BAYREUTHER FESTSPIELE 2018: PARSIFAL, de Richard WAGNER le 1er AOÛT 2018 (Dir.mus: Semyon BYCHKOV; Ms en sc. Uwe Eric LAUFENBERG)

La nouveauté de cette production de Parsifal résidait en la direction musicale de Semyon Bychkov qui faisait ainsi ses débuts sur la colline verte. La distribution demeure presque inchangée, et nous avons déjà largement donné une idée de la mise en scène de Uwe Eric Laufenberg en la décrivant par le menu naguère :

2017 : http://wanderersite.com/2017/07/kundry-nettoie-frigo/
2016 : http://wanderer.blog.lemonde.fr/2016/08/08/bayreuther-festspiele-2016-parsifal-de-richard-wagner-les-2-et-6-aout-2016-dir-mus-hartmut-haenchen-ms-en-scene-uwe-eric-laufenberg/

Il semblerait donc inutile d’y revenir, mais Je voudrais aborder quelques points dérangeants, voire paradoxaux dans la « philosophie » qu’elle propage .
Rappelons que le projet initial prévoyait l’appel au plasticien Jonathan Meese, mais le projet était paraît-il onéreux (et probablement trop dérangeant) et on a appelé Uwe Erik Laufenberg à la rescousse, un metteur en scène qui sous des habits « modernistes » ne dérange en fait jamais grand monde.
Rappelons aussi qu’en 2016, Bayreuth avait laissé filtrer des bruits alarmistes pour faire buzz et la peur d’un attentat avait saisi la colline verte, dans une ambiance assez angoissante pour que les tensions internes en arrivent au départ d’Andris Nelsons qui devait diriger. Ainsi d’un projet Meese/Nelsons on en est arrivé à un projet Laufenberg/Haenchen  et aujourd’hui Laufenberg/Bychkov.

Une vision dialectique :

En essayant de tirer toutes les logiques possibles de cette mise en scène, on ne peut que constater sa pauvreté conceptuelle, réduite à une sorte de bande dessinée, tout en affichant une propagande perverse pour un pacifisme à sens unique, christianoïde, voire américanoïde. Et face à la complexité du monde, et notamment du monde où Laufenberg a imaginé son travail je trouve cette approche à tout le moins légère, voire expéditive. Le spectacle répond à un schéma dialectique thèse/antithèse/synthèse, dont la synthèse en réalité est politiquement orientée, loin d’un message plus idéaliste, comme la scène finale  le laisserait penser.
La question posée par ce travail n’est pas strictement théâtrale, car Laufenberg est un professionnel reconnu et les choses sont techniquement bien faites. Elle est idéologique et dans ce sens, cette mise en scène est faussement syncrétique (à la fin toutes les religions renoncent à leurs oripeaux) et très idéologiquement dirigée.
Aussi bien Christoph Schlingensief que Stefan Herheim avaient envisagé un humanisme rassembleur, en s’appuyant sur des concepts différents, philosophiques et esthétiques pour le premier, historiques pour le second. Le chœur de Schlingensief (une production née avant les développements du terrorisme islamiste) rassemblait déjà une globalité humaine faite de catholiques de juifs et de musulmans, mais aussi transtemporelle, réunissant Napoléon et Louis XIV, et d’autres personnages historiques…Quant à Herheim, il faisait de Parsifal le pacificateur d’une Allemagne déchirée, en faisant de Klingsor une sorte de portevoix de la peste brune.
En bref l’idée de faire un Parsifal pacificateur n’est pas neuve, elle est même si enracinée que les nazis estimaient ce héros suffisamment dangereux pour interdire dès le début de la guerre les représentations de Parsifal à Bayreuth, dans le théâtre pour lequel il avait été créé.
L’idée d’un Parsifal qui casse le rituel et renouvelle le sens du rite final n’est pas neuve non plus : Götz Friedrich en 1982 déjà faisait de Parsifal le rassembleur d’un peuple jusque-là exclu en faisant éclater le décor ; on voit où Laufenberg a puisé son « inspiration ».

En décidant d’inscrire sa mise en scène dans une actualité brûlante, la situant aux confins de la Syrie et de l’Irak, dans une communauté religieuse qui accueille des réfugiés, il rapproche immédiatement le spectateur d’images qu’il connaît. Ainsi des réfugiés pendant l’ouverture, dans un décor d’église orientale (de Gisbert Jäkel), traversé de temps à autres par des soldats en armes. La communauté chrétienne, charitable et au service des peuples en besoin est sous surveillance.
Je passerai sur les allusions à Tibérine, et sur la relation de ce petit lieu perdu d’Irak avec l’univers, par la traduction vidéo (de Gérard Naziri) de « Zum Raum wird hier die Zeit »  en style Google Earth qui n’est pas la pire des idées, même si un peu caricaturale dans sa représentation.
La manière anecdotique qui nous invite à entrer dans ce monde est déjà plus discutable : voilà des chevaliers qui partagent le pain arabe (sorte de large pitta) et boivent l’eau dans des bouteilles plastique, signe qu’on est aujourd’hui « hic et nunc », sans changer rien de l’histoire. Mais aussi la manutention du crucifix un peu cryptique au départ et plus claire quand on voit ce qu’on fait du corps d’Amfortas, ou encore la vision d’Amfortas dans son bain plus ou moins lustral (la purification par l’eau semble être un leitmotiv dans ce spectacle, du premier au dernier acte) sont des éléments qui apparemment veulent clarifier et qui n’apportent rien de tangible à la lecture.

Un rituel du Graal moins chrétien que sectaire, voire païen

La cérémonie du Graal fait d’Amfortas celui qui souffre les souffrances du Christ, c’est-à-dire qu’elle mime la crucifixion pour recueillir le sang du Christ, qui est l’histoire même de la Sainte lance et du Graal, cette coupe qui recueillit le sang du Christ en croix après qu’il eut été frappé par la lance. Lance et Graal sont donc cause et effet, et vont ensemble. L’absence de lance laisse seul le sang en scène. Et de ce point de vue, la mise en scène a été un peu modifiée depuis la première série : les chevaliers prenaient le sang à un robinet qui coulait abondamment, Amfortas substitut christique étant littéralement saigné après des scarifications imposées qui l’épuisaient. Aujourd’hui,Amfortas est toujours saigné, mais le robinet ne coule plus, la chose est mimée, et le sens est resté : la cérémonie du Graal est sanglante, non dépourvue de barbarie telle un sacrifice humain.

Amfortas est une double victime : à la fois de lui-même et de son désir, qu’il expie, et de son père Titurel (qu’on voit en scène, comme chez Tcherniakov) qui veut sa ration de sang pour survivre, comme s’il y avait quelque chose de vampirisant chez ce père abusif.
Schlingensief, encore lui, avait fait de ce rituel une cérémonie vaudou, aussi sanglante. En est-on si loin ? Ce rituel semble en effet profondément païen, comme est païenne l’adoration de la lance et comme est d’origine païenne tout culte des idoles et des reliques. La valeur chrétienne de ce premier acte, avec la manutention du crucifix et le déroulement du sacrifice sanglant, me semble douteuse, et plus proche d’une dérive sectaire. C’est peut-être voulu, car on peut toujours invoquer la distanciation, il reste que la présence au sommet du décor d’un personnage de « Bon Pasteur » avec bâton de berger, qui rassemble et qui guide, montre aussi qu’on cible une imagerie chrétienne, même s’il s’agit alors d’un christianisme dévié. Quelque chose ne va pas au royaume du Graal, mais la mise en scène laisse l’ambiguïté. Vivement que Parsifal arrive pour remettre tout cela d’équerre.
Dans ce premier acte donc, la mise en scène dit des choses sans jamais affirmer, aller jusqu’au bout et parsème le récit de points anecdotiques, quelquefois non dépourvus de drôlerie involontaire, comme le maniement d’un rideau de fond, tantôt rideau, tantôt bâche de plastique ou bien, dans ce lointain coin désert, l’apparition du cygne sorti des réserves de Bayreuth qui doit en avoir des pelletées, avec en parallèle le cadavre du petit Elan, qui lui  ne fait pas rire du tout, qui n’est qu’un « être-là » sans rapport à l’histoire puisqu’il n’en est rien fait…mais à force de vouloir montrer une histoire actuelle, on instrumentalise la tragédie, et c’est médiocre.

Un Islam de clichés, putassier et dangereux

Le deuxième acte est bien plus discutable encore.
Klingsor se trouve être un converti récent à l’Islam (il cherche la direction de La Mecque avec des hésitations visibles), dans un espace qui reprend celui de l’église du premier acte, mais tapissé de céramiques à la manière des harems. C’est cohérent avec le livret qui dit que Klingsor fonde un royaume qui est le négatif du royaume du Graal.
C’est donc bien de l’antagonisme Christianisme/Islam qu’il va s’agir d’autant que Klingsor officie d’un antre  tapissé de croix de toutes sortes, qui sont autant de trophées, dont la diversité montre en réalité que le symbole de la croix devient un objet presque personnalisé, et évidemment au final dégagé de toute valence religieuse, allant de l’esthétique au sexuel.

Le signe est clair : face au royaume « chrétien » du Graal, dont on a constaté le « christianisme » un peu discutable, Klingsor a construit un royaume antithétique musulman, tout aussi discutable. Nous assistons à une lutte « chrétiens vs. Musulmans », où les convertis (Klingsor en l’espèce) sont les pires de tous, voire une lutte « faux chrétiens » contre « faux musulmans ». Ce choix est si grossièrement manichéen qu’on pourrait croire à de l’ironie, à une volonté de détruire le message voulu par Wagner en en montrant les limites, voire les ridicules. On pourrait croire aussi en une critique du regard du monde « occidental » (ou américano-bushien) sur le monde islamique, vu comme la force du mal et donc à une charge faisant de Klingsor une sorte de caricature dans un monde islamique réduit à nos fantasmes mais cet exercice de distanciation reste si ambigu qu’on n’arrive pas à  en voir les tenants et les aboutissants : un spectateur voit ce qui lui est donné, et ce qu’il voit est une grossière opposition.
D’ailleurs, dans l’interview délivrée dans le programme de salle, il n’y a aucune allusion à ce deuxième acte, pourtant essentiel…
Parsifal arrive dans ce royaume en soldat noir (Chevalier noir ?). Il se fait déshabiller par une armée de femmes en Nikab (costumes de Jessica Karge). Le Nikab qu’elles jettent bientôt laisse voir sous le voile les habits de l’hétaïre (genre cabaret à danse du ventre d’Istanbul). Ces femmes désirantes mettent à nu le héros et  le poussent dans l’eau. Au premier acte, le bain d’Amfortas, au deuxième, celui de Parsifal, au troisième (on va le voir bientôt) la douche : que d’eau que d’eau…L’eau a-t-elle une fonction lustrale ou est-elle ici seulement destinée à préparer le héros à sa rencontre érotique : pourquoi le bain de Parsifal ? Grave question non inscrite dans le livret mais qui fait sourire le spectateur amusé des contorsions pour que la nudité du héros n’apparaisse pas tout en se laissant voir.
L’originalité de la scène de « séduction » qui suit (un repas galant avec table dressée) est la présence d’Amfortas, tunique blanche, visiblement amoureux de Kundry. Si Parsifal la refuse, Amfortas quant à lui la possède : la mise en parallèle Amfortas et Parsifal, un Amfortas qui désire, qui possède, et qui probablement aime, et un Parsifal saisi par le même aiguillon qui en sent la blessure et s’écarte, n’est pas clairement réalisée. Voilà une volonté démonstrative de la mise en scène qui nous montre d’une manière maladroite sans une once de sensualité  ce qu’Amfortas a fait (la copulation avec Kundry est relativement ridicule aussi, sans apparente volonté de l’être) et que Parsifal ne fait pas. La scène de séduction entre Parsifal et Kundry, autour d’une table dressée, fait penser à ces films où le repas n’est que prélude à un dessert plus doux, – on est là aussi dans le cliché.  Plus de séduction ni d’érotisme dans la seconde partie où Kundry décline un très pascalien « art de persuader » qui échoue. Parsifal rhabillé rapidement en soldat, récupère la lance, en fait une croix (mais alors, ce n’est plus la lance précieusement conservée intacte par les chevaliers du Graal…), laisse le royaume de Klingsor vidé de son sens, et brandissant la croix. Il s’en va étrangement suivi de deux soldats à la recherche du royaume du Graal…il était donc en service commandé?
Autrement dit, Parsifal devient le chevalier sauveur, en Irak, portant la croix rédemptrice ayant terrassé le vilain Islam : pax americana…
La croix triomphe des méchants, musulmans en l’occurrence. C’est un message simpliste, donnant l’idée du soldat protecteur, le bien contre le mal, du Georges Bush dans le texte…

Et c’est bien cette idée sous-jacente qui est détestable, le mal qu’est Klingsor épouse l’islam comme « couverture » certes, parce qu’il épouse l’idée commune aujourd’hui que l’Islam, c’est le mal – avec la confusion non-dite Islamisme/islam qui arrange tant de monde. De l’autre côté, Parsifal le soldat, c’est le bien. Simpliste, stupide et dangereux.

Laufenberg propose d’inscrire Parsifal dans une histoire d’aujourd’hui, ou plutôt dans les obsessions du monde d’aujourd’hui, s’appuyant sur le point de vue à la fois occidental et chrétien, sans aucune espèce de distance.
C’est bien ce mélange de concepts, d’éléments anecdotiques, soi-disant accrochés à l’actualité qui fait problème parce qu’en réalité ce travail  n’épouse que les clichés les plus communs, voire les plus dangereux (L’islam en soi n’est le mal que pour les imbéciles) sans même afficher une vision a minima idéologique.
Dans pareil contexte, en se référant à ce que dit Castorf dans son Ring, on aurait pu ramener les enjeux à ce qu’ils sont pour les USA et faire du Graal un baril de pétrole qu’on adore, bien plus proche de la vérité de ce conflit qu’une opposition stérile Christianisme/Islam.

Retour au paganisme?  Retour à l’humanisme? Ou retour à un Christianisme universel, « catholique » au sens propre?

Le troisième acte pose et dit des choses tout aussi discutables.
L’enchantement du vendredi saint devient une sorte de vision d’un paradis clairement païen (le royaume du Graal à la sauce néoplatonicienne de la Renaissance, avec une allusion au Printemps Botticellien) avec une nature envahissante d’une manière si caricaturale qu’elle en devient là aussi un signe de déréliction. Au moins, ce paganisme très proche de la vision riante d’un printemps à la mode de la Renaissance italienne réadaptée est inoffensif et moins violent que le sectarisme du premier acte. Ce pourrait être une conclusion originale de troisième acte…

Conformément au livret, Parsifal apparaît en chevalier muni d’une armure grossière qu’on croirait en carton, on peut passer  sur la Kundry servante âgée qui nettoie le frigo dont on a parlé en d’autres temps pour s’attacher non à la douche de ces corps nus et innocents en arrière scène (encore un cliché…et encore de l’eau, que l’on retrouve aussi inondant le masque mortuaire de Wagner dans la scène vidéo de la Verwandklungsmusik) mais à la scène finale, où tout décor disparaît,  pour laisser place à une assemblée qui jette tous ses oripeaux religieux – juifs, musulmans, chrétiens même combat – en un « embrassons-nous Folleville » général tandis que le « bon pasteur » qui surveille tout ça a lui-aussi jeté aux orties son bâton de berger.
Le simplisme de cette scène laisse penser au simplisme de la vision américaine du Proche Orient en 2003 ou 2004 : le monde est si simple… alors que c’est le résultat d’une logique née au deuxième acte où Parsifal muni de sa lance-croix a laissé le royaume de Klingsor suivi de deux soldats, comme s’il était mandaté pour la mission de pacification en suscitant le refus des religions dans une vision unifiée, sans Dieu mais pleine de cette nouvelle humanité que déjà Götz Friedrich en 1982 avait affichée : sauf que Götz Friedrich tenait un discours moins anecdotique.
Une autre possibilité est aussi la création d’une nouvelle religion dont Parsifal serait le prophète, porteurs d’idéaux de « l’occupant ». Et dans ce cas-là, on n’est pas loin de jouer « notre agent en Irak » ou « miracle à la CIA ». Il reste que Parsifal est revenu avec la lance-croix, une croixqu’il brandit devant Amfortas: le christianisme reste présent. Tout le monde jette les objets de culte, mais c’est bien la croix qui est revenue en vainqueur sans (trop) le dire. Cette fois, on est dans la manœuvre démocrate-chrétienne à l’italienne, il ne manque plus que l’évocation du fantôme de Giulio Andreotti. Ce final qui semble dire une chose en en disant une autre n’est que ce qu’on appelle aujourd’hui un « fake ». Comme toute cette mise en scène.

Avec Bychkov, un équilibre musical est trouvé

Du côté musical, la direction de Semyon Bychkov semble elle-aussi synthétiser deux tendances, celle très objective de Hartmut Haenchen, assez éloignée par son hiératisme de la scène touffue et anecdotique à laquelle nous avons droit, et une tendance plus pathétique, plus appuyée comme celle de Marek Janowski, qui remplaça un soir Haenchen l’an dernier.
Elle représente un équilibre assez élégant très en place, avec un tempo quelquefois rapide, et une belle science des équilibres de la fosse. Cette direction est fluide, pas vraiment dramatique, soulignant plutôt la poésie du discours et accompagnant sans verser dans le sublime, ni dans le profane, et reste toujours très attentive aux chanteurs. On pourrait souhaiter une approche plus singulière, plus marquée, mais Bychkov a veillé plutôt à la continuité d’un discours, dans une fosse qui par sa nature étouffe les excès. Il en résulte une incontestable réussite, sans doute pour moi la plus satisfaisante direction musicale de la saison, sans fadeur, avec ses reliefs et ses moments d’exception (la scène finale particulièrement réussie) qui a valu au chef un véritable triomphe. La production a trouvé son chef.
Le chœur du festival (dir.Eberhard Friedrich) était là dans une grande forme, plus marquée que dans les autres opéras (notamment Lohengrin), les deux scènes du Graal (et notamment la seconde) furent des moments d’exception et le chœur des filles fleurs était particulièrement intense.
La distribution sans grands changements par rapport aux années précédentes proposait la nouveauté du Gurnemanz de Günther Groissböck. C’est un Gurnemanz au phrasé impeccable qui sculpte les mots et qui donne beaucoup d’expressivité à son récit du premier acte. Il apparaît plutôt jeune et vif, ce qui tranche avec les figures qui habitent normalement le rôle,  mais le timbre plutôt mat n’a pas la profondeur dont on a l’habitude. Peut-être sommes-nous trop déterminés par les grands Gurnemanz du passé, au volume très marqué et avec des graves abyssaux, du genre Kurt Moll. Il reste que Groissböck est un très grand bonhomme.
Tobias Kehrer en Titurel a au contraire la voix plutôt courte, et un peu claire, qui ne convient pas à ce rôle d’outre-tombe. C’est une petite déception devant un chanteur qui à Salzbourg s’était particulièrement signalé, même dans le rôle très secondaire du Polizeikommissar.
Derek Welton est un bon Klingsor, qui ne donne jamais dans la caricature, même si la mise en scène l’y inviterait, joli phrasé, timbre chaleureux. Je le dis souvent, un bon Klingsor est rare (jadis Franz Mazura, aujourd’hui Wolfgang Koch depuis le Parsifal définitif de Munich) et Derek Welton est un de ceux qui réussit le mieux à incarner le personnage. Ce rôle est maltraité parce qu’il est court et que les théâtres ne trouvent pas toujours intérêt à soigner sa distribution.
L’Amfortas de Thomas Johannes Mayer, qui succède à Ryan McKinny impose dans le personnage une maturité et une présence sans doute plus fortes, avec une voix toujours un peu voilée qui convient bien à l’homme souffrant et subissant qu’il est. McKinny était un Amfortas athlétique, une figuration christique qui laissait penser à certains Christ de Michel Ange (Santa Maria della Minerva à Rome). Mayer est aussi un corps imposant mais un peu plus mur. On devrait toujours aligner Amfortas et Gurnemanz (c’est d’ailleurs le cas dans cette mise en scène, reconnaissons-le), qui sont des compagnons, alors qu’on a tendance à faire de Gurnemanz une sorte de patriarche à la Pimen. Mayer n’est pas toujours régulier dans ses prestations, mais ce soir, il a pleinement convaincu, avec lui aussi un sens du cisèlement des mots et une expressivité vraiment étudiée, en grand artiste très raffiné ce qui n’était pas le cas de Mc Kinny.
La Kundry d’Elena Pankratova n’a ni problème de volume, ni problème de voix et elle s’impose. Scéniquement et physiquement, elle n’a rien d’une Kundry « traditionnelle » et mystérieuse, elle laisse l’érotisme du côté de ses filles fleurs et se réserve la séduction par les mots, l’art de persuader dont il était question plus haut, mais sans vrai raffinement ni véritable art. Ce chant puissant reste assez monochrome et le jeu répond à la mise en scène (le jeu du double avec Amfortas) sans vraiment acquérir de singularité. Comme on dit « elle fait le job », sans que la mise en scène n’invente quelque chose pour faire coller son physique et son personnage. Il n’y a pas beaucoup de profondeur dans cette Kundry qui n’a pas le caractère attendu du personnage. Les décibels à eux seuls ne font pas le printemps…
Le Parsifal d’Andreas Schager laisse toujours lui-aussi un goût d’inachevé. La voix est somptueuse, imposante, le timbre éclatant, lumineux, et de ce point de vue il est le personnage jeune qui convient à la mise en scène. Mais « derrière les yeux » porte-t-il quelque chose de plus abouti, de plus profond, de plus senti.
Pas vraiment. Il traverse l’œuvre sans qu’on ait une vision réelle du personnage, sans même qu’on aperçoive une consistance. C’est une question de couleur, et d’interprétation. Schager a besoin d’un grand metteur en scène qui puisse le diriger et le cadrer : il a réussi avec Tcherniakov à Berlin aussi bien dans Tristan que dans Parsifal à incarner un personnage et à convaincre. Ici, il reste en dehors, et sa voix magnifique ne suffit pas. Si Parsifal n’est pas un rôle trop difficile vocalement, il est au contraire plus difficile à incarner. Comment rendre le « roman d’apprentissage » qu’est Parsifal, comment marquer son évolution, comment aussi montrer la voix sans jamais cesser de la contrôler. Rares sont les très grands Parsifal qui ont réussi à montrer toutes les couleurs du personnage. Schager le fut de manière fugace avec Tcherniakov, mais pas ici.

 

La genèse de ce Parsifal aux changements de chef et de metteur en scène n’a pas toujours favorisé un aboutissement aussi bien musical que scénique. La mise en scène anecdotique et toujours à la limite du ridicule, toujours ambiguë, ne colle pas vraiment à la direction toute en fluidité et élégance de Bychkov, et les chanteurs ne sont pas vraiment dirigés avec la précision et les détails voulus. C’est une occasion perdue. Pour une telle œuvre et dans un tel lieu, c’est problématique.

 

 

OPERA NATIONAL DE PARIS 2016-2017: LA FILLE DE NEIGE (SNEGOUROTCHKA/СНЕГУРОЧКА) de Nikolai RIMSKI KORSAKOV le 3 MAI 2017 (Dir.Mus: Mikhail TATARNIKOV; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Arrivée de Fleur de neige © Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Dans la vaste programmation parisienne, qui n’arrive pas toujours à me passionner, j’avais repéré cette production de La Fille de Neige, un opéra que je n’avais jamais vu sur scène, comme beaucoup, et qui m’a aussi attiré à cause d’une distribution de très haut niveau, et de la mise en scène de Dimitri Tcherniakov : bien m’en a pris.
Le conte de fées amer qu’est la Fille de neige, d’après Ostrowski, est l’histoire d’une jeune fille née des amours de Dame Printemps et du Père Gel, et qui doit être protégée du soleil qui veut sa perte (ou sa fonte). Le Père Gel quand il doit se retirer à la fin de l’hiver, vient rencontrer la mère, Dame Printemps, pour envisager comment protéger leur fille. Celle-ci est attirée par la communauté des Berendeis, où elle est séduite par le chant d’un berger, Lel, qu’elle veut connaître. Mais vivre chez les hommes, même dans une communauté dont le but est le bonheur humain, n’est pas si facile.
L’histoire est celle d’une initiation à l’univers humain, et au sentiment amoureux, qui va finir tragiquement. Arrivée dans ce monde, la fille de neige (Fleur de neige, dans la traduction d’André Markowicz), par sa stupéfiante beauté, va créer le désordre.
La jeune fille dont les garçons tombent tour à tour amoureux, ne sait répondre à cet amour auquel elle est étrangère : fille de neige, elle est froide et c’est bien ce que lui reproche Lel, le berger à la voix d’or (c’est un contreténor). Protégée par ses parents adoptifs qui la recueillent, elle va se trouver confrontée à un autre couple, celui de la jeune Koupava et son fiancé Mizguir, qui va tomber immédiatement fou d’amour pour Fleur de neige et renoncer illico à Koupava. Voilà toute les données de l’intrigue.

La pièce d’Ostrowski -et le livret qu’en a tiré Rimski Korsakov- est une histoire païenne, de forces de la nature qui s’opposent, et d’une communauté humaine isolée d’un village, une sorte de communauté idéale et simple, sans conflits ni histoires sinon celles du cycle humain, avec ses amours, ses mariages, et son quotidien.
Cette histoire d’hiver et de Printemps, mais aussi de soleil, c’est évidemment une histoire (originale) qui renvoie au cycle de la nature et aux saisons, très sensibles dans la tradition russe (on songe au Sacre du printemps), mais aussi dans toutes les traditions païennes depuis l’antiquité, profondément animistes.
Le conte amer n’est en fait qu’une traduction des bouleversements subis par la nature dans toutes ses transformations. L’inéluctabilité de ces bouleversements emporte évidemment Fleur de neige, piégée par le réchauffement climatique, parce que fille du gel et du dégel (Dame Printemps), elle a une nature intermédiaire qui ne répond pas aux cycles tels qu’ils sont définis. Elle est autre et elle le paiera.
Cette idée de cycle naturel traverse l’œuvre et implique le moment final. Fleur de neige est forcément isolée et singulière, dans un monde printanier et donc en bouleversement. Belle et froide, Fleur de neige doit le rester, mais au contact des hommes, elle finit par en épouser les passions.
Ainsi le conte d’Ostrowski est-il à la croisée de deux chemins : un chemin mythologique, animiste, cyclique, dont Fleur de neige est le produit intermédiaire et donc forcément en danger, et un chemin humain, qui se traduit par le désir et la passion qui expose la jeune héroïne également. Tant qu’elle ne réussit pas à en épouser les brûlants sentiments, Fleur de neige est protégée, mais dès qu’elle y touche, elle s’y brûle et meurt. Vivre sans passion, ou mourir d’amour, voilà le choix implicite auquel la jeune fille se confronte, et elle choisit la mort, et donc d’une certaine façon, la vie.

Pour traduire cette alternative, Dmitri Tcherniakov propose un travail d’une très grande intelligence, une lecture a plusieurs niveaux, aidé par de magnifiques décors qu’il signe, et les costumes faussement traditionnels d’Elena Zaytseva, mais surtout les merveilleuses lumières diaprées, brumeuses, ombreuses, de Gleb Filshtinski.
D’abord, il situe cette communauté des Berendeis de nos jours, une sorte de communauté sectaire isolée et nomade, nostalgique d’un âge d’or de la tradition, réfugiée au fond des bois (le rideau est ouvert pendant que les spectateurs s’installent : sur scène, c’est nous, hic et nunc).

Elena Manistina (Dame Printemps) et les Oiseaux © Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Le rideau se ferme pour que la musique commence, et la première scène se situe dans une école de danse, dont Dame Printemps est la directrice, qui prépare les oiseaux à envahir l’espace. L’invitation au Printemps, vue sous le rapport de la danse, c’est évidemment pour Tcherniakov une manière implicite d’évoquer la traduction dansée de l’irruption du Printemps, à savoir Le Sacre du Printemps de Stravinski, qui est un des prolongements de cette tradition paysanne de l’arrivée du Printemps vue comme explosion de la nature et des sèves diverses qui la traversent. C’est évidemment l’apothéose de Dionysos. Cet espace clos intemporel où se préparent les diverses explosions de la nature accueille aussi le père Gel, personnage très aimé de la tradition russe (une sorte de Père Noël), vu ici comme une sorte de fonctionnaire un peu triste et gris, qui amène Fleur de neige à sa mère, pour décider simplement de l’avenir de la jeune fille, qui se dissimule derrière une porte, comme pour signifier qu’elle n’a plus sa place auprès de ses parents.
Le stupéfiant décor de forêt où sont installés dans un village éphémère les Berendeis est aussi vu avec une grande intelligence : la forêt, c’est un lieu protégé du soleil, un lieu d’ombre et de lumière diffuses, où la jeune fille est en sécurité. C’est ce lieu qui a toujours été depuis l’antiquité un lieu transitionnel (la forêt druidique des gaulois), entre les hommes et les dieux, lieu de séjour des divinités sylvestres : l’arbre par son élévation monte au ciel, mais aussi plonge ses racines dans les entrailles de la terre, il symbolise ce lien entre les forces invisibles et visibles. Ce lieu est donc lui aussi un lieu de ce dialogue entre esprits et humains, un lieu inquiétant tant exploité par les contes de fées.
Dans ce lieu inquiétant, Tcherniakov place les Berendeis, une communauté rassurante, où l’on trouve des êtres placides, souriants, habillés de manière traditionnelle, mais aussi en costumes contemporains, un faux décor d’opérette, comme fait pour le spectateur traditionaliste qui voit enfin la Russie de ses rêves, mais traversé aussi par les passions et les désirs : très subtilement, Tcherniakov par les costumes identifie les rôles : Lel, le berger, c’est le barde, mais il est aussi comme berger le représentant de l’Arcadie qui est le paradis des anciens, qui s’exerce à la musique, qui comme l’on sait est l’art du paradis. Koupava, c’est avec son costume traditionnel la représentante d’un monde d’une réalité un peu rêvée, mais terrien, c’est la riche paysanne d’opérette qui va entrer en tragédie. Quant à Mizguir, par son costume gris sombre, sans couleur, il se définit comme autre, comme citadin, déjà ailleurs et séparé de la communauté.

Intéressante aussi la manière dont le Tsar Berendeis est proposé : rien d’un tsar, mais plutôt un vieux sage qui regarde la vie paisible du groupe et s’en abstrait, il peint (un portrait de Dame Printemps) et toutes ces affaires de cœur l’ennuient un peu. Mais il sait que les Berendeis sont poursuivis de l’hostilité du Soleil (Iarilo), et cherche à l’apaiser en cherchant la résolution collective (et politique) des problèmes. La présence de Fleur de neige en est la raison inconnue, elle est l’intruse qui provoque le désordre des hommes et la colère des dieux. Le monde ordonné n’aime pas les êtres non définis, intermédiaires, dont la seule présence est facteur de trouble.
Fleur de neige est facteur de trouble parce qu’elle ignore la chaleur du désir, les brûlures de l’amour, et les échauffements du cœur. Elle aimerait les connaître, mais son monde est ailleurs. Lel la délaisse et Mizguir qui en est tombé fou amoureux, a rejeté Koupava, mais n’est pas aimé de retour, il devient l’essence même du Mal aimé.

C’est à cause de l’hostilité du soleil que Berendei le Tsar va marier les couples amoureux, mais Lel va choisir Koupava abandonnée de Mizguir, tandis que Fleur de neige se refuse à Mizguir.
Une situation que Fleur de neige peut de moins en moins supporter au point qu’elle retourne à sa mère Dame Printemps au moment où cette dernière doit fuir l’arrivée de Iarilo le soleil d’été. Elle demande à sa mère de lui procurer le don d’amour.

Aida Garifullina (Fleur de neige) © Elisa Haberer

Dans une scène magnifique où elle court dans la forêt déserte aux arbres qui dansent une sorte de valse désespérée, Fleur de neige va rencontrer Mizguir et lui donner son amour : tout devrait donc finir avec bonheur, mais Fleur de neige offerte à la brûlure de l’amour se met à fondre et meurt en déclarant son amour à Lel : Mizguir part se tuer. Tcherniakov fait alors de la jeune fille une sorte de martyre tant la position de son corps ressemble à une statue baroque de Sainte Cécile (patronne des musiciens…).
Ainsi donc Tcherniakov d’une manière très délicate, propose une sorte de polyptique où se mêlent à la fois les racines paysannes et mythologiques, les passions toutes humaines, mais aussi et très nettement les dérives d’une sorte de vie sectaire, la vision finale du soleil figurée par une roue qui brûle en est l’image évidente, une vie sectaire où la mort de Fleur de neige n’a pas d’importance, au contraire accueillie par une fête et un soulagement. L’élément perturbateur du groupe, celle qui n’est pas comme les autres et son pendant masculin(Mizguir) disparaissent et le monde redevient « comme avant ». Car c’est bien le sens de l’histoire racontée par Tcherniakov : les deux personnages qui cherchaient à se racheter une normalité et un anonymat (Fleur de neige et Mizguir) sont morts, et c’est le prix à payer pour que tout continue pour les autres.
C’est sans contexte un grand spectacle, une des mises en scènes les plus fines de Dmitri Tcherniakov, qui regarde le monde russe qui veut retourner à la tradition ancestrale non sans ironie, parce le prix à payer est l’uniformisation souriante (et terrible), et qui regarde en même temps l’état de nature avec la même crainte : la nature est toute aussi hostile que les hommes à ce qui n’est pas dans l’ordre, comme cet être hybride fait de gel et de printemps. Seule la norme compte, pour que l’ordre naturel, politique et culturel, règne : effrayant.
Musicalement, c’est un enchantement.
D’abord la musique de Rimski-Korsakov, une musique aux couleurs variées, profondément impressionniste, descriptive, très diverse, jamais tonitruante, où l’orchestre de l’Opéra de Paris fait vraiment merveille, dirigé par Mikhail Tatarnikov, évidemment dans son répertoire idiomatique. Cependant sa direction très au point et qui mérite d’être saluée, aurait mérité d’être plus lumineuse, avec un rendu orchestral plus limpide, pour encore mieux apprécier la délicatesse de l’orchestration. Cela reste un peu « conforme », et aurait peut-être gagné à une vision plus audacieuse, à l’image de la mise en scène.
Du côté de la distribution, essentiellement russo-germanique, bien peu de remarques, et aucune vraiment désobligeante. Malgré les changements de dernière minute (notamment Ramon Vargas qui a renoncé, remplacé par un Maxim Paster aux aigus un peu problématiques et à la ligne de chant instable, même si le personnage est très bien campé), le spectacle est l’un des plus homogènes vus ces derniers mois.
Thomas Johannes Mayer est Mizguir, certes il n’est pas slave, mais la diction ne m’est pas apparue si étrangère à la langue russe. Dans la mesure où il incarne un personnage à part, autre, langue russe dans bouche allemande peut se justifier. En tous cas, comme souvent, il a l’intensité, il a l’engagement, il a les accents, et aussi la ligne de chant, et les aigus. Son timbre légèrement opaque fait aussi merveille pour caractériser ce personnage déchiré. J’aime ce chanteur et il ne m’a pas déçu.
Franz Hawlata est Bermiata, le conseiller du Tsar. Particulièrement à l’aise en scène, c’est un straussien exceptionnel (son Sir Morosus !) mais à la voix ternie ces dernières années. C’est un acteur hors pair, d’une grande intelligence mais il est moins à l’aise dans ce rôle, dans les accents et dans la manière d’avoir le texte en bouche avec des aigus problématiques et sans la fluidité à laquelle il nous a accoutumés. Prestation moyenne dirons-nous.
En revanche, magnifiques les deux parents adoptifs de Fleur de neige, le bonhomme Bakoula (Vasily Gorschkov) et la bonne femme (Carole Wilson), particulièrement bien dessinés par la mise en scène, avec de l’humour, de la présence, et de la voix, vraiment intéressants.
Vasily Efymov, l’Esprit des bois, à la voix sonore et à la belle présence, est aussi un élément emblématique de l’excellence du plateau dans les rôles secondaires.
Martina Serafin est Koupava, un rôle inhabituel pour ce soprano plus habitué aux rôles de lirico spinto du répertoire. Elle a l’autorité, elle a la voix au volume qui remplit facilement le vaisseau Bastille, elle a aussi la présence scénique, où Tcherniakov lui donne un rôle duplice par rapport au berger Lel, choisi pour se venger de Mizguir.
Lel, c’est Yurij Minenko, contreténor qui partage avec l’héroïne le plus gros succès de la soirée, qui s’est substitué à Rupert Enticknap initialement annoncé.

La voix est claire, forte, bien projetée, et le chant très bien contrôlé. Une vraie performance, d’autant que le personnage, léger, négligeant, insouciant est parfaitement campé avec son look vaguement hippie chaloupé. Une trouvaille !
Elena Manistina est une Dame Printemps au beau mezzo grave, peut-être un peu tendu dans les aigus, notamment au dernier acte, et marqué par un vibrato un peu excessif mais la personnalité scénique, les attitudes, les accents atténuent ces problèmes, tandis que Vladimir Ognovenko est toujours la basse solide qu’on connaît et sur lequel l’outrage du temps n’a pas d’effet, le court rôle du Père Gel est parfaitement tenu, avec une belle palette de couleurs.
Aida Garifullina, enfin, qui donne un incroyable relief au rôle de Fleur de neige. Elle en a le physique grêle et fragile, elle a la présence, la timidité, la sensibilité, et surtout une incroyable voix, puissante, magnifiquement contrôlée, avec un chant coloré, une interprétation si exceptionnelle qu’on se demande désormais qui d’autre pourrait s’emparer du rôle aujourd’hui. Etonnante et bouleversante, elle remporte un immense succès. Signalons enfin la performance du choeur de l’Opéra dirigé par José Luis Basso, vraiment somptueux ainsi que celle des enfants du choeur d’enfants de l’Opéra et de la Maîtrise des Hauts de Seine.
Une magnifique soirée, qui prouve qu’une œuvre rare, quand elle est défendue de cette manière et avec une mise en scène d’une telle profondeur, remporte le succès qu’elle mérite. À quand à Paris les autres chefs d’œuvres de Rimski-Korsakov, qu’on commence à voir sur les scènes européennes ici et là. [wpsr_facebook]

Au centre Martina Serafin (Koupava) © Elisa Haberer/Opéra National de Paris

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: MOSES UND ARON d’ARNOLD SCHÖNBERG LE 20 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Romeo CASTELLUCCI)

Moses und Aron Oct.2015 ©Bernd Uhlig
Moses und Aron Oct.2015 ©Bernd Uhlig

Il y a six ans Nicolas Joel en 2009 avait symboliquement ouvert son mandat par Mireille de Gounod qu’il avait lui même mise en scène, production tellement réussie qu’elle ne fut jamais reprise.

En affichant Moses und Aron de Schönberg mis en scène de Romeo Castellucci pour sa première nouvelle production, Stéphane Lissner tout aussi symboliquement annonce la couleur : c’est bien d’abord un message en quelque sorte politique avant qu’artistique, une note d’intention que Lissner adresse au public parisien. Qui s’en plaindra ? Le succès remporté par le spectacle montre quelle était l’attente du public après les années précédentes plutôt grises et sans grand intérêt.

Il faudrait sans doute s’interroger sur les raisons de ce succès. Schönberg ? J’en doute, ou alors on nous a changé le public d’opéra, dont certains considèrent que Wozzeck (1925) est inaudible. Je pense plutôt que la présence de Romeo Castellucci qui traîne une odeur sulfureuse a stimulé la curiosité. C’est toujours le même phénomène qui frappe les metteurs en scène « novateurs » : donnez-leur à travailler Schönberg et c’est un triomphe, mais donnez leur Madama Butterfly et ce sera la bronca. Castellucci dans Schönberg, aux yeux d’un certain public, cela ne dérange pas ; c’est même très cohérent.
J’ai lu je ne sais où que Moses und Aron était une pièce « contemporaine ». Elle a 82 ans…et elle a été créée il y 61 ans. Le contemporain est assez élastique, mais c’est sans doute la modernité de Schönberg qui est éternelle.
L’attente du travail de Romeo Castellucci, les nouvelles distillées habilement lors des répétitions, et notamment le fameux taureau charolais comme Veau d’or, les premières images : tout a été fait pour susciter la curiosité, et même la très récente protestation au nom du bien-être animal contre l’utilisation du taureau contribue à la réussite de la communication autour du spectacle, avec pour résultat une relative déception qu’on lit dans les compte rendus critiques sur la production. Voilà un travail apparemment classique dans son propos : pas de vidéo en direct d’une chambre d’hôpital (comme dans Orfeo), pas de carmélites (comme dans Œdipe Roi que les parisiens vont voir fin novembre). Paris, depuis le XVIIIème siècle n’aime rien tant à l’opéra que la nouveauté et le frisson, et donc ce spectacle qui n’offre apparemment que Moïse, Aaron, et le Sinaï, tout simplement (C’est à dire le texte même, j’allais dire le Verbe même) a pu décevoir les plus avides.
Écrivant ce compte rendu après la fête, c’est à dire à la fin de la série de représentations, alors que j’ai vu le spectacle à la Première, j’ai voulu en profiter pour écrire avec le recul sur ce qui me restait, après trois semaines, de la production. Quand cendres, poussières et paillettes retombent, que reste-t-il du spectacle ?

Il reste l’impression d’un grand spectacle et l’écho répété d’un très grand succès. La fortune actuelle de Romeo Castellucci qu’on semble découvrir, est assez singulière d’ailleurs, dans la mesure où ses spectacles ont parcouru l’Europe depuis la fin des années 90. Romeo Castellucci, ce sont des ambiances, c’est une volonté d’impliquer émotionnellement le spectateur par un théâtre souvent bien proche du théâtre de la cruauté d’Artaud dont Castellucci est un évident lecteur. Son Haensel et Gretel, qui reste pour moi un de ses plus grands spectacles, transformait le conte pour enfants en un cauchemar dont les enfants sortaient en larmes…

Un début laiteux ©Bernd Uhlig
Un début laiteux ©Bernd Uhlig

On retrouve chez Romeo Castellucci la volonté de construire des images puissantes, qui vont marquer le spectateur, des images esthétisantes, des lumières étranges aussi qui illustrent l’italianità du metteur en scène, à commencer par cette toute première partie dans un brouillard blanc, avec beaucoup de nuances de blanc, un blanc laiteux, qui éloigne, qui sépare, qui annihile les formes et devient évocatoire, un blanc de paradis (très souvent les représentations « publicitaires » du paradis sont blanches, avec nuages ), un blanc suggestif qui suggère la protection divine qui accompagne le peuple juif. Le blanc emblématique de l’innocence première.

Du blanc au noir Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Du blanc au noir Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

Le mouvement parabolique de cette production, c’est le passage progressif du blanc au noir, c’est la tache noire qui va se multiplier : noir le liquide que certains pensent pétrole, d’autres encre. Noire la couleur de l’idole centrale qui frappe, noire l’eau de la piscine probatique. Le spectacle passe du blanc au noir, un spectacle qui passe du contact avec un Dieu irreprésentable à un monde qui, n’arrivant pas à se le représenter, préfère retourner à ses idoles ou les créer, c’est à dire rester monde et refuser Dieu. La question de la représentation est au centre de polémiques religieuses et civiles infinies dans le monde d’hier (les guerres iconoclastes) et celui d’aujourd’hui (inutile de faire un dessin…).

L’image blanchâtre à peine esquissée du taureau en arrière plan traduit bien visuellement la question. Entre un Dieu omniprésent et invisible, et un Dieu hic et nunc à adorer, le peuple choisit l’ici et maintenant.
La question posée par le Moses und Aron de Schönberg est bien une question presque eschatologique et la traduire à l’opéra est une opération marquée du sceau de l’impossible : où bien vous racontez l’histoire comme une aventure cinématographique, où bien vous procédez par images, par épisodes, par stations, par vignettes où peu à peu le Livre se révèle. L’histoire a été racontée au cinéma (« Les Dix Commandements ») par le cinéma hollywoodien qui faisait de l’aventure biblique une succession d’images fortes, l’enfant que j’étais a été marqué par la vision de l’ouverture de la mer rouge, ou la succession des plaies d’Egypte, ou même le Buisson ardent, puisque le film de Cecil B.de Mille montre tout. Et plusieurs années après, jusqu’au seuil de l’adolescence, j’ai été poursuivi par l’image d’un Sinaï mystérieux et menaçant : le Dieu d’Hollywood n’est pas très rassurant.
On peut choisir l’aplatissement de l’opéra belcantiste à la Rossini, qui utilise l’ouverture de la Mer Rouge comme la Tempête suprême (un motif qu’il affectionne dans sa musique, héritage des tempêtes baroques), et qui raconte une histoire parallèle à l’histoire biblique (j’adore Moïse et Pharaon, un des premiers « grands opéras », mais pas pour son utilisation de la Bible).
Schönberg, à qui l’on doit à l’opéra des formes plutôt réduites (Von heute auf morgen par exemple) se confronte là à une forme immense, qui illustre son retour au judaïsme fondateur, et qui utilise l’opéra non comme spectacle, mais comme message : Moses und Aron est, après Parsifal, un autre Bühnenweih(fest)spiel.
Peter Stein, à Amsterdam et Salzbourg en avait fait un opéra spectaculaire, lumières aveuglantes, orgie monumentale où le chœur se mettait nu (impressionnant chœur d’Amsterdam) une sorte de fête expressionniste peut-être plus marquée par les années 20 que par le message biblique lui-même, et la direction acérée, glaciale et vigoureuse de Pierre Boulez l’accompagnait. Un des spectacles les plus marquants des trente dernières années, qui a reproposé Moses und Aron sous les projecteurs (et Dieu sait qu’il y en avait dans le spectacle). Mais un spectacle qui jouait sur l’ambiguïté d’une œuvre écrite au moment de la montée du nazisme comme parole politique déviante, qui rivivifiait en  quelque sorte l’adoration des idoles païennes .

Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

Castellucci revient au texte, et pour tout dire, au Verbe et à sa transmission, il va proposer une expression du Divin dans sa production et sa réception et dans les rapports production-réception, qui est au fond tout le problème de l’œuvre : comment transmettre l’idée de Dieu, avec à la fois une grande fidélité à l’esprit de l’œuvre, mais aussi à l’Esprit

Moïse reçoit les Commandements ©Bernd Uhlig
Moïse reçoit les Commandements ©Bernd Uhlig

au sens fort du terme, avec aussi des visions hyperréalistes non dénuées d’ironie ni de distance comme cette première image d’un magnétophone vieux style, d’une blancheur immaculée qui représente la voix non représentable de Dieu et dont les bandes magnétiques vont être un des motifs récurrents de la production, d’abord entourant le bras de Moïse, ensuite composants de la figure de l’idole noire adorée du peuple.
Autre motif récurrent, le totem blanc qui figure le « bâton d’airain » de Moïse, que Castellucci a déjà utilisé je crois dans un autre spectacle Go down Moses présenté au théâtre de la Ville en 2014. Un motif polysémique, comme il y en a beaucoup dans les travaux de Castellucci, dont le sens peut être reçu de manière diverse sans perdre de sa puissance, ou même ne pas être compris, comme souvent peut l’être tout signe,  notamment les signes du Divin (voir la question delphique des oracles).

Descente du bâton/serpent d'airain Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Descente du bâton/serpent d’airain Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

Ainsi de ce bâton d’airain totémique,  on extrait un liquide noir (pétrole ? encre ?), en tous cas symbole de souillure qui va envahir peu à peu la scène et les personnes. Bâton qui symbolise Moïse ou Serpent maléfique : il ne peut y avoir de Loi que s’il y a souillure : la loi naît de la déviance. Et ironiquement quand ce bâton apparaît apparaissent aussi les mots « Grand anaconda » en surimpression. Les Dix Commandements sont une réponse au comportement des hommes, car si les hommes se comportaient sans souillure, ils n’en auraient pas besoin. Cette souillure noire peut être pétrole, tant ce totem semble une mécanique qui fait penser à un trépan, à une mécanique d’extraction du pétrole vu alors comme perversion, comme sang noir des Enfers (on serait proche de Castorf dans son Ring), comme substitut brutal et sans séduction de l’Or dont parle la partition mais aussi peut-être vue aussi comme encre, l’encre des écritures, mais en tous cas un liquide qui en étant nettoyé fait surgir le verbe, inscrit au sol dans les traces laissées après le nettoyage.
De même la piscine, le passage par l’eau est à la fois figure métaphorique du passage de la mer rouge, et bien entendu piscine probatique, de l’eau purificatrice,  comme elle exista aux portes de Jérusalem et figurée dans la peinture (voir San Rocco à Venise et Tintoretto), une piscine probatique dans laquelle on plonge aussi un élément rouge (vivant ?) du totem et donc dans lequel on purifie hommes et choses, mais aussi une piscine probatique dont l’eau semble noircie.
La question du sens, la question de la transmission, la question aussi de l’ambiguïté ou de l’ambivalence sont des éléments qui font parti du message . La question de la parole étant posée par Moïse lui même dès les premières répliques « Meine Zunge ist ungelenk, ich kann denken, aber nicht reden », c’est autour du Verbe que Castellucci construit son travail, des mots apparaissent en surimpression et défilent à toute vitesse, comme les chiffres qui vont jusqu’à 40, 40 jours, et 40 nuits de Moïse sur le Sinaï : la Bible est pleine de séjours de 40 jours, dans l’ancien et le nouveau Testament (40 jours entre la résurrection et l’ascension de Jésus par exemple), c’est à dire que Castellucci fait défiler des mots et des chiffres qui sont des signes « dé-chiffrables » .
Ainsi, ce travail colle-t-il aux intentions de Schönberg revenu au Judaïsme et désireux d’écrire un opéra (dont il assume, comme Wagner, parole et musique) où la parole sous toutes ses formes sera centrale, parce que la parole est ici Acte, la parole comme outil, comme effet, comme signe inintelligible, et comme action. Une parole qui dans la mise en scène de Castellucci est partout, et défile en surimpression. Schönberg compose ce qu’on pourrait appeler un « Bühnenweihspiel » un jeu scénique sacré, qui n’a rien d’un opéra au sens traditionnel, mais rien non plus d’un oratorio, qui ressemblerait plutôt à un Mystère au sens médiéval du terme. On entend la parole chantée, parlée ou psalmodiée, la parole écrite, la parole enregistrée (les bandes magnétiques) : les voix (oui, avec x) du Seigneur sont impénétrables et Moïse, son prophète (celui qui annonce la parole divine), celui dont le métier est d’annoncer, ne sait pas parler. La situation tragique de Moïse est celle d’un humain dont la charge est d’annoncer la Parole, mais incapable de la prononcer et donc d’une impossibilité de transmettre la voix du Divin sinon par un intermédiaire, une sorte d’exégète dont la fonction, de facto, atténue la Parole
D’où la question d’Aron, celui qui sait parler, mais qui ne communique pas avec l’Eternel, celui qui tient le fil de la relation aux hommes, et donc au relatif, et donc à ceux qui doivent obéir à la Loi parce qu’il l’ont sans doute déjà enfreinte. Aron parle, et mais n’est pas le « prophète », et sa parole est non plus prophétique, mais politique et comme toute parole politique, contingente. D’où à la fois la différence de vocalité (Moïse est baryton basse) et Aron et ténor, ténor comme « ténu », comme fragile (je fais moi aussi des jeux sur les mots) et qui permet, pour « tenir » le peuple, par le retour au paganisme et par le Veau d’or. Peter Stein avait insisté sur l’orgie, et sur un côté très terrestre, mais Castellucci l’évoque sans insister (quelques nus) préférant sanctuariser un corps féminin présenté aux pieds du Veau d’Or/taureau :

Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig
Taureau, jeune fille ©Bernd Uhlig

le tableau est saisissant de ce frèle corps féminin étendu aux pieds de l’énorme taureau . Le choix du taureau ne peut être gratuit. Il y a là allusion imagée aux sacrifices humains, aux jeux du cirque à Rome, au Moloch de Salammbô, c’est à dire tous les rites qui massacrent le vivant pour l’Idole, et les extrêmes de l’idolâtrie et les extrêmes de la monstruosité.  C’est tout ce que l’Éternel refuse, dès le premier Commandement : « Tu n’auras pas d’autres dieux que moi. Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces images, pour leur rendre un culte… ».
Mais Castellucci ne rend rien évident et tout évocatoire, tout simplement parce que la Parole est une et ses effets multiples et ses interprétations aussi multiples que les individus singuliers qui l’entendent : ainsi l’espace est-il en permanence ritualisé et géométrique où se meuvent les personnages, ainsi de la disposition du chœur, du parcours même du Taureau, des servants vêtus de combinaisons stériles pour éviter de manier l’impur, qui pourtant est parmi nous et en nous, toujours : il n’y a de pur que par rapport à l’impur, et dans un monde où il n’y aurait que le Bien, le Bien n’existerait pas car le Bien n’existe que par rapport au Mal. D’où les visions à peine esquissées ou devinées du début du spectacle d’un monde uniforme qui ne prend forme que lorsque le noir (la souillure, le Mal) apparaît. Même si apparaît à la fin un Sinaï couvert pendant l’essentiel du spectacle sous un drap candide, un Sinaï évoqué, débarrassé de son drap et devenu montagne, devient un Sinaï concret qu’on gravit, désormais à plusieurs, comme pour se relier à Dieu, après la perdition du veau d’Or, symbole d’un après que Moïse ne connaîtra pas, et comme si enfin on allait vers le très concret, qui est lui aussi un leurre.

Toute cette complexité est présente dans un spectacle où le parcours efface résolument tout « scandale » ou toute image qui focaliserait le spectateur sur la mise en scène et non sur ce le contenu qui est dit, suggéré, évoqué :  Castellucci semble lui-même s’effacer devant une sorte d’illustration de l’impossible à illustrer, figurer ou dire. C’est un grand rituel illustratif et lustral, qui prend sens dans l’entreprise même de Schönberg. Après avoir mis en scène Parsifal, Castellucci approche de nouveau le sacré par l’évocation d’une Parole protéiforme et lointaine qui est la parole de Dieu vue par Schönberg, dans une démarche qui veut marquer les frontières de l’impossible : ce n’est pas un hasard si certains ont vu dans le Totem mécanique représentant le serpent d’Airain, une allusion à Kubrick et à 2001, Odyssée de l’Espace. Comme dans Parsifal, comme chez Kubrick, la Quête est le seul acte possible.
Boulez avec Stein proposait un Moses und Aron acéré, un peu comme Solti à l’opéra en 1973 (dans une mise en scène oubliable), Jordan avec Castellucci propose un Moses und Aron plus contemplatif, plus sage, aussi géométrique en scène qu’en fosse. Jordan a fait un travail avec l’orchestre remarquable, d’une clarté notable, d’une rigueur exemplaire ; Son approche, qui pour certains a manqué d’un peu de vie,  met en valeur chaque moment, sculpte chaque parole. Plus encore, Jordan, qui n’est pas un de mes chefs de prédilection arrive ici à relier tout ce que la musique du XXème doit au baroque, voire à la musique de la Renaissance (Boulez est passionné de Gesualdo), mais il fait aussi entendre aussi ce que cette musique peut avoir de viennois, au sens post-romantique du terme, la musique de Schönberg, n’est pas une musique en représentation, c’est une musique intellectuelle, composée, sur-composée, qui oblige à la concentration et à une écoute diffractée : l’approche de Jordan facilite ce travail car elle n’est pas théâtrale, elle est tout sauf en représentation, elle se replie, elle se soustrait elle oblige à entrer dans les méandres de la composition. En ce sens Philippe Jordan réalise pour mon goût la plus convaincante de ses approches.
Saluons aussi le travail du chœur : José Luis Basso qui vient du Liceo de Barcelone, a travaillé ici d’une manière exemplaire, le chœur de l’Opéra qui est un chœur en soi de grande qualité, a travaillé sur le phrasé, sur la diction, sur l’expression même d’une manière éblouissante.
Ce qui doit marquer une production qui affirme une orientation et se veut l’image d’une saison ou d’une nouvelle période, c’est que toutes les masses artistiques du théâtre sont au rendez-vous : ici, techniciens chœur et orchestre montrent que devant un tel défi, ils sont tous au rendez-vous (saluons les éclairages fabuleux de Castellucci, mais aussi les techniciens lumière de l’opéra). Les solistes et pas seulement les deux rôles principaux, même s’ils sont tous épisodiques, dans une telle entreprise, doivent être impeccables car dans un opéra sur la parole et le mot, ils doivent tous être irréprochables : le niveau d’un théâtre ou d ‘une représentation se voit aux petits rôles, et pas aux grands, car s’il est facile de distribuer les grands rôles, il est bien plus difficile de distribuer les rôles plus réduits, qui font pourtant la couleur de l’ensemble. Et là ils sont parfaits, Catherine Wyn-Rogers qui prête son beau mezzo sonore à la malade, Julie Davies toute jeune soprano émoulue des formations américaines, Christopher Purves, magnifique baryton qui écume les scènes dans Britten, mais aussi Nicky Spence, le tout jeune Michael Pflumm ou Ralf Lukas, qu’on voit souvent dans les représentations wagnériennes (Melot). Beaucoup sont anglo-saxons, qui en général sont formés à la diction d’une manière rigoureuse et on reste frappé par le sens du mot de chacun.
Si John Graham-Hall est un ténor qui m’a il y a quelques années vraiment séduit dans Peter Grimes, la voix semble fatiguée, et un peu voilée, si bien qu’elle semble dans Aron à la fois en harmonie avec celle de Moses et en même temps ne pas assez tranchée. Dans Aron, il faut une voix très saine, et très différenciée de Moses (Avec Boulez, c’était Chris Merritt), je verrais là dedans pourquoi pas un Vogt ou un Hymel, des voix qui séduisent, des voix suffisamment « ailleurs » pour faire la différence, pour emporter le peuple, pour jouer avec la subtilité du texte et ses insinuations. Graham Hall est un beau ténor, à la diction impeccable et à la belle présence, mais dans un rôle où la parole est maîtresse, il semble un peu trop gris.
Thomas Johannes Mayer en revanche est Moïse : il a dans Moïse la qualité de son Wanderer, une sorte de voix puissante mais un peu mate, un peu voilée, un peu fatiguée dont il joue avec génie. C’est un chanteur intelligent, un diseur de texte extraordinaire (son monologue de Wotan au deuxième acte de Walkyrie est impressionnant) , il est ici vraiment la voix qu’il faut, présente, puissante et en même temps pas spectaculaire, mais habitée par le texte, profonde, qui donne à chaque parole un poids et un sens. Un chanteur germanique de très grande tradition et de haute école. On ne voit pas qui actuellement pourrait lui disputer la palme aujourd’hui dans un rôle à la difficulté multiple qui exige en plus une très grande présence scénique. Anthologique.

Il reste à souhaiter que ce spectacle devienne un classique parisien et non un feu d’artifice unique, qu’on puisse aller s’y retremper régulièrement, il serait délétère de ne pas le reprendre assez régulièrement. Le spectacle est repris en mai prochain à Madrid dans une salle moins vaste, avec un autre chef (Lothar Koenigs), et un autre Moses (Albert Dohmen). Il serait intéressant de voir ce que devient ce vaste espace abstrait avec un rapport scène salle différent et une acoustique plus claire que celle de Bastille, très claire elle aussi, mais lointaine, qui allait d’ailleurs bien avec cette mise en scène ritualisée et abstraite, une acoustique qui fait distance. Dans un théâtre où la proximité est plus forte, il conviendrait de revoir ce travail. Mais au moins, à Madrid, pas de souci pour trouver le taureau.[wpsr_facebook]

Du blanc au noir ©Bernd Uhlig
Du blanc au noir ©Bernd Uhlig

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015 – MÜNCHNER OPERNFESTPIELE 2015: ARABELLA de Richard STRAUSS le 17 JUILLET 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Andreas DRESEN)

Acte II, dispositif général) ©Wilfried Hösl
Acte II, dispositif général) ©Wilfried Hösl

J’ai souvent écrit dans ce blog que Richard Strauss a deux maisons, Vienne et Munich. À Munich, il est chez lui, dans sa patrie de naissance. L’opéra est son théâtre. Il y a une tradition straussienne qui remonte à loin: dans les quarante dernières années, c’est à Munich que Wolfgang Sawallisch a présenté tous les opéras de Strauss, c’est à Munich que Carlos Kleiber a réservé ses Rosenkavalier de légende.
Au Festival cet année, deux opéras de Strauss, Die schweigsame Frau dont nous avons rendu compte dans ce blog à l’automne 2014, et une nouvelle production d’Arabella, confiée à Philippe Jordan qui a ainsi conduit, en l’absence du GMD Kirill Petrenko à Bayreuth, les deux moments les plus forts du Festival, le Tristan und Isolde des adieux au rôle de Waltraud Meier, et cette Arabella superbement distribuée.
Kirill Petrenko va en 2016 participer pour la première fois au Festival de Juillet, où sont présentées les nouvelles productions de l’année la plupart du temps dans les distributions des premières  et quelques reprises de prestige : il y dirigera Tosca (Kaufmann, Harteros, Terfel), Der Rosenkavalier (Harteros, Groissböck, Sindram, Hanna-Elisabeth Müller), South Pole (la création de l’année avec Hampson et Villazon), Die Meistersinger von Nürnberg (Kaufmann) qui concluront le 31 juillet le Festival en revenant à une tradition profondément enracinée qui veut que la dernière représentation de la saison soit Die Meistersinger von Nürnberg : Wolfgang Sawallisch n’y manqua jamais.
Enfin, signalons que les Festspiele 2016 présenteront pour la première fois au répertoire de la Bayerische Staatsoper un opéra de Rameau, Les Indes Galantes (Ivor Bolton Siri Larbi Cherkaoui) au Prinzregententheater.
Le Festival, c’est en quelque sorte le témoignage (et la confirmation) que cette maison est l’une des plus prestigieuses du monde.
L’Arabella munichoise, ce sont d’abord deux étoiles, Anja Harteros, la star maison, au firmament, et Hanna-Elisabeth Müller, la nouvelle star montante, c’est ensuite un chef réputé pour ses Strauss, Philippe Jordan, et un metteur en scène venu du cinéma et de la TV, accessoirement né à l’Est, Andreas Dresen. C’était presque une garantie sur le papier, c’est un must après l’avoir écoutée, moins après l’avoir vue.
La production d’Andreas Dresen n’est pas en effet de celles qu’on rangera dans les travaux définitifs sur l’œuvre, comme la plupart des productions d’Arabella d’ailleurs, dont personne ne se souvient tant elles sont inodores et sans saveur, sinon celle de la crème fouettée gorgée de sucre. Qui se souvient encore de la dernière apparue sur le marché international, signée Florentine Klepper, au Festival de Pâques de Salzbourg puis à Dresde?
Il est vrai que le livret de Hoffmannsthal n’est pas forcément l’un des plus réussis, même si il a quelques vertus littéraires et quelques moments ou répliques émouvantes (Matteo à Zdenka Acte III : O du mein Freund ! du meine Freundin !).

 Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl

Un couple d’aristocrates désargentés et ruinés par la passion du jeu du mari, négocie au plus offrant sa fille aînée Arabella, pendant qu’il dissimule la cadette Zdenka pour éviter de devoir la doter, et la fait passer pour un garçon. Des deux héroïnes, Zdenka est sans doute la plus attachante. C’est par elle qu’arrive involontairement le nœud de l’intrigue (mince) au deuxième acte et c’est par elle qu’il se dénoue volontairement au troisième. Zdenka est secrètement amoureuse de son « ami » Matteo, fasciné par Arabella dont il reçoit des lettres fraîches et passionnées, écrites en fait par Zdenka qui ainsi lui avoue son amour en se faisant passer pour sa sœur, puisqu’elle ne doit pas apparaître au monde comme une fille. Zdenka se fera passer pour Arabella pendant leur première nuit d’amour, enchanteresse, et c’est ce qui qui provoque la « crise » dans le livret.

De son côté Arabella, courtisée avec insistance par trois jeunes nobles, a été frappée par le regard d’un bel étranger ténébreux qu’elle a croisé et qui se trouve être à Vienne pour la rechercher. Le comte Waldner, père d’Arabella, a en effet proposé sa fille à son vieil ami richissime Mandryka, mort entre temps, et dont le Mandryka actuel se trouve être le neveu. Unique héritier de son oncle, il a donc reçu la lettre de Waldner et la photo d’Arabella : il en est tombé immédiatement amoureux.

Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Arabella (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl
Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Arabella (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl

Voilà l’essentiel de l’intrigue, bien grêle, qui mêle un regard attendri sur une Vienne dont l’aristocratie fout le camp, et sur les émois des jeunes filles. « À quoi rêvent les jeunes filles » voire « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » pourraient être les sous-titres de cette histoire si Musset et Proust ne les avaient pas préemptés. Fin crépusculaire d’un modèle social, regard attendri sur la psyché féminine, y compris celle d’Adélaïde, la mère des deux sœurs, voilà les éléments de ce livret écrit à la fin des années 20 (Hoffmannsthal meurt en 1929) et créé en juillet 1933 dans les premiers mois du nazisme. D’ailleurs c’était Fritz Busch, dédicataire, qui devait le créer mais celui-ci (qui n’était pas juif) avait déjà quitté l’Allemagne nazie et c’est Clemens Krauss et sa femme Viorica Ursuleac qui le créèrent à Dresde avec un immense succès.
Le metteur en scène refuse, et c’est sans doute la seule chose qu’on puisse vraiment lui créditer, le côté crème fouettée qu’on aime tant dans Strauss depuis qu’un critique a trouvé la voix de Renée Fleming, l’Arabella des dernières années, « crémeuse », une expression aussi fascinante que vide. Comprenne qui peut.
Pas de sucrerie, pas de complaisance sur ce monde sombre, à dominante noire et rouge du drapeau nazi, dans un décor monumental représentant sous toutes ses coutures deux volées d’escaliers qui se croisent en svastika stylisée et arrondie. D’ailleurs, à la fête de l’anniversaire d’Arabella, on croise de nombreux officiers en uniforme noir et bottes cirées qui nous rappellent quelque chose. Si l’histoire devrait se passer vers 1860, elle est créée en juillet 1933, une date évidemment qui sonne sinistre dans l’histoire de l’Allemagne. Andreas Dresen a donc souligné à la fois l’ambiance et l’époques, plutôt maussades : on ne rit pas vraiment à cette fête et même Fiakermilli a plutôt l’air d’une domina en rut que de la joyeuse mascotte des fiacres de carnaval.

Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl
Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl

Car l’anniversaire d’Arabella vire à l’orgie générale où la Fiakermilli s’use en vocalises de jouissance (comme dans l’Alcina d’Aix, voir ce blog) sous les coups de boutoir d’un Mandryka désespéré.
Comme vous le devinez, quand on est désespéré par un amour qu’on croit ruiné, on se jette dans les plaisirs les plus bestiaux  pour noyer son chagrin. Dresen nous montre une société usée, supposée prête à se donner corps et âme au nazisme. Les parents, Adélaïde et Waldner, sont assez caricaturaux eux aussi, produits du temps, produits de l’aristocratie ruinée, disposés à s’offrir au premier venu pourvu qu’ils puissent en récupérer un peu d‘argent.
En dehors de cet acte central qui donne la couleur à l’ensemble, peu de choses à dire sinon que la mise en scène ne dérange pas, et que au troisième acte, la grande scène de l’aveu de Zdenka est plutôt bien traitée, grâce à une Hanna-Elisabeth Müller miraculeuse de jeunesse, de fraîcheur et de naturel. Face à elle Anja Harteros, forcément plus mûre, plus femme, un tantinet plus rêche et distante, compose un personnage qui non seulement ne s’en laisse pas compter par les hommes, mais découvre sa faiblesse en croisant le regard d’un Mandryka magnifiquement campé par Thomas Johannes Mayer, beaucoup plus cohérent avec le profil de hobereau bûcheron décrit par Hoffmannsthal qu’un Thomas Hampson, trop élégant (à Salzbourg) : l’aristocrate décadente et hésitante, qui refuse l’amour d’hommes qu’elle fait sauter comme crêpes à la chandeleur, tombe amoureuse d’un sauvage au grand cœur, par chance richissime. Anja Harteros, dont on découvre dans ces rôles straussiens (c’est aussi évident dans sa Maréchale) la subtilité, les petits gestes un peu gauches et si vrais, les hésitations, mais aussi une certaine générosité, y fait montre d’une vraie profondeur.
Si c’est la mise en scène qui a permis de dégager ces caractères (que Florentine Klepper avait à Salzbourg soigneusement laissés dans leur crème fouettée), alors il faut remercier Andreas Dresen qui au moins a monté une Arabella un peu plus agressive et un peu moins gnan gnan que d’habitude.
Mais c’est ce soir la musique et ses deux trépieds, direction et chant, qui nous emportent.
Je le dis avec d’autant plus de netteté que je ne suis pas un fanatique de l’approche musicale de Philippe Jordan, même si c’est un bon chef pour Strauss. On retrouve sa précision, sa netteté, ses lignes bien dégagées et sa prise sur l’orchestre. Tout est au point, tout est propre, mais cette fois-ci c’est aussi expressif. Et beaucoup plus expressif, beaucoup plus dynamique qu’à l’accoutumée. Sans doute aussi l’extraordinaire qualité de l’orchestre et sa familiarité avec l’univers de Strauss y sont pour quelque chose. Sans doute enfin l’incroyable engagement du plateau n’y est pas étranger, mais tout de même, je n’avais pas entendu ce Jordan-là depuis longtemps et il est l’un des artisans, sans aucun doute possible, du triomphe de la soirée. Il porte l’orchestre et le plateau à incandescence, bien plus chaleureux et bien plus sensible qu’un Thielemann soucieux de précision sonore millimétrée, mais incapable de transmettre toute chaleur et tout allant prêts à s’exhaler.
Le plateau est de ceux qui emportent totalement l’adhésion et pas seulement à cause des deux stars féminines de la soirée. C’est d’abord un plateau homogène et engagé, où la troupe de Munich confirme une fois de plus un degré de qualité étonnant. La manière de composer la distribution montre aussi un haut degré de professionnalisme : jusqu’au moindre petit rôle, y compris les deux acteurs jouant Jankel (Tjark Bernau) et Djura (Vedran Lovric).
Heike Grötzinger promène son beau mezzo dans la cartomancienne (die Kartenaufschlägerin), les « trois comtes » amoureux, sont remarquables, à commencer par le Lamoral de luxe de Steven Humes, déjà à Salzbourg l’an dernier, mais qu’on a l’habitude de voir dans des rôles de basse wagnérienne, mais aussi les deux membres de l’ensemble munichois, le Graf Dominik d’Andrea Borghini, baryton formé à l’opéra studio de Munich, et Dean Power, le ténor irlandais qui semble être ici de toutes les distributions et toujours excellent.

Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl
Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl

On aurait aimé peut-être une Fiakermilli moins acide que la jeune norvégienne Eir Inderhaug: la voix fait les aigus demandés, l’actrice fait le rôle de Domina excitée voulu par la mise en scène , mais la composition d’ensemble est bien moins séduisante que d’autres Fiakermilli (Daniela Fally l’an dernier à Salzbourg ou plus loin dans le temps, Natalie Dessay qui était tout simplement phénoménale) : c’est proche du cri, cela manque de rondeur, c’est légèrement vitriolé et donc pas très agréable.
Kurt Rydl semble inusable : il était déjà Publio dans ma première Clemenza di Tito à Salzbourg (Levine)…en 1979. La voix a toujours un grave sonore, mais évidemment quelques accrocs, mais la composition est vraiment remarquable de naturel et d’efficacité dans ce père roublard et désespérant.

Waldner (Kurt Rydl) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl
Waldner (Kurt Rydl) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl

Doris Soffel à 67 ans reste impressionnante ; déjà son naturel en scène, ce côté à la fois aristocrate un peu passée (dans sa robe de chambre) au premier acte et un tantinet vulgaire au deuxième acte (elle s’éclipse pour quelques galipettes avec l’un des trois comtes), pour être maternelle et pétrie d’humanité au troisième acte.  La mise en scène lui donne aussi un rôle plus élaboré et la voix est toujours puissante, toujours présente, toujours sans vraie faille : une vraie composition.

Matteo (Joseph Kaiser) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller ©Wilfried Hösl
Matteo (Joseph Kaiser) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller ©Wilfried Hösl

Le Matteo de Joseph Kaiser est bien connu, c’est même l’un des rôles que le ténor américain promène dans à peu près tous les opéras du monde. Il m’a semblé un peu en retrait vocalement ce soir, certes toujours efficace en scène, mais un Daniel Behle l’an dernier à Salzbourg était plus émouvant, plus intérieur, moins superficiel. La prestation reste très propre, mais sans couleur ni vraie personnalité musicale.
Thomas Johannes Mayer ne chante pas Mandryka, il est Mandryka: toutes ses attitudes, son jeu sont une incarnation du personnage voulu par Hoffmansthal, un sanguin au grand coeur, peu au fait des usages sociaux de l’aristocratie viennoise. Et cette facilité dans le rôle, on la retrouve dans un chant magnifique, comme on ne l’avait pas entendu depuis longtemps. On retrouve ses qualités intrinsèques comme un sens de la parole et une diction exemplaires, mais en plus il y a la puissance, il y a l’éclat, il y a même la jeunesse d’une voix qui semblait prématurément vieillie. Ce sont de véritables retrouvailles avec un artiste dont on connaît l’intelligence et la sensibilité, et qui fait montre ce soir de toutes les qualités qu’on craignait disparues au vu de certaines représentations difficiles ces dernières années.

Arabella (Anja Harteros) &  Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) ©Wilfried Hösl
Arabella (Anja Harteros) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) ©Wilfried Hösl

Et nos deux sœurs : depuis l’an dernier, nous connaissons la Zdenka d’Hanna-Elisabeth Müller qui a déjà triomphé à Salzbourg à Pâques, un pur produit maison, formée à l’opéra studio de Munich et désormais membre de la troupe, d’une incroyable fraîcheur  et d’une sûreté vocale impressionnante. Elle a dans la voix un étonnant potentiel d’émotion. Son troisième acte est éblouissant de tendresse : le personnage est rendu dans ses moindres replis, il y a la timidité, il y a l’allant et l’élan, il y a la fraîcheur, il y a aussi la résolution, au-delà de toute honte bue.
Dans toute la partie travestie, elle est aussi vraie. En bref, on y croit, grâce à une voix vibrante, aux aigus triomphants. Le fameux duo du premier acte Ich red’im Ernst entre Arabella et Zdenka est peut-être le plus beau entendu sur une scène depuis longtemps, avec une harmonie entre les deux voix, une homogénéité que je n’ai pas trouvée depuis des lustres : on en tremblait tant c’était bouleversant.
Aurait-on trouvé une future Lucia Popp ?

 Anja Harteros (Arabella) © Wilfried Hösl
Anja Harteros (Arabella) © Wilfried Hösl

Enfin, Anja Harteros, pour qui c’est une prise de rôle s’inscrit d’emblée dans la légende des Arabella : je l’ai rarement entendue si naturelle et si émouvante. Certes, Strauss lui va bien, car elle lui donne une vie avant de lui donner une voix. Elle est en scène plus jeune femme que jeune fille, très maternelle avec Zdenka, elle est avec les trois comtes un peu coquette, et quand elle est seule en scène, elle retrouve une fraîcheur et une insécurité de jeune fille. Et toutes ces inflexions se retrouvent dans une voix d’ailleurs un tout petit peu hésitante au départ, et puis qui rapidement reprend son assise (le duo dont il était question précédemment est évidemment une merveille) avec des aigus d’une facilité et d’un éclat déconcertants, mais surtout des accents d’une vérité aujourd’hui unique. L’art du chant à son sommet. Un chant décidé, un chant quelquefois presque agressif, un chant incarné pour une incarnation unique d’une Arabella enfin sortie de la Chantilly et qui crie la vie, et qui crie la femme, et qui crie l’amour. Pour tout dire, je suis émerveillé par cette interprétation rayonnante.

Et ce bonheur qu’elle semblait partager avec la salle lors des saluts, éclairait son visage comme je l’ai rarement vu.
Voilà une soirée mémorable, comme il y en eut pas mal ces derniers jours à Munich, et comme il y en a souvent dans les Strauss joués dans cette maison.

Habemus Arabellam, pour de longues années. [wpsr_facebook]

Anja Harteros le 17 juillet 2015
Anja Harteros le 17 juillet 2015

 

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: SIEGFRIED de Richard WAGNER le 8 MARS 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Erda émergeant © Wilfried Hösl
Erda émergeant © Wilfried Hösl

On se référera au compte rendu de janvier 2013 qui contient une description très précise de la mise en scène http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=4971 et d’une représentation exceptionnelle, l’un des sommets du Ring présenté en 2013.

Du prologue et des trois journées du Ring, Siegfried est sans doute le plus optimiste, le seul opéra en tous cas qui se termine positivement, par une perspective azuréenne, et le seul qui soit proche d’un conte de fées, où les méchants sont vaincus et le héros vainqueur. C’est aussi le noyau de l’œuvre, car Siegfried est le héros par lequel Wagner a commencé l’élaboration de son poème.
Aussi Andreas Kriegenburg en a-t-il fait en quelque sorte le sommet de son travail et du système scénique imaginé dans cette grande boite à merveilles : c’est dans Siegfried qu’il y a les images les plus souriantes, les plus rafraichissantes, les trouvailles les plus séduisantes dans la veine héritée de Rheingold et qui renvoie le plus clairement aux contes et légendes. C’est par ailleurs aussi dans Siegfried que Wagner est le plus fidèle à la tradition.

Le Wanderer et Mime © Wilfried Hösl
Le Wanderer et Mime © Wilfried Hösl

Andreas Kriegenburg va donc mener à fond son idée d’utiliser des corps de figurants ou de danseurs pour figurer les choses, dragon, forêt, oiseau, mais aussi la forge, devenue une sorte de mécanisme primitif, presque un artifice circassien.
Il faut rappeler que Rheingold, Walküre et Siegfried forment dans la conception de Kriegenburg cet ensemble que Wotan réussit à maîtriser. Comme il le sait depuis l’apparition d’Erda, dès Rheingold, et comme il le vérifie, dès que sa lance sera brisée, les héros iront leur chemin qu’il ne pourra plus arrêter.
Ainsi Götterdämmerung, sorte de chute dans le monde des hommes, sera d’une esthétique et d’une inspiration complètement différente : Le Götterdämmerung de Kriegenburg est une chute dans un monde post-Fukushima, gouverné par le commerce, l’argent, le bling-bling, en bref, notre monde : l’homme-enfant, naïf et souriant, n’y peut résister. Et s’y noie. Et y meurt.
C’est ma troisième vision de Siegfried dans cette production et je reste toujours aussi émerveillé, en remarquant çà et là des points oubliés : le rôle de l’oiseau au troisième acte, qui pousse Siegfried au lit, le jeu de Siegfried dans ce même troisième acte, d’abord timide et fuyant, puis au contraire envahi de désir, le jeu ironique du Wanderer au deuxième acte contre Alberich, en le mimant dans la même attitude que dans Rheingold (crucifié par la lance) et surtout la grande précision du travail des acteurs et la maîtrise du jeu. C’est une vraie mise en scène de théâtre, qui travaille à la fois sur les relations entre les personnages et sur les images, je dirai une imagerie qui tout en illustrant le récit à la manière d’un livre d’enfants ou de ces livres qui s’ouvrent en proposant des images en relief.

En 2013, Siegfried était Lance Ryan, avec ses immenses qualités et son engagement et en janvier, il était dans un très bon soir vocal tout comme Catherine Naglestad d’ailleurs (le duo était exceptionnel). Cette fois-ci, au milieu d’une distribution assez proche de celle de 2013, Siegfried, c’est Stephen Gould, auréolé de ses derniers Tristan triomphaux. Ce qui fait que certains attendent de lui LA prestation définitive…Mais Tristan n’est pas Siegfried.
Quand finira-t-on par comprendre que les rôles de Heldentenor ne sont pas superposables, et que de Heldentenor aujourd’hui, il y en a pas, ou si peu.
La plupart des Heldentenor aujourd’hui sont des ténors dramatiques qui forcent leur voix ou qui s’y essaient. C’est vrai que Stephen Gould s’en rapprocherait, mais son Siegfried a montré malgré bien des moments magnifiques et d’indéniables qualités vocales que nous n’y étions pas tout à fait ce soir.

Stephen Gould, découvert à Bayreuth à l’occasion d’un mémorable Tannhäuser dirigé par un non moins mémorable Christian Thielemann, est aussi un mémorable Tristan. Il est vrai que Tristan comme Siegfried est un rôle qui nécessite toute l’étendue du spectre, mais malgré tout plus homogène mais surtout exigeant moins d’engagement physique : Siegfried doit jouer, bouger, sauter sans cesse et sur l’ensemble de la soirée. Tristan beaucoup moins.
Forcément, la fatigue propre au chant (un effort physique notable) se double d’une fatigue scénique importante (c’est d’ailleurs ce qui fait le prix d’un Lance Ryan, toujours unique dans son incarnation du rôle malgré des problèmes vocaux maintes fois soulignés). C’est aussi ce qui fait l’une des différences entre Siegfried de Siegfried et Siegfried du Götterdämmerung, bien moins sollicité physiquement et donc plus accessible à certains ténors qui ont chanté l’un sans jamais s’attaquer à l’autre.
Stephen Gould a pour lui un timbre magnifique, une puissance et un volume d’une largeur notables. Pour affronter le rôle, et notamment au début, au premier acte, il chante en gonflant le registre grave, lui donnant une importance inhabituelle chez lui, et ce souci des graves nuit à l’homogénéité de la voix : tout le début du premier acte est d’ailleurs un peu hésitant, peut-être aussi à cause d’un tempo soutenu du chef. Il reste que ses Nothung neidliches Schwert et toute la scène de la forge sont un des moments les plus impressionnants de la soirée. Le deuxième acte, plus lyrique, est aussi particulièrement réussi (les murmures de la forêt, moment splendide) malgré une fatigue visible dans les dernières minutes où Wagner a placé quelques aigus piégeux.
Toute la première partie du troisième acte est remarquable de lyrisme, d’expressivité, d’intelligence. Kirill Petrenko ralentit le tempo dans le duo avec Brünnhilde, en faisant une sorte de méditation lyrique, très intériorisée, mais qui contraint en même temps à appuyer sur les sons, gonfler le volume et contribue à la fatigue finale où la plupart des aigus les plus attendus des cinq dernières minutes sont soigneusement savonnés, ou ratés (il est vrai en duo…).
Par ailleurs, on sent que le travail de mise en scène n’a pas été jusqu’au bout, parce que bien des éléments présents en 2013 ont disparu ou restent esquissés (le jeu avec l’image de sa mère accouchant, sublime en 2013, ou le jeu avec le cor au moment de l’appel du 2ème acte par exemple) et il clair que Stephen Gould qui n’est pas un bout de bois sur scène, n’a pas tout à fait les qualités d’acteur exigées par ce genre de mise en scène. Disons qu’il n’a pas le jeu dans le sang : il joue mais n’incarne pas.
Au total, sans doute ceux qui sont persuadés qu’aujourd’hui un Siegfried se trouve sous le sabot d’un cheval, ou que, parce qu’on trouve des chanteurs pour le chanter, il y a de vrais Siegfried auront trouvé ce soir la prestation de Stephen Gould moins satisfaisante qu’attendu. On peut en douter et sourire d’une telle naïveté ou d’une telle ignorance. Stephen Gould a offert une prestation très largement convaincante musicalement, même si il n’a pu masquer sa fatigue en fin de parcours. C’est un superbe chanteur, doué de surcroît d’une parfaite diction et d’un joli sens du texte et de la couleur, usant de sa voix avec une rare intelligence, il reste largement à la hauteur du défi.

Siegfried (Stephen Gould) Brünnhilde (Catherine Naglestad) © Wilfried Hösl
Siegfried (Stephen Gould) Brünnhilde (Catherine Naglestad) © Wilfried Hösl

Il en est de même pour Catherine Naglestad. La chanteuse américaine était malgré tout nettement moins en forme qu’il y a deux ans. Il est vrai aussi que le tempo imposé par Kirill Petrenko, plus lent, privilégie l’intériorité dans ce duo plutôt que l’urgence de la passion et a pu mettre en difficulté sur certains aigus. Il est clair qu’elle n’avait pas l’aigu triomphant, dans un monologue qu’on sait redoutable puisque pris à froid avec des aigus difficiles qu’elle avait bien réussis il y a deux ans et qui ici manquaient d’éclat, de puissance aussi, voire manquaient tout court (le dernier…).
C’est la loi très humaine du chant, et ce soir, le chant de madame Naglestad n’était sans doute  pas complètement exceptionnel . Pas de quoi néanmoins faire le moindre reproche lourd ou des remarques amères: Catherine Naglestad n’était pas dans un de ses meilleurs soirs, mais elle a été scéniquement sans reproche et vocalement intense, même si moins accomplie que je ne l’attendais.

Le Wanderer (Thomas Johannes Mayer)© Wilfried Hösl
Le Wanderer (Thomas Johannes Mayer)© Wilfried Hösl

Thomas Johannes Mayer était un Wanderer magnifique scéniquement, très présent, très engagé avec ses qualités d’intelligence et de diction, avec un sens du texte et de la couleur, même si là aussi il y avait des moments où la voix ne surmontait pas le volume de l’orchestre : c’était fort net dans le duo avec Alberich où le timbre apparaissait opaque et la voix quelquefois blanche, ça l’était dans une moindre mesure au premier acte face au Mime d’Andreas Conrad, et paradoxalement ça l’était moins au troisième acte. Il reste que le personnage était là, un personnage fouillé, parfaitement lisible (sinon audible). Le lecteur qui n’a pas entendu la représentation doit se demander comment cette soirée peut-elle avoir été un triomphe à peu près comparable aux précédentes…je suis en train de décrire des voix qui n’étaient pas ce soir au sommet, certes, mais elles avaient toute la présence suffisante pour faire fonctionner l’ensemble, comme souvent chez Wagner, voire bien plus pour Gould, à qui l’on ne peut reprocher dix minutes un peu faibles sur trois heures trente de spectacle où il fut souvent remarquable.

Mime (Andreas Conrad) © Wilfried Hösl
Mime (Andreas Conrad) © Wilfried Hösl

Le Mime d’Andreas Conrad en revanche avait la voix et le style, et a proposé un Mime nettement plus présent que celui d’Ulrich Reβ il y a deux ans. Il propose un personnage moins caricatural que d’autres aujourd’hui (Ablinger-Sperrhacke) un peu plus « normal », un peu moins joué ou surjoué. Bien sûr, qui n’a pas en tête Heinz Zednik avec Chéreau, ou même Graham Clark ? Conrad est un Mime très respectable, et un personnage qui sans être inoubliable réussit à s’imposer avec une diction et un sens de la parole particulièrement notables, ce qui pour Mime est essentiel mais qui est aussi partagé sur le plateau.
Une nouvelle venue dans le Waldvogel, la jeune roumaine Iulia Maria Dan, qui appartient à la troupe. Un personnage d’une grâce et d’une élégance évidentes, d’une fraîcheur communicative, avec ses deux éventails gracieusement balancés. La voix n’est pas à l’avenant. Un joli medium, mais pas les aigus nécessaires pour le rôle. Ils sont systématiquement à la limite de la justesse, ou ratés. C’est dommage car le personnage est vraiment campé.
La Erda de Qiulin Zhang bénéficie d’un des moments les plus stupéfiants de la mise en scène, apparaissant au milieu de corps terreux grouillants comme des gros scarabées, sorte d’armée des ombres et qui en se retournant ont des jambes blanches et apparaissent presque comme des vers tout aussi grouillants, images stupéfiantes parmi les plus frappantes de la soirée. Avec des graves impressionnants et des aigus marqués par un certain vibrato, moins cependant qu’il y a deux ans, la prestation reste un peu froide (ce qui sied à Erda, dira-t-on) mais cette ultime entrevue avec Wotan plus personnelle et plus sentie que celle de Rheingold, devrait communiquer quelque frémissement. Qiulin Zhang ne communique jamais cette vibration-là.
Christof Fischesser, Fafner comme dans Rheingold propose un monologue très propre, avec un très beau timbre, même si la voix manque de profondeur. L’aspect monitoire des paroles de Fafner manquent de poids pour mon goût bien que ce chanteur soit l’une des basses de référence en Allemagne.

Wotan Alberich le Dragon © Wilfried Hösl
Wotan Alberich le Dragon © Wilfried Hösl

Enfin, Tomasz Konieczny en Alberich, tout comme il y a deux ans, est impressionnant dans son duo avec le Wanderer. Habillé comme un bourgeois cravaté un peu négligé il tranche avec un Wanderer vieilli  qui joue d’ailleurs avec sa cravate en un très beau mouvement. La voix est éclatante, le timbre sonore, le style n’est pas dépourvu d’une certaine élégance, Andreas Kriegenburg dans cette scène joue le travail du miroir : les deux arrivent et se pointent l’un l’autre le même pistolet, comme dans une scène à la Sergio Leone et ils sont symétriques, l’un jeune, l’autre vieux, l’un un peu plus élégant, l’autre négligé, l’un plein d’énergie, l’autre fatigué, tous deux avec de longs cheveux, noirs pour l’un blancs pour l’autre. Schwarz-Alberich face à Weiss-Alberich, comme le dit le texte. C’est là un des sommets de la soirée, aussi bien par le chant de Konieczny décidément l’un des grands chanteurs wagnériens de ce temps, que par la tension qu’elle diffuse et pour l’intensité de Thomas-Johannes Mayer.

Au total une distribution avec des fortunes diverses, et des voix un peu irrégulières et fatiguées, même si l’ensemble reste de haut niveau. En me relisant, je me trouve même un peu sévère avec Stephen Gould et Catherine Naglestad, mais je dois dire en même temps que cela ne m’a pas vraiment gêné, parce que d’un côté la mise en scène captive, et de l’autre la direction passionne par ses choix.
Plus que pour Walküre, Kirill Petrenko prend le public à revers, faisant des choix de volume et de tempo inattendus, j’ai parlé du 3ème acte pris assez lentement, du 1er acte pris très vite au début qui semble un peu désarçonner les chanteurs, mais les contrastes de tempo ne sont rien à côté des contrastes de volume, avec des moments particulièrement extraordinaires, comme un prélude du 2ème acte stupéfiant par les ruptures d’équilibre, notamment l’insistance des cuivres presque obsédante, imposant musicalement le dragon comme protagoniste, et faisant surgir musicalement avec une clarté incroyable tous les éléments du drame qui va se jouer à un point tel qu’on a l’impression de découvrir cette musique qui est l’un de mes moments préférés de l’œuvre (avec des cors en crescendo doublés par des timbales qui explosent avec une force inouïe) préparant l’intervention initiale d’Alberich qui s’impose alors presque « naturellement » comme un élément du prélude.
Le troisième acte est de bout en bout complètement kaléidoscopique au niveau musical : tout est mis en relief tour à tour, avec un réveil de Brünnhilde époustouflant de douceur, de retenue, de chair, de soleil et en même temps jamais vraiment complaisant avec ce qui peut vite devenir sirupeux. Le dialogue entre les instruments solistes (notamment les bois) avec les voix est stupéfiant. Il faut dire que ce soir l’orchestre n’a pas eu d’accident et qu’il a été de bout en bout exemplaire.
Kirill Petrenko a imposé un Siegfried très dramatique, au volume plus marqué que dans les deux autres opéras, et sans jamais se soumettre à ce qui pourrait être du sentimentalisme, on est dans un Siegfried « Sachlichkeit », d’une prodigieuse dynamique (la forge !!) qui peut même déranger: on pourrait le comprendre tant certains moments sont inhabituels. C’est brutal quelquefois, c’est sec à d’autres, c’est quelquefois même volontairement inexpressif comme si on ne suivait que les notes sans y mettre autre chose (prélude du troisième); bref, on ne sort pas indemne de ces moments complètement reconstruits à neuf et qui renvoient certaines interprétations plus « conformes » à l’univers de la fadeur et de la platitude.
Vie, Intensité, parti pris, choix assumés : c’est complètement ailleurs et en même temps c’est prenant, passionnant, étonnant.

Il reste difficile de qualifier une soirée aussi contrastée, avec un plateau très correct sans être aussi tourneboulant qu’il ne le fut il y a deux ans, avec un orchestre surprenant et qui laisse rêveur tellement certains moments sont radicalement différents de ce qu’on entend habituellement et tellement ça fonctionne, et avec une mise en scène particulièrement réussie, d’où on sort émerveillé : on a l’impression que Kriegenburg montre le monde avec les yeux de Siegfried, des yeux encore innocents qui le parent de qualités qu’il n’a pas. Oui, ce Ring vaut toujours et encore  le voyage…[wpsr_facebook]

Monologue de Fafner (Christof Fischesser) © Wilfried Hösl
Monologue de Fafner (Christof Fischesser) © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE WALKÜRE, de Richard WAGNER le 28 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO ;ms en sc: Andreas KRIEGENBURG)

Die Walküre, image finale © Wilfried Hösl
Die Walküre, image finale © Wilfried Hösl

On se réfèrera pour l’analyse de la mise en scène au compte rendu écrit en janvier 2013 http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=4927

Deuxième jour de ce Ring, fin du premier épisode fait de Rheingold et de Walküre et d’emblée s’imposent plusieurs certitudes :

  • Kirill Petrenko effectue un travail étonnant en fosse et il remporte un indescriptible triomphe totalement justifié. Il faudrait être sourd, ou insensible, ou étourdi pour ne pas saluer ce qu’on écoute, qui est souvent si surprenant qu’il faut un instant avant de s’habituer. La direction de Kent Nagano il y a deux ans était remarquable, et elle m’a enthousiasmé, celle de Petrenko est radicalement différente, volontairement retenue et elle va ailleurs, en tous cas pas dans les sentiers battus. C’est prodigieux
  • Le plateau dans son ensemble est remarquable d’intelligence, tous les chanteurs savent aussi chanter avec leur tête, et certains plus avec leur tête qu’avec leur voix (Evelyn Herlitzius, plusieurs fois en sérieuse difficulté), mais le couple Vogt/Kampe emporte l’adhésion, et l’enthousiasme. Anja Kampe est fulgurante et Vogt chante un long Lied d’une incroyable poésie.
  • La mise en scène, qui pour Walküre avait mis un peu de temps à me convaincre il y a deux ans, m’a beaucoup intéressé de nouveau aux premier et second actes. Le troisième acte est pour mon goût un peu en retrait. À noter, comme il y a deux ans, la bronca lors du ballet « hippique » sans musique qui précède la Chevauchée et qui fait brûler d’impatience la foule de plus en plus hurlante et féroce qui lance des hojotoho et des heiaha à sa manière, animale bien entendu. L’ironie de Kriegenburg fonctionne à merveille sur un public qui réagit par réflexe pavlovien…

    La "Chevauchée" chorégraphiée...et huée...© Wilfried Hösl
    La « Chevauchée » chorégraphiée…et huée…© Wilfried Hösl

Je reviens sur le travail de Andreas Kriegenburg, inconnu en France, qui est essentiellement un metteur en scène de théâtre, venu tard à l’opéra (on lui doit les stupéfiants Soldaten dans ce même théâtre). Il travaille sur la construction d’images, souvent assez poétiques, comme dans Don Juan revient de guerre de Horváth l’été dernier à Salzbourg et dirige les acteurs avec beaucoup de précision, comme cela se vérifie aussi bien dans Rheingold et dans Walküre.

À l’issue de cette deuxième vision, je voulais compléter par quelques menues remarques. Au premier acte, j’ai vraiment trouvé très émouvant ce jeu des verres que les servantes se passent de main en main (évidente allusion au philtre de Tristan und Isolde), mais j’ai aussi noté cet éloignement des corps qui n’efface pas l’échange des regards et leur intensité. Giotto à la Capella degli Scrovegni de Padoue a peint une annonciation où Marie est d’un côté et l’Ange Gabriel de l’autre, avec entre deux le vide de l’arcature et de la nef…c’est l’une des plus puissantes que j’ai pu voir. Sans aller jusqu’à dire qu’on est dans Giotto, c’est exactement la même posture : plus on est loin et plus on se regarde, et plus le lien passe, imperceptible et d’une criante réalité.

Le motif récurrent des corps morts qu’on embaume, qu’on nettoie ou qu’on enlève, on le retrouve à chaque acte : c’est évidemment l’image du travail des Walkyries, dont c’est l’office nécrophile, qui revient comme un leitmotiv lancinant, et la chevauchée du 3ème acte se déroule au milieu de corps sur des pals, comme de la viande en attente d’équarissage est aussi une manière de souligner le côté bestial et peu ragoûtant de cette scène.
Le troisième acte laisse les choses à peu près en l’état, dans un espace vide, les deux personnages sont seuls et il faut bien dire qu’il n’y a là rien de nouveau sous le Soleil, sinon l’arrivée finale des « servants » porteurs du feu, qui rappelle en écho la manière dont Alberich se transformait en Dragon dans Rheingold, puisque la mise en scène utilise la même méthode : d’une certain manière, Brünnhilde est gardée par le feu telle l’Or par le Dragon, allongée sur une table circulaire presque sacrificielle.
En tous cas, ce travail qui évacue toute référence à une actualité brûlante ou à une signification est à la fois l’anti-Castorf, puisque l’histoire est livrée telle que, avec une distance poétique qui sied aux mythes, même si Walküre est moins sollicitée que Rheingold sous ce rapport, on sait que c’est l’option de ce travail jusqu’à Siegfried, mais aussi en quelque sorte l’anti Lepage : partant de la même volonté de raconter une histoire, de travailler sur un récit et sa logique interne plus que sur une succession d’événements significatifs, il choisit à l’opposé de l’hypertechnique de Lepage des procédés simples qui semblent en même temps simplistes, les figurants remplaçant machines et effets, et se contentant de « figurer » : leur utilisation au deuxième acte est particulièrement originale où, presque comme chez Cassiers, ils miment le discours de Wotan et Fricka, ou sont leurs sièges ou bien leurs meubles.

Acte I, Anja Kampe 5Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) © Wilfried Hösl
Acte I, Anja Kampe 5Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) © Wilfried Hösl

Ainsi chaque acte est un univers en soi, la maison de Hunding, plus maison que cabane, soutenue par l’arbre sinistre au centre du dispositif, l’immense salle du Walhalla, avec ce bureau central et lointain, qui souligne le changement de statut des Dieux, devenus des politiques : Fricka ne force-t-elle pas Wotan à obéir à quelque chose comme une raison d’Etat que Brünnhilde ne peut comprendre. Habituée à obéïr et manier du cadavre au quotidien, c’est Siegmund qui va lui révéler la réalité du monde et la réalité des hommes. Prenant fait et cause pour lui, elle se place évidemment du côté des mortels et anticipe la décision de Wotan.

Anja Kmape (Sieglinde) et Günther Groissböck (Hunding), Acte I © Wilfried Hösl
Anja Kmape (Sieglinde) et Günther Groissböck (Hunding), Acte I © Wilfried Hösl

Kriegenburg évoque ces points, par un geste, par des attitudes, par quelques mouvements (notamment le mimétisme de Brünnhilde au début du 2nd acte, reproduisant les gestes et les attitudes de Wotan). C’est cette distance, quelquefois réellement installée, quelquefois à peine perceptible, qui me plaît dans une mise en scène plus méditative qu’active. J’avais déjà souligné chez Kent Nagano ce refus du spectaculaire et ce suivi scrupuleux du plateau.
Avec des résultats sonores très différents, c’est aussi l’option de Kirill Petrenko.
Le public qui n’est pas forcément fait de techniciens de l’orchestre, même le public un peu mélomane, s’accroche à des gestes du chef et en fait une sorte de métaphore, de transposition gestuelle de ce qu’il entend, et s’arrête à deux éléments : la battue et le tempo.
Évidemment, le travail essentiel de préparation effectué au cours des répétitions, notamment par pupitre, ce travail que les italiens appellent concertazione (sur les affiches de la Scala on lisait souvent « concertatore e direttore d’orchestra ») est le travail invisible et essentiel, c’est le moment où l’on demande aux musiciens tel geste, telle nuance, c’est le moment où les équilibres se construisent, c’est le moment aussi on l’on va travailler ensemble. Etrange voyage que celui du mot concerto, celui d’un mot signifiant combattre, s’opposer, livrer bataille en latin, devenu synonyme de travail construit ensemble, pour trouver l’accord…
Le chef met ensemble des éléments disparates au départ et tout le travail interprétatif répond à la question comment « mettre ensemble » pour faire enfin de la musique.
Ce travail souterrain apparaît ici dans toute sa profondeur : Petrenko n’est pas de ceux qui gesticulent avec le corps, mais c’est quelqu’un qui travaille avec les bras et les mains : il ne cesse d’indiquer, et souvent d’une manière impérative. Il est fascinant de noter que dirigeant l’opéra, il indique les départs à chaque chanteur, tous les départs avec une précision incroyable, de la main gauche.

Die Walküre Acte III, la Chevauchée © Wilfried Hösl
Die Walküre Acte III, la Chevauchée © Wilfried Hösl

Et ici, il épouse à sa manière le propos du plateau : il travaille la partition non comme une succession de scènes avec chacune sa loi propre, mais il travaille plutôt un parcours, dans son ensemble, d’où l’impression qu’il n’y a pas de tension. La tension existe bien sûr, mais à la mode de la Gesamtkunstwerk : on est chez Wagner. et tout contribue à la production commune. Si un chanteur chante de manière tendue, comme Wotan dans cet extraordinaire deuxième acte, l’orchestre n’ pas besoin d’être redondant. Si Vogt chante avec la douceur et la suavité d’un Lied, articulant chaque parole, l’orchestre ne peut le couvrir parce que à ce moment là c’est la parole qui prime. Si une mise en scène est d’une certaine manière plus dans le récit que dans l’événement ponctuel, plus dans la continuité, la direction doit évidemment en tenir compte. Petrenko ne dirige pas Wagner-Kriegenburg comme il dirige Wagner-Castorf. L’annonce de la mort où les paroles incroyablement douces de Vogt frappent d’émotion, l’orchestre s’allège, respire, donne au chanteur l’espace voulu tout en faisant entendre des raffinements inouïs. Il en résulte une cohérence interne d’un niveau rarement atteint, avec les qualités habituelles de ce chef que sont la clarté, la transparence, voire ce que j’ai appelé le cristal : on entend évidemment tout, mais surtout on ne cesse d’être surpris par des choix de mise en valeur, par des attaques jamais entendues ainsi, par un miroitement sonore différent d’une partition qu’on croyait connaître : tout parle, et en même temps sans jamais épater, sans jamais se donner en spectacle, ou en vitrine. C’est le flux continu d’un récit conçu comme tel, avec des moments qui m’ont frappés : l’attaque du prélude, installant immédiatement la tension et l’énergie, et en même temps dès l’entrée de Siegmund en scène, quelque chose d’un mystère. Le son est alors souvent sourd, mystérieux, sombre, éclate et explose, puis se dilate en un incroyable lyrisme.

Kirill Petrenko le 28 février 2015 (Die Walküre)
Kirill Petrenko le 28 février 2015 (Die Walküre)

On peut aimer sans doute plus d’urgence, plus de dramatisme, on peut aimer sentir une direction (au sens géographique) et alors Petrenko peut n’être pas le chef pour ce Wagner-là…mais tout est là pourtant, diffracté dans l’orchestre ou sur les voix, ou sur l’ensemble ; a-t-on jamais entendu pareil final du 1er acte, tourbillonnant avec un tempo quasi impossible. Pour ma part je l’ai rarement entendu attaqué à cette vitesse hallucinante, après avoir pendant tout le duo respecté la douceur et la couleur voulues par la voix de Klaus Florian Vogt, et travaillé sur l’épaisseur du son et ses reflets plutôt que sur le crescendo amoureux : voilà une des ruptures surprenantes, qui prend à revers l’auditeur et l’assomme de bonheur.
Petrenko n’aime pas mettre en relief la noirceur d’une musique, il reste toujours disponible et ouvert. C’est pourquoi cette Walküre a le charme des belles histoires tristes sans avoir de couleur sombre même aux moments les plus difficiles, même en regardant ces cadavres qui émaillent chaque acte : en écoutant, je pensais aux épopées italiennes du Tasse et de l’Arioste, je pensais aussi Stendhal, c’est à dire une tristesse et une violence médiatisées par le discours, par la distance, par, étonnant je sais, un certain apaisement: la vérité des choses atténuée mais révélée par la métaphore.
Pour nous révéler ce Wagner-là, un Wagner presque « littéraire » au plus merveilleux des sens, il fallait aussi une distribution qui fût à la hauteur, et elle le fut, malgré les petits hauts et bas et les accidents.

D’abord, où pourrait-on retrouver pareil cast ? Même l’ensemble des Walkyries chante avec un engagement et une énergie rares il est vrai que parmi elles, on remarque Okka von der Damerau, Nadine Weissmann et Anna Gabler qui ne sont pas les dernières venues.
Evacuons d’emblée le cas Evelyn Herlitzius : on dit d’elle ce que j’entendais de Gwyneth Jones jadis. C’est vrai, la voix bouge, les aigus sont mal assurés, et quelquefois ne passent pas, comme au troisième acte où la voix s’est engorgée de manière spectaculaire. Mais il y a d’autres moments éclatants, vibrants, bouleversants, et il y a aussi une allure, une stature, une présence qui reste stupéfiante, même si moins marquée qu’il y a deux ans. Brünnhilde n’est pas Elektra, et ne permet pas toujours à l’artiste de stupéfier de manière démonstrative comme elle le fait dans Strauss, et les Hojotoho entendus restent dans la bonne moyenne sans être une performance.

Die Walküre Acte II © Wilfried Hösl
Die Walküre Acte II (Wotan: Thomas J.Mayer, Fricka, Elisabeth Kulman)© Wilfried Hösl

Il reste que le duo du 2ème acte avec Wotan, le moment clé du Ring où tout est révélé et notamment la menace de « la fin » (Das Ende, répété plusieurs fois dans le duo) est un des moments les plus intenses de la soirée et même de bien des Walkyries des dernières années. Il suffit de se concentrer sur le regard tendu et à la fois fasciné de Brünnhilde pour Wotan pour retrouver certains des regards de Jones (mais cela, c’est pour ma mémoire d’ancien combattant) ; il y a dans le regard d’Evelyn Herlitzius une fraîcheur, une confiance, une force si positive, qu’elle pose le personnage immédiatement comme vital, intense, jeune, et quand on entend ce qui se passe en fosse, on se demande si le chef ne rend pas hommage à ce regard là, tant la musique se colore quand Brünnhilde chante.

Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) & Thomas J.Mayer (Wotan), Acte II © Wilfried Hösl
Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) & Thomas J.Mayer (Wotan), Acte II © Wilfried Hösl

Wotan en face (Thomas Johannes Mayer) est plus en forme que la veille : une diction phénoménale, des accents d’une vérité et d’une crudité rares, il est le personnage, déjà assommé, fatigué, perdant, et à l’orchestre, ce futur incertain s’entend, mystérieux, assombri. Entre le regard d’Herlitzius, la voix de Mayer et le son de la fosse, tout se répond et fait naître cette tension qui paraît-il manquerait…Ce sont moments au contraire passionnants qui remettent sur le tapis ce qu’on croyait connaître, savoir, aimer…et qu’on se prend à redécouvrir et aimer encore plus.

 

 

 

 

Le couple Siegmund/Sieglinde (Klaus Florian Vogt/Anja Kampe) est celui de la première série de représentations, qui retrouve ainsi ses marques, et quelles marques ! Indescriptible triomphe à la fin de l’acte I, un moment bouleversant : foin des aigus, des voix gigantesques, des Siegmund qui nous tiennent de longues secondes sur « Wälse » sans rien nous faire ressentir de « Winterstürme ». On entend tout de suite que Vogt est particulier : il n’est pas Heldentenor, mais il possède cette voix (que certains détestent) en permanence éthérée, avec un sens de la parole, une diction, une science des modulations, de la couleur qui en fait cet être étrange venu d’ailleurs fascinant. Et évidemment Petrenko dirige en fonction de cette voix là, ne la couvrant jamais, ralentissant les tempi pour accompagner le chant de la plus merveilleuse des manières.

Acte II, Klaus Florian Vogt (Siegmund) Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) et, étendue, Anja Kampe (Sieglinde) © Wilfried Hösl
Acte II, Klaus Florian Vogt (Siegmund) Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) et, étendue, Anja Kampe (Sieglinde) © Wilfried Hösl

Si le 1eracte est fascinant, l’annonce de la mort du deuxième acte bouleverse par sa vérité, Vogt chante le regard lointain qui semble ne rien entendre, comme mû par un automatisme, et Herlitzius change d’attitude, de mouvements : de lointaine Walkyrie hiératique, elle devient femme qui respire et qui sent : à un moment on a même l’impression qu’en Siegmund elle se progette déjà auprès de Siegfried tellement l’échange est intense. Vogt donne une dimension inconnue à Siegmund, une poésie inouïe, une douceur ineffable, une suavité inexplorée jusque là, modulant le volume sur chaque parole, avec une émission sans faille : quand il chante, c’est tout un univers qui est évoqué, un Lied permanent : oui, malgré des aigus pas tout à fait assurés, mais donnés sans jamais forcer, toujours avec fluidité et naturel, c’est un Siegmund fantastique à entendre, bien plus neuf que son Florestan dans Fidelio où il s’est pour moi fourvoyé à la Scala, et en tous cas le Siegmund le plus touchant et le plus naturellement émouvant qui soit aujourd’hui.

Anja Kampe le 28 février 2015 (Die Walküre)
Anja Kampe le 28 février 2015 (Die Walküre)

A ce naturel bouleversant du chant de Vogt correspond l’émotion incandescente et la voix chaleureuse d’Anja Kampe, plus émouvante qu’à Bayreuth. La voix est dans une forme extraordinaire, chaude, bien assise, avec des aigus solides et sûrs, mais en même temps une puissance d’incarnation rarement entendue (Meier avec Domingo, dans un autre style peut-être ?) Ils sont le couple, ils sont amour, et nous sommes chavirés. Avec un art de la parole, un art de l’émission et de la projection consommé, elle réussit totalement à faire oublier qu’elle n’a pas tout à fait la voix du rôle. Elle est aux limites et les dépasse en intensité, en investissement, en intelligence du texte. Evidemment la direction de Petrenko est sans cesse à l’écoute, chaque parole est scandée par la musique : c’est une fête de la couleur, une fête du son, et c’est d’une urgence inouïe, avec les moyens du Lied, de la poésie, avec un orchestre retenu…à n’y rien comprendre. Nous sommes là aussi pris à revers. A-t-on déjà entendu cela ainsi?
Les autres protagonistes ne font qu’alimenter notre plaisir et notre émotion. Günther Groissböck était la veille Fasolt, il est Hunding, brutal, sonore, et même, le temps d’un instant, tendre. C’est un merveilleux acteur (ah, quand il coupe la pastèque avec son épée) : Groissböck a tellement l’habitude de chanter les méchants qu’il s’y glisse avec facilité, mais en même temps, il n’est lui non plus jamais démonstratif, laissant la scène se développer, laissant le théâtre se faire. Il est un Hunding vocalement raffiné et surtout a des accents et un ton qui seraient presque du domaine du théâtre parlé….

Elisabeth Kulman le 28 février 2015 (Die Walküre)
Elisabeth Kulman le 28 février 2015 (Die Walküre)

Quant à la Fricka d’Elisabeth Kulman, elle est égale à elle même, comme à Lucerne, comme il y a deux ans à Munich, avec tout ce qui fait qu’elle est aujourd’hui la plus grande des Fricka : les aigus, l’agressivité, l’ironie, le jeu, la présence scénique inouïe, une diction de rêve avec un texte digéré, mâché, prononcé et plein de couleurs dans la voix ainsi que des gestes d’une vérité stupéfiante. Elle entre en scène, et elle a déjà vaincu. Il est fascinant de constater qu’entre hier et aujourd’hui, ce sont des facettes très différentes qui nous sont montrées. Ce soir c’est une scène, au sens théâtral du terme, quelque chose du duo Philippe II/Grand Inquisiteur. On croise le fer. Et elle est inouïe. Hier dans L’or du Rhin, elle était toute élégance, toute subtilité, avec une technique de chant presque belcantiste, et c’était aussi merveilleux (alors qu’il y a deux ans j’avais été un peu dubitatif devant sa Fricka dans Rheingold).

Il faut se rendre à l’évidence, à la merveilleuse évidence, à deux ans de distance, avec des chanteurs différents et un chef différent, ce Ring continue de nous parler, avec un niveau exceptionnel à l’orchestre et un plateau d’une rare intelligence et d’un rare engagement.
Qu’il fait bon d’être à Munich, l’autre casa wagneriana.[wpsr_facebook]

Klaus Florian Vogt, Anja Kampe, Evelyn Herlitzius le 28 février 2015 (Die Walküre)
Klaus Florian Vogt, Anja Kampe, Evelyn Herlitzius le 28 février 2015 (Die Walküre)

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER le 27 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO ;ms en sc: Andreas KRIEGENBURG)

Tableau final © Wilfried Hösl
Tableau final © Wilfried Hösl

En janvier 2013, j’étais sorti totalement enthousiaste de la production de Andreas Kriegenburg et de la direction nerveuse et lyrique de Kent Nagano. J’ai très largement décrit le travail de Andreas Kriegenburg dans mon compte rendu et j’y renvoie.

À peu près deux ans après, ce Ring est repris, de manière plus étirée qu’en janvier 2013 puisque les représentation s’étalent de février à avril 2015 et qu’il est difficile pour un non munichois de pouvoir assister aux quatre opéras en un seul séjour.

L’intérêt de cette reprise repose sur la direction de Kirill Petrenko, qui pour la première fois dirige le Ring comme GMD d’une maison où l’œuvre a été partiellement créé, et qui avec Bayreuth est le théâtre de référence historique pour Wagner.
Depuis qu’il a pris les rênes de Munich, en 2013, Kirill Petrenko est devenu un beniamino du public munichois et a acquis une surface médiatique non indifférente dans le monde musical, en dépit de ses efforts pour fuir les projecteurs
Il arrive au pupitre du Ring auréolé du triomphe incroyable reçu à Bayreuth, où sa direction a été unanimement louée, et laisse, il faut bien le dire loin derrière bien des concurrents.
Il était donc intéressant d’écouter le travail munichois, et surtout de vérifier (au moins pour ma part) si l’approche très poétique de Kriegenburg conduisait à d’autres choix musicaux que ceux effectués à Bayreuth face à l’approche désacralisante de Frank Castorf.
Il faut rappeler quelques éléments des choix de Andreas Kriegenburg, qui a opté pour une vision finalement assez rafraichissante de l’histoire, dont il propose une vision cyclique : de l’innocence initiale naissent les crises, pouvoir, or, violence, pour retourner à l’innocence à la fin, une innocence chorégraphiée par les corps qui représentent toutes les choses : notamment dans ce prologue le Rhin, l’Or et le Walhalla.
Le Rhin est un fleuve d’amour, tout amour, où les flots sont des corps qui copulent. L’amour garde l’or, et l’amour va être interrompu par le vol de l’or par Alberich. Une vision presque naïve qui raconte l’histoire par images métaphoriques, sans jamais transposer, mais illustrant les épisodes d’une manière digne d’albums de Topor, à qui se réfèrent me semble-t-il décorateur Harald B.Thor, costumière Andrea Schraad et surtout la chorégraphe Zenta Haerter.
Bien sûr, il y a des points de mise en scène qu’on avait oubliés, comme la « mise en croix d’Alberich » puis sa transformation en épouvantail, en une sorte de victime chosifiée ou d’autres qu’on revoit avec plaisir, comme l’amour naissant entre Freia et Fasolt, et le désespoir de cette dernière lorsqu’il est poignardé par Fafner. Il reste que ce retour à Munich était motivé par le chef et une distribution largement renouvelée.
Das Rheingold est sans doute le moment le plus théâtral du Ring avec un peu de spectaculaire. À ce titre, le tableau des filles du Rhin est toujours à la fois un vrai moment et sans doute la signature de l’ensemble de l’œuvre par le metteur en scène : c’en est ainsi pour toutes les mises en scène du Ring . mais Rheingold, c’est aussi beaucoup de conversation et de dialogues, sans monologues spectaculaires comme dans les trois autres opéras , et c’est un chant qui exige une vraie science de la coloration, du parler-chanter, de l’expressivité.

Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl
Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl

À ce titre, je vais commencer par une déception, la Erda de Okka von der Damerau : voilà une chanteuse à la voix somptueuse, riche en harmoniques, au volume respectable. Elle était en 2013 l’une des filles du Rhin, elle est aujourd’hui Erda. Erda est un rôle difficile parce qu’il exige en cinq à sept minutes de présence la capacité à dessiner un univers, exactement ce qu’on demande à un chanteur de Lied.. Il faut qu’Erda soit une apparition : elle l’est scéniquement surgissant au milieu de ces corps terreux, grenouillant autour d’elle comme des vers, elle l’est moins musicalement. Elle a incontestablement la belle voix qu’il faut, elle a la puissance et l’aigu, elle chante, mais elle n’incarne pas ; cette voix très présente est sans présence, sans vibration, sans évocation. Il manque un poids des mots derrière le choix des sons. Voilà ce que tout chanteur de Rheingold doit avoir, le poids des mots dans la bouche et non pas seulement la voix. Ce poids des mots, Elisabeth Kulman (Fricka) le possède au plus haut point. Il y a une grande différence entre la Fricka de Walküre, qui doit être forte et explosive, et celle de Rheingold, qui est toute subtilité et insinuation, toute théâtre et incarnation. Elisabeth Kulman est supérieure, non pas purement vocalement, mais théâtralement, totalement dans la voix, totalement dans les mots, qu’elle chante de mille manières, usant même d’artifices plutôt bel cantistes : notes filées, atténuations, mezze voci, donnant ainsi aux mots des couleurs tellement variés qu’on en reste ébloui. Il n’y a rien de forcé là dedans, tout est évocatoire, tout est simple et tout est juste. En ce sens, elle fait exactement ce que dans la fosse fait Petrenko. Elle n’est pas une Fricka spectaculaire, elle est Fricka tout simplement, avec un naturel en scène et une simplicité confondantes.

Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl
Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl

À ses côtés, le Wotan supérieurement intelligent de Thomas Johannes Mayer, dont l’intelligence du texte et la diction sont des modèles du genre, avec cependant une voix plutôt éteinte, sans éclat, sans vraie présence sonore, et même au départ avec quelques problèmes de stabilité. Un Wotan fatigué peut se concevoir dans Rheingold, c’est un Wotan qui est déjà Wanderer (c’est ce que Cassiers avait proposé dans son Rheingold avec un René Pape impérial…)un Wotan qui comprend après le passage d’Erda qu’en fait tout est foutu d’avance. Mais là il a de sérieux problèmes de volume dès le début et cela nuit à sa présence scénique, un Wotan has been face à un Alberich (Tomasz Konieczny) en pleine santé. Un Alberich somptueux qui affiche une présence vocale insolente, avec les qualités des autres en matière de diction et de couleur, mais avec en sus le volume et l’éclat : sa malédiction du Ring est impressionnante, il en devient presque noble, avec des accents formidables d’humanité et de rage rentrée. Il remporte le plus grand triomphe sur le plateau et c’est pleinement justifié. Il me rappelle Zoltan Kelemen, mon Alberich de Chéreau pour l’éternité en 1977, c’est dire.

Loge (Burkhard Ulrich) face à Fricka et Wotan © Wilfried Hösl
Loge (Burkhard Ulrich) face aux géants, à Donner, Froh  Fricka et Wotan © Wilfried Hösl

Le Loge de Burkhard Ulrich est moins rentré dans le personnage que Stefan Margita il y a deux ans, mais s’il n’y a aucun reproche à faire au niveau vocal, il n’y a rien d’exceptionnel dans la prestation. Il faut toujours dans Loge un chanteur qui ait à la fois la projection et la présence vocales, mais aussi la capacité à composer c’est à dire aussi à mâcher le texte, à le passer au filtre des mille possibilités de coloration. Un Graham Clark par exemple. Ici, on est dans du très solide, mais on reste dans du banal.
Les Dieux sont eux aussi très solides : j’aime bien le Loge de Dean Power, un jeune chanteur en troupe à Munich qui a de belles qualités notamment dans la diction et l’expression, il faudrait simplement un peu plus de puissance dans le tableau final, même s’il chante de manière très sentie (chez Chéreau, c’était Jerusalem, futur Tristan). Levente Molnar a une certaine présence vocale, mais a moins de puissance qu’il y a deux ans dans Donner : voilà encore un rôle qui n’existe que pour les deux minutes du « Heda, Hedo… », mais qui doit vraiment s’imposer à ce moment là.
Encore une difficulté de l’œuvre : comment trouver la juste Freia…
La juste Freia, c’est Anja Kampe : elle chante Sieglinde dans Walküre et il eût fallu lui proposer ce que faisait jadis Helga Dernesch à l’Opéra de Paris avec Solti, Freia dans Rheingold et Sieglinde dans Walküre. Mais on ne distribue plus Freia à des Sieglinde, mais tout juste, et ce n’est plus toujours vrai, à des futures Sieglinde. Je ne sais si Aga Mikolaj est une future Sieglinde : elle a des aigus, plus acides que chauds, elle a du medium, mais elle n’a pas le legato voulu pour passer sans heurt de l’un à l’autre. Elle a peu de présence vocale, et pas trop de présence scénique par elle-même, mais seulement par ce que lui donne la mise en scène. C’est un soprano lyrique, plus fléché sur les rôles mozartiens (Comptesse, Pamina, Fiordiligi), et je suis persuadé qu’il faut plus de présence sonore et vocale pour Freia : une Freia qui a du poids secoue. Ici, brise légère…

Nibelheim © Wilfried Hösl
Nibelheim © Wilfried Hösl

Le Mime d’Andreas Conrad est l’autre Mime des scènes mondiales, son concurrent étant Wolfgang Ablinger Sperrhacke. C’est un bon Mime, mais avec le même problème que Burkhard Ulrich : une composition solide, une prestation honnête, sans plus. Un bon Mime ce soir sans être un grand Mime. Il était bien plus convaincant à Genève.
Avec les deux géants Fasolt (Günther Groissböck) et Fafner (Christof Fischesser) juchés sur leur cube composé de cadavres en bleu de travail, on retrouve un chant plus spectaculaire et en même temps très différencié, la voix plus puissante et plus froide de Groissböck, formidable Fasolt, émouvant même dans le dernier tableau, face à celle plus chaleureuse et au timbre plus rond de Christof Fischesser, en bref, les deux basses qui représentent ce qui se fait de mieux ou presque, parmi les basses allemandes. Fafner n’a pas grand chose à chanter dans Rheingold (mais on l’attend dans Siegfried), c’est Fasolt qui est plus présent, plus spectaculaire et Groissböck est impressionnant de présence et de naturel. C’est une confirmation : il sera Hunding dans Walküre…
Quant au trois filles du Rhin, c’est un enchantement, aussi bien dans l’éclat que dans le ton et la présence, Hanna Elisabeth Müller donne une voix claire et merveilleusement projetée à Woglinde, et Nadine Weissmann (la magnifique Erda de Bayreuth) est une très belle Flosshilde sans oublier la belle Wellgunde de Jennifer Johnston. Elle sont merveilleuses dans le tableau final, toute retenue, toute poésie, toute mélancolie…
Au total, une distribution assez équilibrée, avec des rôles tenus de manière impressionnante, d’autres moins en vue, mais dans l’ensemble chacun y défend sa part avec solidité au minimum et aussi souvent avec intelligence et justesse.
C’est une distribution soutenue avec constance par un Kirill Petrenko présent sur tous les fronts, qui suit les chanteurs dans les moindres inflexions, qui donne avec une précision manique tous les départs, et qui les soutient, dans la manière qu’il a de moduler l’orchestre et de ne jamais les couvrir. On le savait parce que c’est ainsi dans chaque opéra qu’il dirige : c’est un vrai chef de fosse qui non seulement soutient et suit le plateau, mais qui construit aussi le rendu orchestral, soucieux d’imprimer une couleur en cohérence avec le plateau et la mise en scène.
Ainsi, à Bayreuth, la direction de Kirill Petrenko avait surpris par sa clarté et son dynamisme, avec une énergie qui correspondait à un travail scénique particulièrement échevelé. Face à l’univers plus poétique et plus « léger » aussi de Kriegenburg (même s’il se passe beaucoup de choses en scène), ce qui se passe en fosse prend une couleur plus lyrique, d’une fluidité presque diaphane par moments.
Le prélude, plus qu’être ce crescendo, cette montée chromatique de plus en plus présente, qui va du silence vers la puissance sonore, est ici magmatique, comme ces laves qui s’étendent et qui s’épaississent, le son s’étend, s’élargit, sans monter en volume mais en étendue. Je ne sais si je m’explique clairement : on entend tout, dans son épaisseur, dans son tissu, mais avec un volume qui reste retenu, jamais de Wagner Zim boum. C’est évidemment le flot du Rhin qui est ici métaphoriquement évoqué, un flot de plus en plus puissant, mais jamais assourdissant.
Dans l’ensemble de la première partie, avant le Nibelheim, le souci du chant et le la clarté de la conversation est permanent, avec aussi une science dans la mise en valeur de la phrase musicale qui épouse exactement la conversation ou le mot, là une phrase jamais remarquée des contrebasses, là une présence insistante et appuyée (mais sans jamais une once de lourdeur) de la clarinette. On ne perd pas une miette de musique car le son est cristallin, et en même temps la musique est dirigée avec un sens du lyrisme confondant, tout en mettant en valeur le tissage de la partition, notamment les fameux leitmotiv, jamais assénés, toujours identifiés, mais toujours tressés avec le reste. Voilà une direction qui laisse entrevoir le travail de composition de Wagner comme rarement je l’ai entendu, d’autant que le son nous arrive directement, et non modulé par l’auvent bayreuthien.
Le lyrisme est dans cette première partie toujours privilégié. Le son de l’orchestre au moment où Freia est enlevée et où les dieux tombent peu à peu en léthargie est simplement stupéfiant, suivant chaque inflexion du discours de Loge, ou les phrases de plus en plus hésitantes des Dieux suivies par des cordes de plus en plus diaphanes, avec des systèmes d’écho stupéfiants. Mais le sens dramatique est aussi très présent, et toute la seconde partie (le Nibelheim en premier) alterne entre ces moments suspendus où Wagner emporte l’auditeur dans une sorte d’ivresse chromatique, et ces moments de montée de la violence, comme dans les interludes orchestraux de la descente et de la remontée du Nibelheim, jamais hachés, jamais heurtés, mais incroyablement liés, souples, clairs mais en même temps incroyablement tendus, à donner le frisson.
Le tableau final répond à ce sens théâtral et musical très aigu : une musique qui gonfle qui monte en volume et qui en même temps travaille sur l’ironie, tant ce triomphalisme est seulement de façade : la mise en scène insiste sur la résistance de Freia, sur un Rhin qui se reconstitue autour des filles du Rhin qui chantent leur lamentation, un Rhin qui ne copule plus, mais qui ondule mollement au rythme de la musique, un Rhin vidé de son sens, vidé d’amour : la scène finale dans l’orchestre est simplement époustouflante, rarement autant de couleurs diffractées dans l’orchestre, complètement scintillant, puis l’apparition de l’arc en ciel, et du pont, et on passe de la diffraction coloriste à une sorte de concentration sonore avec le crescendo de cordes, en lien avec les voix (très bon Dean Power à ce moment) et un orchestre qui stupéfie par sa fluidité, sa clarté, sans jamais être « en vitrine », sans jamais être lourd et au contraire, dans un moment où en général les choses s’alourdissent, on a ici une légèreté qui fait dire à certains que tout cela manque un peu d’énergie et de force. Je n’ai rien ressenti de tel, mais au contraire une telle mélancolie dans toute la scène finale qu’elle m’a étreint d’émotion, comme un adieu définitif à quelque chose qui pourrait être un adieu à la paix et à la sérénité. Après la sérénité mélancolique de la plainte des filles du Rhin (avec une mise en valeur de la harpe inconnue pour moi jusqu’alors) on passe à la marche finale gonflée, scandée par les timbales, on se tourne triomphalement vers un avenir noir, mais sans jamais être écrasé.
Le léger silence qui suit avant les énormes applaudissements qui ponctuent la représentation (des rappels à n’en plus finir, un triomphe incroyable pour Kirill Petrenko) montre la tension que ce travail tout en finesse a pu provoquer. Petrenko, à la tête d’un excellent orchestre non dénué cependant de quelques scories dans les cors, nous prend à revers : il y a deux semaines, il nous surprenait par un Lucia di Lammermoor tendu, guerrier, tout dynamisme et contrastes, et ici devant une mise en scène il est vrai presque apaisante, il nous étonne par des choix dans les volumes, dans les tempos, dans la mise en place des sons, qui privilégient le lyrisme, la retenue, les miroitantes variations instrumentales autour des conversations des personnages et des dialogues, sans jamais exagérer les choses, sans jamais les souligner de traits puissants, mais en les mettant en place, en les mettant simplement à leur place, simplement, parce que cette mise en « place » de la partition reflète une incroyable simplicité, presque naturelle, sans volonté démonstrative aucune. Wagner rien que Wagner, et tout Wagner. Ce choix porte le public à l’incandescence, et dit sur l’œuvre des choses nouvelles, en parfaite cohérence avec ce qui est dit sur scène.
Ce soir, j’ai encore appris quelque chose sur Wagner, et j’ai été ému par ce Wagner des Choses de la Vie. [wpsr_facebook]

Alberich enlève l'Or © Wilfried Hösl
Alberich (Tomasz Konieczny) enlève l’Or © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2012-2013: DER RING DES NIBELUNGEN de Richard WAGNER, SIEGFRIED le 25 janvier 2013 (Dir.mus:Kent NAGANO, Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Acte I ©Bayerische Staatsoper

J’avais parlé d’aventure, lors de mon compte rendu sur Rheingold. Et quelle aventure! Ce Ring pourrait bien être le plus beau depuis longtemps, tant il dépasse de larges coudées les productions vues ailleurs, avec une direction musicale totalement novatrice, et des chanteurs incroyables: ce soir ce fut presque une perfection. Ce Siegfried était fantastique, et je vais avoir bien du mal à en rendre compte dans sa totalité, tant la mise en scène est pleine de détails extraordinaires, inattendus, intelligents, et tant la distribution a été phénoménale, au moins pour l’essentiel. Après trois jours, ce pourrait bien être enfin le Ring qui nous manquait, et qui nous fait oublier tous les autres, dont certains du même coup sont rejetés dans la médiocrité ou le brouillard de l’oubli.
Quel que soit le regard qu’on portera sur Götterdämmerung, l’entreprise de Andreas Kriegenburg est une réussite par sa nouveauté, son intelligence, son souci du détail, son suivi du livret et des détails du texte: il y a des idées que je n’ai jamais vues jusqu’ici sur une scène, on va de surprise en surprise.
Pour ce Siegfried, Kriegenburg est revenu aux principes posés par Rheingold: en effet, le livret fait le point sur l’histoire (c’est même le point focal du premier acte), et quatre personnages de Rheingold y continuent leur guerre (Wotan, Mime, Alberich, Fafner) par Siegfried interposé. On retrouve donc la centaine de figurants qui construisent formes et espace, en des images souvent inoubliables (le Dragon!!). Cette humanité, qui est à la fois totalement humaine (fin du 1er acte) compose aussi des formes: arbres, forêts, prairies fleuries dans une sorte de polymorphie étonnante. Les solutions scéniques apparaissent toujours d’une  apparente simplicité  qui cache une redoutable complexité; le chant de la forge en est un exemple frappant.
Essayer de parler du premier acte est une gageure: extraordinaire fluidité des changements d’ambiance, évocations, constructions, tout est étourdissant: dans un acte que les spectateurs peuvent considérer comme un peu statique, on a au contraire un feu d’artifice d’images. Sur le prologue, un groupe qui fait fleur, et qui remue au son de la musique pour laisser apparaître au centre Mime sur son enclume.

La caverne de Mime ©Bayerische Staatsoper

Puis  Siegfried entre et brutalement des figurants surgissent portant des panneaux:  c’est la caverne de Mime qui apparaît, mais derrière se constituent des tableaux, sorte de tableaux vivants qui illustrent le propos des protagonistes et les thèmes du dialogue: c’est l’évocation de la mort de Sieglinde, vue en arrière plan mettant au monde Siegfried et mourant. Siegfried en écoutant ce récit le vit, le voit et tend une main désespérée, jamais saisie, à sa mère mourante. C’est l’évocation de Nibelheim et de l’esclavage, ou des géants qu’on revoit  sur leur cube qui figure la terre sur laquelle ils marchent, ou du Walhalla. Toutes les images frappantes de Rheingold reviennent, socle lancinant de toute l’histoire, et à chaque fois, la caverne se disloque en une seconde (les panneaux sont portés par des figurants) et se reforme tout aussi vite.

Apparition du Wanderer (Acte I) ©Bayerische Staatsoper

Le Wanderer entre en scène sur un paysage de prairie fleurie de tournesols avec des figurants portant de petits nuages, image naïve de la Wanderung, de la randonnée, contrastant avec le dialogue tendu qui va suivre !
Le plus impressionnant est évidemment le chant de la forge: la forge qu’on se figure avec tous les éléments divers que portent les figurants, au fond, le feu, au second plan le système de balancier en bois qui remue le soufflet, de l’autre côté le soufflet géant, une sorte de monstre immense, au premier plan les outils du forgeron proprement dit, la forme, les moules, et le feu, figuré par du tissu scintillant.

La forge et les paillettes…©Bayerische Staatsoper

Quant aux étincelles, que le texte invoque, elles sont rendues par des paillettes (voir photo ci-dessus), et c’est un émerveillement. Émerveillement que de voir toute cette humanité qui meut la forge en un joyeux désordre, dans une sorte de fête  de dessins animés ou de bande dessinée: c’est un moment de joie intense, de vie prodigieuse, d’élan vital jamais ainsi rendu dans une mise en scène . Sans oublier les détails qui font sens: à droite Siegfried qui refond Nothung, à gauche au coin, sur son plan de travail et sur le foyer, Mime qui prépare son poison, en rythme et à l’unisson avec Siegfried qui prépare Nothung. Cette fête intense où les deux personnages expriment leur foi en leur avenir, chacun dans sa sphère, cette humanité joyeuse qui joue, qui rit, qui danse, c’est un des moments de théâtre les plus extraordinaires qui m’ait été donné de voir, et lorsque Siegfried clôt l’acte frappant l’enclume figurée par une construction des corps qui explose joyeusement sous le coup de Nothung, le public explose, visiblement enthousiaste et heureux.

Le deuxième acte s’ouvre sur une vision désolée: Alberich, seul en scène, médite nerveusement en essayant d’allumer des cigarettes sans succès au milieu de rochers constitués de  groupes de figurant aux corps peint de brun.

Entre le Wanderer, et dans le dialogue (un duo ce soir phénoménal, on le verra) qui suit, où les deux personnages se menacent pour ensuite finir par s’allier objectivement pour solliciter le Dragon, Wotan offre du feu à Alberich, en un jeu de complicité-rivalité étonnant de finesse.

Le dragon face au Wanderer et Alberich ©Bayerische Staatsoper

 

L’apparition du dragon, suspendu, composé de corps entrelacés violemment éclairés de rouge avec au centre Fafner est à la fois impressionnante et propose une des plus belles visions de ce Ring.
Tout ce deuxième acte d’ailleurs est construit tout en contrepoint, détails, contrastes qui illustrent le livret.

Les « Monstres » ©Bayerische Staatsoper

Siegfried et Mime arrivent au cœur de la forêt, dans un milieu hostile figuré par des sorte de monstres ou d’animaux auxquels évidemment Siegfried est indifférent, mais qui effraient terriblement Mime et commencent à le dépouiller: c’est le test de la peur, élément central de l’opéra, qui fonctionne à la perfection.

Siegfried et le dragon ©Bayerische Staatsoper

Le combat de Siegfried et du dragon, figuré on l’a vu par des corps entrelacés, deux yeux brillants et une énorme bouche menaçante est l’un des sommets de la soirée, et l’on voit Siegfried percer le cœur de Fafner, qui est au centre du dispositif, qui perd aussitôt tout mouvement, qui s’éteint, et Fafner en descend pour son monologue.

L’oiseau au milieu des arbres ©Bayerische Staatsoper

L’Oiseau, c’est à la fois la chanteuse, en costume de danseuse de cirque, avec des éventails en plume, bien sûr et une figurante qui meut un oiseau au bout d’une perche. C’est une vision très fraiche et très amusante: pendant toute la scène, Alberich et Mime errent autour et l’oiseau les poursuit, tandis que les deux le repoussent sans cesse. Et Siegfried suit l’oiseau, danse avec lui, tourne autour des arbres constitués eux aussi de figurants. Lors de l’appel du cor, il rivalise non avec l’oiseau, mais avec le cor en coulisse, et c’est un jeu mimé, avec Siegfried qui fait semblant de jouer du cor, mais toujours à contretemps et qui finit par renoncer et se mettre à écouter l’appel joué en coulisse, non sans le sourire de la complicité du clin d’oeil au spectateur.

Siegfried et l’oiseau ©Bayerische Staatsoper

La mise en scène est une illustration du livret, qui serait presque comme un album pour enfants, qui peut faire peur, qui fait sourire, qui attendrit aussi par l’extraordinaire poésie qui se dégage: pour pasticher un titre célèbre du critique Jean-Pierre Richard « Corps et décors balzaciens », on a ici « Corps et décors wagnériens », tant le décor est tributaire du corps, tant le corps fait décor, en ce sens  Harald B.Thor et Zenta Haerter (chorégraphe) construisent un travail étroitement tressé. Le corps humain dans toutes ses formes et ses déformes, est au centre, l’humanité est l’outil de ce magnifique travail.
Et lorsque le rideau se lève sur le troisième acte, de nouveau un magnifique tableau. Les corps sont là, constitués en rocher, en terre, protectrice qui abrite Erda, Wotan la réveille et la terre, c’est à dire les corps, s’ouvre et elle apparaît: lorsqu’elle parle, ces corps se retournent vers Wotan (et l’agressent d’ailleurs), et ils sont blancs, lorsqu’Erda s’en retourne dormir, ils se retournent et sont bruns, cette alternance brun/blanc rythme les moments de la conversation, les refus d’Erda qui s’en va, les appels de Wotan qui suscitent ses réponses en un va et vient non dénué de violence ni de beauté.

Acte 3_2: Siegfried et le Wanderer ©Bayerische Staatsoper

La scène suivante avec Siegfried se déroule le long d’une falaise de corps bruns figurant un défilé, elle est réglée avec une précision étonnante, dans son crescendo où d’une conversation ordinaire elle devient enjeu, et combat. Et cette falaise de corps, lorsque Wotan disparaît, ne pouvant plus arrêter Siegfried qui d’une pichenette a cassé la lance (le coup est si léger, et souligne la défaite du Dieu), se couvre d’un dais de toile sur laquelle le feu est projeté, et d’où émerge bientôt ça et là Siegfried qui traverse les flammes.
Alors commence l’un des duos les mieux réglés: souvent, Siegfried écoute un peu tétanisé Brünnhilde et les choses tardent à se mettent en place.
Ici le décor représente un lit blanc, deux coussins, un drap de satin, le tout posé sur une immense toile rouge qui fait toute la hauteur du plateau et toute sa largeur, cette toile figure une sorte de lit immense, qui se gonfle en une sorte de couette géante rouge, et se dégonfle, qui vibre ou retombe selon les montées du désir et les hésitations de Brünnhilde.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper

Tout le dialogue est construit autour de Siegfried, tetanisé, terrorisé, d’une timidité et d’une pudeur enfantines (Lance Ryan est prodigieux). Il ne tient même pas debout devant Brünnhilde, il fuit, il revient, il se sent un peu plus à l’aise, alors il enlève ses chaussettes, comme un enfant, mais pas plus: les gestes peu à peu deviennent plus assurés, et Brünnhilde peu à peu moins angoissée, plus rassurée. Elle est plus froide, plus distante, plus circonspecte devant ce fougueux et timide garçon, mais peu à peu la magie du désir, et la confiance des corps renaît. Dans cet océan de rouge-passion, le lit devient une sorte de Ring où se joue le combat du désir, où les coussins, où les draps sont les armes, dont on se couvre et se recouvre, tandis que sur les côtés dans l’ombre, au loin, les figurants observent. Quel moment, quelle scène, quelle précision et quelle finesse dans l’analyse psychologique.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper

Évidemment, la musique fait opérer la magie de la Gesamtkunstwerk. J’ai déjà dit combien la direction de Kent Nagano, à la fois analytique, précise, presque hiératique, sans fioritures, dans la pureté et la clarté d’un style dorique musical, réussissait à construire aussi quelque chose de synthétique, de dynamique, d’incroyablement vivant. On pardonnera quelques cuivres approximatifs pour se concentrer sur une lecture d’ensemble qui ouvre l’oeuvre vers le XXème siècle, qui accompagne la scène avec une attention et une justesse phénoménales, qui distille quand il faut une ironie mahlérienne, et quand il faut un lyrisme beethovénien. A la construction méticuleuse de la mise en scène correspond la même précision, la même analyse, le même soin du détail dans la fosse, et ce soir, Kent Nagano a remporté un indescriptible triomphe.
Le plateau est digne de ce triomphe. En cinq jours on aura entendu les plus grands chanteurs wagnériens du moment ou presque. Certes le Mime de Ulrich Reß qui passait bien dans Rheingold, est en-deçà de ce qu’on aimerait dans Siegfried: des graves détimbrés, une bonne élocution, mais peu colorée, une insuffisante conquête du texte et de ses inflexions, bref, un manque de vrai caractère. Il reste néanmoins très acceptable et ne ternit pas l’ensemble, loin de là.
La Erda de Qiulin Zhang a les graves exigés par le rôle, beaucoup moins les aigus, et en tous les cas un vibrato excessif qui finit par gêner. Sa prestation est honorable, mais pas exceptionnelle.
L’oiseau de Anna Virovlansky, en troupe à la Bayerische Staatsoper, qui chante sur scène et non en coulisse, montre une voix fraiche, charnue, au bel aigu et une personnalité à suivre. Une très jolie surprise, et un merveilleux personnage en scène.
Enfin, le Fafner de Steven Humes, à voix plus claire que d’habitude, un Fafner jeune et encore vigoureux est très émouvant en Fafner mourant: il doit l’être pour toucher Siegfried, belle élocution, jolie présence. Il laisse sur scène son manteau rouge que les deux frères Mime et Alberich se disputent vainement, autre trouvaille d’une grande efficaicté et justesse.
Passons désormais à l’exceptionnel: exceptionnel en effet l’Alberich de Tomasz Konieczny. Hier il était un très grand Wotan, ce soir un immense Alberich, à la voix vigoureuse, sonore, au timbre magnifique, avec un sens phénoménal du texte et de l’interprétation: un monument. Dans ce court duo avec Wotan, il me rappelle l’Alberich qui reste ma référence, à Bayreuth en 1977, l’immense Zoltan Kelemen, mort en 1978 et il fait oublier tous les autres.
En face de lui dans un duo mémorable, qui a laissé pantois le public, le Wanderer de Thomas Johannes Mayer. Wanderer du jour contre Wotan de la veille. Quel duo, et quel Wanderer!
La voix n’a pas la jeunesse et la clarté de Konieczny, elle a une couleur plus opaque qui convient à merveille au Wanderer fatigué, mais quelle puissance, quelle diction, quelle présence, aussi bien face à Mime que face à Alberich et enfin à Siegfried, il est d’une telle intensité, il a un tel volume qu’il suscite l’étonnement, l’admiration et l’enthousiasme. J’ai déjà entendu son Wotan, jamais je ne l’avais à ce point senti en phase avec le propos, et à ce point en forme.
Lance Ryan enfile les Siegfried comme la Begum ses perles. Je l’ai entendu pour la première fois dans ce rôle il y a bien longtemps à Karlsruhe où il était en troupe, je l’ai entendu récemment à la Scala. Il est complètement différent, transfiguré scéniquement par une mise en scène qui le sollicite fortement où il joue encore plus le personnage enfantin et juvénile, mais sympathique: il n’y pas en lui l’adolescent agaçant qu’on voit quelquefois sur les scènes. Il attire la sympathie et la joie, une joie sans mélange, au premier degré, dans laquelle il emporte le public. Sa voix, étonnamment légère, claire, n’a pas la couleur du Heldentenor, il joue d’ailleurs de cette faculté à adoucir, à chanter pianissimo, mais aussi à produire de redoutables aigus, et jusqu’à la fin il résiste, sans faiblir, dans un duo avec Brünnhilde où il est éblouissant de présence, et où le chant ne faiblit pas. Grande prestation ce soir !
Catherine Naglestad était Brünnhilde. Dans la configuration voulue par la direction du théâtre, à chaque journée sa Brünnhilde et donc sans les fatigues des jours précédents. Après la Brünnhilde tendue et merveilleusement interprétée d’Evelyn Herlitzius, la Brünnhilde à la voix puissante et claire, de Catherine Naglestad. Au contraire d’Herlitzius, ce n’est pas une bête de scène, mais quelle bête de chant! On sait que ce rôle dans Siegfried est redoutable, Brünnhilde doit chanter 40 minutes à froid avec des aigus ravageurs. Rien n’arrête Catherine Naglestad: immédiatement la voix s’installe, radieuse, puissante, pure avec des aigus larges, avec des graves charnus; une voix qui n’a rien de métallique, qui est chaude et qui emplit aisément la salle et domine l’orchestre. Alors comment s’étonner que seule des Brünnhilde d’aujourd’hui elle attaque et tienne la redoutable note finale « leuchtende Liebe! lachender Tod! » sans faiblir.

Ainsi je répète ce que j’ai écrit au début de ce compte rendu: une soirée mémorable, surprenante, attachante. Un Siegfried qui déclenche un tel enthousiasme et de si nombreux rappels, on n’en voit pas tous les jours. Et c’est aussi le charme du Ring, qui peut à peu installe dans le public chaleur et enthousiasme, émotion et joie. Le fait aussi de voir la mise en scène se dérouler alors qu’on a en tête les représentations précédentes, si proches, est un indéniable avantage, on voit les systèmes d’échos, les citations, les lignes de force. Andreas Kriegenburg/Kent Nagano, voilà un couple qui émerge parmi les références aujourd’hui. Je mesure, avec les amis que j’ai croisés au théâtre, la chance d’assister à cette extraordinaire série de représentations; VIVEMENT DIMANCHE !
[wpsr_facebook]

Tomasz Konieczny, extraordinaire Alberich © Klaudia Taday

 

 

 

 

 

 

 

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: LA WALKYRIE à l’OPERA BASTILLE (Mise en scène GÜNTER KRÄMER, Dir.Mus: PHILIPPE JORDAN), le 20 Mai 2010

 

200620102128.1277111334.jpgAprès l’Or du Rhin en mars, la Walkyrie clôt cette première partie de L’Anneau di Nibelung, entamé cette année par Nicolas Joel, qui se poursuivra l’an prochain par Siegfried et le Crépuscule des Dieux. Cette entreprise, indispensable pour notre Opéra national, est à mettre au crédit de Nicolas Joel, même si le résultat artistique est pour l’instant pour le moins contrasté. Cette Walkyrie confirme la perplexité face au choix du metteur en scène Günter Krämer pour conduire le projet. Mais elle confirme aussi l’excellent choix du directeur musical Philippe Jordan, qui a de qui tenir, son père Armin Jordan ayant été un remarquable chef wagnérien, et qui est le triomphateur de la soirée -disons plutôt de la matinée-.
Commençons par le plus pénible, la mise en scène.
On avait remarqué déjà dans l’Or du Rhin des incohérences, des maladresses, une pauvreté conceptuelle qui laissait mal augurer de la suite. Cette Walkyrie, premier jour, n’est pas pire que le prologue, on pourrait même dire que l’ensemble est moins hideux. Disons seulement qu’elle confirme la pauvreté de l’entreprise et que ce spectacle sans vision, sans propos, sans structure ne laissera pas de traces indélébiles dans la mémoire, mais seulement des soupirs d’agacement. Trois actes, trois styles, trois orientations, Acte I, « Guerre des clans en Serbie », Acte II, « Vive les pommes », Acte III, « Panique à la morgue ».
Chéreau avait génialement introduit l’idée de clan ou de bande, lorsque Hunding entrait en scène, accompagné de ses hommes et qu’il entourait les deux enfants perdus (qui rappelaient vaguement ceux de « La Dispute » de Marivaux). Krämer la reprend, en commençant par évoquer la guerre des clans dans laquelle Siegmund est pris malgré lui, et les soldats de Hunding qui massacrent le petit peuple (on dirait bien des soldats serbes), entrent en forcent avec lui dans la maison. Des cadavres amoncelés en arrière plan, violence contre Sieglinde, violence de Siegmund contre Hunding menacé, tout cela est très démonstratif et va contre une musique très tendue, toute de violence rentrée au contraire. L’épée est dissimulée derrière un tableau qui , tiens tiens, représente un frêne, et que Sieglinde et Siegmund déchirent de manière un peu ridicule au couteau (le tableau est en papier…). Tout ce premier acte aux couleurs pseudo politiques, n’est pas vraiment passionnant et la mise en scène reste peu inventive, le travail sur l’acteur, inexistant, et tout ce qui pourrait donner vie, la pulsation érotique par exemple, est systématiquement éliminée. La direction très précise et analytique de Philippe Jordan manque quand même un peu d’éclat, de vie de sève dans cet acte et le duo final se traîne un peu.
J’ai appelé le deuxième acte « Vive les pommes » puisque la pomme est le motif central de l’acte, le fil rouge qui tient lieu de cohérence. Dans le Walhalla (nous sommes en haut de l’Echelle de Jacob menant au Walhalla (voir l’Or du Rhin) et les athlètes ont fixé les lettres du mot Germania (voir encore l’Or du Rhin), bientôt d’ailleurs les lettres GER disparaissent pour ne laisser que « ..mania »..Est-ce un autre signe à décrypter ?….Les Walkyries s’amusent au lever de rideau autour de la table des dieux et jouent avec des dizaines de pommes, symbole d’éternelle jeunesse (voir encore et toujours l’Or du Rhin, où ce fruit obsédait beaucoup le metteur en scène), Brünnhilde, lors de l’annonce de la mort, compose une sorte de chaîne de pommes, sans doute une ligne directe vers le Walhalla, et Siegmund, pour signifier son refus, donne un coup de pied vengeur dans le bel ordonnancement de fruits composé par Brünnhilde. Ce deuxième acte est très sage par ailleurs, il ne se passe pas grand-chose, sinon, seule vraie réussite de l’entreprise, les interventions de Fricka, magnifiquement portées par une Yvonne Naef royale en crinoline rouge sang, qui assiste au combat final Siegmund/Hunding en un face à face avec Wotan qui lui montre à la fin le cadavre de Siegmund avec un geste qui a l’air de dire « t’es contente, hein ? ».
Le dernier acte s’ouvre sur une sorte de morgue ou de salle de médecin légiste où des Walkyries infirmières nettoient les corps nus des héros morts (ouh la la ! comme c’est osé !!), la chevauchée des Walkyries, c’est « Panique à la morgue » où les cadavres s’amoncellent, passent sur la table, sont nettoyés, puis repartent régénérés.  Avec un baisser de rideau inattendu entre la deuxième et la troisième scène (le duo Wotan- Brünnhilde) car il faut bien – au mépris de la fluidité scénique à laquelle Wagner tenait tant, débarrasser le plateau des cadavres, des tables, des cuvettes, des torchons. Toujours pas la moindre attention au travail d’acteur, les chanteurs ne sont pas guidés, pas conduits, et font grosso modo ce qu’ils font partout. Une curiosité finale, Erda passe devant le brasier (après tout pourquoi pas), et Brünnhilde profondément endormie sur une table aux côtés du cadavre de Siegmund (on n’ose imaginer le futur réveil de Brünnhilde par Siegfried face au cadavre de papa !), se lève et va sous la table : elle ne peut dormir, elle devenue simple mortelle, au même niveau que le héros mort, et sous les yeux de tous (Walkyries, soldats) au fond dans l’ombre rougeoyante du brasier.
Krämer a repris à Braunschweig l’idée des fauteuils XVIII° (ici, ils sont noirs et non rouges) évoquant le Walhalla, il a repris à Chéreau et à d’autres l’idée de la bande de Hunding, il n’en a cependant rien fait : pas de mise en scène, un travail sans construction sans colonne vertébrale, sans aucun intérêt. Finalement mieux vaut ce deuxième acte sans grandes idées (mais avec des pommes) où les chanteurs sont laissés à eux-mêmes que des idées inutiles, qui ne disent rien de l’intrigue et sont souvent scéniquement mal réglées (une fois de plus, comme dans l’Or du Rhin, des sorties injustifiées: « Ein Quell » au premier acte où Siegmund demande de l’eau), et quelques incohérences des mouvements réglés dans l’espace scénique.
A ce travail médiocre et sans intérêt aucun correspond au contraire une réalisation musicale de qualité, même si la distribution, solide au demeurant, n’est pas totalement convaincante. Robert Dean Smith est un Siegmund émouvant, à la voix claire, si claire même qu’on se demande s’il arrivera au bout des « Wälse » des « Nothung » ou de l’accent final (« Wälsungenblut ») que même le grand Vickers rata un soir de MET avec Karajan. Son deuxième acte est plus pâle. La voix fatigue, l’orchestre la couvre. C’est dommage car le chant est engagé et l’interprétation prenante.  La Sieglinde de Ricarda Merbeth en revanche montre de bout en bout une voix très solide, mais l’interprétation reste froide (une seule lueur de passion au troisième acte), et un peu distante, comme d ‘habitude chez cette chanteuse qui n’a jamais réussi à me convaincre (son Elisabeth de Tannhäuser à Bayreuth me laissait totalement froid). Voilà une de ces voix qui « assure » sans séduire ni créer l’adhésion. Le Hunding de Günther Groissböck est solide et compose un personnage de soldat brutal et violent très crédible, tout comme le Wotan de Thomas Johannes Mayer, initialement prévu en complément de Falk Stuckmann pour trois représentations, et qui a jusqu’ici assuré toute la série. Sans avoir une voix éclatante, sans avoir un timbre exceptionnel, c’est sans doute celui qui est le plus expressif et qui suit les inflexions du texte avec le plus de précision, dans son personnage de perdant, de Wotan humain, trop humain. Une bonne prestation, face à la Fricka de très grande facture de Yvonne Naef, impériale en crinoline rouge, qui campe un vrai personnage avec une voix somptueuse, et particulièrement expressive, la meilleure du plateau. Des Walkyries-infirmières, on retiendra d’étranges notes raclées, des couacs gênants au moins au début du 3ème acte, avec une meilleure cohésion à la fin de leur scène, mais on les oubliera vite. Reste la Brünnhilde de Katarina Dalayman, avec ses aigus comme toujours plus tonitruants que chantés (ses « Hojotoho » initiaux), qui au total, même si cette chanteuse ne m’a jamais totalement convaincu, s’en sort avec les honneurs, même si je persiste à penser qu’on ne tient sûrement pas la Brünnhilde du moment, mais seulement la plus demandée du moment.

Le plus convaincant, c’est à n’en pas douter le chef. Je ne partage pas son option analytique et lente du premier acte, d’où n’émergent dans le duo final aucune pulsion, aucune vibration, aucun pathos. C’est l’ambiance pesante de la première partie qui gouverne la couleur donnée à l’ensemble de l’acte. On aimerait plus de rythme, on aimerait que la musique se laisse plus aller, mais Philippe Jordan n’a ni la fantaisie, ni l’imagination de son père. C’est un rigoureux constructeur, d’une redoutable précision, qui sait parfaitement accompagner le plateau et sait faire ressortir toutes les qualités de l’orchestre, même si quelques faiblesses se laissent encore percevoir (les cors…). Cordes somptueuses, bois et vents magnifiques. Le son charnu, plein, le souci de faire ressortir tous les niveaux, le relief font des deuxième et troisième actes des moments de référence. Une direction exemplaire même si quelquefois discutable, qui projette cette production au rang de celles qu’il faut aller écouter malgré ses failles et avec une distribution au total sans grands défauts ni grand éclat… Jordan sera sans aucun doute l’atout majeur de ce Ring, car pour le reste, la caravane peut passer.

200620102131.1277111443.jpgUne conclusion en demie teinte donc, avec la certitude maintenant bien installée d’un spectacle sans aucun intérêt scénique, faussement provocant, faussement analytique, et surtout complètement dépassé, celle d’une distribution honnête à très honnête, sans être celle de l’année loin de là, et un chef, qui sauve totalement la représentation par la qualité de son approche et le soin apporté à la « concertazione ». Pour le coup, le choix de Philippe Jordan comme directeur musical est une très bonne intuition de Nicolas Joel.