BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: Der ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 17 JUILLET 2016 (Dir.mus:Kirill PETRENKO; Ms en scène: Otto SCHENK)

Acte II, présentation de la rose ©Wilfried Hösl
Acte II, présentation de la rose ©Wilfried Hösl
Richard Strauss
Richard Strauss

Le buste de Richard Strauss qui trône dans l’entrée face à celui de Wagner, les deux compositeurs tutélaires de la maison était fleuri de roses fuchsia ce soir, il y avait d’ailleurs des roses partout dans la maison, et c’était effectivement la fête. On parlera sans doute longtemps de ce Rosenkavalier qui fut un miracle. Au fond, mieux vaut qu’Anja Harteros n’ait pas chanté à Paris, elle n’aurait pas été pleinement Maréchale comme ce soir elle l’a été, parce que ce soir il y avait en fosse Petrenko qui a transformé ce Rosenkavalier en formidable et inoubliable rencontre. Je suis encore sous le choc. Dans la salle et dans la production où j’entendis Carlos Kleiber plusieurs fois pensant que j’avais atteint le sommet, je peux dire que ce soir, nous y sommes à nouveau, dans la même production, 34 ans plus tard, avec un chef qui a l’âge de la production qu’il dirige (né et née en1972).
Otto Schenk a fait en Europe deux productions de Rosenkavalier, à Vienne et à Munich, qui sont encore au répertoire. Celle de Vienne remonte à 1968 (dirigée alors par Leonard Bernstein, avec Christa Ludwig en Maréchale, Gwyneth Jones en Octavian, Walter Berry en Ochs et Reri Grist en Sophie), celle de Munich est donc postérieure de 4 ans, avec de nouveaux décors, plus construits (ceux de Vienne sont pour partie en toile peinte) et c’est Carlos Kleiber qui dirigeait la Première et qui a continué à diriger la production pendant près de vingt ans. L’orchestre de Munich, c’est connu lui déposait sur le pupitre une rose rouge. Il existe un DVD de la production munichoise repris en 1979 (Jones, Fassbaender, Popp) et de Vienne repris en 1994 (Lott, von Otter, Bonney) lors des dernières représentations de l’œuvre dirigées par Kleiber. Ces productions sont donc très largement chargées du souvenir de Carlos Kleiber ; j’ai eu la chance de le voir diriger l’œuvre quatre fois dont les dernières fois en 1982.
Der Rosenkavalier est l’un de ces opéras qui bénéficie toujours d’une distribution flatteuse, on voit rarement de productions médiocres dans les grands théâtres . À Paris, où Liebermann le reprit en janvier 1976, ce fut d’abord Ludwig, Popp, Minton mais on vit entre 1976 et 1985 aussi bien Troyanos, Te Kanawa, Blegen, Fassbaender, Donath, Söderström, et les Ochs de Moll, Ridderbusch et Sotin. Du côté des chefs, ce fut Horst Stein, Silvio Varviso, Marek Janowski et d’autres. Tout ça pour dire qu’à Paris, on eut les grandes titulaires des trois rôles, et je vous assure que le trio final avec Ludwig, Minton et Popp, c’était quand même quelque chose.
Même si je peux paraître un ancien combattant de l’opéra, le monde n’est pas fait d’un présent médiocre et d’un passé mythique. Il y a encore de grandes productions, je viens d’évoquer il y a quelques jour la magnifique soirée scaligère avec Zubin Mehta et la production Kupfer. Trois semaines après, de nouveau une soirée à marquer d’une pierre blanche, sans doute un sommet musical.

Acte I, Günther Groissböck (Ochs ) Anja Harteros (la maréchale) ©Wilfried Hösl
Acte I, Günther Groissböck (Ochs ) Anja Harteros (la maréchale) ©Wilfried Hösl

Je passe aussi pour un adepte incorrigible des mises en scènes dites modernes, ou du Regietheater. Pourtant j’aime le travail d’Otto Schenk, qui est un grand metteur en scène, et qui a laissé à Munich un Rosenkavalier de 44 ans qui porte encore vigoureusement son âge, aussi grâce aux décors de Jurgen Rose (un vrai chef d’œuvre) et qui plaît au public (applaudissements à scène ouverte, rarissimes à Munich, à l’ouverture du rideau de l’acte II), c’est évidemment très « classique », mais remarquablement fait.

Hanna Elisabeth Müller (Sophie) Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl
Hanna Elisabeth Müller (Sophie) Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl

C’est un Rosenkavalier auquel il ne manque aucun détail,  avec une belle gestion des personnages (la rencontre des regards entre Sophie et Octavian respirant la rose est un must), une gestion très précise et très ciblée, avec un souci du texte et de sa correspondance scénique incroyable, et une vraie organisation de l’espace. Bref, j’aime ce classique quand il ne se fane pas. La production de Vienne (surtout à cause du décor de Rudolf Heinrich) a un peu vieilli en revanche.

Ainsi donc, l’écrin pour cette distribution de 2016 était très agréable, et même, oserais-je, non dépourvu de fraîcheur. Après tout il y a des quadragénaires qui ne font pas leur âge…Même s’il y eut à Munich une velléité de nouvelle production (Luc Bondy) , Bachler a renoncé avec raison: il faut dans chaque grande institution une production historique symbole, ce sont les Nozze di Figaro de Strehler à Paris, c’est La Bohème à la Scala…

Mais on ne venait pas pour voir la production, même si je crois celle-ci a pris sa part du succès. On venait pour une distribution de grand niveau, Anja Harteros en Maréchale, Daniela Sindram en Octavian et Hanna Elisabeth Müller en Sophie, tandis que Günther Groissböck promenait à nouveau son Ochs inauguré à Salzbourg en 2014, avec le GMD Kirill Petrenko en maître des cérémonies.

Anja Harteros
Anja Harteros

Anja Harteros chante la Maréchale depuis 2011, elle en est l’une des titulaires de référence. Après ses prestations avec Christian Thielemann à Dresde et avec Sir Simon Rattle à Baden-Baden, j’ai à peu près cerné le caractère de sa Maréchale, une femme dans la force de l’âge, vive, ouverte, avec beaucoup d’autorité, et non une femme déjà mûre,  plutôt maternelle et déjà distanciée que d’autres interprètes privilégient. Ce qui caractérise cette Maréchale, c’est l’énergie, c’est aussi une voix forte, des expressions impératives (surtout à l’acte III à l’égard de Ochs) . Sur la scène de Munich, il y a évidemment cela,  mais il y a encore bien plus, tant elle soigne les inflexions et toutes les expressions de son discours avec une attention renouvelée, avec une expressivité inouïe et le ton idoine, d’une incroyable justesse et d’un naturel rarement entendu. Je me suis demandé pourquoi, alors qu’elle est la meilleure Maréchale aujourd’hui sans conteste, une vraie différence avec ses autres prestations. Cela tient je crois à son rapport au contexte.  Elle chante dans son théâtre, dans sa ville, et on sait (les parisiens l’ont appris à leurs dépens) qu’elle ne se déplace pas volontiers trop loin. Et elle chante avec Kirill Petrenko, qui a un soin tout particulier pour la relation texte et musique, et qui met donc le chanteur qu’il suit pas à pas, dans les conditions de travailler le texte, d’envisager les inflexions en fonction d’un orchestre qui respire avec la syllabe, comme dans Le Ring (acte II Walkyrie), et notamment dans Rheingold, comme dans Meistersinger, c’est-à-dire ces œuvres dont certaines parties doivent beaucoup à la Komödie für Musik, où le dialogue (ou le monologue) de théâtre demande concentration et attention, mais aussi vie, naturel, expression, couleur, mot par mot, syllabe par syllabe, des moments où la parole conduit la partition

Acte I, Anja Harteros (la maréchale), Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl
Acte I, Anja Harteros (la maréchale), Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl

Rarement on a entendu une telle virtuosité dans le moindre détail au moment du monologue de la Maréchale dans le premier acte, symphonie de couleurs, harmonie expressive qui passe du sourire au sarcasme, à l’ironie, à l’amertume, et à la résignation. Rarement j’ai mieux ressenti que tout est dit dès le premier acte, mais en même temps, la vivacité avec laquelle cette Maréchale réagit au départ d’Octavian, montre ce que sont les intermittences du cœur, les contradictions de la personne. Une interprétation d’une rare profondeur, d’une rare intelligence, saisissante, comme au théâtre, avec l’urgence et le naturel du théâtre : le triomphe indescriptible de l’artiste face au salut du 1er acte en dit long sur le ressenti de tous.
Mais il y a aussi une voix, une voix qui sait à la fois sussurer et imposer, une voix qui n’a rien de métallique ou d’âpre, mais une voix qui a des aigus incroyables et triomphants, dans une forme extraordinaire : le trio final, pris par Petrenko sur un tempo large, permet aux trois voix de se sentir à l’aise, d’abandonner toute urgence et de s’abandonner à la pure musique, car c’est un des trios les plus extraordinaires entendus ces dernières années, avec une osmose singulière des trois artistes, une respiration commune, une puissance émotive d’une rare intensité.

Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl
Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl

Face à elle, Daniela Sindram est Octavian. Un Octavian très mesuré, et en même temps d’une vraie fraîcheur, spontanée et sensible. La voix est charnue, sans être d’une puissance marquée (comme Koch) mais très présente et ronde, avec une rare capacité à adoucir, à moduler elle-aussi et surtout, qualité éminente, un chant qui écoute le chant de l’autre, qui sait s’y adapter, s’y fondre, et donc un chant éminemment intelligent dans le sens où il cherche à faire harmonie et non démonstration. J’ai entendu quelquefois cette artiste notamment dans Rienzi, et ce fut une très belle surprise. Dans Octavian, elle se place immédiatement dans les toutes premières, parce qu’elle sait dire le texte, parce qu’elle est désopilante en Mariandl, parce qu’elle sait donner un ton, faire ses simagrées sans exagérer, mais avec cette touche comique qui fait immédiatement rire le public, un public qui n’en est pourtant pas à son premier Rosenkavalier. Elle est un exemple de chant maîtrisé, et de modestie : mais il y a des moments totalement magiques (les deux duos du second acte avec Sophie, la rencontre) sans parler aussi du trio final où entre les deux sopranos qui rivalisent à l’aigu, cette voix s’entend, parfaitement, grâce aussi au soutien de la fosse. Quant au duo final, c’est un  miracle de simplicité, de fluidité et de retenue.

 Günther Groissböck (Ochs) Hanna Elisabeth Müller (Sophie) ©Wilfried Hösl
Günther Groissböck (Ochs) Hanna Elisabeth Müller (Sophie) ©Wilfried Hösl

Enfin, Hanna Elisabeth Müller était Sophie.  Elle a tellement marqué dans Zdenka d’Arabella qu’on l’attendait dans un rôle marqué par d’immenses chanteuses : pour moi c’est Lucia Popp à jamais. Elle a en commun avec Christiane Karg (vue à la Scala il y a peu) la fraîcheur et la jeunesse et déjà Karg était « évocatoire » dans son chant que j’ai beaucoup apprécié. Ici, la voix est à la fois jeune, fraîche, mais incroyablement intense, avec des aigus d’une puissance qui trancherait presque avec ce corps de toute jeune fille. Cette Sophie-là vous fait immédiatement fondre le cœur : la presque-perfection du chant (peut-être le duo initial de l’acte II était un tout petit peu fort), mais le second duo était magique, fusionnel, bouleversant, et quelles interventions de l’acte III, avec le jeu qui allait avec :  crainte,déception, gestes un peu enfantins ou boudeurs! Le trio final trouvait avec Anja Harteros un incroyable équilibre, une merveille à n’en pas croire ses oreilles car on comprenait par la fusion même des voix le choix déchirant d’Octavian, les deux femmes, Sophie et la Maréchale, rivalisant d’intensité voire de gravité ; quant au duo final avec Daniela Sindram, il fut apaisé, tendre, poétique, élégiaque : elle a tout dans cette voix surprenante parce que jeune, fraîche et particulièrement présente et puissante. Ne jamais plus manquer Hanna Elisabeth Müller dans Sophie, elle partage désormais avec Karg la maîtrise du rôle, j’aime Karg, mais Müller a totalement emporté mon cœur.

Günther Groissböck (Ochs) ©Wilfried Hösl
Günther Groissböck (Ochs) ©Wilfried Hösl

Trois semaines auparavant j’avais entendu Groissböck dans un Ochs inhabituel, construit pour lui et en fonction de son physique et de sa personnalité. Cette fois-ci, Groissböck de nouveau, mais dans un Ochs traditionnel, conçu il y a 44 ans avec un profil correspondant à des Walter Berry ou Kurt Moll. Et c’était impressionnant de le voir se fondre avec ses qualités et même son élégance dans cet Ochs-là. D’abord, avec une voix exceptionnelle, des notes aiguës incroyables, une puissance presque inédite, des graves tenus au-delà du raisonnable : Kirill Petrenko le conduisait et l’a poussé au maximum de ses possibilités  : il en est résulté un Ochs qui s’installe désormais durablement dans les grands Ochs du moment sinon l’Ochs du moment. Inutile de dire le naturel et l’élégance avec lesquels il dit le texte, avec un accent qu’il connaît par cœur, si drôle, si marqué, mais aussi avec une bonhommie particulière, déjà notée à Milan. Bien sûr, quand on l’a vu à Milan ou Salzbourg, la prestation ne surprend pas, car elle est débarrassée de bien des tics du rôle. Alors dans une mise en scène aussi « classique », il compose un Ochs jeune, vigoureux, assez sympathique au demeurant qui fait adhérer le public au personnage : son monologue de l’acte II est un modèle qui contient peut-être – même si les rôles conviennent mieux à un baryton-basse- un futur Falstaff…ou son pendant Sachs.

Martin Gantner (Faninal) ©Wilfried Hösl
Martin Gantner (Faninal) ©Wilfried Hösl

Martin Gantner n’a pas le style ni la dégaine de Adrian Eröd, que j’aime beaucoup dans le Faninal qu’il dessine avec Kupfer. C’est un Faninal présent, classique, traditionnel et donc un peu en retrait par rapport au quatuor dont on vient de parler ; voilà un chanteur valeureux, qui n’est pas pris en défaut, mais qui n’a rien de plus que d’autres Faninal, un rôle ingrat d’ailleurs: la prestation est bonne, il tient la scène, rien d ‘autre à signaler.
Annina (Heike Grötzinger) et Valzacchi (Ulrich Ress) sont des piliers de la troupe, très présents, avec une Annina plutôt jeune et élégante, et un Ulrich Ress comme toujours très caractériste (il est un Mime intéressant) : toute la troupe d’ailleurs est distribuée dans les « petits » rôles, chacun toujours très bien caractérisé, aussi bien Dean Power (Haushofmeister bei der Marschallin), Kevin Conners (Haushofmeister bei Faninal),  Christian Rieger (Ein Notar) mais aussi les jeunes « Gäste » comme Scott Conner (Polizeikommissar), la très sonore Jungfer Marianne Leitmetzerin de Miranda Keys ou Josep Kang, un chanteur italien très correct sans avoir l’aura de Benjamin Bernheim à la Scala.

Tout ce beau monde est dans les mains de Kirill Petrenko. On connaît depuis Die Frau ohne Schatten les affinités du chef russe avec l’univers straussien et à force d’entendre ses interprétations, on arrive à comprendre aussi son souci à l’opéra, notamment sur le répertoire post romantique et du début du XXème siècle. Son Ring, sa Lulu, ses Maîtres chanteurs ont comme commune caractéristique un souci du texte souligné par un accompagnement mot à mot par la partition, mettant en valeur le texte (un caractère initié par Wagner) et soulignant par la partition les moments textuels particuliers. C’était, je l’ai dit plus haut, le caractère de l’accompagnement musical du monologue de la Maréchale au premier acte. Ce qui fait dire à certains qu’il n’est pas spectaculaire, à d’autres qu’il n’a rien à dire, comme si le « massage musical » était, après Wagner, autiste, sans tenir compte de ce que disait le livret. Car c’est bien ce que la révolution wagnérienne a porté, la question du livret se pose de manière bien différente avant et après Wagner. Même Verdi, dans sa collaboration avec Arrigo Boito, écrivain et compositeur, la repose à la fin de sa carrière.

Kirill Petrenko
Kirill Petrenko

De tout cela évidemment Kirill Petrenko tient compte, notamment dans des œuvres construites sur une collaboration écrivain/compositeur, comme c’est le cas de Rosenkavalier. Bien sûr, nous avons aussi appris la leçon de Meistersinger von Nürnberg où la parole par son rythme, ses jeux de mots, ses métaphores, sa couleur détermine une manière d’entendre aussi la partition.
C’est d’abord cette manière de conduire la musique qui « étonne », tant elle suit le rythme de la parole, c’est frappant dans la manière d’accompagner Ochs, on l’a vu, dont la voix devient presque instrumentale, et du même coup, on entend les grands duos (je pense à ceux de l’acte II entre Sophie et Octavian) différemment, avec un souci de fusion orchestre-parole, mais aussi celui de faire que les mots et l’expression se distinguent, que la musique ne couvre pas, mais stimule les voix : voilà aussi ce qui pousse les voix à « aller jusqu’au bout » et rend aussi urgente l’impression d’ensemble, tout en décuplant l’émotion.
Ce qui frappe dans l’approche de Petrenko, ce n’est pas tant la clarté ou la précision des sons, cela, d’autres chefs « savent faire » comme on dit aujourd’hui ; c’est une clarté au service du texte, c’est une clarté qui prend place dans un « système », qui se lit dans sa manière même de diriger, sa gestique multiple, où, à la stupéfaction de ceux qui l’observent, tout est mobilisé : on dirait en souriant qu’il est “le Shiva de la direction d’orchestre”, tant œil bras main sont partout, du geste léger demandant à un chanteur d’avancer sur scène, aux attaques de tous les chanteurs, avec en même temps un souci de chaque pupitre. Il fascine parce qu’il est partout, et quelle manière extraordinaire aussi de rassurer les artistes qui sont ainsi portés.

Un autre élément qui a fasciné tous les auditeurs avec qui j’ai échangé est la manière dont il a dirigé le troisième acte, et notamment tout le début. On connaît l’exercice de style obligé de ce début de troisième acte, qui fait entendre notamment aux bois des « bruits divers », une sorte de kaléidoscope sonore qui avait tant réussi à Franz Welser-Möst à Salzbourg jouant sur le clavier céleste des Wiener Philharmoniker en lévitation. C’est sûr, ce début d’acte III est un « morceau de choix » de la direction d’orchestre.

Petrenko, après l’accord initial explosif, met tout en sourdine, n’en faisant absolument pas une démonstration sonore, mais comme un bruissement, installant une ambiance extraordinairement nouvelle, qui va en quelque sorte mimer l’impression de Ochs voyant surgir les monstres. Petrenko installe l’ambiance de préparatifs, secrets, mais qui doivent aussi être essayés pour fonctionner. Il en résulte un rythme rapide, toujours cette clarté phénoménale malgré le volume abaissé qui tranche tant avec d’autres interprétations, mais aussi quelques traits de flûtes, à la limite de l’atonalité, qui eux, sont donnés à plein volume : il en résulte des contrastes violents et assez proches de ce qu’on entend dans la Tempête de la Pastorale de Beethoven, et ces traits, à la limite du grinçant, du désagréable pour l’oreille semblent préparer un sabbat au fantastique très berliozien : la musique n’est plus accompagnement ici, elle est action et part de l’action, d’autant que le lever de rideau de change rien à l’ambiance continue qu’il installe, jusqu’à la musique de scène, à qui, sans jamais en augmenter le volume, il donne une importance inconnue jusqu’alors (on prête souvent peu attention à la musique de scène), étirant le tempo, jouant là aussi sur les contrastes, installant une sorte de danse rassurante en fond de scène, qui contraste avec l’ambiance inquiétante qu’il a installé en fosse. Ce travail tout en contrastes, en jeu sur le volume, en jeu aussi sur les pupitres tour à tour interpellés, font que ce début n’est jamais démonstratif, tout le contraire d’un Welser Môst ou même d’une Thielemann, mais qu’il est exclusivement fonctionnel : il installe une ambiance scénique, une couleur, il fait fonctionner la dramaturgie, rien qu’avec ce jeu musical inédit. On en reste bouche bée.

En grand chef d’opéra, il installe les chanteurs dans un confort qui leur permet de travailler les émotions et l’expression, donnant aux voix toute leur place lorsqu’elles doivent être au premier plan (trio final), mais en même temps isole aussi à l’orchestre des moments étonnants et surprenants : je n’avais jamais remarqué comment certaines phrases de l’acte II, dans la deuxième partie, rappellent l’Elektra, de deux ans antérieur, et comment notamment les phrases « apaisées » qui accompagnent Ochs blessé, (là aussi avec des interventions des bois stupéfiantes) ou l’arrivée tardive d’Annina, semblent rappeler en écho celles qui accompagnent Egisthe, dans une sorte d’ironie grinçante, qui joue sur le contexte, souriant ou tragique.
Enfin, comment oublier aussi tout ce qui danse dans cette musique, où Petrenko démontre combien cet univers viennois (il a étudié et vécu toute sa jeunesse en Autriche) lui est consanguin. On l’avait bien compris dans Fledermaus. Il y  a du rythme et de la légèreté, mais cette légèreté qui masque la mélancolie,  et fait garder malgré tout un sourire, même si un peu automnal.
On ne cesserait de trouver des caractères nouveaux à une direction musicale fédératrice et stimulante, qui entraine le plateau, sans jouer le dramatisme gratuit, sans jouer la démonstration de l’ego en rut, sans jouer autre chose que la comédie, le « drama » c’est à dire l’action, le texte : jouant en quelque sorte, encore et toujours la « Gesamtkunstwerk » et installant une totalité (gesamt) plutôt qu’une prééminence de la fosse qui ne serait que se regarder au miroir sans servir l’œuvre.
Dans ce merveilleux travail, comment ne pas souligner l’incroyable performance de l’orchestre, soumis corps et âme à son chef, capable des plus subtils contrastes, en volume comme en tempo, capable des envolées les plus lyriques et des moments les plus intimes. Certes, Der Rosenkavalier fait partie des gènes d’une maison où Strauss est chez lui, mais faire nouveau dans cette œuvre, accepter de rompre avec des habitudes séculaires, c’est aussi la marque d’une phalange disponible et heureuse de faire de la musique et non du répertoire. Car même si cet orchestre (avec ce chef) a joué au TCE un Rosenkavalier qui fut je crois apprécié, rien ne remplace le confort de sa maison, de son public, avec la respiration si particulière de vivre le merveilleux chez soi, où l’on a rien à prouver, et où l’on fait de la musique ensemble, tout simplement.

J’ai voulu essayer de dire pourquoi je considère cette soirée comme l’une des plus grandes qu’il m’ait été donné d’entendre dans cette œuvre (et visiblement je n’étais pas le seul), à l’égal des soirées des années Kleiber, dans cette salle. Il n’y a pas de podium de champions: le signe, ce sont les larmes qui coulent sans savoir pourquoi, qui coulaient alors et qui ont coulé ce dimanche 17, dans ce désespoir si sympathique de ne jamais réussir à cueillir l’instant fugace du bonheur, dans la stupéfaction d’entendre sans en croire ses oreilles, qu’il est toujours possible de vivre le mythe vivant, sans le voir confiné systématiquement dans les « grands disparus », dans les vinyles ou les CD. Moi qui suis souvent un « ancien combattant » de l’opéra, j’étais en ce 17 juillet le combattant d’un paradis bien présent.[wpsr_facebook]

Saluts (le 17 juillet)
Saluts (le 17 juillet)

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015 – MÜNCHNER OPERNFESTPIELE 2015: ARABELLA de Richard STRAUSS le 17 JUILLET 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Andreas DRESEN)

Acte II, dispositif général) ©Wilfried Hösl
Acte II, dispositif général) ©Wilfried Hösl

J’ai souvent écrit dans ce blog que Richard Strauss a deux maisons, Vienne et Munich. À Munich, il est chez lui, dans sa patrie de naissance. L’opéra est son théâtre. Il y a une tradition straussienne qui remonte à loin: dans les quarante dernières années, c’est à Munich que Wolfgang Sawallisch a présenté tous les opéras de Strauss, c’est à Munich que Carlos Kleiber a réservé ses Rosenkavalier de légende.
Au Festival cet année, deux opéras de Strauss, Die schweigsame Frau dont nous avons rendu compte dans ce blog à l’automne 2014, et une nouvelle production d’Arabella, confiée à Philippe Jordan qui a ainsi conduit, en l’absence du GMD Kirill Petrenko à Bayreuth, les deux moments les plus forts du Festival, le Tristan und Isolde des adieux au rôle de Waltraud Meier, et cette Arabella superbement distribuée.
Kirill Petrenko va en 2016 participer pour la première fois au Festival de Juillet, où sont présentées les nouvelles productions de l’année la plupart du temps dans les distributions des premières  et quelques reprises de prestige : il y dirigera Tosca (Kaufmann, Harteros, Terfel), Der Rosenkavalier (Harteros, Groissböck, Sindram, Hanna-Elisabeth Müller), South Pole (la création de l’année avec Hampson et Villazon), Die Meistersinger von Nürnberg (Kaufmann) qui concluront le 31 juillet le Festival en revenant à une tradition profondément enracinée qui veut que la dernière représentation de la saison soit Die Meistersinger von Nürnberg : Wolfgang Sawallisch n’y manqua jamais.
Enfin, signalons que les Festspiele 2016 présenteront pour la première fois au répertoire de la Bayerische Staatsoper un opéra de Rameau, Les Indes Galantes (Ivor Bolton Siri Larbi Cherkaoui) au Prinzregententheater.
Le Festival, c’est en quelque sorte le témoignage (et la confirmation) que cette maison est l’une des plus prestigieuses du monde.
L’Arabella munichoise, ce sont d’abord deux étoiles, Anja Harteros, la star maison, au firmament, et Hanna-Elisabeth Müller, la nouvelle star montante, c’est ensuite un chef réputé pour ses Strauss, Philippe Jordan, et un metteur en scène venu du cinéma et de la TV, accessoirement né à l’Est, Andreas Dresen. C’était presque une garantie sur le papier, c’est un must après l’avoir écoutée, moins après l’avoir vue.
La production d’Andreas Dresen n’est pas en effet de celles qu’on rangera dans les travaux définitifs sur l’œuvre, comme la plupart des productions d’Arabella d’ailleurs, dont personne ne se souvient tant elles sont inodores et sans saveur, sinon celle de la crème fouettée gorgée de sucre. Qui se souvient encore de la dernière apparue sur le marché international, signée Florentine Klepper, au Festival de Pâques de Salzbourg puis à Dresde?
Il est vrai que le livret de Hoffmannsthal n’est pas forcément l’un des plus réussis, même si il a quelques vertus littéraires et quelques moments ou répliques émouvantes (Matteo à Zdenka Acte III : O du mein Freund ! du meine Freundin !).

 Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl

Un couple d’aristocrates désargentés et ruinés par la passion du jeu du mari, négocie au plus offrant sa fille aînée Arabella, pendant qu’il dissimule la cadette Zdenka pour éviter de devoir la doter, et la fait passer pour un garçon. Des deux héroïnes, Zdenka est sans doute la plus attachante. C’est par elle qu’arrive involontairement le nœud de l’intrigue (mince) au deuxième acte et c’est par elle qu’il se dénoue volontairement au troisième. Zdenka est secrètement amoureuse de son « ami » Matteo, fasciné par Arabella dont il reçoit des lettres fraîches et passionnées, écrites en fait par Zdenka qui ainsi lui avoue son amour en se faisant passer pour sa sœur, puisqu’elle ne doit pas apparaître au monde comme une fille. Zdenka se fera passer pour Arabella pendant leur première nuit d’amour, enchanteresse, et c’est ce qui qui provoque la “crise” dans le livret.

De son côté Arabella, courtisée avec insistance par trois jeunes nobles, a été frappée par le regard d’un bel étranger ténébreux qu’elle a croisé et qui se trouve être à Vienne pour la rechercher. Le comte Waldner, père d’Arabella, a en effet proposé sa fille à son vieil ami richissime Mandryka, mort entre temps, et dont le Mandryka actuel se trouve être le neveu. Unique héritier de son oncle, il a donc reçu la lettre de Waldner et la photo d’Arabella : il en est tombé immédiatement amoureux.

Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Arabella (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl
Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Arabella (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl

Voilà l’essentiel de l’intrigue, bien grêle, qui mêle un regard attendri sur une Vienne dont l’aristocratie fout le camp, et sur les émois des jeunes filles. « À quoi rêvent les jeunes filles » voire « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » pourraient être les sous-titres de cette histoire si Musset et Proust ne les avaient pas préemptés. Fin crépusculaire d’un modèle social, regard attendri sur la psyché féminine, y compris celle d’Adélaïde, la mère des deux sœurs, voilà les éléments de ce livret écrit à la fin des années 20 (Hoffmannsthal meurt en 1929) et créé en juillet 1933 dans les premiers mois du nazisme. D’ailleurs c’était Fritz Busch, dédicataire, qui devait le créer mais celui-ci (qui n’était pas juif) avait déjà quitté l’Allemagne nazie et c’est Clemens Krauss et sa femme Viorica Ursuleac qui le créèrent à Dresde avec un immense succès.
Le metteur en scène refuse, et c’est sans doute la seule chose qu’on puisse vraiment lui créditer, le côté crème fouettée qu’on aime tant dans Strauss depuis qu’un critique a trouvé la voix de Renée Fleming, l’Arabella des dernières années, « crémeuse », une expression aussi fascinante que vide. Comprenne qui peut.
Pas de sucrerie, pas de complaisance sur ce monde sombre, à dominante noire et rouge du drapeau nazi, dans un décor monumental représentant sous toutes ses coutures deux volées d’escaliers qui se croisent en svastika stylisée et arrondie. D’ailleurs, à la fête de l’anniversaire d’Arabella, on croise de nombreux officiers en uniforme noir et bottes cirées qui nous rappellent quelque chose. Si l’histoire devrait se passer vers 1860, elle est créée en juillet 1933, une date évidemment qui sonne sinistre dans l’histoire de l’Allemagne. Andreas Dresen a donc souligné à la fois l’ambiance et l’époques, plutôt maussades : on ne rit pas vraiment à cette fête et même Fiakermilli a plutôt l’air d’une domina en rut que de la joyeuse mascotte des fiacres de carnaval.

Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl
Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl

Car l’anniversaire d’Arabella vire à l’orgie générale où la Fiakermilli s’use en vocalises de jouissance (comme dans l’Alcina d’Aix, voir ce blog) sous les coups de boutoir d’un Mandryka désespéré.
Comme vous le devinez, quand on est désespéré par un amour qu’on croit ruiné, on se jette dans les plaisirs les plus bestiaux  pour noyer son chagrin. Dresen nous montre une société usée, supposée prête à se donner corps et âme au nazisme. Les parents, Adélaïde et Waldner, sont assez caricaturaux eux aussi, produits du temps, produits de l’aristocratie ruinée, disposés à s’offrir au premier venu pourvu qu’ils puissent en récupérer un peu d‘argent.
En dehors de cet acte central qui donne la couleur à l’ensemble, peu de choses à dire sinon que la mise en scène ne dérange pas, et que au troisième acte, la grande scène de l’aveu de Zdenka est plutôt bien traitée, grâce à une Hanna-Elisabeth Müller miraculeuse de jeunesse, de fraîcheur et de naturel. Face à elle Anja Harteros, forcément plus mûre, plus femme, un tantinet plus rêche et distante, compose un personnage qui non seulement ne s’en laisse pas compter par les hommes, mais découvre sa faiblesse en croisant le regard d’un Mandryka magnifiquement campé par Thomas Johannes Mayer, beaucoup plus cohérent avec le profil de hobereau bûcheron décrit par Hoffmannsthal qu’un Thomas Hampson, trop élégant (à Salzbourg) : l’aristocrate décadente et hésitante, qui refuse l’amour d’hommes qu’elle fait sauter comme crêpes à la chandeleur, tombe amoureuse d’un sauvage au grand cœur, par chance richissime. Anja Harteros, dont on découvre dans ces rôles straussiens (c’est aussi évident dans sa Maréchale) la subtilité, les petits gestes un peu gauches et si vrais, les hésitations, mais aussi une certaine générosité, y fait montre d’une vraie profondeur.
Si c’est la mise en scène qui a permis de dégager ces caractères (que Florentine Klepper avait à Salzbourg soigneusement laissés dans leur crème fouettée), alors il faut remercier Andreas Dresen qui au moins a monté une Arabella un peu plus agressive et un peu moins gnan gnan que d’habitude.
Mais c’est ce soir la musique et ses deux trépieds, direction et chant, qui nous emportent.
Je le dis avec d’autant plus de netteté que je ne suis pas un fanatique de l’approche musicale de Philippe Jordan, même si c’est un bon chef pour Strauss. On retrouve sa précision, sa netteté, ses lignes bien dégagées et sa prise sur l’orchestre. Tout est au point, tout est propre, mais cette fois-ci c’est aussi expressif. Et beaucoup plus expressif, beaucoup plus dynamique qu’à l’accoutumée. Sans doute aussi l’extraordinaire qualité de l’orchestre et sa familiarité avec l’univers de Strauss y sont pour quelque chose. Sans doute enfin l’incroyable engagement du plateau n’y est pas étranger, mais tout de même, je n’avais pas entendu ce Jordan-là depuis longtemps et il est l’un des artisans, sans aucun doute possible, du triomphe de la soirée. Il porte l’orchestre et le plateau à incandescence, bien plus chaleureux et bien plus sensible qu’un Thielemann soucieux de précision sonore millimétrée, mais incapable de transmettre toute chaleur et tout allant prêts à s’exhaler.
Le plateau est de ceux qui emportent totalement l’adhésion et pas seulement à cause des deux stars féminines de la soirée. C’est d’abord un plateau homogène et engagé, où la troupe de Munich confirme une fois de plus un degré de qualité étonnant. La manière de composer la distribution montre aussi un haut degré de professionnalisme : jusqu’au moindre petit rôle, y compris les deux acteurs jouant Jankel (Tjark Bernau) et Djura (Vedran Lovric).
Heike Grötzinger promène son beau mezzo dans la cartomancienne (die Kartenaufschlägerin), les « trois comtes » amoureux, sont remarquables, à commencer par le Lamoral de luxe de Steven Humes, déjà à Salzbourg l’an dernier, mais qu’on a l’habitude de voir dans des rôles de basse wagnérienne, mais aussi les deux membres de l’ensemble munichois, le Graf Dominik d’Andrea Borghini, baryton formé à l’opéra studio de Munich, et Dean Power, le ténor irlandais qui semble être ici de toutes les distributions et toujours excellent.

Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl
Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl

On aurait aimé peut-être une Fiakermilli moins acide que la jeune norvégienne Eir Inderhaug: la voix fait les aigus demandés, l’actrice fait le rôle de Domina excitée voulu par la mise en scène , mais la composition d’ensemble est bien moins séduisante que d’autres Fiakermilli (Daniela Fally l’an dernier à Salzbourg ou plus loin dans le temps, Natalie Dessay qui était tout simplement phénoménale) : c’est proche du cri, cela manque de rondeur, c’est légèrement vitriolé et donc pas très agréable.
Kurt Rydl semble inusable : il était déjà Publio dans ma première Clemenza di Tito à Salzbourg (Levine)…en 1979. La voix a toujours un grave sonore, mais évidemment quelques accrocs, mais la composition est vraiment remarquable de naturel et d’efficacité dans ce père roublard et désespérant.

Waldner (Kurt Rydl) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl
Waldner (Kurt Rydl) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl

Doris Soffel à 67 ans reste impressionnante ; déjà son naturel en scène, ce côté à la fois aristocrate un peu passée (dans sa robe de chambre) au premier acte et un tantinet vulgaire au deuxième acte (elle s’éclipse pour quelques galipettes avec l’un des trois comtes), pour être maternelle et pétrie d’humanité au troisième acte.  La mise en scène lui donne aussi un rôle plus élaboré et la voix est toujours puissante, toujours présente, toujours sans vraie faille : une vraie composition.

Matteo (Joseph Kaiser) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller ©Wilfried Hösl
Matteo (Joseph Kaiser) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller ©Wilfried Hösl

Le Matteo de Joseph Kaiser est bien connu, c’est même l’un des rôles que le ténor américain promène dans à peu près tous les opéras du monde. Il m’a semblé un peu en retrait vocalement ce soir, certes toujours efficace en scène, mais un Daniel Behle l’an dernier à Salzbourg était plus émouvant, plus intérieur, moins superficiel. La prestation reste très propre, mais sans couleur ni vraie personnalité musicale.
Thomas Johannes Mayer ne chante pas Mandryka, il est Mandryka: toutes ses attitudes, son jeu sont une incarnation du personnage voulu par Hoffmansthal, un sanguin au grand coeur, peu au fait des usages sociaux de l’aristocratie viennoise. Et cette facilité dans le rôle, on la retrouve dans un chant magnifique, comme on ne l’avait pas entendu depuis longtemps. On retrouve ses qualités intrinsèques comme un sens de la parole et une diction exemplaires, mais en plus il y a la puissance, il y a l’éclat, il y a même la jeunesse d’une voix qui semblait prématurément vieillie. Ce sont de véritables retrouvailles avec un artiste dont on connaît l’intelligence et la sensibilité, et qui fait montre ce soir de toutes les qualités qu’on craignait disparues au vu de certaines représentations difficiles ces dernières années.

Arabella (Anja Harteros) &  Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) ©Wilfried Hösl
Arabella (Anja Harteros) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) ©Wilfried Hösl

Et nos deux sœurs : depuis l’an dernier, nous connaissons la Zdenka d’Hanna-Elisabeth Müller qui a déjà triomphé à Salzbourg à Pâques, un pur produit maison, formée à l’opéra studio de Munich et désormais membre de la troupe, d’une incroyable fraîcheur  et d’une sûreté vocale impressionnante. Elle a dans la voix un étonnant potentiel d’émotion. Son troisième acte est éblouissant de tendresse : le personnage est rendu dans ses moindres replis, il y a la timidité, il y a l’allant et l’élan, il y a la fraîcheur, il y a aussi la résolution, au-delà de toute honte bue.
Dans toute la partie travestie, elle est aussi vraie. En bref, on y croit, grâce à une voix vibrante, aux aigus triomphants. Le fameux duo du premier acte Ich red’im Ernst entre Arabella et Zdenka est peut-être le plus beau entendu sur une scène depuis longtemps, avec une harmonie entre les deux voix, une homogénéité que je n’ai pas trouvée depuis des lustres : on en tremblait tant c’était bouleversant.
Aurait-on trouvé une future Lucia Popp ?

 Anja Harteros (Arabella) © Wilfried Hösl
Anja Harteros (Arabella) © Wilfried Hösl

Enfin, Anja Harteros, pour qui c’est une prise de rôle s’inscrit d’emblée dans la légende des Arabella : je l’ai rarement entendue si naturelle et si émouvante. Certes, Strauss lui va bien, car elle lui donne une vie avant de lui donner une voix. Elle est en scène plus jeune femme que jeune fille, très maternelle avec Zdenka, elle est avec les trois comtes un peu coquette, et quand elle est seule en scène, elle retrouve une fraîcheur et une insécurité de jeune fille. Et toutes ces inflexions se retrouvent dans une voix d’ailleurs un tout petit peu hésitante au départ, et puis qui rapidement reprend son assise (le duo dont il était question précédemment est évidemment une merveille) avec des aigus d’une facilité et d’un éclat déconcertants, mais surtout des accents d’une vérité aujourd’hui unique. L’art du chant à son sommet. Un chant décidé, un chant quelquefois presque agressif, un chant incarné pour une incarnation unique d’une Arabella enfin sortie de la Chantilly et qui crie la vie, et qui crie la femme, et qui crie l’amour. Pour tout dire, je suis émerveillé par cette interprétation rayonnante.

Et ce bonheur qu’elle semblait partager avec la salle lors des saluts, éclairait son visage comme je l’ai rarement vu.
Voilà une soirée mémorable, comme il y en eut pas mal ces derniers jours à Munich, et comme il y en a souvent dans les Strauss joués dans cette maison.

Habemus Arabellam, pour de longues années. [wpsr_facebook]

Anja Harteros le 17 juillet 2015
Anja Harteros le 17 juillet 2015

 

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER le 27 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO ;ms en sc: Andreas KRIEGENBURG)

Tableau final © Wilfried Hösl
Tableau final © Wilfried Hösl

En janvier 2013, j’étais sorti totalement enthousiaste de la production de Andreas Kriegenburg et de la direction nerveuse et lyrique de Kent Nagano. J’ai très largement décrit le travail de Andreas Kriegenburg dans mon compte rendu et j’y renvoie.

À peu près deux ans après, ce Ring est repris, de manière plus étirée qu’en janvier 2013 puisque les représentation s’étalent de février à avril 2015 et qu’il est difficile pour un non munichois de pouvoir assister aux quatre opéras en un seul séjour.

L’intérêt de cette reprise repose sur la direction de Kirill Petrenko, qui pour la première fois dirige le Ring comme GMD d’une maison où l’œuvre a été partiellement créé, et qui avec Bayreuth est le théâtre de référence historique pour Wagner.
Depuis qu’il a pris les rênes de Munich, en 2013, Kirill Petrenko est devenu un beniamino du public munichois et a acquis une surface médiatique non indifférente dans le monde musical, en dépit de ses efforts pour fuir les projecteurs
Il arrive au pupitre du Ring auréolé du triomphe incroyable reçu à Bayreuth, où sa direction a été unanimement louée, et laisse, il faut bien le dire loin derrière bien des concurrents.
Il était donc intéressant d’écouter le travail munichois, et surtout de vérifier (au moins pour ma part) si l’approche très poétique de Kriegenburg conduisait à d’autres choix musicaux que ceux effectués à Bayreuth face à l’approche désacralisante de Frank Castorf.
Il faut rappeler quelques éléments des choix de Andreas Kriegenburg, qui a opté pour une vision finalement assez rafraichissante de l’histoire, dont il propose une vision cyclique : de l’innocence initiale naissent les crises, pouvoir, or, violence, pour retourner à l’innocence à la fin, une innocence chorégraphiée par les corps qui représentent toutes les choses : notamment dans ce prologue le Rhin, l’Or et le Walhalla.
Le Rhin est un fleuve d’amour, tout amour, où les flots sont des corps qui copulent. L’amour garde l’or, et l’amour va être interrompu par le vol de l’or par Alberich. Une vision presque naïve qui raconte l’histoire par images métaphoriques, sans jamais transposer, mais illustrant les épisodes d’une manière digne d’albums de Topor, à qui se réfèrent me semble-t-il décorateur Harald B.Thor, costumière Andrea Schraad et surtout la chorégraphe Zenta Haerter.
Bien sûr, il y a des points de mise en scène qu’on avait oubliés, comme la « mise en croix d’Alberich » puis sa transformation en épouvantail, en une sorte de victime chosifiée ou d’autres qu’on revoit avec plaisir, comme l’amour naissant entre Freia et Fasolt, et le désespoir de cette dernière lorsqu’il est poignardé par Fafner. Il reste que ce retour à Munich était motivé par le chef et une distribution largement renouvelée.
Das Rheingold est sans doute le moment le plus théâtral du Ring avec un peu de spectaculaire. À ce titre, le tableau des filles du Rhin est toujours à la fois un vrai moment et sans doute la signature de l’ensemble de l’œuvre par le metteur en scène : c’en est ainsi pour toutes les mises en scène du Ring . mais Rheingold, c’est aussi beaucoup de conversation et de dialogues, sans monologues spectaculaires comme dans les trois autres opéras , et c’est un chant qui exige une vraie science de la coloration, du parler-chanter, de l’expressivité.

Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl
Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl

À ce titre, je vais commencer par une déception, la Erda de Okka von der Damerau : voilà une chanteuse à la voix somptueuse, riche en harmoniques, au volume respectable. Elle était en 2013 l’une des filles du Rhin, elle est aujourd’hui Erda. Erda est un rôle difficile parce qu’il exige en cinq à sept minutes de présence la capacité à dessiner un univers, exactement ce qu’on demande à un chanteur de Lied.. Il faut qu’Erda soit une apparition : elle l’est scéniquement surgissant au milieu de ces corps terreux, grenouillant autour d’elle comme des vers, elle l’est moins musicalement. Elle a incontestablement la belle voix qu’il faut, elle a la puissance et l’aigu, elle chante, mais elle n’incarne pas ; cette voix très présente est sans présence, sans vibration, sans évocation. Il manque un poids des mots derrière le choix des sons. Voilà ce que tout chanteur de Rheingold doit avoir, le poids des mots dans la bouche et non pas seulement la voix. Ce poids des mots, Elisabeth Kulman (Fricka) le possède au plus haut point. Il y a une grande différence entre la Fricka de Walküre, qui doit être forte et explosive, et celle de Rheingold, qui est toute subtilité et insinuation, toute théâtre et incarnation. Elisabeth Kulman est supérieure, non pas purement vocalement, mais théâtralement, totalement dans la voix, totalement dans les mots, qu’elle chante de mille manières, usant même d’artifices plutôt bel cantistes : notes filées, atténuations, mezze voci, donnant ainsi aux mots des couleurs tellement variés qu’on en reste ébloui. Il n’y a rien de forcé là dedans, tout est évocatoire, tout est simple et tout est juste. En ce sens, elle fait exactement ce que dans la fosse fait Petrenko. Elle n’est pas une Fricka spectaculaire, elle est Fricka tout simplement, avec un naturel en scène et une simplicité confondantes.

Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl
Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl

À ses côtés, le Wotan supérieurement intelligent de Thomas Johannes Mayer, dont l’intelligence du texte et la diction sont des modèles du genre, avec cependant une voix plutôt éteinte, sans éclat, sans vraie présence sonore, et même au départ avec quelques problèmes de stabilité. Un Wotan fatigué peut se concevoir dans Rheingold, c’est un Wotan qui est déjà Wanderer (c’est ce que Cassiers avait proposé dans son Rheingold avec un René Pape impérial…)un Wotan qui comprend après le passage d’Erda qu’en fait tout est foutu d’avance. Mais là il a de sérieux problèmes de volume dès le début et cela nuit à sa présence scénique, un Wotan has been face à un Alberich (Tomasz Konieczny) en pleine santé. Un Alberich somptueux qui affiche une présence vocale insolente, avec les qualités des autres en matière de diction et de couleur, mais avec en sus le volume et l’éclat : sa malédiction du Ring est impressionnante, il en devient presque noble, avec des accents formidables d’humanité et de rage rentrée. Il remporte le plus grand triomphe sur le plateau et c’est pleinement justifié. Il me rappelle Zoltan Kelemen, mon Alberich de Chéreau pour l’éternité en 1977, c’est dire.

Loge (Burkhard Ulrich) face à Fricka et Wotan © Wilfried Hösl
Loge (Burkhard Ulrich) face aux géants, à Donner, Froh  Fricka et Wotan © Wilfried Hösl

Le Loge de Burkhard Ulrich est moins rentré dans le personnage que Stefan Margita il y a deux ans, mais s’il n’y a aucun reproche à faire au niveau vocal, il n’y a rien d’exceptionnel dans la prestation. Il faut toujours dans Loge un chanteur qui ait à la fois la projection et la présence vocales, mais aussi la capacité à composer c’est à dire aussi à mâcher le texte, à le passer au filtre des mille possibilités de coloration. Un Graham Clark par exemple. Ici, on est dans du très solide, mais on reste dans du banal.
Les Dieux sont eux aussi très solides : j’aime bien le Loge de Dean Power, un jeune chanteur en troupe à Munich qui a de belles qualités notamment dans la diction et l’expression, il faudrait simplement un peu plus de puissance dans le tableau final, même s’il chante de manière très sentie (chez Chéreau, c’était Jerusalem, futur Tristan). Levente Molnar a une certaine présence vocale, mais a moins de puissance qu’il y a deux ans dans Donner : voilà encore un rôle qui n’existe que pour les deux minutes du « Heda, Hedo… », mais qui doit vraiment s’imposer à ce moment là.
Encore une difficulté de l’œuvre : comment trouver la juste Freia…
La juste Freia, c’est Anja Kampe : elle chante Sieglinde dans Walküre et il eût fallu lui proposer ce que faisait jadis Helga Dernesch à l’Opéra de Paris avec Solti, Freia dans Rheingold et Sieglinde dans Walküre. Mais on ne distribue plus Freia à des Sieglinde, mais tout juste, et ce n’est plus toujours vrai, à des futures Sieglinde. Je ne sais si Aga Mikolaj est une future Sieglinde : elle a des aigus, plus acides que chauds, elle a du medium, mais elle n’a pas le legato voulu pour passer sans heurt de l’un à l’autre. Elle a peu de présence vocale, et pas trop de présence scénique par elle-même, mais seulement par ce que lui donne la mise en scène. C’est un soprano lyrique, plus fléché sur les rôles mozartiens (Comptesse, Pamina, Fiordiligi), et je suis persuadé qu’il faut plus de présence sonore et vocale pour Freia : une Freia qui a du poids secoue. Ici, brise légère…

Nibelheim © Wilfried Hösl
Nibelheim © Wilfried Hösl

Le Mime d’Andreas Conrad est l’autre Mime des scènes mondiales, son concurrent étant Wolfgang Ablinger Sperrhacke. C’est un bon Mime, mais avec le même problème que Burkhard Ulrich : une composition solide, une prestation honnête, sans plus. Un bon Mime ce soir sans être un grand Mime. Il était bien plus convaincant à Genève.
Avec les deux géants Fasolt (Günther Groissböck) et Fafner (Christof Fischesser) juchés sur leur cube composé de cadavres en bleu de travail, on retrouve un chant plus spectaculaire et en même temps très différencié, la voix plus puissante et plus froide de Groissböck, formidable Fasolt, émouvant même dans le dernier tableau, face à celle plus chaleureuse et au timbre plus rond de Christof Fischesser, en bref, les deux basses qui représentent ce qui se fait de mieux ou presque, parmi les basses allemandes. Fafner n’a pas grand chose à chanter dans Rheingold (mais on l’attend dans Siegfried), c’est Fasolt qui est plus présent, plus spectaculaire et Groissböck est impressionnant de présence et de naturel. C’est une confirmation : il sera Hunding dans Walküre…
Quant au trois filles du Rhin, c’est un enchantement, aussi bien dans l’éclat que dans le ton et la présence, Hanna Elisabeth Müller donne une voix claire et merveilleusement projetée à Woglinde, et Nadine Weissmann (la magnifique Erda de Bayreuth) est une très belle Flosshilde sans oublier la belle Wellgunde de Jennifer Johnston. Elle sont merveilleuses dans le tableau final, toute retenue, toute poésie, toute mélancolie…
Au total, une distribution assez équilibrée, avec des rôles tenus de manière impressionnante, d’autres moins en vue, mais dans l’ensemble chacun y défend sa part avec solidité au minimum et aussi souvent avec intelligence et justesse.
C’est une distribution soutenue avec constance par un Kirill Petrenko présent sur tous les fronts, qui suit les chanteurs dans les moindres inflexions, qui donne avec une précision manique tous les départs, et qui les soutient, dans la manière qu’il a de moduler l’orchestre et de ne jamais les couvrir. On le savait parce que c’est ainsi dans chaque opéra qu’il dirige : c’est un vrai chef de fosse qui non seulement soutient et suit le plateau, mais qui construit aussi le rendu orchestral, soucieux d’imprimer une couleur en cohérence avec le plateau et la mise en scène.
Ainsi, à Bayreuth, la direction de Kirill Petrenko avait surpris par sa clarté et son dynamisme, avec une énergie qui correspondait à un travail scénique particulièrement échevelé. Face à l’univers plus poétique et plus « léger » aussi de Kriegenburg (même s’il se passe beaucoup de choses en scène), ce qui se passe en fosse prend une couleur plus lyrique, d’une fluidité presque diaphane par moments.
Le prélude, plus qu’être ce crescendo, cette montée chromatique de plus en plus présente, qui va du silence vers la puissance sonore, est ici magmatique, comme ces laves qui s’étendent et qui s’épaississent, le son s’étend, s’élargit, sans monter en volume mais en étendue. Je ne sais si je m’explique clairement : on entend tout, dans son épaisseur, dans son tissu, mais avec un volume qui reste retenu, jamais de Wagner Zim boum. C’est évidemment le flot du Rhin qui est ici métaphoriquement évoqué, un flot de plus en plus puissant, mais jamais assourdissant.
Dans l’ensemble de la première partie, avant le Nibelheim, le souci du chant et le la clarté de la conversation est permanent, avec aussi une science dans la mise en valeur de la phrase musicale qui épouse exactement la conversation ou le mot, là une phrase jamais remarquée des contrebasses, là une présence insistante et appuyée (mais sans jamais une once de lourdeur) de la clarinette. On ne perd pas une miette de musique car le son est cristallin, et en même temps la musique est dirigée avec un sens du lyrisme confondant, tout en mettant en valeur le tissage de la partition, notamment les fameux leitmotiv, jamais assénés, toujours identifiés, mais toujours tressés avec le reste. Voilà une direction qui laisse entrevoir le travail de composition de Wagner comme rarement je l’ai entendu, d’autant que le son nous arrive directement, et non modulé par l’auvent bayreuthien.
Le lyrisme est dans cette première partie toujours privilégié. Le son de l’orchestre au moment où Freia est enlevée et où les dieux tombent peu à peu en léthargie est simplement stupéfiant, suivant chaque inflexion du discours de Loge, ou les phrases de plus en plus hésitantes des Dieux suivies par des cordes de plus en plus diaphanes, avec des systèmes d’écho stupéfiants. Mais le sens dramatique est aussi très présent, et toute la seconde partie (le Nibelheim en premier) alterne entre ces moments suspendus où Wagner emporte l’auditeur dans une sorte d’ivresse chromatique, et ces moments de montée de la violence, comme dans les interludes orchestraux de la descente et de la remontée du Nibelheim, jamais hachés, jamais heurtés, mais incroyablement liés, souples, clairs mais en même temps incroyablement tendus, à donner le frisson.
Le tableau final répond à ce sens théâtral et musical très aigu : une musique qui gonfle qui monte en volume et qui en même temps travaille sur l’ironie, tant ce triomphalisme est seulement de façade : la mise en scène insiste sur la résistance de Freia, sur un Rhin qui se reconstitue autour des filles du Rhin qui chantent leur lamentation, un Rhin qui ne copule plus, mais qui ondule mollement au rythme de la musique, un Rhin vidé de son sens, vidé d’amour : la scène finale dans l’orchestre est simplement époustouflante, rarement autant de couleurs diffractées dans l’orchestre, complètement scintillant, puis l’apparition de l’arc en ciel, et du pont, et on passe de la diffraction coloriste à une sorte de concentration sonore avec le crescendo de cordes, en lien avec les voix (très bon Dean Power à ce moment) et un orchestre qui stupéfie par sa fluidité, sa clarté, sans jamais être « en vitrine », sans jamais être lourd et au contraire, dans un moment où en général les choses s’alourdissent, on a ici une légèreté qui fait dire à certains que tout cela manque un peu d’énergie et de force. Je n’ai rien ressenti de tel, mais au contraire une telle mélancolie dans toute la scène finale qu’elle m’a étreint d’émotion, comme un adieu définitif à quelque chose qui pourrait être un adieu à la paix et à la sérénité. Après la sérénité mélancolique de la plainte des filles du Rhin (avec une mise en valeur de la harpe inconnue pour moi jusqu’alors) on passe à la marche finale gonflée, scandée par les timbales, on se tourne triomphalement vers un avenir noir, mais sans jamais être écrasé.
Le léger silence qui suit avant les énormes applaudissements qui ponctuent la représentation (des rappels à n’en plus finir, un triomphe incroyable pour Kirill Petrenko) montre la tension que ce travail tout en finesse a pu provoquer. Petrenko, à la tête d’un excellent orchestre non dénué cependant de quelques scories dans les cors, nous prend à revers : il y a deux semaines, il nous surprenait par un Lucia di Lammermoor tendu, guerrier, tout dynamisme et contrastes, et ici devant une mise en scène il est vrai presque apaisante, il nous étonne par des choix dans les volumes, dans les tempos, dans la mise en place des sons, qui privilégient le lyrisme, la retenue, les miroitantes variations instrumentales autour des conversations des personnages et des dialogues, sans jamais exagérer les choses, sans jamais les souligner de traits puissants, mais en les mettant en place, en les mettant simplement à leur place, simplement, parce que cette mise en « place » de la partition reflète une incroyable simplicité, presque naturelle, sans volonté démonstrative aucune. Wagner rien que Wagner, et tout Wagner. Ce choix porte le public à l’incandescence, et dit sur l’œuvre des choses nouvelles, en parfaite cohérence avec ce qui est dit sur scène.
Ce soir, j’ai encore appris quelque chose sur Wagner, et j’ai été ému par ce Wagner des Choses de la Vie. [wpsr_facebook]

Alberich enlève l'Or © Wilfried Hösl
Alberich (Tomasz Konieczny) enlève l’Or © Wilfried Hösl

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2014: ARABELLA de Richard STRAUSS le 21 AVRIL 2014 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Florentine KLEPPER)

Acte II © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Acte II © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Le Festival de Pâques de Salzbourg ne vit pas de subventions, mais essentiellement de sponsors et de billetterie. Pour survivre à ce niveau et attirer le public qui paie, nécessité fait loi : il faut les plus grands noms.Du temps de Karajan, pas de problème..au seul bruit de son nom….Du temps d’Abbado, il avait fallu quelques années pour reconquérir les abonnés. L’arrivée de Rattle avait fait chuter les cours, et le départ des Berlinois fut un rude coup pour un festival qui avait bâti sa réputation autour de la présence des Berliner Philharmoniker, qui une fois par an s’installaient dans la prestigieuse et légendaire fosse.Les Berliner essaient d’attirer le même public (qui n’est pas extensible) à Baden-Baden, et donc désormais les deux festivals s’arrachent les vedettes : cette année à Salzbourg Harteros, Fleming, Hampson, Pollini, et Westbroek à Baden-Baden. L’an prochain, Baden-Baden affiche Harteros, et Salzbourg affichera deux fois Jonas Kaufmann, dans le Requiem de Verdi, et dans CAV/PAG : Thielemann dans du vérisme, c’est une curiosité esthétique.

Renée Fleming & Hanna-Elisabeth Müller
Renée Fleming & Hanna-Elisabeth Müller

Arabella, au programme cette année, affichait donc une impeccable distribution sur le papier : Renée Fleming, désormais la référence d’aujourd’hui dans ce rôle, Thomas Hampson prestigieux chanteur qu’on attend cependant pas dans le rustre Mandryka, et Albert Dohmen dans le comte Waldner et Gabriela Beňačková dans la Comtesse Adelaïde. Christian Thielemann est considéré comme l’un des très grand spécialistes de Strauss aujourd’hui et la Staatskapelle de Dresde l’une des trois ou quatre phalanges de référence en Allemagne.
Pourtant, après la représentation et même après trois semaines (je suis horrifié des retards dans mes comptes rendus : ah ! si la vie au quotidien se limitait au blog…), il reste peu de traces sensibles de cette soirée. Les souvenirs ne sont pas amers, ils sont indifférents.

Dispositif (acte I) de Martina Segna © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Dispositif (acte I) de Martina Segna © Osterfestspiele Salzburg/Forster

D’abord, la mise en scène de la jeune Florentine Klepper, metteur en scène qui vient de faire un Fliegende Holländer à Dresde avec à son actif de nombreux travaux autour du plus contemporain Musiktheater. mélange un classicisme de bon aloi (au premier plan) dans des décors début de siècle de Martina Segna, et propose en arrière plan des images plus rêvées, moins réelles, plus chorégraphiées et plus mimées qui n’ajoutent pas grand chose à l’œuvre (à moins qu’elles se veuillent poétiques : si c’est le cas, c’est raté). Si l’espace n’est pas mal géré, sur cette scène toute en largeur de Salzbourg, il ne se passe rien, et les chanteurs sont globalement livrés à eux mêmes. Mais c’est un bon travail si on veut garder cette production 15 ans en magasin pour du répertoire, ce qui ne manquera pas d’arriver à Dresde : dans quinze ans, elle n’aura rien gagné ni rien perdu : fade aujourd’hui, fade demain.

Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) © SN/APA/NEUMAYR/MMV
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) © SN/APA/NEUMAYR/MMV

La distribution excitante sur le papier se révèle réussie là où on ne l’attend pas : cette Arabella révèle une Zdenka magnifique , Hanna-Elisabeth Müller, une voix que j’avais déjà remarquée à Munich dans La Clemenza di Tito, et qui interprète une Zdenka fraîche, à la voix claire, à la diction parfaite, à la projection solide, et à l’aigu triomphant : cette présence et cet engagement ont marqué le public qui lui a offert un authentique triomphe, le plus grand de la soirée.

Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Matteo (Daniel Behle) © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Matteo (Daniel Behle) © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Et son Matteo, Daniel Behle, lui répond en écho : voix claire, parfaitement scandée, projection impeccable, présence remarquée, et beaucoup de style. Tous deux forment le couple vedette.

Dohmen et Beňačková ont une belle présence et encore un bel organe dans le rôle des parents indignes, mais sympathiques au demeurant, mais celle qui par sa présence, par sa silhouette une fois de plus emporte l’adhésion est Jane Henschel, même dans le rôle très épisodique de la tireuse de cartes.

Fiakermilli (Daniela Fally) © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Fiakermilli (Daniela Fally) © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Fiakermilli est Daniela Fally, la soprano colorature en troupe à Vienne préposée à tous les rôles qui furent ceux de Dessay quand elle était elle aussi en troupe dans la « Haus  am Ring », et elle obtient un joli succès dans un rôle qui l’a lancée, justement à Vienne, mais avec Franz Welser-Möst au pupitre. Quant aux rôles de complément, et surtout les trois soupirants, ils sont tous trois impeccables il faut dire que ce sont des soupirants de luxe : Elemer est Benjamin Bruns, désormais à l’orée d’une belle carrière, Dominik Derek Welton et Lamoral l’excellent Steven Humes, basse wagnérienne bien connue.

Thomas Hampson & Renée Fleming © SN/APA/NEUMAYR/MMV
Thomas Hampson & Renée Fleming © SN/APA/NEUMAYR/MMV

Reste les deux vedettes : Thomas Hampson, traverse une période difficile, annulations, fatigue, virus. Les premières répliques montrent une voix claire et veloutée, on retrouve l’Hampson élégant qu’on aime. Mais peu à peu la voix disparaît dans le flot symphonique de l’orchestre (très fort, on le verra) de Christian Thielemann, on l’entend de moins en moins et notamment dans la fameuse altercation de l’acte II. La voix ne porte plus, sans éclat, sans écho. C’est triste pour un tel artiste qu’on aime.
Renée Fleming a une voix crémeuse, dit-on dans les salons parisiens qui comptent. Crémeuse comme la Schlagobers qui couvre les gâteaux de Demel à Vienne. Crémeuse, qui atténue toutes les aspérités, qui fond dans l’oreille comme dans la bouche.
Je ne sais si l’adjectif convient à une chanteuse d’opéra : on aime aussi quelques aspérités et quelque amertume dans l’océan de crème. De fait, Renée Fleming, qui a une voix extraordinairement belle et pure, n’a jamais été pour mon goût une chanteuse intéressante. Elle est belle et pure, cette voix, comme une autoroute toute neuve avec de jolies lignes des viaducs et sur laquelle on file en toute sécurité.
J’aime les voix plus accidentées, plus vivantes, plus vibrantes (il est vrai qu’une voix crémeuse n’a pas intérêt à vibrer…), celles qu’on entend respirer, celles qui incarnent et qui ne s’appliquent pas seulement à chanter, même parfaitement.
Mais cette fois-ci, de plus, pardonnez-moi cette méchanceté, la crème avait un peu tourné, elle avait ses acidités dangereuses et aussi bien dans la projection, que dans certains aigus difficiles, on était assez loin de la crème. L’orchestre, très fort, je l’ai déjà dit, la couvrait souvent,  et on entendait nettement les difficultés dans l’homogénéité de cette voix dont c’était naguère l’une des qualités essentielles. Une prestation bien en deçà de l’attendu, de l’espéré, de la réputation de la star. Le succès a été un très bon succès d’estime, mais pas le triomphe qu’on pouvait attendre.

Renée Fleming & Gabriela Beňačková © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Renée Fleming & Gabriela Beňačková © Osterfestspiele Salzburg/Forster

L’écrin de tout cela était l’orchestre mené par Christian Thielemann. Un son particulier, très fouillé, très clair, très structuré, un rendez-vous avec l’exactitude et la métrique, mais sans legato, sans laisser aller, sans jouissance du son comme on attend quelquefois chez Strauss, sans cette légère complaisance dans laquelle on se roule et qui fait monter au paradis, comme dans certains Strauss de Böhm, Sawallisch ou évidemment Karajan. Et en plus, un volume étonnamment gonflé, au point que certains inconditionnels ont pensé qu’il voulait couvrir les voix des protagonistes pour ne pas qu’on entende leurs failles.
En somme, j’ai entendu une Arabella sans poésie ni amour, sinon l’amour de la géométrie sans celui la finesse. Thielemann donne à son orchestre beaucoup de rutilance, mais sans souplesse. La qualité de l’orchestre n’est pas en cause, mais ce qui en est fait, dans les équilibres entre les pupitres, dans le refus de se laisser aller aux cordes, même si certains moments restent sublimes. Mais le fameux duo Zdenka/Arabella qui devrait être une fête étourdie du son, avec deux voix de femmes sublimes et un orchestre raffiné et poétique derrière, n’est sublime que par Zdenka dont la voix explose d’émotion. Arabella et l’orchestre suivent derrière, sans pouvoir rattraper.

Et pour moi, une Arabella sans amour, où le sentiment n’est pas là où on l’attend, n’est pas une Arabella. Je suis resté sur ma faim.
Anja Harteros à Munich l’an prochain ? avec Jordan dans la fosse. Espérons, attendons, rêvons…[wpsr_facebook]

Arabella, Saluts: 21 avril 2014
Arabella, Saluts: 21 avril 2014