BAYERISCHE STAATSOPER 2016-2017: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 8 OCTOBRE 2016 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: David BÖSCH)

Acte II ©Wilfried Hösl
Acte II ©Wilfried Hösl

Revoir après quelques mois une production qui a marqué est toujours intéressant pour stabiliser les impressions : il était par exemple singulier de constater que tous les amis qui avaient vu la production à sa création ce printemps ont plus apprécié la mise en scène de David Bösch qu’à l’époque, signe qu’elle se stabilise et qu’elle vit. Autre enseignement important : des dizaines d’imbéciles patentés revendaient leur place parce que Jonas Kaufmann ne chantait pas Walther. Or ce n’est pas Walther qui fait Meistersinger, mais Sachs et l’orchestre. Aussi bien le médiocre Walther affiché n’a pas gâché loin de là notre plaisir et nous sommes tous sortis du Nationaltheater enthousiastes et heureux, voire tourneboulés par ce que nous avons entendu.

Une fois de plus s’est appliquée la théorie du trépied : voix, chef et mise en scène font l’opéra, un seul fonctionne et c’est bancal, si deux fonctionnent, cela passe bien, si trois fonctionnent, c’est le nirvâna. Ici nous étions à 2,5 (parce que toute la distribution a fonctionné sauf Eva et Walther) et c’était pourtant le Nirvâna puissance paradis.
Voilà pour donner la mesure (démesurée) d’une représentation qui marque ces Meistersinger comme les plus beaux du moment, et qui déchainent un indescriptible enthousiasme du public (de la masse diraient certains critiques dubitatifs).
A l’évidence, c’est le chef Kirill Petrenko et son orchestre de retour d’une tournée triomphale en Europe qui ont, avec le chœur extraordinaire, emporté le morceau et fait qu’on est passé d’une représentation des Maîtres Chanteurs à LA représentation. Par bonheur elle était retransmise sur staatsoper.tv, le streaming de la Bayerische Staatsoper, et les cyber-spectateurs l’ont pu constater, comme les spectateurs de la salle.
La distribution a un peu évolué depuis juin dernier. On retrouve Wolfgang Koch en Sachs, et c’est heureux, on retrouve aussi Eike Wilm Schulte en Kothner, Benjamin Bruns en David, mais Pogner est cette fois Georg Zeppenfeld, Magdalene Claudia Mahnke, Beckmesser Martin Gantner, tandis qu’Emma Bell était Eva, et Robert Künzli remplaçait Burckhard Ulrich, lui-même prévu initialement pour se substituer à Jonas Kaufmann, malade pour une longue période.
On avait donc une relative curiosité pour découvrir ce ténor venu de Hanovre où il est en troupe. Ce fut une déception. Personne ne s’attendait à un nouveau Kaufmann, et les deux premiers actes (qui ne sont pas il est vrai ceux où Walther s’exprime le plus) se sont passés sans encombre, même si le chant n’était pas très incarné et la voix mal projetée.
Cela s’est gâté au troisième acte, attaques douteuses, problèmes de justesse, aigus dardés sans ligne de chant, graves peu audibles, mais surtout moments très ingrats pour un chant sensé être un modèle…le personnage est moins charismatique que celui interprété par Kaufmann, mais mieux vaut cesser de penser à ce qui a été perdu. Quand on pense que la prestation de Kaufmann a été considérée par certains comme décevante, on constate ici la distance. Avec deux remplacements successifs, pour un rôle aussi délicat que Walther, c’était le risque…mais on rage un peu en pensant que l’avant-veille sur la même scène Klaus Florian Vogt, autre grand Walther, chantait Florestan dans un Fidelio par ailleurs magnifiquement distribué.
Eva était Emma Bell, entendue jadis à la Scala dans l’Elettra d’Idomeneo, une chanteuse valeureuse, à la voix puissante, trop puissante peut-être notamment à l’aigu. La voix est mal contrôlée, les graves manquent de corps, et dès le premier acte les aigus déséquilibrent la prestation. On craignait pour le quintette qui risquait d’être un peu vacillant, mais ce fut son meilleur moment, aidée en cela par un Kirill Petrenko très attentif et accompagnant au millimètre ses chanteurs. Eva est un rôle difficile, donné souvent aux chanteuses wagnériennes ou straussiennes en devenir : Elisabeth Schwartzkopf en fut une inoubliable, mais aussi Gwyneth Jones, Helen Donath et d’autres comme Anja Harteros, initialement prévue qui fut pour moi dans ces quinze dernières années la plus belle (à Genève, aux côtés de Vogt). Le rôle n’est pas vocalement celui d’une frêle jeune fille car il exige du corps, de l’énergie, de la vigueur. J’y attends impatiemment un jour Hanna Elisabeth Müller. Eva n’est pas une oie blanche, c’est une fille qui sait ce qu’elle veut et même un peu perverse, une croqueuse de pomme en quelque sorte. Emma Bell l’interprète avec aisance, mais le chant n’est pas pour moi pleinement celui qu’on attend dans Eva. À une semaine de distance, j’ai entendu à Berlin (Komische Oper) l’Eva de Johanni van Oostrum autrement plus émouvante et juste. Il en sera question dans un article prochain.
Heureusement que Wagner n’a pas prévu pour son opéra-comique de concentrer toute l’intrigue autour des deux personnages, mais au contraire de diffracter la distribution pour équilibrer les rôles. A part Sachs, qui est un rôle écrasant, Beckmesser, Pogner, David, Magdalene, voire Kothner ont une vraie présence vocale et scénique dans l’œuvre, même s’ils n’ont pas une présence égale. Wagner joue les équilibres inévitables de l’opéra-comique, avec sa galerie de portraits mis tour à tour en relief.

Tareq Yazmi, l’un des membres de la troupe de Munich de très grande qualité, est un Nachtwächter de choix, sonore, à la présence vocale marquée sans surchanter pourtant. Notable intervention.
Martin Gantner était Beckmesser y compris en juillet dernier puisque Markus Eiche (qui chantait en juin) était à Bayreuth. On avait en jun loué l’incroyable prestation de Eiche, dont la voix est notable, et qui était sans doute l’un des meilleurs Beckmesser vus ces dernières années. Beckmesser est d’ailleurs très rarement mal distribué, et toujours à des chanteurs aux qualités éminentes : à Bayreuth, Adrian Eröd  et surtout Michael Volle furent des Beckmesser de référence, plus loin en arrière, on ne peut oublier Hermann Prey: tous marquèrent le rôle sur la scène du Festival avec tous les mêmes qualités vocales et de diction. Beckmesser demande un chanteur à l’articulation impeccable et si possible un chanteur de Lied (Prey !). Un Gerhaher ne serait pas incongru dans ce rôle.
Ce n’est pas la musique qui fait problème chez le personnage de Beckmesser c’est le rapport texte /musique : son erreur finale vient qu’il est extérieur au texte sans donner à sa musique la couleur qui lui correspond : c’est d’ailleurs pourquoi il faut justement un parfait diseur ; c’est bien là le credo d’un Wagner convaincu que texte et musique doivent procéder du même auteur : là est le secret de la poésie.
Si Martin Gantner n’atteint pas l’aisance scénique de Markus Eiche, s’il n’a pas son timbre chaleureux, il reste que sa composition est vraiment convaincante, et qu’il est à l’aise avec la mise en scène. C’est un Beckmesser qui est loin de déparer dans la distribution et obtient un immense succès très mérité. Sa scène du balcon sur le chariot élévateur, sous la fenêtre d’une Eva-Magdalene qui ressemble à Mélisande aux longs cheveux est un moment délirant et très réussi. Par ailleurs, il dit le texte avec netteté et précision, et le chant n’est jamais problématique ou décevant. La voix ne manque d’ailleurs pas de qualités : clarté, lisibilité, timbre agréable. Tout ce qu’il faut à un Beckmesser.
Georg Zeppenfeld dans Veit Pogner est miraculeux, simplement :  clarté, diction, profondeur, humanité : son chant est d’une intelligence rare, le personnage est immédiatement sympathique. Zeppenfeld a une présence forte qui s’impose, et son timbre assez clair convient parfaitement au contexte. Chacune de ses apparitions est l’occasion d’un triomphe.
Eike Wilm Schulte est de nouveau Kothner, plus en voix qu’au printemps. Et donc il impose ce personnage d’ex-Merker, l’ancienne gloire qui joue l’ancienne gloire. Eike Wilm Schulte fut un baryton de caractère, particulièrement apprécié. Il est encore très crédible, la voix est bien marquée, la projection et la diction impeccables et la silhouette particulièrement sympathique.

De nouveau Benjamin Bruns est David : un David bien chantant, si bien chantant que derrière ce David on entend un Walther…Contrôle vocal, diction impeccable, jolie ligne, nuances, couleurs : tout y est et ce David est l’un des meilleurs qu’on puisse entendre aujourd’hui. La voix a gagné aussi en projection et en volume ; utilisée avec intelligence, de couleur presque mozartienne, très raffinée et séduisante: une prestation remarquable, tout comme le printemps dernier.
Claudia Mahnke était Magdalene, un rôle difficile comme celui d’Eva, bien évidemment dans l’ordre des seconds rôles. C’est un rôle qu’il est difficile de faire valoir et de faire exister. Et Claudia Mahnke, dont on va vu la magnifique Brangäne à Bayreuth cette été où elle remplaçait Christa Mayer, a décidé de jouer la fluidité, la simplicité et la fraicheur, et donc une sorte de présence discrète, vocalement bien assise, mais sans insister, sans jamais gonfler le volume. Là aussi, c’est le jeu de l’opéra-comique qui s’impose, le jeu avant le chant, le texte avant la musique, mais toujours avec une singulière présence
Reste Wolfgang Koch : à lui seul il vaut le voyage. Hans Sachs est l’un des rôles écrasants du répertoire, un rôle qui réclame de l’endurance, et qui d’acte en acte a de plus en plus à chanter, si bien que le monologue final du 3ème acte

Verachtet mir die Meister nicht,

und ehrt mir ihre Kunst!

est souvent marqué par la fatigue, voire l’épuisement de l’interprète : c’était le cas chez Michael Volle à Zürich, chez Hawlata à Bayreuth, chez Tomas Tomasson à Berlin il y a dix jours…Seul je me souviens d’un Karl Ridderbusch encore assez vaillant en 1981 à Munich.

Wolfgang Koch (Sachs)Benjamin Bruns (David) ©Wilfried Hösl
Wolfgang Koch (Sachs)Benjamin Bruns (David) ©Wilfried Hösl

Wolfgang Koch n’échappe pas à la règle, mais il a un tel art du dire et de la couleur qu’il sait masquer la fatigue.
Ce qui frappe chez Koch, c’est le naturel de l’expression : il ne chante pas, il joue, il dit, il converse : on n’est jamais dans un chant démonstratif, mais toujours dans un vrai personnage d’opéra-comique sur le fil du rasoir stylistique, jamais vulgaire, d’une aisance confondante, d’une intelligence du texte si fine que c’en est passionnant de l’écouter simplement dire avec des changements de rythme, des couleurs incroyablement variées, des moments d’une très grande intensité jamais surjoués. Il faut l’entendre dire « Wahn überall Wahn » au troisième acte à la manière d’un Falstaff avant la lettre avec une lassitude discrète dans le ton. Si Koch dominait l’italien, il serait d’ailleurs un Falstaff exceptionnel dont il a l’allure et le style. Il n’y a aucun doute, il est Sachs, il n’y en a pas d’autres aujourd’hui sur le marché lyrique ; il domine le rôle à la manière d’un Domingo chantant Otello. On ne voit plus qui pourrait lui disputer le primat.

Ce primat, c’est celui du travail, de la modestie, de l’intelligence. Koch est incomparable, notamment quand il est dirigé par Petrenko (même s’il fut un Sachs splendide à Berlin avec Barenboim) avec qui il partage la respiration et le rythme qui répond mot à mot et note à note aux sollicitations du chef. Qui était à Bayreuth en 2015 se souvient d’un souverain deuxième acte de Walkyrie, où il fut un Wotan époustouflant d’intériorité. On est là dans cette veine, où jamais la relation du texte à la musique n’est trahie, où la relation texte/musique tisse un lien d’une totale évidence. Wolfgang Koch n’est à rater sous aucun prétexte dans ce rôle.

Le chœur de la Bayerische Staatsoper est ici irremplaçable dans une œuvre créée dans ce théâtre il y a 148 ans : il montre, tout comme l’orchestre, que Meistersinger von Nürnberg est dans les gènes ; il fallait pour le comprendre s’arrêter devant ce « Wach auf » dont le point d’orgue est tenu jusqu’à l’impossible et qui donne le frisson. Mais dans la nuance, dans le choral à la manière de Bach, comme dans le grand ensemble final (un défilé des corporations à tomber par terre) il est ici exceptionnel et on peut le dire irremplaçable.

La mise en scène de David Bösch, je l’ai écrit, est apparue plus convaincante à la deuxième vision. Non qu’elle m’eût déplu en juin, mais la mise en scène d’Andrea Moses à Berlin diffusait une émotion d’une intensité qui n’est pas aussi sentie ici. Le travail de David Bösch rappelle l’ambiance particulière de L’Orfeo, présenté au Prinzregententheater il y a deux ans et repris lors de la saison 2014-2015, spectacle poétique, souriant, imaginatif, qui a laissé des traces profondes chez les spectateurs. Il dessinait alors et aujourd’hui un monde un peu marginal, dans un « quartier » un peu déglingué, dont certains ont réussi (Pogner avec sa « belle » voiture marquée à son nom mais néanmoins poussiéreuse) et d’autres moins. Comme pour L’Orfeo, le centre qui focalise l’attention est un véhicule, le Bulli Volkswagen pour Monteverdi, et aujourd’hui la fameuse camionnette Citroën type H qui abrite la cordonnerie de Hans Sachs, dont le nom est affiché au-dessus au néon (qui deviendra « ach » au troisième acte). Bösch joue beaucoup sur l’ironie, une ironie sympathique et chaleureuse, comme ces références permanentes à 1868, la création des Meistersinger à Munich, jusque dans la plaque d’immatriculation de la camionnette.
L’idée du quartier périphérique est plus marquée encore au deuxième acte où le chavirari final finit en opposition police (le malheureux Nachtwächter) et bande de jeunes : le groupe des apprentis autour de David est d’ailleurs toujours légèrement agressif. Ce monde est fermé, et dit ses traditions à travers la tradition des Meistersinger (dont les photos sont projetées), et la tradition des groupes fédérés par une activité, le chant pour les uns, le foot pour les autres, avec la bière pour liant.
La « Festwiese » utilise les modes du temps, la pub, les commentaires en style télévisuel, mais une télévision pauvre en moyens, aux images hésitantes, floutées, brouillées, maladroites, qui font évidemment sourire ou rire. Il faut attendre la dernière image pour comprendre le sens d’une production qui conduit à la fin des Maîtres : Beckmesser revient en scène veut tirer sur Sachs isolé pour se retourner finalement l’arme, pendant que la génération suivante (Eva et Walther) a quitté la fête sans se retourner. C’est bien l’idée qui est ici développée : la survivance des traditions, leur perte de sens et leur fin : calicots et décorations s’écroulent comme un monde de Klingsor détruit, mais sans héros ni croix.
De croix d’ailleurs, il est question dès le premier acte, où le choral initial n’est pas dans l’église, mais apparaît en procession, au travers d’un décor fait d’échafaudages d’une sorte de studio de tournage : l’église n’est plus un monde clos initial où les maîtres officient, elle est dans la rue, dans ce vaste hangar où tous passent et se réunissent.
On comprend pourquoi David Bösch plaît : son théâtre n’est pas idéologique, loin d’un Regietheater qui poserait des questions théoriques et politiques, mais un théâtre de l’humain, avec ses doutes et ses enthousiasmes, avec ses sourires et ses mélancolies. Un théâtre qui cherche des racines populaires (c’était déjà net dans L’Orfeo) ou qui cherche la vérité des personnages, plus que celle du contexte. C’est un théâtre qui utilise des images d’aujourd’hui, mais sans porter jugement et qui devrait convenir à un public large : en tout cas il correspond ici parfaitement au genre : un décor marqué, des objets, une réalité envahissante et pourtant une très nette volonté de la poétiser, une sorte de poétique de l’objet qui n’est pas sans rappeler le « ready made » cher à Duchamp, dans un univers noir, aux couleurs pâles qui contraste avec les fêtes vivement colorées des mises en scène plus traditionnelles. Dans ce cas, « le noir te va si bien » parce qu’il n’est pas triste, mais laisse passer un voile d’uniformité dans un monde hétéroclite et diversifié, alors que le kaléidoscope coloré de travaux plus traditionnels renvoie beaucoup plus à des clichés plaqués et totalement artificiels.
Une mise en scène généreuse, humaniste, mélancolique aussi, qui constate les traces de ce qui fut et qui ne sera plus.
Enfin, ce qui tient ce spectacle et fait qu’on court le voir, c’est, last but not least, l’orchestre et la direction fabuleuse de Kirill Petrenko. Un orchestre totalement dédié, totalement dans les mains de son chef, totalement en confiance, en confidence, qui montre à quel point il fait corps avec son directeur musical. Et quels pupitres ! Un hautbois à se damner, un violon solo doux-amer, des cuivres jamais tonitruants, jamais imposants, mais toujours fluides, toujours en fusion particulière avec le reste de l’orchestre, sans imposer ni volume ni puissance, mais cherchant seulement à faire musique.
Kirill Petrenko prend à revers les partisans d’un Wagner « couillu », il joue à plein le jeu de l’opéra-comique et de la prééminence du texte, l’orchestre accompagnant le texte et le dialogue par une approche pointilliste, d’une clarté inouïe, laissant entendre tout l’orchestre et tous les détails de la partition, mais au service du théâtre, au service du dialogue, au service de l’échange. Il joue le jeu de la « Gesamtkunstwerk », de l’œuvre d’art totale où chacun est à sa place. Pourtant, Petrenko est partout : j’ai écrit quelque part qu’il était une sorte de Shiva de la direction musicale, attentif au moindre détail, et accompagnant le plateau avec un souci de précision tellement rassurant pour les chanteurs : il dirige le quintette en joailler, avec une finesse d’approche incroyable, et un souci des équilibres qui permet la fusion des voix, dans cette distribution où certaines voix étaient un peu hétérogènes. Il réussit à équilibrer le quintette et à en faire un des moments incroyables de la soirée. Même impression pour le final du 2ème acte et surtout la transition vers l’ensemble final, acrobatique et prodigieuse, et peut-être encore plus avec le « concertato » final du premier acte. En bref, on ne sait où donner de l’oreille tant cette musique ne fait pas fresque, mais mosaïque sonore où chaque son est une tesselle qui brille tour à tour, donnant à l’ensemble une vie inouïe, un dynamisme unique, une énergie, une vitalité au service de l’œuvre, tout cela avec une modestie au service de la musique qui étonne et qui met la salle en folie tant l’impression domine de redécouvrir la partition.
Car c’est bien le caractère d’une approche qui apparaît toujours neuve : ayant entendu Petrenko en juin, j’étais « préparé » en quelque sorte : je venais pour la direction et pour Koch, et j’ai été exaucé. Et pourtant, c’est encore la stupéfaction qui domine, l’étonnement de redécouvrir, non, de découvrir ce qu’on croyait connaître, ce qu’on attendait et qui a de nouveau le parfum de l’inattendu, et de la surprise, incroyable et délicieuse, d’une œuvre entendue – dans une belle production pourtant – la semaine précédente à Berlin, et de constater une fois de plus l’insondable nouveauté de notre vieux compère Richard Wagner grâce à ce nouveau prophète de la direction musicale. [wpsr_facebook]

Acte II ©Wilfried Hösl
Acte II ©Wilfried Hösl

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: Der ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 17 JUILLET 2016 (Dir.mus:Kirill PETRENKO; Ms en scène: Otto SCHENK)

Acte II, présentation de la rose ©Wilfried Hösl
Acte II, présentation de la rose ©Wilfried Hösl
Richard Strauss
Richard Strauss

Le buste de Richard Strauss qui trône dans l’entrée face à celui de Wagner, les deux compositeurs tutélaires de la maison était fleuri de roses fuchsia ce soir, il y avait d’ailleurs des roses partout dans la maison, et c’était effectivement la fête. On parlera sans doute longtemps de ce Rosenkavalier qui fut un miracle. Au fond, mieux vaut qu’Anja Harteros n’ait pas chanté à Paris, elle n’aurait pas été pleinement Maréchale comme ce soir elle l’a été, parce que ce soir il y avait en fosse Petrenko qui a transformé ce Rosenkavalier en formidable et inoubliable rencontre. Je suis encore sous le choc. Dans la salle et dans la production où j’entendis Carlos Kleiber plusieurs fois pensant que j’avais atteint le sommet, je peux dire que ce soir, nous y sommes à nouveau, dans la même production, 34 ans plus tard, avec un chef qui a l’âge de la production qu’il dirige (né et née en1972).
Otto Schenk a fait en Europe deux productions de Rosenkavalier, à Vienne et à Munich, qui sont encore au répertoire. Celle de Vienne remonte à 1968 (dirigée alors par Leonard Bernstein, avec Christa Ludwig en Maréchale, Gwyneth Jones en Octavian, Walter Berry en Ochs et Reri Grist en Sophie), celle de Munich est donc postérieure de 4 ans, avec de nouveaux décors, plus construits (ceux de Vienne sont pour partie en toile peinte) et c’est Carlos Kleiber qui dirigeait la Première et qui a continué à diriger la production pendant près de vingt ans. L’orchestre de Munich, c’est connu lui déposait sur le pupitre une rose rouge. Il existe un DVD de la production munichoise repris en 1979 (Jones, Fassbaender, Popp) et de Vienne repris en 1994 (Lott, von Otter, Bonney) lors des dernières représentations de l’œuvre dirigées par Kleiber. Ces productions sont donc très largement chargées du souvenir de Carlos Kleiber ; j’ai eu la chance de le voir diriger l’œuvre quatre fois dont les dernières fois en 1982.
Der Rosenkavalier est l’un de ces opéras qui bénéficie toujours d’une distribution flatteuse, on voit rarement de productions médiocres dans les grands théâtres . À Paris, où Liebermann le reprit en janvier 1976, ce fut d’abord Ludwig, Popp, Minton mais on vit entre 1976 et 1985 aussi bien Troyanos, Te Kanawa, Blegen, Fassbaender, Donath, Söderström, et les Ochs de Moll, Ridderbusch et Sotin. Du côté des chefs, ce fut Horst Stein, Silvio Varviso, Marek Janowski et d’autres. Tout ça pour dire qu’à Paris, on eut les grandes titulaires des trois rôles, et je vous assure que le trio final avec Ludwig, Minton et Popp, c’était quand même quelque chose.
Même si je peux paraître un ancien combattant de l’opéra, le monde n’est pas fait d’un présent médiocre et d’un passé mythique. Il y a encore de grandes productions, je viens d’évoquer il y a quelques jour la magnifique soirée scaligère avec Zubin Mehta et la production Kupfer. Trois semaines après, de nouveau une soirée à marquer d’une pierre blanche, sans doute un sommet musical.

Acte I, Günther Groissböck (Ochs ) Anja Harteros (la maréchale) ©Wilfried Hösl
Acte I, Günther Groissböck (Ochs ) Anja Harteros (la maréchale) ©Wilfried Hösl

Je passe aussi pour un adepte incorrigible des mises en scènes dites modernes, ou du Regietheater. Pourtant j’aime le travail d’Otto Schenk, qui est un grand metteur en scène, et qui a laissé à Munich un Rosenkavalier de 44 ans qui porte encore vigoureusement son âge, aussi grâce aux décors de Jurgen Rose (un vrai chef d’œuvre) et qui plaît au public (applaudissements à scène ouverte, rarissimes à Munich, à l’ouverture du rideau de l’acte II), c’est évidemment très « classique », mais remarquablement fait.

Hanna Elisabeth Müller (Sophie) Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl
Hanna Elisabeth Müller (Sophie) Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl

C’est un Rosenkavalier auquel il ne manque aucun détail,  avec une belle gestion des personnages (la rencontre des regards entre Sophie et Octavian respirant la rose est un must), une gestion très précise et très ciblée, avec un souci du texte et de sa correspondance scénique incroyable, et une vraie organisation de l’espace. Bref, j’aime ce classique quand il ne se fane pas. La production de Vienne (surtout à cause du décor de Rudolf Heinrich) a un peu vieilli en revanche.

Ainsi donc, l’écrin pour cette distribution de 2016 était très agréable, et même, oserais-je, non dépourvu de fraîcheur. Après tout il y a des quadragénaires qui ne font pas leur âge…Même s’il y eut à Munich une velléité de nouvelle production (Luc Bondy) , Bachler a renoncé avec raison: il faut dans chaque grande institution une production historique symbole, ce sont les Nozze di Figaro de Strehler à Paris, c’est La Bohème à la Scala…

Mais on ne venait pas pour voir la production, même si je crois celle-ci a pris sa part du succès. On venait pour une distribution de grand niveau, Anja Harteros en Maréchale, Daniela Sindram en Octavian et Hanna Elisabeth Müller en Sophie, tandis que Günther Groissböck promenait à nouveau son Ochs inauguré à Salzbourg en 2014, avec le GMD Kirill Petrenko en maître des cérémonies.

Anja Harteros
Anja Harteros

Anja Harteros chante la Maréchale depuis 2011, elle en est l’une des titulaires de référence. Après ses prestations avec Christian Thielemann à Dresde et avec Sir Simon Rattle à Baden-Baden, j’ai à peu près cerné le caractère de sa Maréchale, une femme dans la force de l’âge, vive, ouverte, avec beaucoup d’autorité, et non une femme déjà mûre,  plutôt maternelle et déjà distanciée que d’autres interprètes privilégient. Ce qui caractérise cette Maréchale, c’est l’énergie, c’est aussi une voix forte, des expressions impératives (surtout à l’acte III à l’égard de Ochs) . Sur la scène de Munich, il y a évidemment cela,  mais il y a encore bien plus, tant elle soigne les inflexions et toutes les expressions de son discours avec une attention renouvelée, avec une expressivité inouïe et le ton idoine, d’une incroyable justesse et d’un naturel rarement entendu. Je me suis demandé pourquoi, alors qu’elle est la meilleure Maréchale aujourd’hui sans conteste, une vraie différence avec ses autres prestations. Cela tient je crois à son rapport au contexte.  Elle chante dans son théâtre, dans sa ville, et on sait (les parisiens l’ont appris à leurs dépens) qu’elle ne se déplace pas volontiers trop loin. Et elle chante avec Kirill Petrenko, qui a un soin tout particulier pour la relation texte et musique, et qui met donc le chanteur qu’il suit pas à pas, dans les conditions de travailler le texte, d’envisager les inflexions en fonction d’un orchestre qui respire avec la syllabe, comme dans Le Ring (acte II Walkyrie), et notamment dans Rheingold, comme dans Meistersinger, c’est-à-dire ces œuvres dont certaines parties doivent beaucoup à la Komödie für Musik, où le dialogue (ou le monologue) de théâtre demande concentration et attention, mais aussi vie, naturel, expression, couleur, mot par mot, syllabe par syllabe, des moments où la parole conduit la partition

Acte I, Anja Harteros (la maréchale), Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl
Acte I, Anja Harteros (la maréchale), Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl

Rarement on a entendu une telle virtuosité dans le moindre détail au moment du monologue de la Maréchale dans le premier acte, symphonie de couleurs, harmonie expressive qui passe du sourire au sarcasme, à l’ironie, à l’amertume, et à la résignation. Rarement j’ai mieux ressenti que tout est dit dès le premier acte, mais en même temps, la vivacité avec laquelle cette Maréchale réagit au départ d’Octavian, montre ce que sont les intermittences du cœur, les contradictions de la personne. Une interprétation d’une rare profondeur, d’une rare intelligence, saisissante, comme au théâtre, avec l’urgence et le naturel du théâtre : le triomphe indescriptible de l’artiste face au salut du 1er acte en dit long sur le ressenti de tous.
Mais il y a aussi une voix, une voix qui sait à la fois sussurer et imposer, une voix qui n’a rien de métallique ou d’âpre, mais une voix qui a des aigus incroyables et triomphants, dans une forme extraordinaire : le trio final, pris par Petrenko sur un tempo large, permet aux trois voix de se sentir à l’aise, d’abandonner toute urgence et de s’abandonner à la pure musique, car c’est un des trios les plus extraordinaires entendus ces dernières années, avec une osmose singulière des trois artistes, une respiration commune, une puissance émotive d’une rare intensité.

Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl
Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl

Face à elle, Daniela Sindram est Octavian. Un Octavian très mesuré, et en même temps d’une vraie fraîcheur, spontanée et sensible. La voix est charnue, sans être d’une puissance marquée (comme Koch) mais très présente et ronde, avec une rare capacité à adoucir, à moduler elle-aussi et surtout, qualité éminente, un chant qui écoute le chant de l’autre, qui sait s’y adapter, s’y fondre, et donc un chant éminemment intelligent dans le sens où il cherche à faire harmonie et non démonstration. J’ai entendu quelquefois cette artiste notamment dans Rienzi, et ce fut une très belle surprise. Dans Octavian, elle se place immédiatement dans les toutes premières, parce qu’elle sait dire le texte, parce qu’elle est désopilante en Mariandl, parce qu’elle sait donner un ton, faire ses simagrées sans exagérer, mais avec cette touche comique qui fait immédiatement rire le public, un public qui n’en est pourtant pas à son premier Rosenkavalier. Elle est un exemple de chant maîtrisé, et de modestie : mais il y a des moments totalement magiques (les deux duos du second acte avec Sophie, la rencontre) sans parler aussi du trio final où entre les deux sopranos qui rivalisent à l’aigu, cette voix s’entend, parfaitement, grâce aussi au soutien de la fosse. Quant au duo final, c’est un  miracle de simplicité, de fluidité et de retenue.

 Günther Groissböck (Ochs) Hanna Elisabeth Müller (Sophie) ©Wilfried Hösl
Günther Groissböck (Ochs) Hanna Elisabeth Müller (Sophie) ©Wilfried Hösl

Enfin, Hanna Elisabeth Müller était Sophie.  Elle a tellement marqué dans Zdenka d’Arabella qu’on l’attendait dans un rôle marqué par d’immenses chanteuses : pour moi c’est Lucia Popp à jamais. Elle a en commun avec Christiane Karg (vue à la Scala il y a peu) la fraîcheur et la jeunesse et déjà Karg était « évocatoire » dans son chant que j’ai beaucoup apprécié. Ici, la voix est à la fois jeune, fraîche, mais incroyablement intense, avec des aigus d’une puissance qui trancherait presque avec ce corps de toute jeune fille. Cette Sophie-là vous fait immédiatement fondre le cœur : la presque-perfection du chant (peut-être le duo initial de l’acte II était un tout petit peu fort), mais le second duo était magique, fusionnel, bouleversant, et quelles interventions de l’acte III, avec le jeu qui allait avec :  crainte,déception, gestes un peu enfantins ou boudeurs! Le trio final trouvait avec Anja Harteros un incroyable équilibre, une merveille à n’en pas croire ses oreilles car on comprenait par la fusion même des voix le choix déchirant d’Octavian, les deux femmes, Sophie et la Maréchale, rivalisant d’intensité voire de gravité ; quant au duo final avec Daniela Sindram, il fut apaisé, tendre, poétique, élégiaque : elle a tout dans cette voix surprenante parce que jeune, fraîche et particulièrement présente et puissante. Ne jamais plus manquer Hanna Elisabeth Müller dans Sophie, elle partage désormais avec Karg la maîtrise du rôle, j’aime Karg, mais Müller a totalement emporté mon cœur.

Günther Groissböck (Ochs) ©Wilfried Hösl
Günther Groissböck (Ochs) ©Wilfried Hösl

Trois semaines auparavant j’avais entendu Groissböck dans un Ochs inhabituel, construit pour lui et en fonction de son physique et de sa personnalité. Cette fois-ci, Groissböck de nouveau, mais dans un Ochs traditionnel, conçu il y a 44 ans avec un profil correspondant à des Walter Berry ou Kurt Moll. Et c’était impressionnant de le voir se fondre avec ses qualités et même son élégance dans cet Ochs-là. D’abord, avec une voix exceptionnelle, des notes aiguës incroyables, une puissance presque inédite, des graves tenus au-delà du raisonnable : Kirill Petrenko le conduisait et l’a poussé au maximum de ses possibilités  : il en est résulté un Ochs qui s’installe désormais durablement dans les grands Ochs du moment sinon l’Ochs du moment. Inutile de dire le naturel et l’élégance avec lesquels il dit le texte, avec un accent qu’il connaît par cœur, si drôle, si marqué, mais aussi avec une bonhommie particulière, déjà notée à Milan. Bien sûr, quand on l’a vu à Milan ou Salzbourg, la prestation ne surprend pas, car elle est débarrassée de bien des tics du rôle. Alors dans une mise en scène aussi « classique », il compose un Ochs jeune, vigoureux, assez sympathique au demeurant qui fait adhérer le public au personnage : son monologue de l’acte II est un modèle qui contient peut-être – même si les rôles conviennent mieux à un baryton-basse- un futur Falstaff…ou son pendant Sachs.

Martin Gantner (Faninal) ©Wilfried Hösl
Martin Gantner (Faninal) ©Wilfried Hösl

Martin Gantner n’a pas le style ni la dégaine de Adrian Eröd, que j’aime beaucoup dans le Faninal qu’il dessine avec Kupfer. C’est un Faninal présent, classique, traditionnel et donc un peu en retrait par rapport au quatuor dont on vient de parler ; voilà un chanteur valeureux, qui n’est pas pris en défaut, mais qui n’a rien de plus que d’autres Faninal, un rôle ingrat d’ailleurs: la prestation est bonne, il tient la scène, rien d ‘autre à signaler.
Annina (Heike Grötzinger) et Valzacchi (Ulrich Ress) sont des piliers de la troupe, très présents, avec une Annina plutôt jeune et élégante, et un Ulrich Ress comme toujours très caractériste (il est un Mime intéressant) : toute la troupe d’ailleurs est distribuée dans les « petits » rôles, chacun toujours très bien caractérisé, aussi bien Dean Power (Haushofmeister bei der Marschallin), Kevin Conners (Haushofmeister bei Faninal),  Christian Rieger (Ein Notar) mais aussi les jeunes « Gäste » comme Scott Conner (Polizeikommissar), la très sonore Jungfer Marianne Leitmetzerin de Miranda Keys ou Josep Kang, un chanteur italien très correct sans avoir l’aura de Benjamin Bernheim à la Scala.

Tout ce beau monde est dans les mains de Kirill Petrenko. On connaît depuis Die Frau ohne Schatten les affinités du chef russe avec l’univers straussien et à force d’entendre ses interprétations, on arrive à comprendre aussi son souci à l’opéra, notamment sur le répertoire post romantique et du début du XXème siècle. Son Ring, sa Lulu, ses Maîtres chanteurs ont comme commune caractéristique un souci du texte souligné par un accompagnement mot à mot par la partition, mettant en valeur le texte (un caractère initié par Wagner) et soulignant par la partition les moments textuels particuliers. C’était, je l’ai dit plus haut, le caractère de l’accompagnement musical du monologue de la Maréchale au premier acte. Ce qui fait dire à certains qu’il n’est pas spectaculaire, à d’autres qu’il n’a rien à dire, comme si le « massage musical » était, après Wagner, autiste, sans tenir compte de ce que disait le livret. Car c’est bien ce que la révolution wagnérienne a porté, la question du livret se pose de manière bien différente avant et après Wagner. Même Verdi, dans sa collaboration avec Arrigo Boito, écrivain et compositeur, la repose à la fin de sa carrière.

Kirill Petrenko
Kirill Petrenko

De tout cela évidemment Kirill Petrenko tient compte, notamment dans des œuvres construites sur une collaboration écrivain/compositeur, comme c’est le cas de Rosenkavalier. Bien sûr, nous avons aussi appris la leçon de Meistersinger von Nürnberg où la parole par son rythme, ses jeux de mots, ses métaphores, sa couleur détermine une manière d’entendre aussi la partition.
C’est d’abord cette manière de conduire la musique qui « étonne », tant elle suit le rythme de la parole, c’est frappant dans la manière d’accompagner Ochs, on l’a vu, dont la voix devient presque instrumentale, et du même coup, on entend les grands duos (je pense à ceux de l’acte II entre Sophie et Octavian) différemment, avec un souci de fusion orchestre-parole, mais aussi celui de faire que les mots et l’expression se distinguent, que la musique ne couvre pas, mais stimule les voix : voilà aussi ce qui pousse les voix à « aller jusqu’au bout » et rend aussi urgente l’impression d’ensemble, tout en décuplant l’émotion.
Ce qui frappe dans l’approche de Petrenko, ce n’est pas tant la clarté ou la précision des sons, cela, d’autres chefs « savent faire » comme on dit aujourd’hui ; c’est une clarté au service du texte, c’est une clarté qui prend place dans un « système », qui se lit dans sa manière même de diriger, sa gestique multiple, où, à la stupéfaction de ceux qui l’observent, tout est mobilisé : on dirait en souriant qu’il est « le Shiva de la direction d’orchestre », tant œil bras main sont partout, du geste léger demandant à un chanteur d’avancer sur scène, aux attaques de tous les chanteurs, avec en même temps un souci de chaque pupitre. Il fascine parce qu’il est partout, et quelle manière extraordinaire aussi de rassurer les artistes qui sont ainsi portés.

Un autre élément qui a fasciné tous les auditeurs avec qui j’ai échangé est la manière dont il a dirigé le troisième acte, et notamment tout le début. On connaît l’exercice de style obligé de ce début de troisième acte, qui fait entendre notamment aux bois des « bruits divers », une sorte de kaléidoscope sonore qui avait tant réussi à Franz Welser-Möst à Salzbourg jouant sur le clavier céleste des Wiener Philharmoniker en lévitation. C’est sûr, ce début d’acte III est un « morceau de choix » de la direction d’orchestre.

Petrenko, après l’accord initial explosif, met tout en sourdine, n’en faisant absolument pas une démonstration sonore, mais comme un bruissement, installant une ambiance extraordinairement nouvelle, qui va en quelque sorte mimer l’impression de Ochs voyant surgir les monstres. Petrenko installe l’ambiance de préparatifs, secrets, mais qui doivent aussi être essayés pour fonctionner. Il en résulte un rythme rapide, toujours cette clarté phénoménale malgré le volume abaissé qui tranche tant avec d’autres interprétations, mais aussi quelques traits de flûtes, à la limite de l’atonalité, qui eux, sont donnés à plein volume : il en résulte des contrastes violents et assez proches de ce qu’on entend dans la Tempête de la Pastorale de Beethoven, et ces traits, à la limite du grinçant, du désagréable pour l’oreille semblent préparer un sabbat au fantastique très berliozien : la musique n’est plus accompagnement ici, elle est action et part de l’action, d’autant que le lever de rideau de change rien à l’ambiance continue qu’il installe, jusqu’à la musique de scène, à qui, sans jamais en augmenter le volume, il donne une importance inconnue jusqu’alors (on prête souvent peu attention à la musique de scène), étirant le tempo, jouant là aussi sur les contrastes, installant une sorte de danse rassurante en fond de scène, qui contraste avec l’ambiance inquiétante qu’il a installé en fosse. Ce travail tout en contrastes, en jeu sur le volume, en jeu aussi sur les pupitres tour à tour interpellés, font que ce début n’est jamais démonstratif, tout le contraire d’un Welser Môst ou même d’une Thielemann, mais qu’il est exclusivement fonctionnel : il installe une ambiance scénique, une couleur, il fait fonctionner la dramaturgie, rien qu’avec ce jeu musical inédit. On en reste bouche bée.

En grand chef d’opéra, il installe les chanteurs dans un confort qui leur permet de travailler les émotions et l’expression, donnant aux voix toute leur place lorsqu’elles doivent être au premier plan (trio final), mais en même temps isole aussi à l’orchestre des moments étonnants et surprenants : je n’avais jamais remarqué comment certaines phrases de l’acte II, dans la deuxième partie, rappellent l’Elektra, de deux ans antérieur, et comment notamment les phrases « apaisées » qui accompagnent Ochs blessé, (là aussi avec des interventions des bois stupéfiantes) ou l’arrivée tardive d’Annina, semblent rappeler en écho celles qui accompagnent Egisthe, dans une sorte d’ironie grinçante, qui joue sur le contexte, souriant ou tragique.
Enfin, comment oublier aussi tout ce qui danse dans cette musique, où Petrenko démontre combien cet univers viennois (il a étudié et vécu toute sa jeunesse en Autriche) lui est consanguin. On l’avait bien compris dans Fledermaus. Il y  a du rythme et de la légèreté, mais cette légèreté qui masque la mélancolie,  et fait garder malgré tout un sourire, même si un peu automnal.
On ne cesserait de trouver des caractères nouveaux à une direction musicale fédératrice et stimulante, qui entraine le plateau, sans jouer le dramatisme gratuit, sans jouer la démonstration de l’ego en rut, sans jouer autre chose que la comédie, le « drama » c’est à dire l’action, le texte : jouant en quelque sorte, encore et toujours la « Gesamtkunstwerk » et installant une totalité (gesamt) plutôt qu’une prééminence de la fosse qui ne serait que se regarder au miroir sans servir l’œuvre.
Dans ce merveilleux travail, comment ne pas souligner l’incroyable performance de l’orchestre, soumis corps et âme à son chef, capable des plus subtils contrastes, en volume comme en tempo, capable des envolées les plus lyriques et des moments les plus intimes. Certes, Der Rosenkavalier fait partie des gènes d’une maison où Strauss est chez lui, mais faire nouveau dans cette œuvre, accepter de rompre avec des habitudes séculaires, c’est aussi la marque d’une phalange disponible et heureuse de faire de la musique et non du répertoire. Car même si cet orchestre (avec ce chef) a joué au TCE un Rosenkavalier qui fut je crois apprécié, rien ne remplace le confort de sa maison, de son public, avec la respiration si particulière de vivre le merveilleux chez soi, où l’on a rien à prouver, et où l’on fait de la musique ensemble, tout simplement.

J’ai voulu essayer de dire pourquoi je considère cette soirée comme l’une des plus grandes qu’il m’ait été donné d’entendre dans cette œuvre (et visiblement je n’étais pas le seul), à l’égal des soirées des années Kleiber, dans cette salle. Il n’y a pas de podium de champions: le signe, ce sont les larmes qui coulent sans savoir pourquoi, qui coulaient alors et qui ont coulé ce dimanche 17, dans ce désespoir si sympathique de ne jamais réussir à cueillir l’instant fugace du bonheur, dans la stupéfaction d’entendre sans en croire ses oreilles, qu’il est toujours possible de vivre le mythe vivant, sans le voir confiné systématiquement dans les « grands disparus », dans les vinyles ou les CD. Moi qui suis souvent un « ancien combattant » de l’opéra, j’étais en ce 17 juillet le combattant d’un paradis bien présent.[wpsr_facebook]

Saluts (le 17 juillet)
Saluts (le 17 juillet)

METROPOLITAN OPERA 2014-2015: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 23 DÉCEMBRE 2014 (Dir.mus: James LEVINE, Ms en scène: Otto SCHENK)

Final Acte II © Ken Howard /Metropolitan Opera
Final Acte II © Ken Howard /Metropolitan Opera

On ne reviendra pas sur la complexité des Meistersinger von Nürnberg, labourée de manière approfondie lors du compte rendu de l’excellente production de Tobias Kratzer  à Karlsruhe (voir le texte) qui posait la question centrale de l’interprétation et de la réception de l’œuvre. C’est bien la question fondamentale qui est posée ici par la production d’Otto Schenk qui a à peine plus de 20 ans, et qui pourrait en avoir 40, 50, 80 tant elle respire la poussière à première vue. S’il y avait des toiles peintes, on dirait qu’on l’a sortie du XIXème.

Acte I © Ken Howard /Metropolitan Opera
Acte I © Ken Howard /Metropolitan Opera

Mais les décors, signés du grand Günther Schneider Siemssen, sont construits, et de manière si impressionnante qu’ils provoquent encore aujourd’hui au MET des applaudissements à scène ouverte (au lever de rideau du 2ème acte et à la Festwiese). Nous sommes dans l’hyperréalisme, il ne manque pas un bouton de guêtre (normal vu que Sachs est cordonnier), pas un géranium, pas un colombage, comme si la comédie devait être par force réaliste. Déjà Wieland Wagner 40 ans avant la première de cette production au MET avait remis en cause cet axiome.
Plus profondément, cette production qui on va le voir, n’est pas complètement has been, pose la question de la modernité au MET, qui en ce moment éprouve de graves difficultés identitaires. Peter Gelb a essayé de moderniser les spectacles par tous les moyens, s’associant à des théâtres européens pour certaines productions (De la Maison des morts, Chéreau) faisant appel à des metteurs en scènes à la mode (Tcherniakov) ou modernes au sens de Broadway. C’est pourtant cette production sans âge qu’on applaudit avec ferveur…Problème de public qui vieillit sans être remplacé, problème d’éducation au théâtre et de tradition de cette scène qui a longtemps considéré la mise en scène comme une mise en image d’une version de concert, ou qui a confondu mise en scène et grand spectacle avec foule, couleurs et beaux décors (voir aussi La Bohème de Zeffirelli).

Acte I,1 © Ken Howard /Metropolitan Opera
Acte I,1 © Ken Howard /Metropolitan Opera

La salle était loin d’être complète : rangs entiers vides, spectateurs quittant par grappes le théâtre au 2ème entracte ou vers 23h30 (derniers trains de banlieue ?) alors que le spectacle se terminait vers minuit. Et pourtant, indescriptible triomphe autour du chef et de la distribution réunie. Mais à l’opéra, le pari de la musique ne suffit pas.
Je le dis et le répète à longueur de textes, Otto Schenk, très traditionnel dans sa vision, n’est pas néanmoins un mauvais metteur en scène. D’abord par le soin extrême apporté aux détails, aux petits faits vrais, il rend son travail très vivant, mais aussi grâce à l’individualisation des foules, enfants qui jouent, jeux de regards, échanges entre les gens, il fait un vrai travail de théâtre au miroir, permettant aux spectateurs de se reconnaître: la sortie de la messe au 1er acte en est un exemple.

Beckmesser (Johannes Martin Kränzle) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Beckmesser (Johannes Martin Kränzle) © Ken Howard /Metropolitan Opera

Chacun a quelque chose à faire, il se passe toujours quelque chose. Ensuite par la caractérisation des personnages, jamais forcée, jamais exagérée, même pour Beckmesser, magnifiquement personnifié, incarné même par Johannes Martin Kränzle, fantastique acteur, naturel, ridicule mais pas trop, pathétique mais pas trop. La Eva (chantée ici par Annette Dasch) est aussi très bien dessinée, dans sa séduction trouble envers Hans Sachs et Schenk touche là à ce que Kratzer avait noté sur l’ambiguïté du personnage, sur ses hésitations, sur sa gentille rouerie aussi. Le jeu de Dasch s’adapte parfaitement à cette complexité là. La mise en scène d’Otto Schenk (ou ce qu’il en reste après 20 ans), n’est pas aussi fine pour Hans Sachs, dont il ne travaille peut-être pas assez les contradictions et les doutes, les colères et les troubles, ni pour Walther, mais vu les dons d’acteur limités de Johan Botha, c’est peut-être plus sûr et le personnage lui-même est moins intéressant.

Hans Sachs (James Morris) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Hans Sachs (James Morris) © Ken Howard /Metropolitan Opera

En tous cas, tout n’est pas méprisable dans ce travail, même s’il faut bien dire aussi qu’on y retrouve au premier degré, ce sur quoi ironisait Kratzer dans son deuxième acte à Karlsruhe quand il évoquait les mises en scène réalistes ou archéologiques (rondes des apprentis, farces bon enfant etc…).
Il reste qu’on est bien dans la comédie et que, c’est à noter, le public répond, rit beaucoup, est bien plus participatif que le public européen, sans doute blasé, notamment en Allemagne. Die Meistersinger sont tellement rares hors d’Allemagne que cela ne se pose même pas ailleurs. On soulignera donc les décors monumentaux des premier et deuxième acte : la rue de Nuremberg est incroyable… et au troisième acte la maison de Sachs, pleine à craquer de toutes sortes d’objets. Seule la Festwiese manque à mon avis d’espace, bloquée en arrière plan par le rempart, qui permet de concentrer le chœur au premier plan et de voir enfin un vrai défilé des corporations au lieu des élucubrations à la Katharina Wagner (!). En fait, c’est un concentré des mises en scène qu’on voyait dans les années 50, 70 ou 80, comme celle d’August Everding à Munich ou comme celle(s) de Wolfgang Wagner à Bayreuth. La mise en scène de Schenk n’est jamais ridicule, même si je n’en défends pas les options. Il me semble cependant que le final du 2ème acte manque de rythme scénique : en la matière, Wolfgang Wagner avait réussi à Bayreuth dans le genre un final époustouflant au crescendo scénique d’une redoutable précision qui accompagnait le crescendo musical. Jamais vu mieux depuis. Et ici, le chœur chantant d’un côté et les danseurs ou les mimes se battant au centre donnent une impression d’artificiel : quand, comme chez Wolfgang Wagner, le chœur se déchainait en chantant, l’impression était bien plus forte et bien plus folle. À part ce moment, l’ensemble est passable, illustratif, mais jamais ennuyeux, ce qui est un tour de force vu le genre suranné de ce travail.
C’est que musicalement, nous sommes vraiment au sommet.
C’est bien la marque du MET que d’avoir toujours défendu au plus haut niveau l’excellence musicale et le parfait équilibre des distributions, dans un parti pris idéologique qui fait de toute représentation d’opéra une représentation de concert illustrée. La distribution réunie est sans doute l’une des meilleures que l’on puisse voir, à partir des excellents seconds rôles tenus par des chanteurs plus ou moins maison comme la très bonne Magdalena de Karen Cargill , voix grave, beau timbre, jolie présence et le non moins excellent David de Paul Appleby, voix bien posée et projetée, jolis aigus, jeu déluré . Un futur Mime ?

Pogner (Hans-Peter König) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Pogner (Hans-Peter König) © Ken Howard /Metropolitan Opera

Le Pogner de Hans-Peter König, a sa belle voix grave, chaude, à la couleur toujours très humaine. Ce chanteur a le privilège d’humaniser chaque personnage qu’il aborde. Un méchant chanté par König n’est jamais tout à fait méchant, quelque chose en lui sonne fragile et tendre, comme son Hunding sur cette même scène dans la mise en scène de Lepage. Son Pogner est émouvant, souriant, rassurant. Belle figure.
On aura aussi noté Martin Gantner, qui a fait les beaux soirs de Zurich, excellent Kothner et le très bon Nachtwächter de Matthew Rose à la voix profonde et juvénile.
Johannes Martin Kränzle, sans avoir le timbre séduisant et la parfaite diction des grands Beckmesser (Hermann Prey, Michael Volle), a une voix forte et bien projetée, un naturel confondant en scène, une expressivité unique dans son chant, il est incarnation encore plus qu’interprétation. Il propose un Beckmesser un peu pataud, qui fait souvent sourire et quelquefois rire, et il a la qualité des grands : il sait dire un texte, en le jouant, en le distillant, avec une présence rare. Grand moment.

Eva (Annette Dasch) et Sachs (James Morris)© Ken Howard /Metropolitan Opera
Eva (Annette Dasch) et Sachs (James Morris)© Ken Howard /Metropolitan Opera

Eva est sans doute l’un des rôles les plus accomplis d’Annette Dasch. Elle est totalement convaincante car le rôle sied parfaitement à sa voix, elle y est émouvante, délicate, énergique : on se demande pourquoi Bayreuth qui l’a utilisée pour une Elsa où elle n’est pas à 100% de ses moyens a usé des Eva inutiles pendant cinq ans alors qu’elle est splendide. Une voix pure, bien placée, magnifiquement projetée : elle est sublime dans le quintette et vive, naturelle, jeune, fraiche en scène notamment dans le deuxième acte. Elle s’est emparée du personnage pour lui donner une vraie présence. J’avais dans mon souvenir Harteros dans ce rôle où elle était extraordinaire, j’y rajoute Annette Dasch. C’est pour moi aujourd’hui la meilleure des Eva.

Walther (Johan Botha) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Walther (Johan Botha) © Ken Howard /Metropolitan Opera

À côté sans doute du meilleur des Walther, Johan Botha, extraordinaire. Dans une mise en scène qui ne lui demande que de se planter sur scène, il est totalement bluffant, les aigus sortent avec une facilité confondante, le timbre est velouté, il est Walther, avec une suavité que je n’ai pas connue depuis longtemps. Vogt était magnifique, comme il l’est dans Lohengrin, et il jouait, mais je crois que sur le plan purement vocal et stylistique, Botha est ici supérieur. Il a d’ailleurs remporté un phénoménal succès.

Sachs (James Morris) et Walther (Johan Botha) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Sachs (James Morris) et Walther (Johan Botha) acte III © Ken Howard /Metropolitan Opera

Vu d’Europe, on pensait James Morris en retraite, il a été à un moment l’un des plus beaux Wotan qui soit, un miracle de style. J’ai toujours aimé cette voix claire et étendue, cette délicatesse. Il a certes un peu vieilli, mais il a gardé ce qui faisait son prix : un chant d’une élégance unique, d’une douceur ineffable, un timbre d’une clarté étonnante pour un baryton basse. Il est un Sachs au-delà, qui a dépassé les crises, un sage distancié, rien à voir avec Renatus Meszar à Karlsruhe, ardent, amoureux, révolté, rien à voir même avec la personnalité forte et virile d’un Michael Volle. Il est ailleurs. Certes, le rôle est écrasant et les aigus les plus hauts lui sont difficiles, la voix bouge un peu, certaines attaques n’ont plus la netteté d’antan, notamment dans le troisième acte mais quelle noblesse de chant, quelle attention au texte, quelle clarté dans l’expression : son monologue du troisième acte est à ce titre anthologique. Un pur produit de la formation américaine, d’une propreté presque inaccessible. Un chant qui par le soin donné à chaque parole, est émouvant. Quel plaisir de l’entendre et d’entendre encore des qualités globales qui restent rares.
Et au milieu de ce plateau de très haut niveau, James Levine emporte la conviction du public, littéralement en délire dès qu’il se retourne vers le public en faisant mine de le serrer dans ses bras. Rarement théâtre ne s’est autant identifié à son directeur musical. On le pensait perdu pour la musique, on faisait des plans pour sa succession et il est là incroyable d’énergie, de profondeur, emportant l’orchestre pendant l’ouverture avec une incroyable dynamique malgré son tempo toujours un peu plus lent que d’autres. Son Wagner est somptueux, on lui reprochait souvent de ne pas avoir beaucoup à dire sinon une sorte de recherche formelle sans intérêt, on reprochait à son Parsifal sa lenteur désespérante quelquefois et on a là un travail d’une profondeur et d’une précision incroyables, avec une lisibilité du tissu musical qui permet d’écouter les différents niveaux avec facilité, même si on ne peut dire qu’il ait la clarté cristalline de certains autres chefs, ni même le raffinement. Mais c’est d’abord un chef de théâtre, ne couvrant jamais le plateau, attentif aux rythmes de la scène. Il y eut des moments d’une grande émotion, comme certaines scènes du second acte, et évidemment tout le troisième acte. Le quintette fut bouleversant et l’ensemble de la Festwiese, dynamique, joyeuse, énergique sans être tonitruante, soutenu également par le magnifique chœur du MET dirigé par Donald Palumbo. Un grand moment musical. On pensait qu’il n’avait plus rien à dire, mais son récent Mahler et son Wagner nous disent tout au contraire plein de choses, avec une grande sensibilité, et presque une tendresse qu’on ne lui connaissait pas.
Ce fut un beau cadeau de Noël. La Saint jean à Noël…de solstice à solstice…
Joyeux Noël aux lecteurs du jour
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Festwiese © Ken Howard /Metropolitan Opera
Festwiese © Ken Howard /Metropolitan Opera

OPERNHAUS ZÜRICH 2010-2011: TRISTAN UND ISOLDE, le 17 octobre 2010 (Dir:Bernard HAITINK, Ms.en scène:Claus GUTH)

Tristan und Isolde (Ms Claus Guth)

A un mois et cinquante kilomètres de distance, deux Tristan und Isolde très différents et pourtant passionnants tous les deux. Il y a un peu plus d’un mois, à Lucerne, Esa Pekka Salonen dirigeait la production désormais culte de Peter Sellars et Bill Viola, dans une direction grandiose, presque « apocalyptique » à la fin du 1er acte, avec une distribution globalement très réussie. Cette fois-ci, à Zürich, le vétéran Bernard Haitink dirige la production maison de Claus Guth (créée l’an dernier par Ingo Metzmacher), qui fit couler beaucoup d’encre, avec une distribution non moins efficace et particulièment en forme ce dimanche soir. Ce fut là aussi à la fois une très belle soirée, et une surprise énorme tant la direction de Haitink impose un rythme et un style d’un dynamisme et d’une vitalité qui laissent rêveur. La salle relativement petite de l’Opéra de Zürich permet à des voix pas forcément grandes de se faire entendre. Elle permet aussi des interprétations plus « retenues » et un travail analytique de qualité. Haitink est très attentif à chaque inflexion de l’orchestre, qu’il mène avec une énergie peu commune, et ainsi propose une interprétation très dramatique, très tendue, laissant moins de place à l’attendrissement et beaucoup plus d’espace aux explosions de la passion. la présence permanente de l’orchestre, son engagement, une pâte sonore virulente en constituent les éléments essentiels. Le suivi des instruments (avec quelques problèmes sur les cuivres), la parfaite clarté de l’ensemble, la distribution du dispositif (le cor anglais solo, les trompettes en proscenium de troisième balcon), tout fait de ce Tristan un très grand moment. La relative discrétion médiatique de Bernard Haitink fait penser de manière erronée que cette discrétion se retrouve au pupitre, rien de cela et la performance orchestrale est une de celles dont on se souvient longtemps. C’est une interprétation d’une jeunesse et d’une passion peu communes! Est-ce là le travail d’un chef qui a dépassé quatre vingts ans? Que nenni, c’est là un travail de jeune homme sauvage et échevelé: totalement inoubliable!

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A cet orchestre exceptionnel correspond une distribution vocale de grande qualité. Remplaçant Waltraud Meier qui est entrée en conflit avec Haitink, Barbara Schneider-Hofstetter propose une Isolde de très haut niveau, de plus en plus engagée, avec un premier acte un peu crié. Son deuxième acte est tout simplement éblouissant. Grande surprise aussi face au Tristan de Stig Andersen. Ce chanteur honnête dans Siegmund ou Siegfried s’est littéralement surpassé, avec une vrai présence vocale tout au long de l’oeuvre, mais avec un troisième acte tout à fait exceptionnel et bouleversant , qui arrache les larmes. Pouvait-on attendre autre chose qu’un très grand triomphe devant le Roi Marke de Matti Salminen? Une fois de plus, une performance émouvante, convaincante, une voix de bronze sur laquelle les années n’ont pas de prise. Autre surprise, le Kurwenal plein d’émotion et remarquable de présence de Martin Gantner. Je suis à  chaque fois plus convaincu que  ce chanteur mérite une vraie carrière internationale, car dans tous les rôles qu’il interprète, il a à la fois la voix, l’intensité, la couleur, l’humanité. Du grand art. Quand à la Brangäne de Michèle Breedt, qui dans la mise en scène est un double d’Isolde, un double plus social, plus sociable, plus conciliant, elle est aussi très émouvante, et la voix solide fait merveille au second acte (Habet Acht!), le reste de la distribution n’appelle aucun reproche, notamment le Melot de Volker Vogel.
Et la mise en scène? Bien sûr, Claus Guth, dont on connaît notamment un bon Fliegende Holländer à Bayreuth, des Nozze di Figaro et un Don Giovanni passionnants (mais âprement discutés) à Salzbourg signe là un travail de grande précision, rempli d’idées, dont la principale est de faire de Tristan und Isolde une sorte de fantasme de Mathilde Wesendonk, dont on sait qu’elle inspira bien des moments de l’opéra, et de faire de Marke Otto Wesendonk, même si l’on ne va pas jusqu’à assimiler clairement Tristan à Wagner. Le fait d’être à Zürich, dans la ville même des Wesendonk, fait de ce travail une mise en scène très cohérente et très brillamment construite.
Le décor, qui représente la maison des Wesendonk, un intérieur très bourgeois inspiré des photos de l’époque, est installé sur une tournette et les chanteurs passent d’une pièce à l’autre. On est donc dans un Drame « bourgeois » dont la première image (Isolde au lit, un médecin à son chevet) fait irrésistiblement penser au troisième acte de Traviata. L’idée de faire de Brangäne un double d’Isolde, vêtue à l’identique au premier acte, en noir quand Isolde est en blanc au deuxième, et toutes deux en noir au troisième, et se prenant tour à tour la parole avec une telle habileté qu’il est difficile de ne pas s’y perdre est excellente notamment parce qu’ainsi Brangäne est le double « social » d’Isolde, celle qui compose avec le Monde! L’idée qu’Isolde mime l' »habet Acht » du deuxième acte quand Brangäne le chante en coulisse, l’idée de faire de la soirée chez le Roi Marke la soirée de mariage d’Isolde, et de faire que les deux amants circulent entre les invités ou les convives figés dans leurs attitudes sociales tout cela est rigoureusement pensé et très bien réalisé. On appréciera aussi la table défaite du Festin, devenue lieu du couple, puis de la Liebestod, dans un décor très réaliste d’intérieur XIXème, et l’utilisation de cette même table pour en faire une sorte de Tribunal des deux amants. Intérieur impeccable au 1er acte, 366_dsc_0204.1287438098.jpgmurs décrépis au dernier, où l’on passe tour à tour des des espaces « réels » ou « fantasmés », l’excellente idée de remimer les soins apportés à Tristan, allongé sur le lit au milieu de bandages sanguinolents, tout cela montre un travail attentif et très rigoureux, non dénué de poésie (acte II) et dont les partis pris radicaux, parce qu’ils sont bien traduits sur scène, ne choquent absolument pas. Il en résulte une fluidité de l’action qui enlève tout statisme à l’ensemble. On voit quelquefois des Tristan statiques, voire ennuyeux: on a ici à la fois une direction musicale très dynamique, incroyablement jeune et vigoureuse, et une traduction scénique là aussi tout en mouvement et prodigieusement stimulante. Tout ennui est banni, et on n’a qu’une envie après cinq heures de spectacle que de recommencer l’expérience a plus vite. Pour Haitink d’abord et avant tout, pour le reste du spectacle ensuite, à ne manquer sous aucun prétexte dès que ce sera repris.
Claus Guth en fin de saison fera Parsifal avec Daniele Gatti au pupitre et le wagnérien impénitent pourra aussi en janvier aller voir Tannhäuser dans la mise en scène du très grand Harry Kupfer et sous la direction de Ingo Metzmacher. Zürich est une bonne maison pour le wagnérien!