BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: Die WALKÜRE de RICHARD WAGNER le 30 JUILLET 2017 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; Ms: Frank CASTORF)

Voir aussi :

Walküre 2010 (Prod.précédente, Thielemann/Dorst)
Walküre 2014

Walküre 2015
Walküre 2016

Dans l’économie di Ring, Die Walküre a une place à part, pour plusieurs raisons. D’abord, c’est une histoire qui peut être détachée du reste, l’histoire close de la désobéissance de Brünnhilde, et ce n’est pas un hasard si l’an prochain à Bayreuth, c’est Walküre qui été choisie pour les débuts de Placido Domingo dans la fosse. On ne commentera pas par pudeur le goût très marketing de cette programmation destinée à faire buzz, mais Die Walküre se prête à l’expérience plus facilement que les autres journées du Ring.
La deuxième raison, c’est que la mise en scène en est peut-être plus simple, plus linéaire : peu de chanteurs (les Walkyries mises à part, mais elles apparaissent au III seulement), des scènes qui sont essentiellement des duos : Siegmund-Sieglinde, Wotan-Fricka, Wotan-Brünnhilde deux fois, et quelques démonstrations spectaculaires, Wälse pour le ténor au premier acte, les Hojotoho de Brünnhilde au deuxième, et la chevauchée des Walkyries au troisième.
Dans cet ensemble, le duo du deuxième acte entre Wotan et Brünnhilde est un des moments clefs de l’œuvre, où tout est dit, et où l’on perçoit même déjà l’idée de la fin (« Das Ende ! das Ende !) évoquée par Wotan, comme si tout était déjà conclu. Un duo intense que Chéreau avait magistralement réglé, avec le jeu du miroir et le pendule, dont tous les spectateurs se souviennent, sans doute le travail le plus accompli qui ai jamais été conduit sur cette scène. Il faut un chanteur qui une fois de plus, sache non seulement chanter, mais aussi dire, car le rythme des mots, l’expression « parlée » me paraît ici essentielle : il s’agit d’une conversation intime, d’une confession de Wotan à sa fille, d’autant plus essentielle que Brünnhilde va désobéir, tout en sachant ce que Wotan lui a raconté, et peut-être parce qu’elle le sait, et aussi parce que confusément peut-être Wotan a déjà tout écrit, le crépuscule des Dieux et la fin de son monde.
La conséquence est qu’au-delà du spectaculaire ponctuel, Die Walküre reste un opéra intimiste : intimité Siegmund-Sieglinde, intimité Wotan-Brünnhilde et d’une certaine manière intimité Wotan-Fricka.
La conséquence aussi, c’est une musique peut-être à la fois plus spectaculaire et peut-être plus aisée à diriger que Rheingold ou Siegfried, où les différences d’interprétation sont moins sensibles (d’une Chevauchée des Walkyries à l’autre, que choisir ?) sauf dans le deuxième acte justement, qui est aussi une clef musicale. Il est clair qu’à Bayreuth cette année en l’occurrence, Walküre réussit mieux à Marek Janowski que Rheingold, parce que l’œuvre passe très bien musicalement avec une direction plus « traditionnelle », plus conforme aux attentes et qu’on peut s’y laisser aller aux tempi larges, à la respiration, à tout ce qui fait l’ivresse (ou la fausse ivresse) wagnérienne.
Ainsi, Die Walküre en est d’autant plus délicat à mettre en scène, car il ne peut y avoir d’éléments très disparates qui casseraient le récit et la mise en scène de longs duos est aussi un défi pour les metteurs en scène : combien de trous noirs où les chanteurs sont livrés à eux-mêmes !
C’est pourquoi pour moi c’est le moment le plus réussi de Chéreau, parce qu’il est arrivé à rendre une incroyable intensité à l’œuvre, à en faire un raccourci déchirant d’humanité : frère et sœurs isolés entourés de Hunding et de sa horde au premier acte, scène entre Wotan et Brünnhilde avec le pendule, extraordinaire annonce de la mort avec Brünnhilde qui apporte à Siegmund son linceul, apparition au troisième acte du rocher qui constitue l’une des images emblématiques de la production.
Pourquoi parler de Chéreau ? Parce que Chéreau a choisi de raconter avec précision le livret, en des images stupéfiantes qui n’ont pas été depuis effacées, des images mythiques fidèles à un mythe et que Castorf à l’opposé refuse le mythe et tombe dans l’histoire.
Et pourtant son travail sur Walküre est le moins contesté par le public, c’est d’une certaine manière le plus sage, que même l’imbécile qui plusieurs années de suite a arboré avec fierté un masque de sommeil pendant le Ring (un imbécile inculte, antiwagnérien), pourrait regarder, tant est évidente la « fidélité » au récit, même dans l’étrange contexte d’un puits de pétrole en Azerbaïdjan. Le travail de Castorf n’a d’ailleurs jamais consisté à détruire le récit ou trahir le livret : je mets au défi quiconque de trouver dans ce travail une infidélité aux caractères ou aux rapports entre les personnages. Castorf met en contexte, dans un contexte particulier, une histoire qu’il pense universelle :  quoi de plus universel que la soif d’or et de pouvoir.
Alors cette longue histoire pour lui commence dans Walküre. Nous allons avancer dans le temps à mesure que les journées passent : temps des pionniers (Walküre), temps des idéologies (Siegfried), temps du triomphe de l’argent (Götterdämmerung) qui se joue de tous les Crépuscules.
Castorf voit à travers la soif de l’Or celle qui a déterminé bonne part de notre histoire ces deux derniers siècles, celle de l’Or noir, c’est connu et nous n’y reviendrons pas. Un personnage aussi castorfien que Donald Trump le sait bien d’ailleurs.
Ainsi donc l’histoire de Walküre est inscrite dans le contexte des origines, les premiers puits d’Azerbaïdjan, dans le contexte d’une société encore profondément marquée par l’agriculture qui va sous les effets de cet or noir tout neuf se transformer, et générer des premières oppositions idéologiques. L’idée de Castorf, c’est que l’Or noir a été un enjeu partagé par les idéologies dominantes, mais son propre passé, sa jeunesse et sa culture le portent à mieux analyser les effets du stalinisme et des luttes idéologiques à l’Est, notamment en Russie, avec les différents mouvements ouvriers, l’anarchisme, le triomphe d’un ordre nouveau, aussi pesant que l’ancien.
D’où l’intelligence du décor conçu par Aleksandar Denić, qui est un décor à la fois stylistiquement très unifié, mais en même temps composite : tout en bois, il est une ferme (bottes de foin,  dindons qu’on nourrit), il est un puits de pétrole primitif, voire une église. Ce décor dit tout de l’histoire qui veut nous être proposée, dans sa rusticité – même les vidéos sont en noir et blanc, comme de vieux films muets – et dans ce qu’il annonce : Grane est figuré par un puits de pétrole, un chevalet de pompage que les anglais appellent « horsehead pump» (voir article Grane, dans l’abécédaire Castorf) et les écrits en russe et en azéri sont des incitations à produire plus de pétrole (certaines tradcutions sont données dans les articles sur Walküre les années précédentes).
Ce qui frappe dans la vision de Castorf, c’est une fois de plus sa distance par rapport aux symboles du Ring, Notung est bien fichée dans le bois, mais pas dans un arbre, elle est à la fois sur la terrasse, mais aussi dans la bâtiment, et c’est là que Siegmund va la retirer. Deux Notung pour le prix d’une : les tenants de la tradition seront comblés. Mais le Ring , c’est aussi la violence: dans la maison de Hunding on laisse traîner un cadavre ensanglanté dans une charrette, trace de batailles récentes, et Hunding rentre à la maison avec une tête fichée au bout de sa lance, avec d’ailleurs un effet ironique qui fait rire certains dans la salle tant l’affaire est caricaturale.
Castorf nous amuse aussi avec un Wotan toujours attentif à l’histoire qu’il construit, mais se distrayant avec des cousettes qui adorent les gâteaux (on le voit à l’écran, comme dans un film muet) pendant qu’il a un oeil (le seul?) sur le frère et la sœur qui se retrouvent : à l’instar d’Alberich et de manière moins démonstrative, Wotan a renoncé depuis longtemps à l’amour, depuis l’aventure avec Erda peut-être…alors il regarde avec distance ce frère et cette sœur qui vont jouer à ce jeu illusoire et délétère de l’amour à mort.
Castorf s’amuse aussi avec l’histoire du philtre et du narcotique : pour mieux nous en faire comprendre tous les ressorts, il montre à l’écran Sieglinde préparant le philtre avec des mimiques si ridicules et exagérées (comme dans un mauvais film muet cette fois) qu’il y a des rires justifiés en salle. Il nous indique ces ingrédients comme un bric à brac de l’opéra traditionnel (philtres, endormissements agités, amants magnifiques qui se retrouvent à l’insu du mari) nous montrant par là même que même Walküre peut n’être pas loin du vaudeville.
Le deuxième acte est moins évident, et bien plus délicat à régler, à cause de sa structure dramaturgique, faite de conversations (même l’annonce de la mort en est une) sans événement, sinon les dernières minutes de la scène finale.

Le cadre en est cette fois non plus l’extérieur, mais l’intérieur de cette ferme : chez les Hunding, on était isolé et rustique, chez les Wotan, on est rustique, mais un peu moins, plus riche et plus mécanisé, on a des esclaves parce qu’on commence un travail industriel. Fricka arrive portée par un serviteur se frotte le dos à peine l’a-t-il déposée, Wotan, vêtu à la Tolstoï (il va être une sorte de raconteur pendant cet acte) lit la Pravda, et montre à un serviteur comment couper la glace sans la gâcher (la glace à cette époque est un enjeu économique fort) d’autres s’affairent en arrière-plan.
La deuxième scène se passe pour l’essentiel à l’extérieur du bâtiment, Wotan conteur, sur son fauteuil patriarcal (comme dans le portrait de Tolstoï par Repin) installé par Brünnhilde sur un tapis qu’elle déroule et qui masque les flaques de pétrole…c’est le début de l’exploitation.
Déjà les crises se préparent, déjà les révolutions couvent et Brünnhilde écoute papa distraitement pendant qu’elle remplit un chariot de nitroglycérine, avec moins d’insistance que les autres années, car la mise en scène et les vidéos s’intéressent plus cette année aux caractères et aux individus. Mais elle l’écoute suffisamment pour aller annoncer sa mort à Siegmund, dans une scène d’une poésie insigne, où juchée en hauteur sur le puits de pétrole désossé (en est-il encore un, n’est-il pas, déjà, autre chose), elle regarde le couple arrêté dans sa fuite, avec une Sieglinde épuisée et au bord de la folie (voir comme elle observe tous les recoins et comme il fait claquer plusieurs fois la porte de la cuve vide (qui s’enflammera au III). Une scène qui peut-être avait plus de force quand Brünnhilde chantait juchée au sommet, aujourd’hui, elle descend au premier niveau pour être à vue directe du chef…mais il reste que ce moment est toujours fascinant.
Comme les autres années, le combat ne se déroule pas à vue, mais à l’intérieur du bâtiment, vu à la vidéo sur un drap tendu à l’entrée, une entrée où pendent des chaines (comme les chaines qui pendent à l’entrée de la caravane du NIbelheim dans Rheingold) avec un montage très serré, passant d’un personnage à l’autre. Clairement on voit Brünnhilde jetant sur le cadavre de Siegmund une carte, la Dame de Pique, comme le héros d’Apocalypse Now (La Chevauchée des Walkyrie…) en jetait sur les cadavres des Viêt-Cong, et le jeu accéléré sur les têtes de Siegmund et de Hunding au rythme de la musique renforce le côté haletant de la scène, mais à l’écran, comme à distance, sans lui donner l’extrême violence – quelquefois insupportable au public qui hurlait- , de Chéreau sur le théâtre. C’est évidemment un choix : depuis Chéreau et Wotan qui serrait Siegmund dans les bras après l’avoir sacrifié,  les metteurs en scène se sont ingéniés à trouver une image nouvelle qui cherchât à effacer l’ineffaçable : alors Castorf fort justement va ailleurs, il en fait un film d’action, loin de nous et pourtant si près.

La chevauchée des Walkyries au troisième acte est l’un des moments les plus virtuoses du Ring, et en tous cas le plus virtuose de la soirée. Parce qu’il représente pour les chanteuses un défi physique, parce qu’elles sont dispersées sur trois ou quatre niveaux, qu’elles montent et descendent, et doivent chanter ensemble. La plupart du temps, dans les autres mises en scène, elles sont ou alignées, ou disposées au même niveau pour une question d’efficacité technique du chant. Elles sont aussi toujours habillées du même costume (ou uniforme), une petite armée de la mort qui traîne les héros.
Ici, les héros, ce sont les révolutionnaires qui envahissent l’espace et qui sont immédiatement pris au piège et meurent : les Walkyries ont eu leur peau et chanteront au milieu des cadavres dispersés sur l’escalier qui mêne au sommet couronné par une…Étoile rouge. Le temps a passé.

Ces Walkyries, Castorf les individualise au contraire, les isole, leur donne des habits d’abord de dames de la bourgeoisie de Bakou venues de toute la Russie en Azerbaïdjan pour s’enrichir. Mais ce qui intéresse Castorf, c’est à la fois que chacune soit différente des autres, comme en une réunion hétéroclite de gens aux intérêts communs, et aussi  la question de la mutation, des changements, des évolutions, et certaines portent sur elles jusqu’à quatre costumes (tous magnifiques et souvent orientalisants d’Adriana Braga Peretzki) qu’elles changent au fur et à mesure, devenant des Walkyries de revue, avec leurs habits clinquants et leurs casques punk : dans ces Walkyries, Brünnhilde avec son lourd manteau de fourrure rousse, est la plus voyante et sans doute la plus importante. Pour le chant d’ensemble, cela demande une préparation précise, cela bouge dans tous les sens, cela monte et descend, cela boit sur la sorte de Biergarten installé en terrasse, et cela signifie donc mise en place millimétrée pour éviter les décalages.

Avec le dialogue Brünnhilde-Wotan, les choses changent. Sans doute les deux personnages bougent-ils un peu plus : Wotan lance à Brünnhilde une peau d’ours, en un mouvement violent et théâtral. Un ours ? annonciateur de l’ours ramené dans l’épisode suivant par Siegfried ? ours berlinois ? (Lire à ce propos l’article ours dans l’abécédaire Castorf). En tous cas la peau de l’ours est déjà là, alors qu’il n’est pas tué…

Wotan boit, joue avec ses cartes (les runes…) il jongle avec les destins d’une manière indifférente. La scène serait au fond assez traditionnelle jusqu’au moment où Wotan décide de suivre Brünnhilde dans ses suggestions (leb’wohl du kühnes, herrliches Kind), scène marquée par un embrasement de l’orchestre dans cet instant où il serre Brünnhilde dans ses bras et qui remue le cœur de tout spectateur. Alors une fois de plus Castorf casse l’effet (il faut toujours se méfier de la musique de Wagner…) car Wotan embrasse violemment et goulûment les lèvres d’une Brünnhilde outrée et blessée : ironiquement c’est la manière dont Castorf traduit la didascalie wagnérienne « sehr leidenschaftlich » (très passionnément).
Au-delà du geste, on sait que Wotan n’est pas à un inceste près : les relations familiales sont compliquées chez les Wotan, voir les liens familiaux qui uniront Siegfried et Brünnhilde, et donc Wotan à qui aucune femme n’est indifférente – une sorte d’épouseur du genre humain (rappelons-nous aussi son réveil entre sa femme et sa belle-sœur dans le Rheingold de cette production) – peut avoir subitement envie de Brünnhilde. Plus subtilement peut-être, il préfigure le baiser de réveil de Siegfried, lui donnant le baiser – le même – pour l’endormir : papa pour dormir et le neveu-fiancé pour le réveil. Ou bien il lui fait sentir ce qu’un réveil brutal avec un homme non choisi aurait pu être. En plus, Brünnhilde est encore Walkyrie et vierge à ce moment, et toute manifestation de sensualité lui fait horreur : il lui faudra un peu de temps dans Siegfried pour s’y résoudre. En bref, c’est, comme on dit un baiser chargé.
Enfin quand Brünnhilde s’allonge, elle se pose sur elle comme elle avait posé sur le corps de Siegmund une carte de tarots, et ça c’est un geste nouveau, édition 2017. La question des cartes dans ce Ring doit donc s’enrichir, avec leur signification pour Wotan et Brünnhilde qui se les partagent.
Tout cela dans un contexte de guerre, première comme deuxième guerre mondiale où les russes ont fait exploser les champs pétrolifères de Bakou pour empêcher l’armée allemande de s’en emparer (« opération Edelweiss », primitivement appelée Siegfried) (voir article Bakou de l’abécédaire Castorf). Les extraits qu’on voit d’un film comme Tschapajew (1934) des frères Wassiljew sont à double effet, ils réfèrent à la propagande stalinienne d’une part (le stalinisme naissant puis triomphant est implicite dans tout l’opéra) mais aussi à la DDR de Castorf enfant, où le film dans les années 50 a eu beaucoup de succès.
Cette mise en scène de Walküre est en même temps une mise en abyme. Sans altérer l’histoire, Castorf, après un Rheingold très différent, prologue presque hors temps, qu’il inscrit dans la grande mythologie des films américains des années 50 , se met désormais dans la logique d’un récit historique continué qui commence dans Walküre, aux origines de l’Or noir, dans un décor très daté, plus archaïque, dont la rusticité raconte les origines, les rapports sociaux inégalitaires, les premiers effets du pétrole, mais aussi, par ses visions cinématographiques apocalyptiques, un monde en explosion, un mode de destruction qu’on avait déjà entrevu sur les télés de Rheingold.

Sans conteste cette année, la distribution est plus homogène, d’une part parce que bien des chanteurs étaient déjà l’an dernier présents, et que ceux qui sont arrivés non seulement se sont bien adaptés, mais ont donné bien plus de cohérence à l’ensemble, et musicalement et scéniquement.

C’est le cas de Sieglinde, confiée cette année à Camilla Nylund, dont la silhouette rappelle la triomphante Anja Kampe des premières années, même si le chant est plus lyrique et un peu plus retenu. C’est une Sieglinde intense, à la voix charnue, bien contrôlée, mais qui n’est jamais explosive comme pouvait l’être Kampe, une belle prestation qui en même temps permet à Christopher Ventris d’être plus à l’aise dans son Siegmund, chanté avec une voix claire, suave, bien plus séduisante que l’an dernier, même si les aigus restent en-deçà de ce qu’on pourrait attendre pour le rôle. Ventris, par son lyrisme, s’accorde parfaitement à cette nouvelle Sieglinde et leur couple est convaincant sans avoir ni l’un ni l’autre les moyens exacts de leur rôle. Intensité, rondeur, chaleur et engagement compensent très largement. Face à eux, le Hunding de Georg Zeppenfeld : très engagé cette année au festival, il n’a peut-être pas l’assise de l’an dernier, et peut-être la voix est-elle un peu claire pour le rôle, mais la diction est toujours fascinante, tout comme l’intelligence du texte qui va avec. Mais c’est justement peut-être un chanteur trop « fin » pour Hunding, trop « éduqué », – là où il convient à merveille à Gurnemanz par exemple.
L’autre arrivée dans cette distribution, c’est une nouvelle Fricka, Tania Ariane Baumgartner qui donne un vrai relief au personnage, une Fricka colère, agressive, vive, aux aigus tranchants, bien engagée, qu’on avait déjà bien perçue dans Rheingold, mais qui donne sa pleine mesure dans sa scène avec un Wotan (John Lundgren) maîtrisant mieux  cette année son personnage, vocalement très en forme, avec de puissants aigus et une vraie incarnation, bien dans le sens du travail de Castorf, très différent de Wolfgang Koch, moins « humain » même s’il a des mouvements de vraie tendresse, et plus « Wotan », où il est souvent impressionnant.
Catherine Foster est Brünnhilde. Après un Hojotoho initial mal projeté, la voix reprend ses droits, sûre, sans scories, avec une expressivité incroyable. Elle est dans une forme exceptionnelle. Elle se joue des aigus, mais surtout, garde une grande limpidité dans l’expression, avec de notables qualités de diction, son texte est dit avec une rare clarté ce qui n’est pas toujours évident pour un soprano. Magistral.
Le groupe des Walkyries n’est pas en reste, on a dit le désir de Castorf d’individualiser les personnages et ainsi par exemple la Schwertleite de Nadine Weissmann apparaît dans tout son relief, tandis que l’Helmwige très présente aussi de Christiane Kohl a toujours un suraigu un peu difficile et crié. Mais l’ensemble reste remarquable.

Les options de Marek Janowski à la tête de l’orchestre du Festival de Bayreuth, toujours magnifique, ont été moins déphasées par rapport à la mise en scène que dans Rheingold, d’abord parce que, comme expliqué plus haut, Walküre avec ses six personnages qui évoluent dans des scènes où les mouvements sont plus rares et moins convulsifs que dans Rheingold, permet sans doute de mieux contrôler, et la question du volume et des variations se pose moins (l’orchestre reste quand même assez fort ici) : on peut diriger en version « concertante » sans que cela n’affecte trop la scène. Ainsi la direction de Janowski, de toute manière plus en place que l’an dernier, est-elle ici de très bonne facture, une belle direction wagnérienne, avec de beaux moments (prélude, annonce de la mort, incantation du feu et final), plutôt attendus, et qui ne font pas hiatus avec ce qu’on voit en scène. Il y a là de la respiration, des tempi larges à l’intérieur desquels les chanteurs peuvent prendre leurs marges sans tension.

Une très belle soirée pour les chanteurs, et un travail scénique toujours fascinant et inépuisable,dans la perspective de revoir cette production l’an prochain, avec un nouveau Wotan (Matthias Goerne qui devrait nous offrir un deuxième acte sculpté) et un chef pour le fun et les fans, Placido Domingo. [wpsr_facebook]

 

 

 

DEUTSCHE OPER BERLIN 2013-2014: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 18 MAI 2014 (Dir.mus: Donald RUNNICLES; Ms en scène: Graham VICK) avec Nina STEMME et Stephen GOULD.

Acte II(en 2011) © Matthias Horn
Acte II(en 2011) © Matthias Horn

 

Tels Alberich et Wotan rodant autour de l’antre de Fafner au 2ème acte de Siegfried, beaucoup de français wagnériens se sont retrouvés à Berlin en ce dimanche 18 mai pour un Tristan und Isolde alléchant affiché à la Deutsche Oper : Nina Stemme, Stephen Gould, Donald Runnicles dans la reprise du Tristan de 2011 mis en scène par Graham Vick, cela vous donne des ailes pour accourir humer l’air berlinois. Mais l’air berlinois joue quelquefois des tours, comme cette fois-ci à Nina Stemme, qui a fait annoncer devant la salle désolée qu’elle avait pris froid, qu’elle allait chanter sans savoir si elle terminerait, puisqu’une Isolde de substitution était en route. Le même porteur de mauvaises nouvelles annonça que pour une raison technique inexpliquée, une partie du décor (une lampe immense se balançant au dessus de Tristan et Isolde) n’avait pas pu être mise en place…Il y a des jours néfastes. Après ce prélude qui avait quelque peu refroidi notre attente, on commença d’entendre le fameux accord initial… La mise en scène de Graham Vick est, dirait-on, moderne : le couple ne boit pas le philtre mais se pique à l’héroïne, il nous est lourdement asséné qu’Eros et Thanatos vont ensemble : couple nu qui apparaît à l’acte II (Adam et Eve ? Si c’est le cas, Adam va passer une partie du temps à creuser sa tombe), femme enceinte qui surgit périodiquement, bébé apporté à Isolde : le cycle de vie va de conserve avec le cycle d’amour et surtout présence obsessionnelle d’un cercueil au milieu du décor, un décor de Paul Brown représentant une sorte d’immense salon d’une maison dans le style de Frank Lloyd Wright, mur percé de portes et de baies vitrées qui change de position selon les actes, revu années 50, à cause des meubles, divan, fauteuils, chaises et table métalliques sur lequel débouchent des portes donnant vers salle de bains ou chambres, ou réduit dans lequel loge Kurwenal derrière un comptoir.

Acte I (2011) © Matthias Horn
Acte I (2011) © Matthias Horn

Le cercueil au milieu fait table de salon au premier acte, sorte d’armoire au second (au salon se sont ajoutés deux sortes de Menhirs entourant une tombe que l’Adam du coin, nu comme un ver, est en train de creuser, comme je l’ai écrit plus haut). Une grande baie vitrée sépare deux mondes qui au troisième acte sont monde des vivants au premier plan et des morts au second plan: Tristan sort appeler Isolde…et en passant ce seuil, il est donc mort. Quant aux morts, ce sont des silhouettes multiples qui traversent l’espace dans une brume bienvenue. Je n’ose dire un fatras, mais il y a beaucoup d’objets et de petits détails qui envahissent la scène sans grande utilité, sinon  celle de disperser l’attention, et au milieu de cette abondance de biens nuisible, une idée intéressante : la marque du temps; d’acte en acte les héros vieillissent, ce qui donne à la fin un côté retrouvailles à l’asile de vieillards : Tristan est en pyjama robe de chambre, ffligé de mouvements convulsifs des mains, Isolde arrive pour le retrouver vêtue en ménagère de bien plus de cinquante ans. Mais soyons justes, l’idée n’est pas mauvaise, non plus que celle de l’héroïne dont on a parlé plus haut. Sauf que Vick n’en tire rien. Et donc cela fait une idée de plus, un signe de plus, mais comme disent les italiens, a che pro?

Final Acte I (2011) © Matthias Horn
Final Acte I (2011) © Matthias Horn

Notons également les beaux éclairages (Acte II) de Wolfgang Göbbel et l’idée d’un premier acte où Isolde est perdue, voire agressée dans un monde d’hommes, ou plutôt au milieu de la soldatesque installée dans l’espace commun, on est torse nu, on sort de la salle de bains, on se rapproche dangereusement de la reine et tout se beau monde se transforme en cour du roi au final portant les fleurs du mariage alors qu’Isolde se refuse obstinément à considérer la robe de mariée que Brangäne retouche, la rejette violemment…(merci Marthaler à Bayreuth…auquel par certains côtés l’ambiance se réfère (je soupçonne le lampion qui n’était pas là pour la représentation de ce jour de rappeler le jeu des lumières de Marthaler à Bayreuth) ; mais Marthaler a le sens de l’épure, mais Marthaler produit du sens. Graham Vick est bien plus fouillis. Le lecteur aura compris que je n’ai pas été convaincu par ce travail,  dispersif, mais au total pas très gênant, parce qu’en ce qui concerne la direction d’acteurs et les interactions entre les personnages, cela pourrait se passer dans le haut moyen âge ou en 2055, chez Wolfgang Wagner ou August Everding voire Otto Schenk : les gestes et les mouvements sont convenus, traditionnels et ce ne sont pas les costumes modernes qui y changent quoi que ce soit, c’est du faux moderne, un habillage complexe sans intérêt majeur.

Nina Stemme, Donal Runnicles, Stephen Gould le 18 mai 2014
Nina Stemme, Donal Runnicles, Stephen Gould le 18 mai 2014

Musicalement, c’est incontestablement Donald Runnicles qui porte de bout en bout la représentation. Le chef écossais, directeur musical de la Deutsche Oper propose rarement des interprétations médiocres. Et dans Wagner, c’est une figure reconnue. Son Tristan le confirme pleinement. C’est une version théâtrale, dynamique, passionnée, au tempo assez rapide, mais révélant la partition dans son épaisseur et ses détails, avec des moments vraiment exceptionnels (le duo du deuxième acte, le début du troisième acte)… Ce regard très lyrique produit un orchestre vivant, chatoyant, qui accompagne les chanteurs en les couvrant rarement (sauf quand Nina Stemme, fatiguée, ne peut pousser sa voix). Un orchestre très en forme si l’on excepte quelques scories aux cors du début de l’acte II, mais on a entendu plus catastrophique naguère dans des lieux bien plus wagnériens. Ce qui frappe dans ce travail c’est en même temps un engagement très fort dans le théâtre, mais aussi une lecture très dynamique d’une partition sans vraiment se complaire dans des effets inutiles, ou dans une polissure extrême qui confinerait au maniérisme. Il y a une  honnêteté, une franchise dans la manière d’affronter le tissu wagnérien qui à mon avis renvoie dans les cordes ceux qui lui reprocheraient une absence de style : c’est au contraire un vrai point de vue qui est affiché ici, convaincant, parfaitement au point, et qui veille à suivre le texte et l’intrigue avec clarté, sans autre dessein que de travailler à mettre en lumière, illuminer dirais-je, la musique de Wagner. Il est accompagné par un chœur efficace (direction Thomas Richter), spectaculaire même au final de l’acte I. La distribution fait honneur à l’entreprise : si l’on excepte les accidents vocaux de Peter Maus « ein Hirt» à la voix vacillante (ce qui se comprend dans un troisième acte marqué par l’usure du temps et le vieillissement), chacun reste très honorable, aussi bien Clemens Bieber (ein junger Seemann) que Ben Wager (ein Steuermann), très correct aussi le Melot de Jörg Schörner. Egils Silins en Kurwenal trouve là un de ses meilleurs rôles : une voix chaude, engagée, moins neutre que dans ses Wotan, une belle présence malgré une mise en scène qui ne le favorise pas. La Brangäne de Tania Ariane Baumgartner défend bien le rôle au premier et au troisième acte. Les appels dans le duo du second acte, où en général on attend Brangäne, restent en revanche bien pâles et bien éteints : on les entend mal, sans doute aussi parce que, dissimulée derrière le décor, la voix ne projette pas. Li Liang a une voix de basse profonde qui au contraire est très sonore et projette parfaitement. Il est un König Marke plutôt jeune au premier acte (ce qui surprend par rapport à la tradition : il a l’âge de Tristan). Une voix bien posée, mais une diction moins claire que celle des autres personnages principaux et surtout un manque d’expressivité très gênant au deuxième acte. Il chante, mais ne nous dit rien, cela reste neutre et plat ; cette absence est d’autant plus gênante que la voix, elle, est bien présente. Stephen Gould est considéré comme l’un des Tristan de référence aujourd’hui, sinon LE Tristan du jour. On comprend bien pourquoi : timbre chaleureux et juvénile, voix claire, qui projette bien, et un certain engagement scénique. S’il reste un peu en retrait au premier acte (mais c’est l’acte d’Isolde), le duo est particulièrement réussi, lyrisme, suavité, douceur, tout y est. Le troisième acte (l’acte de Tristan) est d’une extraordinaire vaillance (même avec de menus accidents ou quelques sons rauques dans les passages, qu’on peut intégrer volens nolens dans la couleur voulue pour le personnage). Il est non seulement convaincant, mais vraiment bouleversant. Grand moment, grande interprétation.

Nina Stemme le 18 mai 2014 (Berlin, Deutsche Oper)
Nina Stemme le 18 mai 2014 (Berlin, Deutsche Oper)

Nina Stemme n’était pas dans sa meilleure soirée, mais a eu le cran de mener la représentation à son terme. Son premier acte était difficile, la voix portait mal, les graves très affectés par la fatigue, sons rauques, menus accidents. L’aigu n’avait évidemment ni l’éclat ni la force auxquels elle nous a habitué et dont elle a gratifié paraît-il les spectateurs de la représentation précédente, sans parler de sa Salomé de Zürich des semaines passées (mais peut-on comparer l’endurance nécessaire à Isolde au sprint explosif qu’est Salomé ?). Il reste que, même avec ses faiblesses, on sent que le rôle aujourd’hui est complètement dominé, mature, réfléchi : elle réussit à produire une Isolde émouvante, engagée, présente : au deuxième acte, elle s’allie au Trsitan de Gould avec une retenue et un lyrisme saisissants, au troisième acte, s’étant reposée un peu, elle est vraiment bien meilleure vocalement et elle bouleverse, aidée par un orchestre merveilleux. Elle reste donc convaincante, elle reste une très grande Isolde, et elle finit donc par triompher. On peut rêver à ce qu’elle aurait donné si elle avait été en pleine forme. Malgré les accidents, ce fut donc une très belle représentation  finie dans un immense triomphe d’un public enthousiaste. Stemme a pu chanter malgré la fatigue perceptible : c’est la chance du répertoire wagnérien : elle n’aurait jamais pu chanter Verdi ou Puccini dans cet état. Et une confirmation: ne manquez pas une représentation dirigée par Donald Runnicles, c’est un grand chef d’opéra.
Ah, j‘oubliais…c’était une représentation de répertoire : j’étais au 18ème rang d’orchestre, parfaite vision, parfaite audition, à une place payée 66€.  À Paris (et c’est pareil à la Scala ou à Vienne), bien plus subventionné que Berlin,  pour le même type de place, j’aurais payé le triple, cherchez l’erreur…[wpsr_facebook]

Les rôles principaux Tristan und Isolde 18 mai 2014 Deutsche Oper Berlin
Les rôles principaux Tristan und Isolde 18 mai 2014 Deutsche Oper Berlin

 

OPER FRANKFURT 2013-2014: ŒDIPE de George ENESCU le 3 JANVIER 2014 (Dir.mus: Alexander LIEBREICH, Ms en scène: Hans NEUENFELS)

Œdipe et la Sphinx © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe et la Sphinx © Oper Frankfurt/Rittershaus

OEDIPE
George Enescu
1881 – 1955
Tragédie lyrique
Livret d’Edmond Fleg
Traduction allemande: Henry Arnold
Créé le 13 mars 1936, Opéra Garnier, Paris

Création à Francfort
En allemand avec surtitres
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On parle de la Roumanie aujourd’hui avec une telle désolation ou un tel mépris, comme d’un pays à la dérive qui ne sait que nous envoyer ses roms (qui sont aussi les nôtres, les roms étant un peuple installé depuis un millénaire sur le sol européen) qu’enfin l’occasion nous est donnée de rappeler quel rôle la Roumanie a joué dans la culture musicale occidentale et notamment tous les artistes qu’elle a donnés au chant et à l’opéra. À la musique classique, la Roumanie a donné les chanteurs et chanteuses Heraclea Darclée, Maria Cebotari, Viorica Ursuleac,  Ileana Cotrubas, Nelly Miriciou, David Ohanesian, Ludovico Spiess, Mariana Nicolescu, Vasile Moldoveanu, Corneliu Murgu, Angela Gheorghiu, les pianistes Dinu Lipatti, Clara Haskil, Radu Lupu,  les chefs Ionel Perlea, Sergiu Celibidache, Sergiu Comissiona, Marius Constant, Constantin Silvestri.
Il n’y a pas de pays plus ou moins important en Europe, tous ont contribué à construire cette culture européenne qui transcende les frontières et qui est une gifle éclatante aux  nationalistes défenseurs de replis mesquins, ignorants, stupides qui tentent de faire croire qu’il existerait sur ce territoire traversé depuis des millénaires par des migrations, un entre-soi bienheureux qui n’est en réalité que le masque de leurs peurs et de leur lâcheté.
George Enescu est de ces européens qui sont le produit d’une culture musicale totalement  internationale:  compositeur,  chef d’orchestre, violoniste inouï, il a étudié en Roumanie, puis à Vienne, et enfin à Paris et a vécu partagé entre la Roumanie et la France, en parcourant aussi le nouveau monde, mais en veillant à contribuer toujours à l’organisation de la vie musicale dans son pays: il y a créé par exemple la 9ème symphonie de Beethoven, jamais intégralement exécutée en Roumanie.
Enescu est l’un des phares de la vie musicale notamment dans la première moitié du XXème siècle: il est lié évidemment à Béla Bartók et de nombreux interprètes avouent lui devoir beaucoup dont Yehudi Menuhin, Christian Ferras, Ivry Gitlis, Arthur Grumiaux et le célèbre Quatuor Amadeus.

Créé au Palais Garnier en 1936, son opéra Œdipe dont la gestation a duré une vingtaine d’années  n’a pas été repris par l’Opéra de Paris depuis des lustres: notre opéra national est comme toujours à la pointe du progrès, du raffinement et de la curiosité et sait parfaitement valoriser son répertoire…Encore plus piquant: l’Opéra de Paris a coproduit l’Œdipe présenté à La Monnaie fin 2011 (La Fura dels Baus), mais ne l’a pas encore monté à ce jour, il parait que c’est pour 2016…

Œdipe et Mérope © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe et Mérope © Oper Frankfurt/Rittershaus

La production de Francfort, même en allemand est donc l’occasion d’entendre une musique qui est l’un des chefs d’œuvre oubliés du XXème siècle. À l’heure où tous les opéras sont donnés à de rares exceptions en langue originale, on peut s’en étonner de la part d’une maison plutôt en pointe  – et depuis très longtemps –  et « Opéra de l’année 2013 »; mais Enescu lui-même désirait que son opéra ait un langage clair et compréhensible pour tout spectateur, et il est probable que ce soit l’une des raisons qui ait conduit à la présentation en allemand. On peut aussi supposer que pour les chanteurs apprendre le texte en allemand soit une facilité.
Moins compréhensible est la complète suppression de l’acte IV, celui qui s’inspire d’Œdipe à Colone de Sophocle et montre un Œdipe errant accompagné d’Antigone, jusqu’à l’apaisement final et d’une certaine manière la rédemption. C’est cet aspect vaguement chrétien qui a poussé Hans Neuenfels, en accord avec le chef, à supprimer un acte qui enlevait au drame son urgence. Ce qui intéresse Neuenfels, c’est le mythe traditionnel d’Œdipe, tel qu’il apparaît dans l’Œdipe Roi de Sophocle (et chez Stravinski) qui ne s’intéresse qu’à la partie finale du mythe (la peste, les révélations, la mutilation), c’est à dire l’ultime moment avant la crise, c’est à dire la pure tragédie. J’avoue ne pas partager cette vision: dans la mesure où cet opéra est rarement présenté sur les scènes, et surtout dans la mesure où la volonté d’Enescu était de raconter l’histoire complète d’Œdipe de la naissance à la rédemption et à la mort, comme une sorte de parabole: c’est là l’originalité de l’œuvre. C’est la trahir que la tronquer d’un acte au nom d’une logique de mise en scène. Mais Neuenfels est ainsi: il plie les œuvres à sa vision et à sa volonté et ainsi rend légitimes ceux qui refusent le Regietheater dont avec Ruth Berghaus, il est le premier représentant historique, imposant l’idée que le metteur en scène est un artiste comme l’auteur et modèle la pâte de l’œuvre  à l’aune de sa lecture, de ses désirs et de ses visions.
L’Opéra de Francfort, dans lequel je revenais après environ 20 ans est un des temples originels du Regietheater; la dernière fois, ce fut pour une Clemenza di Tito somptueuse mise en scène par Cesare Lievi dans des décors de son frère Daniele, couple phénoménal éphémère dont la créativité s’est interrompue par la mort prématurée de Daniele Lievi. C’est là que Ruth Berghaus fit ses premières mises en scènes lyriques, c’est là que Hans Neuenfels scandalisa le bon peuple. Aujourd’hui plus que septuagénaire (à son âge, il n’a jamais été appelé par aucun directeur d’opéra en France…), il scandalise à Bayreuth pour son amour des rats, mais il ne fait plus d’effet à Francfort (son Aida a été un vaccin définitif, d’autres diraient un poison mithridatisant). D’ailleurs son approche est parfaitement classique dans le sens où la lecture du mythe est précise, cohérente, et conforme. Neuenfels a lu avec attention les critiques du temps, les déclarations d’Enescu, et connaît parfaitement la période 1920-1950. C’est une période de retour aux grands mythes antiques, notamment en France, relus à l’éclairage des deux guerres, Giraudoux, Sartre et Anouilh en exploitent la veine (et Anouilh en particulier la veine œdipienne avec Antigone en 1944), mais aussi Œdipe d’André Gide en 1930 et La machine Infernale de Cocteau en 1934 pendant qu’en musique Stravinski (Oedipus Rex en 1927) mais aussi Honegger avec Antigone (1926) viennent à point nommé éclairer l’Œdipe d’Enescu (terminé en 1931 et créé en 1936): c’est incontestablement un thème dans l’air du temps, enrichi de sa lecture freudienne née avec le siècle. 
C’est d’ailleurs par là que la mise en scène de Neuenfels m’a d’abord intéressé et notamment par l’utilisation des costumes (d’Elina Schnizler): ils ont une hétérogénéité étudiée, qui évidemment interpelle ; ce sont des costumes de punks pour certains (les gardes, dont le très bon Andreas Bauer) dans une ambiance vaguement post-apocalyptique, Créon est travesti en femme, les prêtres ont des coiffes de prêtres incas, ils indiquent un monde d’avant la « civilisation » ou d’après. Œdipe quand à lui garde la neutralité du costume d’aujourd’hui (costume-chemise d’un homme banal), il est l’homme banal sur qui tombe le ciel sans l’avoir ni voulu ni provoqué ; face à ces costumes de toutes origines, les femmes et la Sphinx  arborent de magnifiques costumes des années 30 comme sortis d’un film ou d’une revue: les années 30 sont une référence subliminale constante dans l’ambiance qui est indiquée  : on pourrait être dans une mise en scène de Cocteau ou de Giraudoux, à l’Athénée ou au Vieux Colombier. Pour Neuenfels, l’époque de la création constitue la racine essentielle de l’évocation du monde, d’un monde selon Enescu, mais aussi selon tout le monde intellectuel du temps. Et la transversalité des costumes, en soi habituelle depuis 40 ans d’histoire du théâtre, renvoie à l’universalité du mythe dans la diachronie: pas de mythe plus actuel que celui d’Œdipe, pas de mythe plus urgent que celui d’Œdipe, qui est question pure. Il est la question sans réponse, le pourquoi sans réponse de toute tragédie: il est recherche, obsession d’aller jusqu’au bout dans la conscience de la ruine d’un monde fermé.
Pas de hasard dans cette mise en scène: le rideau se lève sur un archéologue découvrant une sorte de tombeau immense (des Labdacides?) qui sera l’espace de jeu unique, l’espace tragique, l’espace des questions, et des réponses qu’on ne perçoit pas (ce qui est encore pire), l’espace des seuils que l’on passe sans le savoir (d’ailleurs Œdipe les yeux crevés traîne avec lui un chambranle de porte).

Œdipe (Simon Neal) Œdipe et Mérope © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe (Simon Neal)  © Oper Frankfurt/Rittershaus

Cet archéologue, c’est Œdipe évidemment, qui déchiffre des graffitis de formules chimiques, cryptiques pour tout spectateur, formules qui démontrent sans doute, mais qui font question et qui font mystère: des murs entiers, étouffants, couverts de formules chimiques, d’équations, de fonctions algébriques, l’exposé d’un savoir démultiplié qui est en même temps mystère et interrogation.

Œdipe et Tirésias  © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe et Tirésias © Oper Frankfurt/Rittershaus

C’est Œdipe aux prises avec son histoire, assis au milieu de ceux qui assistent à sa naissance,  et cette histoire émerge des murs qu’il déchiffre au fur et à mesure, aux prises avec l’engrenage des questions qui vont conduire à la révélation, par Tirésias aveugle, marchant à l’aide d’un étrange déambulateur – comme un parc d’enfant  dans lequel on enfermerait celui qui a les réponses.

Le dispositif © Oper Frankfurt/Rittershaus
Le dispositif © Oper Frankfurt/Rittershaus

Oui c’est un ensemble gris ou noir, tout simplement parce qu’on est dans un espace clos profond comme un tombeau où TOUT se joue ; d’ailleurs, des flèches phosphorescentes nous en indiquent la direction comme si de la salle on allait vers un big-bang originel  ce big-bang qu’est le mythe d’Œdipe pour notre civilisation, au cœur du réacteur atomique de l’humain (beau décor, simple et efficace de Rifail Ajdarpasic) qui ne s’ouvrira sur un espace lumineux que lorsqu’Œdipe se sera crevé les yeux pour vivre en aveugle dans le monde de la lumière, lui qui voyait dans le monde de l’obscur.
Hans Neuenfels a conçu à la fois un dispositif à haute valence symbolique (ce tombeau révélateur, c’est évidemment le théâtre, c’est la caverne, c’est l’illusion des images) et un livre d’images comme le seraient des albums pour enfants, la mythologie pour les nuls, avec ces femmes hyper sophistiquées, ces pâtres tellement pâtres qu’ils sont vêtus en mouton (ils sont ceux-là mêmes qu’ils gardent)et  qui font évidemment sourire (très bon Michael Mc Cown): oui Hans Neuenfels conçoit cet Œdipe comme une mise en théâtre d’une série de montées d’images psychanalytiques, témoin le sexe énorme de Laïos qui pisse sur Œdipe et la réponse d’Œdipe à coup de massue, comme dans les bandes dessinées, témoin aussi la main-squelette qui pend à la place du sexe de la Sphinx et qui apparaît et disparaît comme un pénis malicieux. Bien malin celui qui d’ailleurs identifierait la Sphinx au regard de la théorie du genre…Tout cela montre un travail d’une intelligence évidente – on ne peut s’attendre à moins de la part de Hans Neuenfels, et un souci de baliser le récit en utilisant les modes de transmission et d’illustration les plus clairs et les plus familiers au public, ce qui évidemment n’évite pas bien au contraire la banalité. Mais cette banalité est celle d’Œdipe, le n’importe qui, celui sur qui tombe le tragique, cet homme sans qualité particulière qui va porter sans le vouloir et à lui seul l’humanité.

Au commencement était l'oeuf...© Oper Frankfurt/Rittershaus
Au commencement était l’oeuf…© Oper Frankfurt/Rittershaus

On retrouve dans la vision de Neuenfels des auto-citations : la naissance d’Œdipe est figurée par un œuf géant, qui renvoie à l’apparition finale de Gottfried dans le Lohengrin de Bayreuth, en fœtus hideux sortant d’un œuf. Vision d’avenir inquiétante et torturée, qui de fait appelle l’écrasement du monde  (et des rats) et l’isolement de Lohengrin, seul survivant désemparé : une autre victime de la question à ne pas poser.
Neuenfels s’arrête sur cette vision, sur un Œdipe aveugle quand le monde s’ouvre devant lui, car il veut montrer la tragédie dans son épure. Il n’y a pas de suite au tragique et le quatrième acte ne pourrait-être qu’une lente perpétuation ouverte sur un possible. Or, il n’y a pas de possible dans le monde tragique : alors Neuenfels arrête l’œuvre au moment où elle sort de son enclos, quand Œdipe a réglé tous les comptes et qu’il ne lui reste plus que regrets remords et lamentations, quand Antigone aussi apparaît comme protagoniste, là où elle n’était que figure de complément. Il va contre Enescu, qui voyait dans cette histoire une parabole menant à une sorte de rédemption, l’histoire d’un Œdipe qui finalement trouvait la voie d’une solution là où le tragique devrait la refuser, là où le destin décidait pour lui, alors que le héros tragique va volontairement jusqu’au bout de son destin. Dans ce débat, je suis clairement du côté de l’œuvre : Enescu ne veut pas de la tragédie, il veut d’une certaine manière une légende dramatique, ce qui n’est pas la même chose, comme une sorte de vie de Saint. S’il ne sentait pas l’œuvre dans son développement total, s’il ne la voulait pas telle qu’elle est, il fallait que Neuenfels refuse ce travail, car cet Œdipe dramatique et non tragique est fait pour un Warlikowski, un Py, il est fait pour ceux qui croient en la rédemption. Cette mise en scène est d’une grande intelligence, mais ne compte pas pour moi parmi les grandes oeuvres de Neuenfels, parmi lesquelles je compte le Lohengrin de Bayreuth et l’Aida phénoménale de Francfort. Je pense simplement que Neuenfels n’y a pas cru.
Du point de vue musical, saluons d’abord la performance générale des forces de l’Oper Frankfurt, un chœur remarquable, un orchestre de grande qualité, qui sonne bien, qui a la sécheresse voulue par l’œuvre (une œuvre faite pour l’acoustique lyonnaise…) et en même temps la clarté et la précision, emmené par un chef peu connu, Alexander Liebreich, nouveau directeur artistique et musicale de l’Orchestre de la Radio polonaise,  qui a su parfaitement en rendre la couleur musicale et bien pointer les chemins qui s’y croisent. Car d’une certaine manière, c’est une musique attendue, qui est une somme d’influences, de traditions, mais qui n’a pas de puissance vraiment innovante : quand on pense à ce que Berg ou Schönberg ont écrit dans ces années là, on en est loin. Œdipe a cependant une grande puissance syncrétique.
Enescu est d’abord un coloriste : il colore des ambiances, une couleur de musique populaire roumaine à la Bartók, une couleur antiquisante, en cherchant à reconstituer les sons de la musique antique, dans l’utilisation des vents et des percussions, une couleur debussyste, dans le miroitement des cordes : c’est vraiment l’œuvre d’un artiste qui s’est construit par l’écoute et l’interprétation des œuvres et notamment des contemporains ; il est dans chemin qui part de  Dukas et Fauré (on sent bien l’influence de celui qui l’a initié à la composition), passé par Honegger qu’il connaît bien, et qui plus tard passera un peu par Messiaen et pas mal par Poulenc. Du moins est-ce ainsi que je le situe. C’est de toute manière une musique datée (sans mauvaise part), à la période très identifiable, et très construite, intellectuellement très assise, fruit d’un travail considérable et pointilleux. Il est vraiment regrettable qu’elle ne soit pas du tout diffusée en France: cette musique nous enseigne des choses et nous éclaire.
Du point de vue du chant, la distribution est très largement composée d’artistes de la troupe de Francfort dont la qualité contredit ceux qui ironisent sur le système de troupe : quand on voit les résultats du système « stagione » dans les théâtres en France et en Italie, sur le nombre de représentations et la qualité moyenne des productions, comme on dit, « y pas photo ».
On signalera donc avec plaisir la Jocaste de Tania Ariane Baumgartner, voix posée, bien projetée, très expressive, ainsi que la prestation de la Sphinx (les maniéristes amateurs de français plus ancien disent la Sphinge…Sphinge rime avec Singe, je lui préfère Sphinx (Manon, Sphinx étonnant!) en gardant le son grec, qui rime avec Sirynx – déjà plus musical –  et qui garde en même temps le couple nx final, sonore et mystérieux, suspendu sur le néant) à la fois très belle et très bien mise en valeur par son costume, et surtout très expressive, sa mort est beau moment scénique (Katharina Magiera, nom à retenir), et les rôles féminins de complément sont très bien tenus (Antigone de Britta Stallmeister et surtout Mérope de Jenny Carlstedt), tout comme d’ailleurs leurs pendants masculins comme Phorbas (Kihwan Sim, qui remporte un beau succès très justifié), le berger de Michael Mc Cown et le garde d’Andreas Bauer déjà signalés, à un moindre titre Hans Jürgen Lazar dans Laïos et Vuyani Mlinde dans le Grand-Prêtre.
Le Créon interlope de Dietrich Volle (Créon est un personnage qui n’a jamais eu les faveurs des auteurs au théâtre) a un très joli timbre, une voix bien claire, et assez chaleureuse, face au très beau Tirésias de Magnùs Baldvinsson, un des piliers de la troupe de Francfort,  très bel artiste, assez connu par ailleurs dans le monde scandinave (il est islandais) pour ses prestations verdiennes. Œdipe, rôle écrasant si l’on considère les quatre actes, plus raisonnable dans cette version écourtée, c’est Simon Neal, un des chanteurs qui monte aujourd’hui dans la galerie des basses : une basse chantante, au timbre rond, et clair, une belle puissance et surtout, pour un opéra qui exige une diction exemplaire, un soin jaloux pour articuler le texte, le faire entendre et le faire sonner : une très belle performance : il aurait tout intérêt à l’apprendre en français…
Au total, une soirée de très bon niveau, avec un très gros succès à la clé, et de très longs applaudissements d’une salle pleine pour cette dernière représentation de la série, musicalement très homogène et soignée, tout à l’actif des masses de l’Opéra de Francfort, avec une mise en scène discutable par la partialité des choix affichés, mais qui marque une réflexion théorique particulièrement élaborée, sans toutefois provoquer ni enthousiasme ni terreur sacrée. Reste l’œuvre : a priori, une partition passionnante, mais qui ne révolutionnera pas la vision que j’ai de la musique de cette époque, tout en méritant largement d’être représentée et diffusée. Quand on pense au succès de  certains opéras véristes (Fedora…), on se dit qu’Œdipe vaut bien mieux et mérite l’intérêt des mélomanes et la curiosité des autres. Pour l’instant, et pour découvrir la version complète, je vous renvoie à la version en CD de Lawrence Forster, avec un José van Dam anthologique.
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Œdipe, passeur d'interdits © Oper Frankfurt/Rittershaus
Œdipe, passeur d’interdits © Oper Frankfurt/Rittershaus