FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: IL TRIONFO DEL TEMPO E DEL DISINGANNO de Georg-Friedrich HAENDEL le 9 JUILLET 2016 (Dir.mus: Emmanuelle HAÏM; ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

Une polémique, stérile comme souvent, est née des déclarations de Krzysztof Warlikowski qui a affirmé que le livret de Haendel n’était pas bon. « Cet oratorio est un scandale, la lecture de ce livret est un choc. C’est une pure œuvre dogmatique au même titre que les créations de l’époque stalinienne » peut-on lire dans le programme de salle.
De fait Il Trionfo del Tempo e del Disinganno est une œuvre didactique à usage interne à la cour pontificale. Pouvait-on attendre autre chose du livret du cardinal Benedetto Pamphili ? Il s’agit de la mise en scène d’une disputatio théorique traditionnelle, comme il y a en avait beaucoup, et comme on aimait le faire dans les milieux intellectuels ou religieux, notamment jésuites, de l’époque : au lieu d’être philosophique, la disputatio est religieuse, et se termine en leçon de morale bien conformiste. Au trou la Beauté (c’est à dire la Femme) et le plaisir. Ce faisant, le cardinal Pamphili ne fait que prolonger des thèmes rebattus nés chez Horace comme le Carpe Diem, qu’on voit développer en un sens positif chez Du Bellay ou Ronsard (Quand vous serez bien vieille…) et négatif ici. Rien de bien original, si ce n’est la fin où l’on se donne à Dieu, en jetant aux orties nom et attributs du plaisir. C’est une oeuvre de jeunesse sur laquelle Handel reviendra, mais comme souvent sous l’oratorio peut percer l’opéra…
On connaît la question titre du film Aimez-vous Brahms ? d’Anatole Litvak, tiré du roman homonyme de Françoise Sagan. Warlikowski répond dans sa mise en scène à “Aimez-vous Derrida ?” Il place en effet au centre de gravité de la représentation l’extrait du film de Ken McMullen Ghost dance (1983) où Derrida répond aux questions de l’actrice Pascale Ogier . Comme le rappelle Télérama en 2014, à la question « croyez-vous aux fantômes ? » il répond avec sa malice habituelle: « Est-ce qu’on demande d’abord à un fantôme s’il croit aux fantômes ? Ici, le fantôme, c’est moi… […] Je crois que l’avenir est aux fantômes ».
Warlikowski est friand d’extraits de films dans certaines de ses mises en scène, ce fut Rossellini et Roma città aperta dans Parsifal à Paris, honni par un stupide public ; ce fut L’année dernière à Marienbad dans Die Frau ohne Schatten à Munich (où le public est plus sage) , et c’est ici Ghost dance, placé comme toujours hors musique, avant ou après un acte. Et comme toujours à la fois c’est une clé qui nous est donnée (le décor représente quand même une salle de cinéma), et comme souvent, un certain public a hué, sans doute parce que Derrida le hérisse, ou simplement parce que ce public-là a l’esprit singulièrement déconstruit.
Dans un ouvrage dont le livret est une allégorie, dont les personnages sont des concepts, voire des fantômes, comment éviter la philosophie, comment éviter une simple mise en image de la réflexion ? Warlikowski raconte néanmoins une histoire qui se déroule sur écran, dans une salle de cinéma, où l’on voit la jeune Bellezza et un beau jeune homme prendre une substance illicite et finir à l’hôpital : Bellezza est sauvée, mais pas le beau jeune homme, qui finira parmi les fantômes du plaisir passé, errant sur scène ou gisant sur un lit d’hôpital…

Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

A ce noyau initial, Warlikowski installe une sorte de relation familiale entre Bellezza ivre de jeunesse, Piacere ivre de toutes les tentations, comme un grand frère un peu olé olé, et Tempo comme un « père qui fut jeune » en première partie, paterfamilias en seconde et qui sait donc ce que vieillir veut dire. Tandis que Disinganno est une « maman » rigide et sévère, porteuse de la vérité contre l’illusion.

Dispositif (2ème partie) ©Pascal Victor / ArtComArt
Dispositif (2ème partie) ©Pascal Victor / ArtComArt

Nous sommes dans une salle double, sur scène, des gradins de cinéma, où un chœur muet fait des fantômes de jeunes femmes bien proches de Bellezza assiste à la leçon, en salle, les gradins de l’archevêché, et au centre la représentation, qui avec son lit médicalisé où gît le beau jeune homme dont la mort déclenche l’action, tient de la leçon d’anatomie des salles de dissection du XVIIème. Une leçon d’anatomie philosophique, une « démonstration par l’image », par les images, munis enfin du viatique derridesque, qui parce qu’il est derridesque, évite évidemment toute réponse définitive : le sens échappe, tel une anguille…quand Bellzza semble enfin prise dans les filets de Tempo, récupérée par la famille (magnifique idée de Warlikowski en deuxième partie) elle s’ouvre les veines.
Car si la première partie raconte la lutte entre Tempo et Piacere, avec l’image d’un plaisir un peu primesautier (sous les traits d’un DJ célèbre), insupportable perturbateur de la bonne ordonnance des destins, où Tempo est un « vieux jeune » qui est revenu de tout,  la seconde partie organise un repas familial, autour de la table, les quatre protagonistes, comme dans un repas post-funérailles, où la famille se réunit de manière un peu forcée autour d’un Tempo cette fois patriarche encravaté.
Peu de travail sur l’acteur néanmoins dans cette mise en scène : les mouvements sont rares, et les chanteurs peu sollicités : il s’agit d’une représentation allégorique et Warlikowski travaille par images, image de ce jeune homme dans sa cage de verre, cage à fantômes colorés, au centre du dispositif, image de Bellezza qui laisse couler ses larmes sur son rimmel, images de Tempo en patriarche, de Disinganno en gouvernante sévère. Il y a des « moments », il y a de lents gestes, il y a des attitudes. Warlikowski n’a pas toujours été très loin, et on peut peut-être le lui reprocher : il peut être aussi guetté par le danger de faire système. Mais il n’a pas fouillé ce qui n’est pas à fouiller : vu la nature du livret. Il n’y a rien de psychologique, ni de relations complexes entre les personnages, on nous donne à voir un tableau vivant. Et cela reste fascinant à regarder et jamais ennuyeux ou répétitif, d’autant que musicalement, la partie est gagnée et la réalisation particulièrement réussie.

Emmanuelle Haïm, à la tête de son concert d’Astrée, a réussi à produire un son tendu, dramatique sans être « théâtral » au mauvais sens du terme, qui fait de l’orchestre un véritable protagoniste, conforme à l’aspect « oratorio » de l’œuvre, avec beaucoup de raffinement, beaucoup de profondeur qui rendent cette interprétation pleinement convaincante d’autant que la direction musicale réussit à « homogénéiser » un ensemble dramatiquement morcelé s. Les musiciens du Concert d’Astrée réussissent là vraiment une de leurs meilleures prestations récentes .

Bellezza (Sabine Devieilhe) Piacere (Franco Fagioli) ©Pascal Victor / ArtComArt
Bellezza (Sabine Devieilhe) Piacere (Franco Fagioli) ©Pascal Victor / ArtComArt

S’il y a théâtre, c’est d’abord dans la fosse. Mais sur la scène, la distribution réunie est une réussite au-delà de toute éloge. Sabine Devieilhe en Bellezza est à la fois un personnage frêle et adolescent, un peu dérangeant – elle sait à merveille par quelques gestes le dessiner – et une voix incroyablement contrôlée, qui permet de dominer des agilités sans failles, mais aussi de rendre une émotion, d’adoucir jusqu’à l’inaudible le fil vocal : émission, projection, diction, expression : rien ne manque et c’est une vraie leçon de chant, un chant qui n’a rien d’éthéré et qui est complètement incarné, qui colle au personnage et le rend déchirant. Les derniers instants sont un moment incroyable d’émotion .  En Piacere-DJ Franco Fagioli nous gratifie d’agilités étourdissantes, même si çà et là savonnées, et le personnage est là, avec sa voix venue d’ailleurs, son dynamisme et sa présence. On aimerait cependant que la diction soit quelquefois un peu plus claire : on comprend peu ce qu’il dit, et c’est quelquefois dommage. Il reste que son Lascia la spina est particulièrement réussi, tout en retenue, tout en suspension. Un vrai moment musical.
Michael Spyres dans Tempo est beaucoup plus à l’aise, que dans certains rôles rossiniens, il a les aigus, marqués, réussis, clairs, mais aussi les graves, il a la diction, parfaite, claire, il a aussi l’expression : c’est une réussite là où pour ma part je ne l’attendais pas aussi accomplie. Presque modélisant dans ce rôle.

Mais je garde pour la bonne bouche le Disinganno de Sara Mingardo.  Sans voix exceptionnelle, sans grand volume elle réussit à captiver, simplement par le jeu de l’expression et le simple art du chant, un chant tout autre que démonstratif, hiératique dans sa simplicité, avec une diction exemplaire, un art de la couleur inouïe, dans la manière de valoriser telle ou telle phrase. J’ai beaucoup écouté Sara Mingardo, une des chanteuses favorites d’Abbado, je l’ai rarement entendue aussi présente, aussi convaincante, presque émouvante tant son chant est fort. Elle fut simplement merveilleuse, de simplicité, mais aussi de grandeur.
Une très belle soirée, très convaincante pour une œuvre a priori difficile à « visualiser ». On ne s’est pas ennuyé une seconde et on a envie de réentendre ce plateau magnifique. C’est pour moi la plus grande réussite de ce Festival, Warlikowski a réussi à imposer une ambiance, une couleur qui sied à l’œuvre sans jamais la trahir, et la musique a fait le reste.[wpsr_facebook]

Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: LE CHÂTEAU DE BARBE BLEUE (A kékszakállú herceg vára) de Béla BARTÓK/ LA VOIX HUMAINE de Francis POULENC le 8 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Esa Pekka SALONEN; Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Cabinet de curiosités psychanalytiques ©Bernd Uhlig
Cabinet de curiosités psychanalytiques ©Bernd Uhlig

« La scène est une chambre de meurtre » .
Cette didascalie de Jean Cocteau pour La voix humaine créée par Berthe Bovy en 1930, Krzysztof Warlikowski l’a fait sienne dans le travail qu’il a effectué sur La voix humaine dans l’opéra de Francis Poulenc en 1959 tiré de la pièce de Cocteau mais aussi sur le Château de Barbe Bleue (livret de Béla Bálasz) de Béla Bartók, qui remonte à 1911, même si la création à l’Opéra de Budapest date de mai 1918. Dans un même espace se succèdent sans entracte les deux œuvres que rien a priori ne rapproche. En effet, l’opéra de Bartók est très influencé par le symbolisme, par le monde de Pelléas et Mélisande créé 9 ans plus tôt (1902) sur le livret de Maurice Maeterlinck, également auteur du livret encore plus proche d’Ariane et Barbe Bleue, de Paul Dukas, créé en 1907. Les œuvres partagent entre elles l’évocation d’un monde mystérieux, quelquefois pesant, et des relations complexes entre les personnages, encore qu’Ariane et Barbe Bleue soit plus linéaire à cause du rôle réduit donné au personnage de Barbe Bleue.
Dans une ambiance voisine, Le Château de Barbe Bleue est un dialogue amoureux entre Judith et Barbe Bleue, qui se termine en échec, avec un jeu subtil qui rend l’ouverture des six premières fameuses portes autant de gages d’amour, et la septième suprême gage et en même temps constat d’échec qui ouvre sur les trois femmes de Barbe Bleue (chacun bien caractérisée par son costume, comme si elles étaient chacune une part de LA femme recherchée et jamais trouvée) enfermées et gardées vivantes auxquelles va s’ajouter la quatrième, cette Judith bien peu biblique qui va passer du statut d’épouse à celui d’ex, et donc de momie: elle troque sa robe de femme vivante contre un costume noir « en représentation », avant d’entrer déjà momifiée dans « la vitrine ».
La Voix humaine est aussi la voix d’une ex, mais l’ambiance n’a rien de l’univers de contes évocatoire de l’œuvre de Bartók, c’est celle d’un théâtre bourgeois plus prosaïque, et aussi beaucoup plus clair et lisible. Quoi de plus banal qu’une rupture ? on a dit que c’était une tragédie, il s’agit plutôt d’un drame bourgeois version années 30.

De Bartók à Poulenc... transition... ©Bernd Uhlig
De Bartók à Poulenc… transition… ©Bernd Uhlig

En liant l’un à l’autre, Warlikowski fait de « Elle », la voix humaine, une cinquième Judith, celle qui aurait tué son amant (d’où le lien avec la didascalie initiale de Cocteau) qui apparaît bientôt en sang, dont l’allure est proche du Barbe Bleue précédent (costume, coiffure, barbe). Comme si le Poulenc était la conclusion logique du Bartók et des fantasmes qui y sont remués : une fois encore Eros et Thanatos. Une fois encore une relation de couple dans sa complexité et ses drames. D’ailleurs, au moment même où Judith pénètre dans la cage de verre rejoindre les trois autres femmes, « Elle » apparaît en fond de scène et va s’approcher lentement du proscenium, comme pour prendre le relais de l’histoire.
On peut discuter le choix initial de Warlikowski, mais sa construction ne manque ni d’arguments ni de cohérence : ces deux œuvres construisent pour lui deux variations autour du thème du fantasme féminin, mais aussi des relations de couple ; le dialogue et l’absence de dialogue. Que ce soit Judith pour Bartók ou Ariane pour Maeterlinck et Dukas, ce sont  deux prénoms qui renvoient à des mythes, biblique pour Judith, grec pour Ariane, mythes de femmes qui décident de donner un sens à leur existence dans la relation à l’homme. Tout comme « Elle » dans la vision qu’en a Warlikowski, prise en instantanée juste après un crime passionnel, non plus victime passive, mais active dans la mesure où elle assume son amour jusqu’au bout, en tuant son amant et en se suicidant ensuite, rejoignant ainsi les grands mythes du couple, ou cherchant jusqu’à la fin à « coupler » les deux existences.

Judith (Ekaterina Gubanova) Barbe Bleue (John Releya) ©Bernd Uhlig
Judith (Ekaterina Gubanova) Barbe Bleue (John Releya) ©Bernd Uhlig

Et d’une certaine manière la recherche de Judith, qui cherche à savoir jusqu’au bout ce que cachent les portes et donc ce que cache Barbe Bleue, a quelque chose de tragique et désespéré, quelque chose qui renvoie à l’insistance œdipienne dans le questionnement et qui va chercher la vérité au risque de tout perdre, et de se perdre, comme si cette vérité pouvait être une sauvegarde, mais l’obsession de la clarté (si importante et répétée dans le texte de Béla Bálasz) devient suicidaire et ruine du couple : la lumière et la transparence sont vite un obstacle à l’amour, et le couple transparent n’existe pas. Ce qui frappe dans l’œuvre de Bartók, et dans le travail qu’en tire Warlikowski, c’est que Barbe Bleue, le monstre du conte de Perrault sur qui courent toutes les rumeurs, est là trop humain, à la limite de la faiblesse, et que c’est Judith qui mène la danse, s’appuyant d’ailleurs sur le motif traditionnel de la curiosité féminine et fatale, de la femme fauteuse du trouble : éternel motif d’Eve, derrière la parabole de la curiosité se dessine toujours celle de la Chute..
La mise en scène de Krzysztof Warlikowski envisage tout cela, mais se réfugie dans l’évocatoire, le minimalisme (ou le minimal ?) sans toujours pour mon goût aller plus loin, comme s’il nous livrait une ébauche, l’ébauche d’un Serpent en quelque sorte.
Le Château de Barbe Bleue a une dramaturgie assez simple : 7 portes à ouvrir et un échange entre Judith et Barbe Bleue à chaque porte, qui théoriquement fait entrer de plus en plus de lumière dans l’espace, et fait sans cesse mieux connaître Barbe Bleue, tortures, armes, jardin enchanté ou joyaux, tous lieux marqué par le sang ou les larmes (le lac de larmes). Le sang est un motif permanent, qui peut évoquer la violence et la mort, et se relier à la didascalie initiale signalée plus haut, mais aussi la dégénérescence (souvenons nous du Parsifal de François Girard, ou de celui de Christoph Schlingensief). Le motif répétitif fait de chaque ouverture le seul élément « dramatique » le seul événement de l’œuvre. Warlikowski conserve cette simplicité, grâce au dispositif de sa complice Małgorzata Szczęśniak qui a conçu une boite, avec des cloisons lisses, des meubles « Art déco », un canapé, une commode. Des cloisons émergent les portes qui sont des cages de verre, comme des vitrines de Musée, où l’on conserve des trophées, des objets symboliques, des objets de collection qui s’accumulent comme dans un cabinet de curiosités, qui seraient autant de replis de l’âme mystérieuse de Barbe Bleue.

Théâtre dans le théâtre ©Bernd Uhlig
Théâtre dans le théâtre ©Bernd Uhlig

En même temps, Warlikowski comme souvent rappelle sans cesse où nous sommes (on se souvient de l’immense miroir d’Iphigénie en Tauride, dans cette même salle) par ces visions de la salle de Garnier vide où seule Judith est assise, du lustre, qui évidemment implique le spectateur et cherche à faire tomber le quatrième mur (Judith émerge de la salle avant de monter sur scène : elle est nous)
Comme souvent aussi, Warlikowski s’appuie sur le cinéma, comme chambre d’écho, clef de références et outil de vagabondage : il propose comme en un refrain obsessionnel des images La Belle et la Bête de Jean Cocteau, bien sûr parce que Cocteau, mais aussi parce que c’est un autre conte sur la relation de couple, sur l’épreuve, et sur la monstruosité, toujours relative.

Car si c’est Judith qui agit, forçant Barbe Bleue à exhiber ses secrets, c’est bien l’âme de Barbe Bleue qui peu à peu se découvre, un Barbe Bleue qu’on voit à la fois adulte et enfant, sur l’écran, au visage qui perle toujours de sang, et dans la sixième vitrine, où il tient un lapin qu’un Barbe Bleue magicien a exhibé dans le prologue où ce Barbe-Bleue/Mandrake (un personnage créé dans les années 30) fait sortir, tissus pigeons et lapins, comme dans un numéro de magie, comme si allaient surgir de la boite-scène des objets tout aussi hétéroclites, et comme si la relation à Barbe Bleue avait quelque chose de cette magie, et que l’œuvre de Bartók n’était qu’un dévoilement des « tours » successifs du magicien.
Le Château de Barbe Bleue, très bien joué par les deux protagonistes (Ekaterina Gubanova, robe « de scène » verte, John Releya, qui passe de magicien brillant à homme blessé), défile d’une manière claire et linéaire, avec cette esthétique élégante et ces mouvements étudiés typiques de Warlikowski. Pourtant, ce dernier n’arrive pas toujours (à moins que ce ne soit voulu), à sortir du schéma dramaturgique voulu par le livret, et cela devient répétitif, et presque sans surprise, sur un fil ténu qui nous retient à peine de tomber dans l’ennui. Au total, il ne se passe pas grand chose : spectacle de niveau, certes, mais qui ne me fait oublier ni La Fura dels Baus dans le même lieu en 2007, ni même Pina Bausch avec Boulez à Aix en Provence.
Si le lien avec La Voix humaine, sorte de huitième porte « définitive » a été explicité, ni la musique, ni la dramaturgie des deux œuvres ne procèdent du même univers. Warlikowski les a un peu forcées, mais le spectacle a sa cohérence.
Il y a tout de même une vraie différence entre Barbe Bleue et La Voix humaine, c’est que dans le premier, il y a deux personnages, et dans le second il n’y en a qu’un : pour créer l’univers parallèle entre les deux œuvres, va bientôt surgir « Lui », un « Lui » agonisant et ensanglanté, qui éclaire le monologue et le transforme en dialogue. On avait bien compris que quelque chose s’était passé puisque « Elle » entrait en scène en jetant un pistolet, on n’entre pas ainsi sans raison…Par ailleurs, le téléphone bien présent reste totalement muet, trônant orgueilleusement sur la commode: La voix humaine de Warlikowski n’est pas un dialogue avec des blancs (les réponses de l’amant à l’autre bout du fil), mais un monologue ou presque un mélologue où la protagoniste fait à la fois les questions et les réponses. La Judith de la première partie qui a rendu Barbe Bleue muet devient celle qui l’a tué, seule solution pour le garder.
Pour soutenir cette œuvre, il faut évidemment une personnalité hors pair : ce furent récemment Anna Caterina Antonacci, ou il y a plus longtemps au Châtelet Gwyneth Jones (merveilleuse personnalité, mais diction française pâteuse) ; c’est cette fois Barbara Hannigan, et la mise en scène n’est qu’un écrin qui centre tout sur la chanteuse, à qui finalement le metteur en scène lâche la bride puisqu’une longue complicité artistique lie Warlikowski à Hannigan, depuis Lulu et Don Giovanni à Bruxelles. Concerto pour Hannigan et orchestre, une Hannigan d’abord vue de deux points de vue, théâtral et cinématographique avec le jeu initial sur la vidéo : un corps vu de dessus, qui se tort, qui se dresse, qui s’étend, sur un sol géométrique, comme un corps en rupture sur le décor, un corps animal, presque chosifié : on voit ce corps se mouvoir et « Elle » n’est plus « Elle », mais elle est « chose », comme un insecte qui aurait perdu toute identité. On ne jette que quelques regards furtifs sur la chanteuse « en chair et en os » car l’image projetée est tellement forte qu’elle accapare le regard et dissout le théâtre.

"Elle" (Barbara Hannigan) en deux visions ©Bernd Uhlig
“Elle” (Barbara Hannigan) en deux visions ©Bernd Uhlig

Dans la deuxième partie, quand au loin apparaît « Lui » se traînant ensanglanté jusqu’à « Elle », le théâtre reprend ses droits, allant crescendo jusqu’au suicide final, jusqu’aux corps emmêlés et sans vie. Hannigan joue alors une sorte de ballet, et ce ne sont que mouvements et volutes où les corps de l’un et de l’autre s’évitent ou se croisent, « Lui » la regarde et la cherche, mais « Elle » est ailleurs.
Quand on a sous la main un tel monstre sacré, il suffit de la laisser faire, il suffit de la mettre en valeur plus qu’en scène, il suffit de « gérer le reste » que le spectateur ne voit pas tellement il est aspiré par la performance phénoménale de la Hannigan, douée en plus d’une prononciation française impeccable.
Mais dès qu’on a compris le mouvement et ce qui va devenir ligne directrice de l’œuvre (et dès l’entrée en scène on comprend), tout s’enchaine logiquement sans que rien ne soit inattendu, y compris le suicide sur le corps de l’amant emmêlé. Comme si Warlikowski avait laissé l’idée initiale se développer, et qu’il suffisait de laisser aller. Et dans cette histoire de téléphone, on a presque l’impression que Warlikowski est aux abonnés absents, tant c’est Hannigan qui mène la danse. On pourra m’objecter que ce qui apparaît, c’est une sorte de commune création où chacun met du sien, sans doute…il reste que c’est une impression mitigée qui émerge de ce travail : certes, Warlikowski est un grand bonhomme, et les idées qu’il développe dans ce spectacle sont justes et défendables ; il sait créer un univers, rien que par les figures qui traversent muettes toute la production, les trois femmes, l’assistante du magicien et son petit lapin blanc, l’enfant, sont autant de pierres miliaires , de marques de fabrique du metteur en scène polonais  : mais la mise en pratique et donc en scène m’a laissé un peu sur ma faim, de cette insatisfaction qui naît de l’attendu voire du trop attendu. Les remarques que j’ai lues sur son « classicisme » supposé ou sur son « minimalisme » semblaient rassurer certains spectateur toujours inquiets des excès possibles (on se souvient de l’accueil absurde à son magnifique Parsifal…), mais laissaient percevoir la convenance d’un spectacle qui pourtant partait de présupposés intéressants : les ressorts psychanalytiques, les montées d’images, tout cela existe mais jamais vraiment exploité, plus laissé en pâture au spectateur que fouillé de manière chirurgicale. Pour moi on est dans du « Warli » (comme l’appellent ses fans) un peu Canada Dry : on ressort du spectacle sans avoir appris beaucoup plus sur les œuvres qu’en y entrant.

Il reste que cette production est soutenue par une approche musicale d’une qualité incontestable.

En appelant Esa-Pekka Salonen absent depuis l’époque Mortier, Stéphane Lissner voulait frapper un grand coup, tant le chef finlandais est populaire auprès du public parisien, et tant l’opéra de Paris depuis cinq ans manquait de grandes figures de la direction d’orchestre.  Salonen dirige avec cette incroyable clarté qui répond à la clarté invoquée par les livrets, et qui fait émerger les deux partitions, écrites à un demi-siècle de distance ou peu s’en faut. Cette distance fait de l’une, Bartók, une partition de son temps, ouverte sur l’avenir, une partition contemporaine, et de l’autre, une partition plutôt tournée vers le passé, qui, tout comme le texte de Cocteau d’ailleurs, renvoie à un « avant » ; à vrai dire, le traitement de Salonen fait émerger pour moi le côté « has been » de cette œuvre, sans d’ailleurs la rendre inintéressante, ni moins passionnante mais il en fait un témoignage d’un XXème siècle qui en 1959, cherche dans les replis du passé son identité quand la musique bruisse de nouvelles pistes et de nouveaux sons. Parce que Salonen fait émerger les deux styles différents des deux œuvres, il montre aussi la moindre inventivité de la seconde.
Je me souviens aussi de Bartók plus agressifs, plus acides que cette approche plutôt en légèreté : de manière surprenante, on a un son plutôt grêle, qui laisse les voix s’épanouir sans jamais les couvrir ni faire de l’orchestre le protagoniste. En ce sens, il joue le théâtre, et le théâtre total, en suivant avec une grande tension ce que l’histoire dit et ce que la mise en scène propose. Cette absence de « corps » orchestral n’est pas problématique, parce que l’essentiel n’est pas là, l’essentiel est dans la transparence, dans la clarté qui préside aux différents niveaux de la partition, dans l’excellence des pupitres de l’Orchestre de l’Opéra dans un de ses meilleurs jours, dans « l’accompagnement » du plateau. La pâte orchestrale est fluide, très plastique, toujours présente et jamais envahissante : on est vraiment dans du théâtre musical plus qu’à l’opéra.
La distribution réduite (trois chanteurs) a été plutôt bien choisie. John Releya est Barbe Bleue. Prévu à l’origine, Johannes Martin Kränzle aux prises avec la maladie a dû annuler : on imagine ce que ce chanteur acteur eût pu donner de violence blessée à Barbe Bleue. John Releya a pris le rôle : une voix encore jeune, bien posée, bien projetée, un timbre plutôt velouté qui lui donne une humanité immédiate et efface le monstre pour laisser apparaître plus de subtilité, plus de complexité, plus d’humanité. Un Barbe Bleue sans présence charismatique (on pense à Willard White sur cette même scène), mais qui convient sans doute encore mieux au propos de Warlikowski qui fait de l’homme un comparse de la femme. Bonne interprétation, mais pas vraiment d’incarnation.
Ekaterina Gubanova est Judith, un de ces rôles « border line » entre le mezzo et le soprano, une sorte de Falcon qu’on a vu incarné par des mezzos et des sopranos dramatiques, qui nécessite des graves solides, et surtout une épaisseur vocale marquée, mais aussi un aigu à la cinquième porte que peu de chanteuses assument vraiment. Ici Gubanova fait la note, mais dans une sorte de fragilité vocale intéressante pour la caractérisation du rôle, mais techniquement aux limites.
Gubanova a un très beau registre central et sa personnalité tient le rôle, elle est scéniquement très crédible, et propose un personnage combattif, éminemment vivant, qui ne s’embarrasse pas de détails : elle poursuit son objectif (faire entrer la clarté dans ce château sinistre) ; en ce sens, elle propose (impose ?) une Judith plus directe, moins complexe que le Barbe Bleue de Releya. Très belle figure, décidée, allant droit au but, et la douleur, qui impose une présence sans jamais vraiment imposer son corps, pourtant valorisé par une robe d’un vert agressif et seyant, assez opposée à la figure de Hannigan dans la torture et la douleur, à l’expression corporelle extrême.

"Elle" (Barbara Hannigan) ©Bernd Uhlig
“Elle” (Barbara Hannigan) sur fond de “Bête”©Bernd Uhlig

La personnalité hors pair de Barbara Hannigan casse évidemment les schémas préétablis. Bien sûr la voix est sans doute un peu en deçà de ce que le rôle exige, un lirico plutôt spinto. Mais il en va de Hannigan comme de Salonen : qu’est-il il besoin de voix plus grande quand la clarté du texte est telle et la projection telle qu’on entend tout, et surtout les subtilités du ton, la variété des couleurs. La prononciation française impeccable qui fait ressortir toute la théâtralité du texte se fait entendre à un point tel que la nature de la voix plus légère n’a pas d’importance. Comme Salonen avec un son plutôt en deçà de l’attendu fait tout entendre, Hannigan est présente par sa voix sans avoir besoin de la forcer. À quand Salomé ?
Ce qui frappe également, c’est l’adéquation entre ce corps élastique, torturé, polymorphe et cette voix qui en suit les méandres et les moindres sinuosités, on a l’impression que les mouvements même du corps créent le son, créent la projection, créent le ton, créent les accents. Barbara Hannigan a un sens et un souci des accents qui laissent pantois, et qui alimentent le débat  fréquent à l’opéra entre belle voix ou voix expressive : Hannigan n’hésite pas à chanter vilain si le personnage doit y gagner en vérité. Elle est une Bête qui est aussi Belle, la Belle et la Bête dans un seul corps. C’est unique aujourd’hui.
Stéphane Lissner voulait marquer ce premier trimestre de trois coups : Castellucci/Warlikowski-Salonen/Hermanis-Kaufmann. Pour son deuxième coup, il a quand même marqué quelques points, mes réserves n’étouffent pas la qualité globale d’un spectacle bien adapté à Garnier qui marquera sans doute plus musicalement que scéniquement, mais qui reste à l’honneur de notre première scène. [wpsr_facebook]

Apparition de la quatrième porte (le jardin poussant sur de la terre imbibée de sang) ©Bernd Uhlig
Apparition de la quatrième porte (le jardin poussant sur de la terre imbibée de sang) ©Bernd Uhlig

LA MONNAIE BRUXELLES 2014-2015: DON GIOVANNI de W.A.MOZART le 9 DÉCEMBRE 2014 (Dir.mus: Ludovic MORLOT; Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

C'est du cinéma...Le meurtre du Commandeur ©Bernd Uhlig

C’est du cinéma…Le meurtre du Commandeur ©Bernd Uhlig

Chaque mise en scène de Krzysztof Warlikowski stimule le petit monde du lyrique. Il y a un snobisme « Warli » qui fait sourire. S’attaquant à l’opéra des opéras, à n’en pas douter le ban et l’arrière ban feraient le voyage de Bruxelles (le dimanche, Thalys permettant) pour s’esbaudir délicieusement de la dernière trouvaille du maître, un maître qui fait partie d’une génération notable de metteurs en scène formés à l’école de Krystian Lupa tout comme Grzegorsz Jarzyna. Et la génération suivante arrive, elle s’appelle Jan Klata ou Barbara Wysocka dont on va voir la Lucia di Lammermoor à Munich le mois prochain. Autant dire une école qui déferle actuellement sur l’Europe, et qui donne une vision décoiffante, passionnante et neuve de la scène polonaise d’aujourd’hui et plus généralement de la scène européenne.

Don Giovanni n’est pas un opéra facile. Warlikowski dit juste quand il affirme que l’œuvre de Mozart est plus puissante que celle de Molière, même si cette dernière reste référentielle pour bien des aspects et notamment la question de l’aristocratie et du libertinage, mais sur la question de la femme, Mozart est autrement plus riche …
De toute manière, un metteur en scène se doit de s’y frotter, et quelquefois même de s’y écrabouiller. À vrai dire, peu s’en sont sortis. Sellars il y a longtemps à Bobigny, puis ailleurs, ou même Bondy jadis à Vienne (Theater an der Wien) avaient laissé de belles traces, Guth à Salzbourg a ouvert des pistes, et Tcherniakov à Aix a exploré un chemin nouveau. Haneke à Paris (merci Mortier) est sans doute celui qui jusqu’ici s’en est le mieux sorti, grâce à une transposition et une actualisation heureuses qui éclairent magnifiquement les attendus du livret sans en bouleverser les données traditionnelles.
Mais pour trois ou quatre productions réussies, combien d’échecs surprenants: Strehler à la Scala, juste joli et élégant, Chéreau à Salzbourg, belles images, mais problématique peu claire, Carsen à la Scala, sans aucun, mais aucun intérêt, tout comme Zeffirelli jadis à Vienne ou même Ronconi à Bologne…

Don Giovanni est un questionnaire à choix multiples : un opéra idéologique sur la liberté, un opéra sur (ou contre) le libertinage, un opéra sur l’aristocratie finissante, sur le désir et ses mécanismes chez les femmes comme chez les hommes, un opéra sur (ou contre) la femme, sur la course à la mort (Claus Guth), sur la désespérance, sur l’au-delà etc… etc…

Warlikowski est très conscient de cette complexité, si conscient qu’il essaie de répondre à tout. Sa volonté, c’est d’embrasser cette histoire dans sa totalité. Et c’est en même temps une volonté tragique, car c’est le type même d’histoire dont on ne touche jamais le fond, car elle est mythe.

Ainsi, l’accueil de cette production a-t-il été très contrasté (public furieux dès l’entracte, wallons, flamands dans l’ire une fois réunis), la critique plutôt dubitative, et l’on sort un peu sonné d’un travail sans conteste d’une intelligence explosive, qui secoue tout ce qu’on croyait jusqu’ici savoir sur Don Giovanni et qui nous fait perdre quelque peu nos repères
On ne s’attaque pas impunément aux monuments, à Mozââââârt, à Don Giovââânni, parce que tout le monde connaît, en a ses représentations et donc sa réponse et parce que ce type d’œuvre est conservé sous verre. Haneke à Paris a eu le génie de conserver la structure du livret et les rapports des personnages entre eux : il les a simplement transposés, mais avec des relations hiérarchiques modernisées, et des relations affectives d’aujourd’hui. Le public s’y retrouvait parfaitement.

Les femmes ©Bernd Uhlig
Les femmes ©Bernd Uhlig

Warlikowski met en scène la complexité et donc les contradictions, l’histoire et le mythe, le réel et le fantasmé, la ligne droite et le méandre. Et là, le public ne s’y retrouve plus du tout, tant le livret se diffracte, tant le donjuanisme explose en autant de fragments, en autant de personnages, en autant de lieux, en autant de situations diverses où la violence n’est jamais du côté d’un Don Giovanni plutôt absent, distant, en permanence ailleurs, mais plutôt du côté des autres et de tous les autres, à commencer par le magnifique commandeur Sir Willard White dont la couleur de peau est un des fils que suit Warlikowski. Commandeur noir, danseuse noire stéatopyge à la fin, telle la Vénus hottentote qui stimula tant de fantasmes, mais aussi le Ku Klux Klan comme variation sur la violence de nos regards et nos rejets.  C’est un élément inattendu, mais qui fait partie du jardin des désirs plutôt que des délices, dans une composition globale assez proche de l’univers de Jérôme Bosch .
Musicalement la représentation a aussi été critiquée. Pourtant, du côté de l’orchestre, j’ai trouvé que Ludovic Morlot a plutôt bien dominé ce travail, très énergique, très carré. Pas spécialement lourd ou pesant comme je l’ai lu çà et là, mais dramatique et compact. Une direction plutôt symphonique, qui a du corps, de l’épaisseur, et qui n’a effectivement rien de giocoso, mais la mise en scène non plus. Elle tient bien un orchestre qui ne m’a pas frappé par la qualité des pupitres pris singulièrement, mais qui globalement a répondu à la commande. On vient d’apprendre le départ de Morlot, consécutif à un conflit artistique avec l’orchestre. C’est une aventure de plus à rajouter à celles des directeurs musicaux cet automne. Et comme tout départ, il est regrettable.
Du point de vue de la distribution, il est difficile de faire la part du jeu et du chant, tant l’un est imbriqué dans l’autre.
C’est aveuglant dans le cas de Barbara Hannigan, qui fut une Lulu de référence avec ce même Warlikowski, et dans ce même théâtre, qui est une Marie d’exception (Die Soldaten) et qui est une surprenante Donna Anna. Elle utilise ses suraigus au service de son jeu, un jeu volontairement hystérique et possédé par l’addiction au sexe, dès la première scène. Du point de vue stylistique – et je l’avais déjà remarqué dans le répertoire classique – Mozart ou Rossini- elle a tendance à user et abuser du portamento. Elle reste impressionnante de présence et d’engagement, mais on a entendu des Anna musicalement plus convaincantes. En revanche, il est difficile de penser que Warlikowski utilise gratuitement une chanteuse qui fut sa Lulu…lui qui aime l’autocitation.
Rinat Shaham en Elvire est tout autant dominée par l’addiction sexuelle, son entrée en scène est saisissante ; elle est néanmoins plus émouvante notamment dans mi tradi, un des rares airs applaudis à scène ouverte.

La ci darem la mano ©Bernd Uhlig
La ci darem la mano ©Bernd Uhlig

Quant à Julie Mathevet en Zerline, elle est intéressante en scène, notamment dans ses numéros de danseuse de boite sur un podium, ou habillée un peu comme l’actrice fétiche de Warlikowski, Renate Jett (dans Iphigénie en Tauride par exemple), comme une Marilyn vieillie, elle revêt plusieurs costumes et plusieurs styles, comme une figure interchangeable et permanente, et reste cependant bien pâle vocalement.

Jean-Sébastien Bou est un Don Juan impeccable scéniquement, qui traverse l’œuvre comme une sorte de zombie ou d’objet, le regard vide (sur les vidéos qui rappellent, qui citent même le film Shame de Steve Mc Queen) une sorte de corps qui se vide, un corps malade (il se traîne au 2ème acte avec un cathéter) un corps qu’on habille, qu’on dénude, un être sans tenue, qui n’est habillé que par ce que les autres projettent en lui. Il en résulte un chant jamais agressif, souvent indifférent, mais une voix très bien posée, au timbre assez velouté, qui manque d’un peu de puissance dans les parties plus héroïques, mais qui propose dans l’ensemble un vrai personnage, qui existe sans exister. Ce corps étendu au final sur une table, presque comme pour une sorte de sacrifice humain, qui fait presque penser à celui, rôti de Peter Greenaway dans Le cuisinier le voleur sa femme et son amant, et qui finit comme le Christ d’une pietà déglinguée, c’est tout l’univers concassé que nous propose Warlikowski.

Montée de Don Giovanni au sacrifice..©Bernd Uhlig
Montée de Don Giovanni au sacrifice..©Bernd Uhlig

Avec un Don Giovanni qui structurellement s’autodétruit sans être transparent, il fallait un Leporello qui fût son égal, voire son supérieur. Dès la deuxième scène, Leporello en smoking et Don Giovanni nu puis en ridicule costume de ville, fagoté avec des mocassins rouges et habillé par les autres montrent un rapport maître-valet presque inversé, un Leporello vidé de toute sa valence comique, un Leporello qui sera un double dès la scène finale du 1er acte : un double barbu parfaitement construit, au contraire de la plupart des mises en scène où Leporello et Don Giovanni déguisés sont justement « reconnaissables »  même si pas reconnus par les autres.
Vocalement, la voix d’Andreas Wolf, n’est pas de celles qu’on note, malgré tout plus volumineuse et plus marquée, plus basse et un peu plus sonore que celle de Don Giovanni, mais sans vrai caractère. On oubliera le chanteur et on gardera l’acteur, bien que Warlikowski le rende volontairement bien pâle lui aussi dans un couple Leporello/Don Giovanni qui n’existe pas en tant que tel dans la mise en scène.
Si le Masetto de Jean-Luc Ballestra est honnête mais sans grande personnalité, l’Ottavio de Topi Lehtipuu est très franchement décevant. Le personnage est à la fois falot et par moments pris d’une hyper excitation, allant au rythme d’un plateau tantôt plongé dans une sorte de torpeur post alcoolique, tantôt saisi d’une excitation post coke,  volontairement effacé, un peu comme tous les hommes d’un plateau décidément dominé par les femmes. Il est très décevant vocalement, lui dont j’aimais il y a quelques lunes la voix posée et élégante est ici en grave difficulté, incapacité à tenir les longues notes, incapacité à vocaliser sans accident, incapacité à placer la voix sans qu’elle ne bouge dangereusement, c’est beaucoup pour un Ottavio dont on attend justement une ligne de chant impeccable. Cet Ottavio involontairement tremblant conviendra à la vision d’un monde très instable du metteur en scène, mais c’est un peu difficile quelquefois pour l’oreille.
Au total, ce n’est pas du côté du plateau que viendront les consolations à une mise en scène que mon voisin considérait comme abominable : un certain public ne peut s’y raccrocher.
Une abomination ? L’abomination serait plutôt les réactions incompréhensibles d’un public choqué jusque par le dessin animé à la mode des années 30, un peu leste (les aventures d’un zizi transformiste et serpentesque, seule concession de la soirée au giocoso) mais visiblement on ne joue pas avec le zizi : « on est pas au porno » a dit une dame derrière moi qui sans doute n’a pas été élevée au biberon des samedis du Canal+ des origines.
Bref une mise en scène qui passe sinon au dessus, du moins totalement à côté des attentes et des idées préconçues d’une partie du public.
Et pourtant, si l’on observe la simple dramaturgie organisée par Da Ponte, et seulement la dramaturgie voulue ou induite par le livret, on se dit qu’il n’a pas fallu beaucoup d’effort à Warlikowski pour illustrer simplement ce que le livret souvent dit, explicitement ou implicitement.
Prenons par exemple la fin en deux parties, un final à la pragoise, où Don Giovanni meurt et où commencent les saluts, ce qui m’a fait gamberger (« pourquoi diable s’arrêter sur la mort ? » etc…) puis les autres personnages s’assoient et chantent le final de Vienne traditionnel, comme dans un bis. Ils sont assis, face au public, et ils discutent comme au salon, chacun de leur disgrâce. Mozart rejoint Molière dans cette terrible fin où les personnages tous meurtris, détruits, blessés, chantent comme s’ils étaient heureux, ils disent leur désarroi et la musique guillerette donne à ce désarroi (aucun ne sera plus comme avant) un ton éminemment sarcastique. Molière avant Mozart avait mis dans l’ultime réplique de Sganarelle cette mélodie grinçante du bonheur : « Voilà par sa mort un chacun satisfait : Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content.(…) ». La belle satisfaction que voilà, et qui montre que la mort de Don Juan n’arrange rien, et surtout pas ceux qu’il a outragés de mille manières.
Chez Mozart, les a-t-il vraiment outragés ? On est toujours surpris de l’énormité des ressentiments des uns ou des autres et du caractère discutable voire léger des offenses. Prenons le Commandeur : c’est bien lui qui provoque Don Giovanni en duel, c’est bien Don Giovanni qui essaie de l’éviter et se trouve presque contraint d’accepter le duel, c’est tellement ambigu que certains metteurs en scène (Guth) estimant que ce Don Giovanni n’est pas assez noir ni méchant lui font tuer le Commandeur en traître (dans le dos, ou avec une arme dissimulée et non l’épée etc…). Chez Warlikowski, dans la pantomime initiale dans les deux loges qui se font face, le commandeur assis dans une loge voit Don Juan et Anna en posture fort explicite et se précipite lui-même dans leur loge pour le provoquer, non parce qu’il viole sa fille, mais plus sans doute parce que sa fille se jette sur Don Giovanni : il faut éliminer l’intrus, pour enlever à sa fille son jouet. Mais un coup de revolver suffit pour régler son compte à ce père abusif…qui est une des obsessions explicites et continues de Donna Anna…Freud quand tu nous tiens…
La loge de théâtre est réutilisée lors de la rencontre au cimetière et dédouble le Commandeur, figure de cire hyperréaliste  statufiée dans la loge de droite, figure fantasmatique et vivante dans celle de gauche, jeu de doubles mort et vivant, peur et courage, qui font aller les regards vers la mort ou la vie, vers l’un ou l’autre, le même et différent à la fois, dans un mouvement où public et Don Giovanni ont des mouvements presque identiques.
Par ailleurs, chez Mozart, les femmes sont bien plus ambiguës que victimes clairement identifiables: Donna Anna reste un mystère, est-elle amoureuse de Don Giovanni, l’a-t-elle accueillie dans sa chambre (bien des metteurs en scène le laissent supposer), écarte-t-elle Ottavio parce qu’elle ne l’aime pas ? Le père mort invoqué à la fin est-il un prétexte ? Anna est plus une victime consentante sans doute en proie à l’horreur d’elle-même qu’une victime passive des entreprises de Don Giovanni. Elle cherche à lui nuire et le poursuivre plus par sentiment d’expiation personnelle que par vengeance ; elle le poursuit par amour, un amour à la Phèdre poursuivant Hippolyte pour qu’il la regarde enfin « Si tes yeux un moment pouvaient me regarder. » (Phèdre Acte II, 5).

Pas d’ambiguïté en revanche chez Elvire, elle aime Don Giovanni et le poursuit jusqu’au bout de ses assiduités, et de sa volonté de le sauver malgré lui, elle ravale son orgueil, son dépit, pour s’humilier lors de la scène du festin.
Enfin on sent bien que Zerline en fera beaucoup voir à son Masetto : dès le jour du mariage, elle se laisse séduire par l’épouseur du genre humain, et pas seulement par ses promesses, mais aussi par son corps.
Chez Mozart, les femmes font vivre Don Giovanni, à moins que ce ne soit l’inverse : elles sont une drogue tout de même bien consentante, et pas vraiment les victimes du grand seigneur méchant homme. Et même chez Da Ponte, Don Giovanni est plus l’objet des fantasmes des unes (Elvire, Zerline) et des désirs des autres (Anna) que l’inverse. Son énergie le fait apparaître protagoniste, mais en réalité même chez Da Ponte il est la projection des regards et des fantasmes des autres : Warlikowski ne fait qu’aller jusqu’au bout de cette logique, faisant du donjuanisme une situation partagée par la plupart des personnages, et notamment par les femmes, totalement habillées pour l’hiver dans ce travail (toutes des nymphos) que j’ai trouvé assez misogyne (y compris dans son traitement de la femme noire, marquée par des attributs féminins démesurés).
La grande différence entre la vision habituelle du livret et ce qu’on voit ici est que Don Giovanni ne domine plus rien chez Warlikowski, tandis que dans un univers assez médiocre qui est l’univers de Da Ponte, Don Giovanni reste un dominateur : Ottavio n’est pas vraiment un aigle, Masetto est un benêt, et Leporello un double comique et dérisoire ;  tous se font rouler dans la farine les uns par les autres et tous par Don Giovanni. Don Giovanni reste un esprit dominant ou du moins dominant sur du vide, et donc peut-être faussement dominant.
Warlikowski enlève à Don Giovanni son initiative, son statut, sa noblesse, il le rend comme une part des autres et ne s’appartenant plus : même la séduction de la servante d’Elvire commence par une vision d’Elvire au lit…avec sa servante…ce qui relativise toutes les passions…et ridiculise par ricochet Don Giovanni (le trompeur trompé).
En fait, Warlikowski est dans la logique de Da Ponte, et ne trahit rien du livret : les possibles dans Mozart/Da Ponte sont très larges. Et le personnage de Don Giovanni pose plus de questions qu’il ne donne de réponses.
Ainsi, Warlikowski considère tout ce monde assez interchangeable, dans un univers élaboré par Malgorzata Szczesniak à la fois hyper clean et un tantinet vulgaire, du salon high tech à la boite échangiste, un univers qui dans mon monde cinématographique hésite entre Kubrick et le Fellini du Satiricon ou de la Città delle donne.
Car Warlikowski construit un système référentiel centré sur l’univers du cinéma, et ce dès l’ouverture : les deux couples dans les loges ne sont pas au théâtre, ils sont au cinéma et regardent le film de la scène qu’ils sont en train de jouer. C’est une pantomime en musique (sur l’ouverture) pour le spectateur, un film muet qu’on regarde, où Don Giovanni m’a fait penser à Rudolf Valentino, grand séducteur devant l’éternel : rôles bien marqués, regards lourds, gestes larges, Leporello l’ami un peu indifférent, le Commandeur méchant, Donna Anna assoiffée de chair et Don Giovanni solitaire et glacé.  Et Warlikowski s’amuse : il recommande aux spectateurs qui ne peuvent voir ce qui se passe dans la loge de regarder le film au centre (un billet déposé sur les fauteuils d’orchestre nous y invite), comme si le film était là pour rendre service au spectateur, alors qu’il est part de l’histoire qu’il veut raconter, parce qu’il veut que le spectateur ait la même posture que ses acteurs, regardant un film muet qui raconte une histoire finalement autre que celle (la même et pas la même) qu’on aperçoit se jouer dans les loges. Il piège d’ailleurs doublement le public, en ouvrant ainsi sur une fausse adresse au spectateur et clôturant sur une pirouette qui joue sur les deux finals de l’œuvre l’un (Prague) sur la mort du héros, l’autre (Vienne) sur les commentaires de toutes les victimes plus ou moins consentantes, et donc sur la misère, la faiblesse et la médiocrité humaines.
Mais le cinéma est une référence permanente, une référence que je sens mais où j’avoue humblement mon incompétence. Certes, la référence est explicite à Steve Mc Queen (Shame) tant par l’addiction sexuelle du héros que par la relation à ses amis qui ressemble aux relations avec Leporello et par d’autres signes comme l’univers du décor, ou même à Hunger qu’ont ressenti quelques amis à moi. Sans doute les costumes, et notamment ceux de Don Giovanni, et les attitudes, se réfèrent-ils à d’autres films peu identifiables pour moi. Mais ce qui est clair, c’est que Warlikowski plonge dans l’univers du cinéma pour mieux inscrire Don Giovanni dans un univers d’aujourd’hui, dans les mythes d’aujourd’hui et dans les peurs d’aujourd’hui. C’est à la fois un travail sur le mythe et sur la société d’aujourd’hui, qui perd tous repères religieux, moraux, sociaux. Une société perdue dont l’image perd complètement le public : au regard perdu de Don Giovanni correspond le regard perdu du public qui prend pour pornographie  sexuelle, la pornographie sociale et morale au quotidien qui nous est imposée par le délitement des temps et que métaphorise sur scène le metteur en scène polonais. Venu à Don Giovanni pour retrouver  Mozââââârt, le public se retrouve face à un cinéma miroir, où il ne se reconnaît pas alors qu’il est dans le miroir. D’où la violence du refus.
Alors ? Warlikowski a-t-il réussi son coup ?
Oui, si l’on compte que ce spectacle continue d’intriguer, et qu’il ne donne pas toutes les réponses en multipliant les questions comme autant de possibles. Il est bouillonnant d’idées, de toutes sortes, jusqu’à l’indigestion. Incontestablement c’est une fête de l’intelligence.
Mais c’est tout autant « le canard du doute aux lèvres de vermouth » cher à Lautréamont qui nous saisit. Il y a quelque chose qui résiste et qui nous manque pour être complètement emporté ou convaincu. Il reste au bout du bout un doute. Ce n’est pas la plus convaincante des mises en scènes de Warlikowski : Lulu, qui est ici une référence, par le décor, par l’interprète, par le lieu aussi,  était bien plus dominée. Mais peut-être aussi Don Giovanni est-il un opéra impossible à contenir, comme ces masses qu’on essaie de dompter et qui s’échappent par tous les pores et toutes les fissures, une sorte de Chose informe et toujours dangereuse, un piège dans lequel systématiquement on tombe. Nous sommes tombés dans ce piège, et nous en restons agacés. Aucune réponse à Bruxelles, mais tant de questions en plus.

Nota: Ce spectacle a été vu sur Mezzo, sera sur le site d’Arte dans quelques jours…et se joue jusqu’au 30 décembre…
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Donna Anna a aussi la gachette facile ©Bernd Uhlig
Donna Anna a aussi la gachette facile ©Bernd Uhlig