BÉRÉNICE ET LES SAUVAGES

La présentation du spectacle « Bérénice » de Romeo Castellucci à Paris semble avoir provoqué quelques réactions si remarquées que même l’excellent Daniel Morin dans son billet du 27 mars en a ironiquement parlé sur France Inter..

Un certain public semble se donner rendez-vous au Théâtre de la Ville contre les spectacles de Romeo Castellucci puisqu’en 2011 déjà, il avait déchaîné le scandale avec « Sul concetto di volto nel figlio di Dio », qui avait secoué jusqu’au tréfonds de leurs pauvres âmes les intégristes de l’époque. Je me souviens également de l’accueil par ce type de public de La Dame aux camélias de Frank Castorf à l’Odéon d’une violence incompréhensible.

Il semble que le travail de Castellucci sur Bérénice de Racine (un travail « d’après Bérénice de Jean Racine » et non la tragédie homonyme) ne plaise pas non plus à certains qui interrompent le spectacle, prétextant qu’on n’entend pas etc… etc….

On reste toujours étonné de ces réactions à la Yannick (du film récent de Quentin Dupieux) visant à interrompre un spectacle. Raphael Quenard aurait-il fait des émules?

Premier étonnement : un spectacle de théâtre s’adresse à une collectivité, et si un individu est dérangé, il doit comme simple atome de ce collectif, veiller à ne pas perturber la concentration du reste du public, c’est élémentaire, c’est un comportement civil, pour ne pas dire civilisé. Interrompre un spectacle « pour convenances personnelles » est un comportement de malotru, une petite barbarie.

Deuxième étonnement : Romeo Castellucci n’est pas un perdreau de l’année, il est bien connu du monde du théâtre et de la critique depuis plus de trente ans, et qui achète un billet pour un de ses spectacles sait grosso modo à quoi s’en tenir, d’autant que celui-ci, créé à Montpellier en février dernier, avait déjà été commenté ou critiqué par la presse avant son passage à Paris, par exemple sur Lokko.fr, le 27 février, dans Le Figaro du 26 février, dans Sceneweb du 1er mars, Marianne du 4 mars ou Le Monde du 3 mars, sans compter bien entendu l’article de David Verdier dans Wanderer du 2 mars. Il y en a pour tous les goûts, et il y a de quoi encourager ou décourager la curiosité. Aucun spectateur n’est pris en traître, et on ose supposer que ceux qui se déplacent pour Huppert, Castellucci et Racine savent qu’ils n’assisteront pas à une matinée classique.
J’en conclus donc à la mauvaise foi des perturbateurs, dont certains ont sans doute voulu « se payer » Huppert et Castellucci, d’un geste héroïque et avec une intelligence qui reste à démontrer. Sinon c’est simple, on reste chez soi
Troisième étonnement : On peut aimer ou non un spectacle, on peut le huer, se battre, casser des fauteuils et des chaises, c’était quelquefois le cas au XIXe, et même auparavant (les représentations n’étaient pas vraiment des havres de paix) mais aujourd’hui, on attend la fin de la représentation, à service fait comme on dit. Que des spectateurs frustrés ne retrouvent pas leur Racine chez Castellucci comme d’autres leur Shakespeare chez Thomas Jolly, quoi de plus naturel. Le théâtre est un art où l’hic et nunc, l’immédiat rencontre une attente. Mais c’est aussi un art qui, comme la nourriture agit en fait sur trois niveaux, un horizon d’attente, un effet immédiat et un effet à long terme, sur une salle et sur les individus qui la composent. Les perturbateurs agissent comme des brutes qui viendraient lors du repas enlever le plat qui est dégusté, ou retirer le pain de la bouche au nom de leurs propres exigences sans égard pour autrui, sans considération pour la place réelle qui est la leur dans le collectif. J’appelais cela barbarie, c’est du totalitarisme. C’est selon le titre du livre d’Elisabeth Roudinesco Soi-même comme un roi.
Quatrième étonnement : l’horizon d’attente. Nous avons depuis quelque temps tendance à sacraliser Racine au-delà du raisonnable. Castellucci n’est pas le premier à avoir été voué à l’Enfer dantesque des petits maîtres ès bon goût théâtral. En 2016 Warlikowski aussi reçut sa volée de bois vert avec sa Phèdre(s) (toujours avec Huppert d’ailleurs).

Ou Racine est du théâtre et on affronte la scène, en la matière, la Bérénice de Grüber fut jadis un choc pour tous les spectateurs à la Comédie Française. Ou bien comme disait un de mes bons maîtres, le seul décor, c’est le texte, et on se contente de lire, de fantasmer son Racine, de rêver à un théâtre idéal et on fiche la paix aux spectateurs des (vrais) théâtres.

Quelquefois notre relation au texte de Racine est telle que notre horizon d’attente de spectateur est tellement difficile à atteindre que toute représentation ne peut être que déception. C’était par exemple chez Proust l’expérience du narrateur de La Recherche face à la Berma, et ce n’est que longtemps après que le narrateur se rendit compte de ce à quoi il avait assisté, un horizon d’attente, un effet immédiat et un effet à long terme écrivais-je ci-dessus.
Mais Racine c’est du théâtre et pas seulement du texte, c’est de la représentation théâtrale et pas de la représentation mentale, il faut donc prendre le risque et laisser les artistes s’en emparer librement parce que nul n’est dépositaire de Racine. Il appartient à tous, il est partagé par tous. C’est un bien collectif du monde, de l’humanité entière, et j’ai envie de dire aux petits barbares parisiens du Théâtre de la Ville : « Ôte-toi de mon soleil ».

Note : je n’ai pas vu la production, et bien que je connaisse le travail de Romeo Castellucci depuis une trentaine d’années, j’ai été déçu par certains de ses derniers spectacles. Mais Il reste que je déteste au théâtre comme à l’opéra, toute forme d’intolérance, d’indisponibilité qui devient comme on dit pudiquement comportement inapproprié et moins pudiquement signe de sauvagerie.

 

 

 

 

IN MEMORIAM MAURIZIO POLLINI (1942-2024)

Aux heureux temps de la jeunesse

On le savait fatigué, il avait annulé plusieurs concerts ces dernières années, mais on ne veut jamais envisager que tout a une fin ; et c’est hélas ce qui a été annoncé ce matin. La disparition de Maurizio Pollini, sans doute le pianiste que j’ai entendu le plus souvent dans ma vie de mélomane. La perte de l’artiste pour le monde musical est immense, c’était l’un des mythes du piano, et les nécros des magazines et des journaux se chargeront de le rappeler. Pour moi c’est une perte plus personnelle liée à mes années Abbado, à mes années Milan, à un quotidien qui m’a bercé pendant des années.
Maurizio Pollini est effectivement étroitement lié à mes années milanaises, à mes années abbadiennes, et à des moments singuliers où quelque chose dans votre univers s’ouvre et que vous gardez en vous comme un bijou précieux, dont vous porterez à tout jamais le souvenir.
Maurizio Pollini donnait pendant les grandes années au moins un concert par an à la Scala, c’était un vrai rituel joyeux que d’aller l’entendre, de le voir apparaître toujours un peu timide aller directement au piano, saluer fugacement et se mettre au clavier pour des programmes très diversifiés, Mon premier concert à la Scala est une sorte de symbole : le jour de mon arrivée à Milan pour y vivre et travailler, le lundi 11 février 1985, je filai à la Scala le soir pour fêter ma nouvelle vie et entendre Maurizio Pollini dans Le livre I du Clavier Bien tempéré de Bach, c’était un concert pour étudiants jeunes et travailleurs (la série fut supprimée quelques années plus tard) à des prix défiant toute concurrence et j’y accédai en place debout à 2500 Lire (environ 1 Euro)… Ce cycle créé par Claudio Abbado et Paolo Grassi  avait contribué à ouvrir la Scala, et tout le monde sait qu’Abbado et Pollini allaient aussi jouer dans les usines au début des années 1970 . Autres temps…
En mars 1986 cela continua avec des sonates de Beethoven et Schubert, ou cet autre en décembre 1987 (un lundi, jour de concert à la Scala) dans un programme Beethoven Liszt totalement hallucinant, et cette incroyable combinatoire que fut un soir ce programme introuvable en janvier 1990: les 24 préludes de Chopin, la sonate n°1 de Berg, les Sechs kleine Klavierstücke  de Schönberg et trois mouvements de Petrouchka de Stravinski…

Claudio Abbado et Maurizio Pollini. J’ai cette photo devant mon bureau et chaque matin, je la contemple en me mettant au travail.

La même année, en 1985 quelques semaines après mon arivée,  ce fut mon premier concert où j’entendais Abbado et Pollini ensemble, dans le concerto en la mineur de Schumann, qui fut un enchantement, l’un des moments où je compris ce qu’était leur complicité, mais aussi le public de la Scala d’alors, un public familier, enthousiaste, assez jeune, un public de la cité, dans son théâtre, dans sa maison commune. Maurizio Pollini était milanais comme Abbado, et cela comptait énormément… Je feuillette les programmes et tout remonte à la surface…
Bien sûr par la suite, j’ai pu en tant qu’abbadien assister à des répétitions, et voir nombre de concerts aussi bien à Berlin qu’ailleurs et évidemment à Lucerne. Mais je reste attaché à ces années milanaises, qui enracinèrent ma passion et en firent ma vie.
Mais ce n’est pas à la Scala que j’ai été comme frappé par la foudre un soir de concert, c’était toujours à Milan, mais dans la grande salle Verdi du Conservatoire Giuseppe Verdi, où Pollini joua la deuxième sonate de Boulez. Une pièce d’une difficulté extrême, qui me secoua fortement, qui m’ouvrit à un répertoire encore inconnu, mais qui surtout me révéla cet art de Pollini fait d’exigence, de rigueur et aussi d’une certaine forme de simplicité. J’ai rarement entendu une salle aussi concentrée, et une explosion pareille à la fin de l’exécution. Et je me souviens de son regard un peu dubitatif et souriant. Ce fut pour moi fondateur. Par cette exécution, je lus tous les concerts de Pollini différemment. Il était devenu pour moi « autre ».
Pollini était une star, mais qui jamais ne se comporta comme une star, il avait aussi un côté lunaire, et était fortement soutenu, entouré, géré et protégé par son épouse Marilisa attentive à tout, il y avait chez lui un côté artisanal, modeste, qui se fondait dans la foule lors de manifestations à Milan ou ailleurs. Tout sauf mondain, tout sauf circuit médiatique.
Je me souviens lors d’un concert à Salzbourg, un concert ? Non, ce fut pour moi l’un des concerts d’une vie, le 15 avril 2001 où dans un programme Beethoven avec Claudio, il avait exécuté le concerto l’Empereur en première partie et où en deuxième partie Claudio avec les Berlinois éleva la Septième de Beethoven au niveau du miracle, qu’on entend seulement une fois dans une vie et qui avait provoqué larmes et enthousiasme du public de Salzbourg Pâques.
Nous croisâmes avec deux amis Pollini dans le couloir de la loge d’Abbado et nous le félicitâmes d’une exécution qui nous avait tous éblouis, et lui de répondre avec cette voix toujours légèrement bourrue. « Moi ? mais vous l’avez entendu LUI ? »
Une fois encore, un pan qui a construit, éclairé, balisé ma vie de mélomane s’en va. Dix ans après Claudio, il va le rejoindre au paradis des anges musiciens. Il nous laisse avec nos souvenirs, avec sa musique, avec des images émues, mais surtout avec la gratitude de nous avoir ouvert des chemins, fait entrevoir des interprétations autres, neuves, fait vivre la musique pour elle-même et d’avoir tant donné.
La grandeur simple de ce qu’est la musique avant toute chose.

Apostille (Dim.24 mars)
Je suis assez stupéfait voire écœuré de la manière dont certains grands médias dits main-stream ont ignoré le décès de Maurizio Pollini ou l’ont relégué. France Inter qui dans ses journaux cite de manière sans doute justifiée la disparition de Daniel Beretta, acteur qui doublait Schwarzenegger, mais ignore Maurizio Pollini, l’un des plus grands pianistes de notre temps et ce matin même, dimanche 24 mars dans Classique’n co, Anna Sigalevitch qui avait sans doute enregistré son intervention avant l’annonce, n’a même pas cru bon de faire ajouter au moins un petit mot préliminaire.
Le Monde, un journal qui se croit de référence titre  : « Maurizio Pollini, pianiste italien, est mort », avec un sens aigu de l’à-propos concernant un artiste de cette trempe. Mais il y a longtemps que Le Monde se fiche comme d’une guigne de la musique classique. Quant à Libération, la nouvelle est passée sous les radars… au moins dans les éditions en ligne qui titrent sur Laurent de Brunhoff (en une) et Daniel Beretta (en pages culture). Il faut attendre le lundi 25 au matin pour lire un article sur cette disparition…. Seuls ont sauvé l’honneur par leur réactivité  Les Échos (article de Philippe Venturini qui titre « le pianiste absolu ») et Le Figaro, qui tient en Christian Merlin une des dernières plumes compétentes en musique classique de notre presse écrite nationale font une place digne à cette disparition.