LUCERNE FESTIVAL 2014: CONCERT DU WEST-EASTERN DIVAN ORCHESTRA dirigé par DANIEL BARENBOIM (ADLER, ROUSTOM, WAGNER) avec WALTRAUD MEIER

Daniel Barenboim & le West-Eastern Divan Orchestra © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Daniel Barenboim & le West-Eastern Divan Orchestra © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

Le passage du West-Eastern Divan Orchestra est toujours un moment fort pour le public, et d’ailleurs, l’applaudissement long et fourni avec lequel il est accueilli en est un signe tangible. Les dernières positions publiques de Daniel Barenboim sur la question de Gaza et par ailleurs ses opinions bien connues et courageuses font évidemment de ces concerts des moments très sentis.
Comme souvent, je conseille la lecture de Parallèles et paradoxes : explorations musicales et politiques (Le Serpent à plumes), un dialogue de Daniel Barenboim avec Edward Said avec qui il a fondé cet orchestre. C’est une lecture riche et une réponse humaniste à la situation désastreuse qui persiste au Proche Orient.

C’était aussi un concert au programme symbolique, deux créations, celle d’un compositeur israélien, Ayal Adler, et celle d’un compositeur syrien, Kareem Roustom, puis l’acte II de Tristan und Isolde de Richard Wagner, qui, comme chacun le sait, fait problème en Israël où on ne le joue pas.
Les deux créations européennes (elles ont été créées à Buenos Aires au début du mois d’août) sont des petites pièces, l’une d’une dizaine de minutes, l’autre d’une quinzaine de minutes.

Ayal Adler
Ayal Adler

Celle de Ayal Adler, Resonating sounds,  alterne des moments violents et éruptifs et d’autres, plus retenus et sollicitant l’orchestre de manière assez virtuose. Dédiée au West-Eastern Divan Orchestra et à Daniel Barenboim, elle met effectivement en valeur certains pupitres (percussions, cordes) mais j’ai trouvé les motifs un peu répétitifs, c’est sans doute voulu et la durée (10 min environ) en atténue l’effet.

Kareem Roustom © John K. Robson
Kareem Roustom © John K. Robson

L’œuvre de Kareem Roustom, un compositeur né en Syrie qui travaille essentiellement aux USA, notamment dans le domaine de la musique de films, et très différente. Il a composé de nombreuses musiques et a été nominé aux Emmy Awards. Sa pièce, Ramal, pour orchestre, plus colorée que la précédente, avec d’évidentes influences orientales, semble effectivement proche d’une musique de cinéma, pleine de relief, très agréable à entendre mais aussi un peu superficielle. Mais le contraste entre les deux approches, l’une un peu plus radicale et l’autre plus « ouverte » était intéressant.
On attendait évidemment l’acte II de Tristan. Certains soirs de cette tournée, l’acte II est couplé avec la Liebestod en un seul programme (comme à Salzbourg le 21 Août), sollicitant donc fortement Waltraud Meier.

Peter Seiffert & Waltraud Meier © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Peter Seiffert & Waltraud Meier © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

À Lucerne, la seconde partie du concert est exclusivement l’acte II, entendu dans cette même salle en 2004 (et non en 2003 – écrit par erreur-  comme me l’a fait remarquer un lecteur attentif)  avec Claudio Abbado (Treleaven, Urmana, Pape, Fujimura), et en 2010 avec Salonen dans le cadre d’un Tristan complet dans la mise en scène de Sellars et Bill Viola (Gary Lehman, Violeta Urmana, Anne Sofie von Otter, Jukka Rasilainen, Matthew Best).

Daniel Barenboim avec le West-Eastern Divan Orchestra © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Daniel Barenboim avec le West-Eastern Divan Orchestra © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

On attendait évidemment l’Isolde de Waltraud Meier, mais c’est d’abord l’orchestre qui a frappé : Barenboim attaque l’introduction avec une énergie folle et une flamme qui ne s’éteindra pas jusqu’à la fin. C’est à ce titre l’un des deuxièmes actes les plus urgents et les plus passionnés jamais entendus. L’orchestre est aussi particulièrement engagé, on sent vraiment que les musiciens sont pris par cette musique qu’ils défendent avec feu, mais aussi avec une précision et une technicité remarquables. Certes, les cors en coulisses qui concluent l’introduction ne sont pas toujours impeccables, mais rien de comparable avec certaines catastrophes entendues ailleurs et par exemple à Bayreuth, avec Daniel Barenboim d’ailleurs.

Le tempo est vif, le son incroyable de relief : voilà ce qui frappe en ce début de deuxième acte.

La première scène met surtout en valeur la voix veloutée, bien projetée, puissante d’Ekaterina Gubanova, dont j’aime la Brangäne. Les aigus sûrs et d’une magnifique rondeur passent l’orchestre très fort, et placé devant les solistes, installés sur une estrade en arrière.
Waltraud Meier en revanche a plus de difficulté. On connaît son Isolde particulièrement subtile, au phrasé sculpté, jamais dans le forte pour le forte, une Isolde pour l’intelligence et non pour les décibels. Mais la voix a des difficultés à passer le flot orchestral, sauf dans les aigus. Les aigus restent clairs, bien contrôlés, puissants, mais les passages apparaissent difficiles. N’importe, la tension est là et l’on rentre dans l’œuvre et dans l’ivresse de cette musique.

Waltraud Meier & Ekaterina Gubanova © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Waltraud Meier & Ekaterina Gubanova © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

Après la fulgurante introduction au duo avec une tension et une pulsion rythmique renversantes d’un Barenboim très engagé,  capitaine sûr et enthousiaste d’un navire flottant sur un océan sonore en furie, commence le duo : on comprend vite que le duo ce soir, sera celui de Peter Seiffert, dans une soirée exceptionnelle où il a été stupéfiant. D’abord, la voix a une douceur et une suavité enchanteresse, et puis il lance des aigus triomphants, sûrs, tenus, larges. On sait que Seiffert est quelquefois irrégulier, mais que lorsqu’il est touché par la grâce, il est incomparable. Et ce soir, il est en état de grâce.

Waltraud Meier épouse cette grâce, la voix est moins âpre qu’à la première scène, plus assurée, plus réchauffée aussi, et les moments les plus doux passent avec bonheur, même si certains suraigus sont ratés. Mais lorsque les deux entament « O sink hernieder Nacht der Liebe », ce n’est plus l’enchantement, ce n’est plus l’ivresse, c’est le temps suspendu, c’est l’insurpassable moment de l’extase, c’est le mythe vivant. Le tout est mené par Peter Seiffert, décidément ce soir au seuil de l’incroyable, et Waltraud Meier lui emboîte le pas  avec son phrasé, avec sa manière de dire ou de sussurer le texte, avec sa manière aussi de colorer, elle est suivie et soutenue par Daniel Barenboim qui cette fois laisse les voix se développer et s’imposer, et qui veille à mettre en valeur ce qui est dit, ce qui est chanté, car il entend lui-aussi que nous sommes dans un moment rare.
Gubanova lance alors ses Habet Acht, son avertissement mystérieux, du cœur de l’orchestre (elle est habituellement dissimulée en coulisse, Abbado l’avait placée au deuxième balcon), et la magie de cette musique qui vous enlève, qui vous élève, qui vous enivre, est totale. Ekaterina Gubanova a offert ici elle aussi une prestation exceptionnelle. Comme si ces avertissements stimulaient encore plus l’engagement des uns et des autres, le crescendo final du duo est presque insupportable.

Peter Seiffert © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Peter Seiffert © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

Waltraud Meier totalement emportée, engagée, d’une extrême tension, Seiffert au paradis des ténors, et l’orchestre fulgurant, inouï d’engagement et d’allant, mené par un Barenboim survolté tout cela est presque unique : je n’ai pas vécu un tel moment depuis bien bien longtemps.

Pas de Kurwenal pour dire Rette dich Tristan, ce qui est dommage, mais l’orchestre seul, mais en revanche un Seiffert bouleversant pour prononcer Der öde Tag zum letztenmal! de manière résignée et absente, inégalable.

On connaît le König Marke de René Pape, c’est toujours une surprise dans cette salle à la réverbération forte d’entendre sonner ses graves profonds, ses aigus puissants, avec cette voix prodigieuse de couleur. Il avait cloué sur place l’assistance en 2003 avec Abbado, un moment miraculeux accentué par la relative déception procurée par les deux protagonistes, il avait même étonné  Claudio Abbado qui m’avait dit son émerveillement. Ce fut en absolu le plus beau monologue de Marke jamais entendu et ça le reste. René Pape il y a onze ans avait cette voix encore jeune, claire et profonde, stupéfiante. Elle garde aujourd’hui cette fascination et cette puissance, cet écho profondément humain qui la caractérise, elle a un peu perdu en couleur, notamment dans la seconde partie du monologue, un tout petit peu plus en retrait, quand la première partie restait suffocante de beauté. Mais n’importe, lui aussi est encore unique et irremplaçable dans ce rôle. Signalons aussi le très bon Melot, très présent, de Stephan Rügamer. Un très bon Melot c’est suffisamment rare pour le noter. Stephan Rügamer fait partie des excellents chanteurs de la troupe de la Staatsoper de Berlin, c’est aussi, rappelons-le, un remarquable Mime .

Vous avez compris qu’on a vécu à Lucerne un moment d’exception, un moment de pure émotion, doublé par la satisfaction visible de ces jeunes musiciens de jouer cette musique, plaisir, ivresse, émotion, engagement, militantisme wagnérien aussi : tout cela était au rendez-vous, mené par un Barenboim des très grands jours, complètement emporté, au geste précis, rendant l’orchestre d’une grande clarté mais aussi cherchant visiblement à en tirer toutes les tripes, et je dirai toute leur force d’amour.
Ce soir, tout le monde faisait de la musique avec son âme.[wpsr_facebook]

Le triomphe du chant © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Le triomphe du chant © Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

DEUTSCHE OPER BERLIN 2013-2014: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 18 MAI 2014 (Dir.mus: Donald RUNNICLES; Ms en scène: Graham VICK) avec Nina STEMME et Stephen GOULD.

Acte II(en 2011) © Matthias Horn
Acte II(en 2011) © Matthias Horn

 

Tels Alberich et Wotan rodant autour de l’antre de Fafner au 2ème acte de Siegfried, beaucoup de français wagnériens se sont retrouvés à Berlin en ce dimanche 18 mai pour un Tristan und Isolde alléchant affiché à la Deutsche Oper : Nina Stemme, Stephen Gould, Donald Runnicles dans la reprise du Tristan de 2011 mis en scène par Graham Vick, cela vous donne des ailes pour accourir humer l’air berlinois. Mais l’air berlinois joue quelquefois des tours, comme cette fois-ci à Nina Stemme, qui a fait annoncer devant la salle désolée qu’elle avait pris froid, qu’elle allait chanter sans savoir si elle terminerait, puisqu’une Isolde de substitution était en route. Le même porteur de mauvaises nouvelles annonça que pour une raison technique inexpliquée, une partie du décor (une lampe immense se balançant au dessus de Tristan et Isolde) n’avait pas pu être mise en place…Il y a des jours néfastes. Après ce prélude qui avait quelque peu refroidi notre attente, on commença d’entendre le fameux accord initial… La mise en scène de Graham Vick est, dirait-on, moderne : le couple ne boit pas le philtre mais se pique à l’héroïne, il nous est lourdement asséné qu’Eros et Thanatos vont ensemble : couple nu qui apparaît à l’acte II (Adam et Eve ? Si c’est le cas, Adam va passer une partie du temps à creuser sa tombe), femme enceinte qui surgit périodiquement, bébé apporté à Isolde : le cycle de vie va de conserve avec le cycle d’amour et surtout présence obsessionnelle d’un cercueil au milieu du décor, un décor de Paul Brown représentant une sorte d’immense salon d’une maison dans le style de Frank Lloyd Wright, mur percé de portes et de baies vitrées qui change de position selon les actes, revu années 50, à cause des meubles, divan, fauteuils, chaises et table métalliques sur lequel débouchent des portes donnant vers salle de bains ou chambres, ou réduit dans lequel loge Kurwenal derrière un comptoir.

Acte I (2011) © Matthias Horn
Acte I (2011) © Matthias Horn

Le cercueil au milieu fait table de salon au premier acte, sorte d’armoire au second (au salon se sont ajoutés deux sortes de Menhirs entourant une tombe que l’Adam du coin, nu comme un ver, est en train de creuser, comme je l’ai écrit plus haut). Une grande baie vitrée sépare deux mondes qui au troisième acte sont monde des vivants au premier plan et des morts au second plan: Tristan sort appeler Isolde…et en passant ce seuil, il est donc mort. Quant aux morts, ce sont des silhouettes multiples qui traversent l’espace dans une brume bienvenue. Je n’ose dire un fatras, mais il y a beaucoup d’objets et de petits détails qui envahissent la scène sans grande utilité, sinon  celle de disperser l’attention, et au milieu de cette abondance de biens nuisible, une idée intéressante : la marque du temps; d’acte en acte les héros vieillissent, ce qui donne à la fin un côté retrouvailles à l’asile de vieillards : Tristan est en pyjama robe de chambre, ffligé de mouvements convulsifs des mains, Isolde arrive pour le retrouver vêtue en ménagère de bien plus de cinquante ans. Mais soyons justes, l’idée n’est pas mauvaise, non plus que celle de l’héroïne dont on a parlé plus haut. Sauf que Vick n’en tire rien. Et donc cela fait une idée de plus, un signe de plus, mais comme disent les italiens, a che pro?

Final Acte I (2011) © Matthias Horn
Final Acte I (2011) © Matthias Horn

Notons également les beaux éclairages (Acte II) de Wolfgang Göbbel et l’idée d’un premier acte où Isolde est perdue, voire agressée dans un monde d’hommes, ou plutôt au milieu de la soldatesque installée dans l’espace commun, on est torse nu, on sort de la salle de bains, on se rapproche dangereusement de la reine et tout se beau monde se transforme en cour du roi au final portant les fleurs du mariage alors qu’Isolde se refuse obstinément à considérer la robe de mariée que Brangäne retouche, la rejette violemment…(merci Marthaler à Bayreuth…auquel par certains côtés l’ambiance se réfère (je soupçonne le lampion qui n’était pas là pour la représentation de ce jour de rappeler le jeu des lumières de Marthaler à Bayreuth) ; mais Marthaler a le sens de l’épure, mais Marthaler produit du sens. Graham Vick est bien plus fouillis. Le lecteur aura compris que je n’ai pas été convaincu par ce travail,  dispersif, mais au total pas très gênant, parce qu’en ce qui concerne la direction d’acteurs et les interactions entre les personnages, cela pourrait se passer dans le haut moyen âge ou en 2055, chez Wolfgang Wagner ou August Everding voire Otto Schenk : les gestes et les mouvements sont convenus, traditionnels et ce ne sont pas les costumes modernes qui y changent quoi que ce soit, c’est du faux moderne, un habillage complexe sans intérêt majeur.

Nina Stemme, Donal Runnicles, Stephen Gould le 18 mai 2014
Nina Stemme, Donal Runnicles, Stephen Gould le 18 mai 2014

Musicalement, c’est incontestablement Donald Runnicles qui porte de bout en bout la représentation. Le chef écossais, directeur musical de la Deutsche Oper propose rarement des interprétations médiocres. Et dans Wagner, c’est une figure reconnue. Son Tristan le confirme pleinement. C’est une version théâtrale, dynamique, passionnée, au tempo assez rapide, mais révélant la partition dans son épaisseur et ses détails, avec des moments vraiment exceptionnels (le duo du deuxième acte, le début du troisième acte)… Ce regard très lyrique produit un orchestre vivant, chatoyant, qui accompagne les chanteurs en les couvrant rarement (sauf quand Nina Stemme, fatiguée, ne peut pousser sa voix). Un orchestre très en forme si l’on excepte quelques scories aux cors du début de l’acte II, mais on a entendu plus catastrophique naguère dans des lieux bien plus wagnériens. Ce qui frappe dans ce travail c’est en même temps un engagement très fort dans le théâtre, mais aussi une lecture très dynamique d’une partition sans vraiment se complaire dans des effets inutiles, ou dans une polissure extrême qui confinerait au maniérisme. Il y a une  honnêteté, une franchise dans la manière d’affronter le tissu wagnérien qui à mon avis renvoie dans les cordes ceux qui lui reprocheraient une absence de style : c’est au contraire un vrai point de vue qui est affiché ici, convaincant, parfaitement au point, et qui veille à suivre le texte et l’intrigue avec clarté, sans autre dessein que de travailler à mettre en lumière, illuminer dirais-je, la musique de Wagner. Il est accompagné par un chœur efficace (direction Thomas Richter), spectaculaire même au final de l’acte I. La distribution fait honneur à l’entreprise : si l’on excepte les accidents vocaux de Peter Maus « ein Hirt» à la voix vacillante (ce qui se comprend dans un troisième acte marqué par l’usure du temps et le vieillissement), chacun reste très honorable, aussi bien Clemens Bieber (ein junger Seemann) que Ben Wager (ein Steuermann), très correct aussi le Melot de Jörg Schörner. Egils Silins en Kurwenal trouve là un de ses meilleurs rôles : une voix chaude, engagée, moins neutre que dans ses Wotan, une belle présence malgré une mise en scène qui ne le favorise pas. La Brangäne de Tania Ariane Baumgartner défend bien le rôle au premier et au troisième acte. Les appels dans le duo du second acte, où en général on attend Brangäne, restent en revanche bien pâles et bien éteints : on les entend mal, sans doute aussi parce que, dissimulée derrière le décor, la voix ne projette pas. Li Liang a une voix de basse profonde qui au contraire est très sonore et projette parfaitement. Il est un König Marke plutôt jeune au premier acte (ce qui surprend par rapport à la tradition : il a l’âge de Tristan). Une voix bien posée, mais une diction moins claire que celle des autres personnages principaux et surtout un manque d’expressivité très gênant au deuxième acte. Il chante, mais ne nous dit rien, cela reste neutre et plat ; cette absence est d’autant plus gênante que la voix, elle, est bien présente. Stephen Gould est considéré comme l’un des Tristan de référence aujourd’hui, sinon LE Tristan du jour. On comprend bien pourquoi : timbre chaleureux et juvénile, voix claire, qui projette bien, et un certain engagement scénique. S’il reste un peu en retrait au premier acte (mais c’est l’acte d’Isolde), le duo est particulièrement réussi, lyrisme, suavité, douceur, tout y est. Le troisième acte (l’acte de Tristan) est d’une extraordinaire vaillance (même avec de menus accidents ou quelques sons rauques dans les passages, qu’on peut intégrer volens nolens dans la couleur voulue pour le personnage). Il est non seulement convaincant, mais vraiment bouleversant. Grand moment, grande interprétation.

Nina Stemme le 18 mai 2014 (Berlin, Deutsche Oper)
Nina Stemme le 18 mai 2014 (Berlin, Deutsche Oper)

Nina Stemme n’était pas dans sa meilleure soirée, mais a eu le cran de mener la représentation à son terme. Son premier acte était difficile, la voix portait mal, les graves très affectés par la fatigue, sons rauques, menus accidents. L’aigu n’avait évidemment ni l’éclat ni la force auxquels elle nous a habitué et dont elle a gratifié paraît-il les spectateurs de la représentation précédente, sans parler de sa Salomé de Zürich des semaines passées (mais peut-on comparer l’endurance nécessaire à Isolde au sprint explosif qu’est Salomé ?). Il reste que, même avec ses faiblesses, on sent que le rôle aujourd’hui est complètement dominé, mature, réfléchi : elle réussit à produire une Isolde émouvante, engagée, présente : au deuxième acte, elle s’allie au Trsitan de Gould avec une retenue et un lyrisme saisissants, au troisième acte, s’étant reposée un peu, elle est vraiment bien meilleure vocalement et elle bouleverse, aidée par un orchestre merveilleux. Elle reste donc convaincante, elle reste une très grande Isolde, et elle finit donc par triompher. On peut rêver à ce qu’elle aurait donné si elle avait été en pleine forme. Malgré les accidents, ce fut donc une très belle représentation  finie dans un immense triomphe d’un public enthousiaste. Stemme a pu chanter malgré la fatigue perceptible : c’est la chance du répertoire wagnérien : elle n’aurait jamais pu chanter Verdi ou Puccini dans cet état. Et une confirmation: ne manquez pas une représentation dirigée par Donald Runnicles, c’est un grand chef d’opéra.
Ah, j‘oubliais…c’était une représentation de répertoire : j’étais au 18ème rang d’orchestre, parfaite vision, parfaite audition, à une place payée 66€.  À Paris (et c’est pareil à la Scala ou à Vienne), bien plus subventionné que Berlin,  pour le même type de place, j’aurais payé le triple, cherchez l’erreur…[wpsr_facebook]

Les rôles principaux Tristan und Isolde 18 mai 2014 Deutsche Oper Berlin
Les rôles principaux Tristan und Isolde 18 mai 2014 Deutsche Oper Berlin

 

UN EX-CURSUS : VISITE DE L’EXPOSITION BILL VIOLA AU GRAND PALAIS

Tristan's Ascension
Tristan’s Ascension

Puisque l’Opéra de Paris reprend du 8 avril au 4 mai la production de Tristan und Isolde mise en scène par Peter Sellars en 2005, avec les vidéos de Bill Viola (The Tristan project, 2004-2005), créé à Bastille par Esa-Pekka Salonen (un projet de Gérard Mortier), c’est une excellente occasion pour visiter l’exposition Bill Viola du Grand Palais, qui permet de comprendre mieux, à travers le parcours de l’artiste, comment le Tristan project est en quelque sorte un concentré des approches explorées dans différentes œuvres, parfaitement identifiables dans cette rétrospective exceptionnelle…Je conseillerais même au futur spectateur du Tristan d’aller visiter l’exposition en amont, pour mieux comprendre le sens du travail de Viola auprès de Sellars et mieux profiter ensuite de ce spectacle mémorable.
Je ne suis pas un grand connaisseur d’art vidéo, ni de Bill Viola. Je ne le connais vraiment que depuis son Tristan. C’était auparavant un nom qui n’évoquait rien de précis en moi, depuis Tristan und Isolde, c’étaient des œuvres qui m’accrochaient lorsque j’en rencontrais et qui me renvoyaient à ce spectacle exceptionnel.
C’est désormais depuis cette visite un des phares surgis brutalement dans l’histoire de mon parcours artistique.
Je suis en effet ressorti de cette exposition visitée en nocturne, avec un public assez clairsemé, totalement fasciné,  travaillé par le désir de la revoir, de consacrer plus de temps à certaines œuvres, de me replonger dans cette atmosphère à peu près unique.
Alors je mets à disposition des lecteurs de ce blog quelques observations de profane  bien superficielles, mais qui j’espère stimuleront leur curiosité et inciteront à faire le déplacement.
Et je le dis pour les lecteurs non parisiens : elle vaut à elle seule le voyage de Paris.

 

J’ai été d’abord très vite frappé par le dialogue quasi-permanent que  Viola entretient avec la peinture, et notamment celle du Moyen-âge et de la Renaissance: couleur, lumière, accroche de la lumière sur les visages, regards, composition des groupes, tout rappelle un tableau ou l’autre : pêle-mêle viennent à l’esprit Goya (the sleep of reason, voir ci-dessous)

Bosch, Giotto et la peinture religieuse du Moyen âge, notamment dans le traitement de la perspective ou dans les scènes secondaires traitées comme des vignettes : c’est le cas dans The voyage, l’un des  grands formats ( le panneau 4) de la série Going forth by day (Deutsche Guggenheim Museum, Berlin), qui a laissé en moi ce sentiment étrange et rare d’une frustration, cette frustration qui consiste à le quitter des yeux à regret, à quitter la salle à regret, et à continuer de le porter en soi, sans savoir pourquoi.

Going forth by day -The voyage, Deutsche Guggenheim Museum Berlin
Going forth by day -The voyage, Deutsche Guggenheim Museum Berlin

La manière de traiter la lumière et la perspective, le regard sur le paysage et les couleurs changeantes de l’eau, la micro-scène dans la maison à gauche (maison ? espace ? Merci Giotto en tous cas) où meurt un vieil homme, comme une Dormition, le lent départ de la barge vers l’ailleurs (impossible ne pas penser à la barque de Charon ou à la barque funéraire des Egyptiens – c’est d’ailleurs un paysage qui rappelle le lac Nasser),  sa manière de virer dans l’eau et en même temps de changer insensiblement de forme (effets de distance et de perspective), les mouvements vécus comme un mouvement perpétuel, un va et vient, inscrit dans un horizon élargi, à la fois apaisant et inquiétant : il se construit un espace, oui, biblique.
Même si Viola lui-même n’a pas de pensée religieuse, l’influence de la pensée et de la tradition religieuse dans la peinture renvoie immédiatement à une lecture mystique de ses œuvres qui pointent souvent des situations intermédiaires comme ces visions dans la chaleur d’un désert qui transforment la réalité en mirages ou qui troublent tout contour, mais qui pointent aussi des passages, des changements, des contrastes, vie-mort, eau-feu, homme-femme, bébé-vieillard.

Ascension 2000
Ascension 2000

Deux exemples,  l’Ascension, en fin d’exposition, où un homme s’enfonçant dans l’eau en écartant les bras en croix arrive à recréer quelque chose du mouvement du Christ ascendant de Raphaël dans La Transfiguration. Ou la dernière salle, traitée comme une galerie de portraits, mais pris dans l’eau, comme si les êtres étaient morts conservés dans le formol, ou retournés au liquide amniotique.
Je le répète, je ne sais si je suis dans le contresens ou non, mais cette exposition a fait remonter immédiatement en moi des références picturales, chères à mon cœur et enfouies dans ma mémoire affective, et m’a mis en correspondance profonde, intense, immédiate avec les œuvres présentées.
Une première conclusion s’impose : si vous aimez la peinture, si vous voulez la lire à l’aune d’un artiste d’aujourd’hui, venez vous noyer dans cette exposition.

The Quintet of The Astonished (2000), Long Beach, CA
The Quintet of The Astonished (2000), Long Beach, CA

Le regard posé longuement sur Quintet of the Astonished (Long Beach, CA) non seulement fait remonter à la surface des visages à la Caravage, où chaque trait, accordé avec chaque ombre, capture la lumière, mais installe aussi chez le spectateur l’idée de prendre du temps, de laisser le temps nous envahir – c’est aussi la volonté de l’artiste que de casser les rythmes, que d’être dans l’insaisissable ou le presque rien: la fascination naît de l’installation de votre regard fixé sur l’œuvre, et peu à peu, vous commencez à distinguer une main qui se crispe, des yeux qui se ferment, où qui s’ouvrent, des mouvements infinitésimaux qui font insensiblement changer les attitudes, et vous restez, fasciné, avec un extraordinaire sentiment (paradoxal vu le sujet) de bien être, de profonde sérénité qui vous saisit, non pas celle de l’image, en soi plutôt tendue, mais une sérénité intérieure, au point que les bruits émergeant d’autres salles (soupirs, explosions) vous saisissent, vous surprennent, vous dérangent dans l’intimité que vous venez d’installer dans votre rapport à l’œuvre: ce qui fascine dans ce Quintet, ce sont les mouvements insensibles qui peu à peu changent la posture du groupe, changent l’image et en même temps l’installent dans une sorte de permanence ; je ne sais pourquoi, j’ai pensé à Messiaen et à son Quatuor pour la fin du temps comme si l’évolution de l’image vidéo me renvoyait à une progression musicale : la musique est un art profondément lié au temps, aux rythmes, au tempo : Viola est profondément, intimement, je dirais, essentiellement (au sens fort), musical.

 

N ‘hésitez pas à vous asseoir, à vous lover sur le sol, à vous installer. Soyez confortable
car si vous passez seulement comme certains le font dans les expositions devant n’importe quel tableau, en jetant un regard fugace, c’est sans intérêt car vous ne percevrez rien : la qualité de votre rapport à l’œuvre dépend du temps dans lequel vous vous enfoncez en elle. Une telle exposition est une école du regard, une école du temps qui passe, une école de la concentration sur une flaque d’éternité. Telle était la définition du poème par Rimbaud, telle est l’expression qui me vient en repensant à chaque moment de cette exposition.
C’est pourquoi je vous conseille une visite nocturne, commencée vers 19h et achevée vers 22h. Trois heures de suspension totale, dans une obscurité apaisante, cela suffira à peine si vous voulez voir les œuvres dans leur évolution et dans le temps qu’elle exige.

Inévitablement, vous passerez un temps très long dans la grande salle qui conclut le premier niveau de l’exposition, où est exposé, à la manière de fresques de Giotto, le cycle Going forth by day avec d’un côté The path, un défilé d’humains qui parcourent un sentier forestier (en même temps, ceux qui auront vu Die Zauberflöte à l’Opéra-Bastille verront que Carsen et son vidéaste puisent leur inspiration aux meilleures sources), mimant ainsi le parcours de la vie, chaque panneau envisageant ce parcours d’une manière différente. Particulièrement fascinants les deux panneaux latéraux, qui font face au Path, The voyage, dont il a été question plus haut et

Going forth by day -The first light, Deutsche Guggenheim Museum Berlin
Going forth by day -The first light, Deutsche Guggenheim Museum Berlin

The first light, à la fois hyperréaliste et totalement abstrait, avec son paysage lunaire, ses reflets aquatiques irréels, et le surgissement d’une ascension-aspiration d’un corps émergeant des eaux. First light certes, mais une lumière totalement étonnante et incroyablement changeante, je dirai changeante-fixe, et en

Going forth by day -The first light, Deutsche Guggenheim Museum Berlin
Going forth by day -The first light, Deutsche Guggenheim Museum Berlin

même temps images élémentaires : terre, feu, eau.
L’eau tout particulièrement fascine Bill Viola : elle peut-être stagnante ou tellement calme qu’elle en semble fixe (comme dans The voyage), elle peut surgir comme dans The Deluge (Panneau 3 du cycle), un tableau qui semble sorti d’un cadre de Magritte, avec des silhouettes qui s’agitent, qui portent des

Going forth by day -The deluge, Deutsche Guggenheim Museum Berlin
Going forth by day -The deluge, Deutsche Guggenheim Museum Berlin

meubles, qui passent, qui descendent, et où l’eau surgit subitement avec un bruit énorme envahissant tout, faisant éclater fenêtres et portes, chutant, explosant comme ces fontaines de jardins ou de places baroques. Une vision d’une telle violence qu’elle casse évidemment l’ambiance d’apesanteur qui régnait jusque là dans toute la salle, même si en face à cette

Going forth by day -The deluge, Deutsche Guggenheim Museum Berlin (photo privée)
Going forth by day -The deluge, Deutsche Guggenheim Museum Berlin (photo privée)

eau explosive, sur le quatrième mur on a le feu, ses explosions, ses laves, au travers desquelles nous passons, puis que l’image est projetée autour et dans le sas d’entrée.

Fire woman
Fire woman

L’eau, on la retrouve bien sûr dans la salle où est présenté Fire woman, extrait du Tristan Project : un feu énorme, vertical, comme un tableau d’autel apocalyptique, qui projette en contre jour/en contre feu une silhouette féminine qui tombe brutalement…dans l’eau, car ce feu se reflète dans l’eau et meurt peu à peu dans un jeu de reflets: le feu se survit et se démultiplie dans son reflet aquatique pour finir littéralement noyé dans un bleu profond ; sur le même espace, lié à l’œuvre précédente, la fameuse Tristan’s Ascension à la fois aérienne et aquatique, où les bulles d’air créent le mouvement ascendant, et qui dans la production de Sellars accompagne la Liebestod.

Four Hands (National Galleries of Scotland) 2001
Four Hands (National Galleries of Scotland) 2001
Four Hands (2)
Four Hands (2)

Dernières notes (je laisse au spectateur curieux le soin de découvrir les autres œuvres fascinantes) : Four Hands (National Galleries of Scotland, 2001)…ou comment le concret de quatre mains diverses, de générations diverses mais de la même famille, peut devenir abstraction, pure et simple forme qui fait oublier l’objet même et,

Catherine's room (Tate, 2001)
Catherine’s room (Tate, 2001)

Catherine’s Room (Tate, 2001), un polyptique en petit format, variation sur un espace à la Vermeer, mais aussi sur ces récits imagés (vies de saints) qu’on affectionne au Moyen-âge, avec la déclinaison d’un même espace, aménagé tour à tour d’une table, ou d’un lit, ou de bougies multiples, où le modèle évolue, sorte de silhouette androgyne à la fois très réaliste et presque immatérielle.
Par ces quelques observations, j’ai essayé de vous transmettre mes impressions, le choc qui m’a saisi en parcourant cette exposition, que j’irai évidemment revoir (elle dure jusqu’en juillet) en me donnant plus de temps. Elle demande de la disponibilité, de la concentration, de la liberté : en bref, elle demande tout ce qu’on imagine pas que l’image vidéo puisse demander. La vidéo, c’est souvent un défilé rapide d’images et des messages flash, c’est souvent totalitaire (ce que raconte Tcherniakov dans La Fiancée du Tsar, voir l’article dans ce blog).
Ici la vidéo, c’est un espace infini pour faire rêver, un temps complètement suspendu, c’est un pur espace de poésie.

Ici, il faut au contraire prendre son temps, pour lire, pour décrypter, pour se laisser aller, pour rêver aussi, car chaque œuvre laisse en vous une histoire se créer, une histoire qu’on se construit, qu’on s’imagine, qu’on projette, dans un rapport bijectif.
Dans Tristan und Isolde (comment ne pas avoir envie d’y retourner – ce serait ma sixième vision-), la musique créait l’histoire qu’on se racontait en voyant les images de Viola, à la fois historiées et autonomes : j’aimerais revoir ce travail à l’éclairage de cette exposition, pour suivre le fil rouge de l’inspiration, pour créer désormais des rapports plus intimes et intérieurs, pour étudier encore mieux le lien à la musique, comme un retour à l’élémentaire , à l’origine du monde et des sons, comme une expérience encore et toujours initiatique.
On ne finit jamais d’aimer.
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Goya: Le sommeil de la raison
Goya: Le sommeil de la raison
The sleep of reason (1988), Carnegie Museum of Art, Pittsburgh
Et Viola: The sleep of reason (1988), Carnegie Museum of Art, Pittsburgh

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: TRISTAN UND ISOLDE le 26 juillet 2012 (Dir.mus: Peter SCHNEIDER, Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Pour la sixième et dernière série de représentations de cette production de Christoph Marthaler et dirigée par Peter Schneider (la prochaine en 2015 sera dirigée par Christian Thielemann) quelques rappels s’imposent.
Dès la première série, en 2005, le chef choisi, Eiji Oue est apparu assez problématique pour ne pas être réengagé, c’est Peter Schneider, un habitué de Bayreuth qui a repris la direction musicale dès 2006 et qui a dirigé chaque année. En 2005 et 2006, Nina Stemme était Isolde, mais elle a renoncé aux reprises, et c’est  Irene Theorin, suédoise comme Stemme, qui assuré toutes les Isolde depuis 2008. Robert Dean Smith est Tristan depuis 2005. Kwanchoul Youn, qui était Marke en 2005 et 2006, a repris le rôle cette année en remplacement de Robert Holl qui avait assurée les séries depuis 2008.
Michelle Breedt est la Brangäne de cette production depuis 2008.
En fait depuis 2008, la distribution est stable. Les reprises ont été assurées avec un relatif succès: la production étant déjà ancienne, le public est seulement moins curieux de ce Tristan.
Pour cette dernière série, on a plaisir à retrouver le rituel de Bayreuth écrasé par la chaleur, avec les inévitables petits changements: le parking réaménagé, l’apparition dans le kiosque à saucisses vanté par Colette de saucisses au homard, la disparition de la seconde société de soutien apparue l’an dernier pour faire pièce à la puissante Société des Amis de Bayreuth, fâchée avec la Direction bicéphale du Festival, et depuis réconciliée, puisque les sœurs Wagner étaient présentes à l’assemblée générale pour l’annoncer et prévoir un avenir apaisé.
Au programme des prochaines années, de nouveaux espaces de répétitions, et une restauration du théâtre, progressive jusqu’en 2020 pour éviter de fermer. On a annoncé des Meistersinger pour 2017 (Gatti?), on a annoncé aussi que la programmation jusqu’à 2020 était arrêtée, et que le Ring 2013 était complètement distribué contrairement aux dires de la presse (sic), et les festivités 2013 calées (il y a même un concours de Rap wagnérien…) et les représentations des opéras de jeunesse (en collaboration avec Leipzig) avant le festival 2013 dans la Frankenhalle dont un Rienzi dirigé par Christian Thielemann.

Revenons à Tristan version 2012, que rien ne prédisposait à être différent des éditions précédentes: et pourtant, petit miracle, cette première représentation est l’un des plus beaux Tristan vus à Bayreuth. Soulignons d’abord encore et toujours l’intelligence de la mise en scène, réglée par Anna Sophie Mahler, un travail d’une grande précision, d’une grande finesse, et d’une sobriété remarquable. Certes, on y retrouve l’ironie de Marthaler (les gestes mécaniques, le jeu des chaises renversées du 1er acte, celui sur les interrupteurs du second, celui sur les néons du troisième qui s’allument en tremblotant quand la passion de Tristan mourant est à son comble) mais aussi des idées splendides comme la première scène du second acte, où Isolde impatiente cherche à faire signe à Tristan avant le moment voulu, entame une sorte de valse solitaire, ou ce duo où le jeu s’arrête pour laisser place à la musique, se limitant à des gestes essentiels qui prennent alors une importance démesurée (la fameuse scène du gant, ou bien celle où Isolde dégrafe la veste de son tailleur, que Marke dès son irruption s’empresse d’agrafer de nouveau, ou les regards méprisants de tous sur Melot et enfin la magnifique mort, qui s’achève sur une Isolde qui s’installe sur le lit médicalisé où gisait Tristan,  en se recouvrant d’un drap linceul. Images inoubliables qui font de cette mise en scène de Tristan une des grandes références d’aujourd’hui et qui va sans nul rentrer dans l’histoire de la mise en scène wagnérienne.
Ce qui a changé cette année, c’est l’empreinte musicale. Peter Schneider a la réputation d’un “Kapellmeister” de bon aloi, pas très inventif et toujours très sage. Ce n’est pas de lui qu’on attend une surprise et c’est de lui que vient l’immense surprise de la soirée. Avec un orchestre en état de grâce, sans une faute, sans une scorie (les cors! les cordes!, le cor anglais au troisième acte, autant d’éléments qui ont déjà donné le ton de la soirée), Peter Schneider impose une version assez lente, parfaitement en phase avec la mise en scène, presque ritualisée de Marthaler , il fouille chaque détail de la partition, en proposant des solutions inattendues: le final en suspension du 1er acte, qui a stupéfié le public, un second acte éblouissant, avec des prises de risques à l’orchestre sur les cordes et des équilibres inhabituels qui ne laissent d’étonner et d’enthousiasmer, un prélude du 3ème acte d’une longueur inhabituelle, où le défilé des compagnons de Tristan devant le lit prend l’allure d’un hommage funèbre au rythme d’une musique qui devient litanie, une mort d’Isolde profondément symphonique,  où Isolde sussure une mort qui devient en même temps mort du chant. Oui, ce soir, Peter Schneider a fait un grand Tristan, une vraie référence musicale, enrichie par l’acoustique du théâtre et de la fosse, qui même après 35 ans de pèlerinages successifs est toujours objet d’émerveillement. A cette direction exceptionnelle, correspond une distribution qui s’est surpassée: Irene Theorin, chante avec un engagement et une intensité peu communes, la voix est beaucoup plus homogène, les graves sortent, le centre est d’une largeur inouïe, et les aigus sont triomphants, même si (quelquefois seulement) un tantinet criés, comme on le remarque chaque année; elle est cette année une très grande Isolde, très engagée dans le jeu et qui réussit une incroyable mort, noyée dans le flot orchestral, elle se fond, on l’entend certes, mais on l’entend mourir, et le Lust final devient presque un son supplémentaire de l’orchestre qui s’étiole. Magistral car joué sur une voix sans doute fatiguée par la performance, mais en même temps intensément présente. Bouleversant.
A ses côtés, Robert Dean Smith, plus en forme cette année, a toujours cette voix claire qu’on croit légère et courte, mais dont la clarté et le timbre cachent une forte résistance et une grande intensité. Acteur exceptionnel (son troisième acte est anthologique), il réussit jusqu’au bout à maintenir une tension extraordinaire, à jouer avec le volume de l’orchestre qui lecouvre quelquefois, mais dès que la voix est découverte, alors, on sent l’engagement, la couleur, le jeu même sur l’intonation, sur le texte (dit à la perfection). Une immense performance.
Kwanchoul Youn est un  Marke sonore, puissant, mais ce chanteur, quelquefois un peu froid et distant, a acquis en Marke une humanité qui se lit dans la voix et la manière de chanter, de prononcer les mots, de dire le texte, de le colorer, de l’adapter à la situation. Ce n’est plus seulement un Marke bien chanté, c’est un Marke souffrant qui tire les larmes, d’autant plus fortement que dans son costume gris de premier secrétaire d’un parti communiste des années 50, il affiche extérieurement une sorte de fixité, de distance, qui multiplie encore l’écart entre cette apparente distance et un chant littéralement habité.
Michelle Breedt ne m’enthousiasme pas en Brangäne notamment au premier acte, mais reconnaissons que son deuxième acte est somptueux, avec des Gib’Acht charnus, sonores, parfaitement intégrés à l’orchestre.
La voix de Jukka Rasilainen m’était apparue un peu ternie l’an dernier, mais si son premier acte est effectivement un peu terne, il se réserve pour son troisième acte,  scéniquement et vocalement impressionnant: d’une intensité, d’une humanité peu communes dans son rôle de vieillard écrasé de douleur: il remporte un triomphe mérité, en bien meilleure forme que l’an dernier.
Le reste de la distribution n’appelle pas de reproche.
Ainsi, voilà un miracle comme Bayreuth nous les réserve. On ne s’attendait qu’à un Tristan de bon niveau, mais sans surprise, et l’on a un Tristan en tous points exceptionnel, un moment intense d’ivresse wagnérienne. Ce qu’on attend de vivre à Bayreuth et qui n’est pas hélas, toujours garanti.

MÜNCHNER OPERNFESTPIELE 2011 (FESTIVAL DE MUNICH): TRISTAN UND ISOLDE le 31 juillet 2011 (Dir.Mus.: Kent NAGANO, Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

J’ai cette année renoué avec une pratique un peu folle du jeune temps. Lorsque j’allais à Bayreuth dans les années 1980, j’essayais de combiner quelques représentations de Munich (à l’époque Rosenkavalier avec Kleiber ou Meistersinger avec Sawallisch) avec celles de Bayreuth, en profitant des jours de repos de Bayreuth. Comme beaucoup de mélomanes, nous faisions régulièrement les 219km qui séparent Bayreuth de Munich, quelquefois même sans billets achetés au préalable, nous livrant aux joies du “Suche Karte” (je cherche une place).
Cela nous a réussi, le plus souvent.
A Munich, la représentation du 31 juillet, dernière de la saison, est souvent wagnérienne. Elle a toujours été du temps de Sawallisch dédiée aux Meistersinger. Cette année, Munich affichant un Tristan dirigé par Kent Nagano, avec Nina Stemme, Ben Heppner, René Pape, cela m’est apparu suffisamment alléchant pour que je reprenne l’autoroute, sans place réservée, mais avec un beau carton “Suche Karte” tout neuf qui a bien servi puisqu’à peine arrivé, une dame m’a élu pour me vendre son billet…

Ainsi donc, 48h après Bayreuth, j’ai pu comparer deux approches, deux mises en scène, et surtout deux distributions, alors que j’avais encore bien dans l’oreille ce que j’avais entendu à Bayreuth.
On connaît le principe qui gouverne le Festival de Munich qui dure de fin juin au 31 juillet. proposer deux nouvelles productions, et proposant pour le reste des productions du répertoire munichois en affichant des distributions de luxe avec des chefs d’envergure (bon, cela se discute pour certains soirs) et des prix en conséquence.
La Première  de Tristan remonte au 30 juin 1998, (Zubin Mehta, Waltraud Meier, il y a un DVD de cette production). Elle était affichée cette année pour deux représentations seulement. C’est dire que pour deux représentations, il est peu probable que le metteur en scène ait pu retravailler bien longtemps, bien qu’il soit venu le 27 juillet saluer le public : on peut supposer qu’il a un peu travaillé avec les protagonistes, mais pas plus et pour le reste s’est sans doute contenté d’une remise en place rapide.

Photo © Wilfried Hösl (d’une saison précédente)

Cette mise en scène a été abondamment commentée, et fit scandale à la Première. La clarté des options principales de mise en scène est évidente: l’ensemble se déroule sur une scène réduite reproduisant un espace plus intime, aux décors vaguement naïfs et au couleurs vives de dessin d’enfants. Un petit escalier conduit au proscenium, qui servira aux protagonistes à s’extraire de la scène finale, à fermer le rideau, à partir bras-dessus bras- dessous et à laisser les vivants face à leur vie de médiocrité, devant les cercueils blancs des deux amants (image finale). Dans cette conception, pas de philtre: Tristan et Isolde tombent simplement amoureux et le philtre est jeté à la mer. Tout fatras romantique est exclu: au lever de rideau, les deux femmes se reposent sur des chaises longue sur le pont d’un bateau et se font apporter des cocktails par le marin qui chante son air initial, au second acte,

Photo © Wilfried Hösl (d’une saison précédente)

le début du duo est marqué par Tristan qui lance son armure, puis pousse sur scène violemment un divan jaune sur lequel se déroulera l’essentiel du duo. Marke est profondément atteint par la situation mais n’est ni violent, ni choqué, il garde son affection à Tristan: dernière image du second acte, il caresse la tête de Tristan écroulé.
Le décor du troisième acte, tours sur une scène aux dimensions réduites installée sur la scène -théâtre dans le théâtre-  n’a plus rien à voir avec le monde naïf et enfantin des deux premiers, c’est une pièce nue, et grise où Tristan assis sur un fauteuil, laisse défiler comme des photos de famille projetées sur le mur. De très bonnes idées donc, mais l’ensemble m’a semblé manquer de cette tension si palpable à Bayreuth, à moins que le metteur en scène n’ait pas du tout voulu cela. En effet, vu comme les deux amants (morts) sortent au dernier acte, on est plutôt dans l’atmosphère baudelairienne de la Mort des amants (Fleurs du mal, 121) de mort sereine et heureuse.
La direction de Nagano, très différente de celle de Peter Schneider, beaucoup plus lente (rien que le 1er acte dure dix minutes de plus), rend vraiment justice et à l’oeuvre et à la mise en scène: pas de pathos, grande simplicité, une expression naturelle loin des excès lyriques, mais pas froide (reproche qu’on fait souvent à Nagano) avec un orchestre en très grande forme, dans un théâtre ou Wagner est roi (n’oublions pas que Tristan y a été créé).
On attendait beaucoup des protagonistes et le triomphe total, absolu est venu du Roi Marke de René Pape, impressionnant à tous points de vue: phrasé, étendue du volume, interprétation, douceur/douleur. Ce fut magnifique. Je l’avais déjà entendu à Lucerne avec Abbado et l’impression est la même, celle d’une voix aux ressources et à l’étendue infinies. Il joue en plus un Marke plutôt jeune avec un indéniable présence scénique dès qu’il entre sur leplateau. Un vrai moment de théâtre. Ekaterina Gubanova en Brangäne remporte elle aussi un beau succès. Je n’avais pas remarqué dans sa Fricka de la Scala sa belle voix de mezzo, son legato qui fait vraiment merveille au deuxième acte. Alan Held en Kurwenal est solide, mais pas exceptionnel et le Melot de Francesco Petrozzi est à oublier.
On pouvait être inquiet pour Ben Heppner qui a annulé plusieurs séries de représentations dans les dernières années. Son Siegfried d’Aix ne m’avait pas convaincu. Dans la représentation de Munich, s’il éprouve des difficultés dans le troisième acte (quelques notes aiguës franchement ratées, la fin très tendue et très difficile),  dans l’ensemble de la représentation, la voix garde cette suavité qui la caractérise et la performance est de très haut niveau, par le phrasé, par la couleur, par l’interprétation. On y reconnaît le Ben Heppner qui nous a toujours convaincus (Titus, ou le Tristan d’Abbado). Et c’est plutôt une joie que de l’avoir retrouvé en meilleure forme.
La déception la plus lourde vient de Nina Stemme: elle semblait fatiguée (il est vrai qu’elle accumule les rôles lourds, et je ne sais pas si chanter Brünnhilde soir une si bonne idée) et le volume habituellement impressionnant semblait réduit. Elle en était contrainte à pousser jusqu’au cri les notes hautes. Dans le duo, elle ne semblait pas engagée, pas concernée. Seule la Liebestod, chantée sur le proscenium a été un très grand moment, où l’on a retrouvé les qualités habituelles de la cantatrice, puissance, rondeur vocale, lyrisme, legato..mais elle aussi est tombée sur le “Lust”final, comme sa collègue Theorin à Bayreuth.

Au total un grande représentation, mais pas forcément par les protagonistes, même s’ils n’ont pas démérité. Le seul à la hauteur de l’enjeu fut un René Pape éblouissant. Ayant vu Nina Stemme soit à Bayreuth, soit à Londres par le passé et à chaque fois sublime, je ne peux qu’espérer que sa méforme soit passagère, mais elle était ce soir nettement en dessous de son niveau habituel.
Alors, à se livrer au jeu des comparaisons, puisqu’en 48h j’ai pu voir deux grands Tristan très différents, je dirai que par le contexte, mon coeur va toujours à Bayreuth (le son est tellement différent, les voix tellement proches), par la musique, je trouve que la seule différence forte vaut par le Roi Marke, Robert Holl ne pouvant s’aligner face à un René Pape impérial et par Brangäne, Gubanova étant très supérieure à Breedt. Légère supériorité musicale de Munich, mais supériorité scénique de Bayreuth donc, dans la guerre de tranchées que ce sont toujours livrées les deux institutions qui servent le mieux Wagner en Allemagne. Et dans les deux cas, l’art s’en tire avec tous les honneurs.

Photo : voir blog intermezzo

Deux regards sur ces représentations:

Res Musica (en français)
Intermezzo (en anglais)

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: TRISTAN UND ISOLDE le 29 Juillet 2011 (Dir.Mus.: Peter SCHNEIDER, Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Cette production de Tristan und Isolde avait vu le début de Nina Stemme dans le rôle à Bayreuth avec Petra Lang en Brangäne lors du festival 2005. En 2008, à la suite du départ de Nina Stemme,  le Festival a affiché une  distribution sensiblement modifiée, avec mla suédoise Irene Theorin en Isolde, Michelle Breedt en Brangäne, Robert Holl succédant à Kwanchoul Youn (affiché dans Gurnemanz) en roi Marke. C’est encore la distribution actuelle.
A la suite du remplacement de Eiji Oue (un échec patent de la production de 2005) par Peter Schneider dès 2006, c’est toujours ce vétéran de la direction wagnérienne qui officie avec bonheur dans la fosse. Il semble avoir à Bayreuth le destin d’un éternel chef” bis” (Il succède à Solti en 1984 pour le Ring, mais aussi reprend plusieurs Vaisseau Fantôme ou Lohengrin   créées par d’autres.) C’est un profil typique de grand Kapellmeister, qui propose toujours un travail très soigné, très précis, très classique aussi. Avec lui , la qualité est garantie,  mais pas forcément  l’inventivité. Il en est ainsi de ce Tristan très en place,  au tempo assez rapide aussi, en tous cas  très lyrique et même assez vibrant.
La mise en scène de Christoph Marthaler, reprise depuis plusieurs années par Anna-Sophie Mahler, dans des décors d’Anna Viebrock, est devenue un classique sur la colline sacrée. Elle se déroule dans trois ambiances différentes, étalées dans le temps. Un premier acte dans un décor de salon de bateau de croisière (ou de grand yacht type Britannia) un peu décati, du début du siècle (tons gris ou marron, papiers peints qui se décollent…), le second acte dans une salle vide (ocre jaune), qui pourrait être un salon d’hôtel ou une antichambre des années 50 (Isolde porte un tailleur jaune très bon chic bon genre, Tristan un blazer de capitaine de la marine) , avec pour tout meuble deux tabourets et au fond une porte vitrée. Communs au premier et deuxième acte, quelques dizaines de néons circulaires (le ciel au premier acte, le plafond au second qui s’éclaire ou non selon les signes qu’Isolde donne à Tristan, d’où un jeu obsessionnel sur l’allumage des interrupteurs, à la fois déchirant et ironique). Le troisième acte  se déroule de nos jours dans le même espace que les deux premiers, mais avec des murs aux papiers arrachés, autour d’un lit d’hôpital articulé (les acteurs effet le montent, le baissent, avec une télécommande), et la plupart des néons gisent au sol, et s’allument péniblement à l’évocation d’Isolde par un Tristan allongé et affaibli. A chaque acte, le décor de l’acte précédent est superposé au décor de l’acte en cours. Ainsi, l’espace du troisième acte est-il assez haut (trois niveaux) et rend les protagonistes de plus en plus petits, alors que celui du premier acte reste assez confiné. Stratification des moments, espace intemporel, variations des costumes (ceux du deuxième acte, années 50, les hommes ressemblant à des agents du KGB et Marke un digne représentant du présidium du Soviet suprême qui agite nerveusement ses lunettes). ce monde d’hommes semble inscrit dans une permanence, une immobilité terrible, tandis que le costume des femmes évolue: Brangäne une robe marron au premier acte, Isolde une robe de laine bleue,

Brangäne un chemisier vert pomme au second acte et Isolde ce fameux tailleur jaune avec des gants blancs, Brangäne une cape qui dissimule ses bras, comme si elle était prisonnière, au troisième acte, et Isolde une tunique et un pantalon.
L’ensemble marque un extrême isolement des personnages: Isolde vit dans son monde et devient progressivement absente, voir démente, au second acte (dénervée, agissant par des gestes mécaniques), et tout le cadre et les costumes soulignent une profonde tristesse et créent, par des gestes minimaux, par une mécanique très bien huilée, une extrême tension. C’est une mise en scène du désespoir, de l’absence de communication (ni par les regards, ni par les gestes: le duo du deuxième acte est très minimaliste, les personnages sont assis et se regardent à peine, regardent devant dans le lointain et

le sommet érotique est atteint lorsque qu’ils jouent à se caresser avec un gant qu’elle s’est enlevée très langoureusement avec les dents. A la fin, Isolde ne trouve Tristan que mort: il est tombé du lit, elle le cherche du mauvais côté et ce n’est que parce qu’elle entend l’appel “Isolde” qu’elle le trouve, allusion à l’entrée de Tristan au deuxième acte, où l’à aussi il appelle Isolde dans l’obscurité, sans voir qu’elle est contre le mur derrière lui.

 

La mort d’Isolde est particulièrement poignante: elle se couche, seule, dans le lit de Tristan et se recouvre du drap devenu linceul, alors que Tristan gît au sol.
Un très beau travail, qu’il faut voir plusieurs fois pour en apprécier la force, toujours renouvelée. Rarement mise en scène fut à la fois plus minimale et plus troublante et tendue. A mettre aux côtés de celle de Sellars (Paris, Los Angeles) ou de Chéreau (Scala) dans les grandes références récentes.

La distribution n’appelle pas vraiment de grosses critiques: Robert Dean Smith, Tristan à la voix plutôt claire et au volume limité, semble avoir plus de difficultés cette année dans le troisième acte avec son redoutable monologue d’environ 45 minutes. Les aigus sont très tendus, à la limite de craquer. Mais au total, il s’en sort honorablement. Il semblait toutefois bien plus à l’aise les années précédentes.
Irene Theorin est devenue en peu de temps une des chanteuses les plus réclamées de la scène wagnérienne. La voix est très grande, coupante, pas très lyrique, certains aigus sont un peu criés (on le lui reproche souvent) mais pas tous, comme certains auditeurs mal intentionnés le disent. Les deux premiers actes sont bien réussis, mais pas la Liebestod, où les cris se font plus gênants, au détriment du legato et de la poésie. “Lust” final (cette note terrible!) raté. Mais personnage bien campé, grande présence scénique, qui passe très bien la rampe.

Le Marke de Robert Holl a un côté vieillard noble qui sied bien au rôle. Et la voix, un peu voilée dans les aigus, a la profondeur voulue, bonne prestation. Jukka Rasilainen est un très bon Kurwenal: la performance du chanteur est très honorable (moins intense que les autres années, me semble-t-il) mais le jeu est prodigieux, notamment au troisième acte, où il affiche un physique vieilli, et marche mécaniquement à petits pas: impressionnant. La Brangäne de Michelle Breedt n’est pas l’une des grandes Brangäne de référence (comme Mihoko Fujimura), elle est plus pâle et la voix manque un peu de puissance, mais dans l’ensemble, sa prestation est satisfaisante sans être exceptionnelle.  Rien à dire sur les autres rôles, tous tenus très honorablement.
Ce Tristan tient encore la route, après 6 ans, grâce à une équipe de chanteurs très aguerrie et rompue à cette mise en scène, grâce à une direction musicale efficace, et surtout je crois grâce à une mise en scène qui ne perd aucune de ses qualités initiales, qui garde sa tension première, et rend honneur et justice à l’œuvre.

OPERNHAUS ZÜRICH 2010-2011: TRISTAN UND ISOLDE, le 17 octobre 2010 (Dir:Bernard HAITINK, Ms.en scène:Claus GUTH)

Tristan und Isolde (Ms Claus Guth)

A un mois et cinquante kilomètres de distance, deux Tristan und Isolde très différents et pourtant passionnants tous les deux. Il y a un peu plus d’un mois, à Lucerne, Esa Pekka Salonen dirigeait la production désormais culte de Peter Sellars et Bill Viola, dans une direction grandiose, presque “apocalyptique” à la fin du 1er acte, avec une distribution globalement très réussie. Cette fois-ci, à Zürich, le vétéran Bernard Haitink dirige la production maison de Claus Guth (créée l’an dernier par Ingo Metzmacher), qui fit couler beaucoup d’encre, avec une distribution non moins efficace et particulièment en forme ce dimanche soir. Ce fut là aussi à la fois une très belle soirée, et une surprise énorme tant la direction de Haitink impose un rythme et un style d’un dynamisme et d’une vitalité qui laissent rêveur. La salle relativement petite de l’Opéra de Zürich permet à des voix pas forcément grandes de se faire entendre. Elle permet aussi des interprétations plus “retenues” et un travail analytique de qualité. Haitink est très attentif à chaque inflexion de l’orchestre, qu’il mène avec une énergie peu commune, et ainsi propose une interprétation très dramatique, très tendue, laissant moins de place à l’attendrissement et beaucoup plus d’espace aux explosions de la passion. la présence permanente de l’orchestre, son engagement, une pâte sonore virulente en constituent les éléments essentiels. Le suivi des instruments (avec quelques problèmes sur les cuivres), la parfaite clarté de l’ensemble, la distribution du dispositif (le cor anglais solo, les trompettes en proscenium de troisième balcon), tout fait de ce Tristan un très grand moment. La relative discrétion médiatique de Bernard Haitink fait penser de manière erronée que cette discrétion se retrouve au pupitre, rien de cela et la performance orchestrale est une de celles dont on se souvient longtemps. C’est une interprétation d’une jeunesse et d’une passion peu communes! Est-ce là le travail d’un chef qui a dépassé quatre vingts ans? Que nenni, c’est là un travail de jeune homme sauvage et échevelé: totalement inoubliable!

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A cet orchestre exceptionnel correspond une distribution vocale de grande qualité. Remplaçant Waltraud Meier qui est entrée en conflit avec Haitink, Barbara Schneider-Hofstetter propose une Isolde de très haut niveau, de plus en plus engagée, avec un premier acte un peu crié. Son deuxième acte est tout simplement éblouissant. Grande surprise aussi face au Tristan de Stig Andersen. Ce chanteur honnête dans Siegmund ou Siegfried s’est littéralement surpassé, avec une vrai présence vocale tout au long de l’oeuvre, mais avec un troisième acte tout à fait exceptionnel et bouleversant , qui arrache les larmes. Pouvait-on attendre autre chose qu’un très grand triomphe devant le Roi Marke de Matti Salminen? Une fois de plus, une performance émouvante, convaincante, une voix de bronze sur laquelle les années n’ont pas de prise. Autre surprise, le Kurwenal plein d’émotion et remarquable de présence de Martin Gantner. Je suis à  chaque fois plus convaincu que  ce chanteur mérite une vraie carrière internationale, car dans tous les rôles qu’il interprète, il a à la fois la voix, l’intensité, la couleur, l’humanité. Du grand art. Quand à la Brangäne de Michèle Breedt, qui dans la mise en scène est un double d’Isolde, un double plus social, plus sociable, plus conciliant, elle est aussi très émouvante, et la voix solide fait merveille au second acte (Habet Acht!), le reste de la distribution n’appelle aucun reproche, notamment le Melot de Volker Vogel.
Et la mise en scène? Bien sûr, Claus Guth, dont on connaît notamment un bon Fliegende Holländer à Bayreuth, des Nozze di Figaro et un Don Giovanni passionnants (mais âprement discutés) à Salzbourg signe là un travail de grande précision, rempli d’idées, dont la principale est de faire de Tristan und Isolde une sorte de fantasme de Mathilde Wesendonk, dont on sait qu’elle inspira bien des moments de l’opéra, et de faire de Marke Otto Wesendonk, même si l’on ne va pas jusqu’à assimiler clairement Tristan à Wagner. Le fait d’être à Zürich, dans la ville même des Wesendonk, fait de ce travail une mise en scène très cohérente et très brillamment construite.
Le décor, qui représente la maison des Wesendonk, un intérieur très bourgeois inspiré des photos de l’époque, est installé sur une tournette et les chanteurs passent d’une pièce à l’autre. On est donc dans un Drame “bourgeois” dont la première image (Isolde au lit, un médecin à son chevet) fait irrésistiblement penser au troisième acte de Traviata. L’idée de faire de Brangäne un double d’Isolde, vêtue à l’identique au premier acte, en noir quand Isolde est en blanc au deuxième, et toutes deux en noir au troisième, et se prenant tour à tour la parole avec une telle habileté qu’il est difficile de ne pas s’y perdre est excellente notamment parce qu’ainsi Brangäne est le double “social” d’Isolde, celle qui compose avec le Monde! L’idée qu’Isolde mime l'”habet Acht” du deuxième acte quand Brangäne le chante en coulisse, l’idée de faire de la soirée chez le Roi Marke la soirée de mariage d’Isolde, et de faire que les deux amants circulent entre les invités ou les convives figés dans leurs attitudes sociales tout cela est rigoureusement pensé et très bien réalisé. On appréciera aussi la table défaite du Festin, devenue lieu du couple, puis de la Liebestod, dans un décor très réaliste d’intérieur XIXème, et l’utilisation de cette même table pour en faire une sorte de Tribunal des deux amants. Intérieur impeccable au 1er acte, 366_dsc_0204.1287438098.jpgmurs décrépis au dernier, où l’on passe tour à tour des des espaces “réels” ou “fantasmés”, l’excellente idée de remimer les soins apportés à Tristan, allongé sur le lit au milieu de bandages sanguinolents, tout cela montre un travail attentif et très rigoureux, non dénué de poésie (acte II) et dont les partis pris radicaux, parce qu’ils sont bien traduits sur scène, ne choquent absolument pas. Il en résulte une fluidité de l’action qui enlève tout statisme à l’ensemble. On voit quelquefois des Tristan statiques, voire ennuyeux: on a ici à la fois une direction musicale très dynamique, incroyablement jeune et vigoureuse, et une traduction scénique là aussi tout en mouvement et prodigieusement stimulante. Tout ennui est banni, et on n’a qu’une envie après cinq heures de spectacle que de recommencer l’expérience a plus vite. Pour Haitink d’abord et avant tout, pour le reste du spectacle ensuite, à ne manquer sous aucun prétexte dès que ce sera repris.
Claus Guth en fin de saison fera Parsifal avec Daniele Gatti au pupitre et le wagnérien impénitent pourra aussi en janvier aller voir Tannhäuser dans la mise en scène du très grand Harry Kupfer et sous la direction de Ingo Metzmacher. Zürich est une bonne maison pour le wagnérien!

ROYAL OPERA HOUSE-COVENT GARDEN 2009-2010 , LONDRES: TRISTAN UND ISOLDE avec Nina Stemme, Dir. Antonio Pappano (18 octobre 2009) )

Le chant wagnérien se porte bien en ce moment. Il se porte même beaucoup mieux que le chant verdien. On peut trouver sur le marché trois  ou quatre Siegfried de grande qualité, et quelques Tristan de grande facture, mais aussi deux ou trois Isolde de très haut niveau. Irène Theorin à Bayreuth, sans être exceptionnelle, a une présence solide, la grande Waltraud Meier procure encore de très grands moments d’émotion malgré l’inévitable usure de la voix; du reste, Deborah Polaski, Evelyn Herlitzius, Eva Maria Westbroek, la jeune Jennifer Wilson sont autant d’artistes qui aujourd’hui rendent honneur au chant wagnérien, dans un rôle ou l’autre…mais l’époque est dominée sans l’ombre d’un doute par la suédoise Nina Stemme, qui fait courir tous les wagnériens de la planète. C’était son Isolde et  le Tristan de Ben Heppner , les vedettes de cette nouvelle production de Tristan und Isolde, mise en scène par Christof Loy et dirigée pour la première fois à Covent Garden par le maître du lieu, Antonio Pappano. Lors de la dernière (et l’avant dernière), Ben Heppner, souffrant a été remplacé par le suédois Lars Cleveman, qui s’en est plus qu’honorablement tiré. Inutile de tergiverser: nous avons assisté à l’une des plus grandes, des plus belles exécutions de ces dernières années, qui sans doute marquera les mémoires.

A entendre les prestations successives de Nina Stemme (Brünnhilde, Aida, La maréchale, La comtesse de Capriccio, Leonore de Forza del Destino) et à constater la multiplication de ses apparitions, on pouvait craindre une fatigue de la voix que certains critiques n’ont pas hésité à annoncer. Qui a entendu son Isolde à Londres ne peut que rester ébahi par cette interprétation vibrante, par cette présence vocale intacte et magistrale, cette rondeur charnue de la voix, ce volume énorme et homogène,  ces aigus impressionnants, avec ce “Lust” final à peine effleuré et pourtant si clair et si présent, oui, Madame Stemme est aujourd’hui unique dans ce rôle. Un phénomène comparable aux légendes du passé, à commencer par sa compatriote Birgit Nilsson, mais dans une couleur et un registre très différents. Standing ovation, hurlements, enthousiasme du public, tout cela est mérité.
Lars Cleveman avec des moyens moins importants réussit  à soutenir de bout en bout le voisinage de sa collègue. Remplaçant une des stars du chant d’aujourd’hui, aux côtés d’une compatriote devenue elle aussi LA référence du jour, on pouvait craindre qu’il n’apparaisse effacé. Bien que légèrement fatigué au troisième acte, il compose quand même un très beau Tristan, à la voix claire, bien timbrée, avec un soin exceptionnel donné à la diction du texte:  une très belle figure à la fois juvénile et déchirée. Grande prestation.
La réussite des grandes distributions tient souvent à l’homogénéité de toute la compagnie, et c’est le cas, car ces deux artistes exceptionnels sont parfaitement entourés, à commencer par l’étonnante Brangäne de Sophie Koch, allemand encore en devenir mais émission exemplaire, puissance, émotion, engagement dans l’interprétation, d’intéressants débuts dans le rôle !  Michael Volle, lui aussi tout à fait exceptionnel (c’est désormais habituel) prête sa voix puissante et son style impeccable à Kurwenal pour en faire un vrai personnage fort, présent, immense image de l’ami protecteur et fidèle. Enfin, Matti Salminen, diminué par un problème de motricité (peu gênant dans ce rôle de vieillard), reste un des Marke de réference et il remporte un triomphe mérité. Les autres sont un peu en retrait (notamment le Melot de Richard Berkeley Steele).
La direction d’Antonio Pappano sert le dessein de la mise en scène en proposant un Tristan plus intimiste, un Tristan “de chambre” comme l’écrit le programme de salle, parfaitement au point. Son approche est très lyrique, très claire, on entend tous les instruments (ah! ces harpes finales, comme chez Abbado!) et en même temps très mesuré de sorte que les voix ne sont jamais couvertes, c’est un miracle d’équilibre qui produit une très grand moment musical. On avait aimé son approche au disque, elle est ici confirmée, et Pappano est décidément un très grand chef de théâtre.

La mise en scène de Christof Loy huée à la Première ne mérite assurément pas cet accueil. Elle n’atteint pas les sommets de la production de Sellars à Paris mais elle propose un travail très “analytique” au sens freudien du texte, l’action se déroule sur deux espaces, un espace de premier plan, nu, presque Hitchcockien avec ce mur gris où se projettent les ombres des personnages, et en arrière plan, une grande salle de réception ou de mariage où évoluent choeur et figurants, et où l’on voit ce qui ne se passe pas sur scène (Kurwenal en couple avec Brangäne par exemple), d’un côté la réalité grise, de l’autre l’espace fantasmatique, d’un côté les projections de l’imaginaire et de l’autre la présence pesante des angoisses. Il en résulte une mise en scène à la fois intimiste et oppressante, dont les moments les plus réussis se trouvent au second acte (Isolde tirant le rideau pour faire voir à tous son amour pour Tristan, et donc provoquant le drame est un moment inoubliable). Le  troisième acte semble moins achevé, notamment toute la scène finale qui hésite entre la réalité et le fantasme (comme chez Ponnelle), mais on n’oubliera pas l’image d’Isolde s’allongeant auprès de Tristan pour mourir, un moment qui fait venir les larmes. La Liebestod est de manière surprenante, assez banale et les solutions scéniques adoptées (sortie des autres personnages) peu claires et inélégantes. Mais peu importe, l’ensemble reste fort honorable.

Au total, une très grande soirée, qui valait le voyage. L’Eurostar rend Covent Garden si proche, n’hésitons pas à passer le channel!