TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: CO2 de Giorgio BATTISTELLI le 27 MAI 2015 (Dir.mus: Cornelius MEISTER; Ms en scène: Robert CARSEN)

CO2 © Brescia-Amisano
CO2 © Brescia-Amisano

Tout d’abord une petite correction. On lit çà et là que l’opération CO2 est liée à une EXPO 2015 dédiée à la préservation de la planète et de fait, la congruence est frappante. Mais c’est seulement la conséquence d’un heureux hasard dû au « retard à la livraison » d’une œuvre commandée à l’époque par Stéphane Lissner à Giorgio Battistelli dont la genèse remonte à 2007 et qui devait être créée en 2011. Inutile de gloser donc sur l’à propos d’une programmation Expo 2015 largement plus dédiée aux « standards » populaires qu’aux créations, mais il reste que C02, proposée pendant le premier mois de la programmation EXPO de la Scala, est une œuvre bienvenue vu le contexte.
Contrairement à ce qu’on croit souvent, le nombre de créations à la Scala est impressionnant, c’est même je crois le théâtre qui tout on long de son histoire a créé le plus, y compris dans les périodes le plus récentes. On citera dans les quarante dernières années non seulement Nono, Berio, Stockhausen, mais aussi Manzoni, Donatoni, Corghi. Certes, on ne glosera pas sur les reprises de ces créations, il reste néanmoins que dans le domaine de l’opéra, la Scala est sans doute l’un des théâtres les plus ouverts à la création contemporaine, même si en général son public l’est moins. C’était le cas en cette soirée d’abonnement A, le plus exclusif. Beaucoup de trous dans les rangs d’orchestre, mais néanmoins, vu les réactions diverses à la sortie, le public était visiblement satisfait.

CO2 © Brescia-Amisano
CO2 mangez des pommes…© Brescia-Amisano

C’est que l’œuvre de Battistelli n’est pas vraiment de celles qui effarouchent: la réalisation musicale confiée au jeune Cornelius Meister et la production confiée à Robert Carsen ont su chacune dans son ordre séduire le public ; même si Carsen est plus habitué à diriger des œuvres plus classiques, il a réussi de nouveau à entrer dans l’univers de Battistelli, comme il l’avait fait naguère avec Richard III à Strasbourg (sur un livret, là aussi, de Ian Burton).

Mais la gageure est d’un autre ordre : il n’y a pas derrière un texte canonique, et l’on a abandonné l’idée de n’appuyer le livret que sur le texte de Al Gore qui pourtant fournit l’idée initiale. C’est un livret qui essaie de retranscrire la modernité sous tous ses aspects et c’est par ce point de vue que Carsen entre dans l’œuvre.

Au supermarché, le ballet des Caddies © Brescia-Amisano
Au supermarché, le ballet des Caddies © Brescia-Amisano

Le livret mime en fait une conférence sur le climat où le conférencier présente au public (la Scala est éclairée) une série d’exemples, pris çà et là, aujourd’hui, hier, dans les mythologies, en Europe ou ailleurs, qui évoquent les dérèglements de la planète et en particulier le dérèglement climatique : c’est du point de vue dramaturgique le vieux motif (depuis Bach) du récitant (le conférencier) qui commente des scènes-exemple, ou qui les évoque ; Les scènes, au nombre de 9 défilent donc, chantées, chorégraphiées, en une succession dont la cohérence ou l’unité viennent de l’idée de Carsen de munir le conférencier d’une tablette, et ainsi de faire du décor un écran de tablette aux dimensions du plateau et où celui-ci va faire défiler des diapos ou des petites reprises filmiques et passer de l’une à l’autre comme des séquences prises chacune comme un exemple particulier.
Et on a donc des exemples dans toutes les langues, dans tous les lieux possibles du hall d’aéroport au jardin d’Eden où évoluent Adam et Eve s’étonnant des miracles de la nature. Il en résulte des scènes très diversifiées, jamais ennuyeuses, que Carsen habille de manière variée, vivante, non dépourvue d’humour, ainsi de l’apparition de Gaia, soutenue d’un hymne choral en grec ancien, qui pourrait rappeler celle, plus familière, d’Erda dans Rheingold ou Siegfried, mais aussi avec les perspectives inquiétantes qui nous guettent (scène 4, ouragans). Ainsi Battistelli use à la fois du plurilinguisme global, faisant ainsi sonner des langues variées avec sa musique, et de cette globalité aborde, outre la question centrale de la planète, celle du multimédia, des nouveaux moyens de communication, des bilans carbone de nos activités, notamment à travers le travail très maîtrisé de Robert Carsen. Ce devait être originellement William Friedkin, le réalisateur de l’Exorciste, mais c’est finalement Carsen qui a été choisi.
Il n’y a pas de dramaturgie proprement dite dans le livret assez réussi de Ian Burton, sinon une série de petits drames au sens originel, c’est à dire d’actions scéniques, liés par le propos du conférencier Adamson (au nom assez prédestiné) qui finira sa conférence par une sorte de grave appel :

« If this is not my planet, whose is it
If this is not my responsability, whose is it ?
If am the cause, then am I not also the cure ? »

Adam et Eve © Brescia-Amisano
Adam et Eve © Brescia-Amisano

La musique de Giorgio Battistelli est intéressante en ce qu’elle globalise elle aussi les apports de toutes les musiques, appuyée fortement sur les percussions qui rythment et donnent à l’ensemble une couleur ancestrale, un peu brute ou primitive. Elle contient aussi des échos divers qui plongent dans l’histoire de la musique du XXème siècle, mais l’œuvre est un peu conçue comme un oratorio moderne, où parties chorales et orchestrales sont étroitement tissées entre elles. Ainsi de la salle de l’aéroport, très polyphonique et plurilingue où la langue devient son et musique, avec un rythme très marqué par les percussions, ainsi aussi de la scène de Kyoto, magistrale avec cette impression de désordre ordonné et construit qui m’a fait vaguement penser au final de l’acte II de Meistersinger par le traitement des masses vocales.

Le chant est très soigné : en bon italien, Battistelli en explore toutes les possibilités , le chant, raffiné, avec des mezze voci, des éléments d’un grand lyrisme, mais aussi le parlato voire le Sprechgesang. Mais dans une œuvre où l’individuel rencontre sans cesse le collectif, le rôle du chœur est essentiel : tantôt éclatant, tantôt murmuré, tantôt d’une légèreté marquée, le chœur de la Scala offre une prestation magistrale qui est peut-être ce que je retiens de plus impressionnant, même si les solistes

Anthony Michaels-Moore © Brescia-Amisano
Anthony Michaels-Moore © Brescia-Amisano

sont particulièrement valeureux, s’y détachent Anthony Michaels Moore au premier chef dont la ductilité vocale alternant chant et parole est notable : on connaît l’élégance de ce baryton, dont la présence vocale est notable et la Gaia du mezzo soprano Jennifer Johnston, totalement convaincante, voix profonde, aigus soutenus, présence vocale rare.

Mais la délicieuse scène d’Adam et Eve, où Carsen et son décorateur Paul Steinberg s’en donnent à cœur joie, est aussi un des moments les plus amusants de l’opéra avec un serpent d’anthologie (David DQ Lee) l’ Eve solide de Pumeza Matchikiza et l’Adam fragile (peut-il en être autrement ?) de Sean Panikkar.
L’orchestre emmené par le jeune chef Cornelius Meister, l’un des plus prometteurs de la jeune génération allemande est d’une grande précision et surtout d’une très grande agilité. On passe subitement de moments où tout l’orchestre est sollicité, fortissimo, à des moments où c’est le murmure léger des cordes qui domine, presque sans transition, avec la même précision et surtout un très grand contrôle : c’est visible dans les scènes où chœur et orchestre se mélangent dans une sorte de tourbillon sonore (notamment à la fin, où la musique est plus tendue), Cornelius Meister domine toutes les masses, et propose un travail d’une très grande qualité et d’une très grande probité. Un chef sans nul doute à suivre, et on se réjouit de le voir invité à la Scala : il faut dire aussi que l’orchestre de la Scala donne une très belle preuve de sa qualité. Confronté au neuf, confronté à la difficulté, cet orchestre sait se surpasser et montrer de quelle tradition il provient.
A un moment d’Exposition Universelle, ce thème universel aujourd’hui de la préservation de la planète est traité ce soir par un opéra global qui joue sur tous les claviers musicaux et vocaux, confié à une troupe cosmopolite dans des langues cosmopolites unifiées par un anglais globalisé confié à un baryton british (jadis lauréat du concours Pavarotti) d’une vraie élégance. Avec en plus un orchestre italien confié à un chef Allemand et une mise en scène faite par un canadien vivant entre Londres et Paris, nous avons l’image d’une planète dont les hommes ont la charge, tous les hommes, de toutes races et de toutes couleurs (la distribution est elle même très multi-culti) et l’opéra devient la métaphore de cette responsabilité globale : il en résulte une jolie soirée, et il reste à souhaiter que CO2 n’ait pas le destin de tant de créations, qui une fois sorties à l’air libre, retournent aussitôt après dans les tiroirs où elles sont oubliées. Voilà une production qui mérite de vivre plus longtemps que l’espace d’une EXPO.[wpsr_facebook]

Gaia (Jennifer Johnston) © Brescia-Amisano
Gaia (Jennifer Johnston) © Brescia-Amisano

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER le 27 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO ;ms en sc: Andreas KRIEGENBURG)

Tableau final © Wilfried Hösl
Tableau final © Wilfried Hösl

En janvier 2013, j’étais sorti totalement enthousiaste de la production de Andreas Kriegenburg et de la direction nerveuse et lyrique de Kent Nagano. J’ai très largement décrit le travail de Andreas Kriegenburg dans mon compte rendu et j’y renvoie.

À peu près deux ans après, ce Ring est repris, de manière plus étirée qu’en janvier 2013 puisque les représentation s’étalent de février à avril 2015 et qu’il est difficile pour un non munichois de pouvoir assister aux quatre opéras en un seul séjour.

L’intérêt de cette reprise repose sur la direction de Kirill Petrenko, qui pour la première fois dirige le Ring comme GMD d’une maison où l’œuvre a été partiellement créé, et qui avec Bayreuth est le théâtre de référence historique pour Wagner.
Depuis qu’il a pris les rênes de Munich, en 2013, Kirill Petrenko est devenu un beniamino du public munichois et a acquis une surface médiatique non indifférente dans le monde musical, en dépit de ses efforts pour fuir les projecteurs
Il arrive au pupitre du Ring auréolé du triomphe incroyable reçu à Bayreuth, où sa direction a été unanimement louée, et laisse, il faut bien le dire loin derrière bien des concurrents.
Il était donc intéressant d’écouter le travail munichois, et surtout de vérifier (au moins pour ma part) si l’approche très poétique de Kriegenburg conduisait à d’autres choix musicaux que ceux effectués à Bayreuth face à l’approche désacralisante de Frank Castorf.
Il faut rappeler quelques éléments des choix de Andreas Kriegenburg, qui a opté pour une vision finalement assez rafraichissante de l’histoire, dont il propose une vision cyclique : de l’innocence initiale naissent les crises, pouvoir, or, violence, pour retourner à l’innocence à la fin, une innocence chorégraphiée par les corps qui représentent toutes les choses : notamment dans ce prologue le Rhin, l’Or et le Walhalla.
Le Rhin est un fleuve d’amour, tout amour, où les flots sont des corps qui copulent. L’amour garde l’or, et l’amour va être interrompu par le vol de l’or par Alberich. Une vision presque naïve qui raconte l’histoire par images métaphoriques, sans jamais transposer, mais illustrant les épisodes d’une manière digne d’albums de Topor, à qui se réfèrent me semble-t-il décorateur Harald B.Thor, costumière Andrea Schraad et surtout la chorégraphe Zenta Haerter.
Bien sûr, il y a des points de mise en scène qu’on avait oubliés, comme la « mise en croix d’Alberich » puis sa transformation en épouvantail, en une sorte de victime chosifiée ou d’autres qu’on revoit avec plaisir, comme l’amour naissant entre Freia et Fasolt, et le désespoir de cette dernière lorsqu’il est poignardé par Fafner. Il reste que ce retour à Munich était motivé par le chef et une distribution largement renouvelée.
Das Rheingold est sans doute le moment le plus théâtral du Ring avec un peu de spectaculaire. À ce titre, le tableau des filles du Rhin est toujours à la fois un vrai moment et sans doute la signature de l’ensemble de l’œuvre par le metteur en scène : c’en est ainsi pour toutes les mises en scène du Ring . mais Rheingold, c’est aussi beaucoup de conversation et de dialogues, sans monologues spectaculaires comme dans les trois autres opéras , et c’est un chant qui exige une vraie science de la coloration, du parler-chanter, de l’expressivité.

Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl
Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl

À ce titre, je vais commencer par une déception, la Erda de Okka von der Damerau : voilà une chanteuse à la voix somptueuse, riche en harmoniques, au volume respectable. Elle était en 2013 l’une des filles du Rhin, elle est aujourd’hui Erda. Erda est un rôle difficile parce qu’il exige en cinq à sept minutes de présence la capacité à dessiner un univers, exactement ce qu’on demande à un chanteur de Lied.. Il faut qu’Erda soit une apparition : elle l’est scéniquement surgissant au milieu de ces corps terreux, grenouillant autour d’elle comme des vers, elle l’est moins musicalement. Elle a incontestablement la belle voix qu’il faut, elle a la puissance et l’aigu, elle chante, mais elle n’incarne pas ; cette voix très présente est sans présence, sans vibration, sans évocation. Il manque un poids des mots derrière le choix des sons. Voilà ce que tout chanteur de Rheingold doit avoir, le poids des mots dans la bouche et non pas seulement la voix. Ce poids des mots, Elisabeth Kulman (Fricka) le possède au plus haut point. Il y a une grande différence entre la Fricka de Walküre, qui doit être forte et explosive, et celle de Rheingold, qui est toute subtilité et insinuation, toute théâtre et incarnation. Elisabeth Kulman est supérieure, non pas purement vocalement, mais théâtralement, totalement dans la voix, totalement dans les mots, qu’elle chante de mille manières, usant même d’artifices plutôt bel cantistes : notes filées, atténuations, mezze voci, donnant ainsi aux mots des couleurs tellement variés qu’on en reste ébloui. Il n’y a rien de forcé là dedans, tout est évocatoire, tout est simple et tout est juste. En ce sens, elle fait exactement ce que dans la fosse fait Petrenko. Elle n’est pas une Fricka spectaculaire, elle est Fricka tout simplement, avec un naturel en scène et une simplicité confondantes.

Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl
Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl

À ses côtés, le Wotan supérieurement intelligent de Thomas Johannes Mayer, dont l’intelligence du texte et la diction sont des modèles du genre, avec cependant une voix plutôt éteinte, sans éclat, sans vraie présence sonore, et même au départ avec quelques problèmes de stabilité. Un Wotan fatigué peut se concevoir dans Rheingold, c’est un Wotan qui est déjà Wanderer (c’est ce que Cassiers avait proposé dans son Rheingold avec un René Pape impérial…)un Wotan qui comprend après le passage d’Erda qu’en fait tout est foutu d’avance. Mais là il a de sérieux problèmes de volume dès le début et cela nuit à sa présence scénique, un Wotan has been face à un Alberich (Tomasz Konieczny) en pleine santé. Un Alberich somptueux qui affiche une présence vocale insolente, avec les qualités des autres en matière de diction et de couleur, mais avec en sus le volume et l’éclat : sa malédiction du Ring est impressionnante, il en devient presque noble, avec des accents formidables d’humanité et de rage rentrée. Il remporte le plus grand triomphe sur le plateau et c’est pleinement justifié. Il me rappelle Zoltan Kelemen, mon Alberich de Chéreau pour l’éternité en 1977, c’est dire.

Loge (Burkhard Ulrich) face à Fricka et Wotan © Wilfried Hösl
Loge (Burkhard Ulrich) face aux géants, à Donner, Froh  Fricka et Wotan © Wilfried Hösl

Le Loge de Burkhard Ulrich est moins rentré dans le personnage que Stefan Margita il y a deux ans, mais s’il n’y a aucun reproche à faire au niveau vocal, il n’y a rien d’exceptionnel dans la prestation. Il faut toujours dans Loge un chanteur qui ait à la fois la projection et la présence vocales, mais aussi la capacité à composer c’est à dire aussi à mâcher le texte, à le passer au filtre des mille possibilités de coloration. Un Graham Clark par exemple. Ici, on est dans du très solide, mais on reste dans du banal.
Les Dieux sont eux aussi très solides : j’aime bien le Loge de Dean Power, un jeune chanteur en troupe à Munich qui a de belles qualités notamment dans la diction et l’expression, il faudrait simplement un peu plus de puissance dans le tableau final, même s’il chante de manière très sentie (chez Chéreau, c’était Jerusalem, futur Tristan). Levente Molnar a une certaine présence vocale, mais a moins de puissance qu’il y a deux ans dans Donner : voilà encore un rôle qui n’existe que pour les deux minutes du « Heda, Hedo… », mais qui doit vraiment s’imposer à ce moment là.
Encore une difficulté de l’œuvre : comment trouver la juste Freia…
La juste Freia, c’est Anja Kampe : elle chante Sieglinde dans Walküre et il eût fallu lui proposer ce que faisait jadis Helga Dernesch à l’Opéra de Paris avec Solti, Freia dans Rheingold et Sieglinde dans Walküre. Mais on ne distribue plus Freia à des Sieglinde, mais tout juste, et ce n’est plus toujours vrai, à des futures Sieglinde. Je ne sais si Aga Mikolaj est une future Sieglinde : elle a des aigus, plus acides que chauds, elle a du medium, mais elle n’a pas le legato voulu pour passer sans heurt de l’un à l’autre. Elle a peu de présence vocale, et pas trop de présence scénique par elle-même, mais seulement par ce que lui donne la mise en scène. C’est un soprano lyrique, plus fléché sur les rôles mozartiens (Comptesse, Pamina, Fiordiligi), et je suis persuadé qu’il faut plus de présence sonore et vocale pour Freia : une Freia qui a du poids secoue. Ici, brise légère…

Nibelheim © Wilfried Hösl
Nibelheim © Wilfried Hösl

Le Mime d’Andreas Conrad est l’autre Mime des scènes mondiales, son concurrent étant Wolfgang Ablinger Sperrhacke. C’est un bon Mime, mais avec le même problème que Burkhard Ulrich : une composition solide, une prestation honnête, sans plus. Un bon Mime ce soir sans être un grand Mime. Il était bien plus convaincant à Genève.
Avec les deux géants Fasolt (Günther Groissböck) et Fafner (Christof Fischesser) juchés sur leur cube composé de cadavres en bleu de travail, on retrouve un chant plus spectaculaire et en même temps très différencié, la voix plus puissante et plus froide de Groissböck, formidable Fasolt, émouvant même dans le dernier tableau, face à celle plus chaleureuse et au timbre plus rond de Christof Fischesser, en bref, les deux basses qui représentent ce qui se fait de mieux ou presque, parmi les basses allemandes. Fafner n’a pas grand chose à chanter dans Rheingold (mais on l’attend dans Siegfried), c’est Fasolt qui est plus présent, plus spectaculaire et Groissböck est impressionnant de présence et de naturel. C’est une confirmation : il sera Hunding dans Walküre…
Quant au trois filles du Rhin, c’est un enchantement, aussi bien dans l’éclat que dans le ton et la présence, Hanna Elisabeth Müller donne une voix claire et merveilleusement projetée à Woglinde, et Nadine Weissmann (la magnifique Erda de Bayreuth) est une très belle Flosshilde sans oublier la belle Wellgunde de Jennifer Johnston. Elle sont merveilleuses dans le tableau final, toute retenue, toute poésie, toute mélancolie…
Au total, une distribution assez équilibrée, avec des rôles tenus de manière impressionnante, d’autres moins en vue, mais dans l’ensemble chacun y défend sa part avec solidité au minimum et aussi souvent avec intelligence et justesse.
C’est une distribution soutenue avec constance par un Kirill Petrenko présent sur tous les fronts, qui suit les chanteurs dans les moindres inflexions, qui donne avec une précision manique tous les départs, et qui les soutient, dans la manière qu’il a de moduler l’orchestre et de ne jamais les couvrir. On le savait parce que c’est ainsi dans chaque opéra qu’il dirige : c’est un vrai chef de fosse qui non seulement soutient et suit le plateau, mais qui construit aussi le rendu orchestral, soucieux d’imprimer une couleur en cohérence avec le plateau et la mise en scène.
Ainsi, à Bayreuth, la direction de Kirill Petrenko avait surpris par sa clarté et son dynamisme, avec une énergie qui correspondait à un travail scénique particulièrement échevelé. Face à l’univers plus poétique et plus « léger » aussi de Kriegenburg (même s’il se passe beaucoup de choses en scène), ce qui se passe en fosse prend une couleur plus lyrique, d’une fluidité presque diaphane par moments.
Le prélude, plus qu’être ce crescendo, cette montée chromatique de plus en plus présente, qui va du silence vers la puissance sonore, est ici magmatique, comme ces laves qui s’étendent et qui s’épaississent, le son s’étend, s’élargit, sans monter en volume mais en étendue. Je ne sais si je m’explique clairement : on entend tout, dans son épaisseur, dans son tissu, mais avec un volume qui reste retenu, jamais de Wagner Zim boum. C’est évidemment le flot du Rhin qui est ici métaphoriquement évoqué, un flot de plus en plus puissant, mais jamais assourdissant.
Dans l’ensemble de la première partie, avant le Nibelheim, le souci du chant et le la clarté de la conversation est permanent, avec aussi une science dans la mise en valeur de la phrase musicale qui épouse exactement la conversation ou le mot, là une phrase jamais remarquée des contrebasses, là une présence insistante et appuyée (mais sans jamais une once de lourdeur) de la clarinette. On ne perd pas une miette de musique car le son est cristallin, et en même temps la musique est dirigée avec un sens du lyrisme confondant, tout en mettant en valeur le tissage de la partition, notamment les fameux leitmotiv, jamais assénés, toujours identifiés, mais toujours tressés avec le reste. Voilà une direction qui laisse entrevoir le travail de composition de Wagner comme rarement je l’ai entendu, d’autant que le son nous arrive directement, et non modulé par l’auvent bayreuthien.
Le lyrisme est dans cette première partie toujours privilégié. Le son de l’orchestre au moment où Freia est enlevée et où les dieux tombent peu à peu en léthargie est simplement stupéfiant, suivant chaque inflexion du discours de Loge, ou les phrases de plus en plus hésitantes des Dieux suivies par des cordes de plus en plus diaphanes, avec des systèmes d’écho stupéfiants. Mais le sens dramatique est aussi très présent, et toute la seconde partie (le Nibelheim en premier) alterne entre ces moments suspendus où Wagner emporte l’auditeur dans une sorte d’ivresse chromatique, et ces moments de montée de la violence, comme dans les interludes orchestraux de la descente et de la remontée du Nibelheim, jamais hachés, jamais heurtés, mais incroyablement liés, souples, clairs mais en même temps incroyablement tendus, à donner le frisson.
Le tableau final répond à ce sens théâtral et musical très aigu : une musique qui gonfle qui monte en volume et qui en même temps travaille sur l’ironie, tant ce triomphalisme est seulement de façade : la mise en scène insiste sur la résistance de Freia, sur un Rhin qui se reconstitue autour des filles du Rhin qui chantent leur lamentation, un Rhin qui ne copule plus, mais qui ondule mollement au rythme de la musique, un Rhin vidé de son sens, vidé d’amour : la scène finale dans l’orchestre est simplement époustouflante, rarement autant de couleurs diffractées dans l’orchestre, complètement scintillant, puis l’apparition de l’arc en ciel, et du pont, et on passe de la diffraction coloriste à une sorte de concentration sonore avec le crescendo de cordes, en lien avec les voix (très bon Dean Power à ce moment) et un orchestre qui stupéfie par sa fluidité, sa clarté, sans jamais être « en vitrine », sans jamais être lourd et au contraire, dans un moment où en général les choses s’alourdissent, on a ici une légèreté qui fait dire à certains que tout cela manque un peu d’énergie et de force. Je n’ai rien ressenti de tel, mais au contraire une telle mélancolie dans toute la scène finale qu’elle m’a étreint d’émotion, comme un adieu définitif à quelque chose qui pourrait être un adieu à la paix et à la sérénité. Après la sérénité mélancolique de la plainte des filles du Rhin (avec une mise en valeur de la harpe inconnue pour moi jusqu’alors) on passe à la marche finale gonflée, scandée par les timbales, on se tourne triomphalement vers un avenir noir, mais sans jamais être écrasé.
Le léger silence qui suit avant les énormes applaudissements qui ponctuent la représentation (des rappels à n’en plus finir, un triomphe incroyable pour Kirill Petrenko) montre la tension que ce travail tout en finesse a pu provoquer. Petrenko, à la tête d’un excellent orchestre non dénué cependant de quelques scories dans les cors, nous prend à revers : il y a deux semaines, il nous surprenait par un Lucia di Lammermoor tendu, guerrier, tout dynamisme et contrastes, et ici devant une mise en scène il est vrai presque apaisante, il nous étonne par des choix dans les volumes, dans les tempos, dans la mise en place des sons, qui privilégient le lyrisme, la retenue, les miroitantes variations instrumentales autour des conversations des personnages et des dialogues, sans jamais exagérer les choses, sans jamais les souligner de traits puissants, mais en les mettant en place, en les mettant simplement à leur place, simplement, parce que cette mise en « place » de la partition reflète une incroyable simplicité, presque naturelle, sans volonté démonstrative aucune. Wagner rien que Wagner, et tout Wagner. Ce choix porte le public à l’incandescence, et dit sur l’œuvre des choses nouvelles, en parfaite cohérence avec ce qui est dit sur scène.
Ce soir, j’ai encore appris quelque chose sur Wagner, et j’ai été ému par ce Wagner des Choses de la Vie. [wpsr_facebook]

Alberich enlève l'Or © Wilfried Hösl
Alberich (Tomasz Konieczny) enlève l’Or © Wilfried Hösl