BÉRÉNICE ET LES SAUVAGES

La présentation du spectacle « Bérénice » de Romeo Castellucci à Paris semble avoir provoqué quelques réactions si remarquées que même l’excellent Daniel Morin dans son billet du 27 mars en a ironiquement parlé sur France Inter..

Un certain public semble se donner rendez-vous au Théâtre de la Ville contre les spectacles de Romeo Castellucci puisqu’en 2011 déjà, il avait déchaîné le scandale avec « Sul concetto di volto nel figlio di Dio », qui avait secoué jusqu’au tréfonds de leurs pauvres âmes les intégristes de l’époque. Je me souviens également de l’accueil par ce type de public de La Dame aux camélias de Frank Castorf à l’Odéon d’une violence incompréhensible.

Il semble que le travail de Castellucci sur Bérénice de Racine (un travail « d’après Bérénice de Jean Racine » et non la tragédie homonyme) ne plaise pas non plus à certains qui interrompent le spectacle, prétextant qu’on n’entend pas etc… etc….

On reste toujours étonné de ces réactions à la Yannick (du film récent de Quentin Dupieux) visant à interrompre un spectacle. Raphael Quenard aurait-il fait des émules?

Premier étonnement : un spectacle de théâtre s’adresse à une collectivité, et si un individu est dérangé, il doit comme simple atome de ce collectif, veiller à ne pas perturber la concentration du reste du public, c’est élémentaire, c’est un comportement civil, pour ne pas dire civilisé. Interrompre un spectacle « pour convenances personnelles » est un comportement de malotru, une petite barbarie.

Deuxième étonnement : Romeo Castellucci n’est pas un perdreau de l’année, il est bien connu du monde du théâtre et de la critique depuis plus de trente ans, et qui achète un billet pour un de ses spectacles sait grosso modo à quoi s’en tenir, d’autant que celui-ci, créé à Montpellier en février dernier, avait déjà été commenté ou critiqué par la presse avant son passage à Paris, par exemple sur Lokko.fr, le 27 février, dans Le Figaro du 26 février, dans Sceneweb du 1er mars, Marianne du 4 mars ou Le Monde du 3 mars, sans compter bien entendu l’article de David Verdier dans Wanderer du 2 mars. Il y en a pour tous les goûts, et il y a de quoi encourager ou décourager la curiosité. Aucun spectateur n’est pris en traître, et on ose supposer que ceux qui se déplacent pour Huppert, Castellucci et Racine savent qu’ils n’assisteront pas à une matinée classique.
J’en conclus donc à la mauvaise foi des perturbateurs, dont certains ont sans doute voulu « se payer » Huppert et Castellucci, d’un geste héroïque et avec une intelligence qui reste à démontrer. Sinon c’est simple, on reste chez soi
Troisième étonnement : On peut aimer ou non un spectacle, on peut le huer, se battre, casser des fauteuils et des chaises, c’était quelquefois le cas au XIXe, et même auparavant (les représentations n’étaient pas vraiment des havres de paix) mais aujourd’hui, on attend la fin de la représentation, à service fait comme on dit. Que des spectateurs frustrés ne retrouvent pas leur Racine chez Castellucci comme d’autres leur Shakespeare chez Thomas Jolly, quoi de plus naturel. Le théâtre est un art où l’hic et nunc, l’immédiat rencontre une attente. Mais c’est aussi un art qui, comme la nourriture agit en fait sur trois niveaux, un horizon d’attente, un effet immédiat et un effet à long terme, sur une salle et sur les individus qui la composent. Les perturbateurs agissent comme des brutes qui viendraient lors du repas enlever le plat qui est dégusté, ou retirer le pain de la bouche au nom de leurs propres exigences sans égard pour autrui, sans considération pour la place réelle qui est la leur dans le collectif. J’appelais cela barbarie, c’est du totalitarisme. C’est selon le titre du livre d’Elisabeth Roudinesco Soi-même comme un roi.
Quatrième étonnement : l’horizon d’attente. Nous avons depuis quelque temps tendance à sacraliser Racine au-delà du raisonnable. Castellucci n’est pas le premier à avoir été voué à l’Enfer dantesque des petits maîtres ès bon goût théâtral. En 2016 Warlikowski aussi reçut sa volée de bois vert avec sa Phèdre(s) (toujours avec Huppert d’ailleurs).

Ou Racine est du théâtre et on affronte la scène, en la matière, la Bérénice de Grüber fut jadis un choc pour tous les spectateurs à la Comédie Française. Ou bien comme disait un de mes bons maîtres, le seul décor, c’est le texte, et on se contente de lire, de fantasmer son Racine, de rêver à un théâtre idéal et on fiche la paix aux spectateurs des (vrais) théâtres.

Quelquefois notre relation au texte de Racine est telle que notre horizon d’attente de spectateur est tellement difficile à atteindre que toute représentation ne peut être que déception. C’était par exemple chez Proust l’expérience du narrateur de La Recherche face à la Berma, et ce n’est que longtemps après que le narrateur se rendit compte de ce à quoi il avait assisté, un horizon d’attente, un effet immédiat et un effet à long terme écrivais-je ci-dessus.
Mais Racine c’est du théâtre et pas seulement du texte, c’est de la représentation théâtrale et pas de la représentation mentale, il faut donc prendre le risque et laisser les artistes s’en emparer librement parce que nul n’est dépositaire de Racine. Il appartient à tous, il est partagé par tous. C’est un bien collectif du monde, de l’humanité entière, et j’ai envie de dire aux petits barbares parisiens du Théâtre de la Ville : « Ôte-toi de mon soleil ».

Note : je n’ai pas vu la production, et bien que je connaisse le travail de Romeo Castellucci depuis une trentaine d’années, j’ai été déçu par certains de ses derniers spectacles. Mais Il reste que je déteste au théâtre comme à l’opéra, toute forme d’intolérance, d’indisponibilité qui devient comme on dit pudiquement comportement inapproprié et moins pudiquement signe de sauvagerie.

 

 

 

 

AH ! MON DIEU QU’IL EST BEAU L’OPÉRA DE PAPA ! SUR LE “MODERNISME” À L’OPÉRA …

Résurrection de l’opéra, par Cham © BnF Gallica

Ces derniers mois, pour expliquer les motifs d’une éventuelle désaffection des publics pour l’opéra, on a vu apparaître dans la presse et les réseaux sociaux plusieurs contributions mettant en cause les mises en scène « modernes » qui ruineraient le plaisir de l’opéra.
Ainsi, par leurs excès, les horribles metteurs en scène auraient contribué largement à éloigner le public des opéras, à cause tout à tour du Regietheater (encore une fois il faudrait m’expliquer ce qu’on entend par là) des « transpositions » (là encore il faudrait expliquer pourquoi, comment et depuis quand), du culte de la laideur (là encore une notion toute relative…) etc.. etc… Un chef d’orchestre indigne a même enfilé un masque de sommeil pour diriger au Festival de Torre del Lago-Puccini en guise de protestation contre la mise en scène…
Alors j’ai voulu savoir ce que ces contempteurs entendent par mises en scène « modernes » et ce qu’ils désirent en retour. J’ai d’abord pensé naïvement que ces mélomanes amers appelaient de leurs vœux des mises en scène non « modernes » et pour mieux comprendre, j’ai consulté un dictionnaire d’antonymes, et voilà ce qu’on trouve pour les antonymes de moderne (source, http://www.antonyme.org/antonyme/moderne).

anachronique ancien antique archaïque arriéré classique démodé dépassé désuet fossile inactuel obsolète périmé passé préhistorique primitif rococo suranné traditionnel vétuste vieilli vieillissant vieillot.

En appliquant tour à tour ces adjectifs à l’expression « mise en scène », le paysage ressemble à un grenier ou à une échoppe de marché aux puces. Je ne peux me résoudre à cette pensée tragique qu’une partie des mélomanes (et des journalistes, et des chanteurs et des chefs) souhaite des mises en scènes obsolètes, primitives, surannées, vieillottes, j’en passe et des meilleures…

Devant les absurdités qu’on lit çà et là, qui sont plus souvent des invectives que des analyses, et nourri par l’histoire des réceptions du public, des publics de l’époque de leur création à des mises en scènes devenues ensuite culte (pensons à Chéreau à Bayreuth), et par la question de la complexité d’un art qu’on veut réduire au simplisme, je voudrais rappeler quelques éléments face à des manifestations antihistoriques, anticulturelles et antiartistiques qui ressemblent aussi beaucoup à des réactions idéologiques (et politiques) que l’ai fétide ambiant encourage  pour certains, corporatistes pour d’autres.

 

Quelques évidences pour commencer

Il y a eu quelques attaques en règle dans le monde de l’opéra contre les tendances des mises en scène contemporaines qui ont réveillé la bête et tenté de répondre à une question qui ne se pose pas.
Si ces gens savaient un peu de quoi on parle, ils sauraient que le Regietheater est un mouvement né à la fin des années 1970, et que ses représentants ont aujourd’hui entre 70 et 80 ans, quand ils ne sont pas décédés. C’est une appellation commode pour mettre dans un même sac toutes les mises en scènes qui dérangent un certain public réactionnaire, qui a toujours existé, le même qui huait Wieland Wagner ou Patrice Chéreau ou Jorge Lavelli quand ils proposaient leurs visions nouvelles à l’opéra. Rien n’a changé.
À lire ces libelles, on affirme qu’en France par exemple la désaffection du public signifie fin de l’opéra dont on rend responsable les mises en scènes. Or, liste des théâtres en main, la plupart ont perdu du public mais l’écrasante majorité des opéras en France propose des productions traditionnelles, seules des institutions comme l’Opéra de Paris (et pas toujours), l’Opéra de Lyon, l’Opéra du Rhin, quelquefois l’Opéra de Lille proposent des mises en scènes contemporaines qui peuvent « heurter » un public traditionaliste. Les autres théâtres qui proposent de l’opéra proposent des productions plutôt « classiques ». Si l’on écoute ces libelles la désaffection devrait toucher en premier les premières, ce qui n’est pas vérifié… mais qui se vérifie aussi ailleurs, là où le « Regietheater » est encore un mot inconnu. On a observé une lente érosion des publics en Italie aussi, un pays où ce mot est encore plus inconnu qu’en France.
Donc l’argument est agité pour faire buzz, dans des médias français d’opéra ou de musique classique très largement opposés aux mises en scènes contemporaines et aux évolutions du théâtre.
L’avenir de l’opéra est une question qui se pose depuis des dizaines d’années : il suffit de relire les interviews de Gerard Mortier déjà quand il était à la Monnaie, ou de Rolf Liebermann quand il était à Paris, à une époque où le public était en extension (une extension à laquelle on a répondu par de nombreuses constructions de salles et d’auditoriums). L’avenir du genre est une question qui se pose, mais pas sous le prisme des mises en scènes, plutôt sous le prisme général des exigences du genre lyrique à tous les niveaux, et c’est une autre question.
Cette question commence d’ailleurs à se poser dans des pays de tradition plus musicale, même si ce n’est pas exactement dans les mêmes termes.
Il faut distinguer aussi les articles opportunistes, comme celui paru dans Le Temps le 12 septembre dernier, à relier évidemment au changement de direction à prévoir au Grand Théâtre de Genève, où Aviel Cahn part pour Berlin dans trois saisons. Il s’agissait de peser indirectement sur le débat de la succession, dans une Suisse où deux des trois théâtres les plus importants (Bâle et Zürich) sont plutôt ouverts, et où le choix d’Aviel Cahn à Genève avait été considéré comme une rupture après une dizaine d’années de ronronnement. Donc l’article en question ouvrait un débat qui avait de fortes implications locales.
Mais évidemment, on s’en est emparé dans les officines, c’était trop beau, d’autant que des stars du chant comme Jonas Kaufmann relayaient le même refrain.
Dernier point, on a en France récemment porté aux nues la Carmen rouennaise, comme un retour à la saine tradition (un opéra plutôt fraichement accueilli à sa création d’ailleurs) en niant tout ce que les recherches philosophiques sur l’herméneutique nous ont appris, à savoir que le retour au passé n’est jamais un vrai retour, mais un regard sur nos fantasmes du passé, sur nos représentations présentes du passé. On sait bien que l’âge d’or n’existe pas. Nous allons essayer de développer la question sans du tout d’ailleurs remettre en cause la pertinence de l’entreprise, mais simplement en essayant d’en dire le périmètre.

 

La mise en scène à l’opéra

Rappelons que l’histoire de la mise en scène, au sens moderne du mot, commence dans la dernière partie du XIXe siècle, en réaction à une pratique de l’opéra fossilisée et antithéâtrale, développée notamment dans les écrits de Richard Wagner mais aussi inspirée à la fin du XIXe par les innovations techniques qui vont définitivement changer le rapport de la salle à la scène, qui concernent d’ailleurs aussi bien l’opéra que le théâtre parlé. On évoquera pour mémoire sa réflexion : « j’ai inventé l’orchestre invisible, que n’ai-je inventé le théâtre invisible… » ce qui n’est pas spécialement sympathique pour le théâtre de son temps, à commencer par le premier Ring de Bayreuth, dont il n’aimait pas la mise en scène, c’est de notoriété publique.
La réflexion sur la mise en scène s’enrichit, moins à l’opéra qu’au théâtre, par des contributions de théoriciens comme Adolphe Appia, Edward Gordon Craig, Max Reinhardt (cofondateur du Festival de Salzbourg conçu d’abord comme Festival de Théâtre), Stanislavski, Antoine, Jacques Copeau, Vsevolod Meyerhold, Bertolt Brecht, Peter Brook etc… La liste est longue de ceux qui réfléchissent au XXe siècle sur l’art de la mise en scène, y compris au péril de leur vie (Meyerhold), ce qui nous montre aussi que la question théâtrale est idéologique et politique.
À l’opéra, avant la deuxième guerre mondiale, rien ne bouge vraiment, sinon les réflexions scéniques essentiellement théoriques menées par Adolphe Appia, et pratiques à Bayreuth, y compris sous l’impulsion d’un certain Adolf Hitler, qui impose une nouvelle mise en scène de Parsifal (au grand dam des traditionnalistes), l’ancienne étant maintenue depuis la création en 1882 comme une relique.

Après la deuxième guerre mondiale,  l’opéra connaît à Bayreuth encore, une sorte de révolution avec Wieland Wagner, sanctifié aujourd’hui, qui n’a pas manqué d’être en son temps conspué, tandis que des disciples de Brecht commencent à travailler à l’opéra comme Giorgio Strehler en Italie et ou en Allemagne de l’Est à la fin des années 1960 dans le sillage de la réflexion brechtienne (Ruth Berghaus, Götz Friedrich, Harry Kupfer, vrais fondateurs du Regietheater, et à l’ouest Hans Neuenfels),  en Pologne, autour de Tadeusz Kantor puis de Jerzy Grotowski., mais aussi en URSS autour de Iouri Lioubimov et de la Taganka.
Que pour l’essentiel la réflexion théâtrale qui a abouti à notre théâtre d’aujourd’hui ait été menée dans des pays totalitaires du bloc de l’Est par des gens qui s’inscrivaient en résistance ouverte ou aux marges, ou qui jouaient avec les failles de ces régimes en dit long, y compris sur l’intolérance des contempteurs de ce théâtre aujourd’hui qui en est l’héritier. Enfin, dans les pays anglosaxons de grande tradition actoriale, la question de la mise en scène se réduit souvent à la question de l’acteur, et les metteurs en scènes novateurs (Brook, Wilson, Sellars) ont fait essentiellement carrière en Europe continentale. Un hasard ?

Tout cela pour souligner que la question de la mise en scène ne vient pas de nulle part, qu’elle n’est pas une génération spontanée d’imbéciles et de trouble-fêtes et qu’elle court toute la fin du XIXe et le XXe siècle dans un parcours où se mêlent à la fois la réflexion sur les évolutions du théâtre, notamment face au cinéma, sur les technologies, et enfin sur l’état du monde et l’histoire, et cette question évidente qui se pose depuis des décennies : que peut nous dire du monde et de nous-mêmes le théâtre d’aujourd’hui ?

De ce bouillonnement intellectuel, l’opéra n’a cure jusqu’aux années 1970. la question de la mise en scène se pose à Bayreuth depuis les années 1950, dans le reste du monde à quelques rarissimes exceptions, elle ne se pose pas : prima la musica, primi i cantanti, chant et musique ont la primeur, la mise en scène se réduisant à de « beaux » décors et de « beaux » costumes colorés, dans une tradition spectaculaire qui remonte au monde baroque des XVIIe et XVIIIe : l’opéra, un monde du tape-à-l’œil, pour public ivre de voix qui vient simplement se distraire. Temps bénis où les chanteurs étaient les rois.

Deux événements aux conséquences considérables vont bousculer ce bel ordonnancement. Tous deux à Bayreuth : en 1972, Götz Friedrich transfuge de l’Est met en scène Tannhäuser idéologique et ouvrier et Patrice Chéreau en 1976 met en scène le Ring du centenaire, sous la direction de Pierre Boulez.
Notons qu’en 1974, Luca Ronconi avait commencé un Ring à la Scala sous la direction de Wolfgang Sawallisch qui avait tellement bousculé qu’il ne sera poursuivi que plusieurs années plus tard à Florence. Ce Ring influencera évidemment Chéreau et montre qu’à l’opéra on commence à frémir : si l’on prend l’exemple de Paris, le scandale provoqué par le Faust signé par Lavelli (quarante ans de présence au répertoire ou à peu près jusqu’à son remplacement par une production minable de Martinoty…heureusement rattrapée par celle de Kratzer actuelle) date de juin 1975… Comme quoi scandale en 1975 et classique dans les années 2000, c’est pareil pour le Ring de Chéreau, porté aux nues par les enfants de ceux qui hurlaient à la trahison en 1976.
Et l’histoire se répète au théâtre où chaque génération de spectateurs affiche ses oppositions : l’histoire se répète jusqu’à devenir une farce, pour parodier Marx.

Je l’ai écrit très souvent dans ce Blog, et notamment dans mes articles sur le Regietheater : si Chéreau n’est pas un représentant du Regietheater pur et dur, il a été formé auprès de Strehler au Piccolo Teatro de Milan, qui est un grand metteur en scène de Brecht, et son travail au théâtre d’abord (La Dispute), à l’opéra ensuite (Les Contes d’Hoffmann), lui ouvrent les portes de Bayreuth, où son Ring est considéré comme une révolution, provoquant des réactions d’une rare violence, dans la salle et hors de la salle, de la part des spectateurs, de certains universitaires et associations et aussi de certains chanteurs (Karl Ridderbusch, René Kollo) qui se répandent dans la presse avec des arguments voisins de ce qu’on entendait sur Wieland Wagner en 1956 (Die Meistersinger von Nürnberg) et aujourd’hui dans la bouche des Kaufmann et autres.
En réalité quelles que soient les périodes, on entend les mêmes reproches, notamment l’absence de respect du compositeur et de ses « intentions » (qu’évidemment tout le public connaît par des séances de spiritisme ad hoc – esprit de Wagner es-tu là ?) quand ce n’est pas la trahison par des metteurs en scène qui ne connaissent pas la musique… un exemple : Christoph Marthaler dont le Falstaff a provoqué à Salzbourg de dangereuses éruptions boutonneuses et des crises d’urticaire a d’abord été musicien avant d’avoir été metteur en scène et connaît parfaitement la partition de Falstaff, qu’il aime, au contraire que ce que j’ai lu sous la plume d’un de ces libellistes.
Et l’attaque frontale de certains aujourd’hui contre les mises en scènes reprend des arguments mille fois ressassés, sans argumentaires nouveaux, comme si la mise en scène était devenue l’élément perturbateur d’un ordre des choses qui semblait aller si bien, un âge d’or, cet avant des « grandes » mises en scène (dans lesquelles on place étrangement les Wieland Wagner, les Chéreau si vilipendés à l’époque de leurs productions).

Le monde de l’opéra appartenait jadis aux chanteurs et aux chefs, et l’arrivée de la mise en scène a bousculé ce petit monde, en le surprenant dans ses habitudes : la mise en scène prenait un peu de la lumière qui leur était réservée, si bien que certains chefs, persuadés qu’ils étaient le tenant et l’aboutissant de l’opéra, se sont mis à la mise en scène, par exemple Karajan dans les années 1970, plus récemment  Riccardo Muti (avec sa fille comme prête-nom) ou Ivan Fischer avec des résultats contrastés.

Mais l’opéra n’est ni le chef, ni le chanteur, ni le metteur en scène, l’opéra est une combinatoire…

La question est donc plus profonde, elle concerne bien plus la relation du public d’opéra au théâtre, et notamment aux évolutions du théâtre parlé, elle concerne le cloisonnement des publics et la totale inculture de beaucoup d’artistes lyriques ou chefs d’orchestre en matière de théâtre parlé, pour ne pas évoquer celle de certains spectateurs hurleurs ou « souffrant » en silence. La réflexion sur le théâtre qui existe depuis des siècles ne peut que rejaillir sur l’opéra, art scénique par excellence, qui mêle théâtre et musique. Ce qui en France a été compris dans le domaine de la danse qui s’est ouverte sur des formes très diverses semble être refusé à l’opéra, qu’on veut forcément empaillé sans doute parce qu’on aime qu’il garde son caractère d’entre soi doré et champagnisé.
Or la réflexion théâtrale, celle des Brecht, des Kantor, des Grotowski, des Brook, des Wilson etc… rejaillit forcément sur la manière de jouer, sur la manière de lire un texte, un personnage, une situation, et sans qu’on ne le perçoive forcément aussi sur notre manière d’aller au théâtre, d’accepter telle ou telle forme, d’autant que la réflexion accompagne aussi les évolutions des techniques scéniques, vidéo, laser, éclairages qui changent complètement notre regard et nos visions.

Mais ici l’inculture est de mise : il est clair que l’école, pas plus qu’elle ne transmet l’opéra (on s’étonne que les jeunes n’y aillent pas, qui leur en parle à l’école ?), ne transmet le théâtre. Certes on y étudie le théâtre à travers l’évolution des formes littéraires (les genres, les écoles, les périodes), mais pratiquement jamais (sauf de la part d’enseignants sensibilisés ou formés) on ne parle de mise en scène, de jeu, de passage du texte à la scène. Je connais suffisamment le sujet de l’intérieur pour constater qu’il n’y a pas d’évolution de ce point de vue entre les années 60 où j’étais élève et les années 2000 où j’étais inspecteur (sauf évidemment dans les « options » et enseignements spécialisés), si ce n’est pendant le bref passage dans les programmes de l’objet d’étude, Théâtre : texte et représentation, aujourd’hui aux oubliettes, si bien que pour le tout-venant des élèves, rien ne se passe s’ils ne sont pas dans un contexte familial favorable ou tombés avec le prof sensibilisé. Il n’y a donc pas à s’étonner de la situation.

D’abord on confond mise en scène avec décors et costumes, et mise en scène et mise en place (« tu sors là, tu entres là ») ; très souvent quand on parle de mise en scène on vous répond décors… La mise en scène, à l’opéra, c’est pour tous ces contempteurs un simple passe-plat.
Ensuite on nie totalement une vérité qui structure l’origine de l’opéra, né pour faire revivre la tragédie grecque, c’est-à-dire le théâtre par excellence. Une intention que Wagner retrouvera avec son théâtre de Bayreuth conçu au départ comme populaire et si clairement référencé au théâtre grec, comme retour au « vrai » théâtre puisqu’il qu’il refusait l’opéra de son temps, fossilisé, mondain, qui n’avait pas de valence civique ou politique. Mais Wagner est un horrible, c’est bien connu puisqu’il a contribué à la naissance de la mise en scène…

La mise en scène offre une réponse à une question posée par des textes, livret et ses sources, et partition. Il est évident que des textes aussi denses que celui du Ring ou même celui de Lohengrin ou Parsifal posent des questions qui vont dans plusieurs directions, à commencer par celle du Sauveur… une question politiquement très actuelle, très urgente, et qui semble échapper à des yeux qui préfèrent le cygne, la colombe, ou le dragon « pour rêver », étant bien entendu que les récits d’opéra nous font rêver : Lucia qui délire après avoir sauvagement assassiné le mari qu’on lui a imposé, Traviata qui meurt de phtisie abandonnée de tous, Tosca quasi violée, meurtrière, et qui se jette du haut du château Saint Ange, sans parler d’Otello, de Bohème, de Pagliacci, histoires de meurtres, de misères et de sang, et je ne parle ni de Lulu, ni de Wozzeck ni même des opéras baroques dès les origines, parce que l’Incoronazione di Poppea n’est pas spécialement un conte de fées…
Mais tout paraît tellement plus supportable avec cette musique qui adoucit les mœurs et non avec ces horribles metteurs en scène qui nous mettent devant les yeux la vérité des livrets, des livres et donc des hommes.

La presse française en transes autour du refus des mises en scène « modernes » semble mettre en relief ce qui ne serait qu’une mille et unième resucée du conflit entre les anciens et les modernes.
C’est faux
Comme tout travail artistique, une mise en scène a du sens ou n’en a pas, qu’elle soit moderne ou classique, et l’opéra du XIXe dit des choses sur le monde qui sont aujourd’hui parfaitement dans l’actualité, et donc actualisables : prenons les opéras de Meyerbeer ou La Juive de Halévy, spectaculaires certes, mais pas seulement : La Juive et Les Huguenots sur la tolérance et les guerres civiles, Le Prophète sur les faux prophètes et le populisme des charlatans, L’Africaine sur l’acceptation de l’Autre, qui n’a pas la même couleur de peau.

Des questions évidemment aujourd’hui résolues, intransposables, inactualisables.
D’ailleurs en matière de « transposition » – ce mot honni par certains aujourd’hui, à l’ENO le Rigoletto d’un Jonathan Miller, une figure plutôt classique et sage, transposé dans le milieu de la Mafia newyorkaise a remporté un succès qui ne s’est jamais démenti à Londres, une ville où le Regietheater n’a pas droit de cité du tout, dans un pays, la Grande Bretagne où la mise en scène reste souvent dans les placards… À qui se fier alors?.

Si l’opéra est un art d’aujourd’hui, ce n’est pas seulement par des créations d’aujourd’hui, mais parce que les créations d’hier posent des questions encore aujourd’hui irrésolues, et c’est à la mise en scène d’aujourd’hui de le révéler ou de le confirmer. L’Opéra, comme tout spectacle vivant et en premier lieu le théâtre a une fonction civique, visant à éclairer le citoyen par son regard sur le monde… Ainsi au moins l’ont entendu la plupart des grands compositeurs et cela, seule la mise en scène peut le mettre en lumière, plaçant l’opéra au centre de la cité, et pas au centre des ors et des froufrous.

Mais en ces temps de fragilité idéologique, dans une société prête à accepter populismes et totalitarismes aux réponses simplistes plus que simples, on refuse d’aller au spectacle pour se poser des questions, pour voir en face ce qu’est le monde (je suis épouvanté par la bêtise de ces discours sur le laid et le trash à l’opéra, comme si le monde d’aujourd’hui était un paradis fleur bleue) : tout le monde va aller entendre West Side Story au Châtelet. Qu’est-ce que West Side Story sinon une histoire de conflits interraciaux, pas plus résolus aujourd’hui qu’hier parce que le monde est bien entendu un paradis fleur bleue. Quand Barrie Kosky met en scène Anatevka (Le violon sur le toit), une comédie musicale sur les pogroms et l’antisémitisme structurel de la Russie tsariste (et d’ailleurs), il ne montre pas non plus un paradis fleur-bleue. Il y a tant de variations dans l’offre théâtrale, tant de facettes qu’on ne peut véhiculer une pensée aussi rudimentaire et simpliste que celle que je lis dans les médias aujourd’hui qui semblent hélas, se détourner de la pensée complexe.

 

La question des chanteurs

Il est clair que dans un monde qui appartenait beaucoup aux chanteurs, un peu aux chefs, l’irruption des metteurs en scène a de quoi déranger un ordre établi, d’autant que dans les années 1970, les temps changent aussi pour les chanteurs, attachés souvent à des troupes ou à des théâtres dans les années 1950-60. Vienne, Berlin-Est, New York, Paris, la Scala avaient soit leurs troupes, soit leurs chanteurs locaux, dans un monde où les déplacements restaient encore une affaire lourde : si on allait chanter à New York ou Buenos Aires, c’était pour un séjour de plusieurs mois et plusieurs rôles et pas pour une semaine.

L’ère des jets (le Boeing 707 est mis en service au début des années 1960) change la donne et rend les voyages intercontinentaux plus faciles en divisant par deux les temps de vol, désormais aussi sans escales, et permet une mobilité qui n’existait pas précédemment.

Sans metteurs en scène empêcheurs de chanter en rond, on pouvait aisément de New York à Vienne en passant par Londres, chanter le même Mario, le même Alfredo, avec les mêmes gestes, les mêmes mouvements ressassés dans des décors plus ou moins stéréotypés : un opéra comme La Bohème dans vingt-cinq théâtres est vingt-cinq fois le même : ça facilite grandement le travail et surtout, ça évite de passer du temps à des répétitions inutiles.
Bien des stars n’aiment pas les répétitions, parce qu’elles ont des concerts à droite et à gauche et que les exigences des répétitions (trois à six semaines en général) les bloquent et les empêchent de cachetonner. Cela touche moins les chefs qui arrivent en général à la fin du processus, disons dans les deux (trois dans les meilleurs cas) dernières semaines et que les chefs qui participent aux répétitions scéniques ou qui font travailler les chanteurs au piano se comptent sur les doigts d’une main.
Mais la question des répétitions est dolente, et bien souvent on répète avec la doublure avant l’arrivée de la star, voilà par exemple une raison très pragmatique de la réserve de certaines stars (et pas seulement) envers les mises en scène : le fric qu’on perd…
Malheureusement les chanteurs croient souvent que seul le gosier compte : il y a des exemples historiques de carrières qui sont devenues mythiques grâce aux mises en scène : hier Gwyneth Jones sans Chéreau aurait-elle accédé au statut qu’elle a dans les mémoires collectives des mélomanes, et aujourd’hui Asmik Grigorian sans la Salomé de Castellucci à Salzbourg ou Ausrine Stundyté sans Calixto Bieito feraient-elles les carrières qu’on connaît ?

Le travail scénique (quand il est bon) en réalité donne au travail musical une valence supplémentaire, une autre dimension, qui en renforce la puissance.
J’adore entendre les wagnériens trahir allégrement leur Dieu lorsqu’ils se présentent à Bayreuth avec des masques de sommeil ou proclament qu’une version concertante vaut mieux qu’une version scénique. C’est l’inverse de ce que Wagner a proclamé toute sa vie, mais on n’est pas à une contradiction près. Il est vrai que les fous de Dieu sont souvent aussi des hérétiques…

Ce que font les metteurs en scène avec les chanteurs, c’est qu’ils travaillent d’abord sur le texte, pour en faire percevoir les possibles, les sens multiples, la profondeur, il y en a qui acceptent, et d’autres pour qui c’est une perte de temps. Le chant ce n’est pas des notes, c’est un texte, et les plus grands artistes le savent bien. L’urgence des chanteurs, et c’est naturel, c’est d’abord leur voix, mais certains savent que la voix ne saurait être tout, et d’autres non (voir Jonathan Tetelman à Salzbourg dans le rôle de Macduff, complètement à côté de la plaque avec sa belle voix et qui risque de finir en bête de foire).

 

La Carmen rouennaise et les dangers d’une méprise…

Aujourd’hui, tout le monde ne bruisse que de la Carmen rouennaise, qui aurait une puissance scénique inédite sur le public et notamment sur les jeunes, et qui comme écrit Le Figaro serait l’indice de « La fin du modernisme ».
Mais quand finira-t-on de prendre les lecteurs auditeurs spectateurs pour des imbéciles ?

D’abord, je peux dire, je l’ai vu et vécu, que Jeanne au Bûcher signée Castellucci à Lyon, avait eu sur les jeunes élèves de lycée professionnel que j’avais accompagnés un impact si fort qu’ils sont intervenus en défense du spectacle face à des spectateurs qui le huaient. On est loin de Carmen de 1875, mais c’est une simple constatation : préparés, les jeunes qu’on amène à l’opéra sont sensibles à l’impact et à la nature du spectacle, quel qu’il soit, parce qu’ils n’ont ni horizon d’attente, ni idées préconçues sur la mise en scène et c’est tant mieux, ils sont disponibles, face à d’autres quelquefois bouffis de certitudes.

Une reconstitution archéologique d’un spectacle a toujours un intérêt, et c’est pratiqué assez souvent par ailleurs. En ce moment au Japon, l’Opéra de Rome vient de triompher avec une production de Tosca dans les décors de la création qui est l’un de ses étendards depuis des années. En 2017, le festival de Pâques de Salzbourg a proposé une Walkyrie dans la production et les décors de Herbert von Karajan de 1967, opération « nostalgie » qui n’était pas tout à fait réussie d’ailleurs. Et il y a de nombreux autres exemples.

L’enjeu pour Rouen est ailleurs : d’abord, c’est un théâtre qui a souffert plus qu’un autre de la crise issue du Covid et des augmentations des coûts, il a dû demander de l’aide et revoir sa production lyrique drastiquement à la baisse, l’opération est une opération légitime de communication pour montrer que ce théâtre existe et qu’il propose une opération forte qui attire les foules, qui remue nationalement (pas toujours pour de bonnes raisons, mais ça n’est pas là pour Rouen le sujet) : c’est une manière de mettre aussi les tutelles devant des responsabilités que souvent elles fuient.

L’opération Carmen est toutefois une reconstitution moderne, avec un metteur en scène d’aujourd’hui, Romain Gilbert, sensible, intelligent, qui sait ce que mise en scène veut dire, une chorégraphie d’aujourd’hui (Vincent Chaillet) et des décors de toiles peintes d’après les documents d’époque d’Antoine Fontaine, des costumes que Christian Lacroix a reconstitués sur un travail de recherche du Palazzetto Bru Zane.
Ceux qui disent « Carmen comme à la création » confondent donc une fois de plus décors et costumes et mise en scène, sachant que la notion de mise en scène telle que nous l’entendons n’était pas en 1875 à Paris vraiment d’actualité.

Comme à la création ? Évidemment non, puisque d’une part les éclairages n’avaient rien à voir, que d’autre part à la création l’œuvre a été très fraichement accueillie et donc le public n’a pas vraiment réagi comme il le fera aujourd’hui où Carmen est l’opéra le plus joué au monde, et qu’enfin et étonnamment, la salle de la création, l’Opéra-Comique n’est même pas coproducteur, au contraire de l’Opéra Royal de Versailles, dont la relation à Carmen reste à prouver au contraire de sa relation à la nostalgie de l’art de cour…

Il s’agit d’une reconstitution scrupuleuse, sans doute, on peut faire confiance au Palazzetto Bru Zane, mais qui ne peut que jouer sur les fantasmes du public qui ira voir une pièce qui n’est même pas muséale, parce que ce n’est pas une représentation dans les conditions de la création (on n’a même pas l’hologramme de Madame Galli-Marié…) et donc qu’il y a autant d’exactitude archéologique que de fantasme et d’horizon d’attente, comme dans tout spectacle de ce type d’ailleurs.

La reconstitution archéologique ne peut-être qu’une curiosité esthétique : je serais curieux de voir quelle réaction aurait le public devant la mise en scène reconstituée de la création du Ring (1876, un an après Carmen) alors que l’image la plus fantasmée d’un Wagner « traditionnel » aujourd’hui est celle véhiculée par les productions de Wieland et Wolfgang Wagner, qui faisaient hurler dans les années 1950

En matière de reconstitution archéologique, de « vraie » reconstitution archéologique on a l’exemple de celle effectuée au Palais de Cnossos en Crète, près d’Heraklion, faite par Arthur Evans au début du XXe siècle, qui est une catastrophe, puisque les livres d’images nous transmettent ses fantasmes, ses propres projections personnelles qu’il a construites en béton sur les fondations même du palais, qu’on ne peut plus détruire aujourd’hui sous peine de détruire les ruines authentiques. On vient donc voir non le palais de Cnossos, mais un fantasme de palais… comme on va à Rouen voir un fantasme de Carmen.

Toute reconstitution est expérience, elle ne saurait tenir pour vérité révélée, par une loi d’airain, qui est qu’eux (ceux de l’époque de la création), c’est eux, avec leur vision du monde d’alors, leur morale d’alors, leurs valeurs d’alors, et que nous, c’est nous. Carmen a fait scandale en 1875, aujourd’hui, c’est une histoire plus courante et banale (même si fabriquer des cigarettes, n’est plus très politiquement correct…). Il n’y a plus de scandale : nous ne pensons donc plus Carmen comme il y a 148 ans. La Carmen de Rouen ne peut-être que pittoresque, au-delà de la réussite du spectacle, comme la visite d’un village du Moyen âge reconstitué, une sorte de Puy du Fou à l’opéra. Je n’en nie pas l’intérêt, mais qu’on n’en fasse pas une vérité révélée de l’opéra éternel.

Enfin, dans la série l’arbre qui cache la forêt, si je considère la programmation d’opéra (en version scénique) à Rouen, je compte
Carmen (Bizet): 6 représentations
Ô mon bel inconnu (R.Hahn) : 2 représentations
Tancredi (Rossini): 3 représentations
Tristan und Isolde (Wagner): 3 représentations

Soit 13 représentations dans la saison dont 6 sont prises par Carmen, c’est à dire 46% de l’ensemble, presque la moitié…
Rajoutons trois représentations de Don Giovanni de Mozart en version concertante, Carmen  prend quand même 37% du total…
Je sais bien que le directeur de l’opéra de Rouen préfèrerait afficher une saison à 30, 40 ou 50 représentations d’opéra, mais le système en cours dans notre beau pays de la culture ne lui en offre pas la possibilité…

Alors, si cette Carmen qui prend tant d’espace médiatique, national et financier permet par son succès de proposer l’an prochain une saison d’opéra un peu plus digne que 14 (ou 17) représentations annuelles d’une salle qui s’appelle « Opéra », alors tant mieux. Si c’est un cache-misère, alors l’hypocrisie continue.

 

Conclusion

J’ai voulu essayer de rappeler que la question du « modernisme » à l’opéra est plus complexe que ce que les médias présentent, qui accentuent les contrastes pour faire du story-telling, qui fait vendre et contribue largement à l’abêtissement général.
La question du spectacle vivant est complexe comme toutes les grandes questions culturelles et oserais-je dire politiques. Le spectacle vivant a perdu des spectateurs depuis quelques années, l’opéra en perd depuis bien plus, et ce n’est pas forcément dû aux mises en scènes modernes parce qu’il en perd aussi où la mise en scène d’aujourd’hui n’a pas encore pénétré.
L’argument du modernisme cache en réalité des positions idéologiques, politiques, plus que culturelles.
Les pays où l’opéra est muséal (ou patrimonial) aujourd’hui en Europe se situent plutôt du côté des totalitarismes et populismes (comme sous Staline d’ailleurs et ses immédiats successeurs), et en ce moment agite (un peu) l’Italie qui pourtant n’est pas de tradition Regietheater, loin de là, mais elle affiche un gouvernement culturellement plutôt destroïde. Il est clair que dans certains pays, (y compris les États-Unis qui en matière idéologique se posent là également) le spectacle ne doit pas soulever de questions perturbantes et qu’on y préfère un public endormi par un opéra entertainement, qui laisse défiler les spectacles faits pour « s’évader » .
Je préfère pour ma part la complexité au simplisme, la réflexion à la sédation par les Carmen de 1875, le débat à la passivité du public. Que les mises en scène soient huées ne me dérange pas si cela montre que le théâtre est un art vivant, et pas un Musée de la nostalgie et de la poussière. L’opéra a droit au débat, comme tout spectacle d’aujourd’hui, et pas d’hier, mais que ce soit un vrai débat, et pas une série d’assertions non démontrées.et d’invectives.
Dernière remarque en forme de pirouette : si on suivait nos contempteurs de l’opéra « moderne », la danse académique devrait s’imposer partout, puisqu’elle est à la chorégraphie ce que la « mise en scène traditionnelle » est à l’opéra, et pourtant partout s’impose la danse contemporaine avec une ouverture que personne ne remet en cause dans ce domaine, aux dépens de la « danse académique ». On devrait entendre hurler… mais non, sans doute que ces mêmes contempteurs voient d’un bon œil que les salles d’opéras soient les derniers foyers de la danse académique, et parce que l’académisme sied à l’opéra comme le deuil à Electre…

Et pour information: dernière critiques d’opéra sur Wanderersite.com dans des mises en scènes  d’inspirations très diverses.

Idomeneo, Nancy, Mise en scène Lorenzo Ponte (David Verdier)
Norma, Messine, Mise en scène Francesco Torrigiani (Sara Zurletti)
Boris Godounov, Hambourg, Mise en scène Frank Castorf (Guy Cherqui)
Lohengrin, Paris, Mise en scène Kiril Serebrennikov (David Verdier)

 

 

 

 

 

LA SAISON 2023-2024 DU THEATER BASEL

@DR/WIKIpedia

ET SI ON ALLAIT À BÂLE?

Nous proposons à nos lecteurs pour la première fois de découvrir la saison lyrique du Theater Basel, qui offre en outre une saison théâtrale et une saison de ballet.
En effet, ce théâtre est assez particulier dans le paysage, par une programmation souvent imaginative, pas forcément au niveau des titres, mais au niveau des offres qui les soutiennent, cette année par exemple, les manifestations proposées autour du Ring des Nibelungen, dont seront présentés Das Rheingold et Die Walküre.

C’est aussi un théâtre accessible depuis la France, au public alsacien et franc-comtois (Une quarantaine de kilomètres de Mulhouse, 180 kilomètres de Strasbourg et à portée d’autoroute de toute la Franche Comté) et à trois heures de TGV de Paris avec un aéroport (Bâle Mulhouse) fréquenté par les low-coast. Il y a donc des arguments forts qui nous induisent à offrir dans nos comptes rendus une place à cette institution que le Wanderer fréquente depuis plus d’une quinzaine d’années, sans jamais avoir été déçu.
En outre Bâle est une ville fort sympathique qui a d’autres atouts, et si on peut l’estimer un peu chère pour des bourses françaises, on peut toujours loger en Allemagne, à trois kilomètres, tout près de la frontière à Weil am Rhein, ou à Saint Louis en France, voire à Mulhouse et les prix pratiqués par le théâtre sont bien plus raisonnables que ceux pratiqués à Genève ou Zurich.

Il y a en plus des arguments touristiques qui ne sont pas indifférents aux amateurs d’art, notamment l’architecture (Bâle est une des capitales européennes de l’architecture) et l’art contemporain, avec le Musée Tinguely, et la Fondation Bayeler ainsi qu’en Allemagne sur la frontière, le Vitra campus, un vaste espace qui mêle architecture, design art, nature dont le Vitra Design Museum conçu par l’architecte Frank Gehry. Enfin pour les amateurs de réjouissances aquatiques, attenant à Vitra et toujours à Weil am Rhein, le Laguna Badeland.
Vous n’y pensiez peut-être pas, mais Bâle peut être un vrai but de long week-end, à l’occasion d’une ou plusieurs soirées d’opéra qui souvent valent la peine.

Le Theater Basel, institution municipale est un ensemble moderne, abritant la grande salle de spectacle d’environ mille places, une plus petite salle (kleine Bühne) de 320 places et à deux cents mètres le Schauspielhaus, le théâtre de prose, avec une salle d’environ 500 places et c’est dans tous ses espaces un lieu accueillant et agréable.
La saison, composée d’opéra, de ballet et de théâtre propose environ 600 représentations. L’intendant actuel est le metteur en scène Benedikt von Peter qui à l’instar de son collègue de Zurich, assume la mise en scène du nouveau Ring.
C’est un théâtre de troupe, (acteurs comme chanteurs) et c’est par Bâle que Simon Stone qui y était en résidence a commencé sa carrière européenne, mais pas un théâtre de répertoire au sens strict, beaucoup de nouvelles productions et quelques reprises. Enfin chaque production bénéficie pour l’essentiel de 10 à 18 représentations dans l’année ce qui laisse un vaste choix pour les dates. Pas de productions proposées seulement pour une dizaine ou une douzaine de jours.

La saison 2023-2024 propose les 10 productions d’opéra suivantes (7 NP et 3 reprises):

Nouvelles productions
Wagner :
Das Rheingold
Die Walküre

Herbert Grönemeyer :
Pferd Frisst Hut

Georges Bizet :
Carmen

Claudio Monteverdi :
L’incoronazione di Poppea

W.A.Mozart :
Requiem

Ambroise Thomas :
Mignon

Reprises :

Rossini :
Il Barbiere di Siviglia

Weber :
Der Freischütz

Verdi :
Rigoletto

 

NOUVELLES PRODUCTIONS

Septembre-Octobre 2023

Richard Wagner : Der Ring des Nibelungen
Das Rheingold

8 repr. du 9 sept. au 22 juin – Dir : Jonathan Nott/MeS : Benedikt von Peter
Avec : Nathan Berg, Michael Borth, Michael Laurenz, Solenn’ Lavanant Linke, Hanna Schwarz, Lucie Peyramaure, Andrew Murphy etc…
Sinfonieorchester Basel

Die Walküre
8 repr. du 16 sept. au 23 juin – Dir : Jonathan Nott/MeS : Benedikt von Peter
Avec : Nathan Berg, Solenn’ Lavanant Linke, Ric Furman, Artyom Wasnetsov, Theresa Kronthaler.
Sinfonieorchester Basel

Le Ring n’a pas été monté à Bâle depuis quarante ans, et au-delà de la représentation du cycle wagnérien, c’est à un effort de contextualisation des thèmes traités dans le cycle wagnérien qu’invite le Theater Basel en élargissant les représentations à un « Festival » qui s’appuie sur les thématiques du Ring pour les insérer dans des perspectives actuelles, multiples et quelquefois inhabituelles, soulignant ainsi l’actualité d’une œuvre qui continue de nous parler.
L’entreprise, toujours lourde pour un théâtre,  sera dirigée par Jonathan Nott, actuellement directeur musical de l’Orchestre de la Suisse Romande, que nous avions entendu diriger un Ring concertant très correct à Lucerne avec son ancien orchestre, les Bamberger Symphoniker.
La distribution est composée de jeunes chanteurs à découvrir et d’autres plutôt bien connus à commencer par la légende Hanna Schwarz en Erda, la Fricka de Chéreau continue de chanter et c’est toujours un plaisir très évocatoire et personnel de l’entendre, Loge est confié à Michael Laurenz, que nous entendons souvent et Wotan au baryton-basse local, le canadien Nathan Berg, que nous avions entendu dans Philippe II  en 2021/2022, chanteur expressif et précis. Fricka sera Solenn’ Lavanant Linke, Sieglinde Theresa Kronthaler, et Brünnhilde Trine Moller, chanteuse danoise à la voix bien trempée. C’est évidemment l’occasion de découvrir des voix nouvelles (Ric Furman en Siegmund, Artyom Wasnetsov en Hunding,  à un moment où bien des chanteurs wagnériens arrivent en fin de carrière. C’est aussi l’occasion de découvrir les artistes de la troupe bâloise qui est loin d’être médiocre.
Évidemment impossible de connaître l’approche scénique sinon qu’elle portera sur la question du patriarcat, et qu’il y aura des marionnettes.
De toute manière, un Ring ne se rate pas, d’autant que celui-ci est à portée de main.

 

Ein Ring Festival
En écho aux représentations du Ring, plusieurs manifestations de complément sont prévues, en illustration, en contraste, changeant les contextes, dans et autour du théâtre concentrées entre septembre et octobre, avec aussi des initiatives surprenantes et heureuses, comme de mettre en vente deux places pour Die Walküre (mais aussi pour d’autres titres comme Carmen, Requiem et Rigoletto) en fosse d’orchestre pour observer l’opéra « vu de la fosse ».

Pour ce Festival autour du Ring ont été invitées des compagnies de théâtre de milieux différents aussi bien que d’approches esthétiques diversifiées à adopter des perspectives ouvertes sur le drame de Wagner avec un regard critique. Le collectif Gintersdorfer/Klassen, qui travaille avec des performeurs de Côte d’Ivoire, rencontrera le duo de théâtre documentaire Hans-Werner Kroesinger et Regine Dura. L’artiste sonore britannique Matthew Herbert développera une installation chorale participative sur la Theaterplatz. Ainsi est conçu le Festival « Ein Ring Festival » à partir du 9 septembre. Une série de late night et des manifestations d’introduction complètent ce programme de ‘Der Ring – Ein Festival’. Sans oublier que la ville de Bâle est traversée par le Rhin, lieu central de la Saga wagnérienne…

Rheinklang, ein Chorritual :
Compositeur : Matthew Herbert
Chorégraphie : Imogen Knight
Chœur et chœur supplémentaire du Theater Basel
Hommage au Rhin qui traverse la ville, avant chaque représentation de Rheingold entre le 9 septembre et le 6 octobre sur la Theaterplatz. Chants du chœur et bruits de l’eau du Rhin tissés par Matthew Herbert se mêlent en un prélude à la représentation..


Gold, Glanz und Götter
Du 10 septembre au 8 octobre
Concept et mise en scène :
Hans-Werner Kroesinger et Regine Dura
Avec Klaus Brömmelmeier, Johannes Dullin, Sascha Bitterli, Lulama Taifasi, Nadejda Petrova Belneeva
La lutte pour le pouvoir est le moteur du Ring wagnérien. Les deux metteurs en scène Hans-Werner Kroesinger et Regine Dura sont d’importants représentants du théâtre documentaire, héritier d’Erwin Piscator, qui plonge dans la réalité contemporaine pour en dénoncer les dérives. Ici, il s’agira d’explorer les centres de pouvoir à Bâle à partir des implications politiques de l’œuvre de Wagner. Le spectacle conçu comme un parcours se déroulera dans les coulisses du théâtre la plupart du temps interdits au public (deux représentations par jour, de 18h à 19h30 et de 20h à 21h30. 

Der Youpougon-Ring
9 repr. du 22 sept. au 8 oct.
Concept: Monika Gintersdorfer et Knut Klassen
Avec Álfheiður Erla Guðmundsdóttir, Hauke Heumann, Gadoukou la Star (Edmond Franck Yao), Cora Frost, Annick Prisca Abgadou, Spaguetty Mazantomo etc…
(Dans la grande salle)
Une performance qui passe au crible les thèmes du Ring et ses mythes entre magie, domination, culte des héros, au travers de diverses formes d’expression esthétiques et culturelles, danse, culture pop etc… dans une perspective transculturelle s’appuyant notamment sur des artistes ivoiriens.

 

 

Novembre 2023-Mai 2024
Herbert Grönemeyer
Pferd frisst Hut

  • du 4 nov. 2023 au 18 mai 2024 (Dir : Thomas Wise/MeS : Herbert Fritsch)

Sinfonieorchester Basel

Le célèbre compositeur-interprète allemand Herbert Grönemeyer, l’une des stars de la pop outre-Rhin crée cette comédie musicale d’après « Le chapeau de paille d’Italie » de Labiche dans une mise en scène d’Herbert Fritsch, l’un des metteurs en scène les plus réclamés aujourd’hui sur les scènes du monde germanique (on lui doit par exemple  Il Barbiere di Siviglia à la Staatsoper de Vienne) et dirigé par l’américain Thomas Wise directeur des formations musicales du Theater Basel.
Après les débuts du Ring Wagnérien, un contraste plus léger qui ne manquera pas d’attirer un nombreux public.

Janvier-juin 2024
Kurt Weill-Bertolt Brecht
Die Dreigroschenoper

15 repr. du 13 janv. au 19 juin 2024 – Dir : Sebastian Hoffmann/MeS : Antú Romero Nunes
Avec  Elmira Bahrami, Aenne Schwarz, Thomas Niehaus, Jörg Pohl, Barbara Colceriu, Sven Schelker, Paul Schröder , Chanteuse – Cécilia Roumi

Au Schauspielhaus
Dans le cadre plus réduit du Schauspielhaus, dans la mise en scène du directeur « Théâtre » du Theater Basel, Antú Romero Nunes de qui nous avions vu à Hambourg un Ring « parlé »  et qui aime travailler sur les frontières texte-opéra, voilà l’une des œuvres les plus difficiles à monter, et qui pourtant fait partie du répertoire classique de toute scène lyrique ou théâtrale. Opéra ou théâtre ou les deux, nous avons voulu inclure cette production marquée « théâtre » dans la programmation musicale du Theater Basel. Il sera intéressant de voir ce qu’en fait Antú Romero Nunes, justement à cause de la nature hybride de l’œuvre.

Février-juin 2024
Georges Bizet
Carmen

15 repr. du 3 févr. au 11 juin 2024. (Dir : Maxime Pascal/MeS : Constanza Macras)
Avec Edgaras Monvidas/Rolf Romei, Kyu Choi, Rachael Wilson/Jasmin Etezadzadeh, Sarah Brady etc…

(Existence de places en fosse)
Sinfonieorchester Basel

Maxime Pascal est devenu l’un des chefs français les plus demandés notamment dans le répertoire contemporain. On va l’entendre à Salzbourg dans The Greek Passion

de Martinu d’après Le Christ recrucifié de Nikos Kazantzakis. Le voilà dans la fosse pour l’opéra le plus connu du répertoire lyrique international, Carmen, à l’autre bout du spectre en quelque sorte. La chorégraphe Constanza Macras et sa compagnie Dorky Park combinent danse, texte, musique films en spectacles interdisciplinaires. Elle est en résidence à la Volksbühne de Berlin. Elle essaiera de s’attaquer à la diversité du mythe de Carmen dans toutes ses implications.  Dans la distribution, Edgaras Monvidas en Don José, bien connu des scènes lyriques et l’américaine Rachael Wilson, qui fut l’un des meilleurs éléments de la troupe de la Bayerische Staatsoper de Munich et désormais en carrière un peu partout.

Mars-mai 2024
Claudio Monteverdi

L’incoronazione di Poppea
11 repr. du 3 mars au 25 mai – Dir : Laurence Cummings – MeS : Christoph Marthaler
Avec Kerstin Avemo, Jake Arditti, Anne-Sofie von Otter, Álfheiður Erla Guðmundsdóttir, Stuart John Jackson etc…
La Cetra Barockorchester
Une représentation « historiquement informée » sous la direction de Laurence Cummings, solide spécialiste de ce répertoire. Une distribution de bon niveau, homogène, où l’on reconnaît Jake Arditti, le Nerone de la production 2022 d’Aix en Provence et surtout l’Ottavia de Anne-Sofie von Otter, chanteuse fétiche de Christoph Marthaler, qui signe la mise en scène. C’est l’un des phares de la mise en scène des trente dernières années, une figure incontournable toujours contestée et souvent incomprise, et qui pourtant entre sarcasme, ironie, mélancolie et poésie sert un théâtre toujours respectueux de la musique (il est lui-même musicien). Derniers spectacles vus, Giuditta de Lehár et Lear de Reimann à la Bayerische Staatsoper . Nous avions vu de lui à Bâle une Grande Duchesse de Gerolstein commençant en Offenbach et finissant en opéra baroque sur la guerre et la mort qui était un spectacle fort et dérangeant. On ne manque pas un Marthaler, il faut y aller sans aucune hésitation.

 

Avril-juin 2024
W.A.Mozart
Requiem

11 repr. du 20 avril au 15 juin – Dir : Ivor Bolton – Francisco Prat/MeS : Romeo Castellucci
Sinfonieorchester Basel (Existence de places en fosse)
Coprod. Festival d’Aix en Provence, Adelaide Festival, Wiener Festwochen, Palau des Arts Reina Sofia di Valencia, La Monnaie Bruxelles, Teatro San Carlo Napoli

La production du Requiem de Mozart au Festival d’Aix (édition 2019) avait été triomphalement reçue, pour sa fraicheur, sa vie foisonnante, sa poésie. Après Bruxelles et venant juste d’être présentée à Naples en mai 2023, la voilà au Theater Basel, dirigée par un grand spécialiste de ce répertoire Ivor Bolton (en alternance avec Francisco Prat) qui plus est directeur musical du Sinfonieorchester Basel. Si vous n’avez pas vu ce spectacle, c’est l’occasion de le découvrir, car il s’agit d’une des plus belles réussites de Romeo Castellucci.

Mai 2024
Ambroise Thomas
Mignon

20 mai 2024 (semi concertante) – (Dir : Hélio Vida – MeS : Tilman aus dem Siepen)
Collegium Musicum Basel
Opernstudio OperAvenir
Une production du Studio de l’œuvre de Thomas rare sur les scènes, mais célèbre à cause de Goethe (Mignons Lied, Kennst du das Land…), chaque théâtre d’un peu d’importance a un studio et ces centres de formation-apprentissage se sont multipliés ces dernières années.
La direction musicale est assurée par Hélio Vida, jeune chef brésilien formé entre autres à Nancy qui dirige le Studio du Theater Basel et la mise en scène (ou en espace) par Tilman aus dem Siepen, jeune metteur en scène formé à Berlin qui vient d’intégrer le Theater Basel comme assistant à la mise en scène.

 

REPRISES

Octobre-Décembre 2023
Gioachino Rossini
Il Barbiere di Siviglia
10 repr. du 14 oct. au 31 déc. – Dir : Hélio Vida/MeS : Nikolaus Habjan
OpernStudio OperAvenir
Sinfonieorchester Basel
Nikolaus Habjan originaire de Graz est considéré comme l’un des maîtres de la mise en scène alliant marionnettes et acteurs. Il a produit ce Barbiere di Siviglia en fin de saison 2021-2022 pour le studio avec un beau succès et la production est reprise pendant les trois derniers mois de l’année 2023, notamment pour la période des fêtes du 15 au 31 décembre mais aussi en tournée à Zug et Winterthur. L’orchestre est dirigé par le directeur du studio OperAvenir Hélio Vida. Les reorésentations hybrides pour marionnettes sont fascinantes et valent le déplacement.

 

Octobre-Novembre 2023
Carl Maria von Weber

Der Freischütz
6 repr. du 15 oct. au 12 nov. – Dir : Titus Engel – MeS : Christoph Marthaler
Avec
Sinfonieorchester Basel

Un chef parmi les plus intéressants aujourd’hui qu’on a entendu ces dernières années à Lyon Genève et à Munich notamment (Giuditta, dans la mise en scène de Marthaler) et de nouveau ici avec la mise en scène de Christoph Marthaler. Ce couple seul vaut le voyage pour une œuvre très connue mais paradoxalement rarement représentée. La distribution n’est pas connue, mais l’équipe Engel/Marthaler est une garantie suffisante pour ne pas manquer cette reprise d’une production de l’automne 2022, aux couleurs tragicomiques, dans une société de chasseurs. L’univers de Marthaler est à la fois singulier, touchant et juste.

Novembre 2023-janvier 2024
Giuseppe Verdi
Rigoletto

10 repr. du 30 nov. au 21 janv. 2024 – Dir : Michele Spotti-Thomas Wise/MeS : Vincent Huguet

Avec Pavel Valuzhin, Nikoloz Lagvilava, Regula Mühlemann/ Álfheiður Erla Guðmundsdóttir
Sinfonieorchester Basel (avec places en fosse)
Michele Spotti après un Don Carlos qui a marqué la saison 2021-2022 est revenu à Bâle en 2022-23 pour une œuvre de Verdi plus populaire, Rigoletto, avec le même metteur en scène, Vincent Huguet. La production été plutôt bien accueillie notamment pour sa distribution et la direction musicale particulièrement colorée du jeune chef italien, et la reprise est affichée avec les mêmes. Autant d’arguments pour ne pas hésiter à faire le déplacement.

 

Conclusion

La saison lyrique du Theater Basel n’affiche que quelques rares stars, mais elle donne envie, parce que les initiatives autour des spectacles sont intéressantes, parce que l’offre est variée, tant au niveau des styles musicaux que de la couleur des mises en scène et parce que l’expérience montre que le niveau n’y est jamais médiocre.
Voilà bien des raisons pour lesquelles un lecteur intéressé par l’opéra doit penser à un déplacement à Bâle, parce qu’aucun théâtre français ni suisse n’a cette originalité ni cette couleur.

@DR/ Girlsberger

LA SAISON 2022-2023 DU TEATRO SAN CARLO DE NAPLES

Le paysage lyrique italien d’aujourd’hui a singulièrement évolué depuis quelques années, notamment depuis qu’il n’y plus d’institution lyrique qui en soit un fer de lance incontesté. C’est pourquoi pour tout amateur d’opéra intéressé à la vie musicale de la Péninsule, il me semble très stimulant de comparer les politiques des théâtres les plus marquants. Avant d’aborder le Maggio Musicale Fiorentino et l’Opéra de Rome, nous nous intéressons au Teatro San Carlo, l’un des théâtres emblématiques de l’histoire de l’opéra en Italie, dont l’Intendant est Stéphane Lissner.
Entre les annonces lors de son arrivée à Naples, qu’il avait précisé lors d’une interview à Wanderersite.com et la confrontation avec la réalité, pandémie, crise économique, travaux à réaliser dans le théâtre, les choses ne sont pas si faciles, et une personnalité telle que celle de Stéphane Lissner suscite évidemment des oppositions, des critiques, et des manœuvres d’arrière-cour. Si personnage est contesté, on ne peut en revanche contester ni sa force, ni son dynamisme, ni sa malice.
La saison 2021-2022 se poursuit avec L’Eugène Onéguine signé Barrie Kosky, première mise en scène montrée en Italie du metteur en scène australien qui, comme on le sait, vit à Berlin et qui est l’un des plus prolifiques et inventifs dans le paysage actuel et s’annonce pour l’automne un Tristan und Isolde avec rien moins que Nina Stemme, Stuart Skelton, René Pape, Okka von der Damerau, des noms qu’on n’avait pas encore applaudis à Naples.

 

La saison 2022-2023 est marquée par plusieurs éléments :

  • Le théâtre va rester fermé plusieurs mois pour des travaux importants notamment sur la scène, et l’activité sera transférée au Teatro Politeama, une salle qui accueillit des spectacles populaires, des revues (dont celles de Wanda Osiris (1905-1994), célébrissime en Italie). Les productions seront présentées au Politeama en version concertante, manière élégante de conjuguer la nécessité (les travaux) et les économies (frais réduits à la seule distribution, les autres étant des frais fixes)
  • Des productions alléchantes, et un répertoire essentiellement italien (8 titres sur 12), alliant reprises populaires (Butterfly, Bohème, Rigoletto) et titres plus exigeants ou moins représentés (Don Carlo, Anna Bolena Macbeth, Beatrice di Tenda, Maometto II) et par ailleurs 4 autres titres alléchants (Damnation de Faust, Walküre, Requiem de Mozart en version scénique et une création locale d’une œuvre contemporaine Winter Journey)
  • Des metteurs en scène qu’on voit rarement en Italie, Claus Guth pour Don Carlo, Romeo Castellucci (pour la première fois à l’Opéra en Italie) pour le Requiem de Mozart vu à Aix, Calixto Bieito (un peu plus fréquent) pour Maometto II, et Jetske Mijnssen (totalement nouvelle dans la péninsule) pour Anna Bolena.
  • Des reprises du répertoire du San Carlo comme Butterfly et Bohème (reprise de la nouvelle production d’Emma Dante en 2021) et comme Die Walküre signée Federico Tiezzi en 2004-2005.  Des distributions dans l’ensemble très soignées, que ce soit pour les nouvelles productions ou des reprises.

Au total, une saison équilibrée, sinon équilibriste, qui joue sur plusieurs claviers, en essayant d’offrir sur chaque production un élément qui puisse attirer le public, qui comme partout ailleurs, se fait un peu prier pour revenir.

 

La saison lyrique

Novembre-décembre 2022
Giuseppe Verdi
Don Carlo
5 repr. du 26 nov. au 6 déc. – Dir : Juraj Valčuha/MeS : Claus Guth

Avec Michele Pertusi, Matthew Polenzani, Ailyn Perez, Elina Garanča, Ludovic Tézier/Ernesto Petti
Version en cinq actes (en italien)
On peut discuter Matthew Polenzani dans Carlo, ou Ailyn Pérez dans Elisabetta, mais ni Pertusi, ni Tézier (pour 4 repr.) et évidemment pas Garanča. Le public napolitain sera peut-être perplexe devant le travail de Claus Guth, mais devra reconnaître son intelligence. Et puis en fosse, Juraj Valčuha, qui est un chef remarquable fera sans nul doute sonner cette version en cinq actes de Don Carlo (dite version de Modène), pour cette série de représentations d’adieux puis qu’il quitte la direction musicale du San Carlo en décembre 2022 . Sans doute la préparation plus lourde qu’aurait demandé la version originale française a-t-elle fait reculer, mais la version de Modène est un moindre mal.
Il y a vraiment de quoi faire une virée napolitaine pour profiter de son doux soleil d’automne et de ce Verdi quand même exceptionnel.

 

Janvier 2023
Giuseppe Verdi
Rigoletto

4 repr. du 15 au 24 janvier (Dir : Lorenzo Passerini)
Avec Nadine Sierra, Pene Patti, Ludovic Tézier
En version de concert au teatro Politeama
Avec une telle distribution, dominée par le meilleur Rigoletto actuel, et avec une Gilda d’exception et un des nouveaux ténors les plus en vue, le public se moquera sans doute de l’absence de production.  Sur le podium, Lorenzo Passerini, 31 ans, qui depuis la saison dernière dirige dans beaucoup de théâtres, notamment en Allemagne et ailleurs, et qui représente la jeune génération de chefs italiens valeureux.

Février 2023
Hector Berlioz
La Damnation de Faust
4 repr. du 7 au 15 février – Dir : Pinchas Steinberg
Avec Ildar Abdrazakov, Charles Castronovo, Anita Rashvelishvili
En version de concert au teatro Politeama
Encore une distribution flatteuse pour le chef d’œuvre de Berlioz qui va pour l’occasion retrouver son allure d’oratorio prévue à l’origine. On sait que Stéphane Lissner a donné à Anita Rasvelishvili la chance de débuter dans Carmen à la Scala. Charles Castronovo devrait être un Faust séduisant vocalement et on ne présente plus Ildar Abdrazakov. Le tout sous la baguette de Pinchas Steinberg, vieux routier de l’opéra, familier des scènes italiennes, qui garantit un vrai travail d’orchestre..

 

Mars 2023
Giuseppe Verdi
Macbeth
4 repr. du 8 au 18 mars – Dir : Marco Armiliato
Avec Luca Salsi, Alexander Vinogradov, Sondra Radvanovsky, Giulio Pelligra etc…
En version de concert au teatro Politeama
Troisième titre de Verdi dans la saison, soit un quart des titres de l’année. Avec une distribution dominée par Luca Salsi qui promène son Macbeth de Vienne à la Scala, Sondra Radvanovsky, l’une des grandes chanteuses verdiennes du moment (il faut en profiter, elles sont rares), et Alexander Vionogradov, qui promène les basses nobles verdiennes de Zaccaria de Nabucco à Fiesco de Boccanegra dans l’Europe entière. C’est le dernier titre exilé au teatro Politeama, dirigé par Marco Armiliato, l’un des chefs le plus souvent sollicité dans les grandes maisons pour le répertoire italien.
À noter que Radvanovsky et Salsi chantent Macbeth au Liceu de Barcelone en février 2023, dans une production du sculpteur-graveur Jaume Plensa et sous la direction de Josep Pons. Vous aurez donc le choix…


Avril 2023
Richard Wagner
Die Walküre
5 repr du 16 au 29 avril – Dir : Dan Ettinger / MeS Federico Tiezzi
Avec Jonas Kaufmann, Christopher Maltman, John Releya, Okka von der Damerau, Vida Miknevičiūtė.
Pour le retour dans les murs du San Carlo, Stéphane Lissner a réuni une distribution exceptionnelle pour une reprise de Die Walküre dans la production maison, créée en 2005. Dans la fosse, un de ses chefs favoris, le solide Dan Ettinger, qui sera devenu depuis janvier 2023 le directeur musical du San Carlo, succédant à Juraj Valčuha (à mon avis on y perd un peu…)
Jonas Kaufmann en Siegmund, Vida Miknevičiūtė nouvelle en Italie en Sieglinde qui va aussi faire Salome à la Scala, le Wotan nouveau de Christopher Maltman et la Brünnhilde presque neuve d’Okka von der Damerau qu’ona bien aimé à Stuttgart dans sa prise de rôle en avril dernier.
Inutile de dire que cela vaut le voyage…

 

Mai 2023
W.A.Mozart
Requiem

4 repr. du 16 au 20 mai 2023 – Dir : Raphaël Pichon / MeS : Romeo Castellucci
Avec Giulia Semenzato, Sara Mingardo, Julian Pregardien, Nahuel di Pierro
Ensemble Pygmalion Orchestre et chœur du San Carlo.
Ensemble Pygmalion et forces du San Carlo s’unissent sous la direction de Raphael Pichon dans la production qui avait triomphé à Aix en 2019 et qui arrive à Naples, et avec elle pour la première fois sur une scène d’opéra en Italie, une mise en scène de Romeo Castellucci qui devrait être sans doute bien accueillie par le public napolitain, en tous cas mieux que d’autres vues ailleurs. Distribution composée d’excellents chanteurs, dont la seule Sara Mingardo était à Aix.
Pour ceux qui ont envie de voir ou revoir ce merveilleux spectacle. C’est une très belle initiative.

 

Juin 2023
Gaetano Donizetti
Anna Bolena
4 repr. du 8 au 17 juin – Dir : Riccardo Frizza – MeS : Jetske Mijnssen
Avec Alexander Vinogradov, Maria Agresta, Elina Garanča, Xabier Anduaga etc…
Lissner avait annoncé qu’il ferait les trois reines de Donizetti, et voici Anna Bolena dans une distribution où vont s’affronter Maria Agresta en Anna et Elina Garanča en Giovanna Seymour… Ce dernier nom suffit pour faire ses réservations…
Mais Vinogradov, Agresta et Anduaga font une très belle distribution qui sera dirigée par le spécialiste italien de Donizetti, Riccardo Frizza, directeur musical du festival Donizetti de Bergamo. Autant dire que tous les atouts sont réunis. Seule inconnue, la mise en scène de Jetske Mijnssen, qui ne m’avait pas convaincu dans Don Pasquale à la Komische Oper, mais qui semble-t-il a mieux réussi dans cette production qui vient d’Amsterdam.
Évidemment, vaudra le voyage, sans faute.

Juin-Juillet 2023
Giacomo Puccini
La Bohème
7 repr. du 30 juin au 7 juillet – Dir : Francesco Lanzillotta/MeS : Emma Dante
Avec Diana Damrau/Selene Zanetti, Vittorio Grigolo/Vincenzo Costanzo, Andrzej Filończyk etc…
C’est l’été, et l’on programme les grands standards susceptibles d’attirer du public. Reprise de la récente production d’Emma Dante qui a ouvert le mandat de Stéphane Lissner, dans une double distribution, l’une de « stars », avec Damrau et Grigolo, l’autre avec Selene Zanetti qui avait créé la production et le jeune Vincenzo Costanzo, qui a 31ans, assez prometteur.  Le tout avec un Marcello de classe, le magnifique Andrzej Filończyk et en fosse, l’excellent Francesco Lanzillotta.  Une Bohème séduisante pour ce début d’été, qui vaudrait presque le voyage.

 

Septembre 2023
Giacomo Puccini
Madame Butterfly
8 repr. du 12 au 28 sept. – Dir : Dan Ettinger/MeS : Ferzan Ospetek
Avec Ailyn Pérez/Valeria Sepe, Saimir Pirgu/Vincenzo Costanzo, Marina Comparato
Si l’été s’ouvrait avec Bohème, il se ferme avec Butterfly, histoire de lancer la rentrée avec un titre populaire, comme Bohème, dans une production des réserves du San Carlo. Distribution correcte, avec Ailyn Pérez en Butterfly, et Saimir Pirgu en Pinkerton et des jeunes en distribution B. En fosse, Dan Ettinger. Soyons honnêtes, une Butterfly alimentaire qui ne fait pas trop rêver, qui ne coûte pas trop cher et remplit potentiellement la salle

 

Vincenzo Bellini
Beatrice di Tenda
Le 23 septembre 2023 – Dir : Giacomo Sagripanti
Avec Jessica Pratt, Matthew Polenzani, Andrzej Filończyk etc…
Pour une seule soirée en version de concert, et pour marquer le 190e anniversaire de la très rare Beatrice di Tenda de Bellini, créée en mars 1833 à la Fenice de Venise. En fosse, Giacomo Sagripanti qu’on connaît mieux pour son Rossini dirigera un solide trio, la pyrotechnique Jessica Pratt, Matthew Polenzani qui est un bon styliste sans forte personnalité, et l’excellent Andrzej Filończyk, l’un des barytons qui pourrait bien devenir une référence pour le répertoire de la première moitié du XIXe.

 

Ludovico Einaudi
Winter Journey
Les 7 et 8 oct – Dir : Carlo Tenan / MeS : Roberto Andò
Avec Malia, Badara Seck, Jonathan Moore…
Prévu en mars 2020 et annulé pour cause de Covid et de confinement, le spectacle du compositeur Ludovico Einaudi, l’un des compisteurs italiens à succès, dans toute l’Europe, signé Roberto Andò et dirigé par Carlo Tenan revient en automne 2023. Winter Journey est un voyage dans l’hiver européen contemporain et désolé, dans la solitude désespérée de ceux qui sont forcés d’abandonner leur propre pays pour s’embarquer vers des terres où ils peuvent mendier pour gagner leur vie. Un « Voyage d’hiver » gris et amer créé au Teatro Massimo de Palerme, dans cette Sicile qui accueille tant d’immigrés.

Octobre-novembre 2023
Gioachino Rossini
Maometto II
5 repr. du 25 oct. au 5 nov. – Dir : Michele Mariotti /MeS : Calixto Bieito
Avec Roberto Tagliavini, Dmitry Korchak, Vasilisa Berzhanskaja, Varduhi Abrahamyan etc…
La saison se termine alla grande par ce Maometto II de Rossini qui fut créé dans ce théâtre le 3 décembre 1820. Nul doute que Michele Mariotti devrait faire revivre l’œuvre avec la flamme voulue et la nécessaire élégance. La distribution est exemplaire, dominée par Roberto Tagliavini, devenu en quelques années une des basses italiennes de référence, et par Vasilisa Berzhanskaja qui est elle aussi devenue une mezzo incontournable dans Rossini, depuis sa Rosine du Barbiere di Siviglia à Rome, à ses côtés Varduhi Abrahamyan, toujours contrôlée, toujours élégante notamment dans les répertoires XVIIIe et Romantiques. Enfin, le ténor sera Dmitry Korchak, plus irrégulier mais bien connu des rossiniens.
La production est confiée à Calixto Bieito, qui devrait évidemment faire réagir les irréductibles grincheux, car il est rare d’avoir des metteurs en scène de ce calibre dans ce type de répertoire.
De toute manière, quel lyricomane n’inscrirait pas Naples dans ses voyages entre octobre et novembre 2023 ?

Concerts divers et ballets complètent les opéras, comme il se doit.
Au total, Stéphane Lissner joue un jeu d’équilibres subtils, investissant dans des distributions quelquefois follement excitantes, souvent alléchantes, ou au moins solides. Du point de vue des chefs, c’est tout aussi solide sans être éblouissant.
Ce jeu des équilibres on le retrouve dans la série de concerts qui allie, outre le néo directeur musical Dan Ettinger des chefs/cheffes de référence comme Susanna Mälkki ou Fabio Luisi, et dont les programmes alternent concerts vocaux (Netrebko, Agresta etc..) et concerts symphoniques où s’insèrent des voix çà et là, comme si même dans ces concerts, on restait fidèle à la tradition historique très vocale de ce lieu.

Les problèmes économiques très présents sont habilement contournés dans les productions par le recours à du répertoire de la maison, des coproductions ou locations de spectacles et des opéras en versions de concert.
Seules deux nouvelles productions sont « maison », celle de Don Carlo initiale et celle de Maometto II conclusive. Anna Bolena, la troisième, vient d’Amsterdam et le Requiem de Mozart vient d’Aix-en-Provence.

Il reste que, telle qu’elle est, cette saison habilement construite donne envie : elle est guidée par les voix, qui sont l’ADN de ce merveilleux théâtre, mais elle affiche aussi des ambitions dans les choix de mises en scène, entre Calixto Bieito, Claus Guth, Romeo Castellucci et Jetske Mijnssen. Peu d’institutions italiennes n’osent à ce point, tout en reprenant des spectacles locaux très dignes comme La Walkyrie de Federico Tiezzi ou La Bohème signée Emma Dante.
Le travail qui reste à conduire, c’est un travail important sur les forces musicales du théâtre : José Luis Basso, dont on connaît les qualités, a pris en main le chœur depuis une année et espérons que Dan Ettinger saura conduire sa phalange à progresser.
Entre les travaux de rénovation, la question économique, et la restructuration des forces du théâtre, il y a du pain sur la planche, mais la saison telle qu’elle est masque bien les difficultés. On sait à Naples comment faire rêver.

LA SAISON 2021-2022 de la BAYERISCHE STAATSOPER: SERGE DORNY INAUGURE SON MANDAT D’INTENDANT

Ce n’est pas un secret, Wanderer aime la Bayerische Staatsoper, assidument fréquentée depuis 1978. Les lecteurs du site wanderersite.com et de ce blog connaissent le nombre de spectacles dont nous avons rendu compte. C’est à notre avis l’une des maisons de référence en Europe. Elle connaît cette année un changement de pilote : il est difficile de ne pas considérer les projets qui vont y naître, d’autant qu’elle sort d’une période brillante, dominée par la présence, plus rare ces dernières années, de Kirill Petrenko, qui drainait les foules sur son seul nom et même si du point de vue des productions il y a eu quand même un peu de médiocrité pour beaucoup d’exceptionnel…

 

C’est évidemment l’une des saisons les plus attendues, dont bien peu de titres ont fuité, parce que c’est la première saison de Serge Dorny, nouvel Intendant de la Bayerische Staatsoper et de Vladimir Jurowski, néo GMD de Munich qui prendra ses fonctions en septembre 2021. Contrairement à ce que certains journalistes ont écrit lors de son Rosenkavalier récent, il n’est pas encore en poste.
Voilà une saison que Serge Dorny place sous un motto humaniste et prometteur: « Chaque homme est un roi, chaque femme une reine » issu d’une phrase de l’auteur hongrois Dezsö Kosztolányi:
“Chaque homme est un chef-d’œuvre. Dans ses yeux, la souffrance et le désir d’être aimé. Dans son cœur, des expériences et des souvenirs, tout comme dans le vôtre. Et sur sa tête, le sommet de son crâne, comme une couronne royale.Chaque homme est un roi.”.
Il entend promouvoir dans sa programmation et dans les initiatives diverses, nouvelles ou pas, la diversité, dans tous les sens du terme, sociale, culturelle, musicale, l’accessibilité du théâtre pour tous, et à l’inverse que le théâtre aille à tous, en se déplaçant à l’extérieur de la ville ou dans divers lieux de la cité. Pour ce faire, il créée aussi deux festivals,

  • « Septemberfest » (septembre en fête) où entre concerts extérieurs, y compris loin de Munich (Ansbach), fêtes dans les espaces de la Résidence, de grands opéras du répertoire (Gianni Schicchi etc…) avec des interprètes d’exception, il veut créer de l’envie.
  • « Ja-Mai Der neue Festival» (le nouveau festival) il veut justement créer un Festival “du nouveau”, mêlant musiques d’hier et d’aujourd’hui en montrant permanences et différences, dans divers lieux culturels de la ville.
  • Enfin, les Münchner Opernfestspiele plus que séculaires, auront un thème directeur annuel, cette année « Strauss, l’opéra et le temps qui passe », autour d’opéras de Strauss au répertoire de Die Frau ohne Schatten à Der Rosenkavalier avec une nouvelle production (Capriccio).

Ce qui frappe, c’est la ligne d’une programmation qui cette année annonce une couleur nouvelle donnée au répertoire, qui va s’élargir un peu plus au XXe siècle et à des œuvres non encore présentées à Munich comme Le Nez de Chostakovitch ou Les Diables de Loudun. À cet effet, il fait appel à tout ce que le monde du théâtre compte comme metteurs en scène d’exception.
Au total, une programmation exigeante, à la fois complexe et accessible. C’est un pari séduisant, qui veut imposer la culture comme une obligation pour la construction de l’humain, mais une culture sans concession, qui doit servir l’intelligence et non l’autosatisfaction, au risque du conflit, du rugueux : je n’invente rien, tout est dit dans les divers documents qu’on pourra aussi trouver sur le site staatsoper.de.
En fait les principes qui ont porté Lyon au sommet des opéras en Europe sont repris, dans une maison aux moyens considérables, riche d’une tradition séculaire, et qui se porte déjà très bien après la brillante période Bachler/Petrenko. Au lieu de se reposer sur du plan-plan de luxe, les choses vont être un peu bousculées et c’est particulièrement stimulant.

Les nouvelles productions :

Octobre-novembre 2021
Chostakovitch, Le Nez (
MeS: Kirill Serebrennikov/Dir : Vladimir Jurowski)
Avec Doris Soffel, Laura Aikin, Boris Pinkhasovich, Sergei Leiferkus, Andrey Popov, Tansel Akseybek  Gennadi Bezzubenkov etc…
C’est surprenant mais l’œuvre n’est pas au répertoire du théâtre, alors qu’elle est l’une des pièces les plus emblématiques de Chostakovitch, couronnant en quelque sorte sa première période « futuriste » (Création en 1930)… trop futuriste sans doute puisque l’URSS devra attendre 1974 pour qu’elle soit de nouveau proposée. Appuyée sur le regard sarcastique de Gogol sur l’ambiance péterbourgeoise, elle peut être adaptée à de nombreux contextes et styles. Kirill Serebrennikov en signera une mise en scène sans nul doute très contemporaine et engagée. La liste des interprètes parle d’elle-même, on y trouve les meilleurs chanteurs, dont la grande Doris Soffel, Sergei Leiferkus, ou Boris Pinkhasovitch. C’est aussi une œuvre emblématique pour Vladimir Jurowski, une sorte de signature initiale qui donne un vrai ton à la programmation.
(7 repr. Du 24/10 au 5/11 et les 17 et 20/07)

Décembre 2021-janvier 2022
Lehár, Giuditta (MeS: Christoph Marthaler/Dir : Gábor Káli)
Avec Vida Miknevičiūtė, Jochen Schmeckenbecher, Daniel Behle, Kerstin Avemo, Sebastian Kohlhepp
(6 repr. du 18/12 au 6/01)
Une œuvre de Lehár créée à l’Opéra de Vienne en 1934, et qui pourtant n’a pas marqué les mémoires, alors qu’elle fut retransmise à l’époque par 120 radios dans le monde. C’est une œuvre hybride, qui illustre à l’instar des Contes d’Hoffmann d’Offenbach, le désir de son auteur de se confronter à un style plus sérieux, entre opérette et opéra, compte tenu qu’il existe aussi des opérettes sérieuses. C’est exactement le profil qui convient à Christoph Marthaler, qui adore ces œuvres entre chien et loup, qui permettent aussi bien à la fantaisie que la mélancolie de s’installer. Distribution de très haut niveau évidemment, et direction musicale confiée à un jeune chef hongrois peu connu, Gábor Káli lauréat du concours de jeunes chefs d’orchestres de Salzbourg en 2018, et l’un des plus sûrs espoirs de la baguette parce qu’il a triomphé souvent depuis, aussi bien au concert qu’à l’opéra.

Janvier-février-mars 2022
Leoš Janáček, La petite renarde rusée (
MeS: Barrie Kosky/Dir : Mirga Grażinyté-Tyla)
Avec Wolfgang Koch, Yajie Zhang, Elena Tsallagova, Angela Brower etc…
L’œuvre mi-figue, mi-raisin de Janáček, conte animalier et donc histoire d’une profonde humanité, d’une infinie poésie, non dépourvue de tristesse et de nostalgie, est confiée à Barrie Kosky, mage du théâtre et magnifique raconteur d’histoires. La distribution est dominée par Elena Tsallagova (la renarde) et Wolfgang Koch (le garde-chasse). En fosse, pour la première fois à Munich, Mirga Grażinyté-Tyla, Directrice musicale  du Birmingham Symphony Orchestra, l’une des baguettes les plus riches d’avenir aujourd’hui. Il faudra sans doute faire le voyage.
(9 repr. Du 30/01 au 15/02, 11 et 16/07(Oper für alle).


Février-mars-juillet 2022
Benjamin Britten, Peter Grimes (
MeS: Stefan Herheim, Dir: Edward Gardner)
Avec Stuart Skelton, Rachel Willis-Sørensen, Iain Paterson, Claudia Mahnke etc…
Autre grand moment de la saison, la première mise en scène à Munich de Stefan Herheim qui se confronte au chef d’œuvre de Britten absent du Nationaltheater depuis une vingtaine d’années. En fosse, Edward Gardner, un spécialiste de ce répertoire, successeur de Vladimir Jurowski au London Philharmonic Orchestra. Stuart Skelton est Peter Grimes, retissant l’histoire des ténors wagnériens se confrontant au chef d’œuvre de Britten (souvenons-nous de Jon Vickers, qui fut longtemps le Peter Grimes de référence, après Peter Pears), à ses côtés une distribution particulièrement adaptée à cette œuvre, Rachel Willis-Sørensen, Iain Peterson, Claudia Mahnke par exemple. Un retour qui se veut marquant.
(7 repr. Du 28/02 au 13/03, 9 et 12/07)

Le Cuvillés-Theater

Mars 2022
Haydn, L’infedeltà delusa
(MeS: Marie-Eve Signeyrole/Dir : Giedré Šlekytė)
Avec les membres de l’Opéra-Studio de la Bayerische Staatsoper
(6 repr.du 19 au 29/03)
Pour l’Opéra Studio, dans l’écrin somptueux du Théâtre Cuvilliés, un opéra de Haydn, bien plus rare sur les scènes d’opéra que sur les podiums d’orchestres. L’infedeltà delusa (livret de Marco Coltellini) qui remonte à 1773, raconte une histoire marivaudienne de couples, de déguisements ancêtre de Cosi fan tutte en quelque sorte. Œuvre idéale pour de jeunes chanteurs, parce qu’elle oblige à la fois au jeu théâtral de la comédie et du même coup à une véritable attention au texte, sans de monstrueuses difficultés de chant. Dans la fosse, Giedré Šlekytė, une autre cheffe d’orchestre lithuanienne d’avenir et pour la mise en scène Serge Dorny a invité Marie-Eve Signeyrole, dont on a pu voir récemment à Strasbourg Samson et Dalila, et qui travaille régulièrement en Allemagne.
La production du Studio est un rendez-vous annuel traditionnel, et la rencontre avec Haydn est une excellente idée.
Bayerisches Staatsorchester
Cuvilliés-Theater

Mai-Juillet 2022
Berlioz, Les Troyens (
MeS: Christophe Honoré/Dir : Daniele Rustioni)
avec Marie-Nicole Lemieux, Eve Maud-Hubeaux, Anita Rashvelishvili/Ekaterina Sementchuk, Stéphane Degout, Gregory Kunde/Brandon Jovanovitch
Une équipe liée à Serge Dorny pour ces Troyens qui reviennent à Munich après deux décennies d’absence (précédente production avec Zubin Mehta au pupitre), d’une part il offre à Christophe Honoré cette œuvre monumentale, mais aussi intimiste, qui devrait lui convenir, notamment en confrontant sa grande sensibilité aux destins des deux grands personnages féminins. Ce sera l’occasion pour le public munichois de découvrir l’approche si particulière de Christophe Honoré, qui pour la première fois passe les frontières. L’autre compère, c’est Daniele Rustioni, premier chef invité à Munich désormais, qui adore la musique de Berlioz. Enfin une distribution particulièrement soignée (plus séduisante en mai qu’en juillet à mon avis) sur le plateau, Marie-Nicole Lemieux en Cassandre, Anita Rashvelishvili en Didon (Ekaterina Sementchuk en juillet) et surtout Gregory Kunde en Énée (Brandon Jovanovich en juillet), entourés notamment de Stéphane Degout (Chorèbe) et de Eve-Maud hubeaux en Ascagne et notons le ténor Martin Mitterrutzner en Iopas, c’est paraît-il un des ténors de l’avenir.
On ira, bien entendu.
(7 repr. du 9 au 29 mai, et les 6 et 10 juillet)

 

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Festival Ja-Mai der neue Festival (en divers lieux culturels de la cité)

C’est sans doute la plus grande nouveauté de l’année, un festival de Printemps qui associe des formes très contemporaines et d’autres anciennes, qui confronte les genres, le langage, parlé, chanté, psalmodié, qui confronte et qui tresse. Mais un festival qui sort aussi de la grande maison pour aller au contact d’autres lieux, d’autres institutions, qui ainsi accueillent aussi ces formes nouvelles, mais aussi d’autres ensembles musicaux. Cette année c’est une trilogie de Georg Friedrich Haas (et de son librettiste Händl Klaus) créées dans le cadre intime du merveilleux théâtre de Schwetzingen en 2016 qui est ici reprise, chacun des œuvres, Thomas, Bluthaus et Koma tressée à des madrigaux de Monteverdi et faisant chacun l’objet d’une production avec une équipe différente.

Georg Friedrich Haas/Claudio Monteverdi :
Thomas/ Il lamento di Arianna (MeS : Anne Sophie Mahler, Dir : Alexandre Bloch)
Avec Holger Falk, Konstantin Krimmel, Caspar Singh etc…
Münchener Kammerorchester
L’équipe la plus nouvelle, le jeune chef français (excellent) Alexandre Bloch, directeur musical de l’Orchestre National de Lille qui conduira le Münchener Kammerorchester et la metteuse en scène berlinoise Anne-Sophie Mahler, qui a été aux écoles de Marthaler et de Schlingensief, qui la rend immédiatement sympathique et qui conduit une carrière de théâtre et d’opéra un peu partout en Allemagne.
(4 repr. du 20 au 29 mai)
à la Reithalle

Bluthaus/Il lamento della ninfa/Il ballo delle ingrate (MeS : Claus Guth, Dir : Titus Engel)
Avec Vera-Lotte Böcker, Nicola Beller-Carbone, Bo Skovhus
Bayerisches Staatsorchester
Production Bayerische Staatsoper, Residenztheater München
Coproduction Opéra National de Lyon, Bergen Nasjonale Opera
Une production qu’on verra à Lyon dans les prochaines années, et une équipe plus connue, composée du chef suisse remarquable Titus Engel (qui a dirigé à Lyon le dernier Château de Barbe-Bleue, et Claus Guth, absent de l’Opéra de Munich depuis au moins une décennie, avec une distribution très solide où l’on note la présence de Bo Skovhus.
(5 repr. du 21 au 29/05)
Au Cuvilliés-Theater

Koma/Il combattimento di Tancredi e Clorinda (MeS: Romeo Castellucci, Dir : Teodor Currentzis)
Avec Kayleigh Decker, Deanna Breiwick, Daniel Gloger, Nikolaï Borchev
MusicAeterna
Production Bayerische Staatsoper, Münchner Volkstheater, Münchner Kammerspiele,
Coproduction Theater Basel, Théâtre National Croate de Zagreb, Opéra de Rouen, Novaya Opera Moscou Münchner Volkstheater
(4 repr. du 22 au 29 mai)
Au Münchner Volkstheater.
Gradation dans la sensation, l’équipe Castellucci/Currentzis fera courir le banc l’arrière banc et tous les animaux du pays lyrique munichois et non munichois.
Comme on peut le constater, une entreprise complètement neuve, ouverte, et riche de potentialités, qui devrait si elle fonctionne, devenir un rendez-vous incontournable.

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Juin 2022
Krzysztof Penderecki, Die Teufel von Loudun (Les diables de Loudun) (
MeS: Simon Stone/Dir : Vladimir Jurowski)
Avec Ausrine Stundyté, John Lundgren, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Ursula Hesse von der Steinen, Lindsey Ammann etc…
Bayerische Staatsorchester
En ouverture du festival d’été, l’œuvre de Penderecki jamais jouée à Munich qui raconte l’histoire des possédées de Loudun et du malheureux prêtre Urbain Grandier (racontée dans le fameux film en 1971 de Ken Russell, Les Diables qui a sans doute puisé l’idée dans cette œuvre). Elle sera jouée dans la version originale de 1969 (Hambourg) qui selon Vladimir Jurowski est plus « rude » musicalement que la version révisée de 2012-2013. Distribution exceptionnelle et mise en scène de Simon Stone, quoi va sans doute créer un univers particulier dont il a le secret, tel que celui créé pour le Lear de Reiman à Salzbourg
(4 repr. du 27 juin au 7 juillet)

Prinzregententheater

Juillet 2022
Richard Strauss, Capriccio
(MeS: David Marton, Dir : Lothar Koenigs)
Avec Diana Damrau, Michael Nagy, Pavol Breslik, Vito Priante, Tanja Ariane Baumgartner etc…
Distribution éblouissante pour cette première à Munich de la production vue à Lyon et Bruxelles d’un David Marton familier des Kammerspiele de Munich mais qui n’a jamais travaillé à la Staatsoper. Marton s’intéresse au travail sur les livrets, à la relation entre texte et musique (il est lui-même musicien) et à la déconstruction des œuvres. C’est dans ce sens l’œuvre idéale pour lui, lieu d’un débat théorique sur le genre opéra, alors que l’Europe entière se) déchire sous les bombes (création en 1942), c’est cet aller-retour entre Art et barbarie qui fascine et qui confirme que l’art doit triompher, toujours et partout.
(5 repr. du 17 au 27/07)
Au Prinzregententheater

On peut le constater, ces nouvelles productions sont nettement orientées vers le XXe siècle, en proposant une large palette de styles aussi bien  traditionnels (Peter Grimes) que résolument contemporains (Trilogie de Georg Friedrich Haas) mais aussi de format (avec de gros formats comme Les Troyens et Les Diables de Loudun), mais aussi large palette de traditions, russe, française, britannique, germanique en restant soucieux de la tradition de la maison avec le focus sur Richard Strauss incluant la nouvelle production de Capriccio. L’offre est exigeante mais loin d’être inaccessible parce qu’elle suit une ligne précise et surtout parce qu’à tous niveaux la qualité est exceptionnelle, et pas seulement sur les nouvelles productions, mais aussi pour le répertoire.

Répertoire :

 

On ne va pas s’intéresser à chaque titre, le lecteur reconnaîtra les siens, mais signaler çà et là les nouveautés. Car il y en a, notamment pour les chefs qui assurent les représentations ; on va voir dans la fosse de très nombreuses nouvelles têtes pour Munich, des chanteurs confirmés, mais aussi des voix nouvelles.
Rappelons ce que signifie répertoire en termes d’organisation.
Un théâtre de répertoire entretient une troupe de chanteurs différente selon la taille de la maison, à Munich autour de 25 chanteurs, qui assurent tous les rôles secondaires, mais qui peuvent aussi soit assurer les premiers rôles ou pourvoir le cas échéant doubler. Le choix des chanteurs est donc essentiel, d’où l’importance du studio, où les jeunes trouvent ensuite un premier engagement dans la troupe du théâtre s’ils sont valeureux.
Les répétitions des Premières sont très longues, et très précises, avec un cahier des charges essentiel pour les reprises (cahier de régie). On imagine cette importance quand le spectacle remonte à plusieurs dizaines années (par ex. La Cenerentola de Ponnelle). Quelquefois les productions sont l’objet d’un « ravalement » qu’on appelle « Wiederaufnahme », dans ce cas il y a plus de répétitions que pour une reprise normale. Car il y a en cas de reprise de répertoire très peu de répétitions (quelquefois même pas un service d’orchestre), il faut donc des chefs sûrs qui connaissent parfaitement la partition et certains n’arrivent évidemment pas à imposer à l’orchestre de rompre avec des habitudes, notamment dans un répertoire qu’ils connaissent (trop) bien.
Les reprises de répertoire en général affichent les titres créées l’année précédente dans les distributions et avec le chef de la première, et sinon les reprises d’autres titres sont affichés régulièrement pour les grands standards, éventuellement avec des casts différents. C’est le cas la saison prochaine pour Die Tote Stadt (créé avec Petrenko/Kaufmann et Petersen et affichée cette année avec Lothar Koenigs/Klaus Florian Vogt, Elena Guseva) ou Die Frau ohne Schatten (Petrenko/Koch, Pankratova, Schuster, Dean-Smith et Merbeth dans la dernière reprise de 2017 et cette année Gergiev/Volle-Stemme, Jovanovich-Nylund, Fujimura)…
Par ailleurs Serge Dorny, qui on va le voir appelle de nombreux chefs différents notamment pour le répertoire italien s’est attaché la présence régulière de Daniele Rustioni, nommé premier chef invité, qui dirigera cinq productions dont Tabarro, Gianni Schicchi, Otello, Un Ballo in maschera en répertoire et une Première (Les Troyens). Du côté du répertoire allemand, il s’est attaché Lothar Koenigs, chef de bon niveau, qui dirigeait déjà à Munich, et qui assurera cette année une Première (Capriccio), mais aussi quelques reprises (Die Tote Stadt, Tristan und Isolde).

 

Septembre 2021 (Septemberfest)
Puccini, Gianni Schicchi (MeS : Lotte de Beer/Dir : Daniele Rustioni)
Avec Ambrogio Maestri, Emily Pogorelc, Galeano Salas, Lindsey Ammann etc…
(2 repr. 18 et 19/09 tarif spécial de 25€/8€)

Puccini, Il Tabarro (MeS : Lotte de Beer/Dir : Daniele Rustioni)
Avec Wolfgang Koch, Yonghoon Lee, Eva-Maria Westbroek
(2 repr. 18 et 19/09 tarif spécial de 25€/8€)
À noter : les représentations de Gianni Schicchi et Tabarro sont séparées et constituent chacune une représentation.
Daniele Rustioni ouvre une programmation de répertoire par ces spectacles au tarif très « politique », mais sans faire d’économies sur les distributions.

 

Septembre-Octobre 2021
Der Fliegende Holländer
(MeS : Peter Kontwitschny /Dir :Bertrand de Billy)
Avec Christof Fischesser, Anja Kampe, Benjamin Bruns, John Lundgren etc…
La production déjà ancienne de Franz Kontwitschny avec une dsitribution tout à fait exceptionnelle et en fosse, Bertrand de Billy qui est un chef plutôt solide.
(4 repr. du 24/09 au 6/10)

Verdi, La Forza del destino (MeS : Martin Kušej /Dir : Andrea Battistoni)
Avec Anja Harteros, Mika Kares, George Petean, Jonas Kaufmann, Ekaterina Sementchuk, Ambrogio Maestri
(3 repr. Du 26/09 au 2/10)
Chef intéressant (plus intéressant qu’Asher Fisch qui a assuré les représentations jusqu’ici), distribution sans reproche,

Octobre-novembre 2021/Février-mars 2022
Puccini, Tosca
(MeS : Luc Bondy/Dir : Daniel Oren (Oct.)/Carlo Rizzi (Fév.)
Avec Anja Harteros, Najmiddin Mavlyanov(Oct.) /Piotr Beczala(Fév.), Luca Salsi (Oct.)/Ambrogio Maestri (Fév.)
(4 repr. du 19/10 au 1/11)
(4 repr. du 20/02 au 4/03)
Sans doute une des dernières présentations de la production Bondy qui a fait son temps (il s’en prépare sans doute une autre pour les saisons prochaines), il faudra écouter Najmiddin Mavlyanov, un Mario déjà fort demandé, et bien sûr, pour Anja Harteros, immense Tosca devant l’Eternel.

Octobre 2021
Puccini, Turandot
(MeS : Carlus Padrissa (La Fura dels Baus)/Dir : Gábor Káli)
Avec Anna Pirozzi, Brian Jagde, Elena Guseva, Alexander Vinogradov
(3 repr. du 7/10 au 13/10)
Du très classique, mais Pirozzi est vraiment très bonne, et on écoutera le jeune Gábor Káli en fosse, avant la première de Giuditta.

Verdi, Falstaff (MeS Mateja Koležnik / Dir : Antonino Fogliani)
Avec Bryn Terfel, Vito Priante, Galeano Salas, Eleonora Buratto, Lindsey Ammann etc…
La distribution se passe de commentaires, et au pupitre opère l’excellent Antonino Fogliani.
(3 repr. du 15 au 21/10)

Octobre-Novembre
Verdi, Il Trovatore
(MeS : Olivier Py/Dir : Francesco Ivan Ciampa)
Avec George Petean, Sondra Radvanovsky, Okka von der Damerau, Francesco Meli
Là encore, même si la production Py est médiocre, la distribution se passe de commentaires et en fosse, Francesco Ivan Ciampa, un chef que très peu de français (ou d’allemands) connaissent, de la même génération que Daniele Rustioni et qui est absolument remarquable, bien plus intéressant que ceux qu’on nous impose généralement pour ces titres à Paris ou ailleurs.
(3 repr. du 31/10 au 6/11)

Novembre 2021
Bizet, Carmen
(MeS : Lina Wertmüller/Dir : Alexandre Bloch)
Avec Dmytro Popov, Lucas Meachem, Varduhi Abrahamyan, Rosa Feola
Du solide avec une Carmen de Varduhi Abrahamyan et une Micaela de Rosa Feola, pas si mal… avec en fosse, Alexandre Bloch, excellent chef français qu’on va revoir à Munich.
(5 repr. du 10 au 24/11)

Braunfels, Die Vögel (MeS: Frank Castorf/Dir : Ingo Metzmacher)
Avec Wolfgang Koch, Günter Papendell, Charles Workman, Michael Nagy, Caroline Wettergreen
Représentations suspendues pour cause de Covid en octobre-novembre 2020 et donc reprise cette saison avec la même distribution (magnifique) de la production luxuriante de Frank Castorf avec le décor fabuleux d’Aleksandar Denić… Sous la direction experte d’Ingo Metzmacher
(3 repr. Du 12 au 18/11)

Novembre-Décembre 2021
Weber, Der Freischütz
(MeS : Dmitry Tcherniakov/Dir : Lothar Koenigs)
Avec Sean Michael Plumb, Golda Schultz, Anna Prohaska, Pavel Černoch, Tomasz Konieczny, Georg Zeppenfeld
Distribution sans reproche de cette production vue en streaming et qui mérite une visite en salle, avec au pupitre Lothar Koenigs (je n’avais pas aimé Manacorda) et une MeS de Tcherniakov qui à la TV ne m’avait pas convaincu. Il faudra aller voir…
(4 repr. du 26/11 au 5/12)

Décembre 2021
Korngold, Die tote Stadt
(MeS : Simon Stone/Dir : Lothar Koenigs)
Avec Klaus-Florian Vogt, Elena Guseva, Christoph Pohl, Jennifer Johnston etc..
Distribution correcte (Vogt ! Guseva !) mais nous avons de tels souvenirs du trio Kaufmann/Petersen/Petrenko que ce sera difficile…
(4 repr. Du 1er au 10/12)


Donizetti, L’Elisir d’amore
(MeS : David Bösch/Dir : Evelino Pidò)
Avec Emily Pogorelc, Bogdan Volkov, Erwin Schrott, André Schuen
Du répertoire, avec la jeune Emily Pogorelc qui a intégré la troupe et un trio masculin qui promet fort. Au pupitre le solide Pidò que Serge Dorny a invité pour les Donizetti de répertoire. Et toujours la merveilleuse production de David Bösch.
(3 repr. Du 11 au 17/12)

Mozart, Die Zauberflöte (MeS : August Everding/Dir : Ivor Bolton)
Avec Günther Groissböck, Pavol Breslik, Sabine Devieilhe, Olga Kulchynska etc…
Wow, joli cadeau de Noël, distribution excellente, chef très solide et familier du lieu, et mise en scène historique d’August Everding. À coupler avec Giuditta…
(5 repr. Du 21 au 30/12)

Janvier 2022
Strauss (R.): Ariadne auf Naxos
(MeS : Robert Carsen/Dir : Ulf Schirmer)
Avec Markus Eiche, Daniela Sindram, Brandon Jovanovich, Erin Morley, Tamara Wilson et Udo Wartveitl etc…
Très belle distribution et un chef solide, GMD à Leipzig, qu’on n’avait plus vu à Munich depuis longtemps. Production typiquement carsenienne. Et en prime un acteur munichois connu (Udo Wartveitl ) en majordome.
(3 repr. Du 18 au 26/01)


Janvier-février/Juillet 2022
Strauss (R.): Die schweigsame Frau
(MeS : Barrie Kosky/Dir : Stefan Soltesz)
Avec Franz Hawlata, Christa Mayer (Janv.) Okka von der Damerau (Juil.), Daniel Behle, Brenda Rae etc…
Magnifique production de Barrie Kosky qu’on ne se lasse pas de voir, magnifique Hawlata, toujours extraordinaire acteur et cette fois au pupitre le remarquable Stefan Soltesz, sous-estimé qui doit être pétillant dans cette partition.
(4 repr. Du 29/01 au 4/02 et le 22/07)

Janvier/Juin-Juillet 2022
Puccini, La Bohème
(MeS : Otto Schenk/Dir : Francesco Lanzillotta)
Avec Angel Blue (Janvier) /Ailyn Pérez (Juillet), Emily Pogorelc(Jv)/Aida Garifullina(Jt), Evan LeRoy Johnson(Jv)/Piotr Beczala(Jt) etc…
Du bon répertoire, pour Wanderer de passage, et surtout un autre excellent chef, qu’il faut absolument connaître, Francesco Lanzillotta, qui lui mérite la Scala.
(6 repr. Du 5 au 9/01 et du 25 au 30/07)

Verdi, La Traviata (MeS : Günter Krämer/Dir : Giedré Šlekytė)
Avec Alexandra Kurzak (Janvier)/Lisette Oropesa (Juin-Juillet), Dmytro Popov(Janvier)/Stephen Costello (Juin-Juillet) Simon Keenlyside (Janvier)/Leo Nucci (28/06), Placido Domingo (1/07)
Là aussi du répertoire et un peu de paillettes, avec au pupitre la jeune (et excellente) Giedré Šlekytė et des chanteurs dont on peut dire qu’ils sont hors classe, au moins pour les sopranos et les barytons.
(7 repr du 8/01 au 21/01, et les 28/06 et 1/07)

Février 2022
Rossini, Il Turco in Italia
(MeS : Christof Loy/Dir: Gianluca Capuano)
Avec Alex Esposito, Lisette Oropesa, Nikolay Borchev etc…
Christof Loy, du solide un peu pareil tout le temps, mais distribution exceptionnelle et très bon chef pour Rossini… Si vous passez par là, il faut y entrer.
(4 repr. Du 09 au 18/02)

Mars 2022
Mozart, Le nozze di Figaro
(MeS: Christof Loy/Dir: Thomas Hengelbrock)
Avec Gerald Finley, Golda Schultz, Katharina Konradi, Alex Esposito, Anne Sofie von Otter etc…
Une production correcte, du moderne passepartout, du Christof Loy de bon niveau, et une distribution fabuleuse. Hengelbrock au pupitre, ce ne devrait pas être mauvais…
(4 repr. Du 9 au 20/03)

Donizetti, Lucia di Lammermoor (MeS: Barbara Wysocka/Dir: Evelino Pidò)
avec Nadine Sierra, Andrzej Filończyk, Xabier Anduaga, Riccardo Zanellato
Excellente distribution avec le couple Anduaga/Sierra, mais aussi le baryton Filończyk excellent et Zanellato, la basse fidèle à Serge Dorny. Au pupitre qui fut de Petrenko (soupir à fendre l’âme), le très sûr Pidò. Mise en scène « moderne » qui passe assez bien.
(4 repr. Du 12 au 24/03)

Rossini, La Cenerentola (MeS : Jean-Pierre Ponnelle/Dir : Michele Spotti
avec Marianne Crebassa, Edgardo Rocha, Mattia Olivieri, Renato Girolami, Erwin Schrott
Grande distribution pour une production historique, voire légendaire avec un jeune chef nouveau à Munich mais pas à Lyon, et réel espoir de la direction rossinienne mais pas que : Michele Spotti… Vaut le voyage…
(4 repr. Du 18 au 25/03)

Avril 2022
Mozart, Die Entführung aus dem Serail
(MeS : Martin Duncan/Dir : Stefano Montanari)
Avec Sofia Fomina, Elisabeth Sutphan, Daniel Behle, Jonas Hacker, Ante Jerkunica
Production passable, distribution correcte sans plus mais au pupitre, Stefano Montanari, et là c’est encore un autre nom que les lyonnais connaissent et apprécient, et qui est en train d’exploser partout… Un très grand chef.
(3 repr. du 8 au 13/04)

Wagner, Parsifal (MeS : Pierre Audi/Dir : Mikko Franck)
Avec Christian Gerhaher, Christof Fischesser, Simon O’Neill, Jochen Schmeckenbecher, Anja Harteros
Le Parsifal en noir et blanc d’Audi/Baselitz confié à la baguette de Mikko Franck, c’est particulièrement intéressant, avec une distribution de très haut niveau et une nouvelle Kundry toute jeune : Anja Harteros qui se jette dans le rôle et qui va faire qu’on se précipitera pour entendre. Là encore un voyage devrait s’imposer…
(3 repr. du 14au 23/04 )


Avril-Mai/Juillet 2021
Verdi, Macbeth
(MeS : Martin Kušej/ Dir : Andrea Battistoni (avril)/Fabio Luisi (Juillet)
avec Ludovic Tézier (Avril/Mai)/Artur Rucinski(Juil), Tareq Nazmi (Avril/Mai)/Vitali Kowaljow (Juillet), Ekaterina Sementchuk (Avril/Mai)/Anna Netrebko (Juillet), Freddie de Tommaso (Avril/Mai)/Evan LeRoy Johnson (Juillet)
Une distribution en dentelles où l’on préfèrera le couple Tézier/Sementchuk à Rucinski/Netrebko, d’autant qu’en avril mai, il y a Freddie de Tommaso, le nouveau ténor qu’il faut avoir vu et entendu… Au pupitre, Andrea Battistoni ce qui est bien, ou Fabio Luisi, ce qui est très bien. Choisissez selon vos goûts…
6 repr. du 24/04 au 04/05 et les 14 et 18 juillet)

Mai 2022
Händel, Agrippina
(MeS: Barrie Kosky/Dir: Stefano Montanari)
Avec Joyce DiDonato, Gianluca Buratto, John Holiday, Elsa Benoit, Mattia Olivieri etc…
Münchener Kammerorchester
Ce n’est même pas la peine d’hésiter prenez déjà votre billet d’avion, avec Stefano Montanari dans la fosse, dans le merveilleux Prinzregententheater, et la bonne production de Barrie Kosky, très concentrée dans sa cage de métal.
(3 repr. Du 7 au 13/05 au Prinzregententheater)

Mai-Juillet 2022
Strauss (R),  Der Rosenkavalier
(MeS : Barrie Kosky/Dir : Vladimir Jurowski)
Avec Marlis Petersen, Samantha Hankey, Katharina Konradi, Christof Fischesser, Johannes-Martin Kränzle, Daniela Köhler, Ursula Hesse von der Steinen etc…
Deux Kosky pendant les mêmes semaines, cela ne se manqué pas: votre billet d’avion permettra de voir aussi ce merveilleux Rosenkavalier vu à la TV et si original, si “ailleurs”, si intelligent, si magnifiquement interprété et chanté qu’on attend de le voir en scène avec impatience, d’autant que ce sera la version normale et non celle covidienne révisée par Ekkerhard Kloke qui sera proposée, sous la direction du maître de maison Vladimir Jurowski.
(5 repr. Du 8 au 15/05 et les 21 et 24/07)

Rossini, Il barbiere di Siviglia (MeS : Ferruccio Soleri/Dir : Antonino Fogliani)
Avec Alasdair Kent, Ambrogio Maestri, Vasilisa Berzhanskaja, Andrei Zhilikohovsky, Adam Palka
Solide distribution où l’on pourra entendre la merveilleuse Rosine de Vasilisa Berzhanskaja et Adam Palka (Le Mephisto de Castorf à Vienne) en Basilio. On regrette que Andrzej Filończyk distribué dans Lucia di Lammermoor ne soit pas Figaro; il y est exceptionnel… Au pupitre, Antonino Fogliani, garantie d’excellence.
(3 repr. Du 10 au 16/05)

Verdi, Otello (MeS : Amelie Niermeyer/Dir : Daniele Rustioni (mai-juin) Antonino Fogliani (juillet)
Avec Anja Harteros, Arsen Soghomonyan/Gregory Kunde, Luca Salsi/Gerald Finley, Oleksiy Palchykov
La distribution parle d’elle-même, la mise en scène excellente, et les deux chefs prévus sont remarquables.  On choisira peut-être juillet pour Kunde et Finley…
(5 repr. Du 27/05 au 2/06 et les 2 et 5/07)

Mai-Juin 2022
Puccini, Madama Butterfly
(MeS: Wolf Busse/Dir: Antonello Manacorda)
Avec Ermonela Jaho, Charles Castronovo, Davide Luciano etc…
Une mise en scène qui est un peu épuisée, une distribution de très grand niveau (Davide Luciano peut-être sous-utilisé en Sharpless) et au pupitre Antonello Manacorda qui a troqué Weber contre Puccini.
(3 repr. du 31/05 au 5/06)

Juin 2022
Wagner, Tristan und Isolde
(MeS : Krzysztof Warlikowski/Dir : Lothar Koenigs)
Avec Wolfgang Koch, Stuart Skelton, Nina Stemme, Mika Kares, Okka von der Damerau
La distribution est magnifique, même sans Kaufmann. Mais sans Petrenko, c’est un peu dur, même si Koenigs est solide… Du répertoire de grand luxe, mais c’est du répertoire…
(4 repr. du 6 au 20/06)

Verdi Un Ballo in maschera (MeS : Johannes Erath/Dir : Daniele Rustioni)
Avec Piotr Beczala, Carlos Alvarez, Sondra Radvanovsky, Judit Kutasi, Deanna Breiwick
Là en revanche pas d’hésitation, il faut y voler : distribution exceptionnelle, grand chef, et production de Johannes Erath pas inintéressante…
(4 repr. du 12 au 22 juin)

Juillet 2022
Strauss (R.) : Die Frau ohne Schatten
(MeS : Warlikowski/Dir : Valery Gergiev)
Avec Brandon Jovanovich, Camilla Nylund, Mihoko Fujimura, Michael Volle, Nina Stemme
Là encore, sans Petrenko cela fait (un peu) souffrir. Mais ne jouons pas les enfants gâtés. Gergiev en fosse même entre deux avions, est un très grand musicien, la production est désormais légendaire et la distribution fabuleuse…
(2 repr. Les 28 et 31/07)

 

Comme on peut le constater, il y a même pour le répertoire, une exigence de qualité au plus haut niveau. Et la palette de nouveaux chefs (et cheffes) excellents inconnus à Munich et souvent ailleurs que Dorny a invités va redonner un véritable intérêt à certaines reprises. Du répertoire que certains théâtres du même niveau envieraient pour leurs nouvelles productions. Pourvu que ça dure…

 

Concerts symphoniques : « Akademiekonzerte »

 

Le Bayerisches Staatsorchester, orchestre d’Etat de Bavière est l’orchestre historique de Munich, dont les racines remontent au XVIe siècle et à Roland de Lassus qui en fut le Kapellmeister à partir de 1563. C’est en 1811 que l’Académie de musique est formée, d’où le nom d’ «Akademiekonzerte ».
La longue liste des directeurs musicaux de l’orchestre incluent les plus prestigieux des grands chefs historiques qui ont pour nom Hans von Bülow, Hermann Levi, Richard Strauss, Felix Mottl, Bruno Walter, Hans Knappertsbusch, Clemens Krauss, Georg Solti, Ferenc Fricsay, Joseph Keilberth, Wolfgang Sawallisch, Zubin Mehta, Kent Nagano, Kirill Petrenko et en septembre prochain Vladimir Jurowski.
Vladimir Jurowski va diriger 3 des 6 Akademiekonzerte et il a décidé d’orienter  ses trois concerts autour des compositeurs joués dans les créations de la saison :

  • Un concert autour des œuvres du jeune Chostakovitch
  • Un concert autour de Britten au temps Peter Grimes
  • Le dernier concert autour de l’œuvre symphonique de Penderecki

Les autres concerts seront dirigés par Fabio Luisi (Bruckner/Bruch), Cristian Macelaru et Mikhail Jurowski (père de Vladimir) dont les programmes seront consacrés à la musique russe, et notamment la thématique de la patrie et de l’exil.

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Des éléments encore à définir
Il y a cependant des points qui surprennent : cette année le GMD Vladimir Jurowski dirige seulement trois opéras, il devrait au moins en diriger le double. Mais il termine plusieurs mandats notamment en Russie, et l’année prochaine tout devrait revenir à la normalité.
D’autres points sur l’offre de la maison ne sont pas encore arrêtés : la politique en matière de vidéos et de streamings que Bachler avait développée n’a pas été évoquée, on ne sait pas non plus ce que va devenir la collection d’enregistrements que Bachler vient de commencer avec une Mahler VII phénoménale de Kirill Petrenko. Nous en sommes aux balbutiements et Serge Dorny aura sans doute à décider de poursuivre le projet, de le reprofiler ou d’interrompre : tout cela n’est pas encore clair. On sait que Serge Dorny préfère l’opéra en salle à l’opéra en boite, comme tout le monde. Il n’avait pas les moyens de développer une politique vidéo à Lyon, ainsi de magnifiques spectacles ne le resteront que dans nos souvenirs, mais Munich est riche, et les confinements ont donné l’habitude au public de retrouver en ligne des spectacles qu’ils ont vus ou non en salle. Il faudra sans doute qu’un bilan soit tiré de la période et de la politique menée jusque-là. Attendons.

 

Ce qu’on peut affirmer c’est qu’il ne s’agit pas d’une saison de rattrapage covid, le système de répertoire est pour cela une garantie. C’est une saison pensée, avec une ligne soutenue, affirmée par les nouvelles productions, mais qui ne sacrifie pas le répertoire, notamment avec un vrai soin dans le choix des chefs et les distributions, jamais médiocres.
Le niveau affirme au contraire d’emblée une ambition et une respiration fortes, en cohérence avec l’histoire de cette maison, et en empruntant résolument un chemin qu’on sent aussi neuf et ouvert. Le public traditionnel y trouvera son compte, mais c’est un programme qui saura exciter aussi la curiosité. Voilà une saison qui conjugue la fête (trois festivals), la rencontre, l’exigence mais aussi le réalisme et le pragmatisme.
C’est une première saison, c’est une nouvelle ère, et il va aussi falloir prendre ses marques. Il reste aussi évidemment à souhaiter qu’on reste à ce niveau d’excellence pour les suivantes. Serge Dorny a raté peu de choses à Lyon, on ne peut que lui souhaiter la même réussite aux bords de l’Isar qu’aux bords du Rhône et de la Saône… La Bavière a bien de la chance.

 

 

OPÉRA DE PARIS: UN REGARD SUR LA SAISON LYRIQUE 2018-2019

La réflexion sur l’avenir à plus long terme de notre plus grande scène nationale ne doit pas cacher le regard sur le futur immédiat de la programmation. Le programme est paru depuis plusieurs mois, et notre regard est aujourd’hui moins sensible à la surprise et aux feux des réactions immédiates en bien comme en mal.
Au préalable, il me semble important de (re) poser un certain nombre de principes qui doivent gouverner la programmation de notre Opéra national.

L’Opéra de Paris, c’est deux salles qui sont chacune des grandes salles d’opéra : la seule jauge de Garnier est équivalente à la jauge de Covent Garden, la Scala, Vienne, Bolchoi et Munich. Le MET est la seule salle avec ses 3800 places qui dépasse largement cette jauge, avec les problèmes de remplissage que l’on sait actuellement.
Mais Paris a en plus une salle de 2700 places (Bastille) à remplir, c’est à peu près chaque soir en tout 4700 places à offrir, ce qui implique évidemment des dispositions de programmation particulières. On ne peut faire salle(s) pleine(s) chaque soir, et Jonas Kaufmann ne chante pas tous les jours…

Malgré toutes les critiques, c’est tout de même un exploit (quand on regarde les problèmes de remplissage d’autres salles européennes à commencer par la Scala) de remplir deux salles géantes. C’est en effet toujours un étonnement de ma part que Garnier soir considéré comme la « petite » salle, où l’on fait du ballet, quelques Mozart et du baroque, alors que la critique dans les années soixante-dix hurlait quand Liebermann programmait Così fan Tutte à Garnier (même avec Josef Krips en fosse) parce qu’une œuvre aussi intime allait être noyée dans ce grand vaisseau.
On ne peut programmer chaque soir Traviata, Bohème ou Le Lac des cygnes : l’opéra de Paris, comme grande institution publique est censée offrir au public une vision diversifiée du répertoire, modulant entre contemporain, classique, entre grosses machines et pièces intimes, entre mises en scènes « classiques » et « modernes », (j’emploie ces mots à regret parce qu’il n’y a que des mises en scènes bonnes ou mauvaises, mais ils traduisent la pensée de nombreux spectateurs) entre stars et moins stars, entre œuvres connues et moins connues. Autrement dit, tout et son contraire.
Ainsi les Directeurs généraux donnent un flanc facile aux critiques, parce qu’ils doivent naviguer (quels qu’ils soient) entre tous ces écueils.
Or si la Scala pourrait se contenter d’une douzaine de productions lyriques annuelles parce que c’est ce que son public très local peut supporter (elle en affiche quand même 15), Paris doit afficher au bas mot au moins une vingtaine de productions lyriques annuelles (20 exactement en 2018-2019) et les productions du ballet, mais ces dernières sont moins coûteuses puisque le ballet est géré par un système de troupe, alors que le lyrique est géré par le système stagione, dont les coûts de production sont plus élevés, évidemment.

Vingt-quatre productions annuelles, cela veut dire alchimie délicate entre tous les éléments rappelés plus haut, cela veut dire aussi quelquefois des distributions au kilo (plusieurs centaines de rôles à distribuer), cela signifie une alternance entre opéras avec chœur et opéra sans (ou avec peu de) chœur, pour permettre aux artistes des chœurs de travailler sans pression et en profondeur, de même pour l’orchestre qui doit avoir le temps  d’étudier les œuvres nouvelles qui entrent au répertoire ou qui en avaient disparu depuis belle lurette (Les Huguenots par exemple).

Or le système stagione auquel le public est habitué, exige son lot de nouveautés qui vont faire courir les foules, ce qui coûte le plus cher. Dans un système de répertoire, les nouveautés sont au nombre de 5 ou 6 par saison, mais à côté on peut puiser et reprendre avec des distributions variées jusqu’à 40 (à Munich) ou 50 productions (à Vienne) .
La reprise en système stagione doit être limitée (la Scala par exemple qui affiche peu de reprises traditionnellement, 4 pour la saison 2018-2019), motivée (titre pas affiché depuis longtemps, titre rare mais existant dans les réserves, ou titre alimentaire tiroir-caisse comme Bohème). Pour l’Opéra-Bastille, par le nombre même de représentations annuelles, la reprise (au ballet comme à l’opéra) est ce qui fait fonds de commerce et il faut saluer le travail d’Hugues Gall qui a eu pour objectif, tout au long de ses neuf années d’exercice, de constituer ce matelas de sécurité d’œuvres de répertoire qui vont permettre de reprendre des titres populaires, de reprendre des mises en scène de réserve suite à des échecs de nouvelles productions, bref de donner de la souplesse au système pour (normalement) limiter les coûts. Il reste qu’on a tourné le problème dans tous les sens et depuis longtemps à Paris comme ailleurs, énarques ou pas énarques, l’opéra est un art qui coûte cher, qui a toujours coûté cher depuis ses origines, et qui vit sur grand pied pour satisfaire le public. L’idée de réduire les coûts à l’opéra fait rire les poules comme disent les italiens, et déjà rentrer dans le budget imparti sans gabegie est un minimum dont on devrait se contenter. Et Paris coûte d’autant plus cher qu’il y deux salles importantes, à la technicité très différente et aux coûts de manutention et de maintenance importants, matériellement et humainement. Ce sont des données de départ qu’il faut accepter.

Dans ce cadre, la programmation de l’opéra de Paris en 2018-2019 affiche 20 titres (même si son programme annonce des titres de la saison 2019-2020), ce qui est déjà important (le MET en affichera 26 et Covent Garden 19) dont 7 nouvelles productions in loco et une à l’extérieur (MC93) et donc 12 reprises. C’est en outre la saison des 350 ans de l’Opéra (fondé en 1669 comme Académie Royale de Musique) : on se souvient que l’Opéra de Paris a une histoire, quelle surprise !

Tristan und Isolde (Wagner)
Reprise de la production de Peter Sellars, dont on connaît la qualité, production devnue culte, dirigée par Philippe Jordan avec Andreas Schager (Excellent choix) et Martine Serafin (moins intéressante), René Pape (Marke) et Matthias Goerne (Kurwenal). Pas de quoi se plaindre. (9 repr. du 11 sept au 9 oct à Bastille)

Les Huguenots (Meyerbeer) (NP)
L’opéra de Paris se souvient de son répertoire, Les Huguenots ayant fait les beaux jours de la maison pendant un siècle environ. La relative Meyerbeer renaissance (née en Allemagne) profite à Paris, qui depuis les années 80 n’a affiché que Robert le Diable (saison 1985-1985). La mise en scène est confiée à Andreas Kriegenburg (Le Ring de Munich, Die Soldaten à Munich Lady Macbeth de Mzensk à Salzbourg) qui met en scène pour la première fois à Paris, et la direction musicale à Michele Mariotti (sauf le 24 oct. Łukasz Borowicz) qui a triomphé à Berlin dans la même œuvre, très à l’aise dans ce répertoire. La riche distribution est conduite par Diana Damrau et Brian Hymel, et on trouve aussi Ermonela Jaho et Karine Deshayes, ainsi que ce que le chant français produit de mieux, Nisolas Testé, Cyrille Dubois, Florian Sempey et bien d‘autres. Pour son retour à Paris, il était temps, l’œuvre est bien défendue. Optimisme. 10 repr. Du 24 sept au 24 oct à Bastille

Bérénice (Jarrell) (NP)
Création mondiale de Michael Jarrell qui a écrit aussi le livret d’après Racine, au Palais Garnier, avec une distribution soignée comprenant Bo Skovhus, Barbara Hannigan Florian Boesch, Alastair Miles et Julien Behr le jeune ténor français sous la direction de Philippe Jordan, et dans une mise en scène de Claus Guth. Sur le papier, c’est remarquable, comme souvent les Premières mondiales…reste à savoir si des reprises sont programmées…8 repr. du 26 septembre au 17 octobre à Garnier.

La Traviata (Verdi)
Reprise pour la dernière fois de la production Benoît Jacquot (puisqu’est prévue dès sept.2019 une nouvelle production confiée à Simon Stone) sous la direction du jeune Giacomo Sagripanti, bien aimé à Paris (sept.oct) et de Karel Mark Chichon, qu’on voit beaucoup en Allemagne et peu en France (déc.) avec trois ténors qui rempliront sans problème la salle, Roberto Alagna, Jean-François Borras et Charles Castronovo, deux sopranos qui auront le même effet sur la fréquentation Alexandra Kurzak (sept.oct) et Ermonela Jaho (décembre), et trois barytons en grande carrière Georges Gagnidze, jusqu’au 17 octobre (moui pour ma part), Luca Salsi (4 représentations en octobre) et Ludovic Tézier qui remplira les salles en décembre. 17 représentations en sept., oct., et décembre à Bastille. C’est la série tiroir-caisse, – il faut sans doute compenser Bérénice pendant la même période – mais le spectateur n’est pas méprisé, les distributions prévues sont très attirantes.

L’Elisir d’amore (Donizetti)
Autre série de représentations qui devraient attirer le spectateur, l’œuvre de Donizetti reprise dans la mise en scène de Laurent Pelly (2006) pour la sixième saison, une opération économiquement rentable. Distribution dominée par Vittorio Grigolo (Paolo Fanale le 10 novembre ce qui est une très belle alternative) et Lisette Oropesa alternant fin novembre avec Valentina Naforniţă et complétée par Etienne Dupuis et Gabriele Viviani. Le tout dirigé par Giacomo Sagripanti cumulant ainsi Traviata et Elisir, soit une vingtaine de représentations. 10 repr. Du 25 oct. au 25 nov à Bastille.

Simon Boccanegra (Verdi) (NP)
Depuis les représentations de la production de Giorgio Strehler dans les saisons 1978 et 1979, c’est la quatrième production du chef d’œuvre de Verdi. Outre Strehler, au paradis des productions, Nicolas Brieger repris trois fois, et Johan Simons appelé par Mortier, avec des décors de Bert Neumann, qui n’a connu que la série de 10 représentations en 2006. Depuis, pas de nouvelle production.  Une reprise de la production assez radicale et ironique de Johan Simons n’aurait sans doute pas plu au public parisien et Lissner opte pour une nouvelle production confiée à Calixto Bieito. Certains diront « pas mieux »…mais Bieito s’est assagi notamment à Paris…
La distribution est évidemment dominée par Ludovic Tézier qui brillera dans un rôle fait pour lui, Amelia étant chanté par Maria Agresta dont les prestations n’ont pas toujours convaincu alternant pour deux représentations avec Anita Hartig (1 et 4 décembre). Mika Kares sera Fiesco, une des voix émergentes ces dernières années (les curieux pourront l’entendre dans Ferrando de Trovatore en début d’été 2018) et Francesco Demuro sera Gabriele, pendant que Paolo Albiani le traître sera Nicola Alaimo. Un cast qui à part Tézier n’est pas totalement convaincant. Mais au pupitre montera Fabio Luisi, qui est une garantie à la fois idiomatique et technique. A voir de toute manière. 10 repr. du 12 novembre au 13 décembre à Bastille .

La Cenerentola (Rossini)
Pour dix représentations entre le 23 novembre et le 26 décembre, à Garnier, l’Opéra trouve un de ses spectacles de fin d’année, dans la production de Guillaume Gallienne et les décors d’Eric Ruf, qui n’avait pas convaincu dans  sa première édition la saison dernière.
Depuis la création à l’Opéra de Paris en 1977 (mise en scène assez médiocre de Jacques Rosner), l’œuvre de Rossini a été servie par Jérôme Savary dans une production Gall toute fraîche venue de Genève (meilleure que la précédente), puis Nicolas Joel a proposé celle de Ponnelle (venue de Munich) pendant trois saisons qui n’est pas une de ses pires idées.

La production actuelle est le typique spectacle pour grand public, qui convient bien aux fêtes, avec un metteur en scène (?) connu et aimé pour ses qualités de comédien. Elle est confiée à la baguette consommée d’Evelino Pidò, avec une distribution dominée par Lawrence Brownlee et Marianne Crebassa (un vrai bonheur) un Alessandro Corbelli rossinien consommé en Don Magnifico, et deux solides promesses, Adam Plachetka en Alidoro et Florian Sempey en Dandini. Voilà qui est fait pour garantir la réussite d’une soirée de décembre. Il faudra attendre cependant pour une grande production.

Il primo omicidio (Cain) (Scarlatti) (NP)
Nouvelle production d’un répertoire baroque réservé à Garnier (pour 13 représentations entre le 22 janvier et le 23 février) et premier opéra de Scarlatti représenté à l’Opéra de Paris, qui fera courir non par passion trop longtemps réprimée pour le compositeur napolitain, mais pour la mise en scène de Roméo Castellucci toujours passionné par les mythes bibliques et la direction ô combien experte de René Jacobs. Avec une distribution spécialiste de ce répertoire, Kristina Hammarström (Caino) , Olivia Vermeulen (Abel) et Birgitte Christensen Thomas Walker Benno Schachtner Robert Gleadow. À noter dans ses tablettes.

Les Troyens (Berlioz) (NP)
Opéra symbole de l’Opéra-Bastille puisque le titre a inauguré la nouvelle salle en 1990 dans une mise en scène de Pier Luigi Pizzi et les inoubliables Grace Bumbry et Shirley Verrett. Il faudra attendre 2006 pour que Mortier importe de Salzbourg la belle production de Herbert Wernicke. Et c’est tout…
Alors on ne va pas bouder son plaisir : ces Troyens sont bienvenus, dans une production qui va sans doute provoquer des commentaires (amers ?) à cause de la production confiée à Dmitri Tcherniakov. C’est Philippe Jordan qui s’est réservé la direction musicale, qu’on espère plus colorée que le Benvenuto Cellini musicalement pâle de cette saison.
Distribution dominée par l’Énée de Brian Hymel, désormais titulaire référent du rôle depuis plusieurs années et par la Cassandre de Stéphanie d’Oustrac, à qui fera écho la Didon de Elīna Garanča. À leurs côtés une distribution de toute première importance, Stéphane Degout, Michèle Losier, Cyrille Dubois, quelques noms moins connus comme l’excellent baryton-basse américain Christian van Horn et le jeune ténor prometteur Bror Magnus Tødenes. Notons enfin un vétéran, Paata Burchuladze en Priam, basse vedette des années 80 et 90. 8 représentations du 22 janvier au 12 février (Bastille).

Rusalka (Dvořák)
Reprise de la production de Robert Carsen, qui remonte à l’ère Gall (2002), pour la quatrième fois et elle a toujours bénéficié de distributions notables. C’est le cas ici puisqu’on y entendra pour 5 représentations en février et mars à Bastille (tout plaisir doit être mesuré…) autour de la Rusalka de Camilla Nylund, son rôle fétiche, Klaus Florian Vogt, Karita Mattila, Thomas Johannes Meyer, Ekaterina Semenchuk, c’est à dire ce qui peut se trouver de mieux aujourd’hui. Et l’orchestre sera dirigé par Susanna Mälkki, qui confirme à chacune de ses apparitions qu’elle une des cheffes (?) les plus passionnantes du paysage musical. Il y aura peu de représentations, mais retenez cette reprise, elle vaut au moins musicalement le détour.

Otello (Verdi)
Reprise de la production de Andrei Șerban qui remonte à la dernière saison de Hugues Gall pour la quatrième fois. Finalement Otello n’est pas servi si souvent à l’Opéra de Paris, c’est depuis 1976 (Sir Georg Solti, Terry Hands, Placido Domingo et Margaret Price), la troisième production qui vient après celle de Petrika Ionesco qui aura duré deux saisons au tout début de l’ère Bastille (1990-91 et 1991-92).
Ce n’est pas une des meilleurs de Andrei Șerban mais ce n’est pas l’intérêt de cette reprise construite autour de l’Otello de Roberto Alagna qui chantera huit représentations en mars 2019 et qui naturellement (et justement) attirera les foules. Sa Desdemona sera Alexandra Kurzak (on n’est jamais mieux servi que par son épouse) et Iago Georges Gagnidze, un baryton qui ne m’a jamais convaincu. Plus intéressant le Cassio de Frédéric Antoun. L’orchestre sera confié à Bertrand de Billy.
Une reprise motivée par Roberto Alagna, seul véritable intérêt de la distribution pour 11 représentations en mars et avril dont les trois dernières (en avril) seront chantées par Aleksandr Antonenko, le professionnel du rôle, qui ne m’a jamais convaincu.

Die Fledermaus (J.Strauss) (NP)
Pour six représentations en mars 2019, l’Opéra coproduit avec la MC93 de Bobigny une version de chambre pour sept instruments (de Didier Puntos) de l’opérette de Johann Strauss confiée à Célie Pauthe qui dirige le Centre dramatique national de Besançon-Franche Comté, et aux chanteurs de l’Académie en résidence à l’Opéra de Paris, avec les musiciens de l’orchestre-Atelier Ostinato et le chœur Unikanti. L’intérêt serait que cette production tourne en France aussi.

Don Pasquale (Donizetti)
Deuxième opéra bouffe de Donizetti de la saison et reprise de la mise en scène de Damiano Michieletto qui va être créée à Garnier en juin-juillet 2018 pour marquer l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris de cette œuvre. Nouveauté : à Evelino Pidò succèdera Michele Mariotti et la distribution sera sensiblement changée : à Nadine Sierra succédera Pretty Yende, à Lawrence Browlee Javier Camarena, à Florian Sempey Mariusz Kwiecień mais Michele Pertusi restera Don Pasquale. (Garnier, 9 représentations en mars-avril 2019)
À noter qu’on aimerait quand même voir à l’Opéra de Paris d’autres Donizetti, et notamment les « opéras des reines », et les œuvres créées à Paris en français ou non qui aillent au-delà de Lucia di Lammermoor. L’Opéra de Paris s’est timidement aventuré dans le vérisme, qui était un trou dans son répertoire mais bien peu dans le bel canto.

Lady Macbeth de Mzensk (Chostakovitch) (NP)
Pour 7 représentations du 2 au 25 avril 2019, cette nouvelle production du chef d’œuvre de Chostakovitch est la troisième après celle d’André Engel présentée au début de l’Opéra-Bastille (1991-92 et 1993-94) et celle de Martin Kušej, venue d’Amsterdam en 2008-2009 pour la dernière saison de Gérard Mortier.
Après Munich (Kupfer), après Salzbourg (Kriegenburg), l’œuvre de Chostakovitch a l’honneur d’un metteur en scène à la fois à la mode et qui est en train de devenir mythe, Krzysztof Warlikowski, et d’un des très bons chefs familiers de répertoire, Ingo Metzmacher. C’est Aušrinė Stundytė qui sera Katerina Ismailova et l’entoureront l’excellent Dmitry Ulianov (Boris), John Daszak sera Zinovy, choix surprenant pour un spécialiste du rôle de Serguei, qui sera quant à lui chanté par Pavel Černoch, très bon ténor qui est lui aussi une surprise dans ce rôle. C’est d’autant plus stimulant, ils seront très bien entourés. À voir, évidemment.

Carmen (Bizet)
Reprise de la production Bieito, créée pour Paris en 2016-2017 après avoir fait le tour d’Europe (la production a une vingtaine d’années). Une production de bonne facture, qui change de la précédente, d’une rare faiblesse (Yves Beaunesne). Le regard sur le destin de Carmen à l’Opéra de Paris montre qu’on a eu des difficultés à trouver une production solide pour ce pilier du répertoire qui draine toujours un nombreux public,  comme le montrent les 14 représentations prévues entre avril et mai 2019. Le chef appelé est le très talentueux Lorenzo Viotti, un des phares des jeunes générations de chefs. La distribution est très attirante dominée par Anita Rashvelishvili, qui avec Elīna Garanča se partage la vedette dans le rôle dans les grandes scènes du monde, les dernières représentations à partir du 8 mai étant confiées à Ksenia Dudnikova. Deux Don José, Roberto Alagna assurera les quatre premières représentations, le reste étant confié à Jean-François Borras, ce qui n’est pas mal non plus. Escamillo sera comme la saison dernière Roberto Tagliavini et dans Micaela seront affichées Nicole Car et Anett Fritsch. Sans mettre en cause le talent de ces chanteuses, bien connues, on aurait peut-être pu trouver quelques Micaela françaises…
A priori une reprise évidemment alimentaire (comme toujours Carmen) mais qui propose un cast et un chef intéressants ).

 

Die Zauberflöte (Mozart)
Autre reprise alimentaire courant d’avril à juin à Bastille pour 12 représentations, cette reprise de la (bonne) production de Robert Carsen est intéressante dans la mesure où elle est confiée presque exclusivement à des voix francophones, preuve de la vitalité du chant en français : Tamino est Julien Behr, Pamina la jeune Vannina Santoni, Papageno Florian Sempey, Papagena Chloé Briot et Sarastro Nicolas Testé, et la reine de la nuit sera Jodie Devos. Les enfants en revanche seront des solistes des Aurelius Sängerknaben Calw, l’un des chœurs d’enfants les plus remarquables en Allemagne. Henrik Nánási dirigera les forces de l’Opéra, un très bon chef qui a montré naguère à la Komische Oper de Berlin qu’il avait bien en main la partition de Mozart.

Iolanta/Casse-Noisette (Tchaïkovski)
Première reprise du spectacle original mis en scène par Dmitri Tcherniakov accouplant comme à la création en 1892, Iolanta et le ballet Casse-Noisette reviennent dans une direction musicale du très bon Tomáš Hanus. Casse-Noisette est confié au chorégraphe Sidi-Larbi Cherkaoui qu’on ne présente plus, et la distribution de Iolanta est sensiblement différente de celle affichée en 2015-16, dominée par la Iolanta de Valentina Naforniţă entourée notamment de Dmytro Popov, Artur Ruciński, Ain Anger, Johannes Martin Kränzle, Vasily Efimov, autant dire un groupe d’excellents chanteurs.

Vaudra de nouveau le détour, pour 9 représentations en mai 2019 au Palais Garnier.

Tosca (Puccini)
Tosca a connu à Paris une production qui a duré de 1994 à 2012, soit 18 ans ce qui est exceptionnel dans cette maison, celle de Werner Schroeter créée sous l’ère (brève mais intéressante) Blanchard et qui été reprise aussi bien par Hugues Gall, Gérard Mortier que Nicolas Joel. Un exploit à saluer.
Cette production n’était pas très dérangeante, mais très correcte. La production de Pierre Audi qui lui a succédé en 2014 est moins intéressante et d’une rare platitude.
C’est cette production qui est reprise, pour 12 représentations à Bastille en mai et juin 2019, avec une distribution faite pour attirer les foules : Jonas Kaufmann en Mario pour 7 représentations le reste étant assuré par le ténor montant qu’on voit désormais un peu partout, l’argentin Marcelo Puente. Du côté des Tosca on note Anja Harteros pour 4 représentations en mai, puis Martina Serafin pour 6 représentations et Sonia Yoncheva pour deux malheureuses représentations les 1er et 5 juin (aux côtés de Kaufmann), deux Scarpia se succèderont, Željko Lučić d’abord aux côtés d’Harteros et Luca Salsi ensuite à partir du 29 mai. C’est Dan Ettinger qui dirigera l’ensemble de ces représentations purement alimentaires où l’on guettera les éventuelles annulations…

La Forza del destino (Verdi)
Reprise de la très médiocre production de Jean-Claude Auvray, créée sous l’ère Nicolas Joel qui fait suite à la production de John Dexter, pas très excitante non plus, qui était celle de l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris sous l’ère Liebermann puis Lefort,  car ce must de l’opéra verdien n’a pas été affiché entre 1981 et 2011…
Proposer la Forza del destino se justifie donc d’autant que la distribution évidemment intéresse avec Anja Harteros pour 4 représentations du 6 au 18 juin, à qui succèdera l’émergente Elena Stikhina. Željko Lučić sera Don Carlos di Vargas, tandis qu’Alvaro est confié au jeune américain Brian Jagde qu’on lance sur le marché (il faudra donc aller l’écouter), et tous deux pour l’ensemble des représentations. Ils sont entourés de Rafal Siwek (Padre Guardiano) Gabriele Viviani (Melitone) et Varduhi Abrahamyan (Preziosilla).

Bien sûr, c’est une reprise alimentaire, mais quelquefois le repas est bon, d’autant que l’orchestre est confié à Nicola Luisotti.

 Don Giovanni (Mozart) (NP)

Signe de la difficulté de trouver une production idéale du chef d’œuvre de Mozart où tant de metteurs en scène se sont frottés et ont échoué (un seul exemple, Chéreau à Salzbourg), on en est à Paris depuis 1975 à la septième production (dont une en version concertante). Même si la production d’Everding était médiocre en 1975, on évoquera en ancien combattant Margaret Price (Anna), Kiri te Kanawa (Elvira) Roger Soyer (Don Giovanni) José Van Dam (Leporello) Jane Berbié (Zerlina)…et l’orchestre de Sir Georg Solti…

Depuis, aucun souvenir marquant jusqu’à la production de Michael Haneke, qui est pour moi ce qui s’est fait de plus intéressant sur une scène d’opéra dans cette œuvre depuis longtemps.
C’est donc pour moi une erreur de Lissner de vouloir en changer. La production de Haneke gardait sa force et pouvait encore durer.
Si encore il était demandé à Ivo van Hove qui va assurer cette nouvelle production, l’ensemble de la trilogie Da Ponte, cela pourrait avoir un sens, mais puisque Cosi fan tutte a fait l’objet d’une nouvelle production d’Anna Teresa de Keersmaker la saison dernière, cela ne semble pas d’actualité.
Plus généralement, à part les fameuses Nozze de Strehler (et pour ma part – certains lecteurs vont hurler- la production de Marthaler à Garnier qui a duré le temps d’une rose) rien d’intéressant n’est sorti de l’Opéra de Paris en matière de production des opéras de Da Ponte/Mozart.

J’ai donc des doutes sur l’opération Don Giovanni, pour moi inutile, malgré Ivo van Hove, et sans lien avec une ligne de programmation réelle, même si on y ose une distribution jeune et stimulante, élément vraiment digne d’intérêt : Etienne Dupuis (Don Giovanni) Ain Anger (Commendatore) Philippe Sly (Leporello), Jacquelyn Wagner (Anna), Stanislas de Barbeyrac (Ottavio), Nicole Car (Elvira), Elsa Dreisig (Zerlina) et Mikhail Timoschenko  (Masetto).
L’orchestre est dirigé par Philippe Jordan, sauf le 13 juillet (Guillermo García Calvo). Pour 13 représentations à Garnier entre le 8 juin et le 13 juillet.

D’autres productions pour l’automne 2019 sont annoncées, mais considérons qu’elles appartiennent à 2019-2020 (Traviata, Les Indes Galantes, Madrigaux de Monteverdi, Prince Igor).
Au bilan, la saison 2018-2019 affiche : Wagner(1), Meyerbeer(1), Berlioz (1), Jarrell(1), Tchaikovski(1), Dvořák(1), J.Strauss(1), Puccini(1), Rossini(1) Chostakovitch(1), Bizet(1), Scarlatti(1) Donizetti(2), Mozart(2), Verdi (4).

C’est une saison qui présente  toujours un certain intérêt au niveau des distributions; au niveau des chefs cela reste contrasté, et au niveau des mises en scènes, les nouvelles productions affichent les metteurs en scène en vogue (Warlikowski, Tcherniakov, Van Hove, Kriegenburg, Castellucci, Guth, Bieito) sans chercher de nouvelles têtes ou des metteurs en scène remarqués ailleurs qu’on n’a pas vu à Paris (David Bösch, Tobias Kratzer, David Herrmann – Simon Stone débutera à l’Opéra de Paris la saison suivante dans Traviata- ).

Disons que dans l’ensemble, sans être un feu d’artifice, tout cela est très respectable, sans afficher de ligne claire cependant, notamment et malgré Huguenots, Troyens et Carmen, sur le répertoire historique de la maison (encore que Carmen ait été plutôt du répertoire de l’Opéra-Comique…), La Juive (Halévy, mise en scène Pierre Audi) et Louise (Charpentier , mise en scène André Engel) sont au répertoire, et pourraient mériter des reprises avec de nouvelles distributions car ce ne sont pas des spectacles détestables.

2 galas en outre célèbrent banalement les 350 ans de l’Opéra, l’un composé d’extraits de ballets et d’opéras, et l’autre affiche Anna Netrebko et Monsieur, c’est une originalité folle, merci d’avance pour ce moment.
Sans vouloir suggérer des choix aux professionnels de la programmation, une grande production d’un Lully eût pu être une manière de célébrer le lointain prédécesseur de Stéphane Lissner, il y a quelques 350 ans.

Des concerts complètent la programmation musicale, de nombreux concerts de chambre et récitals à l’amphithéâtre et au studio et deux concerts symphoniques dirigés par Philippe Jordan, un concert Bruckner (Symphonie n°8) le 19 octobre et Mahler (Symphonie n°3) le 30 janvier complètent cette programmation.

BAYERISCHE STAATSOPER 2016-2017: TANNHÄUSER de Richard WAGNER le 4 JUIN 2017 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Romeo CASTELLUCCI)

Ouverture © Wilfired Hösl

Lire aussi la critique de David Verdier sur Wanderer

Que le lecteur trop pressé me pardonne : le texte qui suit n’est pas une critique, mais plutôt un long essai d’analyse, fondé sur la stupéfaction devant la réalisation musicale et sur les échos que ce spectacle a réveillés en moi, échos provenus de mon histoire, de mes lectures, des suggestions d’un spectacle très ouvert qui propose au spectateur des pistes d’analyse diverses dont aucune n’est à privilégier, des images difficilement effaçables, et qui nous  plonge dans le tonneau des Danaïdes des rêves et des méditations.

Poursuivant à Munich son exploration des opéras de Wagner, après avoir repris en 2015 le Ring que Kent Nagano avait créé en 2012, après avoir dirigé Die Meistersinger von Nürnberg la saison dernière et avant Parsifal la saison prochaine, Kirill Petrenko propose Tannhäuser. On peut s’en étonner parce que la direction semblait clairement celle des opéras de la maturité. Or Tannhäuser (version Dresde) est de 1845.
Mais Tannhäuser a été l’objet de révisions régulières, deux versions de Dresde, une version de Paris, une version de Vienne s’appuyant sur le livret de la version de Paris et sur les représentations munichoises de 1867, et tant d’autres mineures que nous essaierons d’expliciter plus loin en nous appuyant sur un texte d’Hartmut Haenchen, l’un des meilleurs connaisseurs de la tradition de l’œuvre. C’est cette « version de Vienne », que Kirill Petrenko a choisie, puisqu’elle est le dernier état de la réflexion de Wagner sur cette œuvre, qu’il s’apprêtait à remettre sur le métier au moment de sa mort, signe évident que Tannhäuser a plus à nous dire qu’on ne le croit généralement, et que Wagner ne s’est jamais satisfait d’un opéra qu’il n’estimait pas abouti et qu’il chérissait tout particulièrement.

Prenant appui sur cette « instabilité », Kirill Petrenko  étudié la partition non à l’aune du passé d’un « Romantische Oper », mais à l’aune de ce que Wagner modifie dans la partition d’une œuvre qu’il appelle désormais « action » (Handlung) et non plus opéra romantique. Tournant le dos au romantisme, Petrenko propose une lecture complètement différente, jamais entendue jusqu’alors parce qu’aucun chef n’avait jamais osé à ce point prendre à revers la tradition interprétative. Sans renoncer ni au relief ni à l’énergie, il adopte cependant un tempo lent, une couleur élégiaque qui met d’ailleurs à rude épreuve au premier acte Klaus Florian Vogt, mais qui transforme l’œuvre en une méditation métaphysique post-Tristan, et pré-Parsifal.
Évidemment, une option pareille ne pouvait que convenir à Romeo Castellucci, dont l’approche n’est jamais concrète ni immédiate, mais le produit d’une réflexion sur les concepts qu’il pense générés par l’œuvre ou par sa genèse. Une vision conceptuelle qui se traduit par un fort recours à l’image, à des traditions mythologiques prises à diverses cultures, européennes ou asiatiques : la vision d’une Vénus déesse-mère qui semble couver ces corps qui apparaissent peu à peu d’un magma informe et répugnant, est l’un des éléments clefs du Venusberg et justifie à lui seul qu’on ait envie d’en fuir.

L’accueil de la mise en scène de Romeo Castellucci a été contrasté, parce que le public est habitué à un opéra narratif, à la lecture simple et manichéenne qu’on peut résumer grossièrement en trois éléments: le combat de l’amour chaste contre le désir et la chair, Elisabeth à l’innocence obstinée vivant dans un monde hyper codifié et clos contre Vénus à la sensualité mystérieuse dans un Venusberg tout aussi clos dépeint dans certaines productions comme une « maison close », et la mort christique d’Elisabeth en sacrifice pour sauver Tannhäuser.

Une vision problématique et non plus narrative

Évidemment, nous sommes aux antipodes de cette sorte de légende dorée, et la mise en scène de Romeo Castellucci, aux images souvent superbes et à la complexité réelle aussi pose tout autrement les problèmes, de sorte qu’en rendre compte c’est rentrer dans un labyrinthe qui suppose de se plonger dans les sources possibles de cette symbolique affirmée, les arcs, les flèches, la chasse, la chair, la nature, le sang, la cendre, le corps dans tous ses états (de la vibration jusqu’à la putréfaction) le religieux, l’élan vers Dieu, mais aussi l’identification, la fin des temps, la fin des voix, l’instant théâtral, sa fugacité et sa mort.

Comme toujours chez Petrenko, la lecture musicale colle à l’imaginaire du metteur en scène, s’y adapte, à moins que ce ne soit l’inverse, mais il est clair qu’on peut difficilement imaginer un autre chef pour cette production : dans un système de répertoire, qu’en sera-t-il dans dix ans ?
Castellucci ne casse pas la narration, il ne raconte évidemment pas un conte médiéval, mais propose une vision de Tannhäuser, en cherchant dans cette histoire de désir à trois (on oublie toujours que Wolfram est lui aussi amoureux d’Elisabeth) les motifs cachés : cet obscur objet du désir. Car le désir est au centre de ce travail apparemment abstrait, un désir jamais satisfait de Tannhäuser, qui fuit un Venusberg répugnant, mais qui refuse aussi bien le monde de l’amour courtois en lui opposant Vénus, qui part à Rome chercher le pardon, et qui revient voulant s’offrir à nouveau à Vénus. Là où Tannhäuser est, il veut être ailleurs : il a le Ying, il veut le Yang.
Face à lui, Elisabeth, aimante et désirante : la silhouette qui apparaît au premier acte au Venusberg est sa silhouette (comme le révèle le deuxième acte), derrière laquelle s’agitent un monde de corps enlacés, de nature luxuriante parce que luxurieuse, d’Amazones à cheval aux flèches meurtrières. Quand, à l’acte II Wolfram va tirer la flèche qui va percer Tannhäuser (un substitut de Cupidon ou un mouvement de mal aimé ?) c’est Elisabeth qui porte la flèche elle-même pour l’enfoncer dans le corps du héros, laissant échapper un sang créateur, déjà marqué au premier acte par cette forme oculaire sanguinolente, prodigieuse image qui illustre la scène IV, celle du retour de chasse. Comment ne pas penser à la fois au Cupidon du Bernin qui tient la flèche au-dessus de Sainte Thérèse, mais comment ne pas penser non plus à Saint Sébastien quand on voit Tannhäuser saigner, comme martyr par anticipation, avant d’aller à Rome et comment ne pas penser au mouvement immobile de l’expérience de Zénon d’Elée où temps et espace se rejoignent.

L’acte I, des flèches des « amazones » à celles de la chasse, du sang, encore du sang

 

Ouverture © Wilfried Hösl

Cette flèche est emblème multiple présent dans les trois actes, mais d’abord emblème érotique, présent en relief sur le rideau blanc qui accueille le public à l’ouverture de la salle vide, elle est multipliée dans l’ouverture, somptueux ballet d’Amazones (une trentaine) qui tirent de vraies flèches contre un œil, puis une oreille, contre les organes des sens en œuvre à l’opéra (œil et oreille, dans une production qui correspond tant au titre claudélien « L’Oeil écoute ») mais où l’œil renvoie à ce regard presque hugolien (l’œil était dans la tombe et regardait Caïn…), obsessionnel du premier acte. Un oeil vers lequel Tannhäuser ou son double va grimper, semblant s’appuyer sur les flèches, comme pour chercher à fuir, ou à atteindre ce mystérieux regard, ou même devenir cible.

Ces images initiales surprennent par la tension qu’elles créent, notamment lorsque les « amazones » (le Bayerisches Staatsballett) tournent leurs arcs vers la salle, menaçantes, indiquant le monde comme cible. Mais c’est l’utilisation de vraies flèches, qui se fichent dans l’œil qui créent la tension du réel : aucun trucage, les flèches font du bruit, et même perturbent un peu notre audition de la fabuleuse ouverture par Kirill Petrenko, tant cette première image fascine : arcs, flèches, amazones. La mythologie du désir (et de l’interdit si ces archères à la poitrine nue sont des amazones, vierges et farouches) se pose, là inquiétante et mystérieuse. Et l’apparition du Venusberg (la version de Vienne lie de plain-pied l’ouverture et le Venusberg, sans reprise du thème des pèlerins dans l’ouverture) casse presque ce ballet rituel et ordonné. Après ce mystérieux rite, qui ressemble à un rite asiatique par les costumes et les attitudes, mais qui semble participer à une sorte de mythologie générique et partagée, et qui est cérémonie avec tirs ensemble, en ordre, en désordre, par groupes, comme si commençait un rituel illustrant ce qui suit.

Vénus (Elena Pankratova) © Wilfried Hösl

Le Venusberg plonge dans les origines du monde : au commencement était un magma, au commencement était une Mère, qui semble couver des formes qui peu à peu deviennent corps comme la représentent certaines sculptures paleolithiques, comme la Vénus de Willendorf

Vénus de Willendorf

Vénus est multiple, c’est un corps émergé des eaux quelquefois, elle est hottentote souvent aussi, elle est totalité d’un monde préhistorique primaire, nature luxuriante entraperçue au fond, ou nature rocheuse et hostile, grotte de Vénus – Linderhof !! – amazone à cheval (comment ne pas penser à Jeanne au bûcher et au cheval que Jeanne chevauche comme si elle s’en pénétrait), un cheval qui apparaîtra plusieurs fois dans la soirée : « ne sommes-nous pas dans un monde supposé chevaleresque ? »,  pourrait-on ironiser…

Chez Castellucci les sources-idées se superposent, les images créent les liens ou les allusions, ou surgissent d’une sorte d’inconscient collectif : au spectateur d’en prendre une ration et de se construire son propre univers mythique.

La deuxième scène, après ce Venusberg un peu dégoûtant – le pauvre Tannhäuser-Vogt plonge sa main dans ce magma caoutchouteux sans vrai délice – montre le monde des hommes.

Et l’arrivée dans le monde commence par une image superbe, celle de l’innocence du berger (comme dans Tristan au troisième acte…). Superbe image que ce berger très caravagesque, très androgyne, très arcadien, image pastorale et apaisée correspondant à une image fugace en arrière-plan du Venusberg qui nous montrait  des bergers dansant ensemble, comme dans le Printemps de Botticelli. Mais cette image lointaine et séraphique ouvre sur deux images d’angoisse :

  • Les pélerins partant à Rome pliant sous le poids du péché partagé symbolisé par une lourde pépite d’or géante, contraints de plier et souffrir, en une image d’une incomparable force,
  • Puis les chasseurs ramenant leur pépite à eux, un cerf mort, symbolique parallèle et tout aussi forte
La chasse (© Wilfried Hösl)

Car la chasse est aussi mythologie : à côté de Vénus, il y a Artémis la vierge chasseresse, Artémis à l’arc et au carquois rempli de flèches, Artémis qui protège les Amazones, Artémis souvent représentée elle aussi comme multinourricière avec des dizaines de seins, Artémis au cerf, Artémis enfin l’orientale. Nous sommes dans ce royaume-là où tous les attributs de la déesse farouche sont en scène, comme s’ils répondaient au monde de Vénus. Je ne sais si la culture mythologique de Castellucci a voulu opposer ces deux visions « cosmiques » issues de l’antiquité grecque, mais la chasse est une thématique très forte dans les mythes et dans l’imagerie, et donc aussi dans l’opéra notamment wagnérien ; pensons à Erik, rejeté parce qu’il est chasseur dans le Vaisseau Fantôme, pensons à la chasse, fatale à Siegfried, ou à la chasse du deuxième acte de Tristan, fatale aux amants, pensons enfin à Parsifal, qui tire à l’arc sur un cygne, mais pensons aussi à Weber et à Max le chasseur du Freischütz, ou à Berlioz et à la prémonitoire chasse royale et orage des Troyens, pensons enfin au Chasseur noir de Falstaff, pensé comme source d’inquiétude tout autant que de farce.

Tannhäuser (Klaus Florian Vogt) © Wilfired Hösl

Cette action scénique -c’est l’autre nom de ce qui pourrait être un Mystère ici- s’accomplit et se lit dans le statut évolutif des personnages, leur habits rouges, masqués et inquiétants comme des bourreaux au premier acte, qui se distancient de Tannhäuser à qui l’on fait revêtir une peau de bête écorchée (ou une figuration de bête) confirmant par là une correspondance entre le cerf mort et le héros retourné chez les hommes ;  si le rouge-bourreau domine ici, ce sera ensuite le blanc (acte II) puis le noir (Acte III) à mesure que la fin approche.

Dans la vision de Castellucci, Tannhäuser est aussi bien bête blessée à la fin du premier que du deuxième acte (où il est percé de la flèche d’Elisabeth, avec toute la symbolique païenne ou chrétienne qui la sous-tend). Mais pendant la dernière scène du premier acte, un œil de sang se forme progressivement (grâce à un dispositif de jet d’un filet liquide) au fond, qui rappelle

L’oeil de sang © Wilfried Hösl

l’œil de l’ouverture percé de flèches, et qui compose un dessin qu’on croirait presque issu d’une peinture extrême-orientale, source esthétique de bonne part du premier acte, un œil qui pleure le sang, écho du sang répandu sur scène par les chasseurs, et œil vu aussi comme symbole religieux depuis les Egyptiens.
On n’est pas loin non plus de Parsifal, et du Graal qui régénère. Le sang qui coule va au-delà de la violence de la chasse ou d’un quelconque sacrifice, mais c’est un sang qui nourrit, comme le sang des sacrifices dans l’antiquité qui devait couler sur la terre pour la vivifier. Sang rituel, qu’on retrouve dans le rite chrétien, le sang qui coule du corps du Christ n’est-il pas ce sang des victimes sacrificielles qui perlait sur la terre chez les grecs païens ? Il concerne en tous cas Tannhäuser, victime désignée (expiatoire ?) a priori de ce qui se déroule.

Du sang au blanc,  du paganisme à la révélation. 

Si la matière visqueuse, magmatique de la naissance des choses au Vénusberg et le sang de la chasse, sont le centre du premier acte, qui accueille Tannhäuser un peu hébété jusqu’à ce que Wolfram lui rappelle Elisabeth, le centre de l’acte II est la personnalité d’Elisabeth, que la mise en scène va souligner, même au moment du concours (« Sängerkrieg », guerre des chanteurs) où elle s’efface.

Rappelons à ce propos que le titre de l’ouvrage (version de Vienne) est Tannhäuser und der Sängerkrieg auf der Wartburg, alors qu’on pense toujours que Der Sängerkrieg auf der Wartburg est le sous-titre. Mais comme dans les titres de bandes dessinées (Tintin et les Picaros, Asterix et le Chaudron), où le héros traverse une épreuve mise sur son parcours, ce titre réintroduit par Wagner en 1875 souligne la mobilité et l’instabilité du personnage et l’aventure de l’artiste. Voilà qui souligne en Tannhäuser une sorte d’éternel voyageur-créateur errant à la recherche d’un ailleurs à cause de l’insatisfaction de l’ici-bas.

Freudig begrüssen wir die edle Halle © Wilfired Hösl

Castellucci dans ce deuxième acte qui est le moment de narration le plus traditionnel y compris musicalement, marque la présence physique de la « Teure Halle », vaste espace à colonnes épaisses, mais en tulle, un espace clairement dessiné, mais en même temps léger, impalpable, où les murs sont translucides et mobiles. Car à partir de l’espace initial qui remplit la scène, Castellucci va rendre tout ce décor modulable et de plus en plus symbolique : les colonnes vont tourner comme les robes des derviches pendant le chœur Freudig begrüssen wir die edle Halle, mais surtout, les cloisons de tulle vont composer sans cesse des espaces nouveaux, construisant une sorte de labyrinthe, emblème des intermittences et des égarements du cœur, qu’Elisabeth ne va cesser de parcourir, pendant la scène du concours, sorte de présence-absence, proche et lointaine, presque déjà ailleurs. D’Elisabeth, Castellucci fait à la fois un modèle érotique, elle entre en scène en se substituant à la silhouette de femme vue au premier acte, à qui Tannhäuser s’adresse comme s’il priait une déesse, mais s’inscrit aussi par son vêtement dans la tradition mariale des Madones, nous errons de l’érotisme et du désir à la sublimation, la Madone étant en quelque sorte elle-aussi une déesse-mère.

Rencontre…© Wilfired Hösl

Et son duo avec Tannhäuser, dans la scène II qui est rencontre interdite, ne l’oublions pas (sc.II, Elisabeth, Nicht darf ich Euch hier sehn!/je n’ai pas le droit de vous voir ici), se fait non en face à face mais les deux personnages séparés par un rideau de tulle, comme s’ils se parlaient en confession. Prodigieuse image des deux êtres rapprochés/séparés dans un strict respect du livret. Quant à Wolfram, qui a compris son exclusion du monde d’Elisabeth, il ne va cesser dès lors de transfigurer son désir, par l’art du poète et du chant, un chant habité par l’amour, mais un chant désespéré.
Le chœur des nobles qui va ouvrir le concours est souvent pour les metteurs en scène l’occasion de souligner leur vision idéologique du drame, entrée du chœur militaire, soldatesque, manifestation mondaine, habits rigides etc…est ici un chœur presque religieux (tout le monde porte des voiles), avec un ballet de corps exprimant des formes abstraites ou concrètes (un ensemble d’yeux ?), comme un corps vivant, qui compose des vagues (des spasmes ?) successives pendant qu’on approche une boite cubique translucide qu’on reverra à l’acte III, où s’inscrit le mot Kunst (Art), puis Anmut (Grâce), puis Tugend (Vertu), puis Waffe (Arme) -on pourrait voir quelque chose de semblable dans la Flûte enchantée (Er besitzt Tugend ?)- à mesure que le concours se tend, depuis l’élégie sublime de Wolfram, à l’air de Walther sur la vertu (rétabli dans la version de Vienne pour souligner justement le combat et lui donner de l’importance) et enfin celui de Biterolf, plus agressif. Défilé d’air et défilé de concepts, que les personnages écoutent allongés, comme dans certaines cérémonies sectaires (on repense à la Flûte enchantée), pendant qu’Elisabeth erre tout autour, visible et évanescente, visible et invisible.
Dès que Tannhäuser intervient, la boite s’éclaire et laisse voir en ombre (noire dans tout ce blanc) à l’intérieur non plus les vertus abstraites, mais une sorte de bête immonde, qui figure évidemment le travail du désir, la bête qui vous dévore de l’intérieur.
L’enjeu du concours n’est rien moins qu’Elisabeth. Comme celui du concours des Meistersinger avait Eva pour prix, avec à chaque fois l’impression claire que les dés sont pipés : Elisabeth a choisi à l’avance et sait parfaitement qui elle veut entendre chanter l’amour, d’où son retour dans la Teure Halle, car Heinrich, disparu puis tombé du ciel au milieu de la chasse est celui qu’on attend, sans lequel le concours n’a pas de sens, car son absence viderait ce lieu de la vie et de l’art, et de tout sens. D’ailleurs en son absence Elisabeth dépérissait ( wir sahen ihre Wang’ erblassen) et le groupe perdait son sang qu’il retrouve rituellement. Il y a quelque chose de Parsifal dans cette cérémonie du chant qui est presque cérémonie du Graal, qui fait refleurir la petite société fermée, comme la vue du Graal redonnait vie aux chevaliers : avant les Maîtres chanteurs, Wagner impose déjà la vision d’une société qui ne prend sens qu’autour de l’art (« Kunst », inscrit sur le cube), d’où cette impression de fête religieuse-païenne accentuée à la fois par les enfants qui ne sont plus les petits pages de l’histoire traditionnelle, mais ces voix célestes, ces petits anges asexués qui ordonnent la cérémonie, et accentuée aussi par les ex-votos (des pieds) , d’où cette impression d’un rituel presque maçonnique auquel Elisabeth évite de participer.
L’attitude d’Elisabeth est centrale tout au long de l’acte, elle va faire basculer tout le sens de la scène. D’une sorte de cérémonie du Graal codifiée, Tannhäuser en évoquant Vénus casse les codes et redevient l’ennemi (la discussion du premier acte tournait autour de ce mot avant l’évocation d’Elisabeth parce que Tannhäuser ne pouvait revenir que par Elisabeth) : voilà Tannhäuser au ban du groupe, dévoré de désir et ne supportant pas que l’amour soit séparé du désir en invoquant Vénus. Mais Elisabeth au milieu du tumulte par son cri (haltet ein) interrompt ce qui allait devenir un vrai combat, une chasse à l’homme, encore une fois : elle est seule, au milieu, entre deux rideaux de tulle, et la foule l’accuse de soutenir le pêcheur. C’est là où Elisabeth se montre personnage décidé, ferme, et pas du tout la douce héroïne pieuse qu’on voit quelquefois mais elle est l’héroïne qui défend un destin qui n’appartient qu’à elle.
C’est que dès ce moment, Elisabeth sait que ce qu’a chanté Tannhäuser, elle l’a éprouvé (Baumgarten dans sa mise en scène (ratée) de Bayreuth rendait d’ailleurs ce désir partagé par tous en secret, en les faisant descendre tous à un moment au Venusberg – y compris Elisabeth…). Toute la scène finale de l’acte montre qu’Elisabeth éprouve ce que Wagner va appeler dans Parsifal Mitleid : « durch Mitleid wissend », et toute la fin prend alors sens : tirée par Wolfram, en un geste de communion profonde ou de désespoir de mal aimé, c’est Elisabeth qui porte la flèche à Tannhäuser et qui la lui enfonce, en un authentique geste de solidarité dans le martyre. Elisabeth a vécu en son for intérieur les mêmes ravages. En quoi la bête immonde du désir chanté par Tannhäuser ne révèle-t-elle pas en réalité ce qui ronge aussi Elisabeth, en quoi ce cube devant lequel elle priera au troisième acte n’est pas aussi quelque chose d’elle-même et qu’elle n’a cessé d’éviter pendant tout l’acte ? C’est bien là la résolution finale de cette relation. Il y a dans le geste voulu par Castellucci quelque chose d’un mariage mystique, sublimation du désir.
Alors, que ce soit le Landgrave qui arrache la flèche enfoncée par Elisabeth dans le dos de Tannhäuser, prend sens parce que par ce geste, la société qu’il représente reprend ses droits, les ex-votos/pieds indiquent la souffrance nécessaire du pèlerinage, à pied, et la règle extérieure va s’imposer. L’anecdote reprend ses droits
Mais Elisabeth est déjà ailleurs, Tannhäuser doit vivre la pénitence terrestre, et le sang qui coule de son dos, comme la blessure sur le flanc d’Amfortas aussi, est le signe qui déjà, l’élève vers la repentence. Sans sa flèche, il redevient ordinaire, parmi les autres pécheurs, avec la flèche, il est en quelque sorte stigmatisé.

Tout est donc déjà joué, le mariage mystique a eu lieu, et le troisième acte n’est que péripétie si on le joue dans la linéarité du livret.

La parabole du troisième acte : du blanc au noir, de l’union à la communion, du temps à l’espace .

Castellucci n’est jamais avare de signes polysémiques, il nous en abreuve en ce troisième acte, qui sont pour le spectateur et attendus, et surprenants aussi.
Nous retrouvons Elisabeth priant devant une statue de Marie (c’est attendu) dont on ne voit que le piédestal (toujours le cube, mais noir sur lequel le nom MARIA est inscrit) et les pieds (qui nous renvoient au deuxième acte, en un signe presque ironique), une Maria déjà évoquée précédemment, mais aussi une Maria discrètement dessinée dans l’habit d’Elisabeth. Inutile de représenter l’icône mariale, puisqu’Elisabeth depuis la fin du 2ème acte, est déjà représentation d’autre chose qu’elle-même, déjà désincarnée.

D’où cette interprétation incroyablement incarnée de la prière, où Anja Harteros, absente et sublime va tout au long de l’acte être d’une fixité spectrale et marquée d’un regard vide.
Même le chœur triomphal des pèlerins de retour de Rome garde cette retenue : ils reviennent non plus avec une sorte de lourd péché partagé sous forme de pépite géante, mais chacun avec une petite pépite lumineuse et légère, chacun pour soi, chacun sauvé pour soi, chacun allégé pour soi, avec chacun le même lot, mais ils ont en même temps un triomphe que j’appellerai modeste. Ces pèlerins passent, ils sont un collectif, dont est absent le singulier, celui qui une fois de plus, n’est pas là où on l’attend. Ils sont figures et spectacle de « l’ordinaire » et non du tragique ou du mystique, et ils chantent leur action de grâce avec engagement, parce que ce triomphe doit faire contraste avec la dévastation des personnages en scène.

Cette ambiance retenue, intérieure, dévastée c’est bien l’ambiance de ce dernier acte, où la romance à l’étoile devient chant d’un désespoir déjà transformé en littérature (Wolfram a perdu tout espoir depuis de début du 2ème acte –« So flieht für dieses Lebenmir jeder Hoffnung Schein! »- ) . La doxa dit que ce chant est un Lied, sans toujours percevoir dans ce Lied l’acceptation et le dépassement d’une situation qui devient poésie parce que sublimation. De même le récit de Rome devient une sorte d’hallucination presque vidée de toute réalité, littérature, elle-aussi dans la bouche désespérée de Tannhäuser (« Les plus désespérés sont les chants les plus beaux », disait Musset) dont le chant s’oppose par sa violence et son refus à Wolfram : il est l’exclu, l’ennemi à nouveau.

Elisabeth est là,  impressionnante présence fixe et muette pendant le récit, qui se déroule devant deux catafalques aux noms de Klaus et d’Anja, c’est-à-dire le nom des artistes, devenus eux-mêmes dans un troisième acte qui s’est complètement détaché de l’histoire et de ses détails pour essayer d’atteindre à l’universel.
Bien sûr, il y a dans cette double inscription Klaus/Anja,  qu’il faudrait changer à chaque changement de distribution, – ou peut-être pas d’ailleurs et ça n’en aurait que plus de sens – un jeu de la part de Castellucci comme l’est l’expression projetée du temps qui passe – Hier vergeht eine Sekunde (ici passe une seconde) jusqu’à Hier vergehen tausend Milliarden Milliarden Jahre (ici passent des milliers de milliards de milliards d’années) qui s’inscrit comme une épitaphe, dont il n’ignore sans doute pas les effets dérangeants sur le spectateur.
C’est que Castellucci ne veut pas tomber dans le mysticisme et des histoires de rédemption un peu faciles : il se distancie de l’histoire, au point que la musique a paru perturbée à certains spectateurs par ces prénoms presque usurpés ou déplacés, et surtout par la projection du temps qui passe sur le fond de scène. Il y a pour moi la directe évocation du fameux « Zum Raum wird hier die Zeit » qui est expression d’une éternité qui nous implique tous, où tous nous passons de cadavres encore identifiables en corps en putréfaction et puis en poussière : nous le savons, mais Castellucci le donne à voir, par un autre rituel où des servants apportent à chaque moment un corps progressivement putréfié puis réduit à ossements puis à poussière en une contraction temporelle qui ne peut-être que vérité théâtrale, puisque l’instant théâtral n’a jamais de valeur temporelle réelle. Et la question du temps qui passe n’est pas une sublimation d’un mythe Elisabeth/Heinrich comme une Liebestod de Tristan und Isolde, mais au contraire un destin naturel et partagé par tous qui sommes concernés (les amazones nous visaient déjà au premier acte), parce que nous sommes tous au théâtre de l’instant qui fuit. Klaus et Anja, ce sera dans dix ans deux autres ou les mêmes, non plus les chanteurs que nous connaissons, mais un symbole, une mémoire, une spiritualité, un impalpable, qui finira poussière, c’est aussi le destin de cette étrange construction qu’on appelle l’art, voire l’art évanescent de l’Opéra, qui est instant jamais rattrapable et instant pour l’éternité dans un temps contracté ou dilaté, Klaus et Anja ici et maintenant, espace et temps, Raum und Zeit, et puis ni tout à fait autres et ni tout à fait les mêmes et peu importe qu’ils soient dans dix ans Klaus et Anja, ils deviennent symbole souvenirs, regrets aussi, évocation, tout en devenant poussière. En ce troisième acte, l’histoire se retourne vers nous et ainsi nous dérange, ces projections du temps qui se multiplie nous agacent, l’inscription Klaus et Anja nous énerve, nous dérange parce qu’elle brise l’illusion théâtrale, le quatrième mur et nous renvoie le miroir. Nous venions entendre Tannhäuser et nous nous voyons au miroir, eux c’est nous. Il n’y avait déjà plus d’histoire de Minnesänger, mais il n’y a plus non plus d’histoire sinon la contemplation de notre fin.

Acte III © Wilfired Hösl

Mais quand Tannhäuser et Elisabeth –personnages- mêlent les poussières des restes (des chanteurs) en un geste sublime, et sublimé par l’incroyable musique qui sort de la fosse, ils restent eux, éternels et intouchés (tout comme Wolfram), et célèbrent Anja et Klaus, qui les ont un jour incarnés, et qui seront poussières, comme nous tous. Aussi nous disent-ils à nous les humains que le temps n’a pas de prise sur l’art, c’est-à-dire nous les humains qui contemplons ou chantons cette communion, où ce ne sont plus les sangs qui se mêlent comme dans les rituels de chevalerie (comme dans le Crépuscule des Dieux entre Gunther et Siegfried), mais les poussières impossibles à distinguer : tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. (Genèse 3:19). Nous sommes poussières et nous le sommes ensemble et cela devient la forme la plus juste et la plus haute de l’union des êtres, du couple amoureux représenté comme le duo d’artistes, comme des 2000 spectateurs en une sorte de communion essentielle d’une une œuvre devenue pure méditation, pour l’éternité, comme les personnages qui la portent. Ainsi Castellucci clôt-il l’œuvre sur sa propre problématique, l’art et la création.

Un plateau d’exception

A un travail d’une telle complexité, d’une telle profondeur – qu’on peut aussi refuser et sur lequel on ne peut souvent que rêver à des hypothèses, il fallait un plateau et une fosse d’exception et c’est le cas.
Car si la mise en scène nous fait explorer des « abîmes nouveaux », elle est servie par un chant abyssal, qui est aux limites de ce qu’on peut imaginer ou rêver.
Certes, pris individuellement, on connaît les qualités de chacun et l’on ne peut être étonné, mais c’est ici le collectif qui compte, un collectif qui est au service de cette incroyable exploration d’un ailleurs scénique et musical. Pour parodier Castellucci, c’est Klaus, Anja, Georg, Christian, Elena et les autres (et Kirill) qui sont à l’ouvrage, avec la conscience palpable qu’ils servent un monument une sorte de construction pour l’éternité, un instant fugace pour toujours, une Κτῆμα ἐς ἀεί (Ktèma es aiei), selon l’expression de Thucydide (Guerre du Péloponnèse, I, 22),  un monument musical qu’on croyait connaître et qu’on découvre être tout autre chose, un monument à l’intériorité, un monument sur lequel Wagner, après Parsifal que beaucoup pensent son grand-œuvre, voulait revenir et qui donc forcément voulait en faire un post-Parsifal.
Ce qui est incroyable, c’est que tous réussissent à nous faire percevoir et espérer ce qu’aurait pu être le Tannhäuser post-Parsifal de Wagner. Dans ce sens, cette production est un miracle musical.
Tous sont exemplaires dans la diction, dans la clarté de l’expression, dans l’expressivité, dans la présence, même les rôles latéraux, Elsa Benoît, berger particulièrement poétique et lointain, Le Biterolf agressif de Peter Lobert, le Walther poétique et marquant de Dean Power (puisque la version dite de Vienne offre de nouveau à Walther son air du deuxième acte).
Du côté des protagonistes, Elena Pankratova soit engoncée dans son latex, soit voix qui tombe du ciel des cinquièmes loges de proscenium, est en retrait dans la production , presque extérieure, et elle n’a que la voix pour exister, Castellucci la fait être forme et non corps, mais la mettre hors de la vue du spectateur à la fin rappelle qu’elle n’a été qu’évocation musicale et non personnage avant de réapparaître vocalement et scéniquement dans la version dite de Paris : et la voix en impose, avec de réelles subtilités, mais limitées par sa position même, elle est une Vénus sans corps, une sorte de Minnie monstrueuse d’En attendant Godot, répulsive à souhait, à des années lumières de nos représentations traditionnelles, et elle réussit de sa seule voix à être présente, une voix dont l’énergie et le volume, plus que la sensualité, traduisent la volonté du metteur en scène..
Georg Zeppenfeld est de plus en plus la basse du jour dans Wagner, la voix moins profonde et moins sombre que d’autres, a une clarté, une projection, une suavité, une jeunesse, une humanité incroyables, l’intelligence du chant, l’expressivité, l’inflexion, l’accent de tous les instants font le reste.

Klaus Florian Vogt nous a fait peur au premier acte, le rôle est redoutable et combien de grands ténors wagnériens s’y sont rompu les os ? Il est redoutable parce qu’il allie les modes « ténoriles » du grand opéra, mais aussi le style de l’opéra de l’avenir, le premier acte est en plus redoutable de tension, avec des passages du grave à l’aigu brutaux, et Vogt a été une ou deux fois au bord de la rupture. Mais là-aussi, l’intelligence du chant, le styliste inimitable qu’il est, la manière dont peu à peu il impose un personnage si inhabituel, avec cette voix nasale qui en dérange plus d’un et qui pourtant fait ici merveille, à coup de mezzevoci d’une ineffable douceur,  avec un contrôle et une modulation sur chaque syllabe qui confinent au miracle et qui littéralement tourneboulent : il est incroyable de tendresse et de poésie, et redoutable de technique quand il chante « Heilige Elisabeth » à la fin, à peine émis, à peine appuyé, et pourtant si présent, si juste. Jamais il ne force, jamais il ne donne dans l’expressionnisme : le récit de Rome est un long poème élégiaque déchiré, où aucune note n’est appuyée, où chaque mot pèse, et sans jamais nous le faire peser, pas un seul hurlement, pas de tics, seulement du dire, et du dire à merveille. Il impose là un autre Tannhäuser, un inconnu, un être étrange venu d’ailleurs et il répond merveilleusement à la définition que j’en donnais plus haut, un voyageur sans bagage, qui ne s’établit jamais, avec ce son étranger d’un être pas comme les autres. C’est tout simplement prodigieux.

Anja Harteros (Elisabeth) © Wilfired Hösl

Et puis il y a en face Anja Harteros, que j’ai déjà entendue dans Elisabeth, avec son engagement avec sa justesse, avec son énergie aussi. Mais jamais avec cet effleurement, ce chant à la fois incarné et presque désincarné, presque désengagé, tellement intérieur, tellement mesuré, tellement imbibé de poésie nostalgique. Ce n’est jamais un chant d’espoir, mais un chant déjà en permanence chant du cygne. Rien de romantique, rien de « juvénile », mais une Elisabeth mature et résignée, qui porte en elle à la fois la brûlure du désir et le désespoir de cette brûlure, la présence et l’absence, avec de telles variations sur les mots, avec une telle force évocatoire qu’on en reste interdit. Et même lorsqu’elle ne chante pas, elle attire le regard, crée l’émotion, portée qu’elle est par le travail effectué avec Castellucci, mais convaincue aussi du contrôle extrême exigé ou demandé par Petrenko, dont on sent que l’accompagnement musical ne peut qu’accompagner ce type de chant là.

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Christian Gerhaher (Wolfram), Acte III © Wilfired Hösl

Enfin, il y a le Wolfram de Christian Gerhaher, peut-être le plus stupéfiant et le plus bouleversant du plateau (mais à quoi bon classer, si on a compris le sens de l’acte 3) : la diction et la clarté bien sûr, mais un chant qui est poésie et Lied permanent, avec un son si justement posé que le moindre murmure s’entend. Mais en même temps non pas le poète éthéré, mais aussi le chanteur, avec une puissance, des aigus, un volume qu’on ne soupçonnait pas, c’est à dire une vie, une palpitation, une énergie sans cesse exprimée ou réprimée, une énergie du désespoir : et ce chant fait évidemment surgir l’émotion, mais surtout un personnage et ses déchirements, mais surtout une jeunesse et sa perte, une existence qui ne peut plus s’exprimer que par le chant et ce que j’appelais par ailleurs plus haut la littérature pour exister . Il est là à la fois Wolfram le poète et lui aussi Christian l’artiste, pour retrouver l’ambiguïté du Klaus et Anja du troisième acte, car seul l’artiste pouvait intérioriser à ce point le personnage pour qu’il n’y ait plus de distance entre le chantant et le chanté. Un miracle, dû aussi à la manière dont la fosse accompagne, dans un mouvement implosif impossible à représenter

Quant au chœur, dirigé par Sören Eckhoff, il prend sa part, dans une réussite toute particulière, car si les chœurs de Tannhäuser sont spectaculaires (tous sont en bonne place dans les compilations des chœurs wagnériens) il réussit collectivement à être présent, imposant sans jamais être démonstratif ou éclatant (le premier chœur des pélerins du premier acte), fluide sans jamais exagérer les accents, un miracle non d’équilibre, mais de chant sur le fil du rasoir qui rend justice à la fois au moment musical réel, prodigieux, attendu, mais aussi à une ambiance, à un climat complètement intérieur demandé par la fosse.

Le chef, grand architecte de cet univers

Bien entendu, un tel plateau amené à de tels sommets signifie à la fois une adhésion à un projet et donc un travail engagé, dans une équipe, et sous la direction d’un chef qui est ici le grand architecte, avec cette compréhension-adhésion au projet de la mise en scène, au point qu’on ne sait pas comment cette incroyable cohérence entre scène et plateau a pu naître à ce point indescriptible.

  • La question des versions

Bien sûr, Kirill Petrenko choisit la version de Vienne, la dernière forme que ce Tannhäuser a pris pour les scènes. J’ai évoqué plus haut rapidement la problématique des versions de l’œuvre. La question du choix de la version est déterminante que par l’usage qu’il en fait.
Comme le rappelle Hartmut Haenchen, qui a plusieurs fois écrit sur la question, Wagner a opéré des modifications au départ moins pour des raisons artistiques ou conceptuelles, qu’à cause de raisons techniques et théâtrales, à cause des chanteurs qu’il avait sous la main (Tichatschek par exemple) ou à cause de théâtres qui nécessitaient une réduction des pupitres, en bref pour faciliter la possibilité de la représentation.
Par ailleurs, rien que la version dite de Dresde n’a pas de manuscrit original de la première de 1845, pour des raisons techniques, et il existe par ailleurs plusieurs versions de Dresde revues en 1847, 1852, 1853, 1860. Comme Wagner a vécu en exil dès 1849, il confiait ses indications à des amis qui dans les théâtres faisaient opérer les modifications ; mais comme on l’a dit ces modifications tenaient plus aux conditions des représentations dans les théâtres : n’oublions pas que Wagner a dirigé des théâtres et en connaît les caractères, les limites et les pratiques.

Venusberg © Wilfired Hösl

C’est à l’occasion de la création de l’œuvre à Paris que Wagner voit la bonne occasion de revoir sa partition et d’y opérer des modifications en fonction de son écriture du moment, puisqu’il venait de composer Tristan und Isolde qui déterminait une nouvelle manière d’aborder la mélodie et le drame musical : il voulait profondément revoir l’écriture même du Venusberg, pour l’opposer à la scène du concours, pour laquelle il voulait une écriture plus traditionnelle et moins novatrice, et ainsi montrer dans la créativité musicale du Venusberg la source même de l’inspiration créatrice du poète : Tannhäuser ne voulant pas rester fossilisé à la Wartburg avait fui pour un Venusberg plus riche de possibilités pour une nouvelle inspiration. Comme dans les Maîtres Chanteurs, la question du processus créatif de l’écriture est au centre de Tannhäuser et explique aussi la violence du débat du deuxième acte, et la petite société fermée de la Wartburg est d’une certaine manière aussi fermée que la Nuremberg des maîtres : avec Tristan et l’écriture nouvelle qu’il portait, il s’agissait par l’écriture orchestrale de différencier les deux univers. C’est donc essentiellement sur le Venusberg que vont porter les vraies réécritures : il s’agit de développer le Venusberg pour lui donner une valence musicale qui puisse répondre au concours du deuxième acte, pour lequel Wagner voulait garder une couleur plus traditionnelle. C’est la question du ballet qui va lui donner cette occasion, puisqu’avec sa mauvaise foi coutumière, Wagner va déplacer le ballet, traditionnellement au 2ème acte dans le Grand Opéra, au début du 1er, ce qui va provoquer le scandale que l’on sait. Il aurait pu l’y laisser, mais il lui fallait en présentant Tannhäuser, être une sorte de Tannhäuser « dans la vie » qui rompt avec les habitudes fossiles. Au scandale figuré par Tannhäuser face à l’assistance dans l’acte II répond le scandale provoqué par Wagner face au public traditionnel de Paris et pour la même raison : le Venusberg…
La scène de la Wartburg prend ses origines dans les modes de l’opéra italien (le deuxième acte commence par une aria, Dich teure Halle, dans la tradition de l’opéra italien où l’héroïne apparaît souvent non au premier acte, mais au deuxième ou troisième, souvenir peut-être aussi d’un Guillaume Tell de Rossini où le grand air de Mathilde est aussi au début de l’acte II (Selva opaca, deserta brughiera bien plus beau dans l’original français sombre forêt, désert triste et sauvage). Hartmut Haenchen souligne d’ailleurs l’originalité du monde chromatique du Venusberg, face à une écriture plus convenue de l’acte II. En faisant traduire l’original allemand en français (Wagner ne maîtrisait pas le français au point de se lancer dans l’écriture du livret), Wagner a changé aussi des moments musicaux, pour mieux accompagner musicalement le texte français. Mais il a dû aussi à revoir de mauvaise grâce des parties particulièrement huées par le public parisien. Un de ces changements était par exemple d’écarter l’air de Walther von der Vogelweide de l’acte II, personnage avec lequel il avait eu des problèmes de chanteurs et pour lequel il avait dû proposer entre autres plusieurs changements de tonalité. Il a écrit aussi pour Paris des éléments de l’orchestration pour les cordes bien plus difficiles – parmi les plus difficiles qui soient-  que dans la version de Dresde, au motif qu’il avait sous la main le « meilleur orchestre du monde » et qu’il fallait en profiter. « je donne ici et là à l’orchestre des passages notablement plus riches et plus expressifs », mais il ajoute aussitôt « il n’y a que la scène avec Venus que je veux complètement retravailler ». Et cette version retravaillée et plus élaborée et raffinée, Wagner a voulu après Paris la reproposer aux théâtres allemands, en retraduisant le texte français pour une prosodie allemande : à Munich en 1867 il n’était pas là et Hans von Bülow a opéré des changements sans son autorisation,  cette version selon Haenchen ne peut être affirmée comme étant de Wagner. C’est à Vienne en 1875, où il faisait lui-même la mise en scène, sous la direction de Hans Richter qu’il a pu véritablement installer définitivement les changements voulus. La partition n’a pas été imprimée et ainsi cette version ne fut pas ajoutée à celles existantes. Ce n’est qu’en 2003 à l’occasion des représentations à Amsterdam dirigées par Haenchen que la version fut imprimée et tout le matériel d’orchestre revu et corrigé (par Schott).

  • La version de Vienne

Qu’en est-il donc de cette version de Vienne que Kirill Petrenko a choisie pour ce Tannhäuser ? Elle se met d’abord en conformité avec le souhait initial de Wagner de réinsérer le Lied de Walther dans le concours et de revenir au titre original « Tannhäuser und der Sängerkrieg auf der Wartburg ». Il renonce enfin à la qualification d’Opéra pour appeler l’œuvre Handlung, action (scénique) qui la place déjà sur autre chose qu’un simple spectacle, autre chose qu’une histoire narrative, mais une action scénique qui doit forcément concerner à un autre niveau le spectateur.
Elle permet aussi – nous sommes à Vienne- d’avoir un plus gros orchestre, avec une multiplication de certains pupitres, et en plus d’un orchestre du Venusberg renforcé, 12 cors pour la chasse de l’acte I, percussions supplémentaires, disposées en fosse ou sur scène, 6 trompettes pour l’arrivée des hôtes dans la Wartburg, quadruplement des harpes, mais aussi sur scène le chalumeau du berger, des harpes supplémentaires et les trombones. Au total l’orchestre wagnérien le plus nombreux qui atteint à Vienne 145 musiciens…
Du point de vue de la nouveauté musicale, il réécrit la fin de l’ouverture en permettant une transition plus fluide avec la scène du Venusberg, parce que la version de Paris garde l’ouverture traditionnelle avec la reprise du thème des pèlerins, (l’ouverture était connue du public et sa modification aurait déçu les attentes) ainsi qu’une courte interruption entre l’ouverture et la scène qui la suit. Enfin, la vraie version de Paris est en français, et les versions allemandes dites « version de Paris » sont soit la musique de la version de Paris avec l’ouverture traditionnelle, soit un mixte de version de Dresde et de Paris (comme dans la récente production berlinoise) soit ladite version de Vienne, appelée version de Paris : les signes reconnaissables en sont essentiellement la reprise du thème des pèlerins et la présence ou non de l’air de Walther.

Ce ne sont donc pas spécifiquement des raisons exclusivement musicologiques qui amènent Petrenko à faire annoncer la version de Vienne. Cette annonce mise en valeur par les médias qui fait tant discuter les mélomanes qui jusqu’ici ne se sont posés la question qu’en termes « Dresde ou Paris ? » n’a à mon avis qu’un objectif, celui de placer cette version dans une perspective clairement inscrite entre Tristan et Parsifal, et non en perspective avec le Ring, trop narratif.

Ce qui intéresse Petrenko, c’est une approche contemplative de l’œuvre, parce qu’il pense sans doute que le « cher » Tannhäuser que Wagner « devait encore au monde », selon l’expression dont il usa d’après le journal de Cosima un mois avant sa mort, serait contemplatif ou ne serait pas. Et donc seul cette version permet cette approche, 10 ans après Tristan et 7 ans avant Parsifal.
Je m’avance sans doute, mais la manière dont Kirill Petrenko propose Tannhäuser n’a rien à voir avec l’opéra romantique, aux accents si contrastés, au relief si marqué, au spectaculaire des grandes machines lyriques à la mode des années 1840, marquées par Meyerbeer et la tradition née de Weber.
Après Tristan, Wagner écrit une mélodie continue, renonce aux airs, entre vraiment dans le drame musical.
Enfin, Tannhäuser est pour Wagner un drame singulier, celui de l’artiste novateur et en rupture, ce qu’il traite sur le mode souriant dans les Maîtres chanteurs, et qu’il tient sans doute à mettre sur le mode sérieux dans ce Tannhäuser qu’il n’en finit pas de revoir. Telle Madame Bovary pour Flaubert, Tannhäuser, c’est lui.

Alors Petrenko entreprend dans cette œuvre un total renversement de point de vue. Il en fait une lecture tournée vers l’intérieur, profondément marquée par la poésie appelant des chanteurs, et notamment les deux principaux rôles masculins, qui sont particulièrement des diseurs de textes, des modulateurs de la parole, avec une voix de Tannhäuser qui est étrange/étrangère, comme celle de Lohengrin, mais aussi comme Walther von Stolzing, deux rôles que chante Klaus Florian Vogt et qui font donc trilogie avec Tannhäuser, la trilogie de ce que j’appelle « les voyageurs sans bagage » ; on n’imagine donc pas Petrenko, avec cette distribution, et avec cette option appeler un chanteur qui ne soit pas un « liederiste » ou un chanteur de l’expression intérieure. C’est pourquoi il soutient de manière très attentive les chanteurs, qu’il contrôle au plus près ; et les accidents de Vogt au premier acte passent par profits et pertes parce que l’essentiel est ailleurs ; le tempo est lent, mais fluide, et la musique, de romantique et donc un peu échevelée, devient elle aussi très contrôlée, avec un travail sur les timbres incroyables de précision, avec une couleur d’orchestre presque impressionniste, presque pointilliste quelquefois, d’une clarté peu commune : on est quelquefois au seuil, osons le dire, d’un Debussy.
C’est une action scénique, et la mise en scène ritualisée, conceptuelle, de Romeo Castellucci rend parfaitement le caractère de l’action scénique et non du spectacle d’opéra traditionnel. Ainsi Kirill Petrenko insiste sur l’élégie, avec des silences prolongés, un jeu très subtil de la musique en scène et de la musique en fosse, la musique en scène accompagnant l’action et en fosse accompagnant la scène, avec un volume jamais excessif, permettant la parfaite audition des chanteurs, et en même temps conservant cette retenue et ce contrôle de tous les instants en une construction presque liquide dominée de bout en bout à laquelle les chanteurs se plient.
La manière inouïe dont chante Gerhaher est évidemment à la fois le produit de qualités intrinsèques et d’une direction millimétrée du chef. Il n’y a dans ce travail à aucun moment une performance de chanteur ou d’orchestre. Kirill Petrenko impose une vision continue du drame, une ligne musicale où se fondent même les moments les plus connus de l’œuvre, au point qu’on ne les attend non comme des numéros qui arrêtent l’attention, mais comme part du drame parmi d’autres. D’où l’impression d’un autre possible pour Tannhäuser. Plus encore que dans le Ring, plus que dans les Maîtres chanteurs, nous sommes devant une prise de position musicale incroyablement novatrice, qui fait découvrir une profondeur nouvelle, que le parti pris de mise en scène aide et enrichit. Par son exploration de la psychè, par sa vision abstraite des choses, par ses références culturelles multiples et son détachement de l’histoire traditionnelle, Castellucci se place dans une posture qui aide le chef à produire ce son et cette couleur qu’en quarante ans de Tannhäuser avec les plus grands chefs, je n’ai jamais entendus.
Pensons à l’inverse à une mise en scène historiée, notionnelle et narrative, avec pareille direction musicale : on ne comprendrait pas et il y aurait hiatus. Avec cette mise en scène, tout prend cohérence : la musique invite à l’exploration de nouveaux paysages, à une autre manière de lire l’œuvre, et de la respecter, pour mieux comprendre Wagner et mieux le sentir dans ses désirs profonds. Kirill Petrenko, avec le concours d’une équipe qui visiblement a partagé les options de ce travail nous propose un Tannhäuser de génie : non une expérience singulière, mais une authentique invention.[wpsr_facebook]

Tannhäuser (Klaus Florian Vogt) © Wilfired Hösl

 

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: JEANNE D’ARC AU BÛCHER d’Arthur HONEGGER le 21 JANVIER 2017 (Dir.mus: Kazushi ONO; MeS: Romeo CASTELLUCCI)

©Stofleth
Audrey Bonnet ©Stofleth

Voir article sur Wanderer

Jeanne d’Arc au bûcher est une œuvre-frontière qu’on ne peut vraiment réduire à un genre. Oratorio ? Mystère ? Un opéra sans chanteurs puisque les protagonistes sont des acteurs de théâtre, qui ne jouent pourtant pas une pièce de théâtre, chanteurs sans théâtre, puisque Claudel écrit pour des voix et pas des personnages. L’histoire ? Jeanne sur le bûcher revit son parcours en ses derniers instants, comme si le temps était suspendu. La musique d’Honegger en dépit de la situation éminemment dramatique qu’elle décrit, est variée, transgenre elle-aussi, allant du dramatique au guilleret, du tragique à l’ironique ou au sarcastique une sorte de récit musical qui fait place au drame et au burlesque, au commentaire et à l’histoire. Tout comme le texte de Paul Claudel d’une rare vivacité, faussement grandiloquent mais qui peut être lu dans toutes ses variations de couleurs, faisant émerger cette fameuse France chère à Mikhaïl Bakhtine dans son fondamental « L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance», une France que Castellucci appelle carnavalesque ou païenne, qui est une composante du Moyen âge et une survivance des traditions terriennes, chtoniennes qui remontent à l’antiquité, de cette France rurale dont Jeanne est aussi issue. Claudel veut sans doute opposer cette France-là à celle, mystique de Jeanne, mais Castellucci nous les fait se superposer dans son travail, parce que les voix sont invisibles, et donc intérieures.

Cette polymorphie est-elle due à l’image de l’héroïne, qu’on peut difficilement réduire à une figure unique, à cause de ses multiples facettes : bergère, chef de guerre, sorcière, sainte ? Pourtant, Jeanne d’Arc est un des piliers du « roman national » français, un des rendez-vous obligés de notre historiographie, dont s’empare la politique pour des bons et mauvais motifs (le microparti de Marine Le Pen s’appelle Jeanne…), et dont l’école de la troisième république a construit, entre autres la figure mythologique.
En 1938, à Bâle, quand l’œuvre est créée en version orchestrale, la guerre est très proche ; et la thématique et les premiers mots du texte « Ténèbres ! Ténèbres ! Et la France était inane et vide » ont fait sens dans une France occupée si bien que l’œuvre de Honegger, créée scéniquement en 1942 à Zurich a été représentée dans de nombreuses villes, presque porte-drapeau d’une résistance à l’envahisseur qui alors faisait vraiment écho à une situation vécue dans leur chair par les spectateurs. Autrement dit, Jeanne a été sans cesse instrumentalisée, par des clans ou des partis opposés, par des institutions diverses, et du même coup vidée de son être profond pour devenir une peau sans corps au service de lectures diverses de l’histoire. C’est bien ce que Castellucci souligne dès le départ dans ce travail d’une intelligence, d’une finesse et d’une humanité rares : l’entreprise consistera donc à redonner à Jeanne un Moi.
Le départ de ce travail est la salle de classe d’une école de filles, dans une sorte d’école-étalon, poussiéreuse juste ce qu’il faut, emblématique juste ce qu’il faut, dans laquelle tout spectateur reconnaîtra quelque chose de son école, avec ses objets habituels, ses meubles un peu défraichis, son tableau noir, ses néons: une école à mettre au Musée de l’Education de Rouen, telle que, sous verre.
L’Ecole comme le reste est responsable de l’ensevelissement de Jeanne sous les symboles. École de filles, des années 50, avec son institutrice rigide, elle a son directeur ou proviseur (Denis Podalydès, qui joue frère Dominique) c’est-à-dire son homme inscrit avec son pouvoir d’homme dans ce monde au féminin. Et contrairement à son habitude, Romeo Castellucci installe l’œuvre dans le concret, dans le réalisme surprenant d’un théâtre qui pourrait être sorti du Topaze de Pagnol, apparemment loin, si loin de Jeanne.
Pendant quinze minutes, sans un mot, sans une note, mais seulement dans le bruit  de plus en plus violent des meubles qu’on déplace, se joue une pantomime initiale : les élèves en classe en fin d’heure, la sonnerie, leur sortie désordonnée, le départ de l’enseignante, et l’entrée de « l’homme » de ménage, le dernier des derniers dans cette école de la République, qui va commencer à nettoyer scrupuleusement la classe, puis, comme un des néons s’affaiblit et cligne, c’est le déclic :  le personnage va se mettre à vider tout aussi scrupuleusement et rageusement chaque meuble, tables, chaises, tableau, objets pour les jeter dans le corridor voisin (à jardin), jusqu’à laisser l’espace vide. Zum Raum wird hier die Zeit (1) , dans cet espace vide va naître la musique :  la musique c’est le temps qui va faire espace.

Le dernier des derniers ©Stofleth
Le dernier des derniers ©Stofleth

Et ce dernier des derniers, cet homme dédié aux travaux les plus humbles, s’enferme et s’isole : c’est Jeanne…qui va peu à peu se débarrasser de ses oripeaux d’homme de ménage pour être son propre corps amaigri et nu, nu et coupé du monde, nu et seul pendant que le monde s’agite derrière la porte, Frère Dominique, proviseur pour l’occasion qui essaie de « raisonner » le/la forcenée, des policiers, et quelques personnages qui s’approchent de cet espace où va commencer une lente cérémonie funèbre de reconquête de soi, faisant de l’espace si précis de l’école désormais vidé un espace mental, où les murs seront revêtus de rideaux noirs ou d’épaisse tenture capitonnée, sur lesquels au fond s’inscrivent en forme de monogramme les lettres A et B, en réalité Audrey  et Bonnet, Castellucci faisant de cette cérémonie en même temps un jeu sur réalité et fiction, réel et figuré, où Audrey Bonnet, totalement fascinante, joue Jeanne, mais aussi une femme, mais aussi la femme, mais aussi Audrey Bonnet, comme si Jeanne était dans tout corps de femme ou qu’il y avait quelque chose de Jeanne dans toute femme.

©Stofleth
©Stofleth

C’est la complexité dans laquelle Castellucci fait pénétrer lentement le spectateur qui fascine : la Jeanne qu’on découvre gratte et fouille la terre comme une archéologue de sa propre histoire mais aussi comme elle creuse sa tombe, en extrait objets ou reliques, tomettes ou lino, elle s’enroule dans les tissus qui traînent ou dans les rideaux, figurant même l’habit de la Vierge, elle chevauche le cheval blanc gisant apparu entre temps en figurant ce galop qui évoque les chevauchées guerrières en une image saisissante,  elle porte l’épée, disproportionnée, phallique, la fameuse épée de Charles Martel ; tous ces symboles historiques, symboles mâles qu’elle arbora en un parcours ô combien transgressif apparaissent pendant qu’elle dit le texte d’une voix qui se colore comme voix chantante, une voix presque déjà abstraite, ailleurs, une voix d’ailleurs qui se mêle, parce qu’elle est sonorisée, aux autres voix qui traversent l’œuvre. Cet espace, il va être fouillé, gratté, il va devenir aussi matière, terre, dont se recouvre l’actrice, mais aussi farine, mais aussi cheval, il devient image d’une âme lacérée, cherchant dans la terre son identité « Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée. » (Phèdre Acte I,3).
Par la division de la scène entre salle et corridor, par l’enfermement dans ce vaste espace, par l’accumulation dans le corridor de meubles ou de personnages, face à cette solitude, Castellucci donne à voir la singularité, l’isolement, la nature autre, l’étrangeté : il fait voir en Jeanne un personnage d’un autre ordre, au sens pascalien du terme. Il dépasse l’histoire anecdotique, le voyeurisme du spectateur face au supplice, même figuré : le bûcher est en Jeanne, qui se consume elle-même et la maigreur de ce corps est un corps qui se dévore et se détruit, par la parole, par la seule évocation de sa vie. Jeanne n’est pas au monde car le monde est là, de l’autre côté du mur, banal et quelconque : il faut saluer aussi la performance de Denis Podalydès, proviseur impuissant, alors qu’il est celui qui essaie de raisonner la forcenée d’un ton à la fois rempli de compassion, mais aussi légèrement ailleurs, s’adressant à Jeanne ou s’adressant au vide, comme si cette voix aussi était ailleurs autre ou fantasme. Peu importe alors le sens qu’on met derrière toute cette cérémonie. Peu importe que l’homme de ménage vive une espèce de schizophrénie, qu’il y ait transfiguration ou translation. Le parcours part d’un espace hyperréaliste et reconnaissable par tous, pour aller vers l’abstraction d’un paysage mental que nous violons par notre regard voyeur, au risque d’en être gêné ou perturbé, tant la performance d’Audrey Bonnet est perturbante parce que profondément partagée. Performance étourdissante dont on se relève avec peine à la fin du spectacle.

©Stofleth
Dernière image ©Stofleth

Les dernières images sont à ce titre particulièrement fortes : Jeanne acceptant la fin passe dans l’autre monde aidée par son double âgé, une vieille femme nue elle aussi qui mime (ou qui souffle) les paroles que la jeune fille prononce, sans doute la Vierge qui l’accueille, faisant de Jeanne l’autre Vierge : à la terre la Pucelle et au Ciel la Vierge. Enfin, l’entrée des policiers et du proviseur dans la salle vide, avec la terre dont la tache noire sur le sol clair semble être les cendres qui restent du bûcher après consomption, restes qui sont poussière, après l’incandescence de ce qui a précédé, et qui renvoient les trois personnages à l’infinie médiocrité des hommes.
Mais Romeo Castellucci joue sur un clavier très large, peut-être ironique quand les personnages qu’on n’a jamais vus saluent à la fin en costumes médiévaux. Bien sûr ainsi ils sont identifiés par le public qui peut les applaudir en connaissance de cause, mais comment ne pas y voir aussi un clin d’œil un peu coquet autour de personnages vus comme  santons vivants, et donc comme représentation attendue de ces clichés qu’on veut bien applaudir mais ne pas voir…

Ce qui frappe dans ce spectacle aussi, c’est son extraordinaire musicalité. C’est la décision qui consiste à faire perdre tout spectaculaire à la performance, pour n’en faire qu’un long monologue, en effaçant tout ce qui peut distraire de cette vision presque dantesque.  Il y un chœur invisible (installé dans l’Amphithéâtre de l’Opéra) entendu à travers une sonorisation discrète, il y a des personnages, ceux qui chantent (Ilse Eerens soprano solo – la Vierge, Jean-Noël Briend , ténor solo (une voix, Porcus, héraut I, clerc) qui comme les autres interventions sont des « voix », dans l’anonymat de « voix » indiquées par leur tessiture: le mot « voix » est évidemment central dans la légende de Jeanne …alors, saluons les artistes du chœur remarquable de l’Opéra de Lyon (dirigé par Philip White) Sophie Lou, Maki Nakanishi, Brian Bruce, Kwang Soun Kim, Paolo Stupenengo, Paul-Henry Vila, et tous les enfants de la maîtrise de l’Opéra de Lyon dirigés par la remarquable Karine Locatelli. Les voix ne n’entourent pas Jeanne, celles du Porcus ou celle de frère Dominique, elles sont en elle, dans une dialectique horizontale qui leur donne la même importance relative, elles sont en elle, dispersées dans l’espace de la salle comme dans l’espace du monde ou dans l’espace de son mental.
Maître d’œuvre de la mise en onde musicale, j’emploie à dessein l’expression à cause de la sonorisation que certains vont regretter, mais aussi parce qu’il y a dans la partition des Ondes Martenot, et en lui-même un instrument électronique, l’orchestre impressionnant de précision. Il n’y a pas de contradiction à ce que la musique de cette Jeanne d’Arc au bûcher soit spatialisée, voire désincarnée, ou deshumanisée tant le corps de Jeanne-Audrey Bonnet, décharné, se désincarne et se dématérialise devant nous. Mais tout et retrouve sens dans le travail de cohésion de Kazushi Ono, à la tête d’un orchestre magnifique de précision, sans aucune scorie, avec une finesse, un raffinement même, qui étonne et ravit.

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Kazushi Ono réussit à montrer combien sa réputation de chef précis mais un peu froid est usurpée. Jamais sa direction n’est froide, elle accompagne, en rythme et en couleur, la cérémonie scénique dont elle adopte la respiration, mais aussi la tendresse. Cette tendresse que le travail de Castellucci ne réussit pas toujours à souligner qui frappe par son évidence quand on écoute le travail orchestral, et qui du même coup rejaillit sur le regard qu’on jette sur le théâtre. Voilà un exemple d’effet de Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale): certains gestes, certaines attitudes prennent sens quand on écoute le travail à l’orchestre, il y a écho entre geste et musique, il y a circulation des sons et des rythmes, il y a harmonie qui fait image. Autant le décor est brut et froid, autant la musique est tendre et presque légère, qui est aussi expression de l’âme de Jeanne, qui fait partie de son discours, d’autant que dans cette mise en scène, cette musique est monde intérieur et non monde extérieur, elle ne décrit pas une situation dramatique d’un supplice du bûcher auquel on assiste, mais décrit et accompagne un cheminement interne, celui d’une âme dans son espace. Musique d’une âme et non plus d’une situation, cette musique prend alors un autre sens et une autre couleur : c’est cette singularité que Kazushi Ono – Castellucci (ils sont inséparables dans l’entreprise) ont réussi à montrer, ou plutôt à communiquer, à faire sentir, à faire entendre en nous.
Car au total, ce spectacle, comme souvent les spectacles de Castellucci (je pense aussi dans un genre tout différent à son Haensel et Gretel), implique le spectateur violemment projeté dans cette vision, impliqué parce que tantôt touché, tantôt gêné, tantôt frappé, positivement ou négativement d’ailleurs, parce que le spectacle, par le son implique tout l’espace dans la salle, visible ou invisible, parce que le thème et ce qu’on en voit obligent à s’interroger sur Jeanne, sur le personnage qui s’expose devant nous, dans son intimité et son impudeur, sur le personnage qu’il fut et qu’il est pour nous, sur le destin d’un être singulier qui devant nous est en train de reconquérir son Moi dont nous, nous tous, spectateurs présents et futurs, mais aussi tous les autres, nous l’avons dépouillé. Nous sommes tous concernés.
Singulière expérience qui commence comme un spectacle et finit en introspection : un travail aux images fortes et déstabilisantes qui touche profondément la sensibilité du spectateur. On n’avait jamais pensé à Jeanne qu’en images extérieures, images d’Épinal, ou images cinématographiques médiatisées par Falconetti ou Ingrid Bergman : Audrey Bonnet en fait une image intérieure, une voix de notre intimité qui nous fait vibrer encore au souvenir de cette rencontre stupéfiante.[wpsr_facebook]

(1) “Ici le temps devient espace”, citation de Parsifal acte 1

©Stofleth
Jeanne transfigurée©Stofleth

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: MOSES UND ARON d’ARNOLD SCHÖNBERG LE 20 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Romeo CASTELLUCCI)

Moses und Aron Oct.2015 ©Bernd Uhlig
Moses und Aron Oct.2015 ©Bernd Uhlig

Il y a six ans Nicolas Joel en 2009 avait symboliquement ouvert son mandat par Mireille de Gounod qu’il avait lui même mise en scène, production tellement réussie qu’elle ne fut jamais reprise.

En affichant Moses und Aron de Schönberg mis en scène de Romeo Castellucci pour sa première nouvelle production, Stéphane Lissner tout aussi symboliquement annonce la couleur : c’est bien d’abord un message en quelque sorte politique avant qu’artistique, une note d’intention que Lissner adresse au public parisien. Qui s’en plaindra ? Le succès remporté par le spectacle montre quelle était l’attente du public après les années précédentes plutôt grises et sans grand intérêt.

Il faudrait sans doute s’interroger sur les raisons de ce succès. Schönberg ? J’en doute, ou alors on nous a changé le public d’opéra, dont certains considèrent que Wozzeck (1925) est inaudible. Je pense plutôt que la présence de Romeo Castellucci qui traîne une odeur sulfureuse a stimulé la curiosité. C’est toujours le même phénomène qui frappe les metteurs en scène « novateurs » : donnez-leur à travailler Schönberg et c’est un triomphe, mais donnez leur Madama Butterfly et ce sera la bronca. Castellucci dans Schönberg, aux yeux d’un certain public, cela ne dérange pas ; c’est même très cohérent.
J’ai lu je ne sais où que Moses und Aron était une pièce « contemporaine ». Elle a 82 ans…et elle a été créée il y 61 ans. Le contemporain est assez élastique, mais c’est sans doute la modernité de Schönberg qui est éternelle.
L’attente du travail de Romeo Castellucci, les nouvelles distillées habilement lors des répétitions, et notamment le fameux taureau charolais comme Veau d’or, les premières images : tout a été fait pour susciter la curiosité, et même la très récente protestation au nom du bien-être animal contre l’utilisation du taureau contribue à la réussite de la communication autour du spectacle, avec pour résultat une relative déception qu’on lit dans les compte rendus critiques sur la production. Voilà un travail apparemment classique dans son propos : pas de vidéo en direct d’une chambre d’hôpital (comme dans Orfeo), pas de carmélites (comme dans Œdipe Roi que les parisiens vont voir fin novembre). Paris, depuis le XVIIIème siècle n’aime rien tant à l’opéra que la nouveauté et le frisson, et donc ce spectacle qui n’offre apparemment que Moïse, Aaron, et le Sinaï, tout simplement (C’est à dire le texte même, j’allais dire le Verbe même) a pu décevoir les plus avides.
Écrivant ce compte rendu après la fête, c’est à dire à la fin de la série de représentations, alors que j’ai vu le spectacle à la Première, j’ai voulu en profiter pour écrire avec le recul sur ce qui me restait, après trois semaines, de la production. Quand cendres, poussières et paillettes retombent, que reste-t-il du spectacle ?

Il reste l’impression d’un grand spectacle et l’écho répété d’un très grand succès. La fortune actuelle de Romeo Castellucci qu’on semble découvrir, est assez singulière d’ailleurs, dans la mesure où ses spectacles ont parcouru l’Europe depuis la fin des années 90. Romeo Castellucci, ce sont des ambiances, c’est une volonté d’impliquer émotionnellement le spectateur par un théâtre souvent bien proche du théâtre de la cruauté d’Artaud dont Castellucci est un évident lecteur. Son Haensel et Gretel, qui reste pour moi un de ses plus grands spectacles, transformait le conte pour enfants en un cauchemar dont les enfants sortaient en larmes…

Un début laiteux ©Bernd Uhlig
Un début laiteux ©Bernd Uhlig

On retrouve chez Romeo Castellucci la volonté de construire des images puissantes, qui vont marquer le spectateur, des images esthétisantes, des lumières étranges aussi qui illustrent l’italianità du metteur en scène, à commencer par cette toute première partie dans un brouillard blanc, avec beaucoup de nuances de blanc, un blanc laiteux, qui éloigne, qui sépare, qui annihile les formes et devient évocatoire, un blanc de paradis (très souvent les représentations « publicitaires » du paradis sont blanches, avec nuages ), un blanc suggestif qui suggère la protection divine qui accompagne le peuple juif. Le blanc emblématique de l’innocence première.

Du blanc au noir Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Du blanc au noir Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

Le mouvement parabolique de cette production, c’est le passage progressif du blanc au noir, c’est la tache noire qui va se multiplier : noir le liquide que certains pensent pétrole, d’autres encre. Noire la couleur de l’idole centrale qui frappe, noire l’eau de la piscine probatique. Le spectacle passe du blanc au noir, un spectacle qui passe du contact avec un Dieu irreprésentable à un monde qui, n’arrivant pas à se le représenter, préfère retourner à ses idoles ou les créer, c’est à dire rester monde et refuser Dieu. La question de la représentation est au centre de polémiques religieuses et civiles infinies dans le monde d’hier (les guerres iconoclastes) et celui d’aujourd’hui (inutile de faire un dessin…).

L’image blanchâtre à peine esquissée du taureau en arrière plan traduit bien visuellement la question. Entre un Dieu omniprésent et invisible, et un Dieu hic et nunc à adorer, le peuple choisit l’ici et maintenant.
La question posée par le Moses und Aron de Schönberg est bien une question presque eschatologique et la traduire à l’opéra est une opération marquée du sceau de l’impossible : où bien vous racontez l’histoire comme une aventure cinématographique, où bien vous procédez par images, par épisodes, par stations, par vignettes où peu à peu le Livre se révèle. L’histoire a été racontée au cinéma (« Les Dix Commandements ») par le cinéma hollywoodien qui faisait de l’aventure biblique une succession d’images fortes, l’enfant que j’étais a été marqué par la vision de l’ouverture de la mer rouge, ou la succession des plaies d’Egypte, ou même le Buisson ardent, puisque le film de Cecil B.de Mille montre tout. Et plusieurs années après, jusqu’au seuil de l’adolescence, j’ai été poursuivi par l’image d’un Sinaï mystérieux et menaçant : le Dieu d’Hollywood n’est pas très rassurant.
On peut choisir l’aplatissement de l’opéra belcantiste à la Rossini, qui utilise l’ouverture de la Mer Rouge comme la Tempête suprême (un motif qu’il affectionne dans sa musique, héritage des tempêtes baroques), et qui raconte une histoire parallèle à l’histoire biblique (j’adore Moïse et Pharaon, un des premiers « grands opéras », mais pas pour son utilisation de la Bible).
Schönberg, à qui l’on doit à l’opéra des formes plutôt réduites (Von heute auf morgen par exemple) se confronte là à une forme immense, qui illustre son retour au judaïsme fondateur, et qui utilise l’opéra non comme spectacle, mais comme message : Moses und Aron est, après Parsifal, un autre Bühnenweih(fest)spiel.
Peter Stein, à Amsterdam et Salzbourg en avait fait un opéra spectaculaire, lumières aveuglantes, orgie monumentale où le chœur se mettait nu (impressionnant chœur d’Amsterdam) une sorte de fête expressionniste peut-être plus marquée par les années 20 que par le message biblique lui-même, et la direction acérée, glaciale et vigoureuse de Pierre Boulez l’accompagnait. Un des spectacles les plus marquants des trente dernières années, qui a reproposé Moses und Aron sous les projecteurs (et Dieu sait qu’il y en avait dans le spectacle). Mais un spectacle qui jouait sur l’ambiguïté d’une œuvre écrite au moment de la montée du nazisme comme parole politique déviante, qui rivivifiait en  quelque sorte l’adoration des idoles païennes .

Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

Castellucci revient au texte, et pour tout dire, au Verbe et à sa transmission, il va proposer une expression du Divin dans sa production et sa réception et dans les rapports production-réception, qui est au fond tout le problème de l’œuvre : comment transmettre l’idée de Dieu, avec à la fois une grande fidélité à l’esprit de l’œuvre, mais aussi à l’Esprit

Moïse reçoit les Commandements ©Bernd Uhlig
Moïse reçoit les Commandements ©Bernd Uhlig

au sens fort du terme, avec aussi des visions hyperréalistes non dénuées d’ironie ni de distance comme cette première image d’un magnétophone vieux style, d’une blancheur immaculée qui représente la voix non représentable de Dieu et dont les bandes magnétiques vont être un des motifs récurrents de la production, d’abord entourant le bras de Moïse, ensuite composants de la figure de l’idole noire adorée du peuple.
Autre motif récurrent, le totem blanc qui figure le « bâton d’airain » de Moïse, que Castellucci a déjà utilisé je crois dans un autre spectacle Go down Moses présenté au théâtre de la Ville en 2014. Un motif polysémique, comme il y en a beaucoup dans les travaux de Castellucci, dont le sens peut être reçu de manière diverse sans perdre de sa puissance, ou même ne pas être compris, comme souvent peut l’être tout signe,  notamment les signes du Divin (voir la question delphique des oracles).

Descente du bâton/serpent d'airain Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Descente du bâton/serpent d’airain Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

Ainsi de ce bâton d’airain totémique,  on extrait un liquide noir (pétrole ? encre ?), en tous cas symbole de souillure qui va envahir peu à peu la scène et les personnes. Bâton qui symbolise Moïse ou Serpent maléfique : il ne peut y avoir de Loi que s’il y a souillure : la loi naît de la déviance. Et ironiquement quand ce bâton apparaît apparaissent aussi les mots “Grand anaconda” en surimpression. Les Dix Commandements sont une réponse au comportement des hommes, car si les hommes se comportaient sans souillure, ils n’en auraient pas besoin. Cette souillure noire peut être pétrole, tant ce totem semble une mécanique qui fait penser à un trépan, à une mécanique d’extraction du pétrole vu alors comme perversion, comme sang noir des Enfers (on serait proche de Castorf dans son Ring), comme substitut brutal et sans séduction de l’Or dont parle la partition mais aussi peut-être vue aussi comme encre, l’encre des écritures, mais en tous cas un liquide qui en étant nettoyé fait surgir le verbe, inscrit au sol dans les traces laissées après le nettoyage.
De même la piscine, le passage par l’eau est à la fois figure métaphorique du passage de la mer rouge, et bien entendu piscine probatique, de l’eau purificatrice,  comme elle exista aux portes de Jérusalem et figurée dans la peinture (voir San Rocco à Venise et Tintoretto), une piscine probatique dans laquelle on plonge aussi un élément rouge (vivant ?) du totem et donc dans lequel on purifie hommes et choses, mais aussi une piscine probatique dont l’eau semble noircie.
La question du sens, la question de la transmission, la question aussi de l’ambiguïté ou de l’ambivalence sont des éléments qui font parti du message . La question de la parole étant posée par Moïse lui même dès les premières répliques « Meine Zunge ist ungelenk, ich kann denken, aber nicht reden », c’est autour du Verbe que Castellucci construit son travail, des mots apparaissent en surimpression et défilent à toute vitesse, comme les chiffres qui vont jusqu’à 40, 40 jours, et 40 nuits de Moïse sur le Sinaï : la Bible est pleine de séjours de 40 jours, dans l’ancien et le nouveau Testament (40 jours entre la résurrection et l’ascension de Jésus par exemple), c’est à dire que Castellucci fait défiler des mots et des chiffres qui sont des signes « dé-chiffrables » .
Ainsi, ce travail colle-t-il aux intentions de Schönberg revenu au Judaïsme et désireux d’écrire un opéra (dont il assume, comme Wagner, parole et musique) où la parole sous toutes ses formes sera centrale, parce que la parole est ici Acte, la parole comme outil, comme effet, comme signe inintelligible, et comme action. Une parole qui dans la mise en scène de Castellucci est partout, et défile en surimpression. Schönberg compose ce qu’on pourrait appeler un « Bühnenweihspiel » un jeu scénique sacré, qui n’a rien d’un opéra au sens traditionnel, mais rien non plus d’un oratorio, qui ressemblerait plutôt à un Mystère au sens médiéval du terme. On entend la parole chantée, parlée ou psalmodiée, la parole écrite, la parole enregistrée (les bandes magnétiques) : les voix (oui, avec x) du Seigneur sont impénétrables et Moïse, son prophète (celui qui annonce la parole divine), celui dont le métier est d’annoncer, ne sait pas parler. La situation tragique de Moïse est celle d’un humain dont la charge est d’annoncer la Parole, mais incapable de la prononcer et donc d’une impossibilité de transmettre la voix du Divin sinon par un intermédiaire, une sorte d’exégète dont la fonction, de facto, atténue la Parole
D’où la question d’Aron, celui qui sait parler, mais qui ne communique pas avec l’Eternel, celui qui tient le fil de la relation aux hommes, et donc au relatif, et donc à ceux qui doivent obéir à la Loi parce qu’il l’ont sans doute déjà enfreinte. Aron parle, et mais n’est pas le « prophète », et sa parole est non plus prophétique, mais politique et comme toute parole politique, contingente. D’où à la fois la différence de vocalité (Moïse est baryton basse) et Aron et ténor, ténor comme « ténu », comme fragile (je fais moi aussi des jeux sur les mots) et qui permet, pour « tenir » le peuple, par le retour au paganisme et par le Veau d’or. Peter Stein avait insisté sur l’orgie, et sur un côté très terrestre, mais Castellucci l’évoque sans insister (quelques nus) préférant sanctuariser un corps féminin présenté aux pieds du Veau d’Or/taureau :

Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

le tableau est saisissant de ce frèle corps féminin étendu aux pieds de l’énorme taureau . Le choix du taureau ne peut être gratuit. Il y a là allusion imagée aux sacrifices humains, aux jeux du cirque à Rome, au Moloch de Salammbô, c’est à dire tous les rites qui massacrent le vivant pour l’Idole, et les extrêmes de l’idolâtrie et les extrêmes de la monstruosité.  C’est tout ce que l’Éternel refuse, dès le premier Commandement : « Tu n’auras pas d’autres dieux que moi. Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces images, pour leur rendre un culte… ».
Mais Castellucci ne rend rien évident et tout évocatoire, tout simplement parce que la Parole est une et ses effets multiples et ses interprétations aussi multiples que les individus singuliers qui l’entendent : ainsi l’espace est-il en permanence ritualisé et géométrique où se meuvent les personnages, ainsi de la disposition du chœur, du parcours même du Taureau, des servants vêtus de combinaisons stériles pour éviter de manier l’impur, qui pourtant est parmi nous et en nous, toujours : il n’y a de pur que par rapport à l’impur, et dans un monde où il n’y aurait que le Bien, le Bien n’existerait pas car le Bien n’existe que par rapport au Mal. D’où les visions à peine esquissées ou devinées du début du spectacle d’un monde uniforme qui ne prend forme que lorsque le noir (la souillure, le Mal) apparaît. Même si apparaît à la fin un Sinaï couvert pendant l’essentiel du spectacle sous un drap candide, un Sinaï évoqué, débarrassé de son drap et devenu montagne, devient un Sinaï concret qu’on gravit, désormais à plusieurs, comme pour se relier à Dieu, après la perdition du veau d’Or, symbole d’un après que Moïse ne connaîtra pas, et comme si enfin on allait vers le très concret, qui est lui aussi un leurre.

Toute cette complexité est présente dans un spectacle où le parcours efface résolument tout « scandale » ou toute image qui focaliserait le spectateur sur la mise en scène et non sur ce le contenu qui est dit, suggéré, évoqué :  Castellucci semble lui-même s’effacer devant une sorte d’illustration de l’impossible à illustrer, figurer ou dire. C’est un grand rituel illustratif et lustral, qui prend sens dans l’entreprise même de Schönberg. Après avoir mis en scène Parsifal, Castellucci approche de nouveau le sacré par l’évocation d’une Parole protéiforme et lointaine qui est la parole de Dieu vue par Schönberg, dans une démarche qui veut marquer les frontières de l’impossible : ce n’est pas un hasard si certains ont vu dans le Totem mécanique représentant le serpent d’Airain, une allusion à Kubrick et à 2001, Odyssée de l’Espace. Comme dans Parsifal, comme chez Kubrick, la Quête est le seul acte possible.
Boulez avec Stein proposait un Moses und Aron acéré, un peu comme Solti à l’opéra en 1973 (dans une mise en scène oubliable), Jordan avec Castellucci propose un Moses und Aron plus contemplatif, plus sage, aussi géométrique en scène qu’en fosse. Jordan a fait un travail avec l’orchestre remarquable, d’une clarté notable, d’une rigueur exemplaire ; Son approche, qui pour certains a manqué d’un peu de vie,  met en valeur chaque moment, sculpte chaque parole. Plus encore, Jordan, qui n’est pas un de mes chefs de prédilection arrive ici à relier tout ce que la musique du XXème doit au baroque, voire à la musique de la Renaissance (Boulez est passionné de Gesualdo), mais il fait aussi entendre aussi ce que cette musique peut avoir de viennois, au sens post-romantique du terme, la musique de Schönberg, n’est pas une musique en représentation, c’est une musique intellectuelle, composée, sur-composée, qui oblige à la concentration et à une écoute diffractée : l’approche de Jordan facilite ce travail car elle n’est pas théâtrale, elle est tout sauf en représentation, elle se replie, elle se soustrait elle oblige à entrer dans les méandres de la composition. En ce sens Philippe Jordan réalise pour mon goût la plus convaincante de ses approches.
Saluons aussi le travail du chœur : José Luis Basso qui vient du Liceo de Barcelone, a travaillé ici d’une manière exemplaire, le chœur de l’Opéra qui est un chœur en soi de grande qualité, a travaillé sur le phrasé, sur la diction, sur l’expression même d’une manière éblouissante.
Ce qui doit marquer une production qui affirme une orientation et se veut l’image d’une saison ou d’une nouvelle période, c’est que toutes les masses artistiques du théâtre sont au rendez-vous : ici, techniciens chœur et orchestre montrent que devant un tel défi, ils sont tous au rendez-vous (saluons les éclairages fabuleux de Castellucci, mais aussi les techniciens lumière de l’opéra). Les solistes et pas seulement les deux rôles principaux, même s’ils sont tous épisodiques, dans une telle entreprise, doivent être impeccables car dans un opéra sur la parole et le mot, ils doivent tous être irréprochables : le niveau d’un théâtre ou d ‘une représentation se voit aux petits rôles, et pas aux grands, car s’il est facile de distribuer les grands rôles, il est bien plus difficile de distribuer les rôles plus réduits, qui font pourtant la couleur de l’ensemble. Et là ils sont parfaits, Catherine Wyn-Rogers qui prête son beau mezzo sonore à la malade, Julie Davies toute jeune soprano émoulue des formations américaines, Christopher Purves, magnifique baryton qui écume les scènes dans Britten, mais aussi Nicky Spence, le tout jeune Michael Pflumm ou Ralf Lukas, qu’on voit souvent dans les représentations wagnériennes (Melot). Beaucoup sont anglo-saxons, qui en général sont formés à la diction d’une manière rigoureuse et on reste frappé par le sens du mot de chacun.
Si John Graham-Hall est un ténor qui m’a il y a quelques années vraiment séduit dans Peter Grimes, la voix semble fatiguée, et un peu voilée, si bien qu’elle semble dans Aron à la fois en harmonie avec celle de Moses et en même temps ne pas assez tranchée. Dans Aron, il faut une voix très saine, et très différenciée de Moses (Avec Boulez, c’était Chris Merritt), je verrais là dedans pourquoi pas un Vogt ou un Hymel, des voix qui séduisent, des voix suffisamment « ailleurs » pour faire la différence, pour emporter le peuple, pour jouer avec la subtilité du texte et ses insinuations. Graham Hall est un beau ténor, à la diction impeccable et à la belle présence, mais dans un rôle où la parole est maîtresse, il semble un peu trop gris.
Thomas Johannes Mayer en revanche est Moïse : il a dans Moïse la qualité de son Wanderer, une sorte de voix puissante mais un peu mate, un peu voilée, un peu fatiguée dont il joue avec génie. C’est un chanteur intelligent, un diseur de texte extraordinaire (son monologue de Wotan au deuxième acte de Walkyrie est impressionnant) , il est ici vraiment la voix qu’il faut, présente, puissante et en même temps pas spectaculaire, mais habitée par le texte, profonde, qui donne à chaque parole un poids et un sens. Un chanteur germanique de très grande tradition et de haute école. On ne voit pas qui actuellement pourrait lui disputer la palme aujourd’hui dans un rôle à la difficulté multiple qui exige en plus une très grande présence scénique. Anthologique.

Il reste à souhaiter que ce spectacle devienne un classique parisien et non un feu d’artifice unique, qu’on puisse aller s’y retremper régulièrement, il serait délétère de ne pas le reprendre assez régulièrement. Le spectacle est repris en mai prochain à Madrid dans une salle moins vaste, avec un autre chef (Lothar Koenigs), et un autre Moses (Albert Dohmen). Il serait intéressant de voir ce que devient ce vaste espace abstrait avec un rapport scène salle différent et une acoustique plus claire que celle de Bastille, très claire elle aussi, mais lointaine, qui allait d’ailleurs bien avec cette mise en scène ritualisée et abstraite, une acoustique qui fait distance. Dans un théâtre où la proximité est plus forte, il conviendrait de revoir ce travail. Mais au moins, à Madrid, pas de souci pour trouver le taureau.[wpsr_facebook]

Du blanc au noir ©Bernd Uhlig
Du blanc au noir ©Bernd Uhlig

THÉÂTRE À LA SCHAUBÜHNE BERLIN 2015-2016: ÖDIPUS DER TYRANN de SOPHOCLE/HÖLDERLIN le 18 SEPTEMBRE 2015, mise en scène de Romeo CASTELLUCCI

Angela Winkler, Jule Böwe, Iris Becher Angela Winkler, ©Arno Declair
Angela Winkler, Jule Böwe, Iris Becher
Angela Winkler, ©Arno Declair

Il y a quelques semaines je lisais une déclaration de Daniel Barenboim disant que la culture allemande était grandiose et je pensais à la réunification des deux Allemagne, où s’il y avait une similitude, c’était bien sur la question du théâtre. Le territoire de l’Est, comme le territoire de l’Ouest étaient (et sont encore, même si beaucoup ont fermé à l’Est et quelques uns à l’ouest) parsemés de théâtres. Ils se comptent par dizaines, tous avec leurs saisons et presque tous avec leurs troupes. Bien sûr on lit régulièrement dans la presse des articles sur le coût de cette immense machine que chaque ville entretient et qui mange l’essentiel du budget culturel. Mais voilà, chaque allemand a accès au théâtre, près de chez lui, et chaque théâtre est un foyer : il y brûle une braise phénoménale, la braise des planches.
25 ans de réunification et de dépenses somptuaires et indispensables n’ont pas éteint cette braise-là. Dans d’autres pays, on aurait fermé la moitié des scènes pour financer les autoroutes : il n’y a qu’à regarder les budgets culturels de nos villes en France et les menaces qui pèsent sur certaines institutions. En Allemagne, le théâtre a tenu, la culture a tenu, sans Ministère de la Culture (il y en a un, mais assez peu représentatif) mais avec des centaines de petits ministères de la Culture dans les Länder et dans les villes.
Sans beaucoup d’argent et surtout sans politique, notre Ministère de la Culture pense à la divinité tutélaire Jack Lang en ne réussissant pas à changer de modèle, mais en appauvrissant soigneusement d’année en année le modèle Lang, jusqu’à en faire l’icône que chaque ministre se trimballe, sans bien savoir comment à un moment privilégié elle a pu être miraculeuse et en ne sachant pas par quoi la remplacer.
La secousse nationale, économique, politique et culturelle qu’a constitué en Allemagne la réunification n’a pas touché aux racines du système culturel allemand, qui est lié aux territoires et aux villes, et n’a pas touché (ou si peu) à ce qui en constitue sa racine la plus profonde, avec la musique et la philosophie, le théâtre. Apprendre l’Allemagne sans apprendre son théâtre, passer le Rhin sans aller au théâtre, apprendre l’allemand sans lire de textes de théâtre, penser aux gloires allemandes sans penser à ses metteurs en scène ou à ses théoriciens de la scène, c’est passer à côté d’une part de l’identité allemande. Alors oui, le système a ses ratés, alors oui, il y a des grands théâtres qui ont peine à remplir chaque soir la salle, alors oui, il y a en Allemagne comme ailleurs quelquefois un problème de public, mais l’exigence est restée : il y a une joie profonde et une nécessité du théâtre en Allemagne, totale, irréductible.
Et la Schaubühne est un de ces lieux joyeux.
Deux soirs berlinois, et deux soirs de secousse, dans deux salles de la Schaubühne, où l’on jouait en parallèle Sophocle et Shakespeare, Castellucci et Ostermeier, Angela Winkler et Lars Eidinger.
Comment ne pas être joyeux ?
Romeo Castellucci est aujourd’hui une très grande star du théâtre international, il est parti de sa Societas Raffaello Sanzio, sise à Cesena, en Romagne, entre Bologne et Rimini. Je l’ai découvert lorsque j’ai vu son étrange et fascinant Giulio Cesare, d’après Shakespeare, dans un des théâtres de Milan au tout début des années 2000.

C’est le deuxième spectacle réalisé à la Schaubühne, le deuxième aussi lié à Hölderlin, puisque le premier était en 2013 Hyperion, Briefe eines Terroristen (Hyperion, Lettres d’un terroriste). La traduction de Sophocle pour cet Œdipe Roi est celle d’Hölderlin, à cause  d’une langue qui ne peut nous parler directement, une langue aussi éloignée nous que ne l’est l’univers tragique. C’est la coupure du monde que Castellucci cherche à imposer, la vision d’un univers complètement autre, d’un univers qui par sa singularité, nous échappe, par sa logique nous éloigne, et qui pourtant pose la question fondamentale du destin humain.
C’est ainsi que la première demi-heure du spectacle est totalement silencieuse, se déroule dans une lumière brumeuse dont on distingue à peine les formes quelquefois, dans un silence d’où émergent des silhouettes et des ombres, des bruits de décors qui glissent, de pas rapides, de respirations haletantes ou de toux, rituel du repas, travaux dans le potager, assistance dans la maladie : on entrevoit des scènes, on entrevoit des formes, on entrevoit des carmélites (qui formeront le chœur), et on rentre dans le rituel du carmel comme on entre dans le rituel tragique.
On ressent physiquement l’encadrement par la règle, l’encadrement par l’espace, quelquefois réduit, forçant à des contorsions faisant ressembler les carmélites à des haut reliefs de temples ou d’églises, coincées dans une sorte de soupirail.

Angela Winkler ©Arno Declair
Angela Winkler ©Arno Declair

La scène fondatrice est le moment où après la mort d’une sœur, la supérieure (Angela Winkler) entre dans sa cellule et découvre sous le matelas un exemplaire de l’Œdipe Roi de Sophocle et le serre dans ses bras. On entre évidemment dans une problématique voisine de celle du Nom de la Rose, à savoir la question du théâtre et du religieux, dont Castellucci propose d’unir les destins, ou les manifestations, en faisant d’Œdipe Roi une cérémonie religieuse, un jeu du Carmel : en quelque sorte, il utilise la clôture religieuse pour faire émerger le tragique du monde, vu comme cérémonie théâtrale très esthétisante, vu comme espace tragique, vue comme expiation volontaire, mais aussi à travers une sorte de douceur extraordinaire, portée par la grande Angela Winkler. La vision de Thèbes qui apparaît est cette grande salle de Carmel, vaste et blanche, vaste espace où se joue la tragédie des tragédies avec un Œdipe statufié auprès duquel Créon est prosterné, comme dans des compositions picturales d’église . On pense à l’utilisation de la tragédie racinienne par les demoiselles de Saint Cyr. Le monde tragique par sa clôture évoque ces situations d’où l’on ne sort jamais mais où la clôture même crée la liberté du héros.
Car théâtre et religion ne sont jamais bien éloignés, et le théâtre, on le sait, est dans l’antiquité une manifestation religieuse collective, un des éléments constitutifs de la religion poliade.

Castellucci va jouer sur ces données de base en interrogeant la tragédie par excellence, Œdipe Roi de Sophocle.

Ursina Landi (Ödipus) ©Arno Declair
Ursina Landi (Ödipus) ©Arno Declair

Le personnage d’Œdipe est LE héros tragique, et Œdipe est LA tragédie.
Le langage tragique n’est jamais un langage ordinaire, ni chez les grecs, ni chez les classiques français, et ni chez Hölderlin dont Castellucci choisit volontairement la traduction de Sophocle pour son éloignement d’un langage qui serait quotidien. La vie en clôture n’est pas non plus une vie ordinaire, et l’exposé du quotidien initial, réglé, activités de la vie, rituels de la vie et de la mort, montre comment le quotidien devient ritualisé et extraordinaire dans son ordinaire même.

Bernardo Arias Porras ©Arno Declair
Bernardo Arias Porras ©Arno Declair
Iris Becher © Arno Declair
Iris Becher
© Arno Declair

Par cette mise en parallèle, Castellucci va mêler tragédie grecque et icônes chrétiennes, rituel du carmel et rituel tragique, faisant des carmélites le chœur antique, faisant de Tirésias (extraordinaire Bernardo Arias Porras, halluciné et fascinant) un alias de Saint Jean Baptiste portant son agneau, et faisant de Jocaste (Iris Becher, remarquable de dignité, à la diction impressionnante) un alias de la vierge, mère et femme.
À part Bernardo Arias Porras, toute la troupe est féminine, parce que Castellucci veut éclairer la part féminine des tragiques grecs : on sait qu’en Grèce, la tragédie était jouée par des hommes (tout comme dans les drames shakespearien d’ailleurs). Castellucci renverse la tradition antique et confie la pièce aux femmes : Œdipe est joué par Ursina Landi, dont la voix m’a un peu dérangé, et qui ne m’a pas trop convaincu, même si le de questionnement obsessionnel et les réponses des uns et des autres, qui prennent une pose et qui deviennent comme autant de statues parlantes conduisant peu à peu à la vérité, devient une mise en abîme fascinante, dans la mesure où dans la tragédie, la parole est mortelle. Quand Œdipe devient nonne, elle revêt l’habit de la pénitence, qui accompagne l’expiation du crime originel : une vision très chrétienne de la tragédie œdipienne, et d’une très grande évidence.

Romeo Castellucci ©Arno Declair
Romeo Castellucci ©Arno Declair

Impressionnante aussi la vision vidéo d’un Œdipe (Castellucci lui-même, martyr du metteur en scène qui cherche à s’aveugler) s’imbibant les yeux d’un liquide lacrimogène, et soigné par un ambulancier dans une scène à la fois évocatrice de la violence du présent et de l’antique mutilation et se nettoie pour retourner à la pureté.
Christianisme et antiquité ne sont que des efforts tragiques pour retourner à un Eden perdu. Comme l’écrit Baudelaire à propos du lyrisme : « tout poète lyrique opère fatalement un retour vers l’Eden perdu ».
Comme à son habitude, Castellucci procède par images, souvent violentes, hyperréalistes, ou complètement poétiques et évocatrices (les sœurs recroquevillées dans un soupirail par exemple) et laisse le spectateur voguer ensuite pour une interprétation libre de sa proposition.

L’Œdipe Roi de Sophocle devient ainsi une question collective, interrogeant les racines de notre espace culturel, antiques et chrétiennes, une sorte d’image de culpabilité première, d’une culpabilité qui vous tombe dessus brutalement et sans qu’on l’ait ni cherchée ni voulue. N’a-t-on d’ailleurs pas dit que le Christianisme était un « platonisme pour le peuple » ?

Angela Winkler ©Arno Declair
Angela Winkler ©Arno Declair

Pour soutenir ce travail, pour lequel Romeo Castellucci s’attaque pour la première fois à l’intégralité d’un texte théâtral, sans le transformer, mais en l’éclairant d’une vision surprenante et profondément juste, des acteurs d’une très grande tension et d’une grande tenue : on a parlé de Bernardo Arias Porras, Tirésias mâle, c’est à dire l’autre, celui qui est d’ailleurs, d’un extérieur mystérieux, porteur d’une parole prophétique (et de fait, il est figuré en Saint Jean-Baptiste, le prophète) j’ai beaucoup aimé le Créon très juste de Jule Böwe, et surtout l’extraordinaire mère supérieure d’Angela Winkler, grande prêtresse de la scène germanique, à la voix douce, rassurante mais ferme, la seule humaine, dans ce monde de tableaux vivants, de cette cérémonie tragique à la fois lointaine et proche, dont on sort violemment secoué.

Romeo Castellucci est à l’honneur, cet automne à Paris, puisque, hors sa mise en scène de Moses und Aron de Schönberg (à partir du 20 octobre) à l’Opéra-Bastille, le Festival d’automne dresse son portrait, avec L’Orestie (une comédie organique), assez proche par son ambiance du Giulio Cesare que j’avais vu à Milan en décembre à l’Odéon, le premier spectacle qui attira l’attention alors qu’il était encore à Prato, Le Metope del Partenone à la Grande Halle de la Villette du 23 au 29 novembre, une vision cruelle et contemporaine de la frise du Parthénon, et cet Ödipus der Tyrann qui sera au Théâtre de la ville du 20 au 24 novembre. Courez-y, évidemment.  [wpsr_facebook]

Angela Winkler, Ursina Lardi, Jule Böwe, Iris Becher ©Arno Declair
Angela Winkler, Ursina Lardi, Jule Böwe, Iris Becher
©Arno Declair