AH ! MON DIEU QU’IL EST BEAU L’OPÉRA DE PAPA ! SUR LE “MODERNISME” À L’OPÉRA …

Résurrection de l’opéra, par Cham © BnF Gallica

Ces derniers mois, pour expliquer les motifs d’une éventuelle désaffection des publics pour l’opéra, on a vu apparaître dans la presse et les réseaux sociaux plusieurs contributions mettant en cause les mises en scène « modernes » qui ruineraient le plaisir de l’opéra.
Ainsi, par leurs excès, les horribles metteurs en scène auraient contribué largement à éloigner le public des opéras, à cause tout à tour du Regietheater (encore une fois il faudrait m’expliquer ce qu’on entend par là) des « transpositions » (là encore il faudrait expliquer pourquoi, comment et depuis quand), du culte de la laideur (là encore une notion toute relative…) etc.. etc… Un chef d’orchestre indigne a même enfilé un masque de sommeil pour diriger au Festival de Torre del Lago-Puccini en guise de protestation contre la mise en scène…
Alors j’ai voulu savoir ce que ces contempteurs entendent par mises en scène « modernes » et ce qu’ils désirent en retour. J’ai d’abord pensé naïvement que ces mélomanes amers appelaient de leurs vœux des mises en scène non « modernes » et pour mieux comprendre, j’ai consulté un dictionnaire d’antonymes, et voilà ce qu’on trouve pour les antonymes de moderne (source, http://www.antonyme.org/antonyme/moderne).

anachronique ancien antique archaïque arriéré classique démodé dépassé désuet fossile inactuel obsolète périmé passé préhistorique primitif rococo suranné traditionnel vétuste vieilli vieillissant vieillot.

En appliquant tour à tour ces adjectifs à l’expression « mise en scène », le paysage ressemble à un grenier ou à une échoppe de marché aux puces. Je ne peux me résoudre à cette pensée tragique qu’une partie des mélomanes (et des journalistes, et des chanteurs et des chefs) souhaite des mises en scènes obsolètes, primitives, surannées, vieillottes, j’en passe et des meilleures…

Devant les absurdités qu’on lit çà et là, qui sont plus souvent des invectives que des analyses, et nourri par l’histoire des réceptions du public, des publics de l’époque de leur création à des mises en scènes devenues ensuite culte (pensons à Chéreau à Bayreuth), et par la question de la complexité d’un art qu’on veut réduire au simplisme, je voudrais rappeler quelques éléments face à des manifestations antihistoriques, anticulturelles et antiartistiques qui ressemblent aussi beaucoup à des réactions idéologiques (et politiques) que l’ai fétide ambiant encourage  pour certains, corporatistes pour d’autres.

 

Quelques évidences pour commencer

Il y a eu quelques attaques en règle dans le monde de l’opéra contre les tendances des mises en scène contemporaines qui ont réveillé la bête et tenté de répondre à une question qui ne se pose pas.
Si ces gens savaient un peu de quoi on parle, ils sauraient que le Regietheater est un mouvement né à la fin des années 1970, et que ses représentants ont aujourd’hui entre 70 et 80 ans, quand ils ne sont pas décédés. C’est une appellation commode pour mettre dans un même sac toutes les mises en scènes qui dérangent un certain public réactionnaire, qui a toujours existé, le même qui huait Wieland Wagner ou Patrice Chéreau ou Jorge Lavelli quand ils proposaient leurs visions nouvelles à l’opéra. Rien n’a changé.
À lire ces libelles, on affirme qu’en France par exemple la désaffection du public signifie fin de l’opéra dont on rend responsable les mises en scènes. Or, liste des théâtres en main, la plupart ont perdu du public mais l’écrasante majorité des opéras en France propose des productions traditionnelles, seules des institutions comme l’Opéra de Paris (et pas toujours), l’Opéra de Lyon, l’Opéra du Rhin, quelquefois l’Opéra de Lille proposent des mises en scènes contemporaines qui peuvent « heurter » un public traditionaliste. Les autres théâtres qui proposent de l’opéra proposent des productions plutôt « classiques ». Si l’on écoute ces libelles la désaffection devrait toucher en premier les premières, ce qui n’est pas vérifié… mais qui se vérifie aussi ailleurs, là où le « Regietheater » est encore un mot inconnu. On a observé une lente érosion des publics en Italie aussi, un pays où ce mot est encore plus inconnu qu’en France.
Donc l’argument est agité pour faire buzz, dans des médias français d’opéra ou de musique classique très largement opposés aux mises en scènes contemporaines et aux évolutions du théâtre.
L’avenir de l’opéra est une question qui se pose depuis des dizaines d’années : il suffit de relire les interviews de Gerard Mortier déjà quand il était à la Monnaie, ou de Rolf Liebermann quand il était à Paris, à une époque où le public était en extension (une extension à laquelle on a répondu par de nombreuses constructions de salles et d’auditoriums). L’avenir du genre est une question qui se pose, mais pas sous le prisme des mises en scènes, plutôt sous le prisme général des exigences du genre lyrique à tous les niveaux, et c’est une autre question.
Cette question commence d’ailleurs à se poser dans des pays de tradition plus musicale, même si ce n’est pas exactement dans les mêmes termes.
Il faut distinguer aussi les articles opportunistes, comme celui paru dans Le Temps le 12 septembre dernier, à relier évidemment au changement de direction à prévoir au Grand Théâtre de Genève, où Aviel Cahn part pour Berlin dans trois saisons. Il s’agissait de peser indirectement sur le débat de la succession, dans une Suisse où deux des trois théâtres les plus importants (Bâle et Zürich) sont plutôt ouverts, et où le choix d’Aviel Cahn à Genève avait été considéré comme une rupture après une dizaine d’années de ronronnement. Donc l’article en question ouvrait un débat qui avait de fortes implications locales.
Mais évidemment, on s’en est emparé dans les officines, c’était trop beau, d’autant que des stars du chant comme Jonas Kaufmann relayaient le même refrain.
Dernier point, on a en France récemment porté aux nues la Carmen rouennaise, comme un retour à la saine tradition (un opéra plutôt fraichement accueilli à sa création d’ailleurs) en niant tout ce que les recherches philosophiques sur l’herméneutique nous ont appris, à savoir que le retour au passé n’est jamais un vrai retour, mais un regard sur nos fantasmes du passé, sur nos représentations présentes du passé. On sait bien que l’âge d’or n’existe pas. Nous allons essayer de développer la question sans du tout d’ailleurs remettre en cause la pertinence de l’entreprise, mais simplement en essayant d’en dire le périmètre.

 

La mise en scène à l’opéra

Rappelons que l’histoire de la mise en scène, au sens moderne du mot, commence dans la dernière partie du XIXe siècle, en réaction à une pratique de l’opéra fossilisée et antithéâtrale, développée notamment dans les écrits de Richard Wagner mais aussi inspirée à la fin du XIXe par les innovations techniques qui vont définitivement changer le rapport de la salle à la scène, qui concernent d’ailleurs aussi bien l’opéra que le théâtre parlé. On évoquera pour mémoire sa réflexion : « j’ai inventé l’orchestre invisible, que n’ai-je inventé le théâtre invisible… » ce qui n’est pas spécialement sympathique pour le théâtre de son temps, à commencer par le premier Ring de Bayreuth, dont il n’aimait pas la mise en scène, c’est de notoriété publique.
La réflexion sur la mise en scène s’enrichit, moins à l’opéra qu’au théâtre, par des contributions de théoriciens comme Adolphe Appia, Edward Gordon Craig, Max Reinhardt (cofondateur du Festival de Salzbourg conçu d’abord comme Festival de Théâtre), Stanislavski, Antoine, Jacques Copeau, Vsevolod Meyerhold, Bertolt Brecht, Peter Brook etc… La liste est longue de ceux qui réfléchissent au XXe siècle sur l’art de la mise en scène, y compris au péril de leur vie (Meyerhold), ce qui nous montre aussi que la question théâtrale est idéologique et politique.
À l’opéra, avant la deuxième guerre mondiale, rien ne bouge vraiment, sinon les réflexions scéniques essentiellement théoriques menées par Adolphe Appia, et pratiques à Bayreuth, y compris sous l’impulsion d’un certain Adolf Hitler, qui impose une nouvelle mise en scène de Parsifal (au grand dam des traditionnalistes), l’ancienne étant maintenue depuis la création en 1882 comme une relique.

Après la deuxième guerre mondiale,  l’opéra connaît à Bayreuth encore, une sorte de révolution avec Wieland Wagner, sanctifié aujourd’hui, qui n’a pas manqué d’être en son temps conspué, tandis que des disciples de Brecht commencent à travailler à l’opéra comme Giorgio Strehler en Italie et ou en Allemagne de l’Est à la fin des années 1960 dans le sillage de la réflexion brechtienne (Ruth Berghaus, Götz Friedrich, Harry Kupfer, vrais fondateurs du Regietheater, et à l’ouest Hans Neuenfels),  en Pologne, autour de Tadeusz Kantor puis de Jerzy Grotowski., mais aussi en URSS autour de Iouri Lioubimov et de la Taganka.
Que pour l’essentiel la réflexion théâtrale qui a abouti à notre théâtre d’aujourd’hui ait été menée dans des pays totalitaires du bloc de l’Est par des gens qui s’inscrivaient en résistance ouverte ou aux marges, ou qui jouaient avec les failles de ces régimes en dit long, y compris sur l’intolérance des contempteurs de ce théâtre aujourd’hui qui en est l’héritier. Enfin, dans les pays anglosaxons de grande tradition actoriale, la question de la mise en scène se réduit souvent à la question de l’acteur, et les metteurs en scènes novateurs (Brook, Wilson, Sellars) ont fait essentiellement carrière en Europe continentale. Un hasard ?

Tout cela pour souligner que la question de la mise en scène ne vient pas de nulle part, qu’elle n’est pas une génération spontanée d’imbéciles et de trouble-fêtes et qu’elle court toute la fin du XIXe et le XXe siècle dans un parcours où se mêlent à la fois la réflexion sur les évolutions du théâtre, notamment face au cinéma, sur les technologies, et enfin sur l’état du monde et l’histoire, et cette question évidente qui se pose depuis des décennies : que peut nous dire du monde et de nous-mêmes le théâtre d’aujourd’hui ?

De ce bouillonnement intellectuel, l’opéra n’a cure jusqu’aux années 1970. la question de la mise en scène se pose à Bayreuth depuis les années 1950, dans le reste du monde à quelques rarissimes exceptions, elle ne se pose pas : prima la musica, primi i cantanti, chant et musique ont la primeur, la mise en scène se réduisant à de « beaux » décors et de « beaux » costumes colorés, dans une tradition spectaculaire qui remonte au monde baroque des XVIIe et XVIIIe : l’opéra, un monde du tape-à-l’œil, pour public ivre de voix qui vient simplement se distraire. Temps bénis où les chanteurs étaient les rois.

Deux événements aux conséquences considérables vont bousculer ce bel ordonnancement. Tous deux à Bayreuth : en 1972, Götz Friedrich transfuge de l’Est met en scène Tannhäuser idéologique et ouvrier et Patrice Chéreau en 1976 met en scène le Ring du centenaire, sous la direction de Pierre Boulez.
Notons qu’en 1974, Luca Ronconi avait commencé un Ring à la Scala sous la direction de Wolfgang Sawallisch qui avait tellement bousculé qu’il ne sera poursuivi que plusieurs années plus tard à Florence. Ce Ring influencera évidemment Chéreau et montre qu’à l’opéra on commence à frémir : si l’on prend l’exemple de Paris, le scandale provoqué par le Faust signé par Lavelli (quarante ans de présence au répertoire ou à peu près jusqu’à son remplacement par une production minable de Martinoty…heureusement rattrapée par celle de Kratzer actuelle) date de juin 1975… Comme quoi scandale en 1975 et classique dans les années 2000, c’est pareil pour le Ring de Chéreau, porté aux nues par les enfants de ceux qui hurlaient à la trahison en 1976.
Et l’histoire se répète au théâtre où chaque génération de spectateurs affiche ses oppositions : l’histoire se répète jusqu’à devenir une farce, pour parodier Marx.

Je l’ai écrit très souvent dans ce Blog, et notamment dans mes articles sur le Regietheater : si Chéreau n’est pas un représentant du Regietheater pur et dur, il a été formé auprès de Strehler au Piccolo Teatro de Milan, qui est un grand metteur en scène de Brecht, et son travail au théâtre d’abord (La Dispute), à l’opéra ensuite (Les Contes d’Hoffmann), lui ouvrent les portes de Bayreuth, où son Ring est considéré comme une révolution, provoquant des réactions d’une rare violence, dans la salle et hors de la salle, de la part des spectateurs, de certains universitaires et associations et aussi de certains chanteurs (Karl Ridderbusch, René Kollo) qui se répandent dans la presse avec des arguments voisins de ce qu’on entendait sur Wieland Wagner en 1956 (Die Meistersinger von Nürnberg) et aujourd’hui dans la bouche des Kaufmann et autres.
En réalité quelles que soient les périodes, on entend les mêmes reproches, notamment l’absence de respect du compositeur et de ses « intentions » (qu’évidemment tout le public connaît par des séances de spiritisme ad hoc – esprit de Wagner es-tu là ?) quand ce n’est pas la trahison par des metteurs en scène qui ne connaissent pas la musique… un exemple : Christoph Marthaler dont le Falstaff a provoqué à Salzbourg de dangereuses éruptions boutonneuses et des crises d’urticaire a d’abord été musicien avant d’avoir été metteur en scène et connaît parfaitement la partition de Falstaff, qu’il aime, au contraire que ce que j’ai lu sous la plume d’un de ces libellistes.
Et l’attaque frontale de certains aujourd’hui contre les mises en scènes reprend des arguments mille fois ressassés, sans argumentaires nouveaux, comme si la mise en scène était devenue l’élément perturbateur d’un ordre des choses qui semblait aller si bien, un âge d’or, cet avant des « grandes » mises en scène (dans lesquelles on place étrangement les Wieland Wagner, les Chéreau si vilipendés à l’époque de leurs productions).

Le monde de l’opéra appartenait jadis aux chanteurs et aux chefs, et l’arrivée de la mise en scène a bousculé ce petit monde, en le surprenant dans ses habitudes : la mise en scène prenait un peu de la lumière qui leur était réservée, si bien que certains chefs, persuadés qu’ils étaient le tenant et l’aboutissant de l’opéra, se sont mis à la mise en scène, par exemple Karajan dans les années 1970, plus récemment  Riccardo Muti (avec sa fille comme prête-nom) ou Ivan Fischer avec des résultats contrastés.

Mais l’opéra n’est ni le chef, ni le chanteur, ni le metteur en scène, l’opéra est une combinatoire…

La question est donc plus profonde, elle concerne bien plus la relation du public d’opéra au théâtre, et notamment aux évolutions du théâtre parlé, elle concerne le cloisonnement des publics et la totale inculture de beaucoup d’artistes lyriques ou chefs d’orchestre en matière de théâtre parlé, pour ne pas évoquer celle de certains spectateurs hurleurs ou « souffrant » en silence. La réflexion sur le théâtre qui existe depuis des siècles ne peut que rejaillir sur l’opéra, art scénique par excellence, qui mêle théâtre et musique. Ce qui en France a été compris dans le domaine de la danse qui s’est ouverte sur des formes très diverses semble être refusé à l’opéra, qu’on veut forcément empaillé sans doute parce qu’on aime qu’il garde son caractère d’entre soi doré et champagnisé.
Or la réflexion théâtrale, celle des Brecht, des Kantor, des Grotowski, des Brook, des Wilson etc… rejaillit forcément sur la manière de jouer, sur la manière de lire un texte, un personnage, une situation, et sans qu’on ne le perçoive forcément aussi sur notre manière d’aller au théâtre, d’accepter telle ou telle forme, d’autant que la réflexion accompagne aussi les évolutions des techniques scéniques, vidéo, laser, éclairages qui changent complètement notre regard et nos visions.

Mais ici l’inculture est de mise : il est clair que l’école, pas plus qu’elle ne transmet l’opéra (on s’étonne que les jeunes n’y aillent pas, qui leur en parle à l’école ?), ne transmet le théâtre. Certes on y étudie le théâtre à travers l’évolution des formes littéraires (les genres, les écoles, les périodes), mais pratiquement jamais (sauf de la part d’enseignants sensibilisés ou formés) on ne parle de mise en scène, de jeu, de passage du texte à la scène. Je connais suffisamment le sujet de l’intérieur pour constater qu’il n’y a pas d’évolution de ce point de vue entre les années 60 où j’étais élève et les années 2000 où j’étais inspecteur (sauf évidemment dans les « options » et enseignements spécialisés), si ce n’est pendant le bref passage dans les programmes de l’objet d’étude, Théâtre : texte et représentation, aujourd’hui aux oubliettes, si bien que pour le tout-venant des élèves, rien ne se passe s’ils ne sont pas dans un contexte familial favorable ou tombés avec le prof sensibilisé. Il n’y a donc pas à s’étonner de la situation.

D’abord on confond mise en scène avec décors et costumes, et mise en scène et mise en place (« tu sors là, tu entres là ») ; très souvent quand on parle de mise en scène on vous répond décors… La mise en scène, à l’opéra, c’est pour tous ces contempteurs un simple passe-plat.
Ensuite on nie totalement une vérité qui structure l’origine de l’opéra, né pour faire revivre la tragédie grecque, c’est-à-dire le théâtre par excellence. Une intention que Wagner retrouvera avec son théâtre de Bayreuth conçu au départ comme populaire et si clairement référencé au théâtre grec, comme retour au « vrai » théâtre puisqu’il qu’il refusait l’opéra de son temps, fossilisé, mondain, qui n’avait pas de valence civique ou politique. Mais Wagner est un horrible, c’est bien connu puisqu’il a contribué à la naissance de la mise en scène…

La mise en scène offre une réponse à une question posée par des textes, livret et ses sources, et partition. Il est évident que des textes aussi denses que celui du Ring ou même celui de Lohengrin ou Parsifal posent des questions qui vont dans plusieurs directions, à commencer par celle du Sauveur… une question politiquement très actuelle, très urgente, et qui semble échapper à des yeux qui préfèrent le cygne, la colombe, ou le dragon « pour rêver », étant bien entendu que les récits d’opéra nous font rêver : Lucia qui délire après avoir sauvagement assassiné le mari qu’on lui a imposé, Traviata qui meurt de phtisie abandonnée de tous, Tosca quasi violée, meurtrière, et qui se jette du haut du château Saint Ange, sans parler d’Otello, de Bohème, de Pagliacci, histoires de meurtres, de misères et de sang, et je ne parle ni de Lulu, ni de Wozzeck ni même des opéras baroques dès les origines, parce que l’Incoronazione di Poppea n’est pas spécialement un conte de fées…
Mais tout paraît tellement plus supportable avec cette musique qui adoucit les mœurs et non avec ces horribles metteurs en scène qui nous mettent devant les yeux la vérité des livrets, des livres et donc des hommes.

La presse française en transes autour du refus des mises en scène « modernes » semble mettre en relief ce qui ne serait qu’une mille et unième resucée du conflit entre les anciens et les modernes.
C’est faux
Comme tout travail artistique, une mise en scène a du sens ou n’en a pas, qu’elle soit moderne ou classique, et l’opéra du XIXe dit des choses sur le monde qui sont aujourd’hui parfaitement dans l’actualité, et donc actualisables : prenons les opéras de Meyerbeer ou La Juive de Halévy, spectaculaires certes, mais pas seulement : La Juive et Les Huguenots sur la tolérance et les guerres civiles, Le Prophète sur les faux prophètes et le populisme des charlatans, L’Africaine sur l’acceptation de l’Autre, qui n’a pas la même couleur de peau.

Des questions évidemment aujourd’hui résolues, intransposables, inactualisables.
D’ailleurs en matière de « transposition » – ce mot honni par certains aujourd’hui, à l’ENO le Rigoletto d’un Jonathan Miller, une figure plutôt classique et sage, transposé dans le milieu de la Mafia newyorkaise a remporté un succès qui ne s’est jamais démenti à Londres, une ville où le Regietheater n’a pas droit de cité du tout, dans un pays, la Grande Bretagne où la mise en scène reste souvent dans les placards… À qui se fier alors?.

Si l’opéra est un art d’aujourd’hui, ce n’est pas seulement par des créations d’aujourd’hui, mais parce que les créations d’hier posent des questions encore aujourd’hui irrésolues, et c’est à la mise en scène d’aujourd’hui de le révéler ou de le confirmer. L’Opéra, comme tout spectacle vivant et en premier lieu le théâtre a une fonction civique, visant à éclairer le citoyen par son regard sur le monde… Ainsi au moins l’ont entendu la plupart des grands compositeurs et cela, seule la mise en scène peut le mettre en lumière, plaçant l’opéra au centre de la cité, et pas au centre des ors et des froufrous.

Mais en ces temps de fragilité idéologique, dans une société prête à accepter populismes et totalitarismes aux réponses simplistes plus que simples, on refuse d’aller au spectacle pour se poser des questions, pour voir en face ce qu’est le monde (je suis épouvanté par la bêtise de ces discours sur le laid et le trash à l’opéra, comme si le monde d’aujourd’hui était un paradis fleur bleue) : tout le monde va aller entendre West Side Story au Châtelet. Qu’est-ce que West Side Story sinon une histoire de conflits interraciaux, pas plus résolus aujourd’hui qu’hier parce que le monde est bien entendu un paradis fleur bleue. Quand Barrie Kosky met en scène Anatevka (Le violon sur le toit), une comédie musicale sur les pogroms et l’antisémitisme structurel de la Russie tsariste (et d’ailleurs), il ne montre pas non plus un paradis fleur-bleue. Il y a tant de variations dans l’offre théâtrale, tant de facettes qu’on ne peut véhiculer une pensée aussi rudimentaire et simpliste que celle que je lis dans les médias aujourd’hui qui semblent hélas, se détourner de la pensée complexe.

 

La question des chanteurs

Il est clair que dans un monde qui appartenait beaucoup aux chanteurs, un peu aux chefs, l’irruption des metteurs en scène a de quoi déranger un ordre établi, d’autant que dans les années 1970, les temps changent aussi pour les chanteurs, attachés souvent à des troupes ou à des théâtres dans les années 1950-60. Vienne, Berlin-Est, New York, Paris, la Scala avaient soit leurs troupes, soit leurs chanteurs locaux, dans un monde où les déplacements restaient encore une affaire lourde : si on allait chanter à New York ou Buenos Aires, c’était pour un séjour de plusieurs mois et plusieurs rôles et pas pour une semaine.

L’ère des jets (le Boeing 707 est mis en service au début des années 1960) change la donne et rend les voyages intercontinentaux plus faciles en divisant par deux les temps de vol, désormais aussi sans escales, et permet une mobilité qui n’existait pas précédemment.

Sans metteurs en scène empêcheurs de chanter en rond, on pouvait aisément de New York à Vienne en passant par Londres, chanter le même Mario, le même Alfredo, avec les mêmes gestes, les mêmes mouvements ressassés dans des décors plus ou moins stéréotypés : un opéra comme La Bohème dans vingt-cinq théâtres est vingt-cinq fois le même : ça facilite grandement le travail et surtout, ça évite de passer du temps à des répétitions inutiles.
Bien des stars n’aiment pas les répétitions, parce qu’elles ont des concerts à droite et à gauche et que les exigences des répétitions (trois à six semaines en général) les bloquent et les empêchent de cachetonner. Cela touche moins les chefs qui arrivent en général à la fin du processus, disons dans les deux (trois dans les meilleurs cas) dernières semaines et que les chefs qui participent aux répétitions scéniques ou qui font travailler les chanteurs au piano se comptent sur les doigts d’une main.
Mais la question des répétitions est dolente, et bien souvent on répète avec la doublure avant l’arrivée de la star, voilà par exemple une raison très pragmatique de la réserve de certaines stars (et pas seulement) envers les mises en scène : le fric qu’on perd…
Malheureusement les chanteurs croient souvent que seul le gosier compte : il y a des exemples historiques de carrières qui sont devenues mythiques grâce aux mises en scène : hier Gwyneth Jones sans Chéreau aurait-elle accédé au statut qu’elle a dans les mémoires collectives des mélomanes, et aujourd’hui Asmik Grigorian sans la Salomé de Castellucci à Salzbourg ou Ausrine Stundyté sans Calixto Bieito feraient-elles les carrières qu’on connaît ?

Le travail scénique (quand il est bon) en réalité donne au travail musical une valence supplémentaire, une autre dimension, qui en renforce la puissance.
J’adore entendre les wagnériens trahir allégrement leur Dieu lorsqu’ils se présentent à Bayreuth avec des masques de sommeil ou proclament qu’une version concertante vaut mieux qu’une version scénique. C’est l’inverse de ce que Wagner a proclamé toute sa vie, mais on n’est pas à une contradiction près. Il est vrai que les fous de Dieu sont souvent aussi des hérétiques…

Ce que font les metteurs en scène avec les chanteurs, c’est qu’ils travaillent d’abord sur le texte, pour en faire percevoir les possibles, les sens multiples, la profondeur, il y en a qui acceptent, et d’autres pour qui c’est une perte de temps. Le chant ce n’est pas des notes, c’est un texte, et les plus grands artistes le savent bien. L’urgence des chanteurs, et c’est naturel, c’est d’abord leur voix, mais certains savent que la voix ne saurait être tout, et d’autres non (voir Jonathan Tetelman à Salzbourg dans le rôle de Macduff, complètement à côté de la plaque avec sa belle voix et qui risque de finir en bête de foire).

 

La Carmen rouennaise et les dangers d’une méprise…

Aujourd’hui, tout le monde ne bruisse que de la Carmen rouennaise, qui aurait une puissance scénique inédite sur le public et notamment sur les jeunes, et qui comme écrit Le Figaro serait l’indice de « La fin du modernisme ».
Mais quand finira-t-on de prendre les lecteurs auditeurs spectateurs pour des imbéciles ?

D’abord, je peux dire, je l’ai vu et vécu, que Jeanne au Bûcher signée Castellucci à Lyon, avait eu sur les jeunes élèves de lycée professionnel que j’avais accompagnés un impact si fort qu’ils sont intervenus en défense du spectacle face à des spectateurs qui le huaient. On est loin de Carmen de 1875, mais c’est une simple constatation : préparés, les jeunes qu’on amène à l’opéra sont sensibles à l’impact et à la nature du spectacle, quel qu’il soit, parce qu’ils n’ont ni horizon d’attente, ni idées préconçues sur la mise en scène et c’est tant mieux, ils sont disponibles, face à d’autres quelquefois bouffis de certitudes.

Une reconstitution archéologique d’un spectacle a toujours un intérêt, et c’est pratiqué assez souvent par ailleurs. En ce moment au Japon, l’Opéra de Rome vient de triompher avec une production de Tosca dans les décors de la création qui est l’un de ses étendards depuis des années. En 2017, le festival de Pâques de Salzbourg a proposé une Walkyrie dans la production et les décors de Herbert von Karajan de 1967, opération « nostalgie » qui n’était pas tout à fait réussie d’ailleurs. Et il y a de nombreux autres exemples.

L’enjeu pour Rouen est ailleurs : d’abord, c’est un théâtre qui a souffert plus qu’un autre de la crise issue du Covid et des augmentations des coûts, il a dû demander de l’aide et revoir sa production lyrique drastiquement à la baisse, l’opération est une opération légitime de communication pour montrer que ce théâtre existe et qu’il propose une opération forte qui attire les foules, qui remue nationalement (pas toujours pour de bonnes raisons, mais ça n’est pas là pour Rouen le sujet) : c’est une manière de mettre aussi les tutelles devant des responsabilités que souvent elles fuient.

L’opération Carmen est toutefois une reconstitution moderne, avec un metteur en scène d’aujourd’hui, Romain Gilbert, sensible, intelligent, qui sait ce que mise en scène veut dire, une chorégraphie d’aujourd’hui (Vincent Chaillet) et des décors de toiles peintes d’après les documents d’époque d’Antoine Fontaine, des costumes que Christian Lacroix a reconstitués sur un travail de recherche du Palazzetto Bru Zane.
Ceux qui disent « Carmen comme à la création » confondent donc une fois de plus décors et costumes et mise en scène, sachant que la notion de mise en scène telle que nous l’entendons n’était pas en 1875 à Paris vraiment d’actualité.

Comme à la création ? Évidemment non, puisque d’une part les éclairages n’avaient rien à voir, que d’autre part à la création l’œuvre a été très fraichement accueillie et donc le public n’a pas vraiment réagi comme il le fera aujourd’hui où Carmen est l’opéra le plus joué au monde, et qu’enfin et étonnamment, la salle de la création, l’Opéra-Comique n’est même pas coproducteur, au contraire de l’Opéra Royal de Versailles, dont la relation à Carmen reste à prouver au contraire de sa relation à la nostalgie de l’art de cour…

Il s’agit d’une reconstitution scrupuleuse, sans doute, on peut faire confiance au Palazzetto Bru Zane, mais qui ne peut que jouer sur les fantasmes du public qui ira voir une pièce qui n’est même pas muséale, parce que ce n’est pas une représentation dans les conditions de la création (on n’a même pas l’hologramme de Madame Galli-Marié…) et donc qu’il y a autant d’exactitude archéologique que de fantasme et d’horizon d’attente, comme dans tout spectacle de ce type d’ailleurs.

La reconstitution archéologique ne peut-être qu’une curiosité esthétique : je serais curieux de voir quelle réaction aurait le public devant la mise en scène reconstituée de la création du Ring (1876, un an après Carmen) alors que l’image la plus fantasmée d’un Wagner « traditionnel » aujourd’hui est celle véhiculée par les productions de Wieland et Wolfgang Wagner, qui faisaient hurler dans les années 1950

En matière de reconstitution archéologique, de « vraie » reconstitution archéologique on a l’exemple de celle effectuée au Palais de Cnossos en Crète, près d’Heraklion, faite par Arthur Evans au début du XXe siècle, qui est une catastrophe, puisque les livres d’images nous transmettent ses fantasmes, ses propres projections personnelles qu’il a construites en béton sur les fondations même du palais, qu’on ne peut plus détruire aujourd’hui sous peine de détruire les ruines authentiques. On vient donc voir non le palais de Cnossos, mais un fantasme de palais… comme on va à Rouen voir un fantasme de Carmen.

Toute reconstitution est expérience, elle ne saurait tenir pour vérité révélée, par une loi d’airain, qui est qu’eux (ceux de l’époque de la création), c’est eux, avec leur vision du monde d’alors, leur morale d’alors, leurs valeurs d’alors, et que nous, c’est nous. Carmen a fait scandale en 1875, aujourd’hui, c’est une histoire plus courante et banale (même si fabriquer des cigarettes, n’est plus très politiquement correct…). Il n’y a plus de scandale : nous ne pensons donc plus Carmen comme il y a 148 ans. La Carmen de Rouen ne peut-être que pittoresque, au-delà de la réussite du spectacle, comme la visite d’un village du Moyen âge reconstitué, une sorte de Puy du Fou à l’opéra. Je n’en nie pas l’intérêt, mais qu’on n’en fasse pas une vérité révélée de l’opéra éternel.

Enfin, dans la série l’arbre qui cache la forêt, si je considère la programmation d’opéra (en version scénique) à Rouen, je compte
Carmen (Bizet): 6 représentations
Ô mon bel inconnu (R.Hahn) : 2 représentations
Tancredi (Rossini): 3 représentations
Tristan und Isolde (Wagner): 3 représentations

Soit 13 représentations dans la saison dont 6 sont prises par Carmen, c’est à dire 46% de l’ensemble, presque la moitié…
Rajoutons trois représentations de Don Giovanni de Mozart en version concertante, Carmen  prend quand même 37% du total…
Je sais bien que le directeur de l’opéra de Rouen préfèrerait afficher une saison à 30, 40 ou 50 représentations d’opéra, mais le système en cours dans notre beau pays de la culture ne lui en offre pas la possibilité…

Alors, si cette Carmen qui prend tant d’espace médiatique, national et financier permet par son succès de proposer l’an prochain une saison d’opéra un peu plus digne que 14 (ou 17) représentations annuelles d’une salle qui s’appelle « Opéra », alors tant mieux. Si c’est un cache-misère, alors l’hypocrisie continue.

 

Conclusion

J’ai voulu essayer de rappeler que la question du « modernisme » à l’opéra est plus complexe que ce que les médias présentent, qui accentuent les contrastes pour faire du story-telling, qui fait vendre et contribue largement à l’abêtissement général.
La question du spectacle vivant est complexe comme toutes les grandes questions culturelles et oserais-je dire politiques. Le spectacle vivant a perdu des spectateurs depuis quelques années, l’opéra en perd depuis bien plus, et ce n’est pas forcément dû aux mises en scènes modernes parce qu’il en perd aussi où la mise en scène d’aujourd’hui n’a pas encore pénétré.
L’argument du modernisme cache en réalité des positions idéologiques, politiques, plus que culturelles.
Les pays où l’opéra est muséal (ou patrimonial) aujourd’hui en Europe se situent plutôt du côté des totalitarismes et populismes (comme sous Staline d’ailleurs et ses immédiats successeurs), et en ce moment agite (un peu) l’Italie qui pourtant n’est pas de tradition Regietheater, loin de là, mais elle affiche un gouvernement culturellement plutôt destroïde. Il est clair que dans certains pays, (y compris les États-Unis qui en matière idéologique se posent là également) le spectacle ne doit pas soulever de questions perturbantes et qu’on y préfère un public endormi par un opéra entertainement, qui laisse défiler les spectacles faits pour « s’évader » .
Je préfère pour ma part la complexité au simplisme, la réflexion à la sédation par les Carmen de 1875, le débat à la passivité du public. Que les mises en scène soient huées ne me dérange pas si cela montre que le théâtre est un art vivant, et pas un Musée de la nostalgie et de la poussière. L’opéra a droit au débat, comme tout spectacle d’aujourd’hui, et pas d’hier, mais que ce soit un vrai débat, et pas une série d’assertions non démontrées.et d’invectives.
Dernière remarque en forme de pirouette : si on suivait nos contempteurs de l’opéra « moderne », la danse académique devrait s’imposer partout, puisqu’elle est à la chorégraphie ce que la « mise en scène traditionnelle » est à l’opéra, et pourtant partout s’impose la danse contemporaine avec une ouverture que personne ne remet en cause dans ce domaine, aux dépens de la « danse académique ». On devrait entendre hurler… mais non, sans doute que ces mêmes contempteurs voient d’un bon œil que les salles d’opéras soient les derniers foyers de la danse académique, et parce que l’académisme sied à l’opéra comme le deuil à Electre…

Et pour information: dernière critiques d’opéra sur Wanderersite.com dans des mises en scènes  d’inspirations très diverses.

Idomeneo, Nancy, Mise en scène Lorenzo Ponte (David Verdier)
Norma, Messine, Mise en scène Francesco Torrigiani (Sara Zurletti)
Boris Godounov, Hambourg, Mise en scène Frank Castorf (Guy Cherqui)
Lohengrin, Paris, Mise en scène Kiril Serebrennikov (David Verdier)

 

 

 

 

 

“LE BAYREUTH DE L’AVENIR” : AGITATIONS AUTOUR DE LA COLLINE VERTE

L’été d’un nouveau Ring est toujours un moment où le Landerneau des wagnériens s’agite un peu autour de son Festival chéri, et les crises et les déclarations tonitruantes sinon définitives sur la chute du niveau de Bayreuth ne sont pas nouvelles : dès la fin du XIXe, on note une dangereuse baisse du niveau du Festival. De baisse en baisse, je n’ose m’interroger sur le niveau actuel, de peur de la crise cardiaque.
Observateur de la vie et de la production du Festival depuis plusieurs décennies, je voudrais revenir un peu sur les bruits qui courent, sur les vraies difficultés et les rumeurs, en commençant par l’étrange déclaration de Madame Claudia Roth, ministre de la Culture de la République Fédérale allemande.
Au vu de l’argent accumulé que j’ai laissé dans les caisses du Festival depuis 1977 et dans celle de la Société des amis de Bayreuth, il me semble que j’ai le droit de m’interroger sur la pertinence de cette déclaration.
Angela Merkel elle-même, qui fréquente le Festival très régulièrement et depuis longtemps, avait émis des remarques sur son manque d’ouverture vers l’extérieur et sur une billetterie qui privilégiait les associations Wagner et la Société des amis de Bayreuth plutôt que le grand public. Elle avait donc demandé à faire revoir les quotas pour ouvrir le Festival à un public plus large, ce qui avait été fait il y a une dizaine d’années. Elle n’avait pas tout à fait tort, du reste. Pendant longtemps, le système de traitement de la billetterie était suffisamment brumeux pour s’interroger sur ces queues supposées : après la première demande de billet, il fallait paraît-il attendre 7, 8, 9, 10 ans avant qu’une réponse positive n’arrive…
Celui qui écrit a eu une chance incroyable : première demande 1976, premiers billets 1977, peut-être grâce à la fuite des « cerveaux » consécutive au Ring de Chéreau, plus sûrement parce que Dieu-Richard savait reconnaître les siens.
Mais tout cela est un mauvais souvenir, puisqu’internet a permis de résoudre à peu près la question des billets, non sans humour d’ailleurs : le logiciel de vente illustre le temps d’attente par une queue virtuelle qui vous conduit jusqu’au palais des festivals, Graal mystérieux où le quidam découvre les places encore disponibles ; toute virtuelle qu’elle soit, la queue n’en dure pas moins plusieurs heures… Et les oiseaux de mauvais augure, qui ne sont jamais contents, observent désormais qu’il reste des places, avec la même inquiétude qu’ils observaient jadis le pont-levis de la forteresse désespérément levé.
Ceux qui ont fréquenté le Festival 2022, le premier d’après Covid, ont pu remarquer que la délicieuse chaleur des corps serrés les uns aux autres dans le Festspielhaus était revenue… avec bien peu de trous.

Avant d’émettre une série d’observations sur le Festival aujourd’hui, considérons d’abord la déclaration de Madame Roth en rappelant avant tout que le Festival est essentiellement co-financé par l’État Fédéral, l’État Libre de Bavière, la ville de Bayreuth et la Société des Amis de Bayreuth depuis la réforme de ses statuts au début des années 1970. Jusqu’alors, Bayreuth était une entreprise privée familiale. Il devenait clair que ce fonctionnement ne correspondait plus ni à l’époque, ni aux moyens de la famille.
Le nouveau statut qui fait du Festival de Bayreuth un établissement public précise grosso modo que la direction de celui-ci sera assurée par un membre de la famille Wagner aussi longtemps qu’il y en aura un capable de l’assumer. Tant que Wolfgang Wagner a été aux commandes, le silence a prévalu dans les rangs : le prestige de l’homme, son histoire, son parcours interdisaient évidemment toute remarque ou protestation. Par ailleurs, Wolfgang Wagner qui a introduit à Bayreuth Patrice Chéreau, Harry Kupfer, Heiner Müller, Christoph Schlingensief, Christoph Marthaler, Stefan Herheim, Claus Guth, avec des réactions quelquefois violentes, a su aussi équilibrer ses choix par d’autres personnalités, gages de tradition, lui y compris, telles que Jean-Pierre Ponnelle, Peter Hall, Werner Herzog, August Everding, Alfred Kirchner, Deborah Warner et d’autres…

Sous sa direction, on a pu entendre notamment dans la fosse de Bayreuth Pierre Boulez, Sir Georg Solti, Daniel Barenboim, James Levine, Christian Thielemann, Giuseppe Sinopoli, Daniele Gatti.
Il y a eu des remplacements, des accidents (mort de Sinopoli), des choix quelquefois erronés, mais dans l’ensemble, le bilan de Wolfgang Wagner est plutôt flatteur.

Sa succession en revanche a été chaotique : le conseil de surveillance du Festival avait désigné sa fille aînée Eva Wagner-Pasquier comme directrice au début des années 2000, tandis que Wolfgang Wagner désirait y voir son autre fille Katharina, bien plus jeune, qui lui servait alors de conseillère. En tant que « Directeur à vie », il a bloqué le processus, restant en place jusqu’à ce qu’une solution qui lui convienne soit trouvée.
La solution justement, on le sait, a été un Festival à deux têtes : les deux demi-sœurs, Eva et Katharina, ont pris le Festival en main après le dernier été (2008) de Wolfgang Wagner, en se répartissant grosso modo les tâches, Eva sur la musique et Katharina sur les aspects scéniques jusqu’en 2015. Le symbole de cette double direction a été le Ring 2013, où Kirill Petrenko procédait du choix de Eva Wagner-Pasquier, et Frank Castorf de Katharina Wagner.

Depuis le départ d’Eva Wagner-Pasquier en 2015, Katharina Wagner est désormais seule à la barre.
Nous n’avons pas à entrer dans les considérations qui ont présidé au départ d’Eva Wagner-Pasquier, car bien des bruits ont circulé et il est inutile d’y revenir.
Il est clair cependant que Katharina Wagner a dû se faire épauler par des conseillers musicaux et vocaux, ne pouvant assumer seule l’ensemble des tâches et c’est entre autres le sens de la présence à ses côtés comme « directeur musical » de Christian Thielemann, une charge dont il a été relevé discrètement au moment de la période Covid.

Or, Katharina Wagner cristallise des oppositions, pas toutes désintéressées, à la faveur du renouvellement (ou non) de son contrat en 2025 : des voix s’élèvent pour dire qu’il est désormais temps de confier les rênes du Festival à un non-Wagner. Une série de personnages sont sur les starting-blocks qui sont persuadés évidemment qu’ils feraient mieux. Être premier directeur/trice non-Wagner du Festival de Bayreuth devrait être sans doute un titre de gloire à accrocher sur une carrière.
Par ailleurs, Katharina Wagner n’a jamais eu une relation apaisée avec la puissante Société des amis de Bayreuth, notamment depuis que, dès son arrivée à la direction, elle a laissé naître (ou suscité ?) une société concurrente, la TAFF (Team Aktiver Festspielörderer).

Et puis il y a aussi ceux qui sont exaspérés de la politique artistique menée par Katharina Wagner notamment en matière de mise en scène. Comme je l’ai entendu par un éminent confrère cet été : « quand verra-t-on à Bayreuth une vraie mise en scène ? ».
Qu’est-ce qu’une vraie mise en scène ? Mystère, mais on subodore qu’il s’agit d’une mise en scène plus classique, plus plan-plan que ce à quoi Bayreuth nous a habitués ces dernières années, pour pouvoir « écouter la musique » tranquillement et n’être pas obligé comme ces américains ridicules au moment de Castorf de poser sur leurs yeux un pudique masque de sommeil pour ne pas voir et ne faire qu’écouter… Que ce soit au mépris de tout ce que Wagner a déclaré, et au mépris même du sens de la salle de Bayreuth, importe peu… On n’en est pas à une contradiction près.

J’avoue être las de ces cris d’orfraie sur les mises en scène, et de ces combats ridicules contre les « mises-en-scène-modernes-qui-cultivent-la-laideur »… Mais qu’est-ce que la beauté ? Qu’est-ce que la laideur ? on sait depuis longtemps que ce sont des notions, au théâtre surtout, qui n’ont strictement aucun sens et qui sont relatives. Combattre le laid pour imposer le beau c’est grand, c’est noble, c’est surtout désespérément simpliste.

Évidemment les attaques se sont réveillées en ce Festival 2022 qui présentait un nouveau Ring, pas vraiment bien accueilli.

Enfin, d’autres ennemis doivent aussi en vouloir à Katharina Wagner d’avoir écarté de Bayreuth Christian Thielemann. Mais il n’est pas illégitime de relativiser le départ de ce dernier, après une vingtaine d’années de présence régulière à Bayreuth, comme ce fut le cas en son temps de Daniel Barenboim (à peu près vingt ans de présence régulière pour lui aussi).

La politique artistique de Katharina Wagner est claire, dans la droite ligne du concept de Werkstatt Bayreuth, ce laboratoire cher à son père : il s’agit d’explorer tous les possibles de mise en scène aujourd’hui dans différentes directions et sans exclusive. On parle pour le prochain Parsifal d’effets tridimensionnels par exemple, mais c’est encore un objet de conflits puisque le Président de la Société des amis de Bayreuth refuse le financement des lunettes 3D nécessaires au dispositif.

Dans tous ces débats, évidemment pilotés et visant à déstabiliser la direction actuelle, personne n’a évoqué l’éclatante réussite des opéras pour enfants, qui depuis une dizaine d’années propose l’ensemble des opéras de Wagner (ceux présentés au Festival) en version réécrite et adaptée pour les plus jeunes, une entreprise où Katharina Wagner s’est fortement engagée avec des moyens qui ne sont pas indifférents (véritables équipes de mise en scène, orchestre d’une trentaine de musiciens, chanteurs engagés au festival). Comme c’est une réussite, on n’en parle évidemment pas…
A tout cela, il faut ajouter que Katharina Wagner a été assez gravement malade pendant la période Covid, ce qui a évidemment relancé les plans sur la comète et remis en selle les espoirs et les paris sur un départ anticipé.
Tout cela est simplement délétère.

Là-dessus, en dépit d’un Festival qui a renoué avec des conditions normales et a affiché exceptionnellement huit productions, avec un Tristan conçu comme « secours » en cas de défections en masse dues au Covid – ce qui n’était pas si absurde quand on considère les problèmes de remplacement qu’ont eus certains théâtres européens –, la ministre allemande de la Culture Claudia Roth, intervient dans le marigot, appelant à un nécessaire redressement du Festival. Que le Ring ait fait discuter, rien d’étonnant : les hyènes font toujours comme si c’était la première fois. Une nouvelle production est toujours un risque. Moi qui pourtant n’ai pas aimé ce Ring, je ne réclame aucune tête…
Que la ministre qui finance (partiellement) le Festival fasse part de ces remarques, c’est légitime. Qu’elle le fasse brutalement en couronnant les polémiques qui ont couvé tout l’été, c’est déjà moins sympathique. Et qu’elle se propose d’intervenir dans la ligne artistique, c’est franchement insupportable.
J’espère seulement que les Verts allemands (le parti de Madame Roth) ont une vision culturelle moins désolante ou inexistante que leurs cousins français.

Que dit Madame Roth ?

Comme représentante de l’État fédéral, l’un des financeurs du Festival de Bayreuth, la ministre est évidemment légitime pour demander que soit revue l’organisation du Festival. Elle affirme en effet qu’il y a une nécessité de beaucoup réformer le Festival de Bayreuth (« Es gibt auf dem Grünen Hügel wirklich sehr viel Reformbedarf ») .
Elle a ensuite affirmé que le public du Festival ne reflète pas notre société « diverse et colorée » et qu’il faut donc attirer un public plus jeune et plus large.
Enfin, tout en déclarant que confier la direction à un Wagner n’était pas une « obligation rituelle », elle a demandé de faire en sorte que « l’excellence artistique soit atteinte », ce qui à la fin d’une saison où le Ring a été fortement critiqué ne manque pas d’interpeller.

La question de l’excellence artistique ne devrait pas se poser pour un festival aussi fameux que le Festival de Bayreuth et le rappeler a quelque chose d’un peu insultant.
Par ailleurs, l’élargissement du public, tout le monde le sait, ne se commande pas et les vœux d’un public plus diversifié, plus coloré et plus jeune ressemble à de la pure démagogie, de celle qui inonde la société d’aujourd’hui. En ce qui concerne le public jeune, nous avons rappelé les efforts du Festival pour le jeune public qui, une fois de plus, ne semblent pas pris en compte.
Enfin au-delà des goûts du public pour l’opéra en général et pour Wagner en particulier, ouvrir le Festival « aux jeunes » suppose aussi des investissements que l’État et les autres associés sont, en cette période faste pour les budgets, sans nul doute prêts à consentir…

Il faut tout de même rappeler que le Festival de Bayreuth a longtemps été l’un des moins chers des Festivals internationaux et que la révision de la politique tarifaire est intervenue à la fin des années Wolfgang Wagner, puisque dès l’arrivée des sœurs Wagner aux commandes, un mouvement des personnels du Festival a exigé une révision des politiques salariales. Visiblement, c’était le cadeau de début de mandat.
Par ailleurs, les prix des billets ont subi une forte augmentation, de l’ordre de 30% a minima, avec une différentiation entre les Premières, les nouvelles productions et les reprises. Il n’en demeure pas moins que les finances du Festival restent assez justes, même si l’on considère que Bayreuth paie moins bien ses forces artistiques que d’autres institutions, avec des exigences néanmoins en terme d’exclusivité et de présence, qui se sont cependant beaucoup assouplies ces dernières années. Les très grands noms passés par Bayreuth le font pour le CV, mais n’y restent pas, et ceux ou celles qui ont été lancés par le Festival restent quelques années et puis succombent à d’autres sirènes plus rémunératrices.

Cette ouverture à d’autres publics, qui signifie pour le Festival d’autres investissements dans un contexte économique mondial peu favorable, plaide donc aussi pour un financement consolidé de la part des associés… On voit bien que les demandes de Madame Roth, pieuses et généreuses, sont lancées comme un pavé dans la mare, pour éclabousser plus que pour construire.

Car enfin, faisons un rapide bilan artistique des années 2009-2022.
Il y a d’abord de très grandes réussites, musicales et scéniques :

  • Le Ring de Frank Castorf et Kirill Petrenko (n’en déplaise aux traditionalistes) sans oublier les deux années Marek Janowski, qui n’ont pas été musicalement médiocres – même si sa direction ne m’a pas personnellement enthousiasmé ;
  • Le Tannhäuser de Tobias Kratzer, éclatante réussite scénique et vocale, stabilisé dans la fosse par Axel Kober après le passage très discuté de Valery Gergiev ;
  • Le triomphe répété des Meistersinger von Nürnberg, signée Barrie Kosky et Philippe Jordan ;
  • Der fliegende Holländer, dans la production 2021 de Dmitry Tcherniakov avec Oksana Lyniv, première femme dans la fosse de Bayreuth, qui a été ces deux dernières années un très gros succès ;
  • Lohengrin dans la mise en scène de Hans Neuenfels et direction musicale de Andris Nelsons, connu comme le « Lohengrin des rats », qui a finalement laissé un bon souvenir, tout simplement parce que la mise en scène de Neuenfels était l’une des plus intelligentes de l’œuvre de Wagner et que musicalement et vocalement il tenait largement la route (y compris lorsqu’il a été dirigé par Alain Altinoglu).

Il y a bien entendu des demi-succès ou demi-échecs (selon l’adage du verre à moitié vide ou à moitié plein) :

  • Der fliegende Holländer, dans la production de Jan Philipp Gloger, qui sans être une production médiocre, reste discutable et vocalement de facture moyenne, mais musicalement brillante (Thielemann) ;
  • Le Tristan und Isolde de Katharina Wagner qui n’a pas réussi à convaincre à la hauteur de ses Meistersinger, sa production précédente à Bayreuth, mais qui n’était pas une production médiocre non plus, aux distributions irrégulières mais à la direction musicale incontestable de Christian Thielemann ;
  • Parsifal, mise en scène discutable de Uwe Eric Laufenberg, musicalement solide que ce soit avec Hartmut Haenchen ou Semyon Bychkov et vocalement incontestable. Il faut se souvenir que la mise en scène avait été confiée initialement au plasticien Jonathan Meese et que le projet avait été abandonné pour des raisons financières (ou peut-être idéologiques). A cela s’ajoute le départ du chef Andris Nelsons à la suite d’un conflit avec Christian Thielemann. Malgré tous ces avatars, la production a quand même tenu ;
  • Lohengrin dans la production de Yuval Sharon et les décors du célèbre plasticien Neo Rauch, n’a pas convaincu totalement du point de vue scénique, ni du point de vue vocal la première année mais a toujours été un fantastique succès de Christian Thielemann en fosse.

Reste un échec cuisant : le Tannhäuser de Sebastian Baumgarten, avec une distribution très discutable, une valse des chefs selon les années. Un des pires souvenirs de Bayreuth : l’enfer pavé de bonnes intentions.

Enfin, en 2022, la production du Tristan « de secours », signé Andreas Schwab et dont nous avons parlé, n’a pas soulevé l’enthousiasme mais laissé le public indifférent. Une production passable et très digne en fosse (Markus Poschner, arrivé au dernier moment).

Quant au nouveau Ring, signé Valentin Schwarz, particulièrement problématique au niveau scénique, il mérite sans nul doute d’être revu dans le cadre du Werkstatt Bayreuth, mais reste très défendable vocalement, avec un résultat contrasté en fosse. Le chef Cornelius Meister, arrivé deux semaines avant la première (à cause du Covid qui a frappé le chef Pietari Inkinen), n’ayant pas réussi à homogénéiser l’ensemble. Mais l’an prochain, Pietari Inkinen reprendra la direction et donc avis suspendu.

Au total, le bilan n’est pas si noir que les hyènes ne le prétendent. Certes Katharina Wagner au niveau des productions a eu à cœur d’appeler des metteurs en scène très célèbres en Allemagne, qui n’y avait jamais travaillé (Castorf ; Neuenfels) et s’est ouverte à la génération des metteurs en scène les plus en vue dans l’aire germanophone aujourd’hui.

Il y a eu aussi des accidents et des remplacements de dernière minute qui ne sont pas toujours de son fait, mais dans l’ensemble, en ce qui concerne les choix scéniques et musicaux, le bilan 2009-2022 n’est ni moins ni plus honorable que certains festivals comme Salzbourg ou Aix-en-Provence. On tire à vue sur les choix scéniques de Katharina Wagner, plus au nom de l’idéologie que des véritables résultats artistiques. La liste que nous avons rappelée nous montre qu’à part un seul véritable échec, il n’y a aucun scandale.

Est-ce à dire que tout soit parfait dans le meilleur des mondes wagnériens possibles ? Évidemment pas.
On a notamment remarqué des évolutions dans les organisations qui ne sont pas toutes des réussites.

D’abord le public du Festival a pu constater qu’en une dizaine d’années, une séparation plus nette s’est faite entre les espaces publics et les espaces professionnels :  c’est peut-être un détail aux yeux de certains, mais dans l’histoire de ce lieu il a son importance. On pouvait faire le tour du théâtre, traverser le passage de l’arrière scène vers les dépôts de décors, jeter un œil par ci par là. Ce n’est plus possible, de hideuses cloisons provisoires bloquent tous les accès arrière. Cette fermeture a sans doute été décidée pour des raisons de sécurité et pour que les professionnels puissent travailler sans que le public ne gêne. Quand on pense que jusqu’au seuil des années 1970 la cantine était commune au public et aux artistes, on ne peut que constater que le sens de l’histoire va vers la clôture.

Précisons également que si les espaces professionnels ont été protégés, le public ne l’est toujours pas les jours de pluie, qui peuvent être fréquents à Bayreuth. C’est un problème lancinant depuis qu’ont été supprimés les galeries couvertes qui protégeaient l’arrivée des spectateurs.

Si l’on n’a pas veillé à la pluie, on a en revanche veillé à la nourriture… Toute la politique de catering, importante à Bayreuth dans la mesure où les spectacles durent jusqu’à six heures avec des entractes d’une heure, a été réorganisée. Jusqu’au seuil des années 2020, il y avait essentiellement un self, le fameux stand des saucisses, un bar-self et un restaurant un peu plus chic : le public pouvait circuler dans les différents espaces. Aujourd’hui, les comptoirs qui vendent glaces, bières, eaux minérales et autres délices se sont multipliés tout autour du théâtre, ridiculement baptisé « Walk of fame » et prenant la forme de « barnums » (ceux-là même qui auraient pu être utilisés il y a encore peu de temps pour tester le Covid renforçant le côté un peu piteux de la chose). D’autres accès se sont fermés, comme le bâtiment du restaurant, réservé aux VIP et autres privilégiés. La salle du self a été réaménagée dans le genre faux chic, les prix également. Et les espaces publics (rappelons qu’à Bayreuth il n’y a pas de foyer) se sont remplis de kiosques à catering (appelés « Wahnfood ») qui ont troqué la simplicité d’antan contre un style chic et choc plus douteux. A l’évidence, le Festival en tire aussi quelques rentrées, mais Bayreuth a perdu en naturel et en simplicité ce qu’il n’a pas gagné en efficacité : la queue est toujours aussi longue devant le kiosque à saucisses !
Par delà l’anecdote, rappelons qu’un festival, c’est un caractère, une ambiance, des rituels et de ce point de vue les évolutions ne vont pas forcément dans une direction sympathique.

Les autres changements ont affecté les agendas. Et l’organisation des représentations, essentiellement pour des questions dues au Covid. L’ajout de la production de Tristan a contraint à trouver des espaces pour les répétitions et laissé le théâtre fermé une semaine après l’ouverture officielle du 25 juillet. Deuxième conséquence : la concentration des représentations (normalement, le Ring est étalé sur six jours avec deux journées de repos, mais cette année les journées de repos étaient occupées par d’autres représentations singulières). La communication du Festival n’a pas été claire à ce propos, mais dès 2023, les choses reviendront à la norme.

En revanche, la communication sur les prochaines productions, les chefs invités et le calendrier du Festival 2023 est très claire, ce qui n’a pas toujours été le cas sur la colline verte.
Autre évolution, la diffusion TV des productions est devenue plus ouverte. On a pu voir dès cette année le Götterdämmerung du nouveau Ring par exemple. Il y a encore quelques années, seuls les spectacles éprouvés étaient enregistrés pour la télévision ou la production de DVD.

Du point de vue des distributions, il est clair que tout mélomane est un membre actif du café du commerce. Chaque période a eu ses habitués, ses fidèles, chaque période a également eu ses conflits et ses exclusions. Vogt, Zeppenfeld sont des habitués de Bayreuth. Groissböck l’était mais ne l’est plus. Lise Davidsen quitte le Festival l’an prochain, mais Catherine Foster y revient et si certains choix peuvent étonner, Bayreuth nous a toujours habitués à des surprises ou à des choix bizarres. Disons que globalement, les distributions de Bayreuth ne sont jamais scandaleuses. Du point de vue des chefs, à côté de noms bien connus et expérimentés, la politique semble être d’inviter également ceux ou celles de la génération montante, charge à ces derniers ou dernières de conquérir leur place. Katharina Wagner désormais veille à équilibrer les invitations entre chefs et cheffes. Mais l’histoire nous montre qu’il y a eu des chefs régulièrement attachés à Bayreuth et d’autres – et pas des moindres – qui n’y ont jamais dirigé, pas forcément parce qu’ils n’étaient pas invités d’ailleurs. Les choix de chefs actuels, entre jeune génération et chefs d’expérience, sont globalement équilibrés.

Alors quelles réformes ?

Il y a d’abord ceux qui déclarent que la famille Wagner ça suffit ou encore que « Richard Wagner exclusif à Bayreuth, ça suffit ».
Avec le festival baroque de fin d’été de Max Emanuel Cencic, la ville de Bayreuth s’enrichit pourtant d’un autre horizon dans l’autre théâtre exceptionnel de la ville, l’Opéra des Margraves.
Ensuite j’ai toujours soutenu et continue de soutenir que le Festival de Bayreuth doit rester exclusivement consacré à l’œuvre de Wagner. Il existe un festival éclectique pluridisciplinaire de grand niveau en Europe et c’est Salzbourg. Il n’y a aucun intérêt à faire de Bayreuth un second Salzbourg.  Personne n’en comprendrait la raison.
Bayreuth est un théâtre qui a été construit par Wagner pour représenter les œuvres de Wagner et il doit le rester.
Toutefois, si le Festival d’été doit rester avec les œuvres « canoniques » et reconnues, rien n’empêcherait de créer un festival à Pentecôte ou à Pâques, peut-être plus « ouvert » où seraient représentées les autres œuvres de Wagner, jusqu’à Rienzi. En 2013, elles ont été représentées à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Wagner, en amont du Festival et dans un lieu impossible (une grande salle de sport) dans des conditions indignes. Le théâtre n’était pas disponible, du fait des répétitions du Ring de Castorf. Sans doute également n’a-t-on pas osé utiliser le Festspielhaus pour des œuvres que Wagner n’y voulait pas voir. Ce fut un échec cuisant.
Je pensais à l’époque et je continue de penser qu’un festival plus concentré, placé à une autre époque de l’année pour attirer du public avec les autres œuvres de Wagner pourrait fonctionner. Pentecôte et Pâques fonctionnent à Salzbourg, Pâques et novembre fonctionnent à Lucerne. Cela vaudrait le coup de tenter. Il est regrettable que Rienzi, ou Das Liebesverbot, qui ne sont pas des œuvres médiocres, aient si peu d’espace dans les théâtres.

Et pour s’ouvrir aux jeunes, des solutions peu onéreuses expérimentées ailleurs comme les pré générales ou générales ouvertes pourraient fonctionner même si la tradition actuelle du Festival est à la fermeture pendant les répétitions.

En somme, il y a un espace pour du neuf à Bayreuth mais il faudrait surtout penser à faire fonctionner un peu plus la salle, qui est LE monument que les touristes et les visiteurs veulent voir, même si les coûts d’une ouverture (personnel de salle, contrôles, techniciens, etc.) sont importants.

Alors rêvons un peu et supposons que tous les problèmes soient aplanis.

Ne pourrait-on pas par exemple impliquer, pour quelques concerts Wagner par an (ou des représentations en version concertante), les Bamberger Symphoniker, qui sont à 65km, en les faisant jouer dans la fosse avec les chanteurs sur la scène, à des tarifs plus bas, pour permettre à un autre public de pouvoir apprécier cette acoustique exceptionnelle ? Il y a là des pistes sans doute à explorer, mais cela suppose des financements supplémentaires que Madame Roth est sûrement prête à  assurer.

IN MEMORIAM HANS NEUENFELS (1941-2022)

Hans Neuenfels signifie beaucoup pour mon parcours théâtral et lyrique, même si j’ai vu de ses spectacles sans avoir assidûment tout suivi de sa carrière.
Pour le lecteur qui ne suit pas la scène lyrique allemande, ce nom ne dira rien. Si je dis qu’il a été sans doute l’un des fondateurs du Regietheater, le lecteur comprendra… Considéré comme l’un des plus provocateurs dès les années 1979 ou 1980, notamment avec son Aïda, qui abordait toutes les problématiques dont on parle aujourd’hui, tellement en avance sur toutes les productions « modernes » du chef d’œuvre de Verdi, à commencer par la production de Lotte de Beer à l’Opéra-Bastille.
Dans ma tête de jeune mélomane fou de lyrique et dingue de mise en scène, tout baigné du Ring de Chéreau que je ne cessais de voir et revoir à Bayreuth, Neuenfels a été le premier connu de moi parmi les noms des ogres de la mise en scène qui étaient la terreur des traditionnalistes, à l’instar d’une Ruth Berghaus, l’autre nom repoussoir que les revues d’opéra toujours en avance sur leur temps (comme aujourd’hui…) citaient en maniant l’ail qu’on agite devant les vampires.
À une époque où le nom de Frank Castorf était encore inconnu du grand public, un parmi d’autres dans la riche école théâtrale de l’Allemagne de l’Est, Hans Neuenfels était déjà un brûlot qui créait les incendies dans les théâtres, car il s’attaquait effrontément au grand répertoire traditionnel. On n’y peut rien, il adorait Verdi. Il resta pendant la décennie 1980 très attaché à l’Opéra de Francfort, où régnait comme intendant le chef d’orchestre Michael Gielen à qui l’on doit l’une des plus riches périodes de l’histoire de ce théâtre: la plupart des nouvelles productions de cette époque faisaient ardemment discuter, et rendaient l’opéra vivant et essentiel.

À la différence d’autres représentants du Regietheater, Hans Neuenfels ne venait pas de l’Est, mais d’Allemagne de l’Ouest, bien à l’ouest d’ailleurs puisqu’il est né à Krefeld, quelque part entre Düsseldorf et la frontière néerlandaise. Il a été assistant de Max Ernst et a vécu auprès de lui pendant un an à Paris, et commence à travailler à la mise en scène au milieu des années soixante. Sa lecture des œuvres marquée par la psychanalyse et la politique déclenchera des scandales mémorables auprès d’un public qui ne désirait (désire ?) pas trop être dérangé dans sa volonté de divertissement et ses certitudes. Cela commence par Aida, évoquée ci-dessus, et cela se termine dans les années 2000 par deux productions qui firent du bruit, Die Fledermaus (La Chauve-souris) au Festival de Salzbourg que Gerard Mortier lui demanda pour un adieu au Festival en forme de pied de nez dans un pays où Johann Strauss est intouchable. En stigmatisant dans sa production la société viennoise  comme un terreau du nazisme, il protestait contre la présence de l’extrême droite de Jörg Haider en Autriche : on peut imaginer comment fut accueillie la production. L’autre scandale énorme fut la production d’Idomeneo en 2003 à la Deutsche Oper de Berlin qui fut carrément retirée de la scène, présentant en son final Poséidon, Jésus, Mahomet et Bouddha décapités et provoquant les plus vives des protestations au début d’un millénaire où les religions recommencent à empoisonner la vie des sociétés. Enfin sa personnalité, son rapport à l’alcool et au tabac en faisait un véritable exemple de mal-pensance dont le nom faisait frémir à l’avance.

Hans Neuenfels bien évidemment est quasiment inconnu en France où la mise en scène théâtrale est dans un état qu’on s’abstiendra de commenter, et où il n’a jamais été invité à ma connaissance, ce qui est étonnant pour l’une des deux ou trois figures majeures de la scène allemande des cinquante dernières années.
Les mélomanes ou les wagnériens connaissent son Lohengrin de Bayreuth (2010) le fameux Lohengrin « des rats » qui reste l’une des mises en scènes les plus fortes et les plus réussies de l’œuvre. Et il faut saluer Katharina Wagner d’avoir imposé à Bayreuth ces immenses figures du théâtre allemand, que sont Neuenfels et Castorf, qui n’y avaient pas encore eu accès au seuil du XXIe siècle, alors que leur carrière était très avancée et qu’ils constituaient des références incontestables du monde du théâtre.
Neuenfels a peu abordé Wagner (Meistersinger von Nürnberg et Lohengrin) et Mozart, sinon Idomeneo dont nous avons parlé, et Entführung aus dem Serail qu’on vient de revoir à l’Opéra de Vienne, parmi les nouvelles mises en scènes importées pour rafraîchir le répertoire par Bogdan Roščić qui a pris ses fonctions de directeur en 2020, reprise d’une production créée à Wiesbaden et qui a parcouru bien des opéras en Allemagne.  « Mise en scène d’une originalité intemporelle » comme l’a titré la presse autrichienne en octobre 2020 lors de la présentation viennoise. Entre les deux il fit Cosi fan tutte à Salzbourg, qui devait être dirigé par Claudio Abbado en 2000, mais les débats du chef avec les Wiener Philharmoniker firent qu’il y renonça (mais sa maladie l’en aurait empêché de toute manière). Une mise en scène vue comme une expérimentation entomologiste (l’intrigue se déroulait sur une boite translucide où deux abeilles énormes étaient prisonnières au cœur d’un décor de fleurs et plantes géantes) menée par un Don Alfonso savant fou. Alain Perroux, actuel directeur de l’Opéra du Rhin écrivait oh combien justement à son propos : « expérience à cœur ouvert, véritable dissection de l’âme humaine qui place quatre êtres dans un espace défini et attend de voir ce qui se passe ».

Neuenfels aimait les métaphores animalières : on se souvient aussi des abeilles (encore) de son Nabucco berlinois (2000) sur la Shoah repris en 2008.
Les dernières années il semblait s’être un peu assagi, sa Dame de Pique salzbourgeoise n’avait pas vraiment convaincu. Il reste cependant une figure essentielle de la scène lyrique, qui a fait évoluer définitivement la mise en scène d’opéra, à l’instar des Patrice Chéreau, des Ruth Berghaus, des Götz Friedrich, des Harry Kupfer.

Les spectateurs d’aujourd’hui pourront encore voir pour quelque temps ses productions, à Vienne (Entführung), Munich (La Favorite), Berlin (Ariadne auf Naxos) ou ailleurs, je ne saurais trop conseiller d’avoir cette curiosité. Pour ma part, j’eus l’incroyable chance de voir son Aida en 1980 à Francfort au moment où je découvrais comment la mise en scène pouvait approfondir une œuvre et changer mon regard, son Cosi fan tutte, sa Fledermaus et sa Dame de Pique à Salzbourg, son Entführung aus dem Serail à Stuttgart, sa Traviata à la Komische Oper de Berlin, son Lohengrin à Bayreuth. Son intelligence incisive contraignait le spectateur à la réflexion sur les œuvres, et imposait l’idée que l’opéra ne saurait être seulement divertissement.
Voilà encore un artiste qui a contribué à construire mon histoire, me faire voir les œuvres « derrière les yeux » . Voir disparaître l’un de ceux qui ont fondé mon éducation au théâtre et affiné mon regard de spectateur est éminemment douloureux.  Ma maison théâtrale se remplit de fantômes à foison, mais les artistes vivants qui la font vibrer encore sont hélas moins nombreux.

 

LES SAISONS 2016-2017 (6): OPERNHAUS ZÜRICH

Don Carlo (Prod.Bechtolf) ©Judith Schlosser
Don Carlo (Prod.Bechtolf) ©Judith Schlosser

Il y a au moins six théâtres qui en Suisse présentent de l’opéra. St. Gallen, Bâle, Biel/Soleure, Berne, Genève, Zürich. Parmi les six, trois se détachent car ils disposent de moyens plus importants. Bâle, plutôt spécialisé dans une modernité quelquefois radicale, (même si l’intendant Georges Delnon est désormais à Hambourg aux côtés de Kent Nagano) :  il suffit de voir le site et de savoir que Simon Stone l’étonnant metteur en scène australien y est « Hausregisseur » à savoir metteur en scène en résidence pour se persuader que la route tracée par Delnon sera poursuivie par Andreas Beck. Mais sur des chemins encore plus aventureux, à la recherche de nouvelles figures et ce sera sûrement passionnant. Rien qu’en mai, Macbeth de Verdi par Olivier Py, en surtout en juin Donnerstag aus Licht de Stockhausen (mise en scène de Lydia Steier la jeune américaine, dirigé par Titus Engel). Nous en reparlerons à la publication de la saison 2016-2017.
De Genève qui vient de sortir sa saison au théâtre des Nations, établissement provisoire durant les gigantesques travaux du Grand Théâtre, il sera question dans les prochains jours. Mais le plus riche et le plus important théâtre de Suisse est l’Opernhaus Zürich, une sorte d’antichambre de Munich, dirigé par Andreas Homoki le metteur en scène, qui a succédé à l’ère ventennale de Alexander Pereira. Théâtre ouvert, bons chanteurs, metteurs en scène de référence, mais en même temps une alternance de modernité et de tradition, avec un bon orchestre (le Philharmonia Zürich) dirigé par Fabio Luisi qui en est le directeur musical, avec une saison très diversifiée, sur un système de répertoire un peu « stagionisé », une petite troupe très valeureuse à laquelle a appartenu pendant deux ans notre Julie Fuchs, et un opéra-studio de haut niveau où enseignent entre autres Helen Donath, Ann Murray, Felicity Palmer.
Zürich est aujourd’hui à 3h de TGV de Paris, et constitue un but enviable de sortie opéra, avec des possibilités de combinaison Bâle-Zürich, manière en un Week end de voir deux des maisons les plus intéressantes de Suisse. Une suggestion : la Suisse c’est cher, mais l’Allemagne bien moins, dormez à deux pas de Bâle, à Weil am Rhein, et passez votre soirée à l’opéra de Bâle, puis à une heure de train, allez à Zürich…mais je m’égare.

Celui qui est curieux d’opéra ne peut ignorer Zürich, et donc en voici les musts de la saison 2016-2017, nouvelles productions et reprises dignes de déplacement.

NOUVELLES PRODUCTIONS

Septembre – octobre 2016

Der Freischütz, de C.M. von Weber
Moment d’émotion, c’est à Zürich que je vis Der Freischütz pour la première fois dans une mise en scène de Ruth Berghaus, ce qui était déjà un must, mais aussi dirigé par Nikolaus Harnoncourt, ce qui en faisait une fête. Voir qu’une nouvelle production ouvre la saison me donne des envies furieuses de voyage, pour entendre à nouveau sonner cette musique dans cette salle aux dimensions si raisonnables (1200 spectateurs). C’est Herbert Fritsch, plutôt homme de théâtre que d’opéra, acteur (c’est un des acteurs de Carstorf), qui en assure la mise en scène et Marc Albrecht la direction musicale. Dans la distribution, Kaspar le méchant sera Christoph Fischesser, Max, Christopher Ventris, Kuno,  Pavel Daniluk, tandis qu’Agathe sera la toute jeune mais puissante soprano norvégienne Lise Davidsen. Vu la rareté de l’œuvre sur les scènes malgré  la réputation dont elle jouit et malgré son importance musicale dans l’histoire de la musique du XIXème, cette production vaut bien un peu de TGV…
Du 18 septembre au 22 octobre, 10 représentations

Novembre-décembre 2016

Die Entführung aus dem Serail de W.A.Mozart.
Après avoir été absent des scènes, l’opéra de Mozart que d’aucuns méprisent est de nouveau sur les scènes. Lyon cette année en juin, Amsterdam et Zürich la saison prochaine. Une œuvre pas si légère, qui, comme La clémence de Titus, comme aussi Zauberflöte, chante la clémence du pouvoir et le pardon. Une notion humaniste et illuministe, surtout quand le pardon vient du Pacha Selim, c’est à dire de l’Autre : autre pays, autre religion…
Pour Entführung, on a absolument besoin aujourd’hui de vrais metteurs en scène et non d’illustrateurs légers. On avait eu en son temps Strehler le merveilleux, qui en faisait un livre pour enfants, et presque un conte de fées : le monde entier connaît cette production qui faisait de l’Enlèvement au Sérail l’Enchantement au Sérail. C’est David Hermann qui en assure la mise en scène : depuis deux ou trois ans, c’est la génération des 30-40 ans qui envahissent les scènes et c’est une très bonne nouvelle. À 39 ans, on l’a vu dans pas mal de théâtres, et même en France où il a fait trois productions à Nancy-Metz ( Armide, Iolanta, l’Italienne à Alger). On le reverra aussi très bientôt à Karlsruhe où il ouvre le Ring à quatre par Rheingold. Et il vient de produire l’Affaire Makropoulos à la Deutsche Oper de Berlin. La direction musicale – et c’est très stimulant – est confiée à Teodor Currentzis pour les 5 premières représentations (Novembre) tandis que Chrsitoph Altstaedt assurera les 4 dernières de décembre et l’orchestre sera la formation baroque de l’orchestre de l’opéra, l’orchestra La Scintilla. La distribution est dominée par Olga Peretyatko, Konstanze, (tandis que Blonde sera Claire de Sévigné), tandis que  Belmonte sera Pavol Breslik, tandis qu’Osmin sera Nahuel di Pierro (un ancien du Studio de l’Opéra de Paris) et Pedrillo Michael Laurenz.
Vaut le TGV.
Du 6 novembre au 21 décembre (9 représentations)
Le 13 novembre, version de concert au TCE

Der Zauberer von Oz (le magicien d’Oz) de Pierangelo Valtinoni.
Création mondiale de cet opéra pour enfants d’un compositeur de 57 ans, mise en scène d’un jeune metteur en scène hollandais de 32 ans, Floris Visser, qui a mis en scène la dernière production de Cosi fan Tutte au Bolshoï et dirigé par la jeune et prometteuse chef estonienne Kristiina Poska. La distribution comprend outre SoprAlti, le chœur d’enfant de l’Opéra,   Rebecca Olvera en alternance avec Deanna Breiwick, Iain Milne, Cheyne Davidson et Reinhard Mayr.
£15 représentations (dont plusieurs réservées aux scolaires) du 19 novembre 2016 au 5 février 2017.

Messa da Requiem, de Giuseppe Verdi
Un spectacle où vont se mêler opéra et ballet, avec le Ballett Zürich, dans une conception d’ensemble de Christian Spuck, chorégraphie et mise en scène, et des décors de Christian Schmidt avec le Ballett Zürich. L’orchestre Philharmonia Zürich sera dirigé en décembre et pour la dernière par Fabio Luisi, et pour 3 représentations les 23 décembre, 1er et 8 janvier par  Karina Canellakis, tandis que les solistes du Requiem de Verdi composeront un quatuor de luxe : Krassimira Stoyanova (soprano), Veronica Simeoni (mezzosoprano), Francesco Meli (ténor), Georg Zeppenfeld (basse)
Une expérience sans nul doute stimulante. Mériterait par curiosité un petit voyage.
Du 3 décembre 2016 au 13 janvier 2017 (10 représentations)

Janvier-Février 2017

Médée, de Marc Antoine Charpentier (livret de Thomas Corneille).
La tragédie lyrique de Marc-Antoine Charpentier dirigée par William Christie sans Les Arts Florissants, mais avec l’Orchestra La Scintilla, dans une mise en scène du maître de maison Andreas Homoki, avec Stéphanie d’Oustrac dans Médée, tandis que Jason sera Reinoud van Mechelen. Ils seront entourés de Nahuel di Pierro, Melissa Petit, Spencer Lang, Florie Valiquette et Carmen Seibel.
Du 22 janvier 2017 au 18 février 2017 (9 représentations)

Février-Mars 2017

Orest, de Manfred Trojahn. De Médée à Oreste, des héros antiques qui n’ont jamais quitté la scène. Théâtre musical en six scènes, créé à Amsterdam en 2011, qu’on a vu entre autres à Vienne et à Hanovre, qui arrive à Zürich pour la création en Suisse dans une mise en scène de Hans Neuenfels, et dirigé par Erik Nielsen, un jeune chef de 40 ans qu’on voit un peu partout en Europe dans un répertoire divers, qui a déjà dirigé à Zürich Peter Grimes. La distribution est dominée par l’Orest de Georg Nigl et l’Elektra de Ruxanda Donose, entourés de Claudia Boyle, Claire de Sévigné, Airam Hernandez, Raymond Very.Du 26 février 2017 au 24 mars 2017 (7 représentations)

Avril 2017

Werther, de Jules Massenet.
On se battra sûrement, ils viendront de partout pour entendre sur scène pendant tout le mois d’avril Juan Diego Flórez, qui vient d’aborder le rôle de Werther dans un Werther concertant à Paris (avec Joyce Di Donato) et à qui la salle à taille humaine de Zürich devrait convenir. Charlotte sera Anna Stéphany, Albert, Audun Iversen et Sophie, Melissa Petit, tandis que le Bailli sera Valeriy Murga .Tatiana Gürbaca assure la mise en scène – je n’en ai pas un bon souvenir dans la mise en espace du Fidelio d’Abbado à Lucerne, même si depuis, elle a mûri…C’est Cornelius Meister, un des meilleurs chefs de la jeune génération allemande, qui dirigera le Phiharmonia Zürich
Du 2 au 30 avril 2017 (10 représentations)

Mai-Juin 2017

 Der feurige Engel (L’ange de feu) de Serguei Prokofiev. Les théâtres se donnent le mot, Komische Oper, Staatsoper Munich, Opéra de Lyon, et maintenant Zürich pour une œuvre de Prokofiev qui reste rare. Après Benedict Andrews et Barrie Kosky, c’est Calixto Bieito qui met en scène l’opéra de la folie furieuse et des fantasmes. Gianandrea Noseda, qu’un long séjour à St Petersburg a rendu spécialiste du répertoire russe dirige le Philharmonia Zürich. Renata sera comme à Lyon Ausrine Stundyte, et Ruprecht Leigh Melrose, magnifique baryton entendu dans Rheingold à la Ruhrtriennale. Ils seront entourés par Dmitry Golovnin, Liliana Nikiteanu, Pavel Daniluk, Iain Milne, Judit Kutasí et Judith Schmid.
Evidemment, à ne pas manquer.
Du 7 mai au 5 juin 2017 pour 8 représentations.

Juin-Juillet 2017 

 Das Land des Lächeln (La pays du sourire) de Franz Lehár. Après l’Ange de Feu, la nouvelle production suivante est l’opérette mélancolique de Lehár. Les mois se suivent sans se ressembler. Il est vrai que sa popularité en terre germanique ne se dément pas et que tous les grands ténors l’ont chanté. Ce sera le cas de Piotr Beczala, qui sera le prince Sou-Chong, face à la Lisa de Julia Kleiter, un couple formidable pour cette opérette, autour de qui chanteront Rebeca Olvera, Spencer Lang, Cheyne Davidson et Martin Zysset. C’est Fabio Luisi qui dirigera le Philharmonia Zürich et c’est Andreas Homoki qui en assurera la mise en scène. Une production zurichoise pur sucre donc.
On ne manque évidemment pas une opérette classique de cette trempe, sauf si l’on est snob et qu’on ne sort pas de Wagner/Strauss ou de Romeo/Warli.
Du 18 juin au 13 juillet 2017 (8 représentations)

Vous pensiez sans doute que c’était là la saison ? Il y a les nouvelles productions (9), certes, mais il reste 19 productions d’opéra de répertoire, qui vont de Lohengrin à Schauspieldirektor. On verra donc une toute petite trentaine d’opéras à Zürich…

 

REPRISES DE RÉPERTOIRE

 Septembre-Octobre 2016

 Der Schauspieldirektor, de W.A.Mozart
14 représentations de septembre à avril, dont 3 à Zürich et 11 dans diverses villes du Canton de Zürich. C’est la troupe qui va assurer les représentations, dirigées par Thomas Barthel et dans une mise en scène de Rüdiger Murbach

Faust, de Charles Gounod
La reprise de la mise en scène de Jan Philipp Gloger (Fliegende Holländer à Bayreuth), dirigée par Philippe Auguin, avec notamment Michele Fabiano (Faust), Kyle Ketelsen (Mephisto), Anita Hartig (Marguerite).
Du 20 septembre au 7 octobre (5 représentations)

Cavalleria Rusticana, de Pietro Mascagni – I Pagliacci, de Ruggiero Leoncavallo.
Retour du couple standard de l’opéra, dans la vieille mise en scène de Grischa Asagaroff, si longtemps attaché à Zürich aux temps de Alexander Pereira. Cela nous garantira un grand repos des neurones. Musicalement en revanche c’est beaucoup plus intéressant, car au pupitre c’est Daniele Rustioni qui dirigera (La Juive et Simon Boccanegra à Lyon) et c’est Roberto Alagna qui sera à la fois Turiddu et Canio, dans une salle aux dimensions qui permettront à notre star de ne pas trop forcer. Santuzza sera Catherine Naglestad (décibels garantis), et Nedda  Aleksandra Kurzak.
Une vraie représentation de répertoire, avec de quoi attirer un public de fans.
Du 24 septembre au 12 octobre (5 représentations).

À qui aime regarder comment est construite une saison, ce début est intéressant. En début de saison, l’Opernhaus Zürich lance la machine et le retour du public grâce à deux reprises (moins pesantes financièrement) qui garantissent la fréquentation avec un rapport dépenses/recettes plus favorables, et une première symbolique, Der Freischütz, qui va attirer la presse, continuant par un Mozart bien distribué qui ne décevra donc pas.

Le nozze di Figaro, de W.A Mozart
Un marronnier des saisons. Mozart remplit toujours, surtout dans une salle pour lequel c’est un compositeur idéal et notamment Le nozze di Figaro, dans la mise en scène de Sven Erik Bechtolf qui est un metteur en scène sans grand intérêt pour mon goût (la banalité du faux modernisme), mais qui musicalement présente bien plus d’intérêt, avec au pupitre Giovanni Antonini, à la tête du Philharmonia Zürich, spécialiste du baroque et des interprétations sur instruments anciens, et une distribution de très bel intérêt : Michael Nagy (Il conte), Julia Kleiter (La contessa), Julie Fuchs (Susanna), Ruben Drole (ce pur produit de la formation zurichoise, qui tourne beaucoup en Europe désormais dans les grands Mozart sera Figaro), tandis qu’Anna Goryachova sera Cherubino.
Une reprise intéressante, si vous passez par Zürich.
Du 15 au 29 octobre (5 représentations).

Octobre-Novembre 2016

Autre répertoire idéalement destiné à une salle de la jauge et du volume de Zürich (Et Cecilia Bartoli l’a bien compris), le bel canto, représenté à Zürich plus qu’ailleurs.

I Capuleti e i Montecchi, de Vincenzo Bellini. L’un des grands chefs d’œuvre de Bellini, assez rare sur les scènes (Muti en fit dans les années 80 un de ses chevaux de bataille avec Baltsa et Anderson à la Scala et on vit Mortier l’offrir en écrin à Anna Netrebko et Joyce Di Donato à Paris dans une production de 1995, régulièrement reprise, de Robert Carsen.
Ici, c’est une représentation de vrai répertoire, avec des noms valeureux mais moins connus et un bon chef (Maurizio Benini) spécialiste du répertoire italien, notamment au MET. Le couple Roméo et Juliette sera Anna Stéphany et Olga Kulchynska et le rôle de Tebaldo (ne jamais oublier Tebaldo dans I Capuleti e I Montecchi) sera tenu par l’excellent Benjamin Bernheim. La mise en scène est signée d’un habitué de Zürich, Christof Loy qui nous garantit du bon vieux Regietheater.
Du 30 octobre au 13 novembre 2016 (5 représentations)

Novembre-Décembre 2016

Don Carlo, de Giuseppe Verdi (version italienne). Première très grande reprise de la saison 2016-2017, bien distribuée et bien dirigée, même si la mise en scène de Sven-Erik Bechtolf ne nous garantit pas l’imagination et l’innovation. Fabio Luisi, le directeur musical, sera à la tête du Philharmonia Zürich.
La salle garantit aux grandes voix un relief inhabituel. On courra donc écouter Anja Harteros en Elisabetta, la plus grande Elisabetta du moment, aux côtés du Don Carlo de Rámon Vargas (garantie d’une exécution propre, élégante) et du Flippo II de René Pape, du Rodrigo de Peter Mattei , le Grand Inquisiteur de Rafal Siwek, et de l’Eboli de Marina Prudenskaia. Avec une distribution pareille, on peut supporter Bechtolf. C’est la version italienne qui est ici représentée mais le livret programme de la saison n’indique pas si c’est la version Modène (5 actes) ou Milan (4 actes) qui sera provilégiée.
Il faut venir à Zürich, et surtout combiner (début décembre) avec la soirée Messa da Requiem ce qui garantira deux grandes soirées Verdi.
Du 27 novembre au 10 décembre (5 représentations).

Décembre sera italien à Zürich, car continuant l’exploration du répertoire belcantiste, et notamment de Bellini : après I Capuleti e I Montecchi, c’est le tour de I Puritani.

I Puritani, de Vincenzo Bellini.
Autre reprise solide sans être tourneboulante sur le papier que cette reprise de la production de Andreas Homoki dirigée par Enrique Mazzola. Avec des jeunes chanteurs, comme l’excellente Nadine Sierra qui sera Elvira. C’est Javier Camarena qui chante Sir Arturo Talbot, et Michele Pertusi Giorgio, ainsi que George Petean Sir Riccardo Forth. Distribution très solide pour une belle soirée .
Du 11 au 26 décembre (5 représentations)

 

Un mois de décembre où l’on peut voir Don Carlo, Messa da Requiem, I Puritani, et même Die Entführung aus dem Serail est exceptionnel dans des conditions musicales de grande qualité. Il faudra envisager Zürich en décembre 2016.

Décembre-Janvier-février 2017

Lady Macbeth de Mzensk, de D.Chostakovitch.
L’opéra vedette de Chostakovitch dans la production d’Andreas Homoki, dirigé par Vasily Petrenko, dans une distribution sans grands noms mais solide, à la tête de laquelle on découvrira la Katerina de Gut-Brit Barkmin, le Boris de Pavel Daniluk, et le Sergueï de Maxim Aksenov et le Sinowij de Oleksyi Palchykov
Du 27 décembre 2016 au 14 Janvier 2017 (4 représentations)

 

Alcina, de G.F.Haendel
Retour d’une des productions vedettes de la maison et d’une distribution éblouissante, dirigée par Giovanni Antonini à la tête de l’Orchestra La Scintilla, formation baroque de l’opéra de Zürich. La mise en scène en abyme de Christof Loy, sur le théâtre, ses magies et illusions. Cecilia Bartoli en Alcina (époustouflante, émouvante, profonde, sensible), Philippe Jaroussky en Ruggiero, Varduhi Abrahamyan en Bradamante et Julie Fuchs en Morgana.
Du 31 décembre au 10 janvier (6 représentations).
Pour commencer 2017 dans le bonheur lyrique, une virée à Zürich s’impose pour voir et revoir cette Alcina.

Lucia di Lammermoor, de Gaetano Donizetti
La production de Damiano Michieletto revient à Zürich, dirigée par un des chefs emblématiques de l’opéra de Zürich, qui fête son 85ème anniversaire cet année, un chef qu’on a souvent connu à Paris dans les années 70 : Nello Santi. La distribution est dominée par la Lucia de Venera Dimadieva, dont on parle beaucoup, et l’Edgardo du lumineux Ismael Jordi. Levente Molnár sera Sir Enrico Ashton, Arturo sera chanté par Oleksyi Palchykov, tandis que Raimondo Bidebent sera Krzysztof Baczyk, jeune basse polonaise très talentueuse.
Du 4 au 19 février 2017 (6 représentations)

Mars 2017

Otello, de Giuseppe Verdi.
Après la Messa da Requiem et Don Carlo, troisième production verdienne, cette fois dirigée par Marco Armiliato et mise en scène par Graham Vick : une distribution de répertoire solide, avec l’Otello bien connu d’Aleksandr Antonenko, grande voix autoroutière, sûre mais peu émouvante, face à la Desdemona fragile et émouvante de Maria Agresta. Le méchant, Jago sera le très solide Željko Lučić tandis que Cassio sera Benjamin Bernheim, le magnifique Cassio du dernier Otello de Salzbourg qui relevait largement le niveau du chant.
Du 5 au 23 mars (6 représentations)

Don Giovanni, de W.A.Mozart.
Du solide destiné à maintenir la venue du public là où la nouvelle production du moment est l’Orest de Manfred Trojahn. De l’art de l’équilibre subtil…C’est Riccardo Minasi, spécialisé dans le baroque, qui dirigera le Philharmonia Zürich dans la reprise de la production de Sebastian Baumgarten (Tannhäuser à Bayreuth, Carmen à la Komische Oper de Berlin), avec le Don Giovanni de Levente Molnár, le Leporello de Ruben Drole, la Donna Anna de Susanna Philips, la Donna Elvira de Layla Claire. Mauro Peter sera Don Ottavio, Zerlina Olga Kulchynska et Masetto Krzysztof Baczyk, tandis que le Commendatore sera Wenwei Zhang. Une distribution faite de jeunes chanteurs talentueux et riches de futur.
Du 11 au 31 mars (5 représentations)

Avril – Mai 2017

L’Elisir d’amore,  de Gaetano Donizetti.
Voilà encore une reprise « alimentaire » qui pour un investissement minimum, prévoit des recettes confortables : la mise en scène est de Grischa Asagaroff, qui remonte donc aux temps de Pereira, dont il était le metteur en scène à tout faire, et c’est Nello Santi qui dirige, comme Lucia di Lammermoor. Olga Kulchynska est Adina, Pavol Breslik est Nemorino, Belcore Levente Molnár et Dulcamara Renato Girolami, tandis que Giannetta sera Rebecca Olvera. Une distribution faite d’habitués et de « locaux ».
Du 7 au 21 avril (5 représentations).

La Bohème (prod.Tandberg) ©Judith Schlosser
La Bohème (prod.Tandberg) ©Judith Schlosser

La Bohème, de Giacomo Puccini.
Encore une reprise « alimentaire » (toutes les reprises de Bohème sont alimentaires) dirigée par le jeune Giampaolo Bisanti (qui fut remarquable à la création de la production alors qu’il remplaçait Mikko Franck, malade) dans la mise en scène contestée l’an dernier du norvégien Ole Anders Tandberg, qui a risqué une sortie de la « doxa » scénique de Bohème, en proposant une vision oscillant entre réalité et fantastique, dans un univers presque féérique. Une production encore nouvelle avec une distribution complètement renouvelée dominé par le Rodolfo de Benjamin Bernheim (à voir pour sûr), la Mimi d’Eleonora Buratto, la Musetta de la jeune Elsa Dreising et le Marcello du vaillant Andrei Bondarenko (qui reste de la distribution originale) alors que Colline sera l’excellent jeune polonais Krzysztof Baczyk.
Du 15 avril au 10 mai 2017 (6 représentations).

Macbeth, de Giuseppe Verdi.
Reprise de la nouvelle production de la saison présente 2015-2016, mise en scène de Barrie Kosky et dirigée par Gianandrea Noseda, qui dirige en même temps la nouvelle production de L’Ange de Feu de Prokofiev. Distribution partiellement différente (cette année c’était Teodor Currentzis au pupitre avec Markus Bruch et Tatiana Serjan) dominée par le Macbeth de Aleksey Markov (un remarquable baryton) la Lady (assez connue désormais) de Tatiana Serjan et le Banco de Wenwei Zhang, ainsi que le Macduff du jeune Joshua Guerrero.
Je serais curieux de cette reprise qui àmon avis vaut le voyage.
Du 23 avril au 26 mai 2017 (6 représentations).

Orlando Paladino, de Joseph Haydn
Les opéras de Haydn sont suffisamment rares dans les saisons des grands théâtres pour souligner cette reprise zurichoise qui sera présentée dans quelques jours (mai 2016) en création au Théâtre de Winterthur et à Zürich, avec le Musikcollegium Winterthur comme orchestre.
C’est donc à l’Opernhaus Zürich que cette production sera proposée dans une belle distribution : Jane Archibald, Ruben Drole, Michael Spyres, Anna Goryachova, Mauro Peter et Mélissa Petit. La mise en scène est assurée par la hollandaise Jetske Mijnssen qu’on a vu notamment à l’opéra de Nancy-Lorraine et à Versailles (L’Orfeo). Le Musikcollegium Winterthur sera dirigé comme cette année par le musicologue et musicien spécialiste du baroque Gianluca Capuano.
Du 16 mai au 3 juin 2017 (5 représentations).

Juin-Juillet 2017

Un ballo in maschera (Prod.Pountney) ©Opernhaus Zürich
Un ballo in maschera (Prod.Pountney) ©Opernhaus Zürich

Un Ballo in maschera, de Giuseppe Verdi.
Encore une reprise verdienne, très bien distribuée qui devrait remplir le théâtre sans aucune difficulté. Reprise de la production (2011) de David Pountney qui inscrit le travail dans le « théâtre dans le théâtre », avec une distribution presqu’entièrement revue. C’est Fabio Luisi qui dirige le Philharmonia Zürich, avec Marcelo Alvarez (Gustavo III), Sondra Radvanovsky (Amelia) George Petean (Anckarstroem), Marie Nicole Lemieux (Ulrica Arvidson). Sen Guo (Oscar) est la seule qui participa à la création en 2011. Une distribution suffisamment excitante pour attirer les amateurs. Vaut donc le TGV.
Du 6 au 24 juin (6 représentations)

Lohengrin, de Richard Wagner.
Seule production wagnérienne de l’année, elle attirera forcément les addicts au grand Richard, d’autant que la distribution en est renouvelée. C’est Fabio Luisi qui dirige le Philharmonia Zürich, et c’est Brandon Jovanovich (Walther à Paris) qui reprend le rôle créé dans cette production d’Andreas Homoki (la fameuse production bavaroise, bière et Lederhose) par Klaus Florian Vogt. Christoph Fischesser sera Heinrich der Vogler, tandis qu’Elsa sera la toute jeune américaine Rachel Willis-Sørensen, qui vient de triompher aux Operalia en accumulant les prix. Telramund sera Martin Gantner et Ortrud Michaela Maertens, qui était décevante à la création viennoise de cette production. Une distribution très largement importée des USA (trois des protagonistes) qui témoigne de la vitalité du chant wagnérien outre-atlantique, mais qui n’est pas forcément synonyme d’incarnation…
Du 4 au 16 juillet 2017 (4 représentations)

Il Barbiere di Siviglia (Prod.Lievi/Botta) ©Opernhaus Zürich
Il Barbiere di Siviglia (Prod.Lievi/Botta) ©Opernhaus Zürich

Il barbiere di Siviglia, de Gioacchino Rossini
Parfaite production estivale, où il faut conquérir un public plus ouvert voire touristique sans dépenser beaucoup d’argent. Il faut donc une distribution largement locale, et une reprise qui ne doit pas trop choquer. C’est la production ancienne de Cesare Lievi (du temps de Pereira), metteur en scène italien qui prit un départ fulgurant quand il travaillait avec son frère Daniele à la fin des années 80, un décorateur génial. Malheureusement Daniele est mort prématurément. Le décor est ici de l’architecte Mario Botta (Espace Malraux de Chambéry, Cathédrale d’Evry, espaces scéniques et de travail de la Scala).
La direction musicale est assurée par Enrique Mazzola, très bon chef pour ce répertoire, et la distribution solide sans être exceptionnelle : Javier Camarena en Almaviva, Levente Molnár en Figaro, Anna Goryachova en Rosina, Wenwei Khang en Basilio et le vétéran Carlos Chausson (qui chantait dans Il Viaggio a Reims d’Abbado dans les années 80) en Bartolo.
Du 7 au 14 juillet 2017 (4 représentations)

 

Ces deux dernières productions, alternant avec la nouvelle production de Das Land des Lächeln (le Pays du sourire) sont destinées à drainer un public large et montrent comment toute saison doit être un équilibre entre des productions destinées à public plus captif (ou appelé faussement « élitiste ») et des productions attirant un public plus large qui équilibrent les rentrées financières. On remarquera que les reprises sont très largement faites de titres populaires où le répertoire italien est bien représenté. D’ailleurs le public italien ou italophone va sans doute plus facilement rejoindre Zürich par train à cause de l’ouverture très prochaine (Déc.2016) du tunnel du Gotthard, le plus long tunnel ferroviaire du monde (53km) qui raccourcira le trajet entre Lugano et Zürich et mettra à terme (quand le tunnel du Ceneri près de Lugano sera ouvert) Milan à 3h de Zürich.
Mais tout cela est prospective . La saison zurichoise est comme souvent riche, diversifiée, et témoigne d’une belle solidité, sans forcément en appeler à des vedettes et en faisant confiance à des jeunes qui commencent à faire leurs preuves. Fabio Luisi à mesure qu’il laisse le MET s’installe de plus en plus à Zürich et dirige 5 productions (dont deux nouvelles).
Beaucoup exprimaient des doutes sur la succession de Pereira, Homoki a consolidé le travail de son prédécesseur, et donné une orientation plus jeune et plus ouverte encore. Zürich reste une escale obligée du « Lyric Tour ». [wpsr_facebook]

La Bohème (prod.Tandberg) ©Judith Schlosser
La Bohème (prod.Tandberg) ©Judith Schlosser

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: SOUTH POLE de Miroslav SRNKA le 31 JANVIER 2016 – URAUFFÜHRUNG – Création mondiale – (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Hans NEUENFELS)

Dispositif de Hans Neuenfels ©Wilfried Hösl
Dispositif de Hans Neuenfels ©Wilfried Hösl

Avant d’aborder le spectacle en lui-même, il convient de saluer le très grand effort de la Bayerische Staatsoper pour promouvoir cette création, dont on nous parle à travers mails, tweets, blog, pages Facebook depuis plus d’un an et dont nous avons suivi l’élaboration à travers une campagne de communication intelligente et sympathique. Bien peu de théâtres de cette importance investissent autant dans une création contemporaine. Un effort qui s’est traduit par une production de très haut niveau, une distribution sans failles, une direction musicale extraordinaire et un succès public étonnant : toutes les représentations sont complètes pour cette première série.
Étonnant , oui, j’emploie à dessein le terme. Car le public d’opéra n’a pas la réputation d’être ouvert à la modernité, à la musique d’aujourd’hui, à la création. C’est un débat déjà ancien, cher à Gérard Mortier qui annonçait la mort de l’opéra si l’on ne l’ouvrait pas à la création, car un art ne peut vivre en ne se nourrissant que du passé, même si de manière substitutive ce sont les mises en scène qui se renouvellent et pas les œuvres, – en soulevant maints scandales – et même si les programmateurs remettent au goût du jour un répertoire disparu, comme le répertoire baroque depuis une trentaine d’années et aujourd’hui le grand opéra à la Meyerbeer. On fêtera bientôt le retour de Auber ou Mercadante, et pourquoi pas d’ailleurs ? Mais on avance alors à reculons.
Et d’ailleurs ce n’est pas la création le problème non plus, car bon an mal an, on crée de nouveaux opéras. Le problème ce sont les reprises de ces œuvres. Soucieux de respecter leur cahier des charges qui fait place à la création, les théâtres d’opéra mettent des créations dans leur saison, mais une fois créées, les œuvres sont vite rangées dans les tiroirs aux souvenirs ou les placards de l’oubli. Qui se souvient au Teatro alla Scala, un des théâtres les plus riches en créations tout au long de son histoire, y compris récente, d’Atem, de Franco Donatoni (1985) de Blimunda (1990) ou du Dissoluto assolto (2005), d’Azio Corghi, ou du Doktor Faustus (1985) de Giacomo Manzoni, dont Claudio Abbado a créé Atomtod en 1964 ? Et quand sera repris CO2, de Giorgio Battistelli, créé en 2015 ?

Que South Pole soit créé avec succès, c’est évidemment très positif, d’autant plus que l’opération soutient un compositeur encore peu connu, Miroslav Srnka, né en 1975, formé à Prague, à Berlin, en Italie (auprès de Ivan Fedele) à Paris (auprès de Philippe Manoury et à l’IRCAM) qui a déjà travaillé en 2011 avec le théâtre munichois, comme d’ailleurs pour “Junge Szene” du Semperoper de Dresde.
Il est vrai que le Bayerische Staatsoper a mis beaucoup d’atouts dans l’opération : une distribution de référence avec deux vedettes, Thomas Hampson et Rolando Villazon, une mise en scène confiée à l’un des plus prestigieux metteurs en scène allemands, Hans Neuenfels, et l’orchestre dirigé par le GMD en personne, Kirill Petrenko.

C’est ce dispositif d’ensemble qui me paraît marquant dans l’opération, aussi bien dans l’artistique que le marketing. Il faudra maintenant bien surveiller les programmes des saisons futures pour voir combien de reprises de cette production.

Il est toujours émouvant d’assister à une « Uraufführung », notamment dans le théâtre qui a créé Tristan und Isolde, Die Meistersinger von Nürnberg, Das Rheingold et Die Walküre bien sûr, mais aussi Idomeneo (au Residenztheater), I quattro rusteghi (Wolf-Ferrari), Palestrina (Pfitzner), Capriccio de R.Strauss et plus récemment Lear de Aribert Reimann qu’on va revoir à Paris prochainement.
Et une semaine après cette triomphale Première (dont le succès ne se dément pas à chaque représentation), des images et des fragments de cette musique me restent en mémoire, c’est sans doute bon signe.
Il est évidemment difficile d’édicter une opinion sur une musique jamais entendue : la critique se nourrit de comparaisons et de systèmes d’échos, d’expériences diverses, et le jugement se construit évidemment par l’histoire et l’expérience. Miroslav Srnka ayant surgi brutalement dans mon univers musical, presque ex-nihilo, comme pour la plupart des spectateurs, ce que je pourrai écrire à propos de cette œuvre tiendra sans doute plus de l’opinion que du jugement, et on me pardonnera.
Le sujet du livret anglais de Tom Holloway, est la « course » au pôle que se livrèrent entre 1910 et 1912 Roald Amundsen et Robert Falcon Scott,  un sujet à la fois original et austère, que le livret traite en « Doppelopera », en opéra double, l’un ayant pour centre Scott, et l’autre Amundsen, soulignant ressemblances et différences, jouant sur un texte semblable et décalé, organisé autour d’une première partie qui est la conquête du pôle, et une seconde partie qui est le retour, fatal pour Scott.
Ainsi donc, l’opéra est une série de moments, d’espoir, de crise (la mort des animaux), de méditation, mais aussi de souvenirs : l’intervention des épouses, Kathleen Scott (Tara Erraugh, mezzo) et la « Landlady » (Mojka Erdmann, soprano colorature) organise une sorte de Recherche du temps perdu très proustienne. Deux parcours parallèles dans un univers uniformément blanc, deux parcours très semblables et très différents, l’un moderne et mécanisé, mais hasardeux (Scott), l’autre artisanal et préparé avec précision et rigueur (Amundsen). Deux visions du monde et deux personnalités, qui se construisent en première partie, et dont le destin se scelle en seconde partie. C’est linéaire et plat comme les étendues de glace, et c’est néanmoins varié comme la diversité des hommes.
Les deux opéras se déroulent en même temps et parallèlement, mais dans deux espaces différents, que Hans Neuenfels a matérialisé par une séparation, au sol. À Jardin, l’espace Scott, à Cour, l’espace Amundsen.
Musicalement, la séparation est aussi sensible : l’équipe de Scott est faite de ténors, et menée par le ténor Rolando Villazon, et celle d’Amundsen (baryton) par des barytons. Peut-être pour marquer dans les voix d’un côté la légèreté (de la préparation ?) et de l’autre son épaisseur et son sérieux. Parallèlement, les voix féminines font contraste puisque Kathleen Scott est mezzosoprano dans un monde de ténors, et la Landlady est soprano colorature dans un monde de barytons. Cette modulation des voix donne couleur à l’ensemble, et aux ensembles. Les animaux sont des instruments, les cors pour les poneys de Scott et les clarinettes pour les chiens d’Amundsen.
Le texte construit un système d’écho, notamment au début, de phrases identiques. Il est dit successivement avec des couleurs différentes : même phrases, mais couleurs variées.
L’orchestre est immense, très riche en bois, particulièrement fournis, et en percussions très variées (crotales, marimba, vibraphone, mais aussi Glockenspiel et cloches à vaches) ; on trouve aussi l’accordéon, le piano à quatre mains, des harpes. L’impression est qu’on a réuni là volontairement tous les instruments possibles en une richesse prodigieuse, jusqu’au son qui émerge des Gramophones, fixé par la partition, Caruso et Carmen (“La fleur que tu m’avais jetée”) d’un côté et de l’autre la chanson de Solveig de Peer Gynt.  Tout  va faire contrepoint à une situation apparemment linéaire du point de vue dramaturgique, dans un décor uniformément blanc qui va contraster avec la richesse incroyable de l’instrumentation.
Les parfums les couleurs et les sons se répondent (Baudelaire)
C’est bien le contraste qui est le principe de l’œuvre, deux personnalités, deux parcours, deux préparations, l’une sérieuse et secrète, l’autre sérieuse aussi mais m’as-tu vu, deux univers dans un espace uniforme, et tout un jeu d’oppositions apparentes et plus secrètes, de contrepoints qui vont conduire le principe de l’œuvre et dont Hans Neuenfels va s’emparer.
Le problème c’est que toute cette construction assez élaborée et complexe manque de ce qui a fait l’opéra tout au long de son histoire, des moments vraiment dramatiques, où des personnalités se confrontent, où les éléments se déchaînent, où les émotions affleurent et s’épanchent. C’est bien la désespérante linéarité du paysage qui domine, et d’une « course » vue non comme défi mais plus comme retour sur soi : course contre soi et contre l’autre, et moment où l’héroïsme est aussi bien externe qu’interne. Un seul exemple : souvent et Scott et Amundsen font référence aux éléments, au mauvais temps possible. Et pas un moment de tempête ou de violence des éléments, à laquelle tout compositeur du premier XIXème siècle aurait sacrifié. Il est vrai que nous sommes au début du XXIème   et que les lois du théâtre musical ont changé. Espace extérieur et échos intérieurs (auxquels contribuent très largement la présence évocatoire des femmes), course des corps contre les éléments et course des âmes fortifiées ou moins, la musique accompagne plus que décrit. Elle accompagne dans la profondeur, préférant travailler la complexité de la composition qu’une pure musique descriptive « à programme ». Une musique quelquefois « prise dans les glaces » d’une mélodie presque minimale (pour ne pas dire minimaliste) et en même temps très diffractée par la multiplicité des reprises instrumentales. Ce qui frappe, c’est vraiment cette variété des instruments et des timbres, exaltée par la direction redoutable de précision, très pointue et très pointilliste de Kirill Petrenko, qui rend chaque détail de la partition audible, et qui en travaille tous les recoins. Non seulement comme à son habitude il suit pas à pas les chanteurs (et sans doute avec plus d’attention encore pour une Uraufführung) mais il est attentif à tous les moments, tous les instruments, dosant les volumes, les couleurs, les interventions de chaque instrument avec une volonté de cohérence qui stupéfie. Il fait penser à son approche de Die Soldaten, et d’ailleurs la partition m’a souvent renvoyé à certains univers de Zimmermann. C’est vraiment pour moi l’artisan de la réussite de l’ensemble, car Petrenko dirige cette œuvre nouvelle et conduit cette partition avec le souci d’en rendre les qualités, d’en rendre les ombres et lumières, d’en transmettre la couleur, avec le même souci et la même probité que n’importe quelle œuvre classique du répertoire. On pourrait dire : « c’est la moindre des choses », mais ce n’est pas si évident en réalité. L’attention qu’il porte à la construction et au rendu, la plongée dans un univers si différent de ce dont il est familier, le respect de l’œuvre dans son intensité sont des éléments visibles, qui emportent en même temps l’orchestre dans cette perfection formelle. Et la plongée résolue dans cette musique est si visible au spectateur qu’on finit par se demander avec inquiétude comment la musique de Srnka  sonnera dans d’autres mains et si Petrenko n’est pas l’architecte de cette incontestable réussite.
À cette musique très « composée » correspond une écriture pour les voix qui m’est apparue à la fois réussie et assez classique, ce qui n’est pas un reproche, loin de là. Les ensembles sont tous magnifiques, à commencer par le quatuor Scott/Kathleen/Landlady/Amundsen à la fin de la deuxième partie qui a frappé tous les spectateurs, et par l’ensemble qui accompagne la mort (le meurtre) des animaux, vraiment exceptionnel par l’émotion qu’il diffuse. Le monologue initial de la 2ème partie, la lettre de Hjalmar Johansen chantée par Tim Kuypers est aussi un moment de théâtre vraiment sensible.
Ce qui frappe dans la distribution c’est d’ailleurs un véritable équilibre. Certes il y a les héros (le quatuor Scott/Kathleen/Landlady/Amundsen) et les deux équipes, les ténors Dean Power, Kevin Conners, Matthew Grills et Joshua Owen Mills (équipe Scott) et les barytons Tim Kuypers, John Carpenter, Christian Rieger et Sean Michael Plumb (équipe Amundsen) sont pour l’essentiel membres de la troupe ou des ex-membres de l’opéra studio. Ils témoignent ici de l’excellent niveau d’ensemble et de leur ductilité, mais aussi témoignent d’un esprit de troupe visible et d’une cohérence dans l’engagement, et même dans la différence sensible de jeu entre les deux équipes (travail magnifique de Hans Neuenfels sur les personnages).

Kathleen Scott (Tara Erraugh) et Scott (Rolando Villazon) ©Wilfried Hösl
Kathleen Scott (Tara Erraugh) et Scott (Rolando Villazon) ©Wilfried Hösl

Tara Erraught est pour moi l’un des mezzos les plus intéressants de la nouvelle génération, elle appartient à la troupe, mais a de nombreux engagements ailleurs. La voix est riche, charnue, puissante, avec un beau volume et une science des crescendos qui courent sur toute l’étendue du spectre, ce qui lui permet d’aborder aussi des rôles plutôt attribués à des sopranos, elle a la ligne de chant, le contrôle et aussi les agilités. Épouse bourgeoise  (qui tranche avec la Landlady en combinaison qui porte sans cesse le seau rempli de produits de nettoyage) tenue digne, port noble, artiste qui entretient des liens avec le monde artistique de l’époque, élève de Rodin, son allure correspond à une voix pleine d’autorité qui marque aussi un rapport moins direct et plus complexe à son mari. Magnifique et imposante prestation.

Landlady et équipe norvégienne ©Wilfried Hösl
Landlady et équipe norvégienne ©Wilfried Hösl

Au contraire, la Landlady de Mojka Erdmann apparaît physiquement plus fragile, comme un corps frêle et presque faible, et la partition lui réserve moins de couleur dans la voix, et plus de notes suraiguës tenues à l’extrême des possibilités. La musique d’aujourd’hui use souvent de ces voix à la fois légères et aiguës, mais qui savent tenir la distance. Moins passionnante pour la variété, mais impressionnante pour la performance technique, la prestation de Mojka Erdmann répond à ce qu’on attend d’elle, avec cette fausse fragilité qu’elle affiche en scène, mais aussi son sens de la réponse directe et franche, qui fait là aussi contraste avec le « côté Scott », qui affiche une Kathleen brune, et habillée d’une stricte robe noire, là où la Landlady est blonde, en combinaison légère et claire. Ombre et lumière.

Scott (Rolando Villazon) Amundsen (Thomas Hampson) ©Wilfried Hösl
Scott (Rolando Villazon) Amundsen (Thomas Hampson) ©Wilfried Hösl

Contraste aussi entre Rolando Villazon et Thomas Hampson.
Le trou noir qu’a traversé Rolando Villazon, promis à l’Empyrée des ténors, a des échos dans sa prestation : il a eu de tels problèmes de santé qu’il a interrompu sa carrière, pour la reprendre à plus petite vitesse et sur des rôles moins tendus que ceux auxquels il nous avait habitués. Villazon est un ténor qui s’engage, toujours sur le fil du rasoir, et donc toujours fragile car toujours au bord de la tragédie. C’est ce qui fait aussi son prix par rapport à d’autres artistes plus solides et peut-être plus lisses. Bien que la voix ait quelques accidents (qui n’ont pas manqué durant le représentation), que la projection ne soit pas toujours au rendez-vous, l’artiste reste passionnant dans une tessiture qui reste tendue. Il fait partie de ces gens qui respirent une humanité profonde, une sensibilité à fleur de peau, une spontanéité démonstrative et même quelquefois excessive, une sorte de fou chantant qui attire irrésistiblement la (et ma) sympathie.

Il chante Robert Falcon Scott, l’officier britannique qui va mener au Pôle Sud ses hommes, mais va périr avec eux de froid et de faim sur la route du retour. Personnalité controversée, sur qui on a fait tomber une certaine responsabilité dans l’impréparation de l’expédition tant pour le choix des vêtements que des transports : encore aujourd’hui, certains norvégiens ironisent sur le choix de poneys ou de chevaux pour effectuer la traversée sur la glace, par rapport aux chiens choisis par Amundsen. Villazon rend parfaitement une certaine instabilité, une certaine « dégaine » méditerranéenne avec des gestes larges, des mouvements brusques, Scott-Villazon est suffisamment fragile et excessif pour qu’on ait de visu, moins confiance dans son projet. Vocalement, Villazon, sans être exceptionnel, « fait le job » comme on dit, avec quelques menus scories, mais reste un profil scénique particulièrement intéressant et un profil vocal honorable parce qu’il marque un grand contraste avec Hampson-Amundsen,.

Thomas Hampson est le triomphateur de la soirée, pour un rôle de héros qui triomphe. La prestation vocale est supérieure à ce qu’on a entendu récemment de lui par exemple son Mandryka dans Arabella à Salzbourg. Il est possible que le rôle ait été (bien) écrit pour lui et en rapport à ses possibilités actuelles, il reste qu’en matière de tenue de notes, de projection, de chaleur de timbre, la prestation est exceptionnelle.
C’est bien l’impression de solidité qui domine, par la voix, par la nature du personnage, exigeant, ne laissant rien passer, très préparé et l’esprit rivé vers le but à atteindre, avec une voix à la fois bien plantée et chaleureuse, et aussi par la taille : il domine physiquement les autres personnages et en face, Villazon « ne fait pas le poids » physique, plus frêle, plus petit à la voix plus claire et plus fragile ; l’opposition entre les deux et l’avenir tragique se lit dans les images scéniques et vocales elles-mêmes. En ce sens, le spectacle est parfaitement calibré.
Il est aussi calibré par la qualité du travail de Hans Neuenfels, qui a été vivement applaudi par la salle (ce qui n’a pas été si fréquent dans sa longue carrière). Il travaille résolument dans le sens de la distanciation, construisant des images essentielles qui font sens, et ne se perdant jamais dans l’anecdotique, l’espace est une vraie construction théâtrale. Le décor, conçu avec Katrin Connan, est un espace blanc (rappelons que celui de sa Manon Lescaut dans le même théâtre était un espace noir) avec un fond de scène frappé d’une croix qui fait cible, une sorte de Croix du Sud qui figure le Pôle à atteindre, la cible commune des deux explorateurs, qui occupent chacun un espace séparé de l’autre par un séparateur au sol figurant les deux parcours.
Un décor donc essentiel où vont jouer les éclairages assez violents (figurant l’éclat du blanc) de Stefan Bolliger, et changeant lorsque les femmes apparaissent (devenant moins aveuglants, pour figurer une lumière non polaire). Le décor est lisse, simplement évocatoire, sans figuration de la glace, sans neige artificielle, sans aucun réalisme.

Frac et mort ©Wilfried Hösl
Frac et mort ©Wilfried Hösl

Car le principe de ce travail (qu’on peut naturellement discuter) est de rendre les contrastes humains évidents, sans se perdre dans un réalisme qui en l’état ne rajouterait rien. Alors, Neuenfels travaille sur les ressemblance et les contrastes, et d’abord sur les mouvements : essentiels et souvent parallèles dans la première partie, alors que les contrastes sont de plus en plus marqués dans la seconde partie, quand Amundsen regagne ses bases pendant que Scott périt de faim et de froid, le plus marqué étant un Amundsen en frac d’un côté (avec un éclairage normal) pendant qu’un à un (belle prestation de Dean Power) disparaissent les membres de l’équipe de Scott (avec un éclairage glacial), et que Scott finit comme pris dans les glaces figurées paradoxalement par d’épais sacs de couchage, allusion au sommeil précédant la mort par le froid et le gel.

Parallèles et paradoxes ©Wilfried Hösl
Parallèles et paradoxes ©Wilfried Hösl

Ressemblances dans les mouvements symétriques, alimentés par des paroles parallèles, dans l’entrée des femmes, parallèlement, mais distinguées comme on l’a vu par l’allure et le vêtement. Les différences entre les deux équipes se marquent d’abord par les couleurs, noir du côté de Scott, gris du côté d’Amundsen, par les costumes, épaisses peaux de bête chez Amundsen, cuirs doublé laine du côté de Scott, qui semble bien plus léger. Et de fait, Amundsen, de culture scandinave, avait prévu les choses en fonction de traditions locales : c’est aussi la question du choix des chiens et non de chevaux ou de poneys, figurés par des mimes munis de masques apparaissant dans une niche en fond de scène : Hans Neuenfels aime figurer ainsi les animaux par des hommes (voir les fameux rats de Lohengrin à Bayreuth).

Mort des chiens ©Wilfried Hösl
Mort des chiens ©Wilfried Hösl

Ainsi la scène où les animaux sont tués devient-elle l’une des plus fortes de l’œuvre, car elle vise à la fois à marquer notre relation très anthropomorphique aux animaux et en même temps,  les chiens sont tués au pistolet, comme on tue des hommes dans un massacre: le spectateur voit donc des hommes s’écrouler, et non des chiens. Il y a  là un jeu mimétique particulièrement fort qui rend très sensible la situation, déjà terrible s’il s’agit d’animaux, et encore plus forte puisque la relation devient « humaine ». Ce n’est pas un hasard si la scène est l’une des plus dramatiques de la soirée, et objet des souvenirs les plus forts.

Dans ce jeu des parallèles et contrastes, la deuxième partie, à la différence de la première, casse le jeu de la géométrie. Lorsque les uns reviennent du pôle, les autres s’y dirigent encore (je crois qu’ils l’atteindront plus d’un mois plus tard). Enfin lorsque les norvégiens sont sortis d’affaire au moment de la magnifique scène des oiseaux marquant la proximité de la mer : « What ? What is this ?! Birds ! », Scott et ses hommes de l’autre côté sont en train de périr « He has an open wound ».

L'autochenille de Scott ©Wilfried Hösl
L’autochenille de Scott ©Wilfried Hösl

Contraste enfin dans les comportements et les procédures, l’autochenille de Scott qui tombe en panne face à des moyens moins spectaculaires, mais considérés comme plus sûrs, la rigidité d’Amundsen (l’interdiction d’écrire par exemple ou de tenir un journal hors celui qu’il tient) face à la « souplesse » de Scott, la concentration d’Amundsen tout fixé sur son but. Car malgré un jeu d’acteur volontairement peu démonstratif, – on pourrait regretter que les équipes ne soient pas analysées dans leur comportement individuel, à de rares exceptions près – les gestes essentiels sont donnés, raideur et rudesse du côté Amundsen, plus de variété et de mouvement du côté Scott, et cette posture aide aussi à lire le drame qui se noue.

Le théâtre : Amundsen au pôle Sud ©Wilfried Hösl
Le théâtre : Amundsen au pôle Sud ©Wilfried Hösl

Seule concession à l’anecdote ou à l’Histoire, la figuration du pôle, avec tente et drapeau, reproduction exacte de la fameuse photo de la tente, du drapeau norvégien et de l’équipe.

L'histoire: Amundsen au pôle Sud
L’histoire: Amundsen au pôle Sud

Il faut remarquer aussi l’important enjeu, très peu marqué dans la mise en scène sinon en creux, que la conquête du Pôle Sud pouvait constituer pour une Norvège toute neuve devenue état indépendant depuis 1905, c’est à dire 6 ans à peine avant l’expédition face à un représentant de l’Empire britannique, à l’époque la plus grande puissance. Ainsi, sans que ce soit si clairement affirmé, c’est bien le mythe de David et Goliath, le pot de terre contre le pot de fer, et le lièvre et la tortue qui est ici reproposé en adaptation polaire.
À travers une histoire documentée, c’est finalement un parcours symbolique qui est ici dessiné fait d’une successions de moments, autant de scènes qui éclairent à la fois les motivations des uns et des autres et les contextes divers, les ambiances, dans un travail abstrait, sans concession et d’une très grande rigueur, sans aucun élément décoratif, presque comme une épure où le paysage indompté et intouché n’est plus un paysage, mais une ambiance où l’homme est seul, face à son destin, dans une sorte de posture héroïque que l’œuvre analyse au delà du récit proposé.
Et ainsi se trouve-t-on devant un spectacle plus théâtral qu’il n’y paraît à première vue, et c’est peut-être là le secret de son succès. Une musique qui se cache et se découvre, une géométrie qui se brise en deuxième partie, des moments d’une grande émotion et de suspension, mais aussi un « ennui » volontaire au départ, comme si les véritables enjeux avaient du mal à s’imposer, comme si la musique se cachait volontairement et si le théâtre se cachait d’abord pour se découvrir peu à peu.
Voilà une réalité historique et historiée qui est en même temps métaphore de la faiblesse et de la force de l’humain et variation sur l’héroïsme. Seul un paysage polaire, sans relief, sans couleur autre que le blanc, sans vie apparente sinon celle du regard qui l’embrasse pouvait peut-être en être le cadre. On comprend du même coup une musique à la fois tendue mais sans relief apparent, à l’image de cette immense étendue blanche du plateau polaire, qui force à rentrer en soi, comme on rentre dans le tissu musical, sans relief apparent non plus, mais en réalité plein d’une foule de détails et de richesses sonores de toute nature.  Apparence de désert et être riche et varié, de nouveau l’œuvre nous ouvre vers les contrastes habituels du monde. Et Neuenfels nous les soulève.
Son décor est construit comme une vaste caverne blanche, comme la caverne platonicienne. Et si la caverne était une immense étendue blanche ?

Alors que j’étais un peu dubitatif sur la musique en sortant de ce spectacle, je m’aperçois qu’il reste en moi après une semaine, et certaines images reviennent, certains moments m’accompagnent ainsi que certains sons . C’est qu’il constitue vraiment un spectacle total, fait de vrai théâtre, fait aussi d’une musique qui réussit à chanter et surtout à faire chanter. Mais c’est le chef d’orchestre le véritable démiurge de tout ce travail, sans sa clarté, sans sa précision, sans son approche très pédagogique au total, dévoilant peu à peu les ressorts de l’œuvre, nous n’aurions pu découvrir cet au-delà de la caverne, et respirer cette musique comme nous l’avons fait grâce à Kirill Petrenko, l’artisan fulgurant de ce triomphe.[wpsr_facebook]

Quatuor final du premier acte ©Wilfried Hösl
Quatuor final du premier acte ©Wilfried Hösl

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 26 juillet 2015 (Dir.mus: Alain ALTINOGLU; Ms en scène : Hans NEUENFELS)

Lohengrin Acte I ©Enrico Nawrath
Lohengrin Acte I ©Enrico Nawrath

C’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe, et cette dernière édition de la production de Lohengrin signée Hans Neuenfels, la fameuse « production des rats » qui fit couler tant d’encre le confirme au vu du triomphe extraordinaire qui a fait exploser la salle pendant 25 minutes après le baisser de rideau : rappels, hurlements, battements de pieds, standing ovations d’une longueur inusitée notamment pour Klaus Florian Vogt : ce soir, Bayreuth était le Bayreuth des grands soirs, des grands triomphes, de ceux dont tout spectateur se souvient parce qu’il n’y a qu’à Bayreuth que cela se passe ainsi, même si le Geschäftsführender Direktor Hans-Dieter Sense a déclaré que battre des pieds nuisait à la solidité du bâtiment.
Ce Lohengrin est, avec le nouveau Tristan, le plus recherché. Il est quasiment impossible de trouver des places à la revente.
Et qui se souvient encore que Lohengrin lors de la création de cette mise en scène en 2010 était Jonas Kaufmann, venu à Bayreuth et reparti aussi vite, tant Klaus Florian Vogt a marqué et reste indissolublement lié à cette production et à ce rôle ?

Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Enrico Nawrath
Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Jörg Schulze

Vogt est l’un de ces chanteurs clivants : certains détestent cette voix nasale, presque adolescente par ses inflexions, d’autres le portent aux nues et chavirent. De fait, la voix de Vogt est une voix difficile, inadaptée à pas mal de rôles, on l’a entendu à la Scala dans Fidelio où il n’était pas totalement convaincant, et dans Siegmund, il est un peu irrégulier, mais quand même plus adapté. À Bayreuth (et ailleurs) il fut un Walther exceptionnel, mais Lohengrin reste sa carte de visite. On peut même affirmer qu’il est unique dans ce rôle, même si le marché lyrique peut proposer un certain nombre d’autres ténors, et même s’il arrive à Kaufmann de le chanter . Vogt a d’ailleurs peut-être une voix adaptée à un répertoire plus récent : il ferait par exemple (s’il pouvait chanter en français) un Pelléas d’exception, car il en a le côté insolite et la poésie.
Ce qui est unique, c’est que le timbre est complètement adapté à Lohengrin, tombant du ciel, venu d’un ailleurs lointain. Ce timbre est si particulier qu’il donne à son personnage un parfum d’étrangeté dont aucun autre ténor ne peut se prévaloir. À cela s’ajoute évidemment des qualités de diction, de tenue de souffle, de ligne de chant et d’homogénéité qui sont les prérequis du chant wagnérien et qu’il cumule tous. Son émission est parfaite, la clarté de son chant est à peu près unique : on comprend tout, des notes les plus basses aux plus hautes. Bref, c’est un modèle. De ma vie de mélomane je n’ai entendu pareil Lohengrin, si régulier dans la perfection en toutes circonstances. Comment s’étonner alors de la standing ovation accompagnée de tous les hurlements possibles, des battements de pieds si dangereux pour la salle par leur énergie, des applaudissements à tout rompre. Le public venait pour lui, pour cette dernière édition avant la nouvelle de 2018, et il a été comblé.

Elsa (Annette Dasch) ©Jörg Schulze
Elsa (Annette Dasch) ©Jörg Schulze

Mais il n’était pas seul, et Annette Dasch a partagé le succès phénoménal de la représentation. Beaucoup avaient émis des doutes sur son Elsa lorsqu’elle fut affichée en 2010. L’Elsa préférée d’aujourd’hui c’est Anja Harteros, vue à la Scala, à Munich, à Berlin encore ce printemps (voir ce blog). Et pourtant, Annette Dasch porte en elle une qualité qu’Anja Harteros n’a pas en Elsa, c’est la fragilité. Une fragilité vocale : la voix est aux limites, mais pour un poil reste en-deçà ; nous sommes sur le fil du rasoir. Une fragilité du personnage, juvénile, hésitant, timide, écrasé. Et ces deux fragilités conjuguées donnent à son chant une indicible émotion. Il ne faut pas attendre de cette Elsa des moments épiques, mais un lyrisme permanent, soutenu par une belle technique, une jolie ligne, que donne la fréquentation de l’oratorio, et ce soir les notes les plus aiguës étaient là, bien larges, bien soutenues par le souffle, plus franches que les années précédentes. Elle a aussi déchaîné l’enthousiasme et c’était mérité.

Ortrud (Petra Lang) Elsa (Annette Dasch) Acte II ©Enrico Nawrath
Ortrud (Petra Lang) Elsa (Annette Dasch) Acte II ©Enrico Nawrath

Petra Lang en Ortrud était dans une forme éblouissante, avec des aigus dardés d’une puissance phénoménale et sans les problèmes de justesse, qu’elle peut quelquefois avoir. Elle est une Ortrud authentique, bien plus que Brünnhilde qu’elle chante souvent, et sans doute plus que l’Isolde qu’elle reprendrait peut-être l’an prochain dans ces lieux, à ce que la rumeur fait circuler. D’Ortrud elle a les aigus éclatants, les sons rauques, la violence et la présence. Triomphe comme il se doit.

Telramund (Jukka Rasilainen) ©Jörg Schulze
Telramund (Jukka Rasilainen) ©Jörg Schulze

Le Telramund de Jukka Rasilainen était plus présent, plus en voix aussi qu’à d’autres occasions. Voilà un chanteur de très bon niveau dont on entend peu parler et qui mène une carrière solide. Son Telramund, sans être mythique (Y en a-t-il au fait ?), est présent, affirmé, la voix qui n’a pas un timbre éclatant a une belle projection et de la puissance. C’est sans doute l’une de ses meilleurs incarnations.

 

 

 

 

König Heinrich (Wilhelm Schwinghammer) ©Jörg Schulze
König Heinrich (Wilhelm Schwinghammer) ©Jörg Schulze

J’ai plus de réserves sur le Heinrich de Wilhelm Schwinghammer, très correct au demeurant, mais sans grande personnalité. La voix n’a pas la beauté intrinsèque qu’avait celle de Georg Zeppenfeld dans ce rôle, sur cette scène et dans cette production, et surtout, il ne réussit pas une incarnation aussi frappante ni aussi hallucinée : Neuenfels veut justement un Roi de comédie, une sorte de Bérenger sorti du Roi se meurt, car il veut un personnage à la Ionesco, seulement capable de confier son destin à un Telramund ou à un Lohengrin de passage et peu capable de gouverner, encore moins de faire la guerre. Schwinghammer fait avec conscience et probité ce qu’on lui demande : il joue, il n’est pas.
Autre petite déception, le Heerrufer de Samuel Youn qui était si impressionnant par la pose de voix, par la justesse de ton, par la diction, par la clarté. Cette année, il garde bien sûr ses qualités techniques éminentes, mais la voix semble moins ouverte, et surtout il a l’air de s’ennuyer. Il est vrai que dans quelques jours il sera le Hollandais, ce qui est un autre défi qu’il relève depuis plusieurs années et que le Heerrufer n’est pas un rôle bien passionnant : il demeure que, confié à des médiocres, il peut détruire une représentation (au moins le premier acte), et que de très bons Heerrufer comme Samuel Youn ou Michael Nagy, magnifique lui aussi, sont rares.

Image finale acte II©Enrico Nawrath
Image finale acte II©Enrico Nawrath

Pas de Lohengrin sans un chœur d’exception : celui de Bayreuth, dirigé par Eberhard Friedrich, désormais à Hambourg après avoir été à la tête du chœur de la Staatsoper de Berlin, est structurellement exceptionnel, depuis les origines. On ne sait quoi louer de l’éclat, de la clarté, de la diction, de la manière d’adoucir et de retenir le son, de la capacité à moduler.  À lui seul, il vaut le voyage, même affublé des masques ou des queues de rats et même sautillant avec les énormes pieds dans les costumes imaginés par Reinhard von der Thannen.
Mais tout ce qui précède est connu, confirmé, presque attendu.
La nouveauté de l’année, c’était la direction de l’orchestre confiée à Alain Altinoglu succédant à Andris Nelsons occupé avec le Boston Symphony Orchestra. Andris Nelsons est une star, qui a remporté un très grand succès dans ce Lohengrin, au point que le Festival lui confie l’an prochain un Parsifal (avec Vogt !) très attendu (même sans Jonathan Meese). Il est difficile pour un chef de reprendre une production au succès consommé, sans apparaître comme le (brillant) second, d’autant que les répétitions des reprises sont rares à l’orchestre, comme s’en sont plaint de nombreux chefs, puisque 7 opéras à répéter pendant trois semaines sont une gageure pour les espaces et pour les plannings.
Alain Altinoglu a remporté un triomphe, lui aussi, totalement justifié. Car son Lohengrin affirme d’emblée une personnalité propre, très lyrique, très « ronde », moins épique que Nelsons, mais avec des qualités de clarté, de dynamique très affirmées et une autre couleur tout aussi séduisante. La limpidité de l’approche, la distribution des volumes qui jouent parfaitement avec l’acoustique particulière du lieu, tout cela mérite d’être souligné et mérite le détour. De plus, Altinoglu est un vrai chef d’opéra, attentif aux voix, aux équilibres, qui dirige en modulant en fonction du plateau. Il y a eu quelques menus décalages, qui devraient disparaître lors des autres représentations. Il reste que l’ensemble est remarquable de vie et de naturel. C’est un Lohengrin poétique sans être éthéré, énergique quand il le faut, jamais brouillon, jamais plat, qui fait totalement honneur au maître des lieux. Alain Altinoglu est avec Boulez le seul chef français à avoir dirigé ici depuis 40 ans, et l’un des rares de toute l’histoire de Bayreuth (Cluytens, certes, mais il était d’origine belge), il reste à lui souhaiter d’être appelé ici pour une nouvelle production.
Enfin, pour la bonne bouche, parlons quelque peu de nos rongeurs.
Cette production «des rats » fit parler beaucoup d’elle au départ, à cause de la personnalité de Hans Neuenfels, toujours considéré comme un sulfureux, alors qu’il s’est beaucoup assagi avec l’âge (il a quand même 74 ans) et que le public aurait dû s’habituer depuis le temps. La production a peut être un peu vieilli, mais fait toujours sourire par son ironie (l’apparition des souris (ratons ?) roses, la manière de marcher etc…).
Au-delà des aspects anecdotiques que sont les rats, Neuenfels pose une des questions clefs de Lohengrin, à savoir le suivisme des peuples qui face à l’adversité se confient à un homme providentiel. C’est un regard clinique sans complaisance sur l’absence de recul critique des peuples et les mouvements qui conduisent au totalitarisme : comme souvent, il distancie le regard en faisant du peuple des rats de laboratoire, réputés intelligents, dont on observe les réactions, sur lesquels on fait des expériences comme il l’avait fait sur son Cosi fan tutte salzbourgeois (où les rats étaient remplacés par les insectes).

Cygne blanc cygne noir ©Enrico Nawrath
Cygne blanc cygne noir ©Enrico Nawrath

On retiendra de cette production d’autres images aussi, comme l’arrivée d’Elsa percée de flèches, martyr comme Saint Sebastien, comme le lever de rideau de l’acte II, avec ce fiacre accidenté de Telramund et Ortrud en fuite et les rats qui cherchent à tout voler, ou comme Elsa en cygne blanc et Ortrud en cygne noir dans la deuxième partie de l’acte II. Enfin, cette image finale frappante de l’acte III où un fœtus sorti de l’œuf distribue à l’assistance avide son cordon ombilical à dévorer comme on distribue le pain au peuple affamé ou comme les stars lancent leur chemise aux fans en folie, avec pour clore Lohengrin seul, devant la scène alors que tous les autres sont morts : le roi est nu.

Des images fortes, pour une mise en scène qui n’a rien de ridicule, posant la question de l’idéologie portée par Lohengrin qui dit au peuple et à l’être aimé : aimez moi sans comprendre, sans savoir, et surtout ne vous posez pas de questions : l’essence du totalitarisme.
Le prochain cygne passe en 2018 avec Alvis Hermanis, garantie de sagesse élégante, Christian Thielemann en fosse et si tout va bien, Anna Netrebko et Roberto Alagna. Une production qui fera courir ventre à terre. [wpsr_facebook]

Image finale Acte III ©Enrico Nawrath
Image finale Acte III ©Enrico Nawrath

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: MANON LESCAUT de Giacomo PUCCINI le 30 NOVEMBRE 2014 (Dir.mus:Alain ALTINOGLU; Ms en scène: Hans NEUENFELS) avec Jonas KAUFMANN & KRISTINE OPOLAIS

Acte I, lever de rideau © Wilfried Hösl
Acte I, lever de rideau © Wilfried Hösl

Ah, les divas ! Que serait l’opéra sans les divas ? Sans leurs caprices, leurs coups de tête, sans leurs « esternazioni » comme on dit en Italie. Quand elles avaient vu la réunion d’Anna Netrebko et Jonas Kaufmann pour cette Manon, le sang des midinettes lyriques n’avait fait qu’un tour et les commandes avaient afflué à Munich. Peu importait Neuenfels, peu importait Altinoglu, ils et elles allaient venir, ils et elles étaient tous là, même ceux du sud de l’Italie et…

Et patatrac, la Diva eut ses vapeurs.  La chronique dit qu’elle eut un conflit (sans doute conceptuel)  avec Hans Neuenfels, l’enfant (septuagénaire) terrible (enfin, un des…) de la scène germanique et qu’elle s’en alla.

Elle fut remplacée par Kristine Opolais. La midinette lyrique avait déjà consommé du couple Opolais/Kaufmann à Londres dans Manon Lescaut, et Londres, c’est mieux que Munich, et l’acoustique par ci, et Pappano part là, et le shopping par ci, et la London touch par là, d’où déception, d’où regrets éternels. La Midinette lyrique a besoin de chair à tabloïd, de couples glamour à se mettre sous les yeux, sous la dent et sous les oreilles,
Bon, la Midinette a lu comme tout le monde que la Manon actuelle de Jonas serait (un grand conditionnel) une Madonna qui a déjà beaucoup servi, que Jonas s’est laissé pousser la barbe, bref, elle sait déjà tout.
À quoi bon alors « faire Munich » comme elle dit dans sa frénésie consumériste?

 

Acte I, toutes le veulent...© Wilfried Hösl
Acte I, toutes le veulent…© Wilfried Hösl

Mais voilà, les plats repassent quelquefois, et même réchauffés, ils sont meilleurs, plus goûteux et « faire Munich » valait vraiment la peine, à tous points de vue.
À Londres pour mon goût quelque chose de la mise en scène n’avait pas fonctionné, quelque chose de la direction de Antonio Pappano n’avait pas fonctionné, quelque chose d’Opolais n’avait pas fonctionné, et même un petit quelque chose de Kaufmann n’avait pas fonctionné. Avaient vraiment fonctionné sans aucun problème Christopher Maltman dans Lescaut et Benjamin Hulett dans Edmondo, ce qui ne fait une Manon Lescaut.

À Munich, tout a fonctionné, et la mise en scène de Hans Neuenfels est si respectueuse du livret qu’on se demande quelle mouche a bien pu piquer la Diva austro-russe, qu’on adore, mais qui nous étonne un peu : il doit y avoir anguille sous roche parce que le Macbeth qu’on a vu à Munich avec elle en juin dernier (Martin Kusej) était moins intéressant  et plus risqué pour elle que cette Manon de Hans Neuenfels…

Hôtelier, Geronte, Edmondo (en oiseau espion) Acte I © Wilfried Hösl
Hôtelier, Geronte, Edmondo (en oiseau espion) Acte I © Wilfried Hösl

C’est une grande Manon Lescaut qui nous a été proposée ce dernier dimanche à Munich, et qui a tout ce que Londres n’avait pas.
Et d’abord une vraie mise en scène, qui a su non seulement rendre justice à l’œuvre mais aussi en épouser la musique en n’entrant jamais en contradiction ou en choc avec elle.
Certes, Neuenfels étant ce qu’il est, il affiche (un peu) ses péchés mignons, à savoir entourer l’histoire d’un contexte « explicatif », ici le cirque (le chœur est vêtu un peu comme des clowns, culottes aux cuisses larges, Edmondo en costume de Dompteur ou de Monsieur Loyal), cirque parce que Manon est une bête de cirque, parce que cet amour passion destructeur est un objet circassien, parce que c’est la manière qu’a trouvé Neuenfels d’isoler l’histoire, comme dans le roman de Prévost où elle constitue un roman dans le roman. Le monde est un cirque et dans ce monde impersonnel , presque animalier, où les gens sont des clowns, la police des archers, et tous inévitablement gris et noir (sauf des perruques d’un roux agressif, presque animal) seuls, les héros sont « normaux ».
Et quelle succession de magnifiques trouvailles dès le début quand Des Grieux arrive se mélangeant à la foule clownesque, entraîné par son Monsieur Loyal, et entouré des femmes au masque de souris (sans doute un fil rouge de Neuenfels depuis les rats de Lohengrin) en disant  qu’il ne veut pas aimer, puis arrivent Géronte et Manon dans une calèche tirée par des hommes couronnés de plumes noires, tels des chevaux de corbillard, c’est la mort future qui entre,  puis le noir se fait et dès que la lumière réapparaît Manon à jardin et Des Grieux à cour entrent en courant, s’arrêtent, se fixent, et tout est clair. Un magnifique geste théâtral qui dit tout dans une simplicité et une économie de gestes extraordinaires. Et quelle autre idée merveilleuse que d’habiller Manon comme ces femmes de cinéma des années 40, la Laureen Bacall du Port de l’angoisse avec Bogart, ou la Michèle Morgan de Quai des Brumes, ou Celia Johnson de Brève rencontre évoquant ces rencontres passionnées quelquefois risquées, quelquefois sans lendemain, toujours mortifères dans une sorte d’éternel de la passion et de la rencontre.

Neuenfels a choisi de raconter une tragédie, en suivant et la trame puccinienne, et le texte de l’abbé Prévost qui apparaît projeté à chaque intermède orchestral ou à chaque baisser de rideau. Neuenfels à la fois isole l’histoire, la distancie et la raconte avec une très grande fidélité, comme l’enchâssement du récit de Des Grieux dans une réalité plus large, dans une vie autre dans un monde vaguement circassien, festif  ou vaguement animalier, mais où circule en permanence l’argent. Il en fait un spectacle dans le spectacle, en isolant l’action dans une boite noire aux néons blafards qui en délimitent les contours. Comme si les amants étaient seuls au monde, et en même temps sous le regard du monde. Le spectateur se fait voyeur, mais aussi complice : c’est un spectacle totalement cathartique. Et il laisse aussi les corps de libérer, se toucher, dans la vibration passionnelle : il faut dire que Opolais et Kaufmann ont exactement le physique du rôle et sont engagés comme rarement je les ai vus. Il y avait à Londres quelque chose de surfait, surjoué, de paillettes, un trop de décor et d’anecdotique. Chez Neuenfels, nous sommes dans l’essentiel, l’épure, avec travail sur le geste qui fait toujours sens en harmonie totale avec la musique, qui étonne et qui émeut.
Le deuxième acte à Londres se passait dans une sorte de peep show.
L’idée d’une Manon instrument et objet soumis au regard lubrique de tous, qui existe dans le livret où des “amis” de Géronte assistent à sa leçon de danse et de chant est aussi fouillé par Neuenfels, mais rendue de manière double, au centre un large praticable sur lequel est un lit, et sur les étagères une abondance de récipients, de boites, de vases contenant bijoux, perles, pendentifs.

Dispositif de l'acte II © Wilfried Hösl
Dispositif de l’acte II © Wilfried Hösl

Autour de ce praticable, des chaises sur lesquels s’assoient des dizaines d’évêques , dans des costumes stylisés, mais c’est clairement des ecclésiastiques qui assistent aux jeux érotiques de Géronte (le livret indique la présence d’abbés) ; son âge l’empêche de jouir du corps directement,

Acte II, jeux...© Wilfried Hösl
Acte II, jeux…© Wilfried Hösl

il paie un beau jeune homme chargé de caresser et de baiser la jambe de Manon, pendant que les musiciens chantent (magnifique, comme toujours, Okka von der Damerau), puis Geronte sans doute excité renvoie le jeune homme et s’affaire à son tour, puis rappelle le jeune homme, scène terrible où Manon silencieuse se laisse faire, et qui va faire contraste avec l’urgence passionnelle qui va suivre quand Des Grieux arrive. Au milieu de tout cela, un Lescaut léger mais pas antipathique, magnifiquement chanté par Markus Eiche, timbre chaud, diction exemplaire personnage déjanté mais plutôt version bandit sympathique que maquereau : il traverse  les actes  avec cette légèreté non démunie d’une certaine distinction.

Acte III © Wilfried Hösl
Acte III © Wilfried Hösl

Le troisième acte est aussi saisissant : une passerelle qui conduit à un trou béant, comme un mur métallique percé au chalumeau : la boite s’ouvre sur l’ailleurs et un ailleurs inquiétant,  il y a des spectateurs (toujours les clowns), il y a des femmes encagoulées qui vont embarquer. Le policier qui accepte l’entrevue de Manon et Des Grieux les suit, et les vise de son arc (tous les policiers ici sont des archers), c’est là aussi une magnifique idée : l’arc est l’arme de Cupidon, un Cupidon toujours charmant et coquin. Dès que Des Grieux et Manon s’étreignent, l’archer s’approche, menaçant, agressif, un Anticupidon glacial. Là aussi tout est dit.

Acte IV © Wilfried Hösl
Acte IV © Wilfried Hösl

Enfin le dernier acte est sans doute le plus beau et le plus bouleversant. Le plateau est nu, le couple arrive sur cette scène vide, pieds nus, avec des gestes qui au deuxième acte eussent pu être érotiques, et ici gestes de la désespérance et de la tendresse, la manière dont Des Grieux caresse Manon, dont il lui éclaire le visage, dont il lui écarte les cheveux indiquent des gestes d’une vérité rare et d’une très grande intensité, et quand Manon meurt, Des Grieux s’allonge auprès d’elle comme pour s’endormir avec le geste éternel des amants. Pendant que le rideau tombe.
Neuenfels a essayé de clarifier l’histoire très elliptique du livret (un livret repris et trafiqué par Luigi Illica, Giulio Ricordi, Domenico Olivia et Marco Praga, réduit à quatre moments d’une descente aux Enfers) en intercalant les extraits de Prévost, pour reconstituer le fil et les motifs du récit, et en y ajoutant des idées qui sont dans Prévost mais pas chez Puccini (la perdition par le jeu orchestrée par Lescaut)

La perdition par le jeu orchestrée par Lescaut © Wilfried Hösl
La perdition par le jeu orchestrée par Lescaut © Wilfried Hösl

il a essayé aussi de travailler sur l’intensité, l’urgence passionnelle, en recentrant sur le couple et en évacuant tout ce qui pourrait être anecdotique, ou pittoresque : c’est l’opposé des choix de Jonathan Kent à Londres qui se perdait dans les petits faits vrais, des anecdotes, et qui diluait toute émotion. Ici au contraire, l’œil ne peut que se concentrer sur ce couple magnifique et si investi, nous sommes bien dans l’épure tragique. Neuenfels par son travail sur les personnages, sur le geste et sa qualité esthétique, avec de magnifiques éclairages, signe là une mise en scène d’un très grand classicisme et d’une grande intensité émotive : il a travaillé sur les émotions, comme le demande la musique de Puccini. Netrebko, qu’est ce qui t’a pris de laisser cette occasion?
Il y a une grande cohérence entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, et le mérite d’Alain Altinoglu est grand d’avoir proposé un Puccini presque idiomatique, un Puccini tel qu’on a envie de l’entendre, pas tonitruant, pas dégoulinant de larmes, et tout sauf ordinaire. D’abord, il a un orchestre en très grande forme dont il sait mettre en valeur les qualités : sa direction est d’une très grande limpidité, cristalline je dirais, avec un souci très évident de relever certaines phrases, certains moments qui montrent la construction d’une partition que Claudio Abbado voulait aborder dans les années 90. Il y a toujours aussi quelque chose de tendu, à chaque fois sur un pupitre différent. Enfin, il épouse les mouvements du plateau, avec une cohérence rare, et sait jouer du pathos, mais sans jamais exagérer. L’orchestre n’est jamais trop fort, plutôt fluide. En bref, j’ai trouvé un Puccini juste, sensible, et en même temps complexe, très élaboré. C’est vraiment du très beau travail.
Il est évidemment servi par un plateau de rêve : parce que les héros transpirent la jeunesse et l’engagement. Ils en donnent en tous cas l’image. À commencer par Markus Eiche, un des meilleurs Lescaut qu’on puisse trouver aujourd’hui, une voix veloutée, un timbre chaleureux, une diction impeccable, un engagement scénique d’une criante vérité, il triomphe et c’est mérité.

 

Manon et le maître à danser (Ulrich Reβ) © Wilfried Hösl
Manon et le maître à danser (Ulrich Reβ) © Wilfried Hösl

Tous les rôles de complément sont d’ailleurs bien distribués à commencer par le maître à danser de Ulrich Reβ, fagoté comme sorti de la planète des singes, comme ces bêtes de cirque qu’on présente (la femme à barbe etc…) le mollet hypervelu, le visage couvert de barbe…avec Manon qui lui arrache un poil négligemment pour s’en servir de fil interdentaire…
Joli Edmondo « Monsieur loyal » de Dean Power (qui était si bon dans l’Affaire Makropoulos il y a quelques semaines), mais pas aussi convaincant peut être que Benjamin Hulett à Londres, Alexander Kaimbacher compose un très émouvant allumeur de réverbères du troisième acte, lui aussi comme sorti des monstres de cirque. En fait tous les personnages sauf les quatre personnages essentiels sont relégués dans une sorte de bestiaire à la Borges, pour ne faire émerger que Géronte (très bon Roland Bracht, un vétéran…mais c’est le rôle : on sait ce que veut dire Géronte en grec), Lescaut et le couple.

 

Acte IV © Wilfried Hösl
Acte IV © Wilfried Hösl

Kristine Opolais n’a toujours pas la vraie voix du rôle à mon avis, et elle a toujours des moments tendus, je pense que la voix plus large de Anna Netrebko eût mieux convenu. Mais cette fois-ci et contrairement à Londres, on s’en moque. On s’en moque parce qu’elle est d’une telle vérité, d’une telle intelligence, d’un tel engagement, elle diffuse une telle émotion et elle affiche une telle beauté qu’elle est Manon : elle est simplement et scéniquement fantastique, d’une rare expressivité vocale, d’un art de la couleur consommé. Grandiose.

Quant à Jonas Kaufmann, il est simplement phénoménal. Il a ce timbre sombre qui a priori ne convient pas au rôle, et il en fait un personnage un peu ombrageux, un personnage à la fois passionné, mais avec une couleur à la Werther, un héros romantique si l’on veut, d’une jeunesse et dans une forme vocale insolentes. Dès Donna non vidi mai, on a compris que ce sera grand. Certes, il use de trucs techniques qui permettent à cette voix si élaborée, si techniquement construite, de se jouer de tous les pièges : jamais un aigu solaire et ouvert, mais toujours des aigus en situation où l’on va jouer des notes filées, des adoucissements, des mezze voci parfaitement dominées et qui chavirent l’auditeur . Certains italiens lui reprochent de chanter en arrière, engorgé. Justement, il en fait un atout, il en fait quelque chose qui ajoute à la couleur du personnage, une limpidité teintée de buée, teintée toujours d’un peu de mélancolie. Du grand art, bouleversant, convaincant (comme il l’est très souvent dans Puccini), une technique hallucinante et une présence charismatique.
Alors, oui, ce fut un grand moment d’opéra, un vrai moment de théâtre et un merveilleux moment musical. La Wander – Midinette est heureuse. [wpsr_facebook]

Kristine Opolais & Jonas Kaufmann, saluts, 30 Novembre 2014
Kristine Opolais & Jonas Kaufmann, saluts, 30 Novembre 2014

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: LOHENGRIN, de Richard WAGNER le 31 JUILLET 2014 (Dir.mus: Andris NELSONS; Ms en scène: Hans NEUENFELS)

Acte 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Est-ce une si bonne idée que d’insérer un Lohengrin entre deux journées du Ring ? Traditionnellement, le Ring à Bayreuth est interrompu par deux journées de repos, pour les artistes, entre Walküre et Siegfried, et entre Siegfried et Götterdämmerung. Et désormais, il y a quelquefois ces soirs-là  une représentation.

On en perçoit les raisons : les spectateurs qui assistent à toutes les représentations d’un cycle (Ring+ 2 ou 3 opéras) sont relativement rares, plus fréquents sont ceux qui n’ont que le Ring, et ceux qui ont seulement les deux ou trois autres, ou même qui ne viennent que pour un seul titre. La politique de location, pour permettre à plus de monde d’avoir un billet, a consisté à ne plus donner de billets pour toute la série (sauf rares exceptions, et surtout pour le premier cycle, celui des premières, plus fréquenté par les officiels, la presse, les membres de la Gesellschaft der Freunde von Bayreuth-la Société des Amis de Bayreuth-). Ce n’était pas le cas lorsque je suis venu pour la première fois, en 1977 ou 1978, où l’on avait fréquemment 7 représentations sur 10 jours. Les choses ont évolué au moment de la Wende quand le public d’Allemagne de l’Est, et des pays ex-socialistes, a pu accéder au festival : la fameuse queue de la location est passée de 5/6 ans à 10 ans en quelques années…Par ailleurs, insérer une représentation dans un Ring s’est toujours fait, mais il s’agissait de représentations fermées, réservées en général aux associations et aux syndicats. Depuis que ces représentations ont été supprimées, il y a quelques années, on les a remplacées par des représentations ordinaires d’où la situation actuelle.
Évidemment, je fais partie de ceux qui ont un Lohengrin inséré entre deux journées du Ring. On ne se refait pas…
Aurais-je pu manquer, puisque l’occasion se présentait, d’écouter Klaus Florian Vogt dans son rôle fétiche ? Et foin des considérations sur l’homogénéité de l’écoute du Ring, puisque dans ma folle jeunesse, pendant les journées de repos, je filais à Munich écouter Kleiber.
Il reste que je ne sais si c’est le fait d’être plongé depuis quatre jours dans la découverte de la production de Castorf, ou de s’être accoutumé à la direction si particulière de Kirill Petrenko, mais ce Lohengrin, que j’ai tant apprécié en 2011 et 2012, m’est apparu plus fade.

Acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Je ne reviendrai que très superficiellement sur la mise en scène de Hans Neuenfels pour en rappeler les éléments forts, puisqu’elle a été l’objet de deux compte rendus (en 2012 et en 2011, cliquer sur les liens) auxquels le lecteur peut se référer. Hans Neuenfels a travaillé sur la relation de Lohengrin a un peuple qui attend le sauveur, un peuple encadré, programmé, comme des rats de laboratoire.

Acte 1, récit d'Elsa © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte 1, récit d’Elsa © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

On a beaucoup disserté sur les rats, c’est ce qu’on retiendra d’une mise en scène où, à y bien regarder, les rats sont certes envahissants notamment au premier acte, pour frapper les esprits, mais en même temps contingents, car c’est le deuxième acte et quelques moments du troisième (avec moins de rats) qui sont à l’évidence les plus réussis. Une fois qu’on a compris que tout peuple est dépendant, que tout peuple a des mouvements collectifs de suivisme, que tout peuple est manipulé, y compris par des fantoches (voir la manière dont est traité Heinrich, comme un roi à la Ionesco, le Bérenger de l’occasion, qui n’a de prise sur rien, à moins que tout ce qui se déroule ne soit qu’une projection de son esprit), on peut se concentrer sur le reste :

Elsa au premier acte © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Elsa au premier acte © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

l’étrange relation entre Elsa, figure de sainte suppliciée à la Saint-Sébastien, percée de flèches, dont la mise en scène dit clairement qu’elle n’aime Lohengrin que d’un amour contraint, qui lui sauve la mise.

 

 

 

Amour...trop tard © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Amour…trop tard © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

 

Le sentiment naîtra (avec le désir) quand il sera trop tard : relation très froide au départ, que Lohengrin conduit, persuadé qu’il suffit de dire pour que cela soit. Lohengrin vient d’un monde où l’être et l’apparence se confondent, et il arrive dans le monde, où non seulement ils ne se confondent pas, mais sont quelquefois contradictoires, un monde qui n’est pas fait pour les Lohengrin de passage et d’ailleurs, la première image du spectacle, un Lohengrin cherchant à forcer la porte de ce monde-là en y réussissant avec difficulté, aurait dû nous en avertir.

Prologue © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Prologue © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Drame de l’inadaptation, drame des faux semblants, drame du héros providentiel au service d’un peuple lâche et sans intérêt (à qui le foetus de l’image finale lancera de manière dédaigneuse son cordon à manger…) : on se demande dans ce monde-là si les deux personnages les plus humains ne sont pas Telramund et Ortrud.
Ce qui frappe en revoyant ce travail, c’est à la fois sa rigueur (excessivement ?) démonstrative  et la réduction de l’intrigue à des épures, à des signes clairs, là où nous nous moulinons nos neurones pour accéder au monde de Castorf. Habitué depuis quatre jour à la complexité et à le recherche obsessionnelle de sens, ce Lohengrin nous apparaît presque trop évident, attendu et pour tout dire presque déjà vieilli.
Après la clarté et le travail minutieux de Kirill Petrenko sur tous les détails de la partition du Ring, l’approche, plus spectaculaire, plus contrastée, plus synthétique, plus romantique aussi (c’est bien le moins pour un romantische Oper) d’Andris Nelsons demande un moment de réadaptation.
La direction d’Andris Nelsons reste très raffinée, particulièrement attentive à ne jamais couvrir les voix, et sensible. Le prélude est un grand chef d’œuvre de subtilité, le son s’installant progressivement, avec un volume allant crescendo qui évidemment convient parfaitement à l’acoustique de la salle. Mais le premier acte a connu (aux cuivres) quelques scories. Il est probable que le manque de répétitions d’orchestre, assez connu à Bayreuth (Boulez le signalait, Kleiber s’en plaignait), dû à l’exiguïté du planning, en est la cause. Le deuxième acte en revanche est une absolue réussite, d’un prélude extraordinaire de retenue et de tension, à l’explosion du chœur phénoménal (qui était apparu légèrement en retrait au premier acte) dans la partie finale. Le troisième acte continue sur cette lancée, initié par un prélude incroyable d’énergie, mené sur un tempo soutenu (plus juste que l’extrême rapidité de Mikko Franck à Vienne en avril dernier) et surtout une clarté du son tout à fait exemplaire. Nelsons est un vrai chef de théâtre, qui sait ménager les effets dramatiques, qui sait aussi être retenu à l’orchestre et valoriser la mélodie, notamment quand elle exprime la tendresse et qu’elle valorise le sentiment (c’est un vrai Puccinien, ne jamais l’oublier), notamment lorsque l’orchestre accompagne d’une manière extraordinaire contenue, le récit de Lohengrin “In fernem Land”. Un travail musical exemplaire, moins dans la sculpture de la partition que dans la peinture d’une grande fresque telles qu’on en verrait à Neuschwanstein, qui respire et qui émeut. Cela confirme la réussite de ce chef dans la fosse de Bayreuth, et nous fait attendre avec envie son Parsifal en 2016.

Final de l'acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Final de l’acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Du point de vue vocal, on ne s’arrêtera sur Klaus Florian Vogt que pour souligner l’art extraordinaire du chant qui nous est offert ici. Un art du phrasé d’abord, avec une expression d’une simplicité exemplaire, une diction d’une clarté cristalline, et une projection dont l’homogénéité toujours étonne, même si pendant le premier acte il a eu un tout petit accident en montant à l’aigu. La voix est uniformément large, convient idéalement à la salle, avec ce timbre clair et suave, légèrement nasal, reconnaissable entre tous, qui convient si bien à ce Lohengrin venu d’ailleurs. Tout paraît naturel, exempt d’effort, et surtout exempt d’affèteries ou de maniérismes. Rien n’est démonstratif, ni dans l’aigu, ni dans les moments plus dramatiques, c’est un Lohengrin égal, restant toujours cet être étranger qui regarde les aléas du monde avec étonnement et distance. Il reçoit une ovation gigantesque (un boato, diraient nos amis italiens), encore en-dessous de ce qu’il mérite sans doute. Admirable.
Pour cette année seulement, Annette Dasch qui attend un heureux événement,  a été remplacée par Edith Haller. Je me réjouissais d’entendre cette chanteuse appréciée sur cette scène même dans Sieglinde et Gutrune (et que j’ai aussi entendue à Genève). Elle aborde actuellement les plus grands rôles wagnériens (Elisabeth, Isolde). Son Elsa est en revanche décevante.
Elle a les aigus, et le volume (plus que Dasch) mais pas le son voulu, ici trop coupant, trop acéré. Originaire de Meran (ou Merano) au Südtirol, et donc italienne de langue allemande, elle a le défaut partagé par certaines chanteuses de langue allemande, y compris de très grandes, d’émettre des sons fixes et métalliques dès qu’elle monte à l’aigu, c’était dans cette salle si favorable aux voix et qui donc ne leur pardonne rien, très désagréable à entendre, notamment dans les duos ou dans les ensembles, la voix montant tout droit, sans modulation, sans frémissement, sans couleur. Elle a montré une voix puissante, certes, mais n’exprimant aucune sensibilité, et incapable de ductilité. Elle a remporté un très grand succès, parce que la voix sonne, mais c’est nous qui sommes un peu sonnés de cette manière de chanter.
Sa biographie indique qu’elle chante Contessa et Desdemona, je suis très curieux d’entendre le résultat : telle qu’elle est apparue, la voix est incapable des douceurs et de la suavité et de l’un et de l’autre rôle. C’est l’exact opposé d’Annette Dasch, qui avait toutes les qualités qui manquent à Edith Haller (sensibilité, ductilité du son, rondeur), mais qui n’avait ni le volume ni la largeur demandée à Elsa…
Le héraut de Samuel Youn est comme toujours exemplaire. Voix ronde, bien projetée, modèle de phrasé, émission homogène : c’est un rôle qui convient parfaitement à sa voix, dans lequel il n’est pas trop obligé de forcer, et qui met en valeur un timbre chaleureux, presque italien (comme beaucoup de chanteurs coréens…).
Petra Lang revenait chanter Ortrud. C’est sans conteste dans Ortrud qu’elle peut montrer toutes ses qualités : puissance, volume, facilité à l’aigu, et que les défauts (instabilité, justesse quelquefois) sont les moins visibles (ce n’est pas le cas dans sa Brünnhilde), elle est une Ortrud impressionnante, très engagée en scène, et son deuxième acte est extraordinaire de présence.

Ortrud et Telramund © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Ortrud et Telramund © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Thomas Johannes Mayer que j’avais tant apprécié dans le Wanderer à Munich, a montré des signes de fatigue, notamment au premier acte et au début du second. La voix n’a pas l’éclat noble ou le relief que quelquefois on apprécie dans Telramund (Tomasz Konieczny), mais ce timbre un peu mat est compensé par des qualités de diction, de phrasé, de couleur qui sont le signe du grand artiste. Le couple Ortrud/Telramund est ainsi remarquablement dessiné vocalement, une Ortrud violente et imposante, un Telramund un peu looser et en retrait. Leur deuxième acte est vraiment un grand moment dramatique, de tension et de théâtre.
Enfin Wilhelm Swinghammer reprend le rôle de Heinrich der Vogler où il avait succédé en 2012 à Georg Zeppenfeld. Cette jeune basse qu’on commence à voir dans les grands rôles (Sarastro etc…) et qui appartient à la troupe de Hambourg est bien installée vocalement dans le rôle du Roi. Sans être si large, ni si profonde, la voix est bien projetée et montre les qualités nécessaires au chant wagnérien, diction, phrasé, clarté de l’expression. C’est plutôt du point de vue scénique que je le trouve un peu en retrait : Georg Zeppenfeld en 2011 avait presque fait par son incarnation du personnage d’Heinrich un protagoniste dont on attendait les apparitions, il était vraiment fantastique et m’a marqué, alors que l’Heinrich de Wilhelm Schwinghammer reste plus pâle et un peu moins le personnage halluciné dessiné et voulu par Neuenfels.

En conclusion, c’est quand même sans conteste la distribution vocale la plus convaincante qu’on ait à Bayreuth aujourd’hui, malgré mes réserves sur Edith Haller. Avec un chef comme Andris Nelsons, voilà un Lohengrin musicalement remarquable, qui fait honneur à la colline verte. Pour une fois, on ne se plaindra pas du niveau du chant à Bayreuth aujourd’hui. Vive Vogt…
C’est plutôt scéniquement que le voisinage avec le travail luxuriant de Castorf (dans un tout autre ordre d’idées, j’en conviens) fait pâlir l’aura de ces rats qui firent tant couler d’encre à leur création. Sans doute désormais est-on habitué, et peut-être, malgré sa justesse, l’idée de cette communauté de rats figurant le peuple et l’armée n’est-elle peut-être pas la meilleure de ce travail. Pour ma part, le deuxième acte, moins peuplé de rongeurs (magnifique première image de cet équipage renversé et de ce cheval mort) reste l’élément porteur d’un spectacle qui continue à tenir le coup, et à triompher : c’est d’ailleurs le plus demandé du Festival.
[wpsr_facebook]

Image finale © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Image finale © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

BAYREUTH 2014-2020: LA PROGRAMMATION ANNONCÉE

Katharina et Eva, pour la dernière fois ensemble en 2014  à la direction du Festival de Bayreuth
Katharina et Eva, pour la dernière fois ensemble en 2014 à la direction du Festival de Bayreuth

Hier, dimanche 27 juillet,  lors de l’assemblée annuelle des membres de la Société des Amis de Bayreuth (Gesellschaft der Freunde von Bayreuth), Katharina Wagner, accompagnée de son conseiller musical, un certain Christian Thielemann, a annoncé la programmation du Festival dans les cinq prochaines années, s’arrêtant au Ring 2020, qui reste un secret.
D’abord, cela confirme la réconciliation de l’administration du Festival avec la Gesellschaft,  entité de quelque 5000 membres, fondée il y a 65 ans, qui est l’entreprise de mécénat officiel du Festival puisqu’elle siège ès qualité dans les instances dirigeantes et qui a durement attaqué Katharina à cause des choix de chanteurs et de metteurs en scène. Son activité consiste, non à être l’arbitre des choix artistiques, mais  essentiellement à financer des travaux d’aménagement du site (ateliers, salles de répétitions), et le conflit avec Katharina était né de divergences sur le financement de la salle de répétition d’orchestre, qui depuis longtemps répète dans la grande salle du restaurant. C’est que le festival doit gérer un espace relativement réduit pour cinq à sept spectacles annuels, dont une nouvelle production. Habitués au système de répertoire et à l’alternance serrée, les gestionnaires du festival prévoient pour les reprises peu de répétitions (sauf pour le Ring, qui traditionnellement a droit à deux ans pour s’installer, c’est pourquoi l’année 2 du Ring, il n’y a pas de nouvelle production. cela veut dire grosso modo répétitions scéniques dès le mois de mai, et répétitions musicales pendant les trois première semaines de juillet, les membres de l’orchestre venant de toutes les structures (orchestres et théâtres d’Allemagne) dont les saisons se terminent fin juin.

Cette absence de nouvelle production, traditionnelle pour un nouveau Ring, a été un des prétextes avancés pour une petite campagne menée contre l’équipe dirigeante (en plus composée de deux femmes) où l’on a pêle mêle tiré argument de l’absence de la Chancelière Angela Merkel à la première et au premier cycle (comme si c’était déterminant…Hollande est toujours absent des grandes manifestations culturelles françaises et celles-ci fonctionnent malgré tout…), les goûts de Madame Merkel comptent peu même si Le Monde, notre référence en matière de presse sérieuse, s’en est fait écho (people-isation quand tu nous tiens, idiotie quand tu nous saisis) et même si le Bund (l’Etat fédéral) compte pour un tiers dans le financement de la fondation qui gère le Festival. Pour le reste, l’Etat libre de Bavière compte pour un second tiers,  le troisième tiers étant partagé entre la ville de Bayreuth (4/9), le district de Haute Franconie (Oberfranken)(2/9), et la Gesellschaft der Freunde v.Bayreuth (3/9), ceci depuis 1973.
La campagne s’est appuyée aussi sur les différents travaux en cours, restauration des murs du Festpielhaus (sous échafaudages, des briques tombant), construction du nouveau Musée Richard Wagner (en cours et en retard) à Villa Wahnfried, notoirement sous équipé et sous financé, et restauration complète du fameux théâtre des Margraves, l’un des opéras de l’âge baroque les mieux conservés d’Europe, sinon le mieux conservé dont les travaux doivent durer plusieurs années. La conjonction de l’ensemble a fait gamberger les traditionnels faiseurs d’embrouilles, alors que ni le Musée, ni l’Opéra des Margraves ne dépendent du festival, et que celui-ci par exemple a protesté récemment par la décision unilatérale de la Ville de Bayreuth de faire payer les parkings à ciel ouvert environnants 5€, une nouveauté de cette année…
À cela s’ajoute les bruits sur le fait que la salle ne s’est pas remplie aussi vite ni aussi bien que d’habitude, sans doute faute à internet dont c’était cette année la mise en place à grande échelle et, disent les mauvaises langues, faute à la fuite des spectateurs devant les horreurs de la mise en scène du Ring de Frank Castorf, et de celle du Tannhäuser de Sebastian Baumgarten, alors que celle du Fliegende Holländer (Jan Philipp Gloger) ne fait pas de mal à une mouche, et celle de Hans Neuenfels pour Lohengrin a fini par perdre sa valence scandaleuse et son odeur de souffre (ou de rats) à cause d’une distribution restée remarquable (Vogt qui succéda avec succès à Jonas Kaufmann), d’un chef de référence (Andris Nelsons) et simplement parce que c’est quand même une bonne mise en scène. Et cerise sur la gâteau, pour la première fois depuis la création du festival on a dû interrompre la Première (Tannhäuser) pour un problème technique de plateau, le Venusberg (une cage enfouie dans le sous-sol dans la mise en scène) ne réussissant pas à monter. Bref comme le titre la feuille de chou Festival Tribüne consacrée aux Promis (on appelle comme cela les VIP en Allemagne) qui fréquentent un jour par an le Festival: Quo vadis Bayreuth?

C’est dans ce contexte de lutte entre tradition et innovation, que l’atelier Bayreuth continue de produire. On oublie que fille de Wolfgang, Katharina applique son concept de Werkstatt Bayreuth, c’est à dire d’un lieu de propositions scéniques, qui fait appel non à des valeurs consacrées, mais à des artistes en devenir. Cela explique que les chanteurs ne sont pas toujours très connus, que les metteurs en scène proposent des concepts qui peuvent paraître scandaleux. Mais les chefs, même jeunes, font en général partie des valeurs qui montent. C’est ainsi que Leonie Rysanek arriva au festival à 21 ou 22 ans, que Regina Resnik en 1953 avait à peine 30 ans, et que les chanteurs de la génération des années 50 ont plus ou moins commencé leur carrière à Bayreuth, comme plus récemment Anja Silja, ou Gwyneth Jones (jeune et solaire Eva en 1968), Waltraud Meyer (en 1982) ou même Vogt lorsqu’il explosa dans Walther (production Katharina Wagner), voire Riccarda Merbeth dans l’ancienne production de Tannhäuser (Philippe Arlaud – Christian Thielemann) . Cela réussit quelquefois, cela rate aussi (Amanda Mace, dans la production de Meistersinger de Katharina Wagner).
Or donc, Dame Katharina et son Chevalier Christian ont annoncé la suite, une suite sans Eva Wagner-Pasquier, qui quitte la direction du festival pour devenir conseillère artistique (un rôle qu’elle a eu à Aix, qu’elle a encore au MET), mais ce rôle serait  limité à un ou deux ans, en essayant de lui donner un statut qui ait du sens (Sinnvoll..expression qui a été utilisée), histoire de dire qu’elle n’aura pas une fonction honorifique, une sorte d’emploi fictif…Christian Thielemann tient à la présence de chanteurs de grand niveau (on dit toujours ça), et devient une sorte de pieuvre à l’allemande, puisqu’il tient Salzbourg Pâques, Dresde, Bayreuth, et qu’il prétend au Philharmonique de Berlin: une présence institutionnelle qui ne s’est pas pour l’instant concrétisée par une réussite artistique incontestable. Afficher Renée Fleming ou Jonas Kaufmann à Salzbourg ne veut pas dire avoir une politique artistique (vu les mises en scènes particulièrement plan plan qu’on a vues).

Alors, cette programmation? voilà ci-dessous les dessous des cartes…comme Manuel Brug nous l’annonce dans Die Welt.

– En 2015, tout le monde le sait déjà, c’est Tristan und Isolde, dans une mise en scène de Katharina Wagner, dirigé par Christian Thielemann, avec Eva-Maria Westbroek et Stephen Gould.

Jonathan Meese
Jonathan Meese

– En 2016, la polémique gronde déjà pour le Parsifal mis en scène par le plasticien Jonathan Meese, dirigé par Andris Nelsons, et avec Klaus Florian Vogt. L’an prochain, pris par la tournée du Boston Symphony Orchestra qu’il dirige et par le Festival de Tanglewood, il laissera le pupitre de Lohengrin  à Alain Altinoglu, premier français à diriger à Bayreuth depuis Boulez.
– En 2017, nouvelle production de Meistersinger von Nürnberg, confiée à Philippe Jordan, qui dirigera la quatrième et dernière édition du Ring de Frank Castorf, Kirill Petrenko assurant en 2015 son dernier Ring sur la colline verte (il FAUT que vous fassiez le voyage en 2015 pour entendre sa géniale direction) avec Michael Volle dans Hans Sachs (il a triomphé à Bayreuth dans Beckmesser, l’un des Beckmesser mémorables de cette maison avec Hermann Prey), Johannes Martin Kränzle comme Beckmesser et Krassimira Stoyanova comme Eva. La mise en scène en est confiée à Barrie Kosky, directeur de la Komische Oper de Berlin qui a plusieurs fois déclaré combien il était loin loin loin de Wagner….Il va confronter sa géniale légèreté à celle des Maîtres…

– 2018 verra un nouveau Lohengrin, confié à Christian Thielemann et au metteur en scène letton Alvis Hermanis, dont on a parlé dans ce Blog à propos des productions de Die Soldaten et de Gawain à Salzbourg, mais aussi de Sommergäste (Les Estivants) à la Schaubühne de Berlin, une mise en scène qui sera sans nulle doute plus figurative que conceptuelle, mais qui s’en occupera puisque Anna Netrebko (c’était dans l’air) sera Elsa. Sa voix charnue, très élargie, homogène, devrait faire merveille.

 

Tobias Kratzer
Tobias Kratzer

Enfin, last but not least, en 2019, Tannhäuser, confié à Tobias Kratzer, une jeune pousse de la mise en scène germanique, à qui l’on doit des Meistersinger remarqués à Karlsruhe (ils sont en répertoire désormais, allez-y), un Lohengrin à Weimar et des Huguenots de Meyerbeer à Nürnberg (allez y aussi, le système de répertoire permettant de ne pas attendre 20 ans avant de voir un production). Le chef n’est pas connu mais devrait être une star de la nouvelle génération.

Et le Ring de 2020? chut, on murmure Thielemann, dont le premier Ring en cette maison (Tankred Dorst) n’a pas été une réussite à 100%, et qui aimerait bien renouveler son triomphe viennois.
Rien ne filtre sur la mise en scène. ni sur la distribution. On pourrait cependant parfaitement imaginer, si le Lohengrin de 2018 fonctionne, Alvis Hermanis,  un raconteur d’histoires et de grandes fresques dont l’esthétique conviendrait pour succéder à Castorf, et qui proposerait ainsi un Ring non conceptuel, et je sens, mais je me trompe sans doute une odeur de Netrebko en Sieglinde…[wpsr_facebook]

Jonathan Meese SCARLETTIERBABY de METABOLISMEESEEWOLF (BLUTHUNDINNINBABY mit STOFFTIERWECHSEL IM SAALBLUT), 2008 Oil and mixed media on canvas 118.11 x 236.46 x 1.73 inches 300 x 600.6 x 4.4 cm
Jonathan Meese
SCARLETTIERBABY de METABOLISMEESEEWOLF (BLUTHUNDINNINBABY mit STOFFTIERWECHSEL IM SAALBLUT), 2008
Oil and mixed media on canvas 118.11 x 236.46 x 1.73 inches 300 x 600.6 x 4.4 cm

OPER FRANKFURT 2013-2014: ŒDIPE de George ENESCU le 3 JANVIER 2014 (Dir.mus: Alexander LIEBREICH, Ms en scène: Hans NEUENFELS)

Œdipe et la Sphinx © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe et la Sphinx © Oper Frankfurt/Rittershaus

OEDIPE
George Enescu
1881 – 1955
Tragédie lyrique
Livret d’Edmond Fleg
Traduction allemande: Henry Arnold
Créé le 13 mars 1936, Opéra Garnier, Paris

Création à Francfort
En allemand avec surtitres
____________________________________

On parle de la Roumanie aujourd’hui avec une telle désolation ou un tel mépris, comme d’un pays à la dérive qui ne sait que nous envoyer ses roms (qui sont aussi les nôtres, les roms étant un peuple installé depuis un millénaire sur le sol européen) qu’enfin l’occasion nous est donnée de rappeler quel rôle la Roumanie a joué dans la culture musicale occidentale et notamment tous les artistes qu’elle a donnés au chant et à l’opéra. À la musique classique, la Roumanie a donné les chanteurs et chanteuses Heraclea Darclée, Maria Cebotari, Viorica Ursuleac,  Ileana Cotrubas, Nelly Miriciou, David Ohanesian, Ludovico Spiess, Mariana Nicolescu, Vasile Moldoveanu, Corneliu Murgu, Angela Gheorghiu, les pianistes Dinu Lipatti, Clara Haskil, Radu Lupu,  les chefs Ionel Perlea, Sergiu Celibidache, Sergiu Comissiona, Marius Constant, Constantin Silvestri.
Il n’y a pas de pays plus ou moins important en Europe, tous ont contribué à construire cette culture européenne qui transcende les frontières et qui est une gifle éclatante aux  nationalistes défenseurs de replis mesquins, ignorants, stupides qui tentent de faire croire qu’il existerait sur ce territoire traversé depuis des millénaires par des migrations, un entre-soi bienheureux qui n’est en réalité que le masque de leurs peurs et de leur lâcheté.
George Enescu est de ces européens qui sont le produit d’une culture musicale totalement  internationale:  compositeur,  chef d’orchestre, violoniste inouï, il a étudié en Roumanie, puis à Vienne, et enfin à Paris et a vécu partagé entre la Roumanie et la France, en parcourant aussi le nouveau monde, mais en veillant à contribuer toujours à l’organisation de la vie musicale dans son pays: il y a créé par exemple la 9ème symphonie de Beethoven, jamais intégralement exécutée en Roumanie.
Enescu est l’un des phares de la vie musicale notamment dans la première moitié du XXème siècle: il est lié évidemment à Béla Bartók et de nombreux interprètes avouent lui devoir beaucoup dont Yehudi Menuhin, Christian Ferras, Ivry Gitlis, Arthur Grumiaux et le célèbre Quatuor Amadeus.

Créé au Palais Garnier en 1936, son opéra Œdipe dont la gestation a duré une vingtaine d’années  n’a pas été repris par l’Opéra de Paris depuis des lustres: notre opéra national est comme toujours à la pointe du progrès, du raffinement et de la curiosité et sait parfaitement valoriser son répertoire…Encore plus piquant: l’Opéra de Paris a coproduit l’Œdipe présenté à La Monnaie fin 2011 (La Fura dels Baus), mais ne l’a pas encore monté à ce jour, il parait que c’est pour 2016…

Œdipe et Mérope © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe et Mérope © Oper Frankfurt/Rittershaus

La production de Francfort, même en allemand est donc l’occasion d’entendre une musique qui est l’un des chefs d’œuvre oubliés du XXème siècle. À l’heure où tous les opéras sont donnés à de rares exceptions en langue originale, on peut s’en étonner de la part d’une maison plutôt en pointe  – et depuis très longtemps –  et “Opéra de l’année 2013”; mais Enescu lui-même désirait que son opéra ait un langage clair et compréhensible pour tout spectateur, et il est probable que ce soit l’une des raisons qui ait conduit à la présentation en allemand. On peut aussi supposer que pour les chanteurs apprendre le texte en allemand soit une facilité.
Moins compréhensible est la complète suppression de l’acte IV, celui qui s’inspire d’Œdipe à Colone de Sophocle et montre un Œdipe errant accompagné d’Antigone, jusqu’à l’apaisement final et d’une certaine manière la rédemption. C’est cet aspect vaguement chrétien qui a poussé Hans Neuenfels, en accord avec le chef, à supprimer un acte qui enlevait au drame son urgence. Ce qui intéresse Neuenfels, c’est le mythe traditionnel d’Œdipe, tel qu’il apparaît dans l’Œdipe Roi de Sophocle (et chez Stravinski) qui ne s’intéresse qu’à la partie finale du mythe (la peste, les révélations, la mutilation), c’est à dire l’ultime moment avant la crise, c’est à dire la pure tragédie. J’avoue ne pas partager cette vision: dans la mesure où cet opéra est rarement présenté sur les scènes, et surtout dans la mesure où la volonté d’Enescu était de raconter l’histoire complète d’Œdipe de la naissance à la rédemption et à la mort, comme une sorte de parabole: c’est là l’originalité de l’œuvre. C’est la trahir que la tronquer d’un acte au nom d’une logique de mise en scène. Mais Neuenfels est ainsi: il plie les œuvres à sa vision et à sa volonté et ainsi rend légitimes ceux qui refusent le Regietheater dont avec Ruth Berghaus, il est le premier représentant historique, imposant l’idée que le metteur en scène est un artiste comme l’auteur et modèle la pâte de l’œuvre  à l’aune de sa lecture, de ses désirs et de ses visions.
L’Opéra de Francfort, dans lequel je revenais après environ 20 ans est un des temples originels du Regietheater; la dernière fois, ce fut pour une Clemenza di Tito somptueuse mise en scène par Cesare Lievi dans des décors de son frère Daniele, couple phénoménal éphémère dont la créativité s’est interrompue par la mort prématurée de Daniele Lievi. C’est là que Ruth Berghaus fit ses premières mises en scènes lyriques, c’est là que Hans Neuenfels scandalisa le bon peuple. Aujourd’hui plus que septuagénaire (à son âge, il n’a jamais été appelé par aucun directeur d’opéra en France…), il scandalise à Bayreuth pour son amour des rats, mais il ne fait plus d’effet à Francfort (son Aida a été un vaccin définitif, d’autres diraient un poison mithridatisant). D’ailleurs son approche est parfaitement classique dans le sens où la lecture du mythe est précise, cohérente, et conforme. Neuenfels a lu avec attention les critiques du temps, les déclarations d’Enescu, et connaît parfaitement la période 1920-1950. C’est une période de retour aux grands mythes antiques, notamment en France, relus à l’éclairage des deux guerres, Giraudoux, Sartre et Anouilh en exploitent la veine (et Anouilh en particulier la veine œdipienne avec Antigone en 1944), mais aussi Œdipe d’André Gide en 1930 et La machine Infernale de Cocteau en 1934 pendant qu’en musique Stravinski (Oedipus Rex en 1927) mais aussi Honegger avec Antigone (1926) viennent à point nommé éclairer l’Œdipe d’Enescu (terminé en 1931 et créé en 1936): c’est incontestablement un thème dans l’air du temps, enrichi de sa lecture freudienne née avec le siècle. 
C’est d’ailleurs par là que la mise en scène de Neuenfels m’a d’abord intéressé et notamment par l’utilisation des costumes (d’Elina Schnizler): ils ont une hétérogénéité étudiée, qui évidemment interpelle ; ce sont des costumes de punks pour certains (les gardes, dont le très bon Andreas Bauer) dans une ambiance vaguement post-apocalyptique, Créon est travesti en femme, les prêtres ont des coiffes de prêtres incas, ils indiquent un monde d’avant la « civilisation » ou d’après. Œdipe quand à lui garde la neutralité du costume d’aujourd’hui (costume-chemise d’un homme banal), il est l’homme banal sur qui tombe le ciel sans l’avoir ni voulu ni provoqué ; face à ces costumes de toutes origines, les femmes et la Sphinx  arborent de magnifiques costumes des années 30 comme sortis d’un film ou d’une revue: les années 30 sont une référence subliminale constante dans l’ambiance qui est indiquée  : on pourrait être dans une mise en scène de Cocteau ou de Giraudoux, à l’Athénée ou au Vieux Colombier. Pour Neuenfels, l’époque de la création constitue la racine essentielle de l’évocation du monde, d’un monde selon Enescu, mais aussi selon tout le monde intellectuel du temps. Et la transversalité des costumes, en soi habituelle depuis 40 ans d’histoire du théâtre, renvoie à l’universalité du mythe dans la diachronie: pas de mythe plus actuel que celui d’Œdipe, pas de mythe plus urgent que celui d’Œdipe, qui est question pure. Il est la question sans réponse, le pourquoi sans réponse de toute tragédie: il est recherche, obsession d’aller jusqu’au bout dans la conscience de la ruine d’un monde fermé.
Pas de hasard dans cette mise en scène: le rideau se lève sur un archéologue découvrant une sorte de tombeau immense (des Labdacides?) qui sera l’espace de jeu unique, l’espace tragique, l’espace des questions, et des réponses qu’on ne perçoit pas (ce qui est encore pire), l’espace des seuils que l’on passe sans le savoir (d’ailleurs Œdipe les yeux crevés traîne avec lui un chambranle de porte).

Œdipe (Simon Neal) Œdipe et Mérope © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe (Simon Neal)  © Oper Frankfurt/Rittershaus

Cet archéologue, c’est Œdipe évidemment, qui déchiffre des graffitis de formules chimiques, cryptiques pour tout spectateur, formules qui démontrent sans doute, mais qui font question et qui font mystère: des murs entiers, étouffants, couverts de formules chimiques, d’équations, de fonctions algébriques, l’exposé d’un savoir démultiplié qui est en même temps mystère et interrogation.

Œdipe et Tirésias  © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe et Tirésias © Oper Frankfurt/Rittershaus

C’est Œdipe aux prises avec son histoire, assis au milieu de ceux qui assistent à sa naissance,  et cette histoire émerge des murs qu’il déchiffre au fur et à mesure, aux prises avec l’engrenage des questions qui vont conduire à la révélation, par Tirésias aveugle, marchant à l’aide d’un étrange déambulateur – comme un parc d’enfant  dans lequel on enfermerait celui qui a les réponses.

Le dispositif © Oper Frankfurt/Rittershaus
Le dispositif © Oper Frankfurt/Rittershaus

Oui c’est un ensemble gris ou noir, tout simplement parce qu’on est dans un espace clos profond comme un tombeau où TOUT se joue ; d’ailleurs, des flèches phosphorescentes nous en indiquent la direction comme si de la salle on allait vers un big-bang originel  ce big-bang qu’est le mythe d’Œdipe pour notre civilisation, au cœur du réacteur atomique de l’humain (beau décor, simple et efficace de Rifail Ajdarpasic) qui ne s’ouvrira sur un espace lumineux que lorsqu’Œdipe se sera crevé les yeux pour vivre en aveugle dans le monde de la lumière, lui qui voyait dans le monde de l’obscur.
Hans Neuenfels a conçu à la fois un dispositif à haute valence symbolique (ce tombeau révélateur, c’est évidemment le théâtre, c’est la caverne, c’est l’illusion des images) et un livre d’images comme le seraient des albums pour enfants, la mythologie pour les nuls, avec ces femmes hyper sophistiquées, ces pâtres tellement pâtres qu’ils sont vêtus en mouton (ils sont ceux-là mêmes qu’ils gardent)et  qui font évidemment sourire (très bon Michael Mc Cown): oui Hans Neuenfels conçoit cet Œdipe comme une mise en théâtre d’une série de montées d’images psychanalytiques, témoin le sexe énorme de Laïos qui pisse sur Œdipe et la réponse d’Œdipe à coup de massue, comme dans les bandes dessinées, témoin aussi la main-squelette qui pend à la place du sexe de la Sphinx et qui apparaît et disparaît comme un pénis malicieux. Bien malin celui qui d’ailleurs identifierait la Sphinx au regard de la théorie du genre…Tout cela montre un travail d’une intelligence évidente – on ne peut s’attendre à moins de la part de Hans Neuenfels, et un souci de baliser le récit en utilisant les modes de transmission et d’illustration les plus clairs et les plus familiers au public, ce qui évidemment n’évite pas bien au contraire la banalité. Mais cette banalité est celle d’Œdipe, le n’importe qui, celui sur qui tombe le tragique, cet homme sans qualité particulière qui va porter sans le vouloir et à lui seul l’humanité.

Au commencement était l'oeuf...© Oper Frankfurt/Rittershaus
Au commencement était l’oeuf…© Oper Frankfurt/Rittershaus

On retrouve dans la vision de Neuenfels des auto-citations : la naissance d’Œdipe est figurée par un œuf géant, qui renvoie à l’apparition finale de Gottfried dans le Lohengrin de Bayreuth, en fœtus hideux sortant d’un œuf. Vision d’avenir inquiétante et torturée, qui de fait appelle l’écrasement du monde  (et des rats) et l’isolement de Lohengrin, seul survivant désemparé : une autre victime de la question à ne pas poser.
Neuenfels s’arrête sur cette vision, sur un Œdipe aveugle quand le monde s’ouvre devant lui, car il veut montrer la tragédie dans son épure. Il n’y a pas de suite au tragique et le quatrième acte ne pourrait-être qu’une lente perpétuation ouverte sur un possible. Or, il n’y a pas de possible dans le monde tragique : alors Neuenfels arrête l’œuvre au moment où elle sort de son enclos, quand Œdipe a réglé tous les comptes et qu’il ne lui reste plus que regrets remords et lamentations, quand Antigone aussi apparaît comme protagoniste, là où elle n’était que figure de complément. Il va contre Enescu, qui voyait dans cette histoire une parabole menant à une sorte de rédemption, l’histoire d’un Œdipe qui finalement trouvait la voie d’une solution là où le tragique devrait la refuser, là où le destin décidait pour lui, alors que le héros tragique va volontairement jusqu’au bout de son destin. Dans ce débat, je suis clairement du côté de l’œuvre : Enescu ne veut pas de la tragédie, il veut d’une certaine manière une légende dramatique, ce qui n’est pas la même chose, comme une sorte de vie de Saint. S’il ne sentait pas l’œuvre dans son développement total, s’il ne la voulait pas telle qu’elle est, il fallait que Neuenfels refuse ce travail, car cet Œdipe dramatique et non tragique est fait pour un Warlikowski, un Py, il est fait pour ceux qui croient en la rédemption. Cette mise en scène est d’une grande intelligence, mais ne compte pas pour moi parmi les grandes oeuvres de Neuenfels, parmi lesquelles je compte le Lohengrin de Bayreuth et l’Aida phénoménale de Francfort. Je pense simplement que Neuenfels n’y a pas cru.
Du point de vue musical, saluons d’abord la performance générale des forces de l’Oper Frankfurt, un chœur remarquable, un orchestre de grande qualité, qui sonne bien, qui a la sécheresse voulue par l’œuvre (une œuvre faite pour l’acoustique lyonnaise…) et en même temps la clarté et la précision, emmené par un chef peu connu, Alexander Liebreich, nouveau directeur artistique et musicale de l’Orchestre de la Radio polonaise,  qui a su parfaitement en rendre la couleur musicale et bien pointer les chemins qui s’y croisent. Car d’une certaine manière, c’est une musique attendue, qui est une somme d’influences, de traditions, mais qui n’a pas de puissance vraiment innovante : quand on pense à ce que Berg ou Schönberg ont écrit dans ces années là, on en est loin. Œdipe a cependant une grande puissance syncrétique.
Enescu est d’abord un coloriste : il colore des ambiances, une couleur de musique populaire roumaine à la Bartók, une couleur antiquisante, en cherchant à reconstituer les sons de la musique antique, dans l’utilisation des vents et des percussions, une couleur debussyste, dans le miroitement des cordes : c’est vraiment l’œuvre d’un artiste qui s’est construit par l’écoute et l’interprétation des œuvres et notamment des contemporains ; il est dans chemin qui part de  Dukas et Fauré (on sent bien l’influence de celui qui l’a initié à la composition), passé par Honegger qu’il connaît bien, et qui plus tard passera un peu par Messiaen et pas mal par Poulenc. Du moins est-ce ainsi que je le situe. C’est de toute manière une musique datée (sans mauvaise part), à la période très identifiable, et très construite, intellectuellement très assise, fruit d’un travail considérable et pointilleux. Il est vraiment regrettable qu’elle ne soit pas du tout diffusée en France: cette musique nous enseigne des choses et nous éclaire.
Du point de vue du chant, la distribution est très largement composée d’artistes de la troupe de Francfort dont la qualité contredit ceux qui ironisent sur le système de troupe : quand on voit les résultats du système “stagione” dans les théâtres en France et en Italie, sur le nombre de représentations et la qualité moyenne des productions, comme on dit, « y pas photo ».
On signalera donc avec plaisir la Jocaste de Tania Ariane Baumgartner, voix posée, bien projetée, très expressive, ainsi que la prestation de la Sphinx (les maniéristes amateurs de français plus ancien disent la Sphinge…Sphinge rime avec Singe, je lui préfère Sphinx (Manon, Sphinx étonnant!) en gardant le son grec, qui rime avec Sirynx – déjà plus musical –  et qui garde en même temps le couple nx final, sonore et mystérieux, suspendu sur le néant) à la fois très belle et très bien mise en valeur par son costume, et surtout très expressive, sa mort est beau moment scénique (Katharina Magiera, nom à retenir), et les rôles féminins de complément sont très bien tenus (Antigone de Britta Stallmeister et surtout Mérope de Jenny Carlstedt), tout comme d’ailleurs leurs pendants masculins comme Phorbas (Kihwan Sim, qui remporte un beau succès très justifié), le berger de Michael Mc Cown et le garde d’Andreas Bauer déjà signalés, à un moindre titre Hans Jürgen Lazar dans Laïos et Vuyani Mlinde dans le Grand-Prêtre.
Le Créon interlope de Dietrich Volle (Créon est un personnage qui n’a jamais eu les faveurs des auteurs au théâtre) a un très joli timbre, une voix bien claire, et assez chaleureuse, face au très beau Tirésias de Magnùs Baldvinsson, un des piliers de la troupe de Francfort,  très bel artiste, assez connu par ailleurs dans le monde scandinave (il est islandais) pour ses prestations verdiennes. Œdipe, rôle écrasant si l’on considère les quatre actes, plus raisonnable dans cette version écourtée, c’est Simon Neal, un des chanteurs qui monte aujourd’hui dans la galerie des basses : une basse chantante, au timbre rond, et clair, une belle puissance et surtout, pour un opéra qui exige une diction exemplaire, un soin jaloux pour articuler le texte, le faire entendre et le faire sonner : une très belle performance : il aurait tout intérêt à l’apprendre en français…
Au total, une soirée de très bon niveau, avec un très gros succès à la clé, et de très longs applaudissements d’une salle pleine pour cette dernière représentation de la série, musicalement très homogène et soignée, tout à l’actif des masses de l’Opéra de Francfort, avec une mise en scène discutable par la partialité des choix affichés, mais qui marque une réflexion théorique particulièrement élaborée, sans toutefois provoquer ni enthousiasme ni terreur sacrée. Reste l’œuvre : a priori, une partition passionnante, mais qui ne révolutionnera pas la vision que j’ai de la musique de cette époque, tout en méritant largement d’être représentée et diffusée. Quand on pense au succès de  certains opéras véristes (Fedora…), on se dit qu’Œdipe vaut bien mieux et mérite l’intérêt des mélomanes et la curiosité des autres. Pour l’instant, et pour découvrir la version complète, je vous renvoie à la version en CD de Lawrence Forster, avec un José van Dam anthologique.
[wpsr_facebook]

Œdipe, passeur d'interdits © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe, passeur d’interdits © Oper Frankfurt/Rittershaus