OPERA VLAANDEREN 2015-2016 (ANVERS): AUFSTIEG UND FALL DER STADT MAHAGONNY de Kurt WEILL et Bertolt BRECHT le 24 JUIN 2016 (Dir.mus: Dmitri JUROWSKI; ms en scène: Calixto BIEiTO)

Eat, drink and fuck ©Annemie Augustijns
Eat, drink and fuck ©Annemie Augustijns

Il n’y a pas beaucoup d’occasions de voir l’opéra de Kurt Weill et Bertolt Brecht Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny sur les scènes : comme L’opéra de quat’sous, les mises en scènes satisfaisantes sont rares, d’une œuvre profondément marquée par l’idéologie, et traitée ici comme une comédie musicale.
En général, il est d’ailleurs difficile de mettre en scène Kurt Weill et Bertolt Brecht. Les échecs de L’Opéra de quat’sous sont fréquents, par exemple à Salzbourg récemment, mais aussi il y a longtemps au Châtelet avec Strehler, un brechtien pur jus pourtant. On verra l’an prochain ce que Wilson a concocté pour le Berliner Ensemble au TCE.
Pour Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny) il en est à peu près de même, on se souvient par exemple de l’échec retentissant de la production salzbourgeoise de Peter Zadek en 1998.
La production de l’opéra des Flandres remonte à 2011 et c’est une excellente idée de remonter ce travail considéré à l’époque comme « provocateur  » dans une maison où Bieito a ses habitudes.

Trinité (Simon Neal) Leokadia (Renée Morloc) Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns
Trinité (Simon Neal) Leokadia (Renée Morloc) Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns

On connaît la thématique de Mahagonny: des truands s’allient et décident de fonder une ville dans le désert américain pour pousser les mineurs et les travailleurs à venir y dépenser leur argent. Plaisirs faciles, filles, sexe et jeu, tout est bon pour cet ancêtre lointain d’un Las Vegas qui va devenir le centre du plaisir et de l’excès et aller si loin en tirant sur cette corde-là qu’à la fin elle va se casser, métaphore d’une société rongée par le désir le plaisir et l’argent.
S’appuyant sur la tradition Berlinoise de l’opérette et de la revue, Kurt Weill et Bertolt Brecht construisent un « musical » à la berlinoise, avec orchestre organisé autour des bois et des cuivres plus que sur des cordes, avec alternance de dialogues, d’ensembles et de chansons, dont la plus connue est Alabama Song, chantée en anglais alors que l’opéra est en allemand

Fatty (Michael J.Scott ) Leokadia (Renée Morloc) Trinité (Simon Neal) ©Annemie Augustijns
Fatty (Michael J.Scott ) Leokadia (Renée Morloc) Trinité (Simon Neal) ©Annemie Augustijns

Ainsi donc Bieito prend l’œuvre exactement comme elle est : une parabole à la Sodome et Gomorrhe où l’argent remplace toute règle et toute morale: les truands Trinité (Dreieinigkeitmoses), Leokadia et Fatty « Der Prokurist » s’enrichissent en proposant aux travailleurs de consommer bouffe alcool et sexe: eat drink and fuck. Il utilise à la fois les trucs brechtiens, par exemple le récitant qui raconte l’histoire, pour la distancier et didactiser le propos mais en même temps supprime toute distanciation dans la mesure où les chanteurs traversent régulièrement la salle, passent dans les rangs, envoient des objets au spectateur, en impliquant le public et en en faisant finalement une partie intégrante du spectacle  : Mahagonny, c’est nous.
La parabole construite par Bieito commence par une scène vide, du brouillard, des ombres qui vont s’installer en quelque sorte dans un « Nulle part », où il n’y rien pour accrocher le regard. Le décor de Rebecca Rings devient bientôt un amoncellement progressif de caravanes et de vans, qui va s’élever jusqu’à devenir aussi un mur, comme si on ne pouvait s’échapper (c’était un peu la même impression dans Die Soldaten, à Zürich et à Berlin) comme si la ville n’était qu’un amoncèlement d’habitations fragiles et précaires, prêtes à tout moment à aller ailleurs, qui ressemblent à ces caravanes ou campers abritant des prostituées au bord des villes , mais qui évoquent aussi une sorte de fête foraine. Il y a quelque chose d’un cirque, d’un barnum de la jouissance, coloré,et foldingue : un monde-ménagerie à la Lulu, que Berg composait au moment de Mahagonny, et que Wedekind avait publié au début du siècle. Le monde du cirque, c’est un monde animalier où les humains domptent les animaux : c’est cette ménagerie que Bieito nous montre où toute humanité s’efface, un crépuscule des hommes dans un monde sans Dieu…le personnage de Trinité (Dreieingkeitmoses) que Bieito habille en évêque, organise plus la farandole déglinguée autour du veau d’or qui devient terre promise, univers de la déchéance organisée par l’argent (le dollar) qui engloutit tout, aussi bien les petites filles innocentes devenues bientôt « queen of the porn » que les chercheurs d’or en quête de tous les plaisirs dépensant au bar comme au bordel.

Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns
Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns

Avec la rigueur qu’on lui connaît et une impeccable direction d’acteurs, avec une troupe il est vrai convaincue et engagée, Bieito organise le sabbat. Son propos, conformément à celui de Brecht est de dire que « l’argent fait tout » et détermine les rapports sociaux en niant toutes les valeurs de l’humanité. Ainsi du sexe, non vu seulement comme sexe, mais comme valeur exclusivement marchande. Il serait erroné de croire que Bieito fait une « mise en scène sexuelle », ce qui ne veut rien dire parce que la représentation du sexe est ici un repoussoir. Il écœure jusqu’à l’impossible. De même la nourriture et la boisson. On boit jusqu’à l’excès (avec les débordements et dérèglements consécutifs) ou on mange à en crever, d’où l’évocation fugace des concours de mangeurs de saucisses dont certains ne réchappent pas.
Ce qui est effrayant dans ce travail, ce n’est pas son « exagération », parce que l’œuvre de Brecht et Weill dit exactement la perdition d’un monde où l’argent est la seule valeur. D’ailleurs évidemment, le style de l’œuvre incite à la caricature: nous sommes chez Brecht ! Ne l’oublions pas ! Ce qui est effrayant, c’est que nous y lisons çà et là notre monde, notamment les allusions à la crise économique de 2008, déclenchée par des jeux dangereux avec l’argent des subprimes, et aussi une vision d’un monde corrompu à tous les niveaux par la soif de l’or – je parlais plus haut de Crépuscule des hommes par allusion directe à Wagner, qui raconte en quelque sorte la même histoire dans le Ring. Ce que nous dit Bieito c’est notre monde décharné, où le sexe s’affiche partout (voir internet) où la valeur travail s’écroule, où la crise économique est mise sur le dos des petits, vus comme empêcheurs de tourner en rond. C’est le spectacle de l’indifférence, de l’absence de sentiments, de la destruction des rapports sociaux et celle de tout romantisme qui nous est ici montrée jusqu’à satiété.

Jim (Ladislav Elgr) Jenny (Tineke Van Ingleed) ©Annemie Augustijns
Jim (Ladislav Elgr) Jenny (Tineke Van Ingleed) ©Annemie Augustijns

Ainsi, Jim Mahoney le bûcheron arrivé dans la ville transforme-t-il les « interdictions » en « Du darfst » (tu peux) et le fait que Mahagonny ait échappé à un ouragan et une sorte de signe pour aller encore plus loin.
On peut tout à Mahagonny si on a de l’argent. Sinon, on est condamné à mort.
Ainsi Mahoney est-il condamné à mort, lorsqu’il n’a plus d’argent et que Jenny la prostituée n’a pas un si grand cœur pour lui payer ce qu’il doit .

Trinité (Simon Neal) Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns
Trinité (Simon Neal) Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns

Bieito met en scène la mort d’une manière terrible, presque clinique. Mahoney est mis dans un caddy, symbole de consommation, qu’on électrifie, en ayant soin de lui verser de l’eau (comme pour un baptême) pour améliorer la conductivité. Dès que le courant passe, le corps est secoué, jusqu’à ce qu’il brûle de l’intérieur : Bieito point par point montre le processus de la chaise électrique. Puis le cadavre est émasculé.

Le cadavre est laissé seul sur scène, sous les feux des projecteurs, pendant que chœur et troupe passent en salle et dansent une farandole et font la fête en lançant des billets de banque (des billets de la « banque du ciel » ) et en essayant d’entraîner dans la danse lesspectateurs tétanisés. C’est la fête, nous sommes tous Mahagonny, face au cadavre isolé. Terrible image. Rideau.

Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns
Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns

La manière de Bieito dans ce travail est aux antipodes de ce qu’il a montré très récemment dans La Juive et dans Lear, mais aussi de son Tannhäuser;  elle correspond peut-être à un moment de sa démarche aujourd’hui dépassé. Il reste que la puissance de ce spectacle frappe le spectateur et rend méditatif, tellement il incite à nous penser en reflet de cette horreur. On pense aux 120 journées de Sodome, de Sade, et au film homonyme de Pasolini, au sens où la relation de pouvoir sert pour assouvir le désir parce que pouvoir et désir sont solidaires. Mais la satisfaction momentanée du désir impose d’aller toujours plus loin, jusqu’à des limites qu’on ne cesse de dépasser.
Au service de ce spectacle hors normes, une distribution de premier ordre, investie comme rarement, complètement impliquée et visiblement en accord avec la démarche. Le jeu de chacun est incroyable de vérité et de crudité, aussi bien les chanteurs acteurs que le chœur. Dans ce type d’œuvre, il est inconcevable de penser « opéra » au sens traditionnel, – c’est du pur théâtre épique à la Brecht -ce qui avait tué la production de Zadek à Salzbourg, bien trop « opératique ». Ce qui est ici clair, c’est que l’opéra s’efface derrière les procédés de la revue, paillettes, trucs en plume, couleurs, lumières, mais une revue cynique et destructrice, malgré une musique apparemment « populaire ». On sait que le spectacle était conçu dès 1927, à Baden-Baden, comme une succession de chansons, sans intrigue, comme un récital avec chansons et quelques moments orchestraux. C’était plié en trente minutes. Et ce n’étaient que des chansons…
La crise de 29 est passée par là , et Mahagonny en 1930 est une réponse, ou un commentaire à cette crise ; bien entendu, Bieito le sait et rapproche le monde de 2011 et celui de 1930.Dans Mahagonny, le monde un peu fou des années vingt s’écroule et Brecht accuse; peut-on s’étonner que l’œuvre ait été accueillie à sa création à Leipzig de manière houleuse (présence de nazis dans la salle) puis interdite.
Il faut donc pour donner à l’œuvre tout son relief, sa verve, et son rythme, avec une troupe sans faiblesse et qui surtout soit totalement convaincante dans sa démesure et son exagération. Deux personnages se détachent pour leur implication scénique, le « Trinité » de Simon Neal, incroyable d’engagement, délirant dans son costume d’évêque-prophète entraînant les autres dans l’enfer du dollar avec une voix tonnante à la présence définitive, avec une capacité impressionnante à colorer, à varier le ton, avec une expressivité confondante. On connaît la qualité de ce chanteur (Fliegende Holländer à Lyon, Œdipe de Enesco à Francfort), mais dans ce rôle, il apparaît quasiment irremplaçable. Même chose pour la Leokadia de Renée Morloc, en troupe à Düsseldorf, vue dans Rusalka (prod.Herheim à la Monnaie) et dans la mère de Stolzius dans Die Soldaten à Salzbourg et à Milan (Production Hermanis). Un personnage incroyable de vivacité et de naturel, suant la vulgarité, avec une voix magnifiquement placée et une personnalité scénique prodigieuse. L’écriture de Weill est vraiment d’une grande subtilité pour les voix, entre des voix fortes et tonnantes et des voix exigeant des raffinements, des jeux de couleurs, des inflexions, et une vraie technique ; tout sauf une écriture uniforme ; nous sommes nous sommes dans un univers à la Berg ou à la Hindemith où le texte a tant d’importance.

Jenny (Tineke Van Ingelgem) Jim (Ladislav Elgr) Leokadia (Renée Morloc) ©Annemie Augustijns
Jenny (Tineke Van Ingelgem) Jim (Ladislav Elgr) Leokadia (Renée Morloc) ©Annemie Augustijns

Le Mahoney de Ladislav Elgr répond parfaitement aux exigences du rôle, avec une incroyable agilité scénique et vocale, certains aigus, certaines notes en voix de tête, sont impressionnants, la voix est magnifiquement posée, bien projetée. Par son chant – presque opposé terme à terme à la voix protéiforme de Simon Neal – il fait sentir la différence du personnage, à la fois comme les autres, mais aussi plus humain, parce qu’amoureux (de Jenny la prostituée) : depuis Wagner on sait qu’il faut renoncer à l’amour pour gagner le pouvoir et l’or. Lui fait entendre « sa petite musique », un peu différente, qui le rend forcément plus faible. Une composition exceptionnelle.
Avec une vraie présence, la jeune Tineke Van Ingelgem compose une Jenny, la prostituée sans grand cœur, avec de faux airs de chanteuse pop. La voix est bien contrôlée, avec un timbre chaud et de jolis aigus qui eussent pu mieux s’épanouir cependant. La personnalité manque peut-être un peu de ce côté « débridé » des autres, mais la performance est notable.
Évidemment, dans un œuvre pareille, tous les rôles doivent être parfaitement tenus : Fatty (Der Prokurist) de Michael J.Scott a une présence vocale et scénique vraiment marquante, et il faut noter aussi William Berger (Bill) et Adam Smith (Jack O’Brien et Tobby Higgins), tous deux très bons également mais je garde pour la fin le Joe poétique à la voix de basse bien timbrée, mais aussi émouvante, pleine de jeunesse et d’expression, de Leonard Bernad,  en troupe à l’Opéra Vlaanderens et déjà noté dans le Tannhäuser. Un jeune à suivre.
Inutile de préciser que pour un tel spectacle demandant à chaque participant un engagement total, le chœur de l’Opera Vlaanderen dirigé par Franz Klee a la plasticité et le sens de la scène que l’on connaît chez d’autres chœurs de cette région, comme celui de l’Opéra d’Amsterdam. La performance théâtrale emporte l’adhésion notamment dans la dernière scène.
Grand architecte musical de ce travail époustouflant, le chef Dmitri Jurowski, qui démontre à chaque production qu’il dirige d’être l’un des chefs d’opéra qui comptent. On l’avait déjà noté pour Tannhäuser. Il participe à la mise en scène (son entrée initiale en salle !) et dirige l’œuvre avec une élégance et une précision bluffantes. Aucune scorie dans un orchestre où les bois et les cuivres sont essentiels (mais aussi ..le banjo), dont les souvenirs wagnériens aux cordes (excellentes) sont nombreux, mais qui dialogue aussi avec toute la production du temps. Il y a d’ailleurs entre toutes les œuvres de ces années-là des systèmes d’écho aussi bien entre l’opérette (l’Auberge du Cheval Blanc de Benatzki) et l’œuvre de Weill  qu’entre Weill et ses contemporains, Hindemith, Berg ou Schönberg. On a parlé de la parenté thématique avec Lulu, on pourrait aussi en évoquer les similitudes musicales. Tout cela apparaît évident en écoutant l’interprétation de Jurowski et de l’orchestre : un travail d’un raffinement qui est presque oxymorique avec ce qu’on voit sur scène, mais qui en même temps renforce la complexité de l’œuvre et permet d’en éclairer la lecture et la compréhension. Musicalement, c’est un moment exceptionnel qui nous est donné de voir et d’entendre qui contribue à réhabiliter Weill toujours considéré comme un compositeur un peu secondaire par rapport à ses contemporains cités plus haut. Cette musique apparemment facile est en réalité savante, profondément enracinée dans la tradition germanique, et en même temps réussit, ici grâce à l’intelligence de l’interprétation à apparaître d’une grande modernité et passionnante.
Ce fut donc une soirée exceptionnelle à tous points de vue, parce qu’elle a allié un extraordinaire travail scénique à un travail musical de tout premier ordre. Des quatre productions de Mahagonny vues jusqu’ici, celle-ci est de très loin la plus stimulante, la plus forte et la plus juste. Bieito et Jurowski fonctionnent bien ensemble, à quand la suite ?[wpsr_facebook]

$$$$$ ©Annemie Augustijns
$$$$$ ©Annemie Augustijns

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: DIE GEZEICHNETEN/LES STIGMATISÉS de Franz SCHREKER le 13 MARS 2015 (Dir.mus: Alejo PÉREZ; Ms en scène: David BÖSCH)

Acte III © Stofleth
Acte III © Stofleth

Le Festival annuel est dédié cette année à un étrange thème : « Les jardins enchantés », c’est à dire à ces espaces qui figurant un idéal de nature, et aussi de culture, posent la question du statut de notre monde et du rapport réel/irréel, permis/interdit, vie/mort. Pour illustrer ce thème, sans doute choisi en fonction de la création de Michael van der Aa Sunken garden « le jardin englouti », Serge Dorny propose aussi Les Stigmatisés et son île paradisiaque devenue un enfer et l’étrange voyage d’Orphée dans le monde des morts chanté par Gluck dans Orfeo ed Euridice (puisque c’est la version italienne de Calzabigi et non celle, française, de Moline, qui est présentée).
Die Gezeichneten (Les stigmatisés) de Franz Schreker créé en 1918 , a connu dès sa création à Francfort un triomphe et une très belle carrière, interrompue dès la fin des années 20 par l’évolution de la musique (deuxième école de Vienne) qui remisait Schreker au rang des compositeurs kitsch, puis par la disparition de son auteur en 1934, alliée à l’arrivée du nazisme en Allemagne. Schreker a disparu de l’horizon musical, classé dans les dégénérés, même si on a continué aujourd’hui à représenter son chef d’œuvre, Der ferne Klang, et de loin en loin, Die Gezeichneten, qui ont fait l’objet de reprises à Cologne, à Stuttgart ou à Amsterdam (qui a représenté aussi récemment Der Schatzgräber dans une production d’Ivo van Hove). En France, Schreker est terra incognita, la mère des Arts n’ayant jamais trouvé de lieu pour une création scénique : c’est ainsi que Lyon, 97 ans après la Première mondiale, en propose la création scénique française, dans une mise en scène du jeune David Bösch, un des espoirs les plus courus de la scène allemande, qui a déjà réalisé à Lyon un bon Simon Boccanegra, avec une direction musicale du jeune chef argentin Alejo Pérez.
C’est dire l’intérêt de cette production qui porte enfin sur un plateau français l’une des œuvres les plus marquantes du début du siècle.
A l’origine, c’est Zemlinsky qui passa commande à Schreker du livret, qui devait porter sur la tragédie de la laideur, mais celui-ci en l’écrivant, s’est pris d’intérêt pour l’histoire et décida de la porter lui-même en musique. Zemlinsky, alors, sur le même thème, composera Der Zwerg.

© Stofleth
© Stofleth

L’histoire est assez simple. Alviano, richissime mais d’une repoussante laideur s’est interdit l’amour, persuadé qu’il ne peut aimer ni être aimé. Il a offert aux génois une île paradisiaque, l’Elysée, dédiée à la beauté. Mais cette île où Alviano s’est interdit de pénétrer de peur de la ternir est utilisée à son insu(?) par la noblesse pour des orgies où des jeunes filles de la bourgeoisie sont enlevées, puis violées. Face à lui, le jeune noble Tamare, à qui tout réussit et sublime de beauté organise avec ses amis les orgies. Alviano tombe amoureux de Carlotta, jeune femme peintre, au cœur fragile, fille du podestat, issue de la bourgeoisie. Cet amour est partagé parce que Carlotta a deviné en Alviano une grande âme dans un corps difforme, un silène en sorte…Mais Alviano hésite et la jeune fille va croiser sur sa route Tamare dont elle va tomber amoureuse, tiraillée entre la beauté physique et la beauté morale.
Alviano le découvre et tue Tamare, qui a conduit Carlotta sur l’île et avec qui il a passé une nuit brûlante, bouleversant la jeune fille fragile. Apprenant la mort de Tamare, elle en meurt de désespoir et Alviano devenu fou s’éloigne pour toujours.
Tout se déroule sur fond d’opposition de classe entre la bourgeoisie et la noblesse (comme dans Simon Boccanegra, autre opéra « génois »), luttes de pouvoir, excès de la noblesse, qui finalement prend en otage les jeunes bourgeoises, et impunité décrétée par le Doge, un aristocrate, pour éviter une insurrection ou des luttes politiques trop âpres.
On sent comment un tel livret, au texte d’ailleurs particulièrement dense et vraiment réussi, peut être utilisé en relation aux débuts de la psychanalyse, mais aussi aux relations sociales et politiques entre noblesse et bourgeoisie, où même en approfondissant le caractère d’Alviano dont la fascination presque morbide pour la beauté confine à la paranoïa : c’est d’ailleurs un personnage d’une grande épaisseur, grand naïf ou grand pervers, manipulateur ou bienfaiteur. David Bösch finalement ne répond pas aux questions sociales, politiques, psychanalytiques que pose le livret et propose la vision esthétiquement cohérente d’un opéra nocturne, dans un espace de hangar sombre, sur un sol jonché d’objets, avec des reliques de festins qui sembleraient presque étranges (décor de Falko Herold). Cet univers s’étend aux premier et second acte – le second acte se limitant pour l’essentiel à la scène, pivot il est vrai, du portrait d’Alviano par Carlotta dans son atelier où l’amour de la jeune fille explose ayant découvert l’extraordinaire beauté d’âme de cet homme au physique hideux.
Ainsi la structure de la pièce est-elle symétrique : une première partie qui expose à la fois l’attitude d’Alviano et celle des jeunes nobles, et qui pose la situation sociale et morale, l’acte II est centré sur Alviano et Carlotta et l’acte III est l’acte de résolution où à la fois l’amour physique de Carlotta pour Tamare explose et où Alviano devient fou après la mort de la jeune fille.

L’organisation dramaturgique de l’œuvre est certes un peu bancale, avec une première partie qui crée les nœuds (acte I et II) et qui les dénoue assez brutalement au troisième acte, et un acte II à peu près réduit à une scène.
David Bösch  change donc d’ambiance, plus onirique pour le troisième acte, où le décor est parsemé de bosquets lumineux vaguement kitsch (on a accusé cette musique de l’être) sous lequel des orgies se passent, espace assez mystérieux, presque pesant, traversé par des ombres, par des gens du peuple, par des familles, où les femmes sont piégées, qu’elles soient pubères ou matures, où les hommes sont à l’affût, qui font disparaître les victimes dans une trappe (la fameuse grotte artificielle souterraine où se passent tous les méfaits).

Scène finale (acte III) © Stofleth
Scène finale (acte III) © Stofleth

La partie finale n’est pas sans rappeler Falstaff, mais un Falstaff où le monde ne serait pas burla mais tragedia: l’isolement d’Alviano peut renvoyer à cette figure là.

Acte II © Stofleth
Acte II © Stofleth

David Bösch utilise aussi la vidéo, images  vaguement psychédéliques (un bleu Yves Klein pour la scène de l’atelier…) mais c’est pendant l’ouverture que la vidéo est utilisée de manière la plus intelligente pour mettre le spectateur « dans l’ambiance » avec la projection de multiples avis de recherche de jeunes filles disparues, mais aussi d’enfants, posant directement le crime comme le centre du propos, puis projetant un petit film évoquant assez crûment les violences faites aux jeunes adolescentes.
Mais cette crudité affichée laissait attendre un travail plus violent: son travail scénique reste plus évocatoire et plus suggestif que réaliste, faisant d’Alviano quelquefois une sorte de Monsieur Loyal (avec ses costumes qui rappellent un peu le monde du cirque) et donc suggérant presque l’idée que l’histoire toute entière est suscitée par les fantasmes pervers du héros. Mais ce n’est que suggéré, car ce qui manque à cette mise en scène par ailleurs remarquable de précision dans la direction d’acteurs et dessinant un univers très cohérent, c’est un point de vue plus distancié, plus conceptuel, plus réflexif, menant le spectateur à une clef plus claire. Tel qu’il est ce travail est d’une grande rigueur et d’un grand classicisme,  globalement plus illustratif qu’analytique. C’est d’autant plus dommage que le texte est d’une grande densité et souvent d’une très grande beauté, que la période (1918) appelle une épaisseur qui manque un peu ici. Je peux comprendre aussi que certains apprécient ce choix, parce que décider de poser un univers évocatoire plutôt qu’une transposition analytique à la mode du Regietheater est évidemment un choix assumé.
Il est servi par une distribution très nombreuse, faites de petits rôles confiés à des artistes du chœur ou à des membres de l’opéra studio, et dans l’ensemble vraiment engagée et très juste.
Markus Marquardt est très solide en duc Adorno (on est à Gênes, les Adorno sont une famille aristocratique qu’on retrouve dans Simon Boccanegra de Verdi dans le personnage de Gabriele ), c’est un des barytons de bonne facture de la scène allemande qui sans faire une carrière de star, se retrouve engagé sur des scènes de référence comme Stuttgart, Dresde ou Leipzig, voix forte, jolie diction : une bonne prestation pour un rôle important  qui reste épisodique. Mais l’opéra s’appuie sur les trois rôles principaux de Carlotta (Magdalena Anna Hoffmann), Alviano (Charles Workman) et Tamare (Simon Neal), trois chanteurs qui sont habitués à Lyon.
La Carlotta de Magdalena Anna Hoffmann est tendue, engagée, à la fois solide et fragile : elle est incontestablement le personnage, avec son aspect passionnel, mais aussi quelquefois réservé, tendre : elle arrive a proposer des facettes très différentes du personnage, aussi grâce à la précision de la direction théâtrale de David Bösch. Du point de vue vocal, elle assume la partition, mais il m’a semblé que la voix était un peu en retrait par rapport à d’autres prestations (Erwartung !) et notamment les notes très aiguës manquaient de rondeur, et montraient quelque stridence et acidité.

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

Aucune acidité chez Charles Workman, au timbre suave, doux, clair, qui colle si bien au personnage : la laideur apparente et la voix ensorceleuse. Workman est prodigieux en scène, dans un personnage à la tenue aristocratique et à l’aspect repoussant : il réussit à rendre la dualité par une manière de se déplacer, un port altier et en même temps une très grande tendresse dans la voix qui le fragilise. Une véritable incarnation dont l’un des sommets est son arrivée au troisième acte, traversant la scène avec un pas décomposé hallucinant. Vocalement toutefois, la voix accuse la fatigue dans les notes de passage, avec de nombreux problèmes de justesse, notamment dans les moments tendus et qui exigent une tenue plus longue. Mais ces problèmes, réels, sont moins marquants que la prestation d’ensemble, la présence, l’élégance. On connaît le chanteur depuis très longtemps, on connaît son style, son sérieux, son engagement : c’est cela qu’il faut saluer. Il faut saluer aussi ce choix, parce que souvent le rôle est confié à un ténor de caractère, un Mime ou un Loge (Robert Brubaker dans l’enregistrement de James Conlon par exemple), un peu comme le rôle du nain dans Der Zwerg de Zemlinsky. Le choix de Charles Workman est assez inattendu et pourtant parfaitement cohérent.

Simon Neal (Acte I) © Stofleth
Simon Neal ( Tamare, sur la table) et Markus Marquardt (Adorno, appuyé) © Stofleth

Quant à Simon Neal, je reste encore sur son Jago phénoménal à Bâle en janvier dernier dans la production de Calixto Bieito. Et son Tamare confirme dans la même veine un chanteur à la diction impeccable, à l’engagement scénique remarquable, il joue une sorte d’aristo qui a mal tourné, sûr de lui et dominateur, et donne au texte qu’il chante une présence, une couleur, et malgré tout une élégance frappantes. Il réussit à montrer la noirceur, le mépris, l’énergie dans le mal, et en même temps garde du style, en scène et dans la voix, un exemple de grand seigneur très méchant homme : son changement de ton vaguement teinté à la fois de désespérance et d’exigence lorsqu’il est face à Carlotta, c’est vraiment du grand art.

Magdalena Anna Hoffman (Carlotta) et Simon Neal (Tamare) © Stofleth
Magdalena Anna Hoffman (Carlotta) et Simon Neal (Tamare) © Stofleth

C’est vraiment une grande réussite de la production que de s’être concentré sur les personnages, plus que sur les situations, des personnages qui me font irrésistiblement penser à l’univers d’Egon Schiele, un Egon Schiele qui serait regardé par Céline, ou quelquefois d’un Klimt qui aurait renoncé aux ors pour choisir les noirs.

Alejo Pérez © Ishka Michoka
Alejo Pérez © Ishka Michoka

Mais la grande réussite de la soirée, c’est de faire découvrir au public cette musique extraordinaire, luxuriante, rutilante quelquefois, sombre et obscure, changeant sans cesse de reflet, à la fois multiple et miroitante, très ronde et très chaleureuse, quelquefois rèche aussi, mais toujours riche, profonde, tendue, tenant l’auditeur en haleine, qui reconnaît là Strauss, ici Wagner, quelquefois aussi, c’est très net, Debussy : bien sûr il n’y a pas d’imitation, mais une inspiration due à la fréquentation d’un monde musical lui-même ouvert varié et riche : rien de moins kitsch dans cette musique, pas plus en tous cas que certains moments de Die Frau ohne Schatten des mêmes années. Le prélude est vraiment prodigieux, et j’y ai entendu des choses que je n’avais pas remarquées, notamment dans les toutes premières mesures grâce à la direction d’Alejo Pérez, d’une grande clarté, qui rend l’orchestre moins sec, moins tranchant que d’habitude, avec une rondeur et un éclat qu’on ne lui connaissait pas. Voilà un chef à inscrire sur les tablettes de l’excellence, il a réussi à créer une ambiance, à faire ressortir les couleurs multiples de la partition, avec toujours le tempo juste, relevant çà et là les innovations (il dirige souvent du contemporain), mais aussi insistant sur la chatoyance, sur la diversité, sans jamais exagérer (ce qui pour une telle musique serait aisé) ni souligner ce qui pourrait être perçu comme des vulgarités : lui aussi, comme les chanteurs et comme la mise en scène, malgré cette histoire torturée, il a choisi de travailler l’élégance, non pas superficielle, mais l’élégance vécue, ressentie, communiquée. Grand moment musical, qui fait du chef le grand architecte de la soirée, et l’artisan de la réussite de cette Première d’une production qui n’en doutons pas, sera un grand succès.
Strasbourg avait proposé en 2012 Der Ferne Klang, alors, il ne nous reste plus qu’à réclamer à Lyon  Der Schatzgräber .
Au total une ouverture de Festival de style assez classique, et de grande tenue, pour une soirée qui emporte la conviction par la musique, par l’engagement, où la mise en scène, qui ne m’a pas totalement convaincu, épouse plus qu’elle ne divise ou ne clive.
Musiktheater mit Regie plus que Regietheater.[wpsr_facebook]

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

THEATER BASEL 2014-2015: OTELLO de Giuseppe VERDI le 11 JANVIER 2015 (Dir.mus: Enrico DELAMBOYE, Ms en scène: Calixto BIEITO)

Otello (Theater Basel) ©Hans Jörg Michel
Otello (Theater Basel) Acte I ©Hans Jörg Michel

Se trouver à une représentation d’opéra à Bâle  peut être considéré comme décalé le jour où la France entière est dans la rue pour dire non au terrorisme et oui à la liberté de pensée et d’expression. J’aurais peut-être  dû aller rencontrer l’histoire en défilant avec les millions de compatriotes en ce 11 janvier. J’ai suivi la journée par internet et par le cœur. Mais les hasards des réservations et du calendrier ont fait que j’étais à Bâle, où le Theater Basel affichait un roboratif « Je suis Charlie » sur sa façade, et un terrible Otello de Verdi dans sa grande salle.

Terrible, parce que j’ai rarement vécu un Otello d’une telle tension, à la limite du supportable. J’en suis sorti tout tremblant.
Aucune des nombreuses mises en scènes d’Otello vues au cours de mon parcours mélomaniaque n’ont laissé en moi des traces indélébiles ou inoubliables, je peux même dire qu’elles ont disparu dans les oubliettes. Il n’en est évidemment pas de même des distribution et des chefs : Domingo et Vickers, Freni et M.Price, Cappuccilli, Bruson et Bacquier, et dans la fosse Solti, Kleiber, Abbado, Muti. C’est rarissime, mais ce n’est pas de Claudio Abbado dont je garde les plus grands souvenirs, une mise en scène (Ermanno Olmi) médiocre, une distribution pas trop convaincante (Domingo dans une de ses dernières apparitions dans le Maure, Frittoli pâlichonne) malgré un orchestre (Berlin !) fabuleux n’ont pas contribué à sculpter un monument de la mémoire.
Solti, avec Domingo à Paris au cœur de la canicule de 1976, avec une Margaret Price éthérée et un Bacquier somptueux malgré les critiques de la presse de l’époque (qui affirmait que Domingo ne tiendrait pas deux ans s’il s’obstinait à chanter Otello…) fut un très grand moment.
Il y eut aussi Jon Vickers, plusieurs soirs à Paris, totalement inoubliable, totalement déchirant, tirant les larmes…
Et puis évidemment, Carlos Kleiber, quatre soirs à la Scala (Mise en scène de Franco Zeffirelli) en 1987 (et 36h de queue), Domingo, Freni, Bruson d’abord, puis Cappuccilli . Oui, cette seule évocation me serre le cœur, me bouleverse. Quelle folie…quelle merveilleuse folie a saisi la Scala en ces représentations de centenaire.
Le lecteur peut comprendre que je n’ai vraiment plus rien à attendre d’Otello, même pas Jonas Kaufmann qui sera sans doute magnifique, mais avec quelle Desdemone et surtout quel Iago.  Je pense donc, comme on dit, avoir mon compte.
Et pourtant, je suis sorti de cet Otello bâlois groggy comme rarement je l’ai été à l’opéra. Un Otello sans vedettes, même si Simon Neal, Iago, est désormais bien connu, avec un chef de répertoire, Enrico Delamboye , un de ces Kapellmeister qui font honnêtement leur travail, un orchestre très efficace sans être somptueux.
Aucun élément indigne dans la distribution et tous incroyablement engagés dans la mise en scène, car ici, ce qui tient l’ensemble, c’est la mise en scène de Calixto Bieito, dont on remarque qu’il écume les scènes espagnoles, italiennes et allemandes depuis 15 ans au moins, mais pas les scènes françaises. Les parisiens devraient le découvrir dans les prochaines saisons à Paris. Incompréhensible, et évidemment ridicule, sinon scandaleux.
Bieito s’est fait une réputation sulfureuse de metteur en scène « sexe et sang », de provocateur (je ne vous raconte pas son Don Carlos sur cette même scène de Bâle…), mais j’ai rarement vu une production de Bieito qui ne fût pas rigoureuse, cohérente, en plein accord avec la musique. Il va faire Cosi’ fan Tutte cette année de nouveau à Bâle, je vais y courir et je vous engage à le faire. Les lecteurs de ce blog se souviennent de mon enthousiasme devant ses Soldaten à Zürich, puis à Berlin. Mais Die Soldaten sont une œuvre « sexe et sang », et d’une certaine manière Bieito était dans son élément, en cohérence avec l’oeuvre.
Pour Otello, c’est différent : on est tellement habitué à écouter les chanteurs que la mise en scène importe peu. Tout le monde attend l’esultate, le Credo puis le Si per ciel, la chanson du saule et l’ave Maria. Pour la majorité du public, c’est d’abord le ténor qui compte. Les idées de mises en scène (quand par hasard il y en a) se dispersent au vent des décibels. Et pourtant, le drame de Shakespeare, même revu par Boito, exige une vision.
Calixto Bieito affirme sans cesse le même message pessimiste : le monde est fait de violence et d’oppression, et son expression visible en est le pouvoir. Dans ce monde, pas de place pour l’amour ou le sentiment, destinés à être écrasés. Otello n’est qu’un drame qui nous montre la montée de la violence chez un être prédestiné parce que faible et manœuvré. Une brute sans cesse débraillée aux mains de son âme damnée, un Iago tout propre sur lui, cravate et redingote, raffiné et venimeux.  Une brute qui apparaît dès le début les mains ensanglantées. Incapable de tendresse, incapable même de toucher Desdémone, incapable de la conduire au lit…le duo du 1er acte se termine par une sortie chacun de son côté des deux moitiés du couple, sous l’œil lointain toujours présent de Iago. Et ce baiser « Un bacio…ancora un bacio » ne sera jamais donné, pas même dans les dernières mesure où Otello, seul au sommet de la gigantesque grue qui remplit le plateau, implore un baiser du cadavre de Desdemona, gisant un niveau en dessous. Comme si les choses se jouaient entre une réalité sordide et un fantasme d’amour. Comme s’il y avait impuissance physique à toucher l’autre.

Iago (Simon Neal) ©Hans Jörg Michel
Iago (Simon Neal) ©Hans Jörg Michel

Verdi voulait appeler son opéra Iago, et Bieito s’en souvient, car c’est bien lui le centre de l’action, c’est lui que l’on regarde, sans cesse, toujours sur scène, et qui survivra au centre du système, d’un système fait pour les Iago. Les autres personnages sont des marionnettes, impuissantes, pâles, sans colonne vertébrale. Des médiocres.
Des médiocres qui exercent néanmoins sur le peuple un pouvoir exorbitant. Certes, le peuple est joyeux d’être débarrassé du joug turc, et supporte la violence des nouveaux maîtres avec une sorte de résignation, parce qu’elle est sans doute moindre que celle des maîtres précédents. Un peuple derrière des barbelés, les mains liées, dépenaillé, ensanglanté, de plus en plus ensanglanté (acte III), un peuple enserré dans l’univers glacial, métallique, des ports modernes. Sol dangereux (rails), murs métalliques de ce métal de container (d’ailleurs, le rideau de scène est au départ un rideau de fer qui masque et scène et fosse).
Et la violence explose dès le départ.

"Esultate" ©Hans Jörg Michel
« Esultate » aux mains de sang ©Hans Jörg Michel

Le rideau s’ouvre dans le silence et l’obscurité, on voit peu à peu émerger de la brume, toujours dans le silence, une population oppressée, comme hébétée, qui s’approche des barbelés, il y a un tel silence sur la scène et dans la salle que l’effet explosif du premier accord paraît décuplé et suffit à installer la tension. La mise en scène renforce les effets de la musique, dès les premières notes. Jamais la musique de Verdi ne m’est apparue dire autant la violence, l’excès insupportable, le tourment, et ce grâce à une vision : loin de distraire, ce dont on accuse souvent les mises en scène « modernes », celle-ci nous fait pénétrer dans la musique, dans la logique de la musique, dans ce que dit la musique. Stupéfiant. On écoute d’autant mieux qu’on « voit » cette musique sur scène.
Les protagonistes évoluent donc dans un espace vide et noir limité par de hauts murs métalliques qui pourrait être un espace tragique gêné seulement par une énorme grue jaune, de ces grues énormes qui dans les ports portent les containers. Une grue jaune couleur traître qui va devenir peu à peu pur espace de jeu presque abstrait, renforçant l’absence totale de chaleur et l’absence totale de relation à un contexte sinon l’inhumanité de l’univers, métaphore de l’inhumanité des hommes.

Otello & Iago ©Hans Jörg Michel
Otello & Iago ©Hans Jörg Michel

Calixto Bieito construit une mise en scène d’une étrange abstraction. Pas de meubles, pas de lieux, un sol parsemé d’obstacles qui gêne la marche ou les déplacements. Et des personnages, chœur et chanteurs, souvent face au public, qui se touchent pour mimer la violence, le viol, la sodomie, sans jamais un moment de tendresse. Des protagonistes tous habillés de la même manière, redingotes, cravates, avec une Emilia étrange, une compagne, une présence à mi chemin entre l’amie et la courtisane, un univers qui m’a fait penser au film « Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon » de Francesco Rosi, où Iago me renvoyait à Gian Maria Volonte. Dans l’Otello de Bieito, Iago est presque toujours en scène, en arrière plan, observant les choses se dérouler comme un marionnettiste maniant les fils de l’intrigue : un Iago évidemment d’une subtilité et d’une intelligence que le chant tout en nuances, tout en ombres et lumières, tout en modulations et variations de Simon Neal fait un personnage fascinant. La voix n’est pas exceptionnelle, mais l’artiste est d’une rare intelligence: le texte est réellement distillé, jamais dans un style histrionique comme quelquefois certains Iago, mais avec une distinction et une élégance qui évidemment tranchent avec cette grosse brute aux mains ensanglantées qu’est Otello. Neal chante avec sa tête. Et il est fabuleux. Un seul exemple: la scène avec Cassio et le jeu du mouchoir pendant qu’Otello dans l’ombre observe est réglée avec une telle précision et une telle justesse que le spectateur en est mal à l’aise.

Dernière scène Otello (Kristian Benedikt) Desdemona (Svetlana Ignatovitch) ©Hans Jörg Michel
Dernière scène Otello (Kristian Benedikt) Desdemona (Svetlana Ignatovitch) ©Hans Jörg Michel

Et puis il y a le couple, la Desdemone sensible, déchirante, de la jeune Svetlana Ignatovich au chant encore un peu vert (incapacité à chanter piano notamment dans le duo initial), mais à la voix assurée, aux aigus triomphants, mais surtout à la présence charismatique : son air du Saule et son Ave Maria représentent pour moi une des performances les plus inattendues jamais vues sur une scène d’opéra. Dans un air qui réclame tant de modulations, tant de nuances, une maîtrise technique totale, elle a accepté de chanter juchée tantôt à genoux, tantôt accroupie, tantôt une jambe reposant sur le sol, sur une rambarde de passerelle, une barre de fer pour faire simple, à 3m du sol, et se tenant à deux barres métalliques qui en font une sorte de crucifiée. Un effort physique et un risque qui se conjuguent pour offrir l’un des moments les plus tendus possibles sur une scène d’opéra, et qui évidemment transforme ce qu’attend le spectateur (la pure performance vocale) en un moment de tension extrême où l’on perçoit physiquement le drame, et qui fait de la scène de la mort (presque) un soulagement, dans son classicisme attendu d’étranglement traditionnel. Je ne sais pas si une chanteuse plus célèbre aurait accepté ce défi. Je n’en vois pas une aujourd’hui parmi celles qui chantent Desdemone sur les scènes internationales.

Desdemona (Svetlana Ignatovich) ©Hans Jörg Michel
Desdemona (Svetlana Ignatovich) ©Hans Jörg Michel

Elle est déchirante entrant en scène avec son bouquet, alors qu’on vient de pendre un pauvre hère et la première grande scène de jalousie d’Otello va se dérouler sous un pendu qui se balance… D’autres scènes au troisième acte, décidément le plus terrible à mon avis, frappent le spectateur, notamment la scène Desdemone-Otello (et Iago tapi dans l’ombre) où Desdemone est quasiment violée par Otello égaré- la manière dont les bas sont arrachés est d’une violence inouïe- mais où en même temps Bieito instille l’idée de l’impuissance d’Otello, et où, en fuyant, elle se réfugie dans les bras de Iago qu’elle croise et qui la violente aussi.
Quant à l’Otello de Kristian Benedikt, un ténor lithuanien à la voix solide, posée, aux aigus bien projetés, directs, et à la diction sans reproche, il est presque tout d’une pièce : son chant maîtrisé mais sans aucune subtilité, aucune nuance, presque brut qui sied à la brute qu’en fait Bieito convient parfaitement dans le contexte et face au Iago hyper élaboré de Simon Neal. Bieito évite le maquillage en maure : à sa violence, à sa folie, inutile de mettre une couleur qui détournerait le propos. Ce qui intéresse Bieito c’est de décrire un espace sans trace de tendresse, mais où seuls règnent les rapports de force. En ce sens chacun des trois protagonistes est parfaitement à sa place, convient parfaitement au contexte, même si cet Otello brut de décoffrage aurait sans doute besoin d’une cure de style dans un autre univers. Nul doute que l’Otello de Kaufmann partira sur d’autres voies car le style est l’atout du grand Jonas, mais je suis persuadé que dans la vision de Bieito, ce ténor convient bien mieux.
Bieito a construit une géométrie des personnages qui sépare les comparses qui sont dans ce travail plus des silhouettes que des personnages, des protagonistes, avec Iago comme chef d’orchestre et Cassio en outil, sans grande personnalité ni intérêt. Cassio est d’ailleurs souvent un rôle sans intérêt (c’est pourtant ce personnage fade qui malgré lui crée la jalousie de Iago et donc la folie d’Otello). Il est ici interprété par le jeune finlandais Markus Nykänen, une voix séduisante sans être exceptionnelle et un personnage qui se fond dans le gris ambiant : il est comme les autres.

Un air de Champagne ©Hans Jörg Michel
Un air de Champagne ©Hans Jörg Michel

D’ailleurs au premier acte, quand il se saoule,  comme tous les autres, il inonde méchamment de champagne (à la mode des champions de F1) le peuple qui assiste de loin à la scène, et Bieito montre clairement qu’il fait partie du clan, tout en en faisant un grand naïf : la scène du mouchoir au troisième acte est édifiante à ce propos, mais aussi la scène terrible de l’arrivée de Lodovico l’envoyé du Doge, où Otello égaré le jette contre Desdemona en le forçant à mimer une sodomie, puis se jette sur Lodovico, laissé au sol.

Acte III Otello, cassio (Markus Rikänen), Desdemona ©Hans Jörg Michel
Acte III Otello, cassio (Markus Rikänen), Desdemona ©Hans Jörg Michel

Peu à peu Bieito construit une géométrie du drame : la seconde partie (actes III et IV) fait de la grue en quelque sorte l’espace du couple (si couple il y a), et le reste du plateau l’espace des autres. Cette construction qui nous dit clairement qui fait quoi, fait de la grue l’espace clos du drame ourdi par Iago, toujours extérieur, toujours spectateur tandis que l’espace d’Otello/Desdemone/Emilia est un espace difficile, il faut y monter, puis grimper à une échelle pour arriver au premier niveau (chambre de Desdemone) puis au deuxième niveau, au sommet de la grue où Otello va mourir. J’ai plus haut évoqué Desdemone sur sa rambarde, sa position en équilibre sur un balcon réinterprète la scène du balcon du Roméo et Juliette, en en faisant son antipode. D’un côté un couple de l’autre une solitude, d’un côté l’amour et l’union, de l’autre le désamour, la séparation, la jalousie et la mort.
Ces scènes concentrées sur cet espace presque impossible, où chacun chante séparé de l’autre par le vide, laissent sur le plateau les autres protagonistes, devenus comme des marionnettes presque sans lien avec ce qui se passe, ou des commentateurs comme sortis d’un chœur (d’ailleurs, ils ont les attitudes figées, face au public, que Bieito a voulu pour les chœurs). Emilia crie « Orrore » de loin, regardant ailleurs, comme si le drame était mental, dans les mémoires, dans les fantasmes croisés des uns et des autres.

Otello mourant du haut de sa grue
Otello mourant du haut de sa grue

Et les derniers moments du drame (où normalement Otello menace tous les personnages accourus) se jouent dans la solitude absolue d’un Otello perché au sommet de la grue, qui est à ce moment tournée vers la salle, il meurt donc carrément au dessus du public la tête tendue en l’air, pendant que sur le plateau les personnages reprennent tous une place, Iago compris, au centre, debout, impuissants spectateurs d’une histoire qu’il a suffi d’allumer pour la laisser de développer, ou narrateurs muets d’un naufrage. Image frappante que ces deux corps accrochés à la grue, séparés par un étage, et les autres le regard fixe et vide, dans la pénombre, tous à leur niveau un outil du drame.

Ce travail scénique est si puissant qu’il semble déterminer la musique et non l’inverse. Ainsi l’orchestre bien conduit par Enrico Delamboye, directeur musical à Coblence, qui reprend un orchestre bien préparé par Gabriel Feltz (pas de scories) en étroite osmose avec Bieito (ils ont déjà travaillé ensemble à Berlin pour Die Soldaten) : vu la manière dont le mouvement musical suit le dessein scénique, notamment dans l’accompagnement des personnages (Iago par exemple), il y a eu un véritable travail de tissage scène/orchestre dont la représentation de ce jour garde des traces profondes, avec des accélérations de tempo, de lourds et longs silences, des moments où l’impression qui domine est celle d’une musique qui illustre une mise en scène. Comme j’avais toujours vécu dans Otello une prédominance écrasante de la musique sur la scène, et qu’ici, les deux dialoguent, échangent jusqu’à sembler procéder l’une de l’autre, c’est un sentiment nouveau qui me prend : l’étonnement. Jamais Otello ne fut pour moi plus tendu, plus terrible. Oserais-je dire que j’ai découvert une force inconnue à la musique de Verdi, qui vous gifle plein face.
Aux lecteurs qui auraient envie d’aller à Bâle (3h de TGV de Paris), je signale que cet Otello se joue jusqu’à début avril, mais dès février avec une autre distribution (et notamment sans Simon Neal, tout à fait extraordinaire), qui n’aura peut-être pas l’authenticité de celle-ci qui a travaillé en direct avec Calixto Bieito. Mais je suis certain que le jeu en vaudra quand même la chandelle, car il ne faut pas oublier que Bâle est l’un des théâtres les plus créatifs de l’aire germanique, et qu’un Otello de ce type reste gravé dans la mémoire : Calixto Bieito, grand metteur en scène qui réussit à obtenir de ses chanteurs d’incroyables défis, est un très grand révélateur et un très grand lecteur de nos dérives sociales, de celles notamment que nous venons de vivre dans notre chair ces derniers jours . Cet Otello ne pouvait mieux tomber pour nous le rappeler.[wpsr_facebook]

Acte I,1 ©Hans Jörg Michel
Acte I,1 ©Hans Jörg Michel

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER/LE VAISSEAU FANTÔME de Richard WAGNER le 19 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Kazushi ONO, Ms en scène Alex OLLÉ/LA FURA DELS BAUS)

Choeur des fileuses © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Choeur des fileuses © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Première production de la saison, ce Fliegende Holländer était très attendu, notamment à cause de la mise en scène d’Alex Ollé (La Fura dels Baus) et parce qu’un Wagner est toujours attendu, comme les choses rares.
On connaît l’approche d’Alex Ollé, très esthétique, mais bien moins dramaturgique que celle de alter ego à la Fura dels Baus, Carlus Pedrissa et de ce point de vue, le spectacle de Lyon est à la fois techniquement et esthétiquement l’un des plus accomplis et dramaturgiquement moins original, presque traditionnel.
L’idée de départ est d‘identifier dans le monde un lieu suffisamment perdu et pauvre où un homme pourrait vendre sa fille, et Ollé imagine les landes sablonneuses et mouvantes d’un Bangladesh  où finissent les vieux navires  en instance de dépeçage. Une sorte d’enfer sur terre où tout vaisseau devient fantôme.

La Tempête initiale © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
La Tempête initiale © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Le décor de Alfons Flores (qui a déjà signé ceux de Tristan und Isolde et d’Erwartung à Lyon) représente une étendue sablonneuse et une haute proue de navire rouillée. Le plateau lyonnais, assez vaste, ce que masque une ouverture de scène de largeur moyenne, permet des décors monumentaux. C’est le cas ici et c’est assez impressionnant.
Sur cette structure fixe, vont être projetées des vidéos de Franc Aleu qui s’adaptent au décor avec des effets d’illusion et de trompe l’œil hallucinants: tempête, rivage rocheux, ciels tourmentés, tout y est, et c’est stupéfiant de réalisme avec des images d’une grande beauté.
La proue de navire unique est Le Vaisseau par antonomase : elle va servir pour figurer le navire de Daland, puis celui du Hollandais, et ensuite être cette carcasse morte qu’on dépèce, tout le village participant à l’opération, les hommes arrachant et transportant (un peu facilement) des pièces de fonte énormes, les femmes triant tout le petit matériel résiduel (compteurs pièces métalliques, vis, clous etc…) au lieu de filer comme dans la version traditionnelle. Car le navire unique est tout à la fois, celui qu’on conduit, celui qu’on dépèce, et celui qui traversé par la mort, présente dans tous les instants, devient le fantôme qui hante ces rivages.

Der Fliegende Holländer à Lyon © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Der Fliegende Holländer à Lyon © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

On nous propose en fait la vision d’une petite communauté pauvre dont le chef Daland amène les navires à dépecer. Tous ces navires en fin de vie deviennent tour à tour des fantômes. D’où le symbole évident du dépeçage en arrière plan quand l’histoire se déroule : cette communauté vit de la mort des vaisseaux, elle fabrique du fantôme. Il y a une logique au rêve de Senta.
D’un point de vue dramaturgique, rien de bien neuf  comme souvent chez Alex Ollé : tout est dans les images, à vrai dire magnifiques, tout est dans la fascination du spectacle, comme un grand livre de rêve ou de cauchemar: quelque part, nous spectateurs, nous vivons tous le rêve de Senta.
Comme toute cette histoire est transposée quelque part au Bangladesh, le chœur  des « fileuses » danse une sorte de danse indienne, avec des gestes adaptés, c’est le seul côté faussement authentique et vaguement ridicule de l’entreprise.

Acte II © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Acte II © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Les personnages évoluent dans une étendue sablonneuse, en fait le sable est au premier plan, le reste est constitué d’un sol mouvant, une structure gonflable (un peu comme dans la Flûte Enchantée de la même Fura dels Baus) sur laquelle il n’est pas facile de marcher, sur laquelle on trébuche, comme si on était sans cesse en déséquilibre. Mais cette structure est parfaitement adaptée aux projections : lorsqu’on y projette les vidéos représentant les rochers ou la mer, elle apparaît comme autant d’îlots lorsque les personnages sont éclairés par les beaux éclairages d’Urs Schönebaum qui contribuent à les isoler et les mettre en danger.
Et à la fin, si le hollandais disparaît avec ses marins, noyés, Senta reste, debout sur son îlot, ou debout sur les eaux, comme dans les grandes morts d’amour, comme on a vu des Isolde mourir debout, ou des Brunnhilde, ou même des Traviata, sur une mer désormais apaisée. Magnifique image finale.

Réalisme et fantasmagorie © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Réalisme et fantasmagorie © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Au total, un travail sur le réalisme et la fantasmagorie, sur une histoire du XIXème dans un cadre contemporain parmi les plus désolés du monde, celui où vie et mort se côtoient et se superposent (les projections évoquent à la fois de manière hyperréaliste les flots et les rochers, mais aussi les cadavres ou les fantômes, qui pourraient être les marins du hollandais comme les ouvriers bangladais morts à la tâche, tués par la pollution, l’effort ou la sécurité défaillante, comme le figure la passerelle d’accès au navire si raide et si haute, défi à la sécurité des hommes (et des chanteurs).
Musicalement, on a toujours l’impression que la direction de Kazushi Ono est sèche, mais en l’occurrence je pense que l’acoustique du théâtre participe beaucoup de cette impression. Certes, Kazushi Ono est habituellement moins à l’aise dans le romantisme que dans le XXème siècle qui est plutôt son univers, mais ici son approche est cohérente, nerveuse, dramatique, sans pathos (alors que c’est si facile), mais sans froideur non plus. L’orchestre est très bien tenu, le son est plein, et même si on note quelques scories çà et là dans les cuivres, l’ensemble est très honorable. Dans cet « opéra romantique » qui combine la continuité dramatique, comme un crescendo, et des formes encore héritées de l’opéra italien, airs, duos, ensembles, il est difficile de choisir entre le romantisme un peu échevelée comme l’époque pouvait l’aimer et une lecture appuyée sur les racines de la musique de l’avenir. D’ailleurs Wagner est revenu sur sa composition notamment en 1860 en lui donnant la forme qui est jouée par tous les théâtres ou presque aujourd’hui, en modifiant l’ouverture et la scène finale, supprimant les brutaux accord finaux pour y insérer le thème de la rédemption par l’amour, qui est structurel de toute sa dernière période créative. Le final de 1841 insiste sur le drame de Senta et scande une fin « définitive », le final de 1860 est plus ouvert et plus positif, insiste en quelque sorte sur le thème de la Liebestod, et dit la force de l’amour. Kazushi Ono a choisi une version médiane, optant à l’ouverture pour les accords de 1841, et respectant la version de 1860 pour le final, faisant ainsi de ce récit l’histoire d’une évolution et la naissance de la force de l’amour.

Acte III © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Acte III © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

Au service de cette conception très engagée, le chœur de l’Opéra de Lyon, dirigé par Philip White, se montre à la hauteur de l’ensemble, on l’a rarement entendu plus engagé et plus somptueux, c’est dans cette œuvre un protagoniste et le début du 3ème acte est impressionnant vocalement comme visuellement (où la scène rappelle vaguement, très vaguement par ses éclairages la mise en scène de Harry Kupfer à Bayreuth).
Du point de vue vocal, les rôles masculins sont plutôt bien tenus, voire excellents.
Le Daland de Falk Struckmann ne doit pas être rapporté à ses Wotan décevants des dernières années. D’abord, le rôle est différent, ensuite, au-delà de l’état réel de la voix aujourd’hui, l’artiste démontre ici un sens du phrasé, un souci de la parole et de la sculpture du mot qui font de son Daland un vrai modèle du genre. Le timbre reste intéressant et si la voix a un peu vieilli, la prestation d’ensemble est de premier ordre . C’est pour moi au niveau de l’expression et de la couleur sans doute la prestation la plus accomplie du plateau. Et pourtant, il n’est pas épargné par la mise en scène au premier acte où il doit descendre (attaché à un fil de sécurité) et surtout remonter une passerelle très raide et haute de plusieurs mètres. On le sent d’ailleurs à la peine dans la remontée…pas très bon pour le souffle tout ça.

À ce Daland si soucieux de la vérité des mots et si remarquable, le Hollandais de Simon Neal donne une réponse très forte, malgré un timbre moins chatoyant. Non que la prestation soit médiocre, mais le timbre est moins riche, et la voix un peu plus opaque. C’est assez cohérent dans la logique de la mise en scène, mais on a l’habitude de Hollandais plus spectaculaires et plus sonores. Il reste qu’il n’y a pas de défaut technique particulier, la diction, comme toujours ou presque chez les chanteurs anglo-saxons, est impeccable (je l’avais déjà noté dans son Œdipe à Francfort) pour cet artiste habitué des scènes allemandes, et les aigus sont très bien négociés et très puissants. C’est un Hollandais de grande facture, et l’opposition Daland/Hollandais est ainsi très bien construite. À noter que Samuel Youn, le Hollandais de Bayreuth, l’a remplacé le 24.
L’Erik de Tomislav Mužek, qui chantait aussi le rôle à Bayreuth m’est apparu encore plus à l’aise que sur la colline verte. La personnalité scénique est touchante, et Alex Ollé en fait un personnage un peu décalé (dans l’histoire, c’est un chasseur – un terrien- perdu dans un monde de marins et raillé par les autres) toujours armé, un peu perdu dans ce monde marin comme Senta est un peu perdue dans le monde tout court.
Le timbre n’est pas exceptionnel, mais le contrôle sur la voix et la technique sont remarquables, la voix est homogène dans sa montée à l’aigu et la couleur est vraiment celle d’un futur ténor dramatique ; Erik n’est pas une voix légère, et bien des futurs Siegmund ou même des Siegfried (Manfred Jung) l’ont chanté. Il y a dans la voix et dans la technique de Tomislav Mužek quelque chose qui me fait penser à un futur Siegfried, avec cependant dans la voix une très belle technique pour alléger ou pour filer les notes, presque une technique à l’italienne. Voilà pour moi une voix à suivre, qui devrait aller se développant.

Le Steuermann du ténor canadien  Luc Robert m’est apparu avoir une voix presque trop large pour le rôle, ou d’une couleur un peu plus sombre que d’habitude. Luc Robert est habitué à des rôles de lyrique un peu plus lourds comme Don Carlos ou Ernani qu’il fera au MET alternant avec Francesco Meli qu’il doublera probablement. Mais la prestation est bien dominée, et le chanteur est assez émouvant, même si la couleur n’est pas exactement celle attendue dans le rôle.
Une belle surprise avec la Mary de Eve-Maud Hubeaux, jeune mezzo genevoise, deuxième prix du concours du Belvédère. On a plus l’habitude de voir des mezzo plus murs, voire hors d’âge que des jeunes chanteuses dans ce rôle. Et le timbre chaud, la voix large et assise de cette jeune chanteuse née en 1988 se remarque et donnent à Mary une véritable présence, c’est clairement pour moi l’une des meilleures Mary entendues. Une jeune chanteuse riche d’avenir.

Magdalena-Anna Hoffmann © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon
Magdalena-Anna Hoffmann © Jean-Louis Fernandez/Opéra de Lyon

J’ai gardé pour la fin la Senta de Magdalena Anna Hoffmann, qui à vrai dire ne m’a pas autant enthousiasmé que dans Erwartung à Lyon en 2013 (toujours avec Alex Ollé). Incontestablement il y a dans ce chant de l’intelligence et une vraie volonté de coloration, d’interprétation dans le travail du texte, il y a aussi dans le personnage et le jeu beaucoup d’émotion et de sensibilité : l’engagement scénique est total. Mais du point de vue vocal, les aigus redoutables de Senta restent un peu serrés, et quelquefois criés plus que chantés, comme si la voix était aux limites. On sent qu’il y a très peu de réserves et l’artiste paraît moins à l’aise vocalement que lors d’autres prestations dans d’autres rôles. C’est dommage, mais il reste que l’engagement de l’artiste et son incandescence dans les grandes scènes (la ballade, la scène finale, les duos avec Erik) font que la personnalité emporte l’adhésion et que la performance reste passionnante.
Au total, cette première production de la saison est vraiment convaincante, on pourra la voir à Lille dans le futur (coproduction avec Lille, Bergen et Sydney) : un grand spectacle, impressionnant et particulièrement bien dominé techniquement, une direction musicale vigoureuse, avec un orchestre très bien préparé, qui anime et entraîne un plateau de haut niveau. Une fois de plus, l’opéra de Lyon ne manque pas à sa réputation et ce Vaisseau ouvre une saison qui s’annonce très riche et particulièrement stimulante. [wpsr_facebook]

Le projet d'Alfons Flores © Alfons Flores
Le projet d’Alfons Flores © Alfons Flores

 

OPER FRANKFURT 2013-2014: ŒDIPE de George ENESCU le 3 JANVIER 2014 (Dir.mus: Alexander LIEBREICH, Ms en scène: Hans NEUENFELS)

Œdipe et la Sphinx © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe et la Sphinx © Oper Frankfurt/Rittershaus

OEDIPE
George Enescu
1881 – 1955
Tragédie lyrique
Livret d’Edmond Fleg
Traduction allemande: Henry Arnold
Créé le 13 mars 1936, Opéra Garnier, Paris

Création à Francfort
En allemand avec surtitres
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On parle de la Roumanie aujourd’hui avec une telle désolation ou un tel mépris, comme d’un pays à la dérive qui ne sait que nous envoyer ses roms (qui sont aussi les nôtres, les roms étant un peuple installé depuis un millénaire sur le sol européen) qu’enfin l’occasion nous est donnée de rappeler quel rôle la Roumanie a joué dans la culture musicale occidentale et notamment tous les artistes qu’elle a donnés au chant et à l’opéra. À la musique classique, la Roumanie a donné les chanteurs et chanteuses Heraclea Darclée, Maria Cebotari, Viorica Ursuleac,  Ileana Cotrubas, Nelly Miriciou, David Ohanesian, Ludovico Spiess, Mariana Nicolescu, Vasile Moldoveanu, Corneliu Murgu, Angela Gheorghiu, les pianistes Dinu Lipatti, Clara Haskil, Radu Lupu,  les chefs Ionel Perlea, Sergiu Celibidache, Sergiu Comissiona, Marius Constant, Constantin Silvestri.
Il n’y a pas de pays plus ou moins important en Europe, tous ont contribué à construire cette culture européenne qui transcende les frontières et qui est une gifle éclatante aux  nationalistes défenseurs de replis mesquins, ignorants, stupides qui tentent de faire croire qu’il existerait sur ce territoire traversé depuis des millénaires par des migrations, un entre-soi bienheureux qui n’est en réalité que le masque de leurs peurs et de leur lâcheté.
George Enescu est de ces européens qui sont le produit d’une culture musicale totalement  internationale:  compositeur,  chef d’orchestre, violoniste inouï, il a étudié en Roumanie, puis à Vienne, et enfin à Paris et a vécu partagé entre la Roumanie et la France, en parcourant aussi le nouveau monde, mais en veillant à contribuer toujours à l’organisation de la vie musicale dans son pays: il y a créé par exemple la 9ème symphonie de Beethoven, jamais intégralement exécutée en Roumanie.
Enescu est l’un des phares de la vie musicale notamment dans la première moitié du XXème siècle: il est lié évidemment à Béla Bartók et de nombreux interprètes avouent lui devoir beaucoup dont Yehudi Menuhin, Christian Ferras, Ivry Gitlis, Arthur Grumiaux et le célèbre Quatuor Amadeus.

Créé au Palais Garnier en 1936, son opéra Œdipe dont la gestation a duré une vingtaine d’années  n’a pas été repris par l’Opéra de Paris depuis des lustres: notre opéra national est comme toujours à la pointe du progrès, du raffinement et de la curiosité et sait parfaitement valoriser son répertoire…Encore plus piquant: l’Opéra de Paris a coproduit l’Œdipe présenté à La Monnaie fin 2011 (La Fura dels Baus), mais ne l’a pas encore monté à ce jour, il parait que c’est pour 2016…

Œdipe et Mérope © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe et Mérope © Oper Frankfurt/Rittershaus

La production de Francfort, même en allemand est donc l’occasion d’entendre une musique qui est l’un des chefs d’œuvre oubliés du XXème siècle. À l’heure où tous les opéras sont donnés à de rares exceptions en langue originale, on peut s’en étonner de la part d’une maison plutôt en pointe  – et depuis très longtemps –  et « Opéra de l’année 2013 »; mais Enescu lui-même désirait que son opéra ait un langage clair et compréhensible pour tout spectateur, et il est probable que ce soit l’une des raisons qui ait conduit à la présentation en allemand. On peut aussi supposer que pour les chanteurs apprendre le texte en allemand soit une facilité.
Moins compréhensible est la complète suppression de l’acte IV, celui qui s’inspire d’Œdipe à Colone de Sophocle et montre un Œdipe errant accompagné d’Antigone, jusqu’à l’apaisement final et d’une certaine manière la rédemption. C’est cet aspect vaguement chrétien qui a poussé Hans Neuenfels, en accord avec le chef, à supprimer un acte qui enlevait au drame son urgence. Ce qui intéresse Neuenfels, c’est le mythe traditionnel d’Œdipe, tel qu’il apparaît dans l’Œdipe Roi de Sophocle (et chez Stravinski) qui ne s’intéresse qu’à la partie finale du mythe (la peste, les révélations, la mutilation), c’est à dire l’ultime moment avant la crise, c’est à dire la pure tragédie. J’avoue ne pas partager cette vision: dans la mesure où cet opéra est rarement présenté sur les scènes, et surtout dans la mesure où la volonté d’Enescu était de raconter l’histoire complète d’Œdipe de la naissance à la rédemption et à la mort, comme une sorte de parabole: c’est là l’originalité de l’œuvre. C’est la trahir que la tronquer d’un acte au nom d’une logique de mise en scène. Mais Neuenfels est ainsi: il plie les œuvres à sa vision et à sa volonté et ainsi rend légitimes ceux qui refusent le Regietheater dont avec Ruth Berghaus, il est le premier représentant historique, imposant l’idée que le metteur en scène est un artiste comme l’auteur et modèle la pâte de l’œuvre  à l’aune de sa lecture, de ses désirs et de ses visions.
L’Opéra de Francfort, dans lequel je revenais après environ 20 ans est un des temples originels du Regietheater; la dernière fois, ce fut pour une Clemenza di Tito somptueuse mise en scène par Cesare Lievi dans des décors de son frère Daniele, couple phénoménal éphémère dont la créativité s’est interrompue par la mort prématurée de Daniele Lievi. C’est là que Ruth Berghaus fit ses premières mises en scènes lyriques, c’est là que Hans Neuenfels scandalisa le bon peuple. Aujourd’hui plus que septuagénaire (à son âge, il n’a jamais été appelé par aucun directeur d’opéra en France…), il scandalise à Bayreuth pour son amour des rats, mais il ne fait plus d’effet à Francfort (son Aida a été un vaccin définitif, d’autres diraient un poison mithridatisant). D’ailleurs son approche est parfaitement classique dans le sens où la lecture du mythe est précise, cohérente, et conforme. Neuenfels a lu avec attention les critiques du temps, les déclarations d’Enescu, et connaît parfaitement la période 1920-1950. C’est une période de retour aux grands mythes antiques, notamment en France, relus à l’éclairage des deux guerres, Giraudoux, Sartre et Anouilh en exploitent la veine (et Anouilh en particulier la veine œdipienne avec Antigone en 1944), mais aussi Œdipe d’André Gide en 1930 et La machine Infernale de Cocteau en 1934 pendant qu’en musique Stravinski (Oedipus Rex en 1927) mais aussi Honegger avec Antigone (1926) viennent à point nommé éclairer l’Œdipe d’Enescu (terminé en 1931 et créé en 1936): c’est incontestablement un thème dans l’air du temps, enrichi de sa lecture freudienne née avec le siècle. 
C’est d’ailleurs par là que la mise en scène de Neuenfels m’a d’abord intéressé et notamment par l’utilisation des costumes (d’Elina Schnizler): ils ont une hétérogénéité étudiée, qui évidemment interpelle ; ce sont des costumes de punks pour certains (les gardes, dont le très bon Andreas Bauer) dans une ambiance vaguement post-apocalyptique, Créon est travesti en femme, les prêtres ont des coiffes de prêtres incas, ils indiquent un monde d’avant la « civilisation » ou d’après. Œdipe quand à lui garde la neutralité du costume d’aujourd’hui (costume-chemise d’un homme banal), il est l’homme banal sur qui tombe le ciel sans l’avoir ni voulu ni provoqué ; face à ces costumes de toutes origines, les femmes et la Sphinx  arborent de magnifiques costumes des années 30 comme sortis d’un film ou d’une revue: les années 30 sont une référence subliminale constante dans l’ambiance qui est indiquée  : on pourrait être dans une mise en scène de Cocteau ou de Giraudoux, à l’Athénée ou au Vieux Colombier. Pour Neuenfels, l’époque de la création constitue la racine essentielle de l’évocation du monde, d’un monde selon Enescu, mais aussi selon tout le monde intellectuel du temps. Et la transversalité des costumes, en soi habituelle depuis 40 ans d’histoire du théâtre, renvoie à l’universalité du mythe dans la diachronie: pas de mythe plus actuel que celui d’Œdipe, pas de mythe plus urgent que celui d’Œdipe, qui est question pure. Il est la question sans réponse, le pourquoi sans réponse de toute tragédie: il est recherche, obsession d’aller jusqu’au bout dans la conscience de la ruine d’un monde fermé.
Pas de hasard dans cette mise en scène: le rideau se lève sur un archéologue découvrant une sorte de tombeau immense (des Labdacides?) qui sera l’espace de jeu unique, l’espace tragique, l’espace des questions, et des réponses qu’on ne perçoit pas (ce qui est encore pire), l’espace des seuils que l’on passe sans le savoir (d’ailleurs Œdipe les yeux crevés traîne avec lui un chambranle de porte).

Œdipe (Simon Neal) Œdipe et Mérope © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe (Simon Neal)  © Oper Frankfurt/Rittershaus

Cet archéologue, c’est Œdipe évidemment, qui déchiffre des graffitis de formules chimiques, cryptiques pour tout spectateur, formules qui démontrent sans doute, mais qui font question et qui font mystère: des murs entiers, étouffants, couverts de formules chimiques, d’équations, de fonctions algébriques, l’exposé d’un savoir démultiplié qui est en même temps mystère et interrogation.

Œdipe et Tirésias  © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe et Tirésias © Oper Frankfurt/Rittershaus

C’est Œdipe aux prises avec son histoire, assis au milieu de ceux qui assistent à sa naissance,  et cette histoire émerge des murs qu’il déchiffre au fur et à mesure, aux prises avec l’engrenage des questions qui vont conduire à la révélation, par Tirésias aveugle, marchant à l’aide d’un étrange déambulateur – comme un parc d’enfant  dans lequel on enfermerait celui qui a les réponses.

Le dispositif © Oper Frankfurt/Rittershaus
Le dispositif © Oper Frankfurt/Rittershaus

Oui c’est un ensemble gris ou noir, tout simplement parce qu’on est dans un espace clos profond comme un tombeau où TOUT se joue ; d’ailleurs, des flèches phosphorescentes nous en indiquent la direction comme si de la salle on allait vers un big-bang originel  ce big-bang qu’est le mythe d’Œdipe pour notre civilisation, au cœur du réacteur atomique de l’humain (beau décor, simple et efficace de Rifail Ajdarpasic) qui ne s’ouvrira sur un espace lumineux que lorsqu’Œdipe se sera crevé les yeux pour vivre en aveugle dans le monde de la lumière, lui qui voyait dans le monde de l’obscur.
Hans Neuenfels a conçu à la fois un dispositif à haute valence symbolique (ce tombeau révélateur, c’est évidemment le théâtre, c’est la caverne, c’est l’illusion des images) et un livre d’images comme le seraient des albums pour enfants, la mythologie pour les nuls, avec ces femmes hyper sophistiquées, ces pâtres tellement pâtres qu’ils sont vêtus en mouton (ils sont ceux-là mêmes qu’ils gardent)et  qui font évidemment sourire (très bon Michael Mc Cown): oui Hans Neuenfels conçoit cet Œdipe comme une mise en théâtre d’une série de montées d’images psychanalytiques, témoin le sexe énorme de Laïos qui pisse sur Œdipe et la réponse d’Œdipe à coup de massue, comme dans les bandes dessinées, témoin aussi la main-squelette qui pend à la place du sexe de la Sphinx et qui apparaît et disparaît comme un pénis malicieux. Bien malin celui qui d’ailleurs identifierait la Sphinx au regard de la théorie du genre…Tout cela montre un travail d’une intelligence évidente – on ne peut s’attendre à moins de la part de Hans Neuenfels, et un souci de baliser le récit en utilisant les modes de transmission et d’illustration les plus clairs et les plus familiers au public, ce qui évidemment n’évite pas bien au contraire la banalité. Mais cette banalité est celle d’Œdipe, le n’importe qui, celui sur qui tombe le tragique, cet homme sans qualité particulière qui va porter sans le vouloir et à lui seul l’humanité.

Au commencement était l'oeuf...© Oper Frankfurt/Rittershaus
Au commencement était l’oeuf…© Oper Frankfurt/Rittershaus

On retrouve dans la vision de Neuenfels des auto-citations : la naissance d’Œdipe est figurée par un œuf géant, qui renvoie à l’apparition finale de Gottfried dans le Lohengrin de Bayreuth, en fœtus hideux sortant d’un œuf. Vision d’avenir inquiétante et torturée, qui de fait appelle l’écrasement du monde  (et des rats) et l’isolement de Lohengrin, seul survivant désemparé : une autre victime de la question à ne pas poser.
Neuenfels s’arrête sur cette vision, sur un Œdipe aveugle quand le monde s’ouvre devant lui, car il veut montrer la tragédie dans son épure. Il n’y a pas de suite au tragique et le quatrième acte ne pourrait-être qu’une lente perpétuation ouverte sur un possible. Or, il n’y a pas de possible dans le monde tragique : alors Neuenfels arrête l’œuvre au moment où elle sort de son enclos, quand Œdipe a réglé tous les comptes et qu’il ne lui reste plus que regrets remords et lamentations, quand Antigone aussi apparaît comme protagoniste, là où elle n’était que figure de complément. Il va contre Enescu, qui voyait dans cette histoire une parabole menant à une sorte de rédemption, l’histoire d’un Œdipe qui finalement trouvait la voie d’une solution là où le tragique devrait la refuser, là où le destin décidait pour lui, alors que le héros tragique va volontairement jusqu’au bout de son destin. Dans ce débat, je suis clairement du côté de l’œuvre : Enescu ne veut pas de la tragédie, il veut d’une certaine manière une légende dramatique, ce qui n’est pas la même chose, comme une sorte de vie de Saint. S’il ne sentait pas l’œuvre dans son développement total, s’il ne la voulait pas telle qu’elle est, il fallait que Neuenfels refuse ce travail, car cet Œdipe dramatique et non tragique est fait pour un Warlikowski, un Py, il est fait pour ceux qui croient en la rédemption. Cette mise en scène est d’une grande intelligence, mais ne compte pas pour moi parmi les grandes oeuvres de Neuenfels, parmi lesquelles je compte le Lohengrin de Bayreuth et l’Aida phénoménale de Francfort. Je pense simplement que Neuenfels n’y a pas cru.
Du point de vue musical, saluons d’abord la performance générale des forces de l’Oper Frankfurt, un chœur remarquable, un orchestre de grande qualité, qui sonne bien, qui a la sécheresse voulue par l’œuvre (une œuvre faite pour l’acoustique lyonnaise…) et en même temps la clarté et la précision, emmené par un chef peu connu, Alexander Liebreich, nouveau directeur artistique et musicale de l’Orchestre de la Radio polonaise,  qui a su parfaitement en rendre la couleur musicale et bien pointer les chemins qui s’y croisent. Car d’une certaine manière, c’est une musique attendue, qui est une somme d’influences, de traditions, mais qui n’a pas de puissance vraiment innovante : quand on pense à ce que Berg ou Schönberg ont écrit dans ces années là, on en est loin. Œdipe a cependant une grande puissance syncrétique.
Enescu est d’abord un coloriste : il colore des ambiances, une couleur de musique populaire roumaine à la Bartók, une couleur antiquisante, en cherchant à reconstituer les sons de la musique antique, dans l’utilisation des vents et des percussions, une couleur debussyste, dans le miroitement des cordes : c’est vraiment l’œuvre d’un artiste qui s’est construit par l’écoute et l’interprétation des œuvres et notamment des contemporains ; il est dans chemin qui part de  Dukas et Fauré (on sent bien l’influence de celui qui l’a initié à la composition), passé par Honegger qu’il connaît bien, et qui plus tard passera un peu par Messiaen et pas mal par Poulenc. Du moins est-ce ainsi que je le situe. C’est de toute manière une musique datée (sans mauvaise part), à la période très identifiable, et très construite, intellectuellement très assise, fruit d’un travail considérable et pointilleux. Il est vraiment regrettable qu’elle ne soit pas du tout diffusée en France: cette musique nous enseigne des choses et nous éclaire.
Du point de vue du chant, la distribution est très largement composée d’artistes de la troupe de Francfort dont la qualité contredit ceux qui ironisent sur le système de troupe : quand on voit les résultats du système « stagione » dans les théâtres en France et en Italie, sur le nombre de représentations et la qualité moyenne des productions, comme on dit, « y pas photo ».
On signalera donc avec plaisir la Jocaste de Tania Ariane Baumgartner, voix posée, bien projetée, très expressive, ainsi que la prestation de la Sphinx (les maniéristes amateurs de français plus ancien disent la Sphinge…Sphinge rime avec Singe, je lui préfère Sphinx (Manon, Sphinx étonnant!) en gardant le son grec, qui rime avec Sirynx – déjà plus musical –  et qui garde en même temps le couple nx final, sonore et mystérieux, suspendu sur le néant) à la fois très belle et très bien mise en valeur par son costume, et surtout très expressive, sa mort est beau moment scénique (Katharina Magiera, nom à retenir), et les rôles féminins de complément sont très bien tenus (Antigone de Britta Stallmeister et surtout Mérope de Jenny Carlstedt), tout comme d’ailleurs leurs pendants masculins comme Phorbas (Kihwan Sim, qui remporte un beau succès très justifié), le berger de Michael Mc Cown et le garde d’Andreas Bauer déjà signalés, à un moindre titre Hans Jürgen Lazar dans Laïos et Vuyani Mlinde dans le Grand-Prêtre.
Le Créon interlope de Dietrich Volle (Créon est un personnage qui n’a jamais eu les faveurs des auteurs au théâtre) a un très joli timbre, une voix bien claire, et assez chaleureuse, face au très beau Tirésias de Magnùs Baldvinsson, un des piliers de la troupe de Francfort,  très bel artiste, assez connu par ailleurs dans le monde scandinave (il est islandais) pour ses prestations verdiennes. Œdipe, rôle écrasant si l’on considère les quatre actes, plus raisonnable dans cette version écourtée, c’est Simon Neal, un des chanteurs qui monte aujourd’hui dans la galerie des basses : une basse chantante, au timbre rond, et clair, une belle puissance et surtout, pour un opéra qui exige une diction exemplaire, un soin jaloux pour articuler le texte, le faire entendre et le faire sonner : une très belle performance : il aurait tout intérêt à l’apprendre en français…
Au total, une soirée de très bon niveau, avec un très gros succès à la clé, et de très longs applaudissements d’une salle pleine pour cette dernière représentation de la série, musicalement très homogène et soignée, tout à l’actif des masses de l’Opéra de Francfort, avec une mise en scène discutable par la partialité des choix affichés, mais qui marque une réflexion théorique particulièrement élaborée, sans toutefois provoquer ni enthousiasme ni terreur sacrée. Reste l’œuvre : a priori, une partition passionnante, mais qui ne révolutionnera pas la vision que j’ai de la musique de cette époque, tout en méritant largement d’être représentée et diffusée. Quand on pense au succès de  certains opéras véristes (Fedora…), on se dit qu’Œdipe vaut bien mieux et mérite l’intérêt des mélomanes et la curiosité des autres. Pour l’instant, et pour découvrir la version complète, je vous renvoie à la version en CD de Lawrence Forster, avec un José van Dam anthologique.
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Œdipe, passeur d'interdits © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe, passeur d’interdits © Oper Frankfurt/Rittershaus