; Ms en scène: Peter SELLARS)

Iolanta ©Pascal Victor
Iolanta ©Pascal Victor

L’an prochain, Aix présente pour deux soirées (dans la fosse Esa Pekka Salonen) un spectacle Stravinski – Œdipe -Sophocle mis en scène par Peter Sellars liant Œdipus Rex à Œdipe à Colone, Peter Sellars a eu l’idée de faire suivre d’Oedipus Rex d’un Oedipe à Colone dont la musique serait la Symphonie des Psaumes. Ce sera la prolongation du « projet Sellars » de cette année où, dans la même veine, Aix a programmé une soirée Peter Sellars proposée en 2012 par Gérard Mortier à Madrid, liant dans la dialectique de l’ombre et de la lumière, Iolanta de Tchaïkovski, l’histoire de la jeune princesse aveugle qui retrouve la vue par amour, et Perséphone, le mélodrame de Stravinski, sur des vers d’André Gide, racontant l’histoire de Korè, la fille de Demeter, la naissance du cycle de la nature automne/hiver, printemps/été accompagnant le voyage annuel de Korè (Perséphone) de l’ombre (les enfers et l’hiver) à la lumière (le jour, le soleil, l’été), c’est à dire une sorte de célébration moderne des Mystères d’Eleusis.
Ce spectacle est intellectuellement une très belle idée, stimulante et logique. Il sera reproposé la saison prochaine à l’Opéra de Lyon.
Peter Sellars n’a pas attendu Gérard Mortier pour être une célébrité de la scène internationale, et notamment européenne depuis ses Mozart/Da Ponte à Bobigny en 1989, mais c’est quand même grâce à Gérard Mortier qui lui a proposé Saint François d’Assise au festival de Salzbourg en 1992, (repris en 1998) donné à l’Opéra Bastille en décembre de la même année (et repris en 2004) qu’il est devenu une référence obligée de la modernité. Qui en effet se souvient encore de la production (de Sandro Sequi) qui a accompagné la création mondiale parisienne de 1984 ? Pour le monde entier, Saint François d’Assise est lié à la production de Sellars, un peu comme le Songe d’une nuit d’été à celle de Carsen. Gérard Mortier, homme des fidélités artistiques, a fait appel à Sellars ensuite pour de nombreux spectacles dont le désormais très fameux Tristan und Isolde avec les vidéos de Bill Viola qu’on vient de revoir à Paris.

Iolanta (Ekaterina Scherbachenko) et Vaudémont (Artur Rutkowski)  ©Pascal Victor
Iolanta (Ekaterina Scherbachenko) et Vaudémont (Artur Rutkowski) ©Pascal Victor

Bonne idée pour un festival d’afficher Sellars, c’est un nom qui attire et qui garantit un beau spectacle, d’autant que cette production a déjà été rôdée à Madrid avec un DVD à la clef, le même chef, la même distribution de Perséphone et la même Iolanta (Ekaterina Scherbachenko) mais Pavel Černov à Madrid et pas à Aix, hélas.
La soirée se déroule dans le même décor et le même environnement, un chœur vêtu de noir qui dans Iolanta chante, en suivant l’idée excellente du chef Theodor Currentzis un chœur a capella de musique liturgique composée par Tchaïkovski L’hymne des Chérubins, et qui accompagne le mélodrame à l’antique (pas d’antiquité sans chœur), des costumes en écho entre les deux œuvres, puisque Iolanta et Perséphone portent la même robe bleue, couleur de la Vierge Marie dans les représentations médiévales. Il y a donc une volonté de Peter Sellars de replacer le spectacle dans un contexte liturgique ou religieux, d’en faire une cérémonie abstraite et spirituelle. C’est d’ailleurs la tendance de ses derniers spectacles, comme l’adaptation scénique des Passions de Bach.

UN scène de Iolanta, l'ange entrouré de ses musiciens  ©Pascal Victor
UN scène de Iolanta, l’ange entrouré de ses musiciens ©Pascal Victor

Peter Sellars a donc commencé sa carrière en proposant pour Mozart le réalisme très concret d’une ambiance à l’américaine et devient désormais plus en plus abstrait. Ainsi donc, sa Iolanta se déroule-t-elle sous des chambranles couronnés de sculptures abstraites (vagues têtes d’oiseau), délimitant des espaces différents pour Iolanta et pour les autres personnages, Iolanta, tel un ange, est accompagnée de musiciens en arrière plan, les autres personnages sont disposés latéralement. Des gestes essentiels, une lenteur calculée, avec peu d ‘action et un réglage minimal des mouvements, c’est assez beau.
Est-ce pour autant parlant ou touchant ? Cet opéra, peu connu en France, mais souvent représenté en Russie et en Allemagne, est l’un des plus émouvants de Tchaïkovski : c’est son dernier, et il doit normalement être représenté avec Casse- Noisette, ce sera le cas à Bastille l’an prochain. La mise en scène, évidemment travaillée, se remet à l’initiative des chanteurs pour donner par leur chant l’émotion : ils font ce qu’ils peuvent, en se limitant à un hiératisme qui rappelle vaguement Robert Wilson, sans introduire de vraie nouveauté dans l’approche. Seule originalité, les projecteurs que braquent les chanteurs eux-mêmes notamment sur Iolanta, provoquant ainsi en fond de scène des ombres gigantesques : ombres, lumières, noir menaçant et jour prometteur. La symbolique est aisée, fait un certain effet, mais va-t-elle plus loin que l’effet ?

Perséphone  ©Pascal Victor
Perséphone ©Pascal Victor

C’est encore bien plus criant dans Perséphone, d’abord parce que l’œuvre est indiscutablement plus faible : les bisbilles entre Gide et Stravinski se lisent à travers un texte et une musique qui ne vont pas spécialement ensemble, une musique qui n’est pas l’une des plus marquantes de Stravinski et des vers de Gide qu’on n’apprendra pas par cœur à l’école communale.
Pour mieux clarifier l’histoire, Sellars introduit à côté de Dominique Blanc, valeureuse Perséphone, une danseuse cambodgienne et un ensemble de danseurs, doubles traduisant en gestes très étudiés les discours de la jeune fille et scandant l’histoire. Il en résulte une impression de remplissage comme si Sellars ne savait pas trop quoi faire de l’œuvre. Bien sûr, la danse cambodgienne, par son étrangeté et son rituel, peut se rapprocher d’une ancienne Grèce dont on n’a pas de trace des danses, mais dont on sait qu’elles existaient et qu’elles étaient liées à des cycles naturels et aux forces de la terre, ces forces chtoniennes que Korè va visiter pendant la moitié de l’année (en automne hiver) alors qu’elle revient sur terre au printemps et pendant l’été : elle est celle qui porte la lumière et les fruits de la nature.

Perséphone  ©Pascal Victor
Perséphone ©Pascal Victor

Il reste que l’alternance danse/paroles/musique est certes gérée de manière très fluide, mais n’ajoute pas grand chose de passionnant à l’histoire. La volonté de placer Perséphone en seconde partie, après une première partie (Iolanta) triomphale, pour son côté encore plus religieux et ritualisé, tombe à plat : beaucoup de spectateurs se disaient que finir sur Iolanta aurait été plus spectaculaire, et aurait permis d’oublier l’ennui généré par cette œuvre.
Au total, j’ai la singulière impression qu’en matière de création théâtrale, Sellars ne s’est pas trop fatigué, mais qu’il a essayé de rendre cohérents les deux univers en un spectacle unique esthétiquement assez beau grâce aux projections des fonds de scène, grâce à une gestuelle bien dominée, grâce à la diversité mais aussi la cohérence des propositions, mais je ne suis ni convaincu de la portée intellectuelle du propos, ni de l’originalité scénique. Le nom Sellars fait un peu illusion dans ce travail respectable mais sans vrai génie.
Musicalement, les choses sont tout aussi contrastées. Iolanta a remporté un immense succès d’abord grâce la beauté de cette musique : le dernier opéra que Tchaïkovski ait composé est sans doute l’un des plus urgents et des plus émouvants sous ses allures de conte de fées. Évidemment, il fallait qu’un jour Iolanta fût présenté à Aix en Provence car l’opéra raconte l’histoire de la fille aveugle cachée du Roi René, à qui depuis la naissance on a dissimulé la cécité, et qui va la découvrir au contact de celui qui est immédiatement tombé amoureux d’elle, le comte Vaudémont.
Un médecin arabe amené par le Roi René, après avoir observé Iolanta, souligne que celle-ci ne retrouvera la vue qu’à condition de le vouloir à toutes forces. Celle-ci le voudra effectivement à toutes forces pour sauver celui qui lui a déclaré sa flamme, condamné à mourir si elle ne retrouvait pas la vue, du moins selon le subterfuge qu’il a lui même arrangé avec le roi René pour inciter la jeune fille à agir. Elle devra à la force de sa volonté et de son désir, et surtout à la force de l’amour de retrouver la vue.
On aurait aimé un ensemble vocal de meilleure facture : la distribution est honorable certes, mais pas pour un Festival international comme Aix en Provence. On a plaisir à retrouver Diane Montague dans Martha, un rôle certes secondaire, où la mezzo soprano fait encore montre de réelles qualités techniques et de style, accompagné de deux servantes prometteuses Maria Bochmanova et Karina Demurova. De leur côté, aussi bien Vasily Efimov (Alméric) que Pavel Kudinov (Bertrand) font bonne figure. Willard White en Ibn Hakia a toujours fière allure et une vraie tenue scénique, mais la voix est bien fatiguée dans une langue russe visiblement peu familière. Le Robert de Maxim Aniskin très engagé, ne marque pas vocalement dans un rôle il est vrai épisodique et sans grand intérêt. Le Vaudémont de Arnold Rutkowski, est un très beau ténor, très vaillant, et très juste, mais n’a pas pour mon goût le relief scénique qui conviendrait : la prestation est cependant convaincante. Quant à Dmitry Ulianov, avec sa voix de basse chantante, il réussit à émouvoir et à montrer un chant bien plus incarné, grâce à une bonne technique un beau timbre et une vraie présence.
Reste Ekaterina Scherbachenko, très émouvante par un chant particulièrement incarné, mais elle a eu un accident vocal à la fin de la représentation qui a coincé dans la gorge quelques aigus les plus marquants du rôle. La voix est très lyrique, mais le rôle est piégeux, comme les grands rôles de soprano chez Tchaïkovski, qu’on croit communément plutôt lyriques et qui nécessitent plutôt des lirico-spinto, c’est à dire des voix à l’assise large, puissantes, avec des aigus sûrs. J’avais entendu dans ce rôle Anna Netrebko qui était idéale tant par la puissance que par la largeur vocale (c’est aussi une Tatiana exceptionnelle, comme elle vient de le prouver à Munich). Iolanta n’est pas la frêle jeune fille aveugle, c’est au contraire une voix large et solide. Cet accident final mis à part, Ekaterina Scherbachenko est une belle Iolanta, mais pour moi juste en dessous du format voulu.

Dans Perséphone, il y a peu de choix vocaux, puisque le seul personnage qui chante est Eumolpe, voix de ténor, chanté ici par Paul Groves, très habitué au répertoire français, un Faust (Berlioz) qui a fait date, un de ces artistes anglo-saxons au style impeccable et à l’émission parfaite. Dans ce rôle un peu ingrat, il apparaît un peu fibreux et sans souplesse : en retrait par rapport à Perséphone (rôle parlé), il ne réussit pas à être convaincant.

Perséphone (Dominique Blanc)  ©Pascal Victor
Perséphone (Dominique Blanc) ©Pascal Victor

Dominique Blanc en Perséphone n’est peut-être plus le personnage de jeune fille à la fois fragile et décidée qui reconquiert son autonomie qu’on aimerait dans ce rôle, sa diction est parfaite, l’articulation de la langue exemplaire mais la sonorisation bien trop forte, envahit la scène et déséquilibre fortement l’ensemble, même dans les moments plus retenus. Cette magnifique artiste ne réussit pas à me convaincre non plus. Il est vrai qu’un texte plus évocateur et stimulant que celui de Gide eût peut-être permis d’emporter les suffrages. La forme du mélodrame est une forme éminemment difficile où le texte parlé joue toujours à cache-cache avec la musique où il doit la rencontrer, et où doit se tisser un rythme qui ici n’existe pas, tant chacun, le musicien comme l’écrivain, a été par son chemin.
Deux grandes réussites d’ensemble

  • pour l’orchestre de l’opéra de Lyon dirigé ce soir par Theodor Currentzis, un des chefs de la jeune génération très réclamés par les théâtres qui a choisi de diriger un lointain théâtre aux confins de l’Oural, l’Opéra de Perm, fondé en 1870 ce qui lui donne une certaine familiarité (et légitimité) dans Tchaïkovski – dont ce théâtre s’est historiquement fait une spécialité. Énergie, grande clarté, mais aussi vrai raffinement, sans excès de pathos mais avec beaucoup de feu et un stupéfiant sens des couleurs orchestrales, voilà ce que nous offre Iolanta à l’orchestre. J’ai été moins convaincu par Stravinski, mais c’est peut-être dû aux problèmes divers rencontrés par l’œuvre : ce Stravinski néo-classique, un peu fade ne me passionne pas. Il remporte néanmoins un très grand succès,.
  • pour le chœur de l’opéra de Lyon dont l’interprétation de la liturgie L’hymne des Chérubins restera dans les annales. L’action s’arrête et ce chœur s’enchaîne à l’opéra avec une fluidité étonnante, au point qu’on penserait ce moment suspendu et d’une grande force intégré naturellement à l’œuvre, tant il arrive à propos. Un moment grandiose, magnifique. La performance dans Perséphone où le chœur est plus présent est remarquable également.

Au total, orchestre et chœur mis à part, rien de totalement convaincant dans ce spectacle très chic, qui a affiché des prétentions un peu excessives au vu de la distribution et des choix scéniques au total pas si riches, sinon riches d’effets un peu poudre aux yeux.[wpsr_facebook]

Perséphone  ©Pascal Victor
Perséphone ©Pascal Victor

LA MONNAIE BRUXELLES 2014-2015: DON GIOVANNI de W.A.MOZART le 9 DÉCEMBRE 2014 (Dir.mus: Ludovic MORLOT; Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

C'est du cinéma...Le meurtre du Commandeur ©Bernd Uhlig

C’est du cinéma…Le meurtre du Commandeur ©Bernd Uhlig

Chaque mise en scène de Krzysztof Warlikowski stimule le petit monde du lyrique. Il y a un snobisme « Warli » qui fait sourire. S’attaquant à l’opéra des opéras, à n’en pas douter le ban et l’arrière ban feraient le voyage de Bruxelles (le dimanche, Thalys permettant) pour s’esbaudir délicieusement de la dernière trouvaille du maître, un maître qui fait partie d’une génération notable de metteurs en scène formés à l’école de Krystian Lupa tout comme Grzegorsz Jarzyna. Et la génération suivante arrive, elle s’appelle Jan Klata ou Barbara Wysocka dont on va voir la Lucia di Lammermoor à Munich le mois prochain. Autant dire une école qui déferle actuellement sur l’Europe, et qui donne une vision décoiffante, passionnante et neuve de la scène polonaise d’aujourd’hui et plus généralement de la scène européenne.

Don Giovanni n’est pas un opéra facile. Warlikowski dit juste quand il affirme que l’œuvre de Mozart est plus puissante que celle de Molière, même si cette dernière reste référentielle pour bien des aspects et notamment la question de l’aristocratie et du libertinage, mais sur la question de la femme, Mozart est autrement plus riche …
De toute manière, un metteur en scène se doit de s’y frotter, et quelquefois même de s’y écrabouiller. À vrai dire, peu s’en sont sortis. Sellars il y a longtemps à Bobigny, puis ailleurs, ou même Bondy jadis à Vienne (Theater an der Wien) avaient laissé de belles traces, Guth à Salzbourg a ouvert des pistes, et Tcherniakov à Aix a exploré un chemin nouveau. Haneke à Paris (merci Mortier) est sans doute celui qui jusqu’ici s’en est le mieux sorti, grâce à une transposition et une actualisation heureuses qui éclairent magnifiquement les attendus du livret sans en bouleverser les données traditionnelles.
Mais pour trois ou quatre productions réussies, combien d’échecs surprenants: Strehler à la Scala, juste joli et élégant, Chéreau à Salzbourg, belles images, mais problématique peu claire, Carsen à la Scala, sans aucun, mais aucun intérêt, tout comme Zeffirelli jadis à Vienne ou même Ronconi à Bologne…

Don Giovanni est un questionnaire à choix multiples : un opéra idéologique sur la liberté, un opéra sur (ou contre) le libertinage, un opéra sur l’aristocratie finissante, sur le désir et ses mécanismes chez les femmes comme chez les hommes, un opéra sur (ou contre) la femme, sur la course à la mort (Claus Guth), sur la désespérance, sur l’au-delà etc… etc…

Warlikowski est très conscient de cette complexité, si conscient qu’il essaie de répondre à tout. Sa volonté, c’est d’embrasser cette histoire dans sa totalité. Et c’est en même temps une volonté tragique, car c’est le type même d’histoire dont on ne touche jamais le fond, car elle est mythe.

Ainsi, l’accueil de cette production a-t-il été très contrasté (public furieux dès l’entracte, wallons, flamands dans l’ire une fois réunis), la critique plutôt dubitative, et l’on sort un peu sonné d’un travail sans conteste d’une intelligence explosive, qui secoue tout ce qu’on croyait jusqu’ici savoir sur Don Giovanni et qui nous fait perdre quelque peu nos repères
On ne s’attaque pas impunément aux monuments, à Mozââââârt, à Don Giovââânni, parce que tout le monde connaît, en a ses représentations et donc sa réponse et parce que ce type d’œuvre est conservé sous verre. Haneke à Paris a eu le génie de conserver la structure du livret et les rapports des personnages entre eux : il les a simplement transposés, mais avec des relations hiérarchiques modernisées, et des relations affectives d’aujourd’hui. Le public s’y retrouvait parfaitement.

Les femmes ©Bernd Uhlig
Les femmes ©Bernd Uhlig

Warlikowski met en scène la complexité et donc les contradictions, l’histoire et le mythe, le réel et le fantasmé, la ligne droite et le méandre. Et là, le public ne s’y retrouve plus du tout, tant le livret se diffracte, tant le donjuanisme explose en autant de fragments, en autant de personnages, en autant de lieux, en autant de situations diverses où la violence n’est jamais du côté d’un Don Giovanni plutôt absent, distant, en permanence ailleurs, mais plutôt du côté des autres et de tous les autres, à commencer par le magnifique commandeur Sir Willard White dont la couleur de peau est un des fils que suit Warlikowski. Commandeur noir, danseuse noire stéatopyge à la fin, telle la Vénus hottentote qui stimula tant de fantasmes, mais aussi le Ku Klux Klan comme variation sur la violence de nos regards et nos rejets.  C’est un élément inattendu, mais qui fait partie du jardin des désirs plutôt que des délices, dans une composition globale assez proche de l’univers de Jérôme Bosch .
Musicalement la représentation a aussi été critiquée. Pourtant, du côté de l’orchestre, j’ai trouvé que Ludovic Morlot a plutôt bien dominé ce travail, très énergique, très carré. Pas spécialement lourd ou pesant comme je l’ai lu çà et là, mais dramatique et compact. Une direction plutôt symphonique, qui a du corps, de l’épaisseur, et qui n’a effectivement rien de giocoso, mais la mise en scène non plus. Elle tient bien un orchestre qui ne m’a pas frappé par la qualité des pupitres pris singulièrement, mais qui globalement a répondu à la commande. On vient d’apprendre le départ de Morlot, consécutif à un conflit artistique avec l’orchestre. C’est une aventure de plus à rajouter à celles des directeurs musicaux cet automne. Et comme tout départ, il est regrettable.
Du point de vue de la distribution, il est difficile de faire la part du jeu et du chant, tant l’un est imbriqué dans l’autre.
C’est aveuglant dans le cas de Barbara Hannigan, qui fut une Lulu de référence avec ce même Warlikowski, et dans ce même théâtre, qui est une Marie d’exception (Die Soldaten) et qui est une surprenante Donna Anna. Elle utilise ses suraigus au service de son jeu, un jeu volontairement hystérique et possédé par l’addiction au sexe, dès la première scène. Du point de vue stylistique – et je l’avais déjà remarqué dans le répertoire classique – Mozart ou Rossini- elle a tendance à user et abuser du portamento. Elle reste impressionnante de présence et d’engagement, mais on a entendu des Anna musicalement plus convaincantes. En revanche, il est difficile de penser que Warlikowski utilise gratuitement une chanteuse qui fut sa Lulu…lui qui aime l’autocitation.
Rinat Shaham en Elvire est tout autant dominée par l’addiction sexuelle, son entrée en scène est saisissante ; elle est néanmoins plus émouvante notamment dans mi tradi, un des rares airs applaudis à scène ouverte.

La ci darem la mano ©Bernd Uhlig
La ci darem la mano ©Bernd Uhlig

Quant à Julie Mathevet en Zerline, elle est intéressante en scène, notamment dans ses numéros de danseuse de boite sur un podium, ou habillée un peu comme l’actrice fétiche de Warlikowski, Renate Jett (dans Iphigénie en Tauride par exemple), comme une Marilyn vieillie, elle revêt plusieurs costumes et plusieurs styles, comme une figure interchangeable et permanente, et reste cependant bien pâle vocalement.

Jean-Sébastien Bou est un Don Juan impeccable scéniquement, qui traverse l’œuvre comme une sorte de zombie ou d’objet, le regard vide (sur les vidéos qui rappellent, qui citent même le film Shame de Steve Mc Queen) une sorte de corps qui se vide, un corps malade (il se traîne au 2ème acte avec un cathéter) un corps qu’on habille, qu’on dénude, un être sans tenue, qui n’est habillé que par ce que les autres projettent en lui. Il en résulte un chant jamais agressif, souvent indifférent, mais une voix très bien posée, au timbre assez velouté, qui manque d’un peu de puissance dans les parties plus héroïques, mais qui propose dans l’ensemble un vrai personnage, qui existe sans exister. Ce corps étendu au final sur une table, presque comme pour une sorte de sacrifice humain, qui fait presque penser à celui, rôti de Peter Greenaway dans Le cuisinier le voleur sa femme et son amant, et qui finit comme le Christ d’une pietà déglinguée, c’est tout l’univers concassé que nous propose Warlikowski.

Montée de Don Giovanni au sacrifice..©Bernd Uhlig
Montée de Don Giovanni au sacrifice..©Bernd Uhlig

Avec un Don Giovanni qui structurellement s’autodétruit sans être transparent, il fallait un Leporello qui fût son égal, voire son supérieur. Dès la deuxième scène, Leporello en smoking et Don Giovanni nu puis en ridicule costume de ville, fagoté avec des mocassins rouges et habillé par les autres montrent un rapport maître-valet presque inversé, un Leporello vidé de toute sa valence comique, un Leporello qui sera un double dès la scène finale du 1er acte : un double barbu parfaitement construit, au contraire de la plupart des mises en scène où Leporello et Don Giovanni déguisés sont justement « reconnaissables »  même si pas reconnus par les autres.
Vocalement, la voix d’Andreas Wolf, n’est pas de celles qu’on note, malgré tout plus volumineuse et plus marquée, plus basse et un peu plus sonore que celle de Don Giovanni, mais sans vrai caractère. On oubliera le chanteur et on gardera l’acteur, bien que Warlikowski le rende volontairement bien pâle lui aussi dans un couple Leporello/Don Giovanni qui n’existe pas en tant que tel dans la mise en scène.
Si le Masetto de Jean-Luc Ballestra est honnête mais sans grande personnalité, l’Ottavio de Topi Lehtipuu est très franchement décevant. Le personnage est à la fois falot et par moments pris d’une hyper excitation, allant au rythme d’un plateau tantôt plongé dans une sorte de torpeur post alcoolique, tantôt saisi d’une excitation post coke,  volontairement effacé, un peu comme tous les hommes d’un plateau décidément dominé par les femmes. Il est très décevant vocalement, lui dont j’aimais il y a quelques lunes la voix posée et élégante est ici en grave difficulté, incapacité à tenir les longues notes, incapacité à vocaliser sans accident, incapacité à placer la voix sans qu’elle ne bouge dangereusement, c’est beaucoup pour un Ottavio dont on attend justement une ligne de chant impeccable. Cet Ottavio involontairement tremblant conviendra à la vision d’un monde très instable du metteur en scène, mais c’est un peu difficile quelquefois pour l’oreille.
Au total, ce n’est pas du côté du plateau que viendront les consolations à une mise en scène que mon voisin considérait comme abominable : un certain public ne peut s’y raccrocher.
Une abomination ? L’abomination serait plutôt les réactions incompréhensibles d’un public choqué jusque par le dessin animé à la mode des années 30, un peu leste (les aventures d’un zizi transformiste et serpentesque, seule concession de la soirée au giocoso) mais visiblement on ne joue pas avec le zizi : « on est pas au porno » a dit une dame derrière moi qui sans doute n’a pas été élevée au biberon des samedis du Canal+ des origines.
Bref une mise en scène qui passe sinon au dessus, du moins totalement à côté des attentes et des idées préconçues d’une partie du public.
Et pourtant, si l’on observe la simple dramaturgie organisée par Da Ponte, et seulement la dramaturgie voulue ou induite par le livret, on se dit qu’il n’a pas fallu beaucoup d’effort à Warlikowski pour illustrer simplement ce que le livret souvent dit, explicitement ou implicitement.
Prenons par exemple la fin en deux parties, un final à la pragoise, où Don Giovanni meurt et où commencent les saluts, ce qui m’a fait gamberger (« pourquoi diable s’arrêter sur la mort ? » etc…) puis les autres personnages s’assoient et chantent le final de Vienne traditionnel, comme dans un bis. Ils sont assis, face au public, et ils discutent comme au salon, chacun de leur disgrâce. Mozart rejoint Molière dans cette terrible fin où les personnages tous meurtris, détruits, blessés, chantent comme s’ils étaient heureux, ils disent leur désarroi et la musique guillerette donne à ce désarroi (aucun ne sera plus comme avant) un ton éminemment sarcastique. Molière avant Mozart avait mis dans l’ultime réplique de Sganarelle cette mélodie grinçante du bonheur : « Voilà par sa mort un chacun satisfait : Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content.(…) ». La belle satisfaction que voilà, et qui montre que la mort de Don Juan n’arrange rien, et surtout pas ceux qu’il a outragés de mille manières.
Chez Mozart, les a-t-il vraiment outragés ? On est toujours surpris de l’énormité des ressentiments des uns ou des autres et du caractère discutable voire léger des offenses. Prenons le Commandeur : c’est bien lui qui provoque Don Giovanni en duel, c’est bien Don Giovanni qui essaie de l’éviter et se trouve presque contraint d’accepter le duel, c’est tellement ambigu que certains metteurs en scène (Guth) estimant que ce Don Giovanni n’est pas assez noir ni méchant lui font tuer le Commandeur en traître (dans le dos, ou avec une arme dissimulée et non l’épée etc…). Chez Warlikowski, dans la pantomime initiale dans les deux loges qui se font face, le commandeur assis dans une loge voit Don Juan et Anna en posture fort explicite et se précipite lui-même dans leur loge pour le provoquer, non parce qu’il viole sa fille, mais plus sans doute parce que sa fille se jette sur Don Giovanni : il faut éliminer l’intrus, pour enlever à sa fille son jouet. Mais un coup de revolver suffit pour régler son compte à ce père abusif…qui est une des obsessions explicites et continues de Donna Anna…Freud quand tu nous tiens…
La loge de théâtre est réutilisée lors de la rencontre au cimetière et dédouble le Commandeur, figure de cire hyperréaliste  statufiée dans la loge de droite, figure fantasmatique et vivante dans celle de gauche, jeu de doubles mort et vivant, peur et courage, qui font aller les regards vers la mort ou la vie, vers l’un ou l’autre, le même et différent à la fois, dans un mouvement où public et Don Giovanni ont des mouvements presque identiques.
Par ailleurs, chez Mozart, les femmes sont bien plus ambiguës que victimes clairement identifiables: Donna Anna reste un mystère, est-elle amoureuse de Don Giovanni, l’a-t-elle accueillie dans sa chambre (bien des metteurs en scène le laissent supposer), écarte-t-elle Ottavio parce qu’elle ne l’aime pas ? Le père mort invoqué à la fin est-il un prétexte ? Anna est plus une victime consentante sans doute en proie à l’horreur d’elle-même qu’une victime passive des entreprises de Don Giovanni. Elle cherche à lui nuire et le poursuivre plus par sentiment d’expiation personnelle que par vengeance ; elle le poursuit par amour, un amour à la Phèdre poursuivant Hippolyte pour qu’il la regarde enfin « Si tes yeux un moment pouvaient me regarder. » (Phèdre Acte II, 5).

Pas d’ambiguïté en revanche chez Elvire, elle aime Don Giovanni et le poursuit jusqu’au bout de ses assiduités, et de sa volonté de le sauver malgré lui, elle ravale son orgueil, son dépit, pour s’humilier lors de la scène du festin.
Enfin on sent bien que Zerline en fera beaucoup voir à son Masetto : dès le jour du mariage, elle se laisse séduire par l’épouseur du genre humain, et pas seulement par ses promesses, mais aussi par son corps.
Chez Mozart, les femmes font vivre Don Giovanni, à moins que ce ne soit l’inverse : elles sont une drogue tout de même bien consentante, et pas vraiment les victimes du grand seigneur méchant homme. Et même chez Da Ponte, Don Giovanni est plus l’objet des fantasmes des unes (Elvire, Zerline) et des désirs des autres (Anna) que l’inverse. Son énergie le fait apparaître protagoniste, mais en réalité même chez Da Ponte il est la projection des regards et des fantasmes des autres : Warlikowski ne fait qu’aller jusqu’au bout de cette logique, faisant du donjuanisme une situation partagée par la plupart des personnages, et notamment par les femmes, totalement habillées pour l’hiver dans ce travail (toutes des nymphos) que j’ai trouvé assez misogyne (y compris dans son traitement de la femme noire, marquée par des attributs féminins démesurés).
La grande différence entre la vision habituelle du livret et ce qu’on voit ici est que Don Giovanni ne domine plus rien chez Warlikowski, tandis que dans un univers assez médiocre qui est l’univers de Da Ponte, Don Giovanni reste un dominateur : Ottavio n’est pas vraiment un aigle, Masetto est un benêt, et Leporello un double comique et dérisoire ;  tous se font rouler dans la farine les uns par les autres et tous par Don Giovanni. Don Giovanni reste un esprit dominant ou du moins dominant sur du vide, et donc peut-être faussement dominant.
Warlikowski enlève à Don Giovanni son initiative, son statut, sa noblesse, il le rend comme une part des autres et ne s’appartenant plus : même la séduction de la servante d’Elvire commence par une vision d’Elvire au lit…avec sa servante…ce qui relativise toutes les passions…et ridiculise par ricochet Don Giovanni (le trompeur trompé).
En fait, Warlikowski est dans la logique de Da Ponte, et ne trahit rien du livret : les possibles dans Mozart/Da Ponte sont très larges. Et le personnage de Don Giovanni pose plus de questions qu’il ne donne de réponses.
Ainsi, Warlikowski considère tout ce monde assez interchangeable, dans un univers élaboré par Malgorzata Szczesniak à la fois hyper clean et un tantinet vulgaire, du salon high tech à la boite échangiste, un univers qui dans mon monde cinématographique hésite entre Kubrick et le Fellini du Satiricon ou de la Città delle donne.
Car Warlikowski construit un système référentiel centré sur l’univers du cinéma, et ce dès l’ouverture : les deux couples dans les loges ne sont pas au théâtre, ils sont au cinéma et regardent le film de la scène qu’ils sont en train de jouer. C’est une pantomime en musique (sur l’ouverture) pour le spectateur, un film muet qu’on regarde, où Don Giovanni m’a fait penser à Rudolf Valentino, grand séducteur devant l’éternel : rôles bien marqués, regards lourds, gestes larges, Leporello l’ami un peu indifférent, le Commandeur méchant, Donna Anna assoiffée de chair et Don Giovanni solitaire et glacé.  Et Warlikowski s’amuse : il recommande aux spectateurs qui ne peuvent voir ce qui se passe dans la loge de regarder le film au centre (un billet déposé sur les fauteuils d’orchestre nous y invite), comme si le film était là pour rendre service au spectateur, alors qu’il est part de l’histoire qu’il veut raconter, parce qu’il veut que le spectateur ait la même posture que ses acteurs, regardant un film muet qui raconte une histoire finalement autre que celle (la même et pas la même) qu’on aperçoit se jouer dans les loges. Il piège d’ailleurs doublement le public, en ouvrant ainsi sur une fausse adresse au spectateur et clôturant sur une pirouette qui joue sur les deux finals de l’œuvre l’un (Prague) sur la mort du héros, l’autre (Vienne) sur les commentaires de toutes les victimes plus ou moins consentantes, et donc sur la misère, la faiblesse et la médiocrité humaines.
Mais le cinéma est une référence permanente, une référence que je sens mais où j’avoue humblement mon incompétence. Certes, la référence est explicite à Steve Mc Queen (Shame) tant par l’addiction sexuelle du héros que par la relation à ses amis qui ressemble aux relations avec Leporello et par d’autres signes comme l’univers du décor, ou même à Hunger qu’ont ressenti quelques amis à moi. Sans doute les costumes, et notamment ceux de Don Giovanni, et les attitudes, se réfèrent-ils à d’autres films peu identifiables pour moi. Mais ce qui est clair, c’est que Warlikowski plonge dans l’univers du cinéma pour mieux inscrire Don Giovanni dans un univers d’aujourd’hui, dans les mythes d’aujourd’hui et dans les peurs d’aujourd’hui. C’est à la fois un travail sur le mythe et sur la société d’aujourd’hui, qui perd tous repères religieux, moraux, sociaux. Une société perdue dont l’image perd complètement le public : au regard perdu de Don Giovanni correspond le regard perdu du public qui prend pour pornographie  sexuelle, la pornographie sociale et morale au quotidien qui nous est imposée par le délitement des temps et que métaphorise sur scène le metteur en scène polonais. Venu à Don Giovanni pour retrouver  Mozââââârt, le public se retrouve face à un cinéma miroir, où il ne se reconnaît pas alors qu’il est dans le miroir. D’où la violence du refus.
Alors ? Warlikowski a-t-il réussi son coup ?
Oui, si l’on compte que ce spectacle continue d’intriguer, et qu’il ne donne pas toutes les réponses en multipliant les questions comme autant de possibles. Il est bouillonnant d’idées, de toutes sortes, jusqu’à l’indigestion. Incontestablement c’est une fête de l’intelligence.
Mais c’est tout autant « le canard du doute aux lèvres de vermouth » cher à Lautréamont qui nous saisit. Il y a quelque chose qui résiste et qui nous manque pour être complètement emporté ou convaincu. Il reste au bout du bout un doute. Ce n’est pas la plus convaincante des mises en scènes de Warlikowski : Lulu, qui est ici une référence, par le décor, par l’interprète, par le lieu aussi,  était bien plus dominée. Mais peut-être aussi Don Giovanni est-il un opéra impossible à contenir, comme ces masses qu’on essaie de dompter et qui s’échappent par tous les pores et toutes les fissures, une sorte de Chose informe et toujours dangereuse, un piège dans lequel systématiquement on tombe. Nous sommes tombés dans ce piège, et nous en restons agacés. Aucune réponse à Bruxelles, mais tant de questions en plus.

Nota: Ce spectacle a été vu sur Mezzo, sera sur le site d’Arte dans quelques jours…et se joue jusqu’au 30 décembre…
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Donna Anna a aussi la gachette facile ©Bernd Uhlig
Donna Anna a aussi la gachette facile ©Bernd Uhlig