La nouveauté de cette production de Parsifal résidait en la direction musicale de Semyon Bychkov qui faisait ainsi ses débuts sur la colline verte. La distribution demeure presque inchangée, et nous avons déjà largement donné une idée de la mise en scène de Uwe Eric Laufenberg en la décrivant par le menu naguère :
Il semblerait donc inutile d’y revenir, mais Je voudrais aborder quelques points dérangeants, voire paradoxaux dans la « philosophie » qu’elle propage .
Rappelons que le projet initial prévoyait l’appel au plasticien Jonathan Meese, mais le projet était paraît-il onéreux (et probablement trop dérangeant) et on a appelé Uwe Erik Laufenberg à la rescousse, un metteur en scène qui sous des habits « modernistes » ne dérange en fait jamais grand monde.
Rappelons aussi qu’en 2016, Bayreuth avait laissé filtrer des bruits alarmistes pour faire buzz et la peur d’un attentat avait saisi la colline verte, dans une ambiance assez angoissante pour que les tensions internes en arrivent au départ d’Andris Nelsons qui devait diriger. Ainsi d’un projet Meese/Nelsons on en est arrivé à un projet Laufenberg/Haenchen et aujourd’hui Laufenberg/Bychkov.
Une vision dialectique :
En essayant de tirer toutes les logiques possibles de cette mise en scène, on ne peut que constater sa pauvreté conceptuelle, réduite à une sorte de bande dessinée, tout en affichant une propagande perverse pour un pacifisme à sens unique, christianoïde, voire américanoïde. Et face à la complexité du monde, et notamment du monde où Laufenberg a imaginé son travail je trouve cette approche à tout le moins légère, voire expéditive. Le spectacle répond à un schéma dialectique thèse/antithèse/synthèse, dont la synthèse en réalité est politiquement orientée, loin d’un message plus idéaliste, comme la scène finale le laisserait penser.
La question posée par ce travail n’est pas strictement théâtrale, car Laufenberg est un professionnel reconnu et les choses sont techniquement bien faites. Elle est idéologique et dans ce sens, cette mise en scène est faussement syncrétique (à la fin toutes les religions renoncent à leurs oripeaux) et très idéologiquement dirigée.
Aussi bien Christoph Schlingensief que Stefan Herheim avaient envisagé un humanisme rassembleur, en s’appuyant sur des concepts différents, philosophiques et esthétiques pour le premier, historiques pour le second. Le chœur de Schlingensief (une production née avant les développements du terrorisme islamiste) rassemblait déjà une globalité humaine faite de catholiques de juifs et de musulmans, mais aussi transtemporelle, réunissant Napoléon et Louis XIV, et d’autres personnages historiques…Quant à Herheim, il faisait de Parsifal le pacificateur d’une Allemagne déchirée, en faisant de Klingsor une sorte de portevoix de la peste brune.
En bref l’idée de faire un Parsifal pacificateur n’est pas neuve, elle est même si enracinée que les nazis estimaient ce héros suffisamment dangereux pour interdire dès le début de la guerre les représentations de Parsifal à Bayreuth, dans le théâtre pour lequel il avait été créé.
L’idée d’un Parsifal qui casse le rituel et renouvelle le sens du rite final n’est pas neuve non plus : Götz Friedrich en 1982 déjà faisait de Parsifal le rassembleur d’un peuple jusque-là exclu en faisant éclater le décor ; on voit où Laufenberg a puisé son « inspiration ».
En décidant d’inscrire sa mise en scène dans une actualité brûlante, la situant aux confins de la Syrie et de l’Irak, dans une communauté religieuse qui accueille des réfugiés, il rapproche immédiatement le spectateur d’images qu’il connaît. Ainsi des réfugiés pendant l’ouverture, dans un décor d’église orientale (de Gisbert Jäkel), traversé de temps à autres par des soldats en armes. La communauté chrétienne, charitable et au service des peuples en besoin est sous surveillance.
Je passerai sur les allusions à Tibérine, et sur la relation de ce petit lieu perdu d’Irak avec l’univers, par la traduction vidéo (de Gérard Naziri) de « Zum Raum wird hier die Zeit » en style Google Earth qui n’est pas la pire des idées, même si un peu caricaturale dans sa représentation.
La manière anecdotique qui nous invite à entrer dans ce monde est déjà plus discutable : voilà des chevaliers qui partagent le pain arabe (sorte de large pitta) et boivent l’eau dans des bouteilles plastique, signe qu’on est aujourd’hui « hic et nunc », sans changer rien de l’histoire. Mais aussi la manutention du crucifix un peu cryptique au départ et plus claire quand on voit ce qu’on fait du corps d’Amfortas, ou encore la vision d’Amfortas dans son bain plus ou moins lustral (la purification par l’eau semble être un leitmotiv dans ce spectacle, du premier au dernier acte) sont des éléments qui apparemment veulent clarifier et qui n’apportent rien de tangible à la lecture.
Un rituel du Graal moins chrétien que sectaire, voire païen
La cérémonie du Graal fait d’Amfortas celui qui souffre les souffrances du Christ, c’est-à-dire qu’elle mime la crucifixion pour recueillir le sang du Christ, qui est l’histoire même de la Sainte lance et du Graal, cette coupe qui recueillit le sang du Christ en croix après qu’il eut été frappé par la lance. Lance et Graal sont donc cause et effet, et vont ensemble. L’absence de lance laisse seul le sang en scène. Et de ce point de vue, la mise en scène a été un peu modifiée depuis la première série : les chevaliers prenaient le sang à un robinet qui coulait abondamment, Amfortas substitut christique étant littéralement saigné après des scarifications imposées qui l’épuisaient. Aujourd’hui,Amfortas est toujours saigné, mais le robinet ne coule plus, la chose est mimée, et le sens est resté : la cérémonie du Graal est sanglante, non dépourvue de barbarie telle un sacrifice humain.
Amfortas est une double victime : à la fois de lui-même et de son désir, qu’il expie, et de son père Titurel (qu’on voit en scène, comme chez Tcherniakov) qui veut sa ration de sang pour survivre, comme s’il y avait quelque chose de vampirisant chez ce père abusif.
Schlingensief, encore lui, avait fait de ce rituel une cérémonie vaudou, aussi sanglante. En est-on si loin ? Ce rituel semble en effet profondément païen, comme est païenne l’adoration de la lance et comme est d’origine païenne tout culte des idoles et des reliques. La valeur chrétienne de ce premier acte, avec la manutention du crucifix et le déroulement du sacrifice sanglant, me semble douteuse, et plus proche d’une dérive sectaire. C’est peut-être voulu, car on peut toujours invoquer la distanciation, il reste que la présence au sommet du décor d’un personnage de « Bon Pasteur » avec bâton de berger, qui rassemble et qui guide, montre aussi qu’on cible une imagerie chrétienne, même s’il s’agit alors d’un christianisme dévié. Quelque chose ne va pas au royaume du Graal, mais la mise en scène laisse l’ambiguïté. Vivement que Parsifal arrive pour remettre tout cela d’équerre.
Dans ce premier acte donc, la mise en scène dit des choses sans jamais affirmer, aller jusqu’au bout et parsème le récit de points anecdotiques, quelquefois non dépourvus de drôlerie involontaire, comme le maniement d’un rideau de fond, tantôt rideau, tantôt bâche de plastique ou bien, dans ce lointain coin désert, l’apparition du cygne sorti des réserves de Bayreuth qui doit en avoir des pelletées, avec en parallèle le cadavre du petit Elan, qui lui ne fait pas rire du tout, qui n’est qu’un « être-là » sans rapport à l’histoire puisqu’il n’en est rien fait…mais à force de vouloir montrer une histoire actuelle, on instrumentalise la tragédie, et c’est médiocre.
Un Islam de clichés, putassier et dangereux
Le deuxième acte est bien plus discutable encore.
Klingsor se trouve être un converti récent à l’Islam (il cherche la direction de La Mecque avec des hésitations visibles), dans un espace qui reprend celui de l’église du premier acte, mais tapissé de céramiques à la manière des harems. C’est cohérent avec le livret qui dit que Klingsor fonde un royaume qui est le négatif du royaume du Graal. C’est donc bien de l’antagonisme Christianisme/Islam qu’il va s’agir d’autant que Klingsor officie d’un antre tapissé de croix de toutes sortes, qui sont autant de trophées, dont la diversité montre en réalité que le symbole de la croix devient un objet presque personnalisé, et évidemment au final dégagé de toute valence religieuse, allant de l’esthétique au sexuel.
Le signe est clair : face au royaume « chrétien » du Graal, dont on a constaté le « christianisme » un peu discutable, Klingsor a construit un royaume antithétique musulman, tout aussi discutable. Nous assistons à une lutte « chrétiens vs. Musulmans », où les convertis (Klingsor en l’espèce) sont les pires de tous, voire une lutte « faux chrétiens » contre « faux musulmans ». Ce choix est si grossièrement manichéen qu’on pourrait croire à de l’ironie, à une volonté de détruire le message voulu par Wagner en en montrant les limites, voire les ridicules. On pourrait croire aussi en une critique du regard du monde « occidental » (ou américano-bushien) sur le monde islamique, vu comme la force du mal et donc à une charge faisant de Klingsor une sorte de caricature dans un monde islamique réduit à nos fantasmes mais cet exercice de distanciation reste si ambigu qu’on n’arrive pas à en voir les tenants et les aboutissants : un spectateur voit ce qui lui est donné, et ce qu’il voit est une grossière opposition.
D’ailleurs, dans l’interview délivrée dans le programme de salle, il n’y a aucune allusion à ce deuxième acte, pourtant essentiel… Parsifal arrive dans ce royaume en soldat noir (Chevalier noir ?). Il se fait déshabiller par une armée de femmes en Nikab (costumes de Jessica Karge). Le Nikab qu’elles jettent bientôt laisse voir sous le voile les habits de l’hétaïre (genre cabaret à danse du ventre d’Istanbul). Ces femmes désirantes mettent à nu le héros et le poussent dans l’eau. Au premier acte, le bain d’Amfortas, au deuxième, celui de Parsifal, au troisième (on va le voir bientôt) la douche : que d’eau que d’eau…L’eau a-t-elle une fonction lustrale ou est-elle ici seulement destinée à préparer le héros à sa rencontre érotique : pourquoi le bain de Parsifal ? Grave question non inscrite dans le livret mais qui fait sourire le spectateur amusé des contorsions pour que la nudité du héros n’apparaisse pas tout en se laissant voir. L’originalité de la scène de « séduction » qui suit (un repas galant avec table dressée) est la présence d’Amfortas, tunique blanche, visiblement amoureux de Kundry. Si Parsifal la refuse, Amfortas quant à lui la possède : la mise en parallèle Amfortas et Parsifal, un Amfortas qui désire, qui possède, et qui probablement aime, et un Parsifal saisi par le même aiguillon qui en sent la blessure et s’écarte, n’est pas clairement réalisée. Voilà une volonté démonstrative de la mise en scène qui nous montre d’une manière maladroite sans une once de sensualité ce qu’Amfortas a fait (la copulation avec Kundry est relativement ridicule aussi, sans apparente volonté de l’être) et que Parsifal ne fait pas. La scène de séduction entre Parsifal et Kundry, autour d’une table dressée, fait penser à ces films où le repas n’est que prélude à un dessert plus doux, – on est là aussi dans le cliché. Plus de séduction ni d’érotisme dans la seconde partie où Kundry décline un très pascalien « art de persuader » qui échoue. Parsifal rhabillé rapidement en soldat, récupère la lance, en fait une croix (mais alors, ce n’est plus la lance précieusement conservée intacte par les chevaliers du Graal…), laisse le royaume de Klingsor vidé de son sens, et brandissant la croix. Il s’en va étrangement suivi de deux soldats à la recherche du royaume du Graal…il était donc en service commandé?
Autrement dit, Parsifal devient le chevalier sauveur, en Irak, portant la croix rédemptrice ayant terrassé le vilain Islam : pax americana…
La croix triomphe des méchants, musulmans en l’occurrence. C’est un message simpliste, donnant l’idée du soldat protecteur, le bien contre le mal, du Georges Bush dans le texte…
Et c’est bien cette idée sous-jacente qui est détestable, le mal qu’est Klingsor épouse l’islam comme « couverture » certes, parce qu’il épouse l’idée commune aujourd’hui que l’Islam, c’est le mal – avec la confusion non-dite Islamisme/islam qui arrange tant de monde. De l’autre côté, Parsifal le soldat, c’est le bien. Simpliste, stupide et dangereux.
Laufenberg propose d’inscrire Parsifal dans une histoire d’aujourd’hui, ou plutôt dans les obsessions du monde d’aujourd’hui, s’appuyant sur le point de vue à la fois occidental et chrétien, sans aucune espèce de distance.
C’est bien ce mélange de concepts, d’éléments anecdotiques, soi-disant accrochés à l’actualité qui fait problème parce qu’en réalité ce travail n’épouse que les clichés les plus communs, voire les plus dangereux (L’islam en soi n’est le mal que pour les imbéciles) sans même afficher une vision a minima idéologique.
Dans pareil contexte, en se référant à ce que dit Castorf dans son Ring, on aurait pu ramener les enjeux à ce qu’ils sont pour les USA et faire du Graal un baril de pétrole qu’on adore, bien plus proche de la vérité de ce conflit qu’une opposition stérile Christianisme/Islam.
Retour au paganisme? Retour à l’humanisme? Ou retour à un Christianisme universel, « catholique » au sens propre?
Le troisième acte pose et dit des choses tout aussi discutables.
L’enchantement du vendredi saint devient une sorte de vision d’un paradis clairement païen (le royaume du Graal à la sauce néoplatonicienne de la Renaissance, avec une allusion au Printemps Botticellien) avec une nature envahissante d’une manière si caricaturale qu’elle en devient là aussi un signe de déréliction. Au moins, ce paganisme très proche de la vision riante d’un printemps à la mode de la Renaissance italienne réadaptée est inoffensif et moins violent que le sectarisme du premier acte. Ce pourrait être une conclusion originale de troisième acte…
Conformément au livret, Parsifal apparaît en chevalier muni d’une armure grossière qu’on croirait en carton, on peut passer sur la Kundry servante âgée qui nettoie le frigo dont on a parlé en d’autres temps pour s’attacher non à la douche de ces corps nus et innocents en arrière scène (encore un cliché…et encore de l’eau, que l’on retrouve aussi inondant le masque mortuaire de Wagner dans la scène vidéo de la Verwandklungsmusik) mais à la scène finale, où tout décor disparaît, pour laisser place à une assemblée qui jette tous ses oripeaux religieux – juifs, musulmans, chrétiens même combat – en un « embrassons-nous Folleville » général tandis que le « bon pasteur » qui surveille tout ça a lui-aussi jeté aux orties son bâton de berger.
Le simplisme de cette scène laisse penser au simplisme de la vision américaine du Proche Orient en 2003 ou 2004 : le monde est si simple… alors que c’est le résultat d’une logique née au deuxième acte où Parsifal muni de sa lance-croix a laissé le royaume de Klingsor suivi de deux soldats, comme s’il était mandaté pour la mission de pacification en suscitant le refus des religions dans une vision unifiée, sans Dieu mais pleine de cette nouvelle humanité que déjà Götz Friedrich en 1982 avait affichée : sauf que Götz Friedrich tenait un discours moins anecdotique. Une autre possibilité est aussi la création d’une nouvelle religion dont Parsifal serait le prophète, porteurs d’idéaux de « l’occupant ». Et dans ce cas-là, on n’est pas loin de jouer « notre agent en Irak » ou « miracle à la CIA ». Il reste que Parsifal est revenu avec la lance-croix, une croixqu’il brandit devant Amfortas: le christianisme reste présent. Tout le monde jette les objets de culte, mais c’est bien la croix qui est revenue en vainqueur sans (trop) le dire. Cette fois, on est dans la manœuvre démocrate-chrétienne à l’italienne, il ne manque plus que l’évocation du fantôme de Giulio Andreotti. Ce final qui semble dire une chose en en disant une autre n’est que ce qu’on appelle aujourd’hui un « fake ». Comme toute cette mise en scène.
Avec Bychkov, un équilibre musical est trouvé
Du côté musical, la direction de Semyon Bychkov semble elle-aussi synthétiser deux tendances, celle très objective de Hartmut Haenchen, assez éloignée par son hiératisme de la scène touffue et anecdotique à laquelle nous avons droit, et une tendance plus pathétique, plus appuyée comme celle de Marek Janowski, qui remplaça un soir Haenchen l’an dernier.
Elle représente un équilibre assez élégant très en place, avec un tempo quelquefois rapide, et une belle science des équilibres de la fosse. Cette direction est fluide, pas vraiment dramatique, soulignant plutôt la poésie du discours et accompagnant sans verser dans le sublime, ni dans le profane, et reste toujours très attentive aux chanteurs. On pourrait souhaiter une approche plus singulière, plus marquée, mais Bychkov a veillé plutôt à la continuité d’un discours, dans une fosse qui par sa nature étouffe les excès. Il en résulte une incontestable réussite, sans doute pour moi la plus satisfaisante direction musicale de la saison, sans fadeur, avec ses reliefs et ses moments d’exception (la scène finale particulièrement réussie) qui a valu au chef un véritable triomphe. La production a trouvé son chef.
Le chœur du festival (dir.Eberhard Friedrich) était là dans une grande forme, plus marquée que dans les autres opéras (notamment Lohengrin), les deux scènes du Graal (et notamment la seconde) furent des moments d’exception et le chœur des filles fleurs était particulièrement intense.
La distribution sans grands changements par rapport aux années précédentes proposait la nouveauté du Gurnemanz de Günther Groissböck. C’est un Gurnemanz au phrasé impeccable qui sculpte les mots et qui donne beaucoup d’expressivité à son récit du premier acte. Il apparaît plutôt jeune et vif, ce qui tranche avec les figures qui habitent normalement le rôle, mais le timbre plutôt mat n’a pas la profondeur dont on a l’habitude. Peut-être sommes-nous trop déterminés par les grands Gurnemanz du passé, au volume très marqué et avec des graves abyssaux, du genre Kurt Moll. Il reste que Groissböck est un très grand bonhomme.
Tobias Kehrer en Titurel a au contraire la voix plutôt courte, et un peu claire, qui ne convient pas à ce rôle d’outre-tombe. C’est une petite déception devant un chanteur qui à Salzbourg s’était particulièrement signalé, même dans le rôle très secondaire du Polizeikommissar.
Derek Welton est un bon Klingsor, qui ne donne jamais dans la caricature, même si la mise en scène l’y inviterait, joli phrasé, timbre chaleureux. Je le dis souvent, un bon Klingsor est rare (jadis Franz Mazura, aujourd’hui Wolfgang Koch depuis le Parsifal définitif de Munich) et Derek Welton est un de ceux qui réussit le mieux à incarner le personnage. Ce rôle est maltraité parce qu’il est court et que les théâtres ne trouvent pas toujours intérêt à soigner sa distribution.
L’Amfortas de Thomas Johannes Mayer, qui succède à Ryan McKinny impose dans le personnage une maturité et une présence sans doute plus fortes, avec une voix toujours un peu voilée qui convient bien à l’homme souffrant et subissant qu’il est. McKinny était un Amfortas athlétique, une figuration christique qui laissait penser à certains Christ de Michel Ange (Santa Maria della Minerva à Rome). Mayer est aussi un corps imposant mais un peu plus mur. On devrait toujours aligner Amfortas et Gurnemanz (c’est d’ailleurs le cas dans cette mise en scène, reconnaissons-le), qui sont des compagnons, alors qu’on a tendance à faire de Gurnemanz une sorte de patriarche à la Pimen. Mayer n’est pas toujours régulier dans ses prestations, mais ce soir, il a pleinement convaincu, avec lui aussi un sens du cisèlement des mots et une expressivité vraiment étudiée, en grand artiste très raffiné ce qui n’était pas le cas de Mc Kinny.
La Kundry d’Elena Pankratova n’a ni problème de volume, ni problème de voix et elle s’impose. Scéniquement et physiquement, elle n’a rien d’une Kundry « traditionnelle » et mystérieuse, elle laisse l’érotisme du côté de ses filles fleurs et se réserve la séduction par les mots, l’art de persuader dont il était question plus haut, mais sans vrai raffinement ni véritable art. Ce chant puissant reste assez monochrome et le jeu répond à la mise en scène (le jeu du double avec Amfortas) sans vraiment acquérir de singularité. Comme on dit « elle fait le job », sans que la mise en scène n’invente quelque chose pour faire coller son physique et son personnage. Il n’y a pas beaucoup de profondeur dans cette Kundry qui n’a pas le caractère attendu du personnage. Les décibels à eux seuls ne font pas le printemps…
Le Parsifal d’Andreas Schager laisse toujours lui-aussi un goût d’inachevé. La voix est somptueuse, imposante, le timbre éclatant, lumineux, et de ce point de vue il est le personnage jeune qui convient à la mise en scène. Mais « derrière les yeux » porte-t-il quelque chose de plus abouti, de plus profond, de plus senti.
Pas vraiment. Il traverse l’œuvre sans qu’on ait une vision réelle du personnage, sans même qu’on aperçoive une consistance. C’est une question de couleur, et d’interprétation. Schager a besoin d’un grand metteur en scène qui puisse le diriger et le cadrer : il a réussi avec Tcherniakov à Berlin aussi bien dans Tristan que dans Parsifal à incarner un personnage et à convaincre. Ici, il reste en dehors, et sa voix magnifique ne suffit pas. Si Parsifal n’est pas un rôle trop difficile vocalement, il est au contraire plus difficile à incarner. Comment rendre le « roman d’apprentissage » qu’est Parsifal, comment marquer son évolution, comment aussi montrer la voix sans jamais cesser de la contrôler. Rares sont les très grands Parsifal qui ont réussi à montrer toutes les couleurs du personnage. Schager le fut de manière fugace avec Tcherniakov, mais pas ici.
La genèse de ce Parsifal aux changements de chef et de metteur en scène n’a pas toujours favorisé un aboutissement aussi bien musical que scénique. La mise en scène anecdotique et toujours à la limite du ridicule, toujours ambiguë, ne colle pas vraiment à la direction toute en fluidité et élégance de Bychkov, et les chanteurs ne sont pas vraiment dirigés avec la précision et les détails voulus. C’est une occasion perdue. Pour une telle œuvre et dans un tel lieu, c’est problématique.
La fin de la belle histoire de la naissance et de la fin d’un monde. Une fin dans les flammes qui dévorent et dans la lumière de l’or qui repose de nouveau au fond du Rhin. Une fin que marque le retour à l’ordre éternel…
Telle est l’attente du spectateur au terme de la plus longue et sans doute plus spectaculaire des journées du Ring, celle où pour la première fois, apparaît le chœur, c’est à dire le peuple, c’est à dire les autres, ceux qui ne font pas partie du jeu ouvert à Rheingold. Ce peuple mené par Hagen apparaît pour montrer, pour la première fois dans cette histoire que Hagen est d’abord un politique, il utilise son pouvoir populaire pour réaliser ses desseins et donc cet appel au peuple est l’intrusion du politique dans le mythique.
Le monde comme il va (mal)
Castorf évite le mythe, au moins celui qui nous fait rêver ou qui entraîne des mécanismes d’identité ou de catharsis. Il distancie, analyse, et fait en sorte que le prosaïque le plus cru (ici Patric Seibert au milieu des légumes et des mayonnaises, Gutrune bouffant des boites de chocolat, ou Brünnhilde lisant le Spiegel, voire Siegfried tué au milieu des cageots) mais c’est évidemment un prosaïque choisi, qui vise à montrer que le mythe est ce que nous vivons au quotidien, qu’il n’y pas un monde des Dieux et des héros, mais qu’il y a notre monde, au quotidien, celui que nous avons bâti ou que l’Histoire nous a livré, même s’il insiste sur des survivances profondes des mondes païens comme le Vaudou, dont il fait des trois Nornes des sortes d’officiantes (en habits composant le drapeau allemand…).
En ce sens l’entreprise de Castorf est évidemment la plus forte à Bayreuth depuis Patrice Chéreau, et sans diminuer les qualités de celle de Kupfer, sans doute la troisième du trio (les autres mises en scène du Ring, Hall, Kirchner, Flimm, Dorst n’ayant pas apporté de regard fondamentalement novateur, au-delà d’images et au-delà d’idées çà ou là intéressantes).
C’est pourquoi ceux qui estiment Frank Castorf dépassé, dernier avatar de la génération du Regietheater se rassurent sans doute parce qu’ils sont culturellement hermétiques à son univers hyper-référencé dont l’abécédaire du site Wanderer n’est qu’un aperçu, tant le monde de Castorf, à l’image du nôtre, est foisonnant : c’est bien parce qu’il nous parle trop crûment que certains détournent les yeux, voire le cerveau.
Et dans ce Götterdämmerung, il serait trop simple de penser qu’une fois transformé le Walhalla en Wall Street, la messe est dite. La messe serait trop simple. D’ailleurs Castorf ici ne fait que reprendre une idée de Wieland Wagner, mort il y a 51 ans, peu suspect de crime de Regietheater…
Le final de Götterdämmerung nous concentre sur un feu réduit à l’embrasement d’un baril de pétrole que tous regardent fascinés, pendant que tourne le monde. Il est évident que cette tournette sur laquelle est installé le monumental décor d’Aleksandar Denić c’est aussi le temps qui passe, l’heure qui tourne, l’idée même d’une permanence et d’un changement dans une continuité, comme la présence de l’horloge universelle Urania le rappelait dans Siegfried. On ne peut s’étonner alors que ce Ring n’ait pas de fin, que Brünnhilde s’en aille comme vers de nouvelles aventures après qu’elle eut renoncé à allumer le brasier, après que les filles du Rhin eurent aussi éteint les briquets, et que ceux qui restent (filles du Rhin et Hagen) regardent fascinés un petit baril qui brûle. Castorf nous annonce simplement que rien ne se termine, et que le Ring de Wagner pointe des mécanismes de désir, de pouvoir, d’ambition qui avec des instruments divers selon l’époque, Or ou Or noir hier, nucléaire ou numérique demain, installent un monde dont les caractères permanents sont la désillusion et l’oppression.
Nous avons évoqué ailleurs l’apparition de personnages « castorfiens » dans notre monde d’aujourd’hui, Ceaucescu et son Walhalla délirant de Bucarest, Trump, Berlusconi, Kim-Jong-Un ou un Poutine tout en muscles siegfriedesques, quant à moi je trouve à Teresa May un air de Fricka – de Rheingold– au petit pied… tout simplement parce que notre monde tel qu’il est, est exactement ce que Castorf en lit. Ce n’est pas notre monde qui est castorfien, c’est simplement Castorf qui est notre monde…Et Castorf nous en dit la permanente absence de sens. Pas de cycle cyclique, où l’on reviendrait sans cesse aux origines, mais un Ring en continu, aux épisodes semblables et différents, le soap-opera éternel qu’annonçait Rheingold.
C’est sans doute la plus amère et la plus pessimiste des visions, qui ne laisse aucun espoir et c’est sans doute ce qui crée chez le spectateur des tiraillements, pris entre cette mise en scène très dure et distanciée et une musique qui semble au contraire favoriser nos délires cathartiques..
Dans ce cadre général, quelques points cette année ont focalisé mon attention.
Hagen Dans cette vision que sanctionne un Götterdämmerung virtuose (la mise en scène du 2ème acte simplement étourdissante), un personnage surnage, c’est Hagen, qui tire les fils de l’histoire : un personnage qui chez Castorf acquiert une profondeur inhabituelle, différente en tous cas des Hagen noirs tout d’une pièce qu’on voit souvent.
Hagen est un personnage hybride, qu’Alberich a eu avec Grimhilde : l’importance de la mère est grande chez Hagen, on en parle dès les premières répliques de l’acte I puisque c’est aussi la mère de Gunther et Gutrune. Il y a chez Hagen le regret que sa mère l’ait livrée à Alberich, et donc ne lui ait pas donné de repos, Hagen ne sait ni aimer ni prendre le plaisir et il en éprouve une sorte d’amertume éternelle. Il est probable que cet anneau recherché par Alberich, Hagen ait l’idée de le garder pour lui : Alberich est toujours pris au piège par plus malin…Hagen, héros terrestre et politique, utilise sa bande, sa horde ou son peuple pour célébrer les noces de Siegfried et Gutrune et ne cesse de manœuvrer chacun, comme le ferait un Wotan terrestre, et tout comme Wotan Hagen ne dédaigne pas l’inceste. Castorf introduit le désir de Hagen vers Gutrune, sans doute réciproque, parce que le désir n’a pas de frontières dans le monde sans aventure de Gibichungen, mais aussi dans le monde plus général du Ring.
Ainsi Hagen est à Alberich ce que Siegmund est à Wotan, le fils conçu pour récupérer Or, Anneau et puissance, mais si à Siegmund le temps a manqué, Hagen a développé une intelligence (que Gunther appelle sagesse) qui en fait un personnage particulier dans le Ring, notamment en opposition aux Gibichungen écervelés, un personnage qui a plus que d’autres, une psychologie, notamment au deuxième acte et qui après la visite de son père qui lui demande de reconquérir l’anneau pour eux deux, décide sans doute de le reconquérir pour lui-même.
Plusieurs scènes au troisième acte semblent poser des questions irrésolues à propos de Hagen, essentiellement dans l’image qu’en renvoient les projections.
L’écran est utilisé ici comme les morceaux d’un film de cinéma pas encore terminé qui constitueraient une histoire autonome, une sorte d’histoire du Ring telle qu’on la veut, avec sa nature, sa forêt, son vrai Grane (dans Siegfried).
À peine Hagen a-t-il tué Siegfried, qu’on le voit à l’écran marcher dans une forêt, une image d’une insigne poésie : rentre-t-il au bercail pour annoncer la nouvelle ? profite-il de ce répit pour à son tour jouir de l’instant, une fois la tâche terminée, pour vivre un peu en harmonie avec la nature, pour être un peu lui-même ? Cet Hagen-là est en tous cas inhabituel, dans une sorte de solitude apaisante.
Car autour de lui, un père honni (Alberich), qui part avec sa valise vers un ailleurs indéfini (comme Brünnhilde à la fin) et qui même dans l’histoire de Wagner, ne meurt pas (Kupfer l’avait bien souligné), deux Gibichungen, l’un, Gunther, une frappe lâche, l’autre, Gutrune, une petite vertu, qui se laisse tripoter par Hagen, mais aussi par les compagnons de Hagen au deuxième acte, pas plus recommandable que les autres, une sorte de ravissante idiote. Pas de quoi être stimulé…
La dernière image du Ring est aussi d’une grande poésie : pendant qu’au bord du baril qui brûle (avec l’anneau dedans) filles du Rhin et Hagen sont plongés dans une sorte de désarroi comme s’il n’y avait plus qu’à rester dans cette fixité interrogative en un « et après ? » terrible, sur l’écran défile la fin qu’on aime et qu’on a envie de voir, la fin pour la galerie : les filles du Rhin observant le cadavre d’Hagen avec sa crête originelle, Hagen de cinéma glissant et s’éloignant sur l’eau. La fin de théâtre est moins optimiste.
Les deux fins sont contradictoires et disent chacun l’opposé de l’autre. Il y a une fin de cinéma « pour le cinéma ». Et une fin de théâtre, et seul le théâtre ne raconte pas d’histoire mais l’Histoire.
Siegfried
Siegfried, arrivé avec ses breloques, Notung, c’est à dire une Kalachnikov enveloppée comme pour un cadeau à donner à Gunther, qui s’en amuse comme un gosse (comme Siegfried dans Siegfried), un Tarnhelm dont il ne sait pas l’usage et que Hagen va lui apprendre, mais sans anneau qu’il reprendra à Brünnhilde en fin d’acte, comme s’il devait reconquérir les breloques du dragon, comme si la mémoire de Brünnhilde lui faisant défaut, il lui fallait retrouver le statu quo ante, celui qu’il avait avant de la connaître et de connaître la peur.
Le Siegfried du Götterdämmerung, ce n’est pas le Siegfried qui a été un peu éduqué par Brünnhilde (les runes), mais celui d’avant : la brute-qui-tue-tout-le-monde. L’effet du philtre de Hagen est de redonner à Siegfried son identité de petite frappe, et ainsi la boucle est bouclée : ils sont tous les mêmes ! D’ailleurs le combat de Hagen et Siegfried au deuxième acte (avec leurs planches) les met exactement au même niveau.
Jusqu’au troisième acte Siegfried reste le même mauvais garçon, il bat le pauvre type qui dort avec une jeune femme, et avec les filles du Rhin, il se comporte comme avec l’Oiseau dans Siegfried, il est vrai qu’elles usent de tous leurs moyens appétissants pour lui prendre l’anneau. Siegfried n’est ni bon ni mauvais, il est ce que le monde a fait de lui, il n’a pas de distance, pas d’intelligence des rapports humains ni d’ailleurs des rapports avec les femmes qui ne servent qu’à …ça…
Dans ce Götterdämmerung, aucun personnage ne se sauve, ils sont presque tous méprisables à des degrés divers, les seuls à posséder une épaisseur sont Hagen et Brünnhilde, parce que chacun ont une mission et d’ailleurs la même mission. Terrible constat.
Pour Castorf, pareil jeu de massacre (où seul le personnage de Brünnhilde reste un tant soit peu proche de la vision traditionnelle) n’est rendu possible que par le cadre où se déroule l’histoire, nous sommes au moment agité de la Berlin du mur, au moment du pont aérien, et nous passons indifféremment de l’est (Schkopau, Buna et les conglomérats pétroliers de l’Est ) à l’Ouest de l’autre côté du mur (que les personnages allègrement traversent) vu sous l’angle d’un kiosque à Döner berlino-turc (les deux drapeaux y trônent) et d’un magasin de fruits et légumes, ce qui manque à l’Est, comme le montre le personnage incarné par Patric Seibert qui mange une banane en secret, que les allemands de l’Est devaient se procurer à prix d’or ( voir notre article banane de l’abécédaire à ce propos).
La Berlin d’après-guerre cristallise les enjeux de pouvoir et les luttes idéologiques : le fait que l’immense bâche qui croit-on recouvre le Reichstag (allusion à Christo) recouvre en réalité Wall Street, montre pour Castorf en même temps et le vrai pouvoir, et l’inféodation d’une certaine Allemagne, à l’Est Schkopau et à l’ouest Wall Street. Tout cela est d’ailleurs désormais connu et analysé.
Ce qu’ajoute Götterdämmerung, ce n’est pas tant la manière dont les foules sont toujours manœuvrées (Acte II), ou que les idéologies aient toutes les mêmes intérêts (Le pétrole…), c’est que toute cette histoire du Ring passionnante et si agitée finisse dans un néant presque shadockien. Ces Shadocks qui pompent (le pétrole ?) sans jamais construire, c’est ce qui se déroule devant nous : Castorf (qui ne connaît probablement pas cette série culte de la culture médiatique française) arrive au même vide, au même gouffre. Chez Castorf, Siegfried est mort, tout comme Siegmund et Hunding, comme Mime, comme Gunther. Restent vivants à l’ombre de Wall Street Alberich, Brünnhilde, Hagen, les filles du Rhin et Gutrune…bonjour la reconstruction !
Le Ring wagnérien dans son mouvement semblait pourtant proposer quelque chose de plus optimiste, d’ailleurs Chéreau laissait les hommes présents sur scène comme pour dire « au boulot », laissant une trace d’espoir, Kriegenburg à Munich arrive à une vision optimiste de solidarité (Gutrune accueillie par le groupe qui ouvrait Rheingold). Chez Frank Castorf, qui lit notre monde comme soi-disant post idéologique, voire post historique, on conclut par le vide, comme image de notre chute, et de notre désespérante impéritie.
Sans doute cette frustration d’une absence de lendemain possible, de lever de soleil sur une vie éventuelle d’après est-elle totalement anti cathartique et rend un certain public qui a soif d’identification terriblement colère. Mais on ne va pas à Bayreuth pour voir du Walt Disney…
Il faut à cette vision qui évidemment secoue, une musique qui se déploie d’une manière plus singulière. Parce que devant les scènes finales telles que les voit Castorf, la musique sonne évidemment plus creux, et accentue le malaise : trop plein de beauté devant l’image du vide…Comme dans le final de Siegfried mais pas avec le même discours: le final de Siegfried nous disait qu’il n’y avait rien à croire de l’histoire du couple Brünnhilde-Siegfried et que la musique ne disait pas ce qu’on croyait, le final de Götterdämmerung doit musicalement laisser une place au doute, devrait nous laisser aussi un peu insatisfait, comme lorsqu’on disait de Petrenko qu’il n’était pas assez « spectaculaire ».
Mais Petrenko regardait attentivement ce qui se passait sur scène.
Avec Marek Janowski, pas de surprise, pas de frustration, pas de second degré. C’est très bien dirigé, très bien mené, avec des tempi larges, avec de la respiration, avec des cordes sublimes, sauf que la musique ne dit pas vraiment ce qui se passe en scène. On peut écouter avec un masque de sommeil, comme certains idiots patentés l’ont fait, on aura le Wagner qu’on attend, le Wagner pour toujours, le Wagner qui fait plaisir à l’oreille sans trop se poser de questions, mais pas le Wagner qui accompagne cette production-là, l’œuvre d’art non totale, mais partielle, Janus qui dit deux choses contradictoires. Je le répète : il n’y a rien à reprocher à l’exécution technique de l’œuvre, en concert cela ferait un effet garanti, mais sans doute aussi si la mise en scène offrait casques vikings et heaumes rutilants.
Mais là, ça coince et ça gêne, parce que les accents ne correspondent pas vraiment entre scène et fosse, sauf peut-être au deuxième acte, dont l’ensemble est très réussi et scéniquement et musicalement, et dont le trio final est enthousiasmant à tous niveaux.
Il ne s’agit pas de crier haro sur le baudet, et de déplorer le départ de Petrenko remplacé par un Janowski non concerné. Mais dans un travail où musique et mise en scène ont été travaillées jusqu’au plus infime détail dès l’origine, on remarque bien trop les deux chemins qui se séparent ou qui quelquefois se rencontrent par hasard.
Autant Rheingold, trop théâtral, n’a pas bien fonctionné dans son rapport scène-fosse,autant Walküre a mieux fonctionné, et Siegfried partiellement. Il en est de même pour ce Götterdämmerung avec ses moments d’ivresse musicale (Acte II, mort de Siegfried et marche funèbre) et ses moments contradictoires où la scène et la musique ne vont pas au même pas. Il n’importe : on sent quand même un travail mieux maîtrisé, plus accompli que l’an dernier, et on sent les chanteurs bien plus à leur aise.
Ce Ring a d’ailleurs été mieux dominé du point de vue vocal, et ce Götterdämmerung le confirme : des Nornes superbes (Christiane Kohl toujours un peu acide cependant, mais Wiebke Lehmkuhl et Stephanie Houtzeel magnifiques), des filles du Rhin toujours aussi fraiches et justes (Stephanie Houtzeel et Weibke Lehmkuhl encore, mais aussi Alexandra Steiner), le chœur impressionnant du deuxième acte, avec une mise en scène si fluide dans un espace si réduit, renforcée par une prise vidéo virtuose, impose sa puissance étonnante, écrasante même, sous la direction d ‘Eberhard Friedrich.
Marina Prudenskaia en Waltraute va au bout du récit de manière honorable, mais elle ne fait pas oublier Claudia Mahnke, ni par l’engagement vocal, ni par l’énergie.
Albert Dohmen est en revanche plus à l’aise dans Alberich : la voix a repris de l’éclat, la diction est toujours d’une clarté impeccable, il impose un profil de Wotan déchu qui va très bien avec la mise en scène.
Markus Eiche, plus à l’aise dans Gunther que dans Donner, fait entre son timbre chaud, avec une belle projection et une magnifique intelligence du texte, la prestation est tout à fait remarquable.
Remarquable comme toujours aussi Allison Oakes dans son personnage de Gutrune ravissante idiote, la voix est bien projetée, bien assise, et elle acquiert dans la scène finale une véritable dimension tragique, une grande Gutrune, probablement une des meilleures sur le marché, pour un rôle difficile à incarner.
Stephen Milling est peut-être encore plus impressionnant cette année que les années précédentes, la voix est magnifiquement projetée, avec une carure vocale (et physique) bluffante. Même sans sa crête (portée par Attila jun, son prédécesseur dans le rôle), il impose sa présence, à la voix rude et retenue, terrible et réservée. Une très grande incarnation.
Stefan Vinke dans Siegfried payait sans doute les efforts déployés dans Siegfried. Le Siegfried de Götterdämmerung est différent du Siegfried de Siegfried, demande moins de force et plus de subtilité et un peu plus de lyrisme, et Stefan Vinke chante avec une émission très nasale qui est indice de fatigue (Lance Ryan avait aussi cette nasalité fréquente). Il reste néanmoins un très grand Siegfried, convaincant. Moins mauvais garçon que Lance Ryan il est un ado poupin et souriant qui ne comprend rien à rien, et qui joue sans cesse à Siegfried, c’est bien vu. Vinke reste le Siegfried du moment.
Catherine Foster vient à bout du rôle avec cran et grandeur, sans fatigue apparente, particulièrement intense et émouvante. Ne l’ayant jamais entendue ailleurs qu’à Bayreuth, je ne sais comment la voix sonne dans une autre salle (Bayreuth reste une salle tellement favorable aux voix !), mais ici, elle est l’une des Brünnhilde les plus vocalement convaincantes qu’on ait vue depuis très longtemps, sans une note ratée, toujours impressionnante par la justesse et surtout, ce qui est plus rare, toujours claire dans sa diction : on entend et on comprend tout. Grandiose prestation.
On quitte ce Ring avec le sentiment d’un spectacle d’exception de très grand niveau musical malgré les réserves exprimées, avec des chanteurs de très haut niveau. Que nous réservera 2020… ?
Götterdämmerung à Bayreuth est toujours un moment émouvant. C’est la dernière journée du Ring, et souvent la dernière journée du séjour, qui laisse toujours derrière un peu de nostalgie : c’est l’heure des bilans, c’est aussi le moment très sensible de la fanfare du troisième acte, exécutée selon les années d’une manière différente, modulée ou non. Je me souviens de cette fanfare dans cette couleur de crépuscule entre chien et loup, qui prenait immédiatement pour moi un relief particulier au temps de Chéreau: c’était là où disparaîtrait jusqu’à l’année suivante la merveilleuse image du rocher inspirée de Böcklin. Rarement image théâtrale ne m’a plus marqué. Difficile de ne pas s’en souvenir, difficile de ne pas aimer Götterdämmerung, indépendamment même de la qualité de la représentation. C’est toujours un adieu.
Beaucoup s’étonnent que même si les représentations ne sont pas toujours légendaires, on revienne sans cesse à Bayreuth. Pour ma part, ce lieu est tellement lié à ma vie que j’y reviens pour des motifs qui vont bien au-delà de la consommation contingente de cette représentation ou d’une autre. Tout prend à Bayreuth un relief particulier, en bien comme en mal. Je lisais des communications d’amis qui se désolaient de l’accueil houleux de la belle mise en scène du Siegfried de Frank Castorf hier (Ring III). Les fameux crocodiles ont fait leur œuvre, Siegfried est la production qui est systématiquement huée. Peut-être hier plus que d’habitude parce que une partie du public du Ring III est considérée plus conservatrice. Huer est toujours une manifestation de bêtise. Laissons les idiots à leurs certitudes : ce sont eux qui huaient Chéreau même pendant le déroulement de la représentation en 1976 ou 1977 ; on n’a pas idée de la violence des réactions d’alors. On voit aujourd’hui le résultat : l’histoire a parlé, et Chéreau est devenu un mythe. Frank Castorf a pris le lointain relais comme tête de turc.
On peut certes discuter l’entreprise de Frank Castorf, et sa lecture mais la discuter sur pièces, en argumentant, et surtout pas en affirmant que « Wagner n’est pas respecté » car le respect pour Wagner se lit non sur les crocodiles, un épiphénomène, mais sur un travail d’analyse et de mise en scène qui n’a pas aujourd’hui d’égal en profondeur ni en réflexion, dans les détails comme sur la ligne globale : Castorf a construit son Ring musicalement, avec ses leitmotives en écho avec ceux de Wagner, il a construit l’histoire d’un crépuscule, très ambiguë, ni optimiste ni pessimiste, pour la première fois sans réponse, sans option finale, comme en suspens. La profondeur du travail produit est la première marque de respect pour l’œuvre de Richard Wagner.
Résumons ce que nous avons vu: l’aventure des Dieux a été réglée dans Rheingold : une bande de gnoufs, de petits malfrats, une famille Ewing au petit pied. Celle des hommes est en train d’être réglée, elle suit dans les cent cinquante dernières années celle du pétrole, celle des aventures de pétrole et pouvoir. On l’a vue commencer en Azerbaïdjan (Walküre), continuer sous l’égide des dieux tutélaires du communisme puis à Berlin-Est, l’étrange caverne de Fafner pleine de menaces (Siegfried). Siegfried a brisé la lance sur laquelle les runes étaient gravées. Et cette brisure provoque immédiatement de l’agitation dans la mise en scène de Castorf : vitrines de l’Est changées, Champagne à la place de verroterie, expression du désir et même de la luxure, comme si la rupture de la lance et la Wende quelque part correspondaient, comme si la dictature wotanesque prenait fin, qu’on se libérait, comme si ces crocodiles étaient déjà post-communistes.
Quelles que soient les péripéties qui précèdent, Götterdämmerung est autre, c’est un monde post. Souvenons-nous du travail d’Andreas Kriegenburg à Munich, si riche d’images, si abstrait et mythique dans les trois premiers épisodes, et au contraire l’univers si concret, si inscrit dans notre monde, du dernier jour dans un vulgaire centre commercial, verre et acier.
Ici, le décor d’Aleksandar Denić, monumental comme pour les autres épisodes, est à la fois très historié et évocatoire ; très historié parce qu’il se réfère à des réalités, publicité gigantesque pour le complexe pétrochimique de Schkopau, bout de mur de Berlin coincé dans le décor, façade de bâtiment qui renvoie à l’emballage de Christo du Reichstag, empilement de barils qui renvoient eux aussi à Christo, c’est-à-dire à l’art dans la cité, comme valeur éthique puis dans le dernier tableau valeur économique (à la fin entre les colonnes de Wall Street, les filles du Rhin sortent un Picasso).
Mais la mise en scène nous renvoie aussi à tout un monde de realia : le rôle de la banane en Allemagne de l’Est, qui fut une véritable affaire d’état (quand Seibert mange fiévreusement une banane entre le duo Siegfried Brünnhilde et la scène des Gibichungen), la présence turque et le kiosque à Kebab (Döner Box), l’Isetta et la Mercedes décapotable. Mais aussi des allusions à des films (Le cuirassé Potemkine) ou à des événements historiques (le blocus de Berlin). C’est-à-dire à la fois des références que chaque allemand qu’il soit originaire de l’Est ou de l’Ouest peut reconnaître, qui ont fait partie du vécu personnel ou familial et aussi des symboles plus larges lisibles par tous les publics un peu informés…
Pour comprendre la démarche de Castorf, sinon l’approuver, il faut avoir en tête le statut de Wagner en Allemagne, celui de Bayreuth, et l’occasion même de ce Ring qui est le bicentenaire de Richard Wagner. Wagner fait partie des masses de granit de la culture germanique (et mondiale, bien évidemment), qu’on se positionne pour ou contre d’ailleurs parce que Wagner fait clivage ; le statut de Bayreuth est aussi hautement signifiant dans le monde de la culture et notamment celui du théâtre, genre qui est en Allemagne un fondamental sinon un fondement. Rien à voir avec le statut du théâtre en France ou en Italie, même si les choses ont tendance à évoluer. Et le théâtre en Allemagne est d’abord théâtre public, financé par les collectivités locales: Bayreuth est depuis un peu plus de quarante ans un bien national. Ce qui se passe sur la scène de Bayreuth est toujours regardé et disséqué, qu’on soit wagnérien ou non, qu’on aime le théâtre ou non. Et ce n’est pas la musique de Wagner qui est interpellée -personne ne la met en doute- c’est la représentation wagnérienne, qui historiquement, a donné le ton de la représentation théâtrale en général.
Les mouvements commencés à Bayreuth ont été fondamentaux pour l’histoire de la mise en scène d’opéra, mais aussi pour la représentation théâtrale et son histoire. Castorf à Bayreuth c’est, comme pour Götz Friedrich (1972), Harry Kupfer (1978) et ou pour Heiner Müller (1993) en leur temps, une fois de plus la tradition du théâtre de l’Est, brechtien, didactique, épique, faisant irruption sur la scène emblématique de l’Allemagne.
Le théâtre de Castorf est profondément didactique : il ne cesse d’expliquer de justifier, de multiplier les références pour éclairer les questions posées par les textes, pour les contextualiser. Il est à la fois le théâtre et sa glose. Ce n’est pas un hasard si par contrat il ne devait rien rajouter au texte de Wagner : la direction du festival craignait des aventures qui n’auraient pas manqué de provoquer bien plus que les huées pour cinq crocodiles. Le théâtre de Castorf est aussi profondément allemand pour un public qui a évolué, qui s’est largement internationalisé et qui n’a pas les mêmes références théâtrales : il est intéressant par exemple de lire et d’écouter les représentants d’autres publics ou d’autres cultures, là où la tradition théâtrale n’est pas fondée sur les mêmes principes, comme la tradition italienne d’ailleurs, malgré un Strehler qui a tant fait pour Brecht, et même si aujourd’hui Romeo Castellucci a fait irruption (mais il doit sa carrière à son succès hors de la Péninsule).
Castorf est de plus un personnage hautement symbolique des déchirures de l’Allemagne du XXème siècle, déchirures dont il ne cesse de parler dans son théâtre, directement ou par allusions. La fin de son règne à la Volksbühne de Berlin d’ailleurs montre le basculement, sans doute nécessaire, vers autre chose. Le théâtre de Castorf, très appuyé sur les fractures idéologiques du XXème siècle, est peut-être déjà un théâtre du passé, mais visiblement son effet sur le public est bien présent: il parle encore au public, il hérisse encore : c’est sans doute aussi que l’idéologie, dans notre monde politiquement si correct, est un non-dit, et doit restée voilée…. Voir le voile de Christo s’écrouler et découvrir non le Reichstag, mais Wall Street comme substitut du Walhalla, c’est évidemment une vision idéologique sur la manière dont l’Allemagne d’aujourd’hui pourrait être considérée.
Que ces débats-là aient à voir avec Wagner, et notamment le Ring, c’est une évidence. Même si certains préfèreraient sans doute les tenues « intemporelles » de Wieland qui -croient-ils- permettraient aujourd’hui de mettre tout ça sous le tapis, mais qui à l’époque de leur création hérissaient tout autant (voir le scandale des Meistersinger).
Wagner était entré dans les débats de son temps du côté des révolutionnaires: l’ami de Bakounine (tiens, un jeu de mots intéressant avec Bakou auquel Castorf a pu penser …) a toujours été à gauche, même s’il a abondamment profité du système et des classes dirigeantes et possédantes. Le lecteur ou l’auditeur d’aujourd’hui ne peuvent ignorer les ambiguïtés du personnage; il est clair que le Ring n’est pas un conte de fées, mais un ouvrage qui pose le pouvoir au centre du drame, et les moyens pour y parvenir. Les belles histoires d’amour et les légendes sont pliées à l’aune de la soif de pouvoir et sont des outils à son service, comme ceux qui les vivent : Brünnhilde et Siegfried, Siegmund et Sieglinde, Gunther et Gutrune sont des mortels qui le paient de leur ruine ou de leur vie. L’amour dans le Ring, maudit dès le départ, est une machine à tuer. N’oublions jamais que seul Alberich survit, celui-là même qui avait maudit l’amour.
Si Wagner nous disait il y a un siècle et demi que le monde tournait déjà sans espoir, mû par la passion de l’or et du pouvoir (mais Balzac ne disait-il autre chose dans la Comédie Humaine ?), pourquoi serait-il refusé à Castorf de dire la même chose, en soulignant que toute entreprise amoureuse est forcément vouée à l’échec et en cassant systématiquement l’attente du spectateur par un processus de distanciation qui pose une réalité qu’on ne veut pas voir (Siegfried, Brünnhilde, crocodiles). Pourquoi le spectateur, être pensant et réel devrait-il épouser les illusions des personnages? Castorf empêche systématiquement l’identification aux personnages. On ne vient pas voir le Ring à Bayreuth seulement pour rêver. Et surtout pas à Bayreuth construit pour les représentations du Ring. On vient voir le Ring d’abord pour comprendre.
A Bayreuth, on vient voir du Wagner certes, mais surtout du théâtre : un Wagner particulier passé au prisme du regard théâtral. Je le répète si souvent, mais je pense qu’il faut s’en convaincre : Bayreuth est le lieu de l’œuvre d’art totale, où musique et théâtre se tressent de manière indissoluble. Impossible de dire qu’on « n’écoute que la musique », impossible de ne pas tenir compte de la scène dans un théâtre où l’orchestre est masqué. C’est pourquoi ceux que j’ai vu avec un masque de sommeil pour ne pas voir Castorf sont des imbéciles. Il faut quand même savoir pourquoi on est là. Et la mise en scène de Götterdämmerung, riche et foisonnante, qui parcourt le monde d’après-guerre, la Berlin du blocus, celle du mur, celle de l’Est et de l’Ouest (et les personnages passent indifféremment de l’une à l’autre), qui parcourt aussi les croyances et les superstitions, comme la vision chamanique de certains personnages comme Hagen qui erre dans un autel Vaudou qui trône pendant deux actes.
Je ne vais évidemment pas reprendre mes essais d’analyse de 2013 , 2014 (1) , 2014 (2) et 2015 , auxquels je renvoie le lecteur patient.
Il me semble néanmoins nécessaire de revenir sur les principes qui régissent ce dernier épisode :
L’histoire se poursuit désormais dans le cadre berlinois des années d’après guerre, le décor urbain et monumental identifiant parfaitement le mur, de part et d’autre. D’un côté un kiosque à kebab, la Döner Box (avec le jeu de mots sur Donner/Döner) et un magasin de fruits et légumes rempli de cageots vides, qui est « l’espace Gibichungen » – il en sont les propriétaires, et gèrent une sorte de bande du quartier -, et de l’autre le néon géant « Plaste und Elaste aus Schkopau » qu’on voyait sur les autoroutes d’Allemagne de l’Est, qui glorifiait la firme Buna, celle-là même qui avait construit à Auschwitz une usine de transformation de produits dérivés du pétrole et que les communistes de la DDR ont continué à exploiter. Le néon éclaire un espace sombre (un escalier monumental coincé entre deux tristes murs) réservé aux drames : c’est là que Siegfried est condamné, c’est là que son cadavre est amené, c’est là que Gunther est tué, c’est là enfin que Brünnhilde commence la scène de l’immolation. Un troisième espace, neutre pendant l’essentiel de l’opéra, dominé par une façade enveloppée à la Christo dans laquelle tous croient reconnaître le Reichstag, et devant laquelle stationne la caravane, qui sert de refuge à Brünnhilde (scène de Waltraute), puis à Gutrune, cette fois-ci sertie d’objets hétéroclites formant tête de taureau, allusion possible à Guernica. Et enfin un quatrième, fait d’une pièce occupée d’abord par l’autel vaudou pendant deux actes, puis par quelque SDF sous des affiches d’extrême droite (« L’aide pour ta mémé, par pour les roms ou sinti »)
Cet espace étrange, sorte d’autel vaudou, rempli d’objets consacrés, bougies, téléviseur diffusant des images de sacrifices d’animaux : espace par lequel passent souvent les personnages, les Nornes, Hagen, et par lequel entre Siegfried, l’espace par lequel on passe d’un monde mythologique (celui des épisodes précédents) à un monde des hommes pétris de soif de pouvoir et de superstition en même temps, surmonté d’un escalier métallique magnifiquement éclairé ne montant nulle part.
Pierre Boulez appelait la trame de Götterdämmerung une ferblanterie évoquant les trames des opéras romantiques, avec de l’amour, de la trahison, des meurtres, et où la seule héroïne est Brünnhilde qui condamne tout de même Siegfried à mort.
Mais l’aventure humaine n’est-elle pas une immense ferblanterie ? C’est bien l’image produite par ce décor multiple, par ces objets par centaines qu’on va utiliser ou pas : l’Isetta, symbole de la consommation naissante qui dans la tête d’une Gutrune lutinée par Hagen, fait une sérieuse concurrence à Siegfried, la Döner Box où l’on trouve boissons diverses, Döner Kebab, légumes (on en coupe beaucoup dans ce Ring) mais aussi drapeau turc et allemand, écran TV etc…etc… – et qui sera à vendre à l’acte III, abandonné. Des cageots, des planches qui serviront à se battre, des barils de pétroles, présents à l’Est et à l’Ouest, des meubles (de l’Est) abandonnés sous bâche de plastique. Et chaque objet ne décore pas, mais fait sens, car Götterdämmerung est vraiment la résultante d’éléments qui se sont mis en place précédemment et qui déterminent les événements ou qui font sens pour le spectateur: d’ailleurs, comme jadis Kupfer, Castorf montre que Wotan, grand ordonnateur de la succession des catastrophes, est toujours là à surveiller la situation : on le voit, sur l’écran suivre attentivement la scène entre Waltraute et Brünnhilde. Son œil cette fois est clairement celui d’Alex, le héros d’Orange Mécanique de Kubrick, une des références de la mise en scène de Castorf. Wotan reste comme Alex, depuis Rheingold, chef d’un gang de petits voyous. Mais cette référence montre en même temps quelle société est régie dans Götterdämmerung.
Une société ou personne n’écoute personne, les dialogues sont le plus souvent soit interrompus, soit fragmentés, soit deviennent des monologues. On l’a remarqué dans les quatre épisodes. Dans Götterdämmerung, Brünnhilde fait des réussites pendant que Siegfried est impatient de partir, Gutrune n’écoute bientôt plus Siegfried (c’est réciproque) pour n’avoir d’yeux que pour l’Isetta, Waltraute quand Brünnhilde lui parle au début de leur scène s’entraîne à tirer à l’arc, Alberich et Hagen s’écoutent à peine, chacun dans son monde et ses rancœurs ou certitudes. On finit par s’écouter au dernier acte, mais c’est trop tard et Brünnhilde d’ailleurs finit par faire taire tout le monde…
Il y a par ailleurs une volonté claire chez Castorf de montrer que cette histoire mythique du Ring est quelque part une épopée ridicule, qui est une succession d’échecs, et que les « héros » ne restent que des petits bras. Cette distance prise avec le mythe et notamment l’embrasement final se lit dans cette fin très ambiguë où sur l’écran le cadavre d’Hagen chamane (sa coiffure n’apparaît que sur l’écran) part au fil de l’eau avec des Filles du Rhin rêveuses, et sur la scène où les mêmes personnages contemplent, comme tétanisés, le baril qui brûle dans lequel les filles du Rhin ont fait tomber l’anneau, pendant que Wall Street (qu’on croyait être le Reichstag) triomphe. Ambiguïté d’une fin où il n’y a pas d’embrasement mais seulement des vélléités, des filles du Rhin notamment (comme d’ailleurs dès Rheingold où Loge fait le même geste que les filles du Rhin avec leurs briquets et où finalement rien ne se passe). Brünnhilde disperse l’essence, et prépare les conditions, mais laisse les autres personnages prendre la responsabilité de leurs destins. Elle quitte le ring du Ring. Toute cette histoire « grandiose » pour rien. L’Histoire passe, et elle relativise l’histoire revue et corrigée de ce Ring.
Mythes wagnériens et leur vanité, vanités des idéologies, vanité aussi d’un mythe allemand, réduit ici à des drapeaux ou des couleurs de robe, ou des objets symbole comme Mercedes ou Isetta, tout reste abandonné, et débarrassé de tout sens à la fin. Castorf nous montre de manière très pessimiste une sorte de Crépuscule permanent du monde, et de permanence des pouvoirs qui se sont emparés de nos destins. Voilà une lecture du Ring qui en fait une grande métaphore de notre situation, comme Wagner en son temps en faisait une lecture de la situation de son monde, qui a fini par se noyer dans le sang figé des millions de morts de la première guerre mondiale.
Contre ceux qui hurlent à la provocation ou à la destruction de l’idéalisme wagnérien, Castorf répond par l’affirmation que l’idéalisme qui n’a jamais été l’objet du Ring: ce dernier n’affirme que la vérité des lois du monde, où tout amour est écrasé par le pouvoir et l’argent.
A cette histoire racontée avec une intelligence et une acuité rares, correspond cette année une approche musicale qui pour Götterdämmerung, reste dans le sillon d’un Siegfried plus réussi que Die Walküre et Rheingold . Les raisons en sont à mon avis multiples.
D’abord, au contraire des autres journées, la distribution de Götterdämmerung est restée grosso-modo inchangée (à part Waltraute, le groupe des Nornes et des Filles du Rhin): tous les protagonistes ont travaillé avec Castorf l’année précédente, connaissaient la production et avaient aussi travaillé avec Kirill Petrenko. Catherine Foster et Allison Oakes depuis 2013, Stephan Vinke Stephen Milling et Albert Dohmen depuis 2015, Markus Eiche avait participé au Rheingold de 2014 et donc connaissait la production en ayant travaillé dessus, même s’il n’avait pas participé à Götterdämmerung. Seule nouvelle venue, Marina Prudenskaya en Waltraute, qui a succédé à Claudia Mahnke. Mais Waltraute est un rôle limité à une scène qui chez Castorf est relativement traditionnelle, et Prudenskaya s’en sort avec tous les honneurs. Il y a donc incontestablement une cohérence scénique plus forte, plus lisible qui donne un rythme plus proche de celui des années précédentes.
Ensuite, le style de direction de Marek Janowski, un Wagner plus conforme à la tradition, où la dramaturgie naît de la musique et non de la scène (c’est-à-dire l’inverse de l’approche de Petrenko, qui conditionnait sa lecture à ce qu’il voyait) convient mieux à Götterdämmerung, avec ses grands morceaux symphoniques, avec une musique incontestablement monumentale, avec l’intervention d’un chœur spectaculaire. Je le répète ici : autant Rheingold et Walküre m’ont gêné par leur chemin divergeant avec la scène, autant Siegfried et Götterdämmerung me paraissent moins marqués par l’absence de lien plateau-fosse.
Sous ce rapport, Siegfried m’est apparu sans doute le plus réussi, en dépit des questions que je posais dans l’article précédent.
Il en est de même pour Götterdämmerung, mais là sa direction musicale profite évidemment des aspects plus symphoniques de la partition, de moments musicaux « in se » comme la marche funèbre, les dernières mesures ou le voyage de Siegfried sur le Rhin et donc cela fonctionne plutôt bien. Je regrette évidemment la joaillerie de Petrenko, la ciselure de chaque moment, la découverte de couleurs inconnues de la partition : ici, rien n’est surprenant, rien n’est inattendu, mais reste souvent magnifiquement fait, avec des moments qui frappent et qui satisfont l’oreille. On va encore sans doute penser que je suis bien difficile, mais après avoir entendu dans cette salle et dans cette œuvre, Boulez, Solti, Barenboim, Levine, Sinopoli, Thielemann, Petrenko mais aussi – et c’était aussi intéressant sinon remarquable, Peter Schneider et Adam Fischer, Janowski prend place très dignement dans cette théorie dont mes préférés furent Boulez, Barenboim, Solti et Petrenko pour des raisons très différentes d’ailleurs. Qu’on ne vienne pas me dire que Marek Janowski est « le phénix des hôtes de ces bois », mais qu’il en soit un hôte très respectable et quelquefois même magnifique, je peux en convenir aisément. Il reste que son regard sur le théâtre et son refus du plateau me paraissent contradictoires avec la nature de ce lieu, fait pour le théâtre, mais ça c’est une question de cohérence de direction artistique, voire d’éthique artistique. L’orchestre l’a bien suivi, compte tenu du nombre de répétitions sans doute limité : à ce titre, le Ring III a dû être (j’espère) plus en place que les deux autres. Il y a eu quelques scories, notamment au niveau des cuivres, mais les cordes sont remarquables, comme il convient à un orchestre qui doit beaucoup à Christian Thielemann dont on connaît l’attention pointilleuse aux cordes.
Le chœur une fois de plus est phénoménal : le chœur à Bayreuth, à cause de l’acoustique de la salle, paraît toujours impressionnant. C’est une tradition ici, et les disques ont immortalisé le chœur de Bayreuth qu’il soit dirigé par Wilhelm Pitz (1951-1972), Norbert Balatsch(1972-1999), enfin Eberhard Friedrich (depuis 2000). C’est aussi une tradition que le chef de chœur soit sans doute l’artiste de l’équipe le plus longtemps en place et le plus durable : il a à garantir la stabilité de l’effectif, à assurer une continuité artistique et un niveau qui est vraiment une marque de fabrique, peut-être plus que l’orchestre d’ailleurs.
Chacune des interventions du chœur est un événement, et dans Götterdämmerung, il l’est d’autant plus que c’est la seule intervention en 17h de musique : ça marque. Il est parfait, impressionnant, unique.
La distribution est plutôt d’un bon niveau d’ensemble sans être transcendée par l’événement. On ne peut dire qu’un artiste se soit surpassé, on ne peut dire non plus que ce fut problématique.
Sans les mêmes moyens ni la même couleur vocale que Claudia Mahnke, Marina Prudenskaya qu’on n’attendait pas dans ce rôle, est vraiment intéressante, à la fois insinuante et agressive, soignant la couleur, veillant à la diction, même si ce n’est pas toujours entièrement idiomatique, ce qu’on peut comprendre, et surtout cherchant à être expressive et à entrer dans le drame. Il en résulte, face à l’expérience consommée de Catherine Foster, une scène tendue, un moment musicalement et dramatiquement fort. C’est une belle surprise, même si on connaît les grandes qualités de la chanteuse.
Les filles du Rhin sont comme dans Rheingold, remarquables, dans le jeu plus ambigu, plus dramatique que dans Rheingold : bel ensemble et surtout belle fusion vocale d’Alexandra Steiner, Stephanie Houtzeel et Wiebke Lehmkuhl .
Stephanie Houtzeel et Wiebke Lehmkuhl sont d’ailleurs une première et deuxième norne remarquables de profondeur et de tension, Christiane Kohl (troisième norne) a des stridences et une voix pour mon goût un peu trop acide. Mais l’ensemble est aussi très correct.
Markus Eiche dans Gunther est vraiment remarquable : son Gunther est à la fois veule, dramatique, volontairement inexistant face à Hagen, et fragile : l’artiste rend toutes ces facettes du personnage avec une voix particulièrement expressive et un chant incroyablement coloré. Il a été il y a quelques mois un Beckmesser époustouflant dans les Meistersinger munichois. Son Gunther est de la même veine, dans un rôle difficile par ses exigences dramaturgiques et une exposition vocale ambiguë.
Allison Oakes dans Gutrune est d’abord une silhouette, un personnage de comédie, une ridicule. Castorf dessine le personnage d’une manière très précise, en opposition à une Brünnhilde qui défend les plus hautes valeurs, Gutrune défend les plus basses. Ainsi, il montre aussi ce qu’est devenu Siegfried fasciné par cette oie. Elle est magnifique de naturel, de vérité, de justesse (la découverte de l’Isetta est un morceau d’anthologie) : j’ai rarement vu Gutrune aussi bien dessinée. Vocalement elle est très présente, la voix est grande, (elle chante Isolde). En l’entendant je me souvenais que chez Chéreau, Sieglinde et Gutrune étaient chantées en 1979 et 1980 par la même chanteuse (Jeanine Altmeyer)…à méditer…car si elle est désopilante dans les deux premiers actes, elle est vraiment tendue et dramatique à souhait dans le dernier.
Hagen a cette fois-ci pour des raisons de santé du titulaire été chanté par Albert Pesendorfer en troupe à Francfort pour Götterdämmerung I et repris par Stephen Milling le titulaire du rôle pour Götterdämmerung II. Albert Pesendorfer a la voix du rôle, et sa tenue, il n’en a pas la noirceur, et surtout son chant manque d’expression : le climax du rôle reste pour moi son monologue du premier acte (qui se termine par Dünkt er euch niedrig /ihr dient ihm doch/des Niblungen Sohn.) Je me souviens en 1977 de Karl Ridderbusch littéralement inoubliable, mais aussi de Philip Kang, de John Tomlinson ou plus récemment de Hans-Peter König, nous n’y sommes pas.
Mais nous n’y sommes pas non plus pour Stephen Milling, au chant beaucoup plus expressif, plus engagé théâtralement, mais à la voix voilée, aux graves un peu trop opaques, même si l’aigu résiste. Il sortait de maladie et peut-être les choses se sont-elles remises en place au Ring III, mais cet Hagen-là plus présent scéniquement mais pâle vocalement, n’était pas plus satisfaisant.
L’Alberich d’Albert Dohmen est d’abord un personnage, ce Wotan bis ( qui fut un Wotan sur cette scène) me plaît bien…la voix fut, mais il en reste une expressivité, une couleur, une science du dire, un souci du détail expressif qui le rend passionnant : sa scène du début de l’acte II est fascinante. Cette vision d’un « Wanderer » errant avec sa valise et la fille sur cet escalier métallique, est l’une des plus belles images du Ring de Castorf, tellement juste, tellement vraie, tellement marquante. Grandiose.
Siegfried était Stephan Vinke : aux Ring I et II, il avait plus de vaillance et de justesse dans Siegfried que dans Götterdämmerung. Dans Götterdämmerung Siegfried doit chanter héroïquement (dans le prologue, c’est encore le Siegfried de Siegfried qu’on entend) puis dialoguer, raconter, et le texte est plus suivi, plus théâtral moins monolithique : et ces parties là (Acte I et II) lui conviennent moins, il est très bien intégré dans le jeu, il a pris de l’assurance par rapport à l’an dernier, mais la voix est excessivement nasale, aux limites de la justesse quelquefois et les passages ne sont pas toujours bien négociés (il est vrai que certains aigus sont à la fois attendus et piégeux). Bref, il est plus vocalement plus décevant que l’an dernier, notamment au Ring I ; le Ring II était plus réussi notamment par un troisième acte vraiment magnifique (dans la scène avec les filles du Rhin, il étonne par son naturel), concentré, déchirant (dans la scène du récit à Hagen et ses sbires et de la mort). L’impression est donc un peu modulée sans être vraiment mitigée. Où y a-t-il des Siegfried crédibles aujourd’hui ? Et certains de mes lecteurs (et de mes amis, ou les deux) vont peut-être frémir, mais je regrette quand même Lance Ryan, dont la présence en scène et dont le personnage étaient tellement vrais dans son côté moche, que la voix avec ses défauts (ou grâce à…) lui allait comme un gant. D’ailleurs, il a été encore récemment un Siegfried exemplaire (à Munich).
Certains ont reproché à Catherine Foster des inflexions anglo-saxonnes, un discours pas suffisamment idiomatique, d’autres des trous dans la voix (le centre, le grave), d’autres un manque de ligne de chant et d’homogénéité. C’est vrai, et oui, et non. C’est vrai à certains moments. Son Götterdämmerung I était vraiment remarquable pour mon goût, son II plus difficile, notamment au deuxième acte, plutôt hésitant au point que je me suis demandé si la météo plutôt fraîche ne l’avait pas piégée. Un point qui pour moi ne fait pas de doute, c’est qu’elle fut à son sommet en 2015. Un autre point incontestable, c’est qu’elle a corrigé de graves problèmes d’homogénéité entre 2013 et 2014. Un dernier point : elle fut moins convaincante sur la durée en 2016 qu’en 2015.
Il reste que du point de vue de la présence, du point de vue de l’engagement, du point de vue de la tension et de l’attention au texte et à l’expression, du point de vue de la couleur, elle reste une très grande Brünnhilde, très convaincante dans Götterdämmerung : c’est dans ce dernier épisode qu’elle emporte totalement l’adhésion (même si son Siegfried si difficile pour Brünnhilde, est remarquable), avec un deuxième acte supérieur, avec une scène d’immolation (sans immolation dans cette mise en scène) à la présence marquée. Catherine Foster restera la découverte vocale de ce Ring, même si on peut çà et là avoir à redire : mais si l’on fait l’équilibre entre voix, musicalité, présence scénique et engagement, elle reste convaincante et l’un des atouts de cette production.
Et voilà, un Bayreuth de plus, un (deux) Ring de plus et encore des moments forts, encore des discussions passionnantes et infinies, encore une fois la conviction profonde (et j’espère, argumentée) que cette production est la plus stimulante et la plus intéressante du Festival 2016, comme elle l’était en 2015 malgré le Lohengrin de Neuenfels. Chaque vision fait découvrir de nouvelles questions, aide à approfondir le propos, aide aussi à en préciser les intentions et à en voir la grandeur. C’est une grande fête de l’humain, une grande fête de l’intelligence et je ne vois pas quel plus bel hommage à Richard Wagner que de le traiter avec intelligence et profonde humanité. Bien sûr, les changements musicaux et de distribution provoquent des hésitations, des problèmes de rythme : mais la bête résiste. Et vivent les crocodiles, les Mercédès et les Isetta, mais surtout pas la bêtise…[wpsr_facebook]
S’il y a un épisode classique – ou plus classique – dans ce Ring, c’est sans doute Die Walküre, qui repose le spectateur des « folies » de Rheingold. Entendons-nous bien, Die Walküre de Castorf est aussi complexe que le reste, mais au moins, les repères sont moins éclatés que dans Rheingold : on a Notung (et même deux !), la chevauchée des Walkyries, et les flammes finales. D’une part, on laisse le Golden Motel là où il est, dans le Texas mythique des comics ou des séries télé, hors action, hors temps, et d’autre part, on tombe dans l’Histoire, celle, précise et datée, du pétrole, dont les premiers puits artisanaux sont apparus dans la deuxième moitié du XIXème en Azerbaïdjan. Je ne reviendrai pas sur mes descriptions de 2014 et 2015 , mais il est peut-être besoin néanmoins de revenir sur certains points qui peuvent poser encore question. Qu’on me pardonne donc les redites.
Au départ, tout est aux mains de paysans qui trouvent du pétrole dans leur champ et qui l’exploitent de manière artisanale. C’est le premier acte, chez les Hunding, où la vie de la ferme (les dindons dans leur cage) semble se dérouler dans une sérénité sociale apparente (même si Hunding revient avec une tête au bout d’une pique, mais ça a l’air habituel).
Frank Castorf poursuit donc deux histoires, celle du Ring, et des aventures du livret, et celle du pétrole, qui estime-t-il non sans quelque raison, est l’Or de notre temps, ou du moins de celui des dernières 150 années de la planète. C’est à la fois un regard rétrospectif (marqué dans Die Walküre et Siegfried) et un regard analytique : comme Wagner conduit son histoire jusqu’à la chute, Castorf se demande si notre monde en est à son Crépuscule.
Wagner laisse un espoir aux hommes à la toute fin du Ring, c’est du moins le sens de ce statu quo ante que constitue le retour de l’Or au Rhin. Castorf fait une autre analyse.
Ainsi l’histoire commence donc en ce premier jour, dans l’Azerbaïdjan des origines de l’Or noir. Et Die Walküre nous en conte quelques épisodes clés.
La structure scénique est singulière, peut-être la plus étrange de l’ensemble des quatre opéras, la moins identifiable en tous cas et donc la plus abstraite, tour à tour cour de ferme, grange, grande salle, puits de pétrole, Biergarten et même église : la forme nef-clocher ne laisse guère de doute. Comme dans Rheingold, la tournette isole les scènes : chaque recoin du décor a un rôle et constitue un signe. Mais justement, l’abstraction du décor, tout en bois « rassure » un spectateur peut-être encore sous le coup du Golden Motel de Rheingold. Ici, il s’y retrouve plus ou moins. En tous cas, sous ce rapport le premier acte est traditionnel.
Les deux amants se trouvent et s’aiment, Hunding est vraiment méchant (la tête au bout d’une pique, et le cadavre sanguinolent au premier plan dans une charrette) et Sieglinde d’un air duplice lui verse en abondance une bonne rasade de somnifère qui n’empêche cependant pas qu’il ait en cette nuit étrange le sommeil agité. Comme on le comprend ! Castorf joue avec la vidéo, mais de manière moins systématique que dans Rheingold, il utilise le noir et blanc, comme dans les vieux films, il alterne films et prise en direct, au besoin les mélangeant même. Notung est là, quand on en a besoin, mais pas forcément là où on la croit : fichée au premier étage de ce que j’appelle le « Biergarten », la terrasse des Hunding pour la première partie du 1er acte (jusqu’au monologue de Siegmund : Wälse ! Wälse !) mais pour la deuxième partie et les appels à Notung qui en précèdent l’arrachage, Notung est à l’intérieur de la « grange », et c’est là que l’y arrache Siegmund. Il n’y a pas d’incohérence, et il n’y a pas deux Notung, il y a l’objet à disposition quand on en a besoin et là où l’on est : Castorf se moque bien de Notung qu’il utilise épisodiquement : il nous dit « vous la voulez ?! La voilà ! » ; De même s’il y a du bois partout il n’y a aucun arbre au milieu du décor, déjà suffisamment chargé. Les chanteurs doivent se déplacer sur un espace toujours réduit, ici encombré de bottes de foins, de caisses, de carrioles avec un cadavre, de rails, de flaques qu’on suppose être de pétrole.
Musicalement, ce premier acte est sans doute le pire des trois de Walküre, et ce dans les deux représentations vues. D’une part les chanteurs, tous trois nouveaux, devaient se familiariser avec le décor, les obstacles, le chef. Pour Heidi Melton, le 27 juillet, c’était visiblement trop. C’était un peu mieux le 8 août, même si son pas était peu assuré. Mais Heidi Melton, arrivée en catastrophe des derniers jours puisque Jennifer Wilson, prévue, et qui avait fait la plupart des répétitions, a été éloignée par Janowski pour sa voix trop proche d’une Brünnhilde, moyennant quoi on a choisi Heidi Melton qui est la Brünnhilde du Ring de Karlsruhe. Heidi Melton a une voix importante, des aigus larges et chauds (elle sera plus à l’aise le 8 août), malheureusement du point de vue physique, elle ne correspond pas vraiment à ce que la mise en scène avait prévu pour Anja Kampe, qui a une silhouette tout à fait différente. Avec son physique de chanteuse wagnérienne de lointaines années, Heidi Melton ne correspond pas du tout à la mise en scène : lorsqu’elle brandit Notung à la fin de l’acte, elle est un peu en difficulté. Très sensible le 27 juillet, c’était déjà un peu moins problématique le 8 août, mais cela restait fragile scéniquement.
Aucun problème vocal pour Melton, mais un sacré problème scénique.
D’autant que son Siegmund ne l’aide pas. Autant Johan Botha n’avait pas vraiment le physique du rôle non plus, autant les répétitions et le travail de Castorf adapté au chanteur, avaient vraiment permis de faire oublier que Botha est un piètre acteur. Christopher Ventris est sans doute plus agile, mais lui, au contraire de Botha, n’a pas la voix. Au point d’Heidi Melton le 27 juillet ne savait plus comment adapter son volume à celui d’un Ventris en difficulté. Le problème moindre pour Melton le 8 août s’est reposé dans les même termes pour Christopher Ventris, qui n’est pas un Siegmund : pas d’héroïsme, interprétation plate, aigus tirés et sûrement pas triomphants ou marquants (Wälse ! sans relief), un Siegmund très pâle, à peu près inexistant vocalement. Autant il fut un Parsifal appréciable sur cette scène, autant il est ici un Siegmund qui frise l’erreur de distribution. Là aussi, avec Vogt et Schager dans les parages, il y avait peut-être d’autres solutions possibles. Donc une situation incomparable avec l’année précédente où le premier acte s’était terminé en délire. D’autant que Marek Janowski a pris l’ensemble avec un tempo plutôt lent, sans y mettre aucune espèce de passion, de tension ou d’urgence : certes, la musique est comme il se doit sublime, mais où est le théâtre ? où est la situation ? Le tout est d’une platitude rare et frise l’ennui.
Heureusement, il y a Georg Zeppenfeld, qui sauve ce qu’il y a à sauver par une présence vocale notable, avec sa voix jeune, vive, présente, et son chant soucieux des mots, la voix parfaitement placée, le phrasé impeccable. En plus, il n’est pas mauvais acteur et compose un Hunding crédible, un peu plus que quadragénaire. C’est encore lui la référence de cet acte, comme il le fut dans Gurnemanz et dans Marke.
Dans ces conditions, ce premier acte de Walküre a laissé sur sa faim le spectateur : et ici la mise en scène n’y est pour rien, puisque l’an dernier elle a parfaitement fonctionné et cette année pas vraiment, sauf cette vidéo désopilante de la cocotte qui dévore un gâteau à la crème en appelant Wotan tout à l’affaire Siegmund/Sieglinde devant une bouteille de vodka qu’il vide allègrement (il faut bien tromper l’anxiété) : encore une fois, manière de rompre l’émotion là où elle pouvait naître, mais aussi de montrer qui tire les ficelles.
Ce qui fait disparaître l’émotion ici, ce sont les choix musicaux, les hésitations des chanteurs, le complet changement de distribution, le rythme poussif de la direction, molle et sans attrait ; on oubliera bien vite ce qui est sans doute le moins bon des moments de ce Ring.
Mené par Catherine Foster, même en moindre forme, qui a une histoire derrière elle dans ce Ring et qui l’a travaillé en direct avec Castorf et Petrenko, le deuxième acte est sensiblement différent.
Il occupe tout l’espace du plateau, sauf le « Biergarten » (la terrasse) qui sera occupée au troisième acte, il l’occupe en hauteur et en surface, puisque l’une des décisions de Castorf et de son décorateur a été d’occuper tout le plateau dans toutes ses dimensions. Ils font partie des rares équipes à avoir utilisé toute la hauteur et surtout à avoir fait chanter les artistes perchés à des hauteurs inédites, ce que Marek Janowski n’a visiblement pas accepté pour « l’annonce de la mort » puisque Brünnhilde, apparue au troisième niveau du puits-clocher descend au premier niveau de face pour chanter, alors qu’elle restait en hauteur (magnifique image aujourd’hui disparue) l’an dernier.
L’immense hangar/grange/puits sert de halle au Walhalla, puisque Wotan y reçoit Fricka.
Après les hojotoho d’une Brünnhilde (en hauteur) un peu masculine (pantalon, gilet, redingote), Wotan redescend rencontrer Fricka, cette année assise sur un esclave (un peu comme chez Kriegenburg à Munich) alors que l’an dernier elle était à califourchon. Toutes les Fricka ne sont pas configurées pour. Elle garde en revanche son vêtement traditionnel azéri.
En arrière-plan, mouvements d’ouvriers-esclaves, l’un fait la soupe en épluchant patates céleri et carottes (et se fait tancer par un collègue et même par Wotan), l’autre s’occupe d’un pain de glace dont il casse quelques morceaux : la glace était un bien précieux, marque de distinction, et était à l’époque entièrement importée de Scandinavie, faisant l’objet d’un commerce à la fois énorme et très rentable. Et un troisième vague à des occupations mécaniques. Au sol des flaques de pétrole (?), et un fauteuil où pendant que Fricka énonce ses exigences, Wotan, barbe longue à la Tolstoï, vêtu d’un long costume de propriétaire (koulak ?), lit…la Pravda. C’est une indication temporelle importante, le journal ayant été fondé en 1912.
Au premier acte, nous étions aux origines : la ferme, les dindons et un peu de pétrole dans une architecture dont des photos témoignent. Au deuxième acte, nous sommes déjà quelques années avant la révolution. Le Wotan qui buvait sa vodka dans la vidéo du premier acte est vu ici en version patriarche qui a réussi : puits de pétrole, employés, épouse visiblement aristocrate. Socialement, les choses évoluent.
Castorf, malgré le complet changement de protagonistes a fait à peine évoluer sa mise en scène. Même comportement agacé mais pas forcément accablé de Wotan, distance et autorité de Fricka, dialogue glacial d’un couple qui n’en est plus un, dans un espace déjà marqué par l’évolution sociale.
La Fricka de Sarah Connolly est plus concernée que la veille dans DasRheingold. Le chant est vif et nerveux (le rôle le veut), mais la diction et l’expression restent en deçà de ce qu’on pourrait attendre ; reconnaissons néanmoins une présence plus grande dans Walküre II (8 Août). Je ne sais ce que cette artiste notable, fêtée dans le répertoire baroque, cherche dans le répertoire wagnérien qui lui réussit moins bien. C’est une relative déception. Elle ne fait pas oublier Claudia Mahnke, Fricka tellement présente, tellement expressive, qu’on a découverte ici dès 2013 et jusqu’à 2015. Tout se passe comme si on s’était ingénié à tout changer, avec les difficultés incidentes sur l’appropriation d’une mise en scène complexe, et un ensemble de chanteurs qui n’ont pas eu les répétitions nécessaires. Bien sûr peut-être les titulaires eux-mêmes des rôles ont-ils désiré laisser la production pour avoir un été à eux, ou pour d’autres raisons. Il reste que de tels changements de distribution qui bouleversent complètement une production ne sont pas traditionnels à Bayreuth, et que cela donne un coup de boutoir singulier à la notion de « Werkstatt », qui nécessite des fidélités. Comment ciseler de mieux en mieux une production quand on n’a plus en face ceux qui l’ont travaillée le plus.
John Lundgren n’a pas du tout le même physique ni la même manière de chanter que Wolfgang Koch. Grand et élancé, il a le look « Wotan » plus que son prédécesseur, et son chant est posé différemment, bien projeté, bien structuré, mais moins expressif et moins attentif à chaque mot, moins modulé. Un tantinet monocorde sans être ennuyeux. Il me rappelle par son émission un Siegmund Nimsgern qui fut Wotan sur cette scène avec Solti (et Peter Schneider) dans la production de Peter Hall entre 1983 et 1986. Le deuxième acte de ce Wotan est loin d’être déshonorant, même si je considère que le deuxième acte de Walküre en 2015 était un sommet du genre, une des performances les plus étonnantes et passionnantes jamais entendues dans cette œuvre.
Rien de fondamentalement neuf dans la mise en scène cette année, mis à part une tendance de Wotan à chanter plein face, et quelques mouvements un peu différents dans les détails desquels il serait fastidieux d’entrer. Le duo Wotan/Brünnhilde se déroule dans cette atmosphère étrange entre deux êtres qui se connaissent bien, et qui semblent ne pas trop s’écouter, comme dans un certain nombre de duos construits par Castorf, où l’un parle et l’autre écoute distraitement, du moins à certains moments, comme si tout dialogue construisait en fait deux monologues déguisés.
Nous sommes à la veille de la révolution d’octobre, ce n’est pas un hasard si Wotan lisait la Pravda…des sabotages sont en cours notamment dans les champs pétrolifères, pour préparer et la révolution et ses arrières, sur des films projetés on distingue Lénine. Dans le Ring, la mort de Siegmund est la première grande crise, qui remet en cause le plan de Wotan et annonce un avenir incertain. Castorf fait coïncider cette crise avec la révolution d’octobre, non pas l’épopée à Saint Petersbourg, mais l’arrière-cour, celle où l’on se prémunit, dans le lointain Azerbaïdjan, devenu un enjeu de pouvoir qui va de nouveau l’être pendant le second conflit mondial.
Brünnhilde est la « petite main » de Wotan, celle qui prépare sabotages et bombes, elle manie la nitroglycérine tout en écoutant plus ou moins distraitement « papa ». Remarquons les réservoirs où il est écrit « рискy » (risqué), qui indique bien la nature du produit conservé. Remarquons aussi les caisses déjà remplies, celles en attente, qui montrent un Wotan chef d’un réseau, relai local, qui manie les gens et les choses. Remarquons enfin qu’à Brünnhilde aucun détail n’échappe, sur les flaques de pétrole, elle déroule un tapis et va chercher le fauteuil de Wotan à l’intérieur sur lequel il va s’asseoir. Brünnhilde est prévenante, Brünnhilde n’arrête pas de bouger là où habituellement on la voit attachée à écouter Wotan. Elle est obéissante et soumise, mais aussi pleine de ressources et d’initiative.
La troisième partie de l’acte, où surgissent les jumeaux-amants Siegmund et Sieglinde entrent l’un après l’autre dans le réservoir vide qui s’enflammera pour Brünnhilde au dernier acte : il cherchent un endroit où s’arrêter. Puis Sieglinde épuisée gît sur un matelas, au milieu d’un tapis de feuillets de journaux, ces journaux dont le motif est récurrent dans le Ring, Wotan lit la Pravda, le barman de Rheingold lit Sigurd, Brünnhilde attendant Waltraute dans Götterdämmerung lira nerveusement ce que je suppose être un hebdo féminin. Mime abreuve de lectures idéologiques un Siegfried qui n’en tire rien. On lit beaucoup dans ce Ring, et toutes sortes de choses, mais en cette veille de révolution, la diffusion par le journal est essentielle, et le journal est en même temps et diffuseur de nouvelles et diffuseur idéologique. Sieglinde gît sur ces feuilles de journal, comme un tapis de feuilles mortes qui au moindre coup de vent s’envolent et commencent à recouvrir son corps comme un linceul. Victime de la révolution.
C’est alors que survient sans doute l’une des plus belles scènes du Ring, et musicalement et scéniquement, « l’annonce de la mort ». Brünnhilde apparaît à Siegmund, du haut du puits de pétrole, du haut du décor, jetant vers lui et ses mots, et sa musique. L’éclairage, les nuages gris en permanence (les fumigènes fonctionnent en continu dans ce Ring, accrochant la lumière de mille manières, créant des ambiances différentes effaçant part du décor, valorisant d’autres. Cette scène était merveilleusement réglée : désormais Brünnhilde descend du troisième au premier niveau, se place face à la fosse, et commence à chanter.
Il y avait l’an dernier quelque chose de mystérieux ou de fantomatique. C’est incontestablement plus banal cette année : Siegmund regarde une Brünnhilde plus proche, elle ne le regarde plus qu’à peine car elle est face au chef et Siegmund contre un mur latéral, à côté et de Notung et de Sieglinde, face au chef lui aussi.
Du point de vue musical, l’orchestre est très présent, et Catherine Foster vraiment merveilleuse d’expression et de subtilité, moins bien projetée que l’an dernier peut-être, ce qui n’est pas le cas de Christopher Ventris, qui « fait le job » de manière un peu indifférente et qui semble n’être pas concerné. Les « Grüsse mir Wotan.. » ont perdu l’intensité et la force intérieure qu’ils avaient avec Botha.
C’est de Sieglinde que vient la plus grande surprise musicale. Plus retenue au 1er acte pour ne pas couvrir trop Ventris, et gênée par la mise en scène, elle laisse éclater une incroyable voix dans la petite scène où elle se réveille avant le combat, explosant littéralement et emportant le public par ce chant puissant, plein d’émotion et d’une intensité inouïe. Elle est enfin elle-même, sans retenue, sans frein. Et c’est beaucoup plus intéressant, même si la voix, très développée en hauteur, l’est moins au centre et dans les graves.
Le combat, chez Castorf, se passe à l’intérieur de la grange/puits/halle, il est à la fois vu par vidéo, avec un montage très précis où l’on voit rapidement qui Siegmund et Notung, qui Hunding en habit de Koulak, qui Sieglinde au regard éperdu de crainte, qui Brünnhilde intervenant derrière Siegmund avant l’intervention de Wotan. C’est une excellente idée que de faire une scène de film de cette scène, immortalisée au théâtre par Chéreau (on ne fera pas mieux en scène depuis, il y avait dans la salle des cris en 1977 tant c’était violent).
Film, qui insiste sur les jeux de regards (Wotan, Sieglinde, Siegmund, Brünnhilde, Hunding, chacun jette un regard angoissé, apeuré, dubitatif) avec un montage très serré (les techniciens vidéo sont de grands professionnels) tout cela en direct : l’urgence est donnée par le film, par la distance et Castorf utilise la cinéma pour faire du théâtre : c’est prodigieux parce que cela va si vite, cela suit les mouvements de la musique avec une telle précision que l’effet sur le spectateur est très fort.
Toute la scène est vue sur écran, alternant avec des explosions de la seconde guerre mondiale, sauf la sortie des deux femmes munies des morceaux de Notung : Hunding, satisfait d’abord, puis dubitatif et enfin étonné et apeuré (« Geh ! ») qui s’écroule, tandis que Siegmund expirant regarde implorant ce qu’il reconnaît être son père. La mise en scène et en image ne change pas, d’autant plus forte que la scène est vide, et que le regard sur l’écran vidéo n’a pas un effet d’éloignement, mais un effet d’urgence que seul le cinéma peut donner, insistant sur des détails impossibles à saisir sinon. Du grand art qui nous fait oublier toute réserve : ici, c’est Castorf qui mène la danse, que Janowski le veuille ou non.
Le troisième acte commence par la Chevauchée des Walkyries, morceau de choix, numéro s’il en est, très attendu par le public : une partie musicalement délicate, notamment pour celui qui construit la distribution. Il n’est pas toujours facile de trouver une troupe de huit Walkyries homogènes, avec des aigus pleins et surtout pas stridents, malgré les différences vocales, et les différentes manières de chanter. La question sur la Chevauchée des Walkyries, c’est que chacune a une ou deux phrases à chanter où elles sont non plus groupe, mais personnages : Schwertleite n’est pas Waltraute, et Rossweisse pas Ortlinde. Au-delà de la différence de tessiture, il y a des cris, certes, mais aussi des affirmations, des prises de position, des interrogations où chacune intervient et que le public n’entend pas forcément. Un groupe de Walkyries mal assorties peut ruiner le moment. Une voix hors du coup vous casse l’ambiance. Il est pour moi plus difficile de distribuer les huit Walkyries que les rôles principaux de l’opéra. Elles sont ici parfaitement en place, très bien distribuées avec parmi elles des artistes à qui on a confié des rôles plus importants dans ce Ring : Caroline Wenborne ( Gerhilde) était Freia dans Rheingold, Nadine Weissmann Erda (ici Schwertleite)
On connaît bien ici l’option de Castorf, elle est de faire des « héros » des révolutionnaires (anarchistes) qui meurent en grimpant au puits qu’ils ont attaqué. Les Walkyries ne les ramassent pas, elles les laissent gisant sur l’escalier qui monte au sommet du puits, cadavres inutiles, victimes des révolutions qui se normalisent.
Quand elles arrivent, peu par peu, elles sont toutes vêtues en femme de la bonne société, mais venues des quatre coins du pays, i, il y a l’occidentale de Pétersbourg, il y a la riche russe traditionnelle, il y a la princesse d’Asie centrale : une exposition de costumes de fêtes de l’époque, montrant que l’Azerbaïdjan, et Bakou en particulier, avait attiré une population bariolée de tous les coins du pays.
Mais s’en tenir là serait trop simple. Elles vont changer deux fois de costume, comme ces danseuses de revues qui doivent dans l’urgence changer d’apparence ; et de fait la transformation rapide passe presque inaperçue : apparaissent alors des casques, des paillettes, des jupes et non plus des robes, la dernière transformation visant à se montrer bons petits soldats de Wotan quand celui-ci se fait entendre au loin. Pas de lances, pas d’armures, juste ces changements incessants de costumes qui donnent une incroyable vie à la scène, et qui lui donne aussi un sens social dissimulé : l’arrivée du pétrole à Bakou a changé l’ensemble de la société et notamment les femmes, devenues plus dépensières, plus frivoles, plus légères : les incessants changement de vêtements indiquent ces évolutions qui atteignent le monde féminin que les Walkyries incarnent, vierges guerrières et d représentantes de l’éternel féminin. l’arrivée de l’or noir provoque des excès, mais aussi des représailles , contre les révolutionnaires.
Une fois de plus, la mise en scène travaille l’espace en hauteur, et sur tous les niveaux, du haut en bas, utilisant aussi le « Biergarten » (la terrasse) comme un lieu d’agrément, où ses femmes se rencontrent, mangent des friandises ou boivent un verre de vin.
Brünnhilde arrivant avec Sieglinde est bien identifiable comme une sorte de star : elle porte un casque vaguement punk, des paillettes argentées dignes de l’Admiral-Palast de Berlin, et un énorme manteau de fourrure, c’est sans conteste la vedette.
Sieglinde, comme retrouvant sa ferme initiale.
L’arrivée du pétrole à Bakou a déterminé des changements sociaux au début du XXème siècle, mais est aussi l’enjeu de politiques visant à produire toujours plus dès la période soviétique et en particulier au moment de la 2ème guerre mondiale : c’est le sens des textes peints sur le décor qui poussent à la production :
« Nous y arrivons, comme prévu » (allusion à la volonté d’atteindre les objectifs du plan en 4 ans et non en 5 (20ème année)
« Nous transportons plus de pétrole pour les besoins de notre patrie bien aimée » (pour les 50 ans de la marine marchande)
« 38 Millions de tonnes de pétrole et de gaz pour la nouvelle année » (1941)
Enfin, tout le monde a vu la date du 20 septembre s’afficher sur un des pans du décor en azéri : « 20 Septembre, jour du pétrole, un jour de fête nationale ! »
Ces textes, authentiques, accentuent et la nature du contexte : le pétrole est un enjeu économique civil et guerrier, au moment où l’avenir et en pointillés, tant l’avancée nazie menace. C’est aussi dans l’histoire du Ring un basculement, celui où Brünnhilde va reprendre son destin, va assumer sa faute, et en même temps dessiner un avenir possible pour Wotan dans l’angoisse est « Das Ende ! das Ende » comme il l’affirme au deuxième acte.
Elle arrive donc avec une Sieglinde exténuée, un peu éberluée qui machinalement va donner à manger aux dindons du premier acte dans leur cage (mais ils n’y sont plus), une cage qui sert désormais de dépôt aux oripeaux des uns et des autres. Le temps n’est plus à l’agriculture paysanne, ni au pétrole artisanal. Tout se passe comme si Sieglinde était d’une autre époque et allait céder la place. Il reste que vocalement Heidi Melton est impressionnante, notamment le 8 août, comme si lors de la première le 27 juillet elle était restée prisonnière de l’émotion qui la voyait pour la première fois sur la colline verte. Une voix aussi forte que chaleureuse, avec des aigus sûrs : ses « O hehrstes Wunder! Herrlichste Maid! » retentissent, si intenses qu’on entend une Brünnhilde derrière… Heidi Melton pâtit d’un physique qui ne lui permet pas d’être aussi présente à la scène qu’Anja Kampe, mais vocalement, si l’intensité des deux femmes est comparable, l’une, Kampe, est aux limites de ses capacités – et elle sait en jouer avec une rare intelligence, et presque en faire un atout, l’autre, Melton, a encore quelque réserve, en authentique voix wagnérienne qu’elle est.
Wotan arrive, barbe disparue. Ce n’est plus le patriarche qui préparait en douce – peut-être avec un postiche – la révolution, c’est le chef de réseau, qu’on voit sur l’écran (ou son sosie). De haute stature, il est plus proche physiquement du Wotan traditionnel, comme on l’a dit plus haut. N’ayant sans doute que peu travaillé avec Frank Castorf, et compte tenu des exigences de Marek Janowski en matière de position des chanteurs, la scène avec Brünnhilde a connu quelque évolution quant aux gestes et aux mouvements. Comme toujours dans les conversations, les deux personnages s’écoutent de manière elliptique, circulant dans le décor qui pour ce troisième acte est plus ouvert, et dont la nouveauté sont les textes peints sur le toit de la bâtisse dont nous avons livré quelques clés plus haut. Wotan successivement se sert à boire, puis va au fond de la scène, casse un morceau du pain de glace et le lance contre un drapeau rouge laissé là en emblème, prend nerveusement un paquet de cartes qu’il mélange et jette en l’air, avec le même geste de Brünnhilde au moment de l’immolation dans le Crépuscule, un geste désabusé qui montre l’impossibilité de changer les destins ou même de jouer avec. Un dialogue froid, dur : John Lundgren n’est pas un Wotan « humanisé » comme pouvait l’être Koch. Il y avait chez Koch quelque chose qui le rendait plus accessible et presque sympathique. Le personnage de Lundgren voulu ici est plus sec, plus définitif, et surtout n’a pas vraiment une « mobilité » vocale qui permettrait la richesse de modulation et d’expressions que Koch pouvait avoir. C’est par le geste, par le mouvement, par le regard plus que par le dire que ce Wotan se définit. Il reste que cela fonctionne, même si on a des souvenirs souvent et quelquefois des regrets. On passe par le jeu de la tournette et du décor ouvert en permanente de l’extérieur à l’intérieur, dans ce hall qu’on a vu Walhalla-ferme au deuxième acte et qui est devenu puits de pétrole plus industriel, qui envahit l’espace, figurant un cheval (Grane ? Cheval vapeur ?).
Le temps ne cesse de tourner : le drame s’inscrit dans un temps plus rapide, qui défile. Au deuxième acte on passe très rapidement du début du XXème au seuil de la deuxième guerre mondiale, comme si les aventures des héros étaient hors temps, ou ne prenaient sens que face à des événements divers dispersés dans la frise historique construite par Castorf.
Dans cette Walküre, on commence en Russie tsariste, pour très rapidement passer en Union Soviétique, loin du centre politique, mais au centre névralgique qui va décider de l’avenir de la guerre contre les allemands. Ce basculement historique (Stalingrad, les champs pétrolifères sauvés) qui voit la victoire probable de l’URSS de Staline est parallèle au basculement de l’histoire du Ring que constitue Die Walküre où se succèdent les fins : fin de Siegmund et plus ou moins programmée de Sieglinde (quand elle aura mis au monde Siegfried, fin de Hunding, fin de Brünnhilde comme Walkyrie : « Das Ende ! » Semble être effectivement le maître mot, et pourtant Brünnhilde ouvre la suite. Elle devient elle aussi, et avant son père, Wanderer, ou plutôt Wanderin, avec sa valise qu’elle prend soin d’emporter avec elle au moment où Wotan lui faits ses adieux : valise, fourrure, casque dont il ne restera rien qu’une robe au réveil.
En effet, le choix de défendre Siegmund est un choix de vie non encore bien clair pour le personnage, mais clair pour le spectateur, elle a troqué au troisième acte pantalon et gilet : les habits masculins contre une jupe longue et un bustier armure, qu’elle portera jusqu’au début du Crépuscule. Affichant la valise, elle va vivre l’errance (elle vivra en caravane…). Le Ring de Castorf est plein de Wanderer, Wotan et son (anti)compère Alberich, Mime, Brünnhilde sont des personnages qui attendent, qui bougent, qui passent, des personnages inscrits dans une mobilité : ils pourraient tous faire leur motto d’une des premières paroles de Wotan, fondamentale à mon avis : « Wandel und Wechsel liebt, wer lebt; das Spiel drum kann ich nicht sparen! » [Qui aime l’errance et le changement, celui-là vit. Ce jeu, je ne peux m’en passer]. Le Ring wagnérien est bien une école de vie, où tout idéalisme est obstrué par l’irruption du réel, toujours cinglant. Et Castorf, qui fait tout pour casser les émotions (merci Brecht), nous fait toucher cette réalité-là.
Un exemple dans ce troisième acte : l’adieu de Brünnhilde quand Wotan chante « Leb’ wohl, du kühnes, herrliches Kind! » : dans la tradition les deux personnages se serrent dans les bras l’un de l’autre, après s’être précipités l’un vers l’autre en suivant le mouvement et le crescendo musical. C’est ici violemment interrompu par le choix de Wotan (que rien n’arrête, notamment dans un opéra où l’inceste est glorifié) d’embrasser sa sur les lèvres fille qui se dégage violemment de l’emprise. Même l’adieu le plus sublime est interrompu. Wotan embrassera plus chastement sa fille sur le front quelques instants après. Puis partira, muni de sa lance traditionnelle, mais si rare dans cette production.
Les deux personnages, de fait, se sont rarement touchés, dans leurs deux grandes scènes, chacun « vaquant » à diverses occupations pendant que l’autre parle. Et Wotan ne conduit pas Brünnhilde au « rocher », munie de sa valise, elle va elle-même se coucher : on la voit en vidéo, allongée, les yeux bien ouverts, attendant le long sommeil. D’une certaine manière, elle s’endort déjà femme indépendante : Castorf suggère que ce choix est fait consciemment dès le début du troisième acte, sinon à la fin du deuxième.
Ce qui caractérise Catherine Foster dans son personnage, c’est justement cette tenue à distance, ce port altier. Musicalement, elle est magnifique, toujours intense, toujours en phase avec la mise en scène, toujours engagée. La voix s’est considérablement homogénéisée : elle n’a plus ces trous de registre central qu’elle avait en 2013. Elle a trouvé son personnage en 2014 et son vrai confort vocal en 2015. Et c’est pour Bayreuth une magnifique Brünnhilde, sans doute une des meilleures depuis Polaski ou Herlitzius, et c’est heureux qu’elle n’ait pas été effacée de la distribution. À l’origine était prévue Angela Denoke qui a renoncé. Elle eût sans doute été théâtralement phénoménale, mais Catherine Foster s’impose sur le théâtre et conduit une voix sûre, non dépourvue d’émotion. C’est la seule avec Heidi Melton (seulement le 8 août) dans cette journée à réussir à créer un univers.
Car John Lundgren, qui est un très bon Wotan « traditionnel » rentre dans la mise en scène (il sera même très bon dans Siegfried), mais n’arrive pas à faire frémir son texte, dit sur un ton relativement linéaire, forte ou mezzo forte, sans vraiment jouer des modulations. Cependant le personnage est incontestablement présent, avec d’autres moyens que son prédécesseur.
Dans cette Walküre, ce qui m’a plus gêné, ce sont les choix de direction musicale. Comme dans Rheingold, nous sommes face à une conception assez traditionnelle, plus en place que Rheingold et en tout cas bien calée le 8 août. Mais n’écoutant pas la scène, le rythme est quelquefois lent – il se traîne même au premier acte, sans vraiment d’accents, sans pathos, mais sans froideur non plus. C’est très bien rendu, bien agencé, mais cela reste un peu étranger pour mon goût du moins. Il manque – et c’est ce que j’ai ressenti tout au long de ces Ring, de la transparence à l’orchestre, il y a toujours quelques problèmes d’équilibre (on n’entend pas ou mal l’orchestre dans les moments plus retenus). Mais surtout, cette direction n’est pas évocatoire, ne dessine pas d’univers : elle n’est pas plate, mais elle ne porte pas la marque d’une personnalité. La musique est sublime et Janowski la rend avec honnêteté et justesse, et c’est souvent beau parce que la musique de Wagner est ce qu’elle est : irremplaçable et bouleversante, mais il ne la fait pas vibrer: il la fait écouter.
Je viens de vivre hier soir un concert où Daniel Barenboim dirigeait des pages symphoniques de Wagner, et il créait un monde à partir d’un accord. Janowski fait très correctement l’accord en question., mais monde et univers attendront. [wpsr_facebook]
J’ai suffisamment rendu compte de ce spectacle hors normes pour n’en pas affliger encore une description. Je renvoie donc le lecteur curieux à mes comptes rendus de 2014 et 2015.
Les conditions sont particulières cette année car la distribution a été profondément modifiée, même dans les dernières semaines : des trois Wotan prévus (Iain Paterson, John Lundgren, Thomas Johannes Mayer), il n’y en a plus que deux puisque Thomas Johannes Mayer a repris le rôle du Hollandais, et la Sieglinde prévue (Jennifer Wilson) a été écartée par le chef parce que sa voix est plutôt celle d’une Brünnhilde. Elle a été remplacée par Heidi Melton (qui sera Brünnhilde à Karlsruhe…). Pour une mise en scène aussi complexe, cela veut dire des répétitions, sans doute prévues, mais en moins grand nombre qu’en 2013 (il y a une nouvelle production, Parsifal, à assurer aussi), cela veut dire aussi une nouvelle approche musicale. Or, Marek Janowski , on le sait, n’aime pas les opéras en version scénique à cause des mises en scènes modernes et y a renoncé depuis des années. Il a accepté de diriger à Bayreuth et donc de passer sous les fourches caudines d’une production qui n’est pas de tout repos, mais il ne l’a pas vue avant la répétition générale, et dit dans une belle interview de Bernard Neuhoff sur BRKlassik qu’il a failli renoncer en voyant Rheingold. Or, ce qui faisait le caractère singulier de la production, c’était l’adéquation, la respiration commune de la scène de Frank Castorf et de la fosse de Kirill Petrenko.
Par ailleurs, est-il besoin de rappeler que le théâtre de Bayreuth a été construit et conçu pour que soient privilégiées les mises en scène et les aspects visuels (puisque la fosse est cachée) à cause du concept de Gesamtkunstwerk.
Voilà donc bien des problèmes initiaux. Je suis même étonné que la direction du Festival ait appellé un chef dont les qualités musicales ne sont pas en cause, mais qui a publiquement depuis longtemps claironné son refus des productions scéniques, qui est donc forcément refus de Bayreuth, dont l’identité est scénique et musicale, et dont l’histoire montre que c’est la scène qui a fait sa gloire.
Il y a à Bayreuth un directeur musical du nom de Christian Thielemann qui en wagnérien AOC (du moins le dit-on) a assumé cette contradiction initiale. Mystère.
Tous les chefs le disent et l’ont répété, de Boulez à Kleiber, et plus récemment Gatti : les conditions de répétition à Bayreuth sont acrobatiques et le temps à disposition est réduit, à cause d’un agenda serré, d’espaces peu nombreux pour préparer cinq à sept productions. Janowski n’a pas dû bénéficier d’un régime spécial, même s’il avait à s’habituer à une fosse qu’il ne connaissait pas et à rentrer dans la mise en scène qu’a priori il refusait. Il y a donc eu des répétitions scéniques d’un côté, musicales de l’autre, en nombre réduit, et sans qu’elles ne se croisent (Janowski a rencontré Castorf, mais ils n’ont pas travaillé ensemble). Même si sans doute il était dubitatif, Boulez a travaillé avec Schlingensief, Petrenko avec Castorf, Gatti avec Herheim. Ceux qui disent que la musique va son train et la scène le sien, et que le chef ne tient pas compte de la scène ignorent les lois du théâtre musical. Surtout à Bayreuth. Mais Bayreuth suit aussi, tout comme Salzbourg d’ailleurs, les lois d’organisation du théâtre de répertoire, sans lesquelles le Festival ne saurait fonctionner, sinon à des coûts stratosphériques. Répétitions longues pour les nouvelles productions, brèves et serrées pour les reprises, quelles qu’en soient les conditions.
S’étonnera-t-on dans ces conditions que Rheingold I (et Ring I) ait été rempli d’approximations, de décalages, d’hésitations et de problèmes de balance, essentiels dans cette fosse où le chef entend tout trop fort et doit tenir compte que ce qui est très fort en fosse arrive en salle très atténué, avec des balances instrumentales particulières et spécifiques à la fosse de Bayreuth. Le chef se familiarise donc en dirigeant, et déjà le Rheingold II sous ce rapport était beaucoup plus en place que le Rheingold I, c’était frappant.
Du point de vue scénique, le metteur en scène (ou son assistant Patric Seibert, le personnage singulier qui traverse le Ring, souffre-douleur, ours, barman) ont maintenu la mise en scène telle quelle à quelques aménagements près, malgré les changements de distribution radicaux qui ont marqué cette édition. Il en résulte évidemment des approximations, selon les personnalités des chanteurs.
Les éditions précédentes, Kirill Petrenko avait travaillé en étroite collaboration avec Frank Castorf et dirigeait en fonction de ce qu’on voyait, avec une précision diabolique. Cette année, Janowski n’ayant pas du tout travaillé avec le metteur en scène, et d’ailleurs s’y refusant, la cohésion de l’ensemble en souffre. Un seul signe le marque, l’exigence de Janowski d’avoir les chanteurs à vue, et en évitant des mouvements intempestifs de mise en scène qui nuiraient au chant. Il en résulte des modifications qui diminuent l’impact théâtral, même si on a essayé de résoudre la question en truquant un peu. Pourtant, Wagner lui-même s’insurgeait contre les chanteurs face au chef et au public et fut le premier à demander de se regarder quand ils dialoguaient, ce qui fut une révolution.
Enfin il y a de nouveaux chanteurs un peu rétifs aux personnages qu’on veut leur faire jouer : l’exemple typique est le Wotan de Iain Peterson, visiblement mal à l’aide avec le personnage de Wotan créé par (et pour) Wolfgang Koch. Il n’arrive pas à s’y plier, d’où un jeu mi-figue mi-raisin, d’où un chant un peu moins expressif, bien plus pâle que Koch, pour un personnage qui n’a pas été vraiment retravaillé en fonction de sa personnalité, plus en retrait et plus raffinée que ce que la mise en scène demande. Le résultat est immédiat : ce Wotan n’existe pratiquement pas dans Rheingold.
Si par ailleurs il y a une faiblesse continue qui ne s’est pas démentie dans cette édition de Rheingold, c’est le personnage de Loge, dans son costume rouge et avec son briquet qu’il n’arrête pas d’allumer. Créé par Norbert Ernst, voix certes petite, mais jolie personnalité scénique, avec sa perruque crépue de levantin roublard, il a été changé dès l’an dernier pour des voix plus grosses L’an dernier John Daszak (qui chante Siegfried sur d’autres scènes, c’est dire), chanteur appliqué, mais peu expressif, paraissait tout engourdi et un peu étranger dans la ville sinon dans le motel, et cette année Roberto Saccà promène son anonymat vocal et scénique dans la mise en scène. Lui non plus n’existe pas, ou peu : son chant est sans expression aucune alors que Loge doit être fortement caractérisé, sa présence à peu près transparente malgré le costume rouge marqué. Le rôle de Loge est marqué depuis 40 ans par Heinz Zednik (une voix pas si grande, mais tellement expressive, et un jeu exceptionnel) chez Chéreau, qui avait fait du Dieu du feu le pivot de sa mise en scène de Rheingold.
L’option de Castorf, heureusement, est différente : lui insiste sur le clan, et donc tout le monde est presque toujours en scène, ici ou là, sur le plateau ou sur l’immense écran vidéo qui le domine, chacun niché dans les recoins du décor extraordinaire d’Aleksandar Denić, y compris les filles du Rhin, qui ne quittent la scène en volant la Mercedes de Wotan qu’au moment de la descente au Nibelheim. C’est la petite bande de Wotan, la famille Ewing de Dallas avec ses petites et grandes turpitudes et donc les personnalités individuelles sont moins importantes, peuvent être moins marquées sans que la cohérence de l’ensemble en souffre trop. Ce qui compte c’est la bande et non les individus. Seuls se sauvent d’un certain anonymat Donner et Froh, Dupond et Dupont, l’un en noir l’autre en blanc, caricatures de cowboys de cirque, ou de comics, où les années précédentes Lothar Odinius en Froh faisait une merveilleuse caricature de Michael Douglas, que le jeune Tansel Akzeybek peut difficilement reprendre, malgré une jolie voix, tandis que Donner est de nouveau (il l’était en 2014) l’excellent Markus Eiche.
L’Alberich d’Albert Dohmen peut difficilement cacher qu’il fut Wotan, port altier à la Jacques Chirac qu’il rappelle, il n’a rien du nain Alberich, ce qui n’est pas pour déplaire à Castorf qui détourne sans cesse ironiquement la tradition. Oleg Bryjak en 2014[1] était un pendant de Wotan, un Wotan qui n’avait pas trop réussi, un peu balourd, un peu vulgaire : il se permettait tout en scène ! Dohmen ne veut pas de ce personnage, il a refusé et de se plonger dans la piscine et de se couvrir de moutarde au moment où il renonce à l’amour, comme un être-corps repoussoir et dégoûtant. Dohmen est l’anti-Wotan des autres épisodes, brutalité oui, mangeur goulu de saucisses moutardées oui, mais pas au-delà. Pas plus qu’un grand dadais victime et des filles du Rhin qui le raillent, avec son jouet-canard en plastique jaune, et de Wotan qui le tient prisonnier dans une scène qui est à mon avis l’une des plus complexes de tout le Ring et qui donne quelques clefs du travail polymorphe de Castorf.
On comprend que la mise en scène n’est ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, et on saisit à cette occasion la singularité et de Bayreuth et de ce travail. Bayreuth, c’est depuis 1951 d’abord les mises en scène, et c’est d’ailleurs largement à l’inspiration de Bayreuth que la mise en scène de théâtre a été inventée et ce bien avant Wieland. D’où son importance ici, d’où aussi tous les regards qui se tournent vers Bayreuth à chaque nouvelle production. Je l’ai écrit et réécrit, les aspects musicaux ne sont pas secondaires, mais souvent liés aux aspects scéniques : il n’y aurait pas eu ce Boulez-là sans ce Chéreau-là. Il n’y a pas eu ce Petrenko-là sans ce Castorf-là, la meilleure preuve en est qu’à Munich, Kirill Petrenko ne dirige pas le Ring de la même manière (avec en plus une acoustique et un orchestre différents !). Il faut donc essayer de juger d’une direction musicale qui va son chemin, et d’un plateau qui va le sien. Vaste contradiction sur la scène de la Gesamtkunstwerk qui n’a plus grand chose de « gesamt ».
Ce qui frappe avec le travail de Castorf, et même les détracteurs sont contraints de le reconnaître, c’est sa virtuosité. C’est l’art de remplir la scène de mille petits détails, de mille petites scènes, qui en soi n’ont pas d’importance dans l’action, mais qui ont du sens dans un projet global où chaque détail fait sens : de l’affiche de cinéma proposant un film de série Z, à l’écran de TV que les filles du Rhin regardent un peu affolées.
Arrêtons-nous sur les filles du Rhin pour essayer de montrer par un exemple comment fonctionne la mise en scène et surtout comment le spectateur peut remonter aux intentions du metteur en scène.
Dans la plupart des productions, les filles du Rhin disparaissent dès le vol de l’Or pour ne réapparaître qu’à l’acte III de Götterdämmerung. Le rideau s’ouvre sur ces ondines espiègles nageant dans une eau cristalline, sorte de brève image de paradis terrestre très vite interrompue par l’arrivée d’Alberich, qui, par sa laideur et son désir bestial, annonce déjà la chute. Chez Castorf, elles appartiennent déjà au petit monde du Motel, dont elles partagent les espaces : insouciantes, elle se la coulent douce comme des starlettes, barbecue, piscine, bronzage. Rien de contradictoire avec le sens de l’histoire, y compris quand elles lutinent Alberich : Chéreau le faisait déjà (avec à l’époque quelques hurlements dans la salle). Mais chez Castorf, une fois le vol accompli (peu spectaculaire : l’or n’intéresse pas cette mise en scène), on les voit arriver en Mercedes décapotable conduite par un chauffeur et téléphoner à Wotan. On pense qu’elles vont lui annoncer le vol de l’Or (dûment attesté par les photos prises par le barman), mais en réalité on devine qu’elles lui disent « mission accomplie » puisque Wotan a envoyé sa Mercedes les chercher.
Mais on ne « percute » pas immédiatement. En effet, pendant que les Dieux se démènent pour sauver Freia, les Filles du Rhin vont errer un peu dans le motel, et se retrouver dans la chambre de Wotan, se faire monter des cocktails par un barman qui aimerait bien s’amuser un peu avec elles, et regarder la télévision. Dès qu’elles regardent la TV, avec son cortège d’explosions atomiques et de destructions guerrières (juste au moment où Wotan décide de descendre au Nibelheim chercher l’Or), elles décident de quitter la place dare-dare, fouillent dans la table de nuit, prennent un peu d’argent et surtout, les clefs de la Mercedes (on a donc la confirmation que c’est bien celle de Wotan) pour partir au nez et à la barbe du chauffeur qui buvait un coup au bar…Le spectateur reconstitue donc l’histoire et en arrive forcément à la conclusion que c’est Wotan, qui dès le début, a tout manigancé, qu’il est le big-brother de l’affaire et que toute l’histoire du Ring, y compris le vol de l’Or, est imaginée par lui pour manœuvrer chacun à son niveau. D’ailleurs, Wotan va manœuvrer Mime dans Siegfried à l’acte I, attirant son attention sur Siegfried et Notung, puis Alberich à l’acte II devant le dragon, et bien sûr, dans la scène du Nibelheim de Rheingold dont j’ai plus haut signalé la complexité.
Il faut toujours avoir en tête la relation double que Castorf veut instituer dans ce Ring, d’une part, il veut montrer que la question de l’Or et du pouvoir a été évacuée dans les 150 dernières années par celle de l’Or noir et du pouvoir : c’est cette histoire qu’il veut raconter à travers ce Ring. Mais il a aussi un livret, des légendes, des emblèmes à « placer », Tarnhelm, anneau, Notung, oiseau, Dragon sont autant de signes que le spectateur attend : il va les lui servir, mais de manière détournée, et souvent ironique. Ainsi la scène du Nibelheim s’ouvre par l’arrivée, déjà prisonniers, d’Alberich et Mime, attachés à un poteau et la tête couverte d’un casque de papier comme on dissimulait les futurs suppliciés au moyen-âge. Tarnhelm et Anneau sont mis dans la caisse du bar.
Tout est donc « plié ». Mais cette scène, l’une des plus spectaculaires du Rheingold avec les transformations d’Alberich en dragon puis en crapeau, est attendue par le spectateur. Castorf va donc la lui resservir, en gérant le dialogue de manière originale : Wotan et Alberich se reconnaissent évidemment comme les deux faces d’une même médaille, et tout ce petit monde est aussi minable d’un côté comme de l’autre. Sous l’œil d’une caméra bien visible sur son rail de travelling, on va donc retourner la scène : la deuxième partie de la scène est donc, littéralement, un tournage « pour la postérité », de la défaite d’Alberich, qui a été rechercher Tarnhelm et anneau dans le tiroir-caisse, avec dragon (un serpent), et crapeau autour des lingots d’or que Mime a ramenés vers la caravane qu’on découvre, avec des barreaux de prison, et un intérieur aménagé en cellule…(c’est bien ce que sont Mime et Alberich, des prisonniers).
La scène suivante montre les servants, sorte de Chippendales ayant servi à ramener l’Or, probablement sous les ordres de Mime abaissant joyeusement le drapeau des Confédérés pour hisser le Rainbow Flag, pris en son sens propre (allusion à la probable homosexualité de Mime et à sa future relation trouble à Siegfried). Pendant les démêlés d’Alberich avec Wotan, sur les fameux fauteuils de camping qui aboutissent à la perte du Tarnhelm et de l’anneau, Mime fuit, non sans avoir enduit la caravane de colle à affiches…allusion à ses penchants révolutionnaires et intellectuels qu’on verra dans Siegfried.
On le voit, plusieurs niveaux de lecture, et jamais linéaires : il serait erroné de penser que tout cela suit un ordre chronologique, ou que l’espace est unique. L’espace est apparemment unique, mais les scènes sont multiples, son utilisation, sa manière d’être géré sont très variées. Il suffit d’observer les variations des éclairages, dans une même scène, pour en saisir la polymorphie.
Pour comprendre comment fonctionne cette mise en scène, il faut évidemment avoir en tête les épisodes qui vont suivre, et ce que vont faire les personnages dans les trois journées.
Dans son Rheingold, Castorf pose les personnages et leurs perspectives d’avenir :
Wotan manipulateur sous ses aspects de petit malfrat : c’est une couverture.
Mime futur révolutionnaire, qui fuit rapidement son frère malfaisant.
Alberich plutôt grand méchant mou, même s’il a renoncé à l’amour
Fasolt l’amoureux tué par Fafner : il ne fait pas bon aimer dans le monde des hommes (c’est l’une des lois du Ring et de sa malédiction : si tu aimes tu es mort).
Erda, ex-relation de Wotan, ces deux-là ont le désir dans le sang. Elle l’a dans la peau, il l’a dans la peau : elle ne lui refuse rien, ni les gâteries, ni les prédictions et dans Rheingold, et dans Siegfried. Et c’est en plus la mère de Brünnhilde.
Freia, Donner et Froh sont les utilités, des figurants d’ambiance : cowboys de comics pour les uns, et vêtement de Lumière (clignotant) pour l’autre, comme dans les revues, même si Freia (sans doute par son nom) arbore en deuxième partie un costume en latex aux couleurs de l’anarchie (noir et rouge), d’utilité chez les Dieux, elle est devenue sujet chez les géants…
Fricka (Sarah Connolly) enfin, avec son côté Claude Gensac des films de De Funès, laisse son mari jouer avec les dames, et a un rôle plus effacé dans Rheingold que dans d’autres mises en scène (Chéreau !) : n’importe, il ne perd rien pour attendre…
Les filles du Rhin ont fui, parce qu’elles ont deviné les catastrophes qui vont suivre et ne veulent pas y être mêlées.
Comme on le voit, Castorf n’a rien d’un provocateur (le qualificatif dont on l’affuble quand on ne comprend pas son travail), tout cela est d’une rigueur et d’une richesse difficilement réfutables.
C’est pourquoi il est d’autant plus dommage que Marek Janowski n’ait pas joué le jeu du théâtre.
L’équipe réunie est scindée en deux catégories : ceux qui connaissent le travail de Castorf et ont beaucoup répété avec Petrenko et lui (Nadine Weissmann, Günther Groissböck , Markus Eiche et même Albert Dohmen) et tous les autres qui sont des nouveaux venus, qui n’ont pas travaillé musicalement avec Petrenko et ne sont pas rentrés dans la logique scène-fosse de la production.
Nadine Weissmann est Erda ; chacune de ses apparitions dans ce Ring provoque un grand enthousiasme du public, tant elle s’est emparée du personnage voulu par Castorf de femme sensuelle, puissante et autoritaire, et en même temps désirante, ici dans son manteau de fourrure blanche et dans sa robe en lamé, telle la vedette qu’on attend (on ne répètera jamais assez non plus de quelle qualité sont les costumes d’ Adriana Braga-Peretzki). Une séductrice, là où dans toutes les mises en scène, on a un fantôme (même chez Chéreau).
Erda, c’est habituellement le fantôme chantant, fixe, raide, débitant ses prédictions comme une Pythie proche de la retraite.
Castorf en fait un vrai personnage : il pose Erda dans la nature de ses relations à Wotan et dans leur histoire commune. Il est fidèle aux légendes du Ring, il est fidèle à l’esprit égrillard qui règne chez les Dieux entre dieux et déesses (n’oublions pas la loi du genre, qui est la loi du désir : chez les dieux on n’aime pas, on baise…). Il fait enfin de ce personnage un être de chair : et il a trouvé en Nadine Weissmann une interprète exceptionnelle et singulière, d’une présence scénique incroyable: elle apparaît et on n’a d’yeux que pour elle, grâce aussi, il faut bien le dire, aux vidéos qui renforcent la fascination qu’elle exerce. La voix est aussi fascinante, large de spectre, mais aussi insinuante et expressive : Nadine Weissmann chante le texte, elle chante les mots, et elle sait les chanter avec cette finesse qui marque l’esprit. Pas besoin alors de notes stratosphériquement basses ou hautes, il suffit d’un phrasé impeccable et d’une projection soignée et tout est dit. J’ai une grande admiration et estime pour cette chanteuse qui chante simplement mais magnifiquement juste. Voilà un exemple de ce qu’apporte une mise en scène : sans Castorf, qui aurait pu deviner ce potentiel scénique chez Nadine Weissmann ? Une Erda fantôme lui aurait-elle permis un tel triomphe à chacune de ses apparitions ? En applaudissant Nadine Weissmann, les spectateurs, même les plus rétifs, applaudissent Castorf à leur corps défendant. C’est cela Bayreuth.
Markus Eiche est Donner, il est ce cow-boy écervelé des comics. Eiche a la voix, la puissance, l’élégance, le sens du texte et de l’expression (on se souvient de son fabuleux Beckmesser à Munich), c’est un chanteur de grand niveau. Mais c’est aussi un artiste qui habite avec efficience les rôles qu’il chante, se prêtant aux exigences de mise en scène sans barguigner. C’est dans Götterdämmerung un Gunther exceptionnel. Donner est un peu sous-calibré pour lui, mais il en fait un personnage très présent et vif. Avec Lothar Odinius dans Froh, il formait un couple désopilant à la Tarantino.
Tansel Akzeybek est un excellent chanteur qui serait sans doute plus efficace dans Loge que Roberto Saccà…même si la voix est moins grande, elle est tellement bien émise et projetée qu’il y réussirait et puis il a cette émission particulière des vrais ténors de caractère. Dans Froh, il a donc la voix, mais n’a pas la sveltesse d’Odinius en scène ; il gère le rôle avec engagement néanmoins : notamment lorsqu’il imite Donner avec son marteau sur le toit : vus par Castorf comme les deux faces diurne et nocturne d’un même acabit, ils sont une sorte de couple apax, qu’on ne verra qu’une fois, et qui sont les faux durs de la situation, brandissant maladroitement un pistolet sous le nez des géants qui se rient de leurs menaces. Ce sont des images de ces dieux qui profitent de Wotan, mais qui ne servent pas à grand-chose, sauf quand tout est accompli et qu’ils volent au secours de la victoire (Donner) comme les mouches du coche.
Albert Dohmen, c’est Wotan à la retraite reconverti en Alberich. Il garde dans son chant l’élégance particulière du Dieu, et puis il en a l’allure et le reste de séduction. A l’opposé de son malheureux prédécesseur Oleg Bryjak, plus enraciné dans le « populaire » que l’aristocratique : Dohmen incarne un personnage qui fut grand et vaguement déchu, comme si c’était un ex-Wotan qui cherchait à reconquérir un pouvoir qu’il avait déjà eu. Bien sûr je fantasme parce que j’ai vu Dohmen en Wotan sur cette même scène, mais je lis dans sa volonté de ne pas trop en faire dans la mise en scène cette distinction perdue, qu’on va quand même retrouver dans Siegfried où son opposition fraternelle avec Wotan à l’acte II fera merveille. La voix a des lueurs, et quelques trous : il y a des moments d’une très grande présence, particulièrement soignés, d’autres sont plus opaques, mais c’est un bel Alberich.
Bien sûr, et c’est l’ancien combattant qui parle, l’Alberich idéal de Castorf a existé, c’était l’Alberich de Chéreau de 1976, 1977, 1978 irremplaçable et pas remplacé depuis, par aucun chanteur, car il mort prématurément en 1979, il s’appelait Zoltan Kélémen, il m’a marqué à vie, il ne m’a pas quitté depuis. Un apax, lui aussi.
Andreas Conrad promène son Mime un peu partout : véritable ténor de caractère, il a la voix idéale pour le rôle, qu’il va évidemment développer dans Siegfried. Habituellement c’est le même artiste qui gère les deux Mime, mais les deux parties sont très différentes (voilà pourquoi Chéreau avait Helmut Pampuch en Mime-Rheingold et Heinz Zednik en Mime-Siegfried). Le Mime de Rheingold est secondaire. Castorf en fait une sorte de clown souffre-douleur, dans son habit de paillettes (l’or…) ses cheveux en désordre, comme s’il avait subi une explosion, et visage noirci par le carbone : son travail, c’est de forger l’or, il ne quitte pas le feu… Déjà il se pose en personnage non protagoniste. Il gagne en importance à mesure qu’Alberich s’enferre auprès de Wotan, il en profite pour gérer ses affaires et son petit groupe de chippendales-esclaves, puis par fuir sous nos yeux, alors que dans les productions habituelles Mime « disparaît » quand il n’est plus nécessaire. Andreas Conrad est vraiment le personnage très juste qu’il interprétait déjà l’an dernier.
Du côté féminin, c’est un peu plus pâle. Nous avons évoqué de prime abord Erda, à mon avis le personnage le mieux sculpté de tous les rôles féminins. Fricka est Sarah Connolly.
Inutile de présenter une chanteuse qui a fait sa gloire d’interprétations baroques de très haut niveau. On l’a vue en pâle Brangäne à Baden-Baden. La Fricka de Rheingold est sans doute vocalement un peu plus plate que celle de Die Walküre, qui a une scène mais quelle scène ! Les grandes Fricka dans Rheingold sont rares, ce sont celles qui jouent le dialogue expressif, la ciselure du mot, c’est Elisabeth Kulman aujourd’hui, Hanna Schwarz hier. Dans mon coffre aux souvenirs de mélomane, j’ai ces deux-là. Il faut maîtriser l’allemand au plus haut point, savoir dialoguer et donner du poids à chaque parole pour s’emparer de la Fricka de Rheingold. Sarah Connolly est ici une chanteuse appliquée, un personnage assez bien dessiné en scène (je l’ai plus haut comparée à la Claude Gensac des films de De Funès), mais qui ne marque pas par son chant, ni par une diction correcte, sans couleur et avec une expressivité assez plate. Une Fricka sans relief. Bien sûr, la mise en scène ne la valorise pas (c’est un caractère de ce Rheingold de ne pas s’attacher tant à des rôles qu’à un groupe), mais l’ensemble reste d’une fadeur notable.
Freia est Caroline Wenborne, poupée lumineuse (elle clignote quand les géants l’enlèvent) puis boule de latex noire et rouge quand elle est passée par les mains des géants. J’ai souvent parlé de la vocalité de Freia et de celle qui m’a marqué, l’Helga Dernesch de Paris en 1976, qui faisait et Freia, et Sieglinde. Car dans toute Freia sommeille vocalement une Sieglinde (les femmes instrumentalisées…) : Caroline Wenborne a un joli grain de voix, mais pas la présence vocale qui imposerait Freia comme « rôle ». Elle ne rend pas vocalement la tension nécessaire pour le caractériser et donc est définitivement un personnage secondaire. Donnez Freia à Anja Kampe, et vous comprendrez…
Les filles du Rhin, Stephanie Houtzeel, Alexandra Steiner et Wiebke Lehmkuhl sont particulièrement bien distribuées : les trois voix se conjuguent idéalement et même si elles n’ont pas toutes le physique de starlette (ou de sirène, comme celle qui est alanguie au bord de la piscine quand Mime passe chercher les lingots), mais jouent merveilleusement le jeu de la mise en scène, et constituent un beau moment vocal.
Les géants, Karl-Heinz Lehner (Fafner) et Günther Groissbock (Fasolt), ne sont pas des géants sur échasses comme dans la plupart des mises en scène, il sont des « idées de géant », en fait des travailleurs de force, caricaturaux (tatouages, barbe ou rouflaquettes, bleu de travail), les exploités dont la classe dominante se méfie ou se moque. Lehner est un Fafner intéressant (avec cependant quelques petits problèmes de registre central), mais dans Rheingold, le rôle, c’est Fasolt, force et tendresse, cœur d’amour dans corps de brute.
Comme en 2013 à la création, c’est Günther Groissböck qui l’incarne. Phénoménal chanteur, qui réussit à rendre le personnage à la fois brutal et tendre, et à gérer le texte d’une manière extraordinairement raffinée, où il ne manque aucune inflexion, avec un souci inouï de la couleur. Ce n’est pas la première fois que je l’entends dans Fasolt, mais c’est sans doute dans ces deux dernières représentations où il m’a le plus impressionné. Enfin, la voix a une étendue et un volume tels qu’il impose sa présence dès qu’il ouvre la bouche. Il obtient un triomphe mémorable et mérité. Avec Erda, ce sont les deux vrais « interprètes » définitifs du plateau.
On ne répètera jamais assez que ce Rheingold de Castorf est le tableau d’un clan, avec ses personnages grands et petits, mais où tous concourent à la photo de groupe. Ainsi, Loge a un rôle relativement plus effacé que dans d’autres mises en scène. Il promène son costume rouge couleur de feu, avec son briquet aux grandes flammes, mais n’est pas vraiment protagoniste comme ailleurs.
Et heureusement, parce Roberto Saccà ne fait strictement rien du rôle : ni par l’expressivité, ni par le jeu. On connaît le chanteur, pas très inventif ; et la voix, pas exceptionnelle. Il est dans ce Rheingold ce qu’il est dans les autres rôles (on se souvient de son Walther inexistant à Salzbourg avec Gatti et Herheim). J’avoue ne pas comprendre les intentions de la direction artistique. Après le départ de Norbert Ernst (Loge en 2013 et 2014) on a cherché d’abord un chanteur doué d’une voix plus puissante. Daszak fut un échec et Saccà en est un. Loge n’a pas besoin d’être un chanteur à voix, mais d’abord un chanteur à texte, lui aussi, qui sache colorer (et pas infliger ce chant gris sans chaleur ni engagement !) qui sache varier le ton, qui sache insinuer. Dans une salle comme Bayreuth, les voix même plus petites passent. Il faut en profiter.
Il faut de l’étrangeté dans la voix de Loge, on va tomber des nues en me lisant mais je pense que Klaus-Florian Vogt pourrait faire un Loge intéressant, à contre-emploi, un Loge séduisant et étrange, qu’il a déjà chanté il y a une dizaine d’années à Liège je crois. Mais pas Saccà, lisse comme la glace, sans aucun feu, ce qui pour Loge est gênant.
Enfin Wotan.
Wolfgang Koch, regrets éternels. Bien sûr, il ne faut pas remuer trop les souvenirs, mais Koch est lié de manière indissoluble à cette production, en particulier à Rheingold, parce qu’il a travaillé la dentelle du texte et avec Castorf et avec Petrenko avec lequel il entretient une relation artistique particulière (voir Die Frau ohne Schatten et surtout Die Meistersinger von Nürnberg). Koch est un chanteur à texte, un chanteur de texte, d’une très grande intelligence et d’une très grande disponibilité.
Il n’est plus là et il faut être disponible pour les artistes qui relèvent le défi. Dans cette version 2016, il y a deux Wotan, John Lundgren pour Walküre et Siegfried et Iain Paterson pour Rheingold.
J’aime beaucoup Iain Paterson, un chanteur raffiné, bon diseur, qui fait par ailleurs un Kurwenal de grande qualité dans le Tristan und Isolde de Katharina Wagner et Christian Thielemann. Mais Kurwenal n’est pas Wotan.
Dans Wotan, je le sens gêné par ce que lui demande la mise en scène, il n’est pas le personnage voulu par Castorf, il n’a pas la vulgarité affichée du maquereau que Koch avait. Sans doute eût-il fallu adapter la mise en scène à Paterson de manière beaucoup plus importante. Ici, c’est le Wotan de Koch sans Koch : Paterson fait ce qu’il peut, mais il n’a pas la personnalité pour et je crois sentir qu’il n’aime pas trop ce qu’on lui fait faire. Il en résulte un Wotan plus pâle, plus transparent, qui peut aussi être un profil possible : ce serait un Wotan « en filigrane », un faux fade, un vrai chef. Mais il n’arrive pas à rendre la complexité et la duplicité du personnage. Il n’arrive pas à dire le texte avec la fluidité et le ton voulus, il n’arrive pas à entrer dans le style de « Komödie für Musik » que Castorf veut pour certaines scènes, avec la dynamique de la comédie dans les dialogues et les conversations. Et dans les deux représentations, j’ai eu la même impression d’une difficulté à rentrer dans le rôle et dans la logique du plateau.
Marek Janowski prenait donc la succession de Kirill Petrenko dont la direction musicale en 2013 et les deux années suivantes fut comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, tant elle frappa par sa nouveauté et son audace. Jouant le jeu de la Gesamtkunstwerk, privilégiant le théâtre et l’expression aux effets musicaux attendus, Petrenko a pris à revers tous ceux qui attendaient un magasin d’exposition de la doxa wagnérienne.
Comme je l’ai écrit plus haut, personne ne conteste la compétence wagnérienne de Janowski, ni son expérience en la matière. : il a quand même enregistré deux Ring qui ne sont pas les plus mauvais.
Ce qui est étrange, c’est de confier à un chef qui refuse le théâtre d’aujourd’hui sur les scènes d’opéra la succession d’un chef qui au contraire l’a fait sien, c’est de confronter le chef qui refuse le théâtre à une production qui est l’emblème du Regietheater : Ying et Yang dans une même barque…
Bayreuth fait des miracles, et on comprend que ce chef, qui a dédié bonne part de son activité à Wagner puisse à 77 ans vouloir « couronner » sa carrière de wagnérien dans un Ring à Bayreuth.
Dans Rheingold, manifestement la première représentation n’avait pas les boulons bien serrés, il y a eu de nombreux décalages, des problèmes de balance des volumes aussi, et des petites scories techniques qui montraient que l’on n’avait pas eu le temps suffisant pour tout caler. Il y a toujours entre chef et metteur en scène des problèmes de tempo à régler, qui ne l’ont pas été, laissant les chanteurs un peu dans l’errance et un peu victimes de cette préparation partielle. Déjà le Rheingold 2 sous ce rapport a été bien plus au point, et l’on peut supposer que Rheingold 3 sera parfaitement calé.
Janowski propose pour cette mise en scène hors norme un Wagner totalement dans la norme, un Wagner musicalement attendu, dans la tradition, avec des moments splendides et des sonorités somptueuses (plus marquées encore dans le Ring 2) qui enthousiasment ceux qui attendent de Bayreuth ce Wagner-là. Il ne faut pas croire qu’il s’agisse d’une interprétation complaisante, où l’on s’attarderait sur le beau son ou sur telle phrase séraphique : non, c’est un travail qui a sa dramaturgie, qui a sa vision, qui a sa cohérence, mais indépendamment du propos du plateau. Chacun vit plus ou moins sa vie. Soyons honnêtes en disant que cela marche quelquefois, mais pas toujours. Il manque cependant à la fosse une transparence des pupitres, certains sons restent étouffés, toute la partition n’est pas mise en valeur : pas de moment où dire « j’ai découvert des phrases que je n’avais jamais remarquées », mais bien des moments où dire « c’est bien beau tout ça ».
Marek Janowski n’est pas un inventeur, ne prend pas de risque musical, mais c’est un très bon chef, très sûr, très scrupuleux, qui fait un travail qui honore la fosse de Bayreuth, et qui est loin de déparer, même si ce n’est pas le chef pour cette production-là. En ce sens et au vu des derniers développements des aventures musicales de Bayreuth, il eût peut-être mieux convenu à Parsifal et Hartmut Haenchen au Ring, vu la disponibilité de ce dernier pour des mises en scènes plus aventureuses (Warlikowski…). Tout en réaffirmant mon admiration éperdue pour le travail unique de Kirill Petrenko sur cette production, Il reste que l’auditeur de Bayreuth n’est pas volé par la présence de Marek Janowski dans la fosse : on peut attendre évidemment autre chose et une autre vision, mais ce qu’on entend est à la hauteur et au niveau du festival de Bayreuth.[wpsr_facebook]
[1] Disparu dans la catastrophe de l’Airbus de Germanwings dans les Alpes
Une production nouvelle de Parsifal est toujours attendue à Bayreuth. La seule œuvre écrite expressément en fonction de la fosse, la dernière œuvre de Wagner, et cette histoire de Graal qui renvoie au monde religieux, fait que certains spectateurs se croient à la messe ou dans un quelconque rituel célébratif et noble, qu’il convient d’honorer d’un comportement respectueux. D’ailleurs, la tradition y pousse puisque « la fin recueillie du premier acte exclut toute manifestation bruyante et donc les applaudissements ». C’était traditionnel à Bayreuth, même si la volonté de Wagner n’est pas si claire. Ça ne l’est plus. Au deuxième Parsifal le 2 août, et au troisième le 6 août, de longs applaudissements ont salué le premier acte qui a fait dire à mon voisin « On n’est pas à un concert Pop quand même ! ». Le public change, moins wagnérien sans doute et plus profane. On entend souvent au self, une heure avant la représentation, des spectateurs qui se lisent l’histoire de Tristan ou de Parsifal; et ça c’est assez récent. Bayreuth n’est sans doute plus seulement le pèlerinage d’une vie de wagnérien, mais devient un des lieux où il faut passer : un autre des lieux de consommation du tourisme musical. C’était assez minoritaire ici, ça l’est moins. Et ce public moins informé est persuadé que ce qu’il voit à Bayreuth est le mieux du mieux wagnérien. Il est donc prêt à faire des triomphes à peu de frais. On sait que ce n’est pas toujours le cas ; on sait même que ça l’est rarement. Ce n’est pas sans conséquence sans doute sur les futurs choix artistiques.
Voilà un Parsifal initialement prévu avec le couple Jonathan Meese/Andris Nelsons. Au terme du voyage, c’est un Parsifal avec le couple Uwe Eric Laufenberg/Hartmut Haenchen. Meese a été écarté au prétexte qu’il coûtait trop cher, mais sans doute parce que le projet ne plaisait pas : Jonathan Meese est l’un de ces artistes clivants qui aurait probablement occasionné une bronca qu’on a estimé peu souhaitable, sans compter la presse à l’affût du moindre hoquet de Bayreuth.
Andris Nelsons est parti trois semaines avant la première pour des raisons mal éclaircies, mais où rentre l’ambiance difficile de Bayreuth ces temps-ci dont toute la presse allemande parle. Hartmut Haenchen le remplace, originaire de Dresde où il a étudié, qui a aussi travaillé auprès de Karajan, Boulez, Mravinskij et Arvīds Jansons, le père de Mariss. Il commença sa carrière en DDR, à Halle, Berlin, Schwerin pour devenir un directeur musical à succès à Amsterdam où il dirigea un Ring dont on parla beaucoup et qui existe en CD. Il a dirigé souvent Parsifal (dont à Paris), c’était un chef très aimé de Gérard Mortier, qui l’a fait diriger à Paris, à Madrid, à Bruxelles. On le verra à Lyon la saison prochaine pour Elektra et Tristan. Un coup d’œil à son agenda depuis 2012 montre clairement qu’il dirige partout en Europe, Espagne, France, Pays Bas, Danemark, Grande Bretagne, Italie, mais pas en Allemagne où il semble avoir été découvert par le grand public à l’occasion du remplacement d’Andris Nelsons à Bayreuth ! Il est vrai que c’est un homme discret, loin des feux médiatiques, mais qui fait un travail approfondi, sécurité pour un orchestre. Faire appel à lui qui connaît et Parsifal et la fosse de Bayreuth où il fut assistant était une excellente idée et une garantie vu les circonstances et l’urgence.
J’ai eu la chance d’assister à deux représentations, le 2 août avec Klaus Florian Vogt, le 6 août avec Andreas Schager, je vais essayer d’en rendre compte.
L’appel à Uwe Eric Laufenberg est aussi explicable : voilà un metteur en scène (et directeur du théâtre de Wiesbaden) qui ne fait pas trop de vagues, « moderne » mais pas Regietheater: un peu le profil de Bechtolf pour Salzbourg, c’est à dire sans trop d’idées qui pourraient effaroucher et donc habituellement d’une fadeur consensuelle. Il reste que ses dernières productions (l’Elektra de Vienne notamment) n’ont pas vraiment convaincu.
De fait son travail sur Parsifal est loin d’emporter l’adhésion, et ce pour plusieurs raisons:
D’abord, c’est un travail qui profite de manière un peu abusive de l’actualité (Daech, l’Islam…) suffisamment pour faire parler avant la Première et faire filtrer des bruits alarmants, qui justifient, croit-on, l’imposant dispositif de sécurité mis en place sur la colline verte. Le résultat est pire que piètre, il est inutile. Faire un deuxième acte au harem, avec tous les poncifs occidentaux sur l’orient, faire mettre un voile islamique aux filles-fleurs, pour les transformer bientôt en danseuses du ventre, c’est du pipeau et ça ne va pas bien loin
Ensuite, la thèse défendue est d’une affligeante banalité. Déjà les nazis reprochaient à Parsifal son message pacifiste et universaliste. Le réaffirmer est juste mais pas neuf, d’autant plus que d’autres metteurs en scène, à Bayreuth même, ont affiché ou défendu des idées voisines, à commencer par Götz Friedrich en 1982 (avec la grande Rysanek puis la toute jeune Waltraud Meier), qui faisait de Parsifal celui qui faisait tomber les murs et qui ouvrait au peuple le plus diversifié, ce que fait présentement Laufenberg, et puis Schlingensief qui mettait dans le chœur des chevaliers du Graal tout ce que compte la société en matière de religion, de corps social, de corporations, de soldatesque, de personnages historiques (Napoléon !), on y voyait toutes les religions, et pas seulement les trois religions du Livre, comme chez Laufenberg. Enfin, Herheim, dans la production précédente, sans doute le plus gros succès des dix dernières années.
Il n’a donc rien inventé. Habiller des idées d’autrui des remugles de l’actualité (voir plus haut) pour faire moderne, c’est médiocre pour ne pas dire plus.
Enfin, le sang qu’on boit à la blessure d’Amfortas était une des idées de Dmitri Tcherniakov à Berlin récemment (2015 et 2016), même si ici il y en a un peu plus, et même s’il coule ensuite au robinet où défilent les chevaliers (ici les moines), à moins qu’il ne s’agisse de vin, puisque l’idée du sang transformé en vin (ou l’inverse) semble le préoccuper quand on lit son interview dans le programme de salle. Mais la question du sang c’était aussi une des idées-force de Schligensief : la cérémonie du Graal étant une sorte de cérémonie Vaudou où l’on plongeait les mains dans un giron sanglant et où chaque participant imposait la marque sanglante de sa main sur la tunique du précédent ou du suivant.
Donc, pour ma part, much ado about nothing…mais ce nothing, il faut quand même l’expliquer au lecteur. Parsifal version Laufenberg se passe dans une communauté monastique isolée dans une région de conflits (un peu comme la communauté de Tibérine), au nord de l’Irak. Le rideau se lève sur une nef d’église byzantine (décor de Gisbert Jäkel), avec un personnage assis en hauteur dans l’ombre près de la coupole, derrière un grillage ; en arrière-plan, des fonts baptismaux. La nef est remplie de réfugiés qui y ont trouvé abri et que les moines réveillent pendant l’ouverture (ballet de lits pliants). Les réfugiés à peine sortis, entrent des soldats, arme au poing, inspectant les lieux, ils passent, comme ils passeront chez Klingsor au deuxième acte. Gurnemanz est assez jeune, une sorte de moine hôtelier. On porte alors une croix recouverte d’un linceul, on enlève le linceul on détache de la croix le Christ (nu, sorte de poupée de celluloïde), qu’on enveloppe dans le linceul, on le sort de la salle et on laisse la croix, seule, en place… La première scène se passe comme d’habitude, dans des productions plus conformistes ou moins prétentieuses ; l’arrivée de Kundry (voilée ! à moins que ce ne soit pour se protéger du vent du désert) laisse voir que le jeu proposé par Laufenberg est plutôt actualisé, dans les comportements, dans la manière de se tenir, de se déplacer, d’échanger entre les personnages : il y a moins d’attitudes compassées, plus de comportements prosaïques mais cela revient grosso modo au même…
Puis Parsifal arrive, jeune homme moderne, pull ouvert, jean noir (costumes très actuels de Jessica Karge)…muni quand même d’une arbalète. On apporte le cygne percé d’une flèche, pour faire bonne mesure. Au moment de son entrée, un enfant surgit, sosie du petit Aylan et s’écroule au moment où le cygne est atteint, Kundry le recueille et le transporte…L’enfant c’est la mort de l’innocence, victime de conflits plus grands. Émouvant certes, mais son utilisation ici m’est suspecte.
Parsifal sauvageon comprend ce qui se passe sans comprendre, selon la tradition; il essaie d’étrangler Kundry, comme de juste, et écoute Gurnemanz lui annoncer la cérémonie du Graal « Zum Raum wird hier die Zeit », et commence alors la « Verwandlungsmusik » qui est illustrée en substituant la traditionnelle « Verwandlung » du décor par une vidéo cosmique de Gérard Naziri, Raum und Zeit ensemble, partant de ce minuscule point qu’est l’église, sise quelque part non loin du Tigre, pour arriver au-delà du système solaire aux confins de l’Univers et revenir dans la salle où le fond de scène est dissimulé par une bâche de plastique translucide. Au centre il y a maintenant un podium (les fonts baptismaux de la première partie recouverts) et autour duquel les moines se réunissent et s’assoient. Manque de chance, pas assez de chaises, et certains en apportent ou vont en chercher …
La cérémonie du Graal se déroule…on pense que le personnage assis en haut du décor est Titurel. Eh bien non ! Titurel apparaît derrière le plastique translucide et entre dans la salle pour stimuler Amfortas qui n’en peut déjà plus. Quant à Parsifal, il est assis sur une chaise (on lui en a trouvée) et observe, se lève, s’accroupit…se rasseoit.
Amfortas chante sa douleur, affublé d’une couronne d’épines (vous comprenez sûrement maintenant pourquoi on a enlevé le corps du Christ de la croix…) mais on lui ôte sa tunique, le voilà presque nu, en martyr (ce qu’il n’est pas), on le scarifie en rouvrant sa blessure et il pisse littéralement le sang, on approche la coupe et on la remplit du sang qui coule (merci Tcherniakov), puis on la tend à Titurel qui s’en repait, et les servants la boivent, pendant qu’Amfortas, les bras en croix dans l’axe de la croix , devient de-visu substitution christique…puis s’écroule : le sang inonde le podium, et les chevaliers, sous la lumière rougeoyante prévue par Wagner, s’approchent et boivent non le calice, mais à un robinet situé dans l’axe de la croix, où ils remplissent leur verre. C’est que le sang s’est transformé en vin, et ce plateau où gît Amfortas est devenu une sorte de réservoir d’où le vin coule…Puis tout le monde s’en va, ceux qui avaient des chaises les emportent, reste Parsifal et entre alors Gurnemanz, qui n’était pas à la cérémonie : aurait-il une unique fonction de chroniqueur, une sorte de Pimen de l’occasion ? Un chroniqueur hors temps, hors espace, hors drame dont la seule fonction serait de raconter ? Weißt du, was du sahst?
Visiblement, Parsifal ne sait pas ce qu’il a vu, il est chassé comme de juste (dort hinaus !), voix du ciel, Gurnemanz comprend ce qu’il n’a pas perçu à première vue, et regarde dans la direction d’où est sorti le chaste Fol. Rideau. Applaudissements (malgré la tradition !)
Je décris tout cela de manière sans doute sarcastique, mais ceux qui ont vu le spectacle peuvent témoigner que je décris ce qu’on voit.
Certes, il y a là de dedans des symboles : la question du sang est centrale, mais elle a déjà été traitée dans des termes voisins, soit par Tcherniakov, soit par Schlingensief, comme rappelé plus haut, la question de la transformation du sang en vin (ou de vin en sang) occupe Laufenberg, comme en témoigne l’interview donnée dans le programme de salle, bien que l’installation d’une fontaine de sang qui coule pour remplir les coupes des chevaliers me paraisse bien malvenue ; je préfère envisager qu’il coule du vin issu de la transformation du sang…Ce qui caractérise cet acte, c’est le mélange de rituel, qui de loin en loin reprend la tradition, même si il « montre » ce que la tradition « évoque ». Tcherniakov montrait aussi, Schlingensief déplaçait la cérémonie en en donnant un sens très primitif un Ur-sens en quelque sorte, du côté du vaudou (il y a d’ailleurs quelque chose de cela dans le Götterdämmerung de Castorf, auprès de qui Schlingensief a travaillé). Donc les éléments symboliques sont là, mais en même temps Laufenberg insiste sur des détails profanes, galette de pain arabe, chaises qu’on déplace, jeu très « prosaïque » y compris de Kundry, mais aussi de Gurnemanz, qui fait des gestes affectueux (lui qu’on a l’habitude de voir statufié), qui est plutôt jeune (de voix et d’allure). Au total, et malgré mon ironie, ce que propose Laufenberg n’est pas si loin de la tradition, mettons-y des arbres et des feuilles mortes et on sera proche de ce que faisait Wolfgang Wagner dans ses différents Parsifal. Rien de vraiment révolutionnaire, ce qui pourrait apparaître neuf a déjà été fait ailleurs. Nihil novi sub sole. Ce premier acte passe sans trop de casse.
Le deuxième acte s’ouvre sur le même espace, mais recouvert de céramique bleue, comme dans un palais arabe ou ottoman avec au fond, à peine visible un palmier. On comprend qu’on est « en face ». Un podium laqué noir au centre, sur les côtés des piles de serviettes de toilette…serait-on au hammam ??? Amfortas est assis, les yeux bandés, et Klingsor s’adresse (méchamment) à lui. Pendant tout l’acte, Amfortas apparaîtra aux moments clés, comme pour rappeler là où (et comment) il a pêché ou pour habiter une mémoire sensitive de Parsifal, comme pour rappeler discrètement que probablement il est amoureux de Kundry (merci Tcherniakov). En haut sous la coupole, toujours le personnage du premier acte : certains y ont vu Wagner, c’est envisageable, sauf qu’il est chauve : si on avait eu Wagner, on aurait eu le bérêt, pour bien marquer qui est qui…J’ai supposé que vu le contexte et la place du personnage, c ‘est Dieu qui regarde tout cela d’en haut, le corps affaissé, voire accablé.
Klingsor muni d’un tapis de prière s’essaie à prier, mais il ne connaît pas la direction de La Mecque, et donc il place le tapis à Jardin, puis à Cour, et puis renonce. Visiblement un converti de fraîche date…Klingsor le magicien mauvais est donc musulman, c’est donc cela ! Il a quitté la communauté du Graal pour aller en face, chez les autres (Daech ? les musulmans ? les ottomans ?) chez les méchants ? Un peu facile, un peu provocateur, un peu putassier par les temps qui courent. Kundry, de noir vêtue, en déshabillé chic, se réveille comme il se doit de mauvaise humeur mais la vue d’Amfortas l’adoucit, elle cherche à le toucher, à le caresser, elle l’aime …(re-merci Tcherniakov), pendant que Klingsor brandit une croix au bout recourbé en phallus (la provocation !!!), substituant ainsi son auto-émasculation chez les chrétiens par une utilisation sacrilège du symbole de la croix par un néo-musulman. Accablant.
Le fond de la scène est masqué par une cloison noire, comme le podium central, percée d’une porte coulissante circulaire (on dirait l’entrée d’un Spa) et d’une ouverture rectangulaire en hauteur, comme un théâtre de marionnettes, fermée d’un rideau rouge…Klingsor disparaît pour y réapparaître : le rideau rouge cachait un décor fait de croix de toutes sortes, image des trophées recueillis quand il capture les chevaliers du Graal dans son château enchanté avec en premier plan deux corps du Christ sans crucifix (comme au premier acte, mais en modèle réduit) qu’il caresse au passage. Sorte de mausolée des « regrets éternels » de Klingsor, son jardin secret, cimetière des illusions de son passé et exposé de ses trophées de chasse.
Arrive une troupe de soldats, comme au premier acte : Laufenberg nous dit ici deux choses : que le palais de Klingsor est exactement l’anti-Graal, même espace, même structure, mêmes soldats qui passent, mais en version négative, oxymorique, et de l’autre que l’armée est partout, que la soldatesque (américaine ?) ignore les religions et leurs conflits…idées puissantes et nouvelles. Le dernier des soldats arrive, nerveux, pointant son arme, pendant que les filles fleurs, groupe de femmes voilées, qui sont à Klingsor ce que les chevaliers sont au Graal, arrivent en chantant leurs joyeuses paroles (rappelons que le chœur des filles-fleurs est un pendant du chœur des chevaliers du Graal… ). Le soldat vu en dernier revient, et on comprend que c’est Parsifal (!), qui a laissé l’arbalète pour les armes à feu, qui durant ses errances s’est engagé, avec son casque surmonté d’une caméra infrarouge, et les filles fleurs en voile séduisent le soldat-chaste fol …américain…
Ainsi donc l’opposition Graal-Klingsor chez Wagner se traduit chez Laufenberg par les oppositions religieuses et idéologiques de l’Orient, c’est d’une clarté aveuglante, et c’est en même temps une manière terrible d’aplatir complètement le mythe et l’histoire que de mettre Parsifal au niveau le plus vulgaire et le plus désolant, celui des conflits interreligieux du moment, celui de l’actualité qui passe et qui lasse. Tcherniakov en faisait quelque chose d’autrement plus fort, détaché de toute contingence « terrestre », quand Schlingensief, qui ne fut pas toujours compris, en faisait un symbole à la fois esthétique et philosophique du monde du jour, à la lumière de débats d’une teneur autrement théorique.
Le jeune soldat est donc entouré de ces femmes voilées qui chantent leur air joyeux et qui l’entourent, le circonviennent, lui enlèvent son uniforme pour le laisser en boxer-teeshirt, puis bientôt en boxer (pour Schager) et l’entraîner vers un bassin où elles se trempent avec lui.
Quand arrive Kundry pour siffler la fin de la partie par un singulier « Parsifal ! Weile ! », Parsifal s’ébroue au fond du bassin sous une pluie de pétales de roses (rien ne nous est épargné) et sa tête mouillée apparaît. Kundry, vêtue d’une robe de cocktail vaporeuse est moins séductrice que mère-maquerelle au milieu de ses filles, et moins maquerelle que mère avec Parsifal, qu’elle va sécher à l’aide des nombreuses serviettes disposées là ad hoc. Elle le sèche maternellement, lentement, et lui fournit un ensemble d’intérieur, léger, noir ressemblant à un ensemble tunique/pantalon indien ou oriental, comme celui d’un prince oriental des lieux. Pendant que des servants amènent un lourd coussin de velours pour le divan et une table avec une carafe de vin et deux verres, manière de montrer que d’une part il va s’agir d’une « conversation de salon », et d’autre part que le vin sert de médium, lui qu’on a vu provenir du sang du Christ au premier acte. Et du vin dans un espace manifestement musulman, c’est en même temps délicieusement sacrilège.
Laufenberg refuse – il l’écrit dans le programme de salle – qu’il y ait vraiment échange, dialogue et scène de séduction, mais plutôt rencontre et croisement de deux destins, de deux solitudes. Tout de même, la scène voulue par Wagner, où Kundry est mère et femme à la fois et joue sur les deux tableaux, est bien là, et le physique d’Elena Pankratova invite plutôt à en développer les aspects maternels, même si cela se termine par un baiser et une tentative d’assaut par Parsifal, mais comme le veut l’histoire, le baiser provoque la « Mitleid », la compassion, la « souffrance avec », la solidarité avec les souffrances d’Amfortas que Parsifal éprouve et comprend (et voit, puisqu’Amfortas est là), et donc il recule, terrassé par l’évidence, non sans avoir hésité à se rapprocher à nouveau de Kundry offerte par un dernier assaut auquel il renonce, aussitôt remplacé par Amfortas (réel ou fantasmé?), qui, tout comme Klingsor en haut de sa scène-guignol, observait la scène et rôdait. Il peut enfin honorer Kundry, pendant que Parsifal renonce. L’amour Amfortas-Kundry, évoqué par Tcherniakov, est ici explicite, veut sans doute montrer à quel point l’Amfortas Christique lie Kundry à Marie-Madeleine, parmi les nombreuses références qui émaillent l’histoire complexe du personnage (ne pas oublier que Wagner avait écrit un « scénario » appelé Jésus de Nazareth) .
Si Amfortas est christique, on le sait depuis le premier acte (couronne d’épine, crucifixion, sang), Parsifal ne le sera jamais, et c’est bien là la différence, Parsifal vient d’ailleurs et va ailleurs…
Pour illustrer encore l’absence de dialogue entre Kundry et Parsifal, Laufenberg fait devenir leur dialogue une sorte de double monologue, profitant que chacun disparaisse pour se changer. Pendant que l’autre se change dans la coulisse, Parsifal en soldat, de nouveau et Kundry dans sa tunique initiale et non plus sa robe de cocktail un peu vulgaire (qu’elle avait enfilée pour la scène de séduction/non-séduction), chacun chante ses doutes, sa détresse, sa solitude – pourquoi pas ? C’est là la moins mauvaise des idées de mise en scène – mais ils se retrouvent chacun au statu quo ante, comme au début de l’acte, puisque l’entreprise qui a échoué demande d’autres ressources. Kundry appelle donc à l’aide et arrive du fond de la scène Klingsor avec sa lance. La scène de la lance est théâtralement souvent problématique (même si quelquefois elle est réussie, comme chez Herheim), et ici, elle est volontairement escamotée et vaguement ridicule : Parsifal nouveau héros-soldat pétrifie Klingsor, lui prend la lance, la brise, met en croix les deux morceaux et le tour est joué : de même coup devant cette croix qui figure la vraie croix, toutes les croix qui décoraient la cage à guignol de Klingsor chutent bruyamment. « Du weißt, wo du mich wiederfinden kannst », Parsifal sort, brandissant la Lance-en-croix, suivi de ses premiers disciples : l’aventure nouvelle commence. Rideau.
Voilà un deuxième acte où tout « mystère » est volontairement exclu, où toute sensualité disparaît, même avec les filles fleurs (la scène du bassin fait que le public s’occupe à voir Parsifal tout mouillé en boxer et le jeu des serviettes de toilettes), où l’on accumule les signes lourds, les croix dont la croix-phallus, présence d’Amfortas, regard de Klingsor et cette lourdeur qui souligne de stabilo les différents moments et leur signification rend évidemment plus prosaïque une scène qui souvent ne l’est pas. L’ambiance islamique et vaguement orientale montre en même temps où se placent et le bien et le mal, ou du moins les oppositions entre orient et occident, avec un sens qui ne va pas très loin et devient lui aussi lourd, parce qu’inutile et donc ici inutilement provocateur. Martin Kušej dans le sillon de son Entführung aus dem Serail aixois aurait fait de Klingsor un islamiste converti et cadre de Daech, à n’en point douter. Ici, Laufenberg ne veut pas aller jusqu’au bout de sa logique, préfère élargir le débat aux religions et à leurs méfaits/effets, préfère faire de Klingsor un converti hésitant, entre Croix et Croissant, et donc un méchant au total assez gentil et un peu psychotique.
N’allant pas très loin, du même coup ses voiles noirs paraissent inutiles, voire agressivement inutiles Quant à la scène centrale entre Parsifal et Kundry, elle est d’une pauvreté conceptuelle singulière. Ni échange, ni confrontation, ni séduction ni sensualité. On s’ennuie ferme.
Le troisième acte s’ouvre sur un espace un peu plus réduit, pas celui de l’église, envahi par des plantes exotiques et géantes, des lianes par-ci, des immenses feuilles de plantes grasses par-là, des branchages géants, des débris et des racines au sol, un frigo , un fauteuil roulant et au fond une végétation luxuriante. Gurnemanz marche péniblement, il entend le cri de Kundry, la découvre (rien que de très habituel), Kundry est devenue une vieille femme, en foulard, sorte de vieille babouchka réussissant à peine à se déplacer (jolie incarnation de Pankratova d’ailleurs). Arrive le soldat de Dieu, Parsifal, tout de noir vêtu et en passe-montagne, un soldat aux missions sans doute délicates, portant la Lance-croix. Il se fait reconnaître, enlève le passe montagne, s’écroule…tout cela est habituel, dans tous les Parsifal du monde. Il s’écroule épuisé et Kundry va chercher péniblement de l’eau dans le frigo…elle lui rapporte une bouteille de plastique (toujours cette volonté de prosaïsme chez Laufenberg) d’ailleurs, elle l’essuie et l’aide comme une grand-mère cette fois (on est monté d’une génération) avec les gestes qui rappellent l’acte II. À noter que si elle se déplace avec d’infinies précautions et une lenteur calculée, elle s’assoie et se plie avec une facilité déconcertante (le lavement de pieds…). La scène du lavement de pieds et du baptême (« nicht so… ») se déroule là aussi comme dans toutes les versions traditionnelles de Parsifal, sauf que Kundry ne cesse d’aller fouiller dans le frigo et qu’elle va ensuite chercher une bassine dans la forêt tropicale du fond, pour la ramener et laver les pieds du Parsifal-nouveau. Elle enlève son foulard et apparaissent de longs cheveux gris avec lesquels elle essuie les pieds du nouveau héros.
C’est au moment de l’Enchantement du Vendredi Saint que les choses évoluent : les plantes se déplacent, la perspective et le décor s’élargissent, et la forêt luxuriante du fond subit une pluie battante, sous laquelle bientôt des jeunes filles (parmi lesquelles les ex-filles-fleurs) y compris dans le plus simple des appareils évoquent par des mouvements harmonieux des figures printanières, quelque chose qui va rappeler au lointain de la mémoire une nature botticellienne, et un aimable paganisme baigné (c’est le cas de le dire) d’antiquité, de renaissance (au sens propre et figuré) et de néo-platonisme, le christianisme n’étant comme on sait qu’un (néo) platonisme pour le peuple. Ainsi apparaît en fond de scène le locus amoenus des poésies élégiaques. L’enchantement du Vendredi Saint devient un Sacre du Printemps sans violence, gentillet, souriant, une préfiguration du désir d’avenir parsifalien, irruption du paganisme dans ce monde divisé par les religions.
« Mittag ! ». Commence alors la scène de la Verwandlungsmusik de l’acte III. Plus d’aventure cosmique alors. Parsifal et Gurnemanz sont partis faire leur office, laissant Kundry seule désormais inutile (mais baptisée), sur son fauteuil roulant. Le rideau tombe, la vidéo montre une pluie battante, il pleut sur mon cœur…apparaissent alors les masques mortuaires de Kundry, de Titurel…et de Richard Wagner (mais je suis sûr que vous aviez deviné…), le monde s’élargit du paradis de Parsifal à celui de la musique : outre à célébrer les deux morts, on va en célébrer un troisième dont Parsifal est dit le « testament musical », avec Bayreuth pour Mausolée…
Le rideau se lève sur la scène du premier acte, un peu plus désolée, sans chaises, sans bancs, mais avec des chevaliers des trois religions révélées, ou des chevaliers partis chercher fortune dans les autres religions, dans le fond prient des juifs contre le mur, dans la foule, des imams et des musulmans, des moines aussi, et des « civils » de toutes races, le monde s’est élargi au monde (merci Schlingensief, merci Götz Friedrich), plus d’uniformes, mais un monde bariolé, divers, désordonné aussi, sans rituel.
Le cercueil de Titurel est porté au proscenium, arrive Amfortas, qui ressemble un peu à Titurel du premier acte, et un peu à Klingsor du deuxième, c’est à dire qu’il n’a plus rien de christique ; il n’y a d’ailleurs plus de croix. Il ouvre le cercueil et fait couler entre ses mains la poussière : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », qui exprime son désir de mort et le constat de sa déchéance.
Mais Parsifal arrive, en costume deux pièces et chemise ouverte, deux ex machina brandissant la Lance-croix, et fermant la blessure et la souffrance d’Amfortas. Le rite du Graal n’a plus rien du rite : il casse la croix, la jette dans le cercueil et tout le peuple réuni jette dans le cercueil tous les oripeaux des religions (croix, torahs etc…) pendant que l’espace s’ouvre, que la coupole fait de nouveau apparaître Dieu ( ?), toujours là quand même, mais sans grillage, libéré du carcan des religions, et que la salle du Festspielhaus s’illumine progressivement incluant le spectateur dans cette célébration, qui par l’éclairage de la salle devient du même coup célébration de Wagner, dans son Mausolée musical, et on comprend alors pourquoi son masque mortuaire apparaissait : le peuple désordonné sur scène, dans lequel Parsifal se mêle et disparaît, le peuple ordonné en gradins dans la salle, tous célèbrent l’union par l’art et la musique, ce qui reste quand tout le reste est mort : là aussi Schlingensief avait évoqué dans son troisième acte un Friedhof der Künste , un cimetière des arts qui renaissaient, colorés et vivants, à la fin de l’œuvre. L’art dans son ensemble est réduit ( ?) à la musique de Wagner, devenue symbole et emblème de la renaissance d’une civilisation de l’humanité. Rideau.
Certes, comment refuser une fin aussi syncrétique, qui implique la salle, et qui dit une si belle chose : mais souvenons-nous de la force de la fin du Parsifal de Herheim, qui avec la même idée de communion, montrait la salle en miroir avec le chef qu’on voyait dans la fosse (ce qui scandalisa quelques âmes sensibles), la colombe qui brillait et le monde qui tournait…Ici, c’est moins fort, parce que trop souligné, trop évident, sans vraiment la puissance de l’évocation : était-il besoin de mettre ce Dieu au sommet qui observe le monde ?
Les idées développées par Laufenberg, on les a vues développées ailleurs, mais ce qui me gêne encore plus dans ce travail c’est l’accumulation d’idées poncifs à la pelle, comme l’apparition finale de Wagner, la touche presque larmoyante de l’affaire, celle qui va valoriser le public se rappelant qu’il est là pour Wagner, et que ce lieu est celui de la religion wagnérienne, et qu’ainsi lui, public, s’élève aussi. Poncif aussi que l’union des religions ensemble et des peuples, qu’on entend dans la bouche de tous les politiques au lendemain d’attentats quand ils ne savent plus quoi dire: ce ne sont pas des idées mauvaises en soi, mais on ne fait pas de bon théâtre avec de bons sentiments. Le message de Parsifal doit être subversif, il le fut suffisamment pour que les nazis renoncent à le faire représenter, mais il faut alors en montrer vraiment la subversion et non le rendre rassurant et apaisant. Il faudrait un Castorf pour donner quelque coup de pied bienvenu dans la fourmilière. A chaque moment une idée différente, mais n’allant jamais bien loin. Au total un spectacle consensuel et assez plat, sans relief, sans images puissantes, sans idées neuves, qui ne rend pas justice à la grandeur de la musique, et au cours duquel on n’apprend rien, sinon la confirmation de ce qu’on savait déjà. Rendez-nous Herheim, rendez-nous Schlingensief, rendez-nous Götz Friedrich, rendez-nous même Wolfgang Wagner qui, s’en tenant au livret et à son exposition littérale, au moins nous permettait d’y mettre ce qu’on voulait. Mieux cela qu’une resucée soit disant moderne et désespérément banale.
À cette eau tiède, la musique allait-elle donner quelque chaleur ou quelque relief ? Quand Meese a été éliminé, il restait Andris Nelsons, qui pour tous les habitués du lieu constituait la plus grande curiosité, et ceux qui avaient assisté à son 3ème acte de Parsifal à Lucerne savaient quelle richesse il y avait à attendre.
Las ! Parti lui aussi.
On ne peut tenir rigueur à Hartmut Haenchen d’être là, bien au contraire. Et c’est une excellente idée que de l’avoir invité. C’est un vrai connaisseur de Wagner, c’est un analyste hors pair des partitions, un fin connaisseur de ses éditions et des recherches en la matière ; c’est un vrai intellectuel et un vrai chercheur. D’ailleurs, dès le prélude, on comprend qu’il connaît la fosse, qu’il connaît les particularités de l’acoustique de la salle et qu’il sait comment travailler les équilibres sonores et les balances. Sa direction est d’une grande clarté, non dépourvue d’une certaine finesse, techniquement impeccable et sans scorie aucune. C’est un travail techniquement sans reproche, souvent riche, souvent intéressant (au premier acte notamment), qui valorise les prestations scéniques et qui accompagne les chanteurs avec une grande attention. Alors, ensuite, c’est du domaine des opinions personnelles, des attentes, des modes, de la doxa…
S’il y a une insatisfaction devant ce travail c’est surtout qu’il est étonnamment « objectif » au sens « neue Sachlichkeit » de l’affaire. Aucune incursion dans ce qui serait une émotion, dans ce qui serait une complaisance sentimentale ou une expressivité excessive. La musique doit se suffire à elle-même, telle qu’elle est donnée. Même le travail sur le son reste en retrait (on imagine ce que donnerait Thielemann à certains moments), une version « brute », « Bauhaus », de la partition, une version carrée et sans fioritures, sans pathos, sans toujours avoir – et c’est là le problème – le relief voulu. Boulez avec qui Haenchen a travaillé avait une urgence dramatique folle dans son enregistrement de 1971, avec un tempo rapide que tout le monde a noté, et dans sa version de 2004, bien plus lente, plus chatoyante et plus charnue aussi, il avait un pathos jusque-là inconnu. Haenchen n’a aucun pathos, et reste en retrait, froid, quelquefois un peu rapide, mais de cette rapidité linéaire qui exclut tout moment de sensibilité. C’est ce qui me manque dans ce travail, travail parfait formellement mais sans tension théâtrale ni même théâtralité (deuxième acte !!). Il est vrai aussi que ce qu’on voit sur scène n’y invite pas. J’ai entendu deux représentations, et c’est à chaque fois le même constat et la même insatisfaction. Un travail sérieux, jamais pris en défaut, mais où manque un peu le cœur, trop raisonnable et trop lisse pour mon Wagner à moi. En tous cas je n’aurais jamais l’idée saugrenue de le huer comme certains le firent le 6 août, car sa direction reste tout à fait digne d’intérêt.
Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich reste dans Parsifal toujours une source de surprises infinies. On s’y attend mais on est toujours surpris et émerveillé. La cérémonie du Graal du premier acte est un moment suprême de l’art du chœur, avec une diction incroyable, un engagement, un sens des volumes et de leur relativité. Même quand la représentation ne répond pas aux attentes, le chœur ne m’a jamais déçu dans Parsifal : il est unique, singulier, irremplaçable. Les années passent, les membres changent, mais il est toujours le même, c’est lui le miracle permanent de la colline verte.
Le plateau est pour le moins contrasté. Unanime pour Georg Zeppenfeld, un Gurnemanz presque déjà entré dans la légende : certes, il n’a pas le format des Gurnemanz habituels, la voix est plus jeune, plus claire. Je parlais de Pimen (dans Boris Godunov) plus haut, mais vocalement ce n’est certes pas Pimen et son insondable profondeur. Outre le grain vocal et la présence, ce qui frappe d’abord c’est la clarté du discours : dans un rôle qui consiste seulement à raconter, Zeppenfeld fait du récit un moment vivant, engagé, coloré, un moment expressif, d’une touchante humanité. Comme dans Marke, et dans son Heinrich der Vogler où il fut LE personnage ionesquien halluciné voulu par Neuenfels , il s’implique dans le jeu. Dans cette mise en scène, reconnaissons à Laufenberg d’avoir « humanisé » Gurnemanz pour en faire un personnage actif, tourné vers les autres, dans l’action et pas seulement dans la chronique ou le témoignage. C’est le seul personnage qui vraiment touche par son chant et rend sensible la partition, avec une palette expressive large et passionnante. Il a eu un indescriptible triomphe à chaque fois, mérité. C’est l’atout de cette distribution.
Une grosse déception pour moi constitue le Klingsor de Gerd Grochowski. Klingsor est un rôle certes ingrat, parce que court, et ardu, avec une vélocité et des aigus difficiles, des écarts, et une voix entre baryton et basse qui ne facilite pas les choses. De fait, j’ai rencontré dans ma vie de mélomane peu de Klingsor notables (Franz Mazura, oui, fantastique, parce qu’il en faisait vraiment un caractère, sculptant sardoniquement chaque mot : un monument), Grochowski, qui est un chanteur que j’apprécie dans tous les rôles entendus (Gunther, Kurwenal) a été ici décevant. D’abord, le texte n’est jamais sculpté, n’a aucune couleur, il est dit sur le même ton, jamais caricatural alors qu’il doit l’être à certains moments (« er ist schön der Knabe ») et en particulier lorsqu’il évoque sa blessure : son « furchtbare Not » n’a aucun relief : Tomasson à Berlin était autrement présent. Ensuite, il n’y arrive pas, dans les deux représentations, les passages sont mal négociés, ainsi que les aigus, qui disparaissent à la fin sous l’orchestre avec des difficultés évidentes. Ce sont les pièges d’un rôle que Gerd Grochowski n’a aucun intérêt à garder dans son répertoire.
L’ensemble des filles-fleurs, en voile, en danseuses du ventre où en jeunes filles émerveillées du printemps, m’est apparu plutôt homogène malgré quelques stridences : là aussi, il suffit de voir qui est la première fille-fleur (une vraie Pamina…) dans certains enregistrements pour comprendre certaines difficultés, Cheryl Studer, Kiri Te Kanawa…Ici, c’est un ensemble qui passe, sans être mémorable. J’avais tellement aimé Julia Borchert dans la production Schlingensief…
Les Chevaliers du Graal (Tansel Akzeybek et Timo Riihonen) sont très corrects aussi, assez sonore pour Akzeybek, un ténor à suivre… et Wiebke Lehmkuhl, toujours bonne quand on l’entend sur scène, est une jolie Alt-Stimme (la voix du ciel).
Le Titurel de Karl-Heinz Lehner, le très bon Fafner du Ring, est moins convaincant en Titurel là aussi moins grave et plus sonore que d’habitude, avec un registre central opaque, moins « voix d’outre-tombe », sans doute aussi parce que Laufenberg en fait autre chose qu’un pré-cadavre,
Ryan McKinny est Amfortas. Jeune baryton-basse américain, il aide par son physique au personnage christique voulu par Laufenberg. Il évoque un peu le Christ de Michel-Ange à Santa Maria sopra Minerva à Rome. Vocalement, il est plutôt présent et intense avec une voix bien posée et bien projetée. C’est un Amfortas plutôt jeune, très engagé, une découverte pour les théâtres européens. Nul doute qu’on va désormais le voir souvent.
Il manque cependant à cet Amfortas ce qui fait la force certains Amfortas récents, à savoir le dire, la parole, le sens du mot et de la couleur ; l’Amfortas de McKinny manque de couleur de relief et l’expression est souvent un peu uniforme. Il faudrait qu’il travaille chaque mot, pour donner au rôle une couleur plus intérieure, moins démonstrative et un peu moins superficielle. La diction aussi mériterait plus d’attention encore. Wolfgang Koch avec Barenboim à Berlin et Peter Mattei à New York avec Gatti sont en la matière pour moi indépassables actuellement, qui chantent ce rôle comme un long Lied déchirant.
Elena Pankratova était Kundry. Un choix surprenant pour moi car cette artiste ne fait pas partie de celles qui peuvent faire de Kundry une incarnation. C’était mon avis « sur le papier », c’est toujours mon avis après deux visions de la production. Certes, Pankratova n’a aucune difficulté avec les aigus du rôle, tous les aigus, dont elle se rit. Mais dès le rire initial justement, dès les premières paroles, on est surpris de la platitude, du manque de relief, de l’absence totale d’expression et surtout de quelques trous (les graves!). Le texte est dit, assez clairement, mais sans aucune espèce de variation de couleur, sans aucune espèce d’incarnation. C’est du chant qui ne signifie pas ; sans aucune présence vocale sinon par le volume. Certes, sur la scène de Bayreuth, on a vu défiler des Kundry de grande série ou de série B, et d’autres, de série A, n’ont pas été à l’aise dans le rôle (Fujimura), mais on y a vu aussi, et longtemps Waltraud Meier, on l’y a même vu débuter…
Alors on fait des comparaisons et on se dit que cette Kundry-là au moins a les aigus que d’autres n’avaient même pas, mais à part les aigus…
Il est désolant de n’entendre aucune personnalité dans la voix, aucun effort pour interpréter, aucune sensualité qui pourrait faire oublier l’indigence de la mise en scène. Des aigus qui décoiffent font-ils une Kundry? C’est ignorer les subtilités du chant et du chant wagnérien en particulier. Much ado, but nothing.
Venons-en à Parsifal, entendu deux fois, et avec les deux chanteurs vedettes du lieu, Klaus Florian Vogt le 2 août et Andreas Schager le 6 août, autant dire le jour et la nuit, tant les deux artistes sont différents.
Klaus Florian Vogt n’était pas très en forme le 2 août, ce qui justifie sans doute son annulation du 6. Il n’avait pas les aigus habituels, tenus sur le souffle, et sa voix singulière, si fascinante, n’arrivait pas toujours à séduire. Mais surtout, c’est dans l’étendue du spectre qu’il y avait des trous : graves opaques, voire inaudibles, passages mal négociés, ligne de chant moins parfaite que d’habitude. Bref, un Parsifal en petite forme. Certains ont donc eu beau jeu de dire que Vogt est incapable de chanter autre chose que Lohengrin, que ce n’est pas un Parsifal etc…
Et pourtant, ce Parsifal de paix, à la voix apaisante et singulière, se combine très bien avec le personnage voulu par Laufenberg et avec l’histoire qu’il veut nous raconter. Un Parsifal discret, pudique en scène avec ses gestes un peu gauches, un Parsifal enfantin aussi au début du deuxième acte. Il a certes cette « voix étrange venue d’ailleurs » qui convient d’ailleurs aussi bien à Parsifal qu’à Lohengrin (après tout ils viennent du même endroit) et qui continue, même en petite forme, de fasciner, par le contrôle, par le soin donné à chaque mot, à chaque inflexion, par la volonté de couleur, d’expression qui va directement toucher la sensibilité. Ténor élégiaque s’il en est, Klaus Florian Vogt reste un poète des mots et garde une vraie présence : c’est certes un Parsifal inhabituel, qui n’a rien à voir avec un Kaufmann lacéré ou un Schager triomphant. Il est un Parsifal très humain, très simple, sans affèterie ni maniérisme, et chante cela comme un Lied, non dépourvu d’une certaine grandeur au troisième acte (le deuxième lui réussit un peu moins bien, à cause des bribes « héroïques » que lui réserve la partition). En difficulté certes, mais séduisant malgré tout, bien que la deuxième partie du deuxième acte exige sans doute un peu plus de présence et d’héroïsme (ce qui ne veut pas dire histrionisme, suivez mon regard…) Reconnaissons que j’aurais peut-être été un peu moins séduit et plus sévère si je n’avais entendu Schager après.
Le remplaçant au pied levé (mais devant chanter le rôle l’an prochain, il a assisté aux répétitions et l’a déjà chanté de nombreuses fois, dont à Berlin avec Barenboim), Andreas Schager propose un personnage diamétralement opposé, à la personnalité plus contrastée, correspondant à sa nature démonstrative. Il a sans doute pensé qu’il devait affirmer justement cette personnalité opposée, et il a joué tout au long des trois actes le chien fou. Chien fou dans le jeu, gestes désordonnés, en faisant des tonnes, sans contrôle ni retenue. Certes, le Parsifal du premier acte est un peu écervelé, mais est-ce si utile d’en rajouter ? Chien fou dans le chant, nous sommes aux antipodes du contrôle d’un Kaufmann ou d’un Vogt. Très loin aussi du Schager de Berlin, où tenu par Barenboim et ses glorieuses collègues (Anja Kampe et surtout Waltraud Meier) il campait un Parsifal juvénile, mais aussi torturé, déchirant et très contrôlé (comme il disait « Erlöser !!) et se limitait dans la manière de lancer sa voix. Je me disais alors qu’on tenait là LE Parsifal des prochaines années.
Las, sur la scène de Bayreuth, il ne s’est mis ni limites ni barrières et la voix est allée dans tous les sens.
La voix d’Andreas Schager est pourtant exceptionnelle, solide à l’aigu, puissante, avec un timbre clair, sachant allier héroïsme et lyrisme. Quand il contrôle l’instrument, c’est alors phénoménal. Ici, dès que le texte lui en donnait l’occasion il poussait le volume et seulement le volume. Son « Amfortas! die Wunde !» a voulu aller trop loin et il a dû se reprendre, mais c’était un chant en permanence tendu et crié, au point qu’à la fin de l’acte II il a failli s’égosiller et on a entendu quelques sons éraillés. Aucune subtilité, aucun raffinement, ni même aucun effort pour. J’attendais un « Erlöser » séraphique comme à Berlin, il n’en est hélas rien sorti, aucun relief, aucun ton,. tout s’est passé comme s’il voulait à toutes forces prouver quelque chose que personne ne lui demandait. On demandait un Parsifal, on a eu un concours de décibels entre Pankratova et lui, tous deux trop heureux de cette émulation à l’envi. Ma sévérité est à la mesure de la déception, et je suis colère qu’il n’ait pas saisi l’occasion pour installer définitivement un Parsifal de grande lignée. Ce Parsifal à la limite de la vulgarité a tellement poussé au deuxième acte que les attaques et les sons n’étaient pas toujours sans failles au troisième. En bref, l’artiste doit impérativement se contrôler et surveiller son ardeur. Public en délire parce que cela impressionne, et que Bayreuth démultiplie l’effet du volume, mais il ne nous a rien dit du personnage. Mieux Vogt fatigué que Schager déchaîné.
J’ai voulu raconter par le menu deux soirées pour le moins discutables. Avec des distributions moins brillantes, Herheim et Gatti restent dans toutes les mémoires de ceux qui y étaient – c’est cette production merveilleuse qui a décidé de l’aventure de ce blog. Ici, la production, non dépourvue d’idées, s’ingénie à les aplatir, et à leur préférer les affligeantes banalités, voire les inutiles provocations. Quant à la direction musicale, de très grande qualité, elle ne touche jamais la sensibilité. Seul Gurnemanz convainc sans discussion aucune. Quant au Parsifal de cette année comme celui de l’an prochain, à des titres divers, et pour des raisons opposées, ils n’arrivent pas à convaincre. On a à Bayreuth entendu bien pire, mais aussi tellement mieux. Il reste à espérer que la reprise du Festival prochain puisse être un peu retravaillée, et qu’Hartmut Haenchen puisse en assumer l’ensemble de la préparation. Certes Nelsons a son contrat signé, mais il serait désobligeant de se substituer désormais à un Haenchen qui a pris la barre dans la tempête. [wpsr_facebook]
J’ai vu en 2013 ce spectacle au Festival de Salzbourg, dirigé par Daniele Gatti avec une distribution contrastée et des Wiener Philharmoniker pas au mieux de leur forme. La mise en scène de Stefan Herheim ne m’avait pas vraiment convaincu. Qu’en est-il après deux ans et demi ?
Je suis un grand admirateur de Stefan Herheim dont j’ai vu beaucoup de travaux, et que je considère comme l’un des metteurs en scène les plus inventifs de la génération actuelle : c’est même son Parsifal de Bayreuth qui m’a convaincu d’ouvrir ce blog, puisque c’est mon premier compte rendu, en août 2009. C’est dire avec quelle curiosité j’avais couru à Salzbourg.
J’ai déjà souvent écrit sur Die Meistersinger von Nürnberg, et sur la difficulté à laquelle se heurte le wagnérien non allemand, face à une œuvre qui malgré ses aspects séduisants et légers (pensez-donc, une comédie !) ne se livre pas facilement et constitue même un osso duro du wagnérisme. Cette difficulté, c’est le texte, c’est le discursif, c’est même la prééminence du texte sur la musique à laquelle elle doit se soumettre, et plus généralement, dirais-je, la prééminence du plateau que la musique accompagne, comme une musique de film, ou mieux de dessin animé. Il faut lire à cet effet la page de Philippe Jordan dans le programme de salle, que je partage entièrement.
La difficulté de cet opéra sied à une composition musicale qui suit pas à pas les inflexions du texte, sans jamais les précéder, mais en les colorant, par une foule de détails dans l’instrumentation dont le but n’est pas de faire des effets, mais d’illustrer le sens du texte. C’est une innovation extraordinaire, qui va avoir de larges conséquences sur la dramaturgie musicale du futur.
D’un autre côté, les parties orchestrales sont souvent lues au départ comme un peu grandiloquentes (ouverture, final) et donc superficielles alors qu’elles ont aussi inspiré le monde symphonique post-romantique, je pense notamment au dernier mouvement de la 5ème de Mahler, dont j’ai souvent parlé en écho à ce Wagner-là.
Tout cela pour dire que je considère aujourd’hui (après cinquante ans d’écoute, puisque c’est à 12 ans que le virus Wagner m’a envahi) Die Meistersinger von Nürnberg comme l’opéra le plus passionnant de Wagner, un vrai puits sans fonds conceptuel, et sans doute musicalement le plus accompli et sûrement le plus novateur, même s’il m’a fallu beaucoup de temps pour l’apprécier totalement et résolument, au point d’essayer de ne jamais rater une production importante aujourd’hui.
Or, et c’est un paradoxe, ce chef d’œuvre absolu est rare sur les scènes non germanophones, ou même non allemandes si l’on compte que même à Vienne, si l’on en croit les archives en ligne, l’opéra créé à Munich en 1868 a été créé à Vienne en 1955 !! Et à Paris, c’est à février 1989 que remonte la dernière reprise (production de Herbert Wernicke), même si on l’a jouée en version de concert 3 fois en 2003 (direction James Conlon avec d’ailleurs déjà Toby Spence en David, et Anja Harteros en Eva…). C’est un sacré investissement pour les théâtres : énormité du chœur, nombreux rôles, et orchestre à faire travailler parce que l’œuvre étant rare, les musiciens des orchestres d’opéra non allemands la connaissent mal. Toutes raisons pour y renoncer.
Je pense que ces rappels sont essentiels pour comprendre que la Première d’une nouvelle production de Die Meistersinger von Nürnberg à Paris est un grand événement, il faut donc remercier (pour une fois) Nicolas Joel de l’avoir programmé, car ce projet est un projet Nicolas Joel, prévu la saison dernière et reculé d’un an…
Depuis 2013, j’ai vu trois productions : Otto Schenk au MET, un travail archéologique d’une exactitude photographique et un peu poussiéreuse aujourd’hui, Tobias Kratzer à Karlsruhe, une très brillante réflexion sur les aventures de la lecture de l’œuvre dans le contexte d’une école de chant dédiée à Wagner, qu’il faut aller voir dès que Karlsruhe en reprogrammera la reprise, et la magnifique production d’Andrea Moses, sur l’Allemagne et sur l’humanité allemande (au sens fort), qui était un pur chef d’œuvre elle aussi, cet automne à la Staatsoper de Berlin.
Par rapport à ces deux derniers travaux, Herheim a emprunté un chemin complètement différent. Alors qu’on aurait pu (Parsifal oblige) s’attendre à un travail sur la germanité, comme l’a fait aussi Kupfer à Zürich ou les artistes cités ci-dessus (car même Schenk travaille sur une imagerie traditionnelle qui installe dans les têtes une Allemagne gentille à géraniums et colombages), Herheim part de Wagner qui fait de Nuremberg l’univers clos d’une ville idéale dont l’Art est la raison d’exister, une république de Platon dont les artistes seraient les fers de lance, mais il en décale l’imagerie, en créant un univers à part, ni idéal ni utopique, mais référencé à l’enfance et aux films de Walt Disney, c’est à dire un univers tout aussi clos et détaché des contingences, qui permet en même temps toutes les libertés et les initiatives, dominé par l’idée de comédie, voire de comédie musicale.
Pour donner une logique à ce parti pris, Stefan Herheim en fait le rêve d’un Sachs-Wagner, pressuré par les affres de la création…des Meistersinger. L’idée est intelligente, bien réalisée et filée, mais…l’œuvre est longue l’option ne tient pas la distance, notamment au deuxième acte et malgré les idées et le décor extraordinaires d’Heike Scheele.
Au troisième acte, on revient au monde réel, au monde des souvenirs, au monde des choix difficiles, des renonciations : le troisième acte, c’est celui doux amer où Strauss et Hoffmannsthal puiseront leur maréchale, c’est celui d’un quintette d’où ils tireront le trio final d’un Rosenkavalier, né ainsi au cœur des géraniums de Nuremberg. Mais si les renonciations marquent la fin de toutes les illusions du réel, elles sont aussi les marques qui suscitent la création poétique, qui marquent la fin des pères et le futur des fils. Sachs aide Walther à « tuer le père » pour être lui même, un Walther qui finit par songer aussi à « tuer » les Maîtres ou à les fuir, une option qu’avait embrassé jadis à Genève (Harteros/Vogt/Spence/Dohmen) la très belle mise en scène de Pierre Strosser. C’est peut être la fin des illusions humaines mais le début du poétique qui peut naître et se développer : c’est le sens d’un final carnavalesque particulièrement bien réglé, sorti de l’imagination de Sachs, qui peut enfin créer, pour transfigurer sa vie, ses souffrances et ses regrets.
Incontestablement, ce travail est bien fait, magnifiquement réalisé techniquement, notamment le jeu de la vidéo initiale et la transformation de l’espace scénique en monde à la Gulliver, où le secrétaire est l’église, où les livres géants racontent les histoires géantes de la mythologie allemande (Des Knaben Wunderhorn), où l’armoire est l’échoppe de Sachs et le vaisselier la maison de Pogner.
Mais voilà, à transposer l’histoire dans un univers différent, mais en la proposant telle quelle, elle semble perdre au passage quelque chose de sa séduisante complexité. L’option soutenue à bout de bras court le risque de tourner court : il est difficile tout ensemble de faire converger le rêve qui va précéder le processus créatif et faire naître l’œuvre, de construire un univers très spécifique partagé par le spectateur, qui est l’univers bon enfant (encore que les loups et les Chaperons rouges…) des contes de fées , de traiter la comédie et presque seulement la comédie, et de se contenter de semer quelques cailloux blancs pour élargir le propos : présence continue des livres, partout (les références intellectuelles et les sources !) présence du théâtre à travers la petite scène de guignol qui jamais ne change de proportions, présence d’un jeu de construction qui construit une Nuremberg d’enfant, et surtout fermée, à l’intérieur de murs, présence du monde de l’enfance comme référence idéale d’un jeu souriant, une sorte de Nuremberg maison de Poupée où tout le monde il est beau tout le monde il est gentil (comme la tentative de réconciliation, à l’initiative de Beckmesser que Sachs volontairement écarte, pour retourner dans la communauté).
Tout cela colore d’une manière malgré tout uniforme et finit par décevoir car l’impression s’impose que l’inventivité s’épuise, chez un metteur en scène qui est habituellement une explosion permanente d’images et d’idées. C’est net au deuxième acte, languissant, où même la farandole des contes de Grimm, certes amusante, qui remplace le traditionnel charivari déçoit, et où il ne se passe pas grand chose, parce que le parti pris empêche évidemment Eva d’être (trop) provocante, Sachs trop amoureux, et fait de Walther une poupée de cire. Tout ce qu’il y a de désir, rentré ou non, de dépit, d’espoir, de provocation est sinon évité, du moins très allégé, à peine suggéré, tout comme d’ailleurs au dernier acte. Dans sa volonté de faire un travail sur la comédie, Herheim jette des signes, au lieu de montrer les petits drames des êtres. Signes dès le premier acte : Walther charme par son chant la compagnie, comme le Glockenspiel dans Zauberflöte, mais aussi comme le chant d’Orphée, les maîtres se mettent à danser à la manière des ensembles de musical à l’américaine, et bien sûr Beckmesser prend peur : cette musique sans règles est dangereuse parce qu’elle a prise directe sur l’auditeur et qu’elle n’est plus médiatisée par les Maîtres. Autre signe à peine perceptible, le jeu d’Eva qui minaude auprès de Sachs au deuxième acte, signe encore le tiraillement physique de Sachs entre Walther et Eva au troisième ou signe enfin le portrait d’Eva dissimulé sous un linge au centre de la pièce.
Tout cela est dit, montré mais en même temps effleuré, fugué et jamais fouillé, tandis que du bon gros humour parsème la production, qui tombe souvent sur Beckmesser, qui fait des acrobaties pour marquer les fautes, qui met son texte dans son haut de chausses qui tombe. Paradoxalement, la pantomime du troisième acte où Beckmesser pénètre dans la maison de Sachs à son insu et où il cherche un texte, ne va pas assez loin pour mon goût : la musique de Wagner impose et commande les mouvements du personnage avec une exagération démonstrative. Dans la mise en scène, les mouvements effectués sur le plateau, restent trop timides et ne traduisent pas jusqu’à l’absurde l’exagération comique, comme la musique l’y invite : il faut là à mon avis mimer Gros-Minet cherchant Titi, car on est dans la pure caricature.
Beckmesser par son costume même est la caricature du rabat-joie : dans un monde incroyablement coloré, aux costumes chamarrés, seul Beckmesser est en noir : il représente ce monde réglé que Sachs voudrait casser, la frustration, mais aussi la Tartufferie ; c’est un peu la même opposition que construit Kasper Holten dans l’autre « Grosse Komische Oper » de Wagner, Das Liebesverbot isolant en noir le juge (ici c’est le noir du « Merker », sorte de juge aussi), le personnage de Friedrich dans un monde hyper coloré.
Je l’avais aussi remarqué à Salzbourg, si Herheim fait d’Eva un personnage naturel et frais, il fait de Walther une sorte de personnage gominé, avec une perruque blonde impossible, un prince charmant de contes de fées qui est être de cire ou figure figée. Je me suis demandé si Herheim aimait Walther…
Il faut souligner néanmoins la manière rigoureuse dont sont réglés les mouvements des foules, et des chœurs (la scène finale à ce titre est un modèle), même si je trouve que le final du deuxième acte est plutôt en retrait par rapport à ce qu’on pourrait attendre, malgré les interventions de Blanche Neige et de ses sept nains un peu lestes : bien sûr, Herheim nous montre des héros de contes passés au tamis de Bruno Bettelheim : le monde qui nous est montré est fantasmatique, et c’est un fantasme de poète, un fantasme à la fois échevelé et littéraire, mais j’aimerais encore plus de folie – la musique qu’on y entend est en-deçà du suffisant : c’est bien Sachs qui le dit : Wahn ! Wahn !, überall Wahn !.
Ainsi donc la mise en scène de Stefan Herheim est-elle claire dans ses intentions, et très bien réalisée. Herheim était inconnu à Paris et il a – chose rarissime – reçu une ovation en venant saluer, les applaudissements nourris couvrant très largement les rares hueurs, les imbéciles de service. Il reste que ce travail imaginatif n’a rien de la folie de certains autres spectacles qu’il a signés, ni surtout la profondeur : c’est quelquefois redondant, répétitif, d’autres fois simpliste, ailleurs ennuyeux, et cela ne reflète pas toutes les problématiques de l’œuvre, ni même les caractères qui restent trop esquissés et pas assez creusés, comme s’il voulait éviter la psychologie.
Malheureusement, musicalement, les choses restent également contrastées et discutables. J’ai écrit plus haut combien je partageais le texte signé par Philippe Jordan dans le programme de salle, que j’invite tout lecteur-spectateur à lire ou relire. Pourtant, le rendu musical et notamment orchestral ne correspond pas à ce qui est écrit dans ce texte.
Jordan a opté pour un travail musical non spectaculaire ni éclatant, au nom de ce que dans cet opéra la musique doit céder la place au texte. Mais du même coup, tout en gardant une vraie précision, on y perd en clarté et en transparence et on y perd surtout en vitalité, et en vie. L’acoustique de Bastille n’aide pas toujours d’ailleurs un travail de lecture orchestrale attentive de la part du spectateur. Certes, Jordan laisse au texte la prééminence, veillant à ne jamais couvrir les chanteurs, mais même s’il a beaucoup travaillé la diction, l’expression de certains laisse quelquefois à désirer, notamment pour mettre en valeur cet art de la conversation en musique qui est inventé ici (que Michael Volle à Zürich et Franz Hawlata à Bayreuth dominaient magistralement), qu’on entend au premier acte dans les discussions des Maîtres et pendant quasiment tout le deuxième acte et bonne partie du troisième. Il ne s’agit pas de donner la prééminence à ceci où cela, nous ne sommes pas dans un débat à la Capriccio, prima la musica ou prima le parole, il s’agit bien de Gesamtkunstwerk, où le texte et la musique se tressent dans un système d’échos et d’échanges où telle touche des bois va souligner tel élément ironique que le texte ne dit pas, où quelquefois note à note correspond à syllabe à syllabe, où ailleurs la musique remplit le silence, où le rythme est donné par le texte et la couleur par les notes : un travail de joaillerie de précision, qui rend si difficile l’œuvre, et en même temps si fascinante pour un chef : on comprend pourquoi Boulez regrettait de ne pas l’avoir dirigée. Le poème même de Wagner est souvent beaucoup plus riche que dans d’autres opéras, il est plein de jeux de mots, plein de ce « Witz » qui est fondamental dans l’œuvre, mais aussi plein de comparaisons très éclairantes : il suffit déjà d’entendre David expliquer à Walther le chant par la description des gestes de l’artisan, expliquant ainsi pourquoi chaque Maître représente une corporation, et donc que l’art est aussi produit par les gestes professionnels dans un contexte social, rendant à l’artisanat de la création des lettres de noblesse. Walther, aristocrate, ne peut comprendre exactement ce discours, lui qui puise son inspiration dans l’otium et l’imitation de la nature : débat entre fureur divine et laboratoire de la création. Ce débat demande à la fois une concentration sur un texte éminemment riche, et sur une musique en écho qui l’éclaire et le colore dans un note à note redoutable. C’est un peu cela qui m’a manqué dans les parties plus discursives : Jordan n’arrive pas à rendre cette dualité parce que la direction musicale reste souvent plate dans ces moments-là, faisant entendre des sons, mais pas toujours du sens.
Autre regret, un final du deuxième acte qui manque singulièrement d’éclat et de folie musicale, et qui manque presque d’une culture « italienne » qui était celle de Wagner (il connaissait son Spontini et son Rossini) qui est une culture du mouvement et du crescendo, et une culture de la mise en place d’un ensemble. C’est déjà pour moi clair dans le final du premier acte, avec les jeux d’oppositions entre Sachs et les maîtres et la montée du brouhaha, mais encore plus au deuxième où le crescendo imposé par la musique et l’augmentation progressive du son, devraient s’accompagner d’un travail plus acéré sur le rythme et la pulsion . C’est une scène très difficile car il faut une telle adéquation entre scène et fosse que peu réussissent.
Ma référence en la matière surprendra : c’est Horst Stein en fosse et Wolfgang Wagner en metteur en scène qui peut-être réussissaient le mieux l’harmonie mécanique de l’ensemble dans mon souvenir (Katharina Wagner avec ses chutes rythmées de chaussures n’était pas mal non plus, mais Sebastian Weigle ne suivait pas si bien).
Cette mécanique de précision redoutable vient évidemment des ensembles rossiniens où cependant chez Rossini elle est presque exclusivement musicale. Ici Wagner y ajoute la scène, et les dialogues entre les personnages qui s’entremêlent au chœur c’est à dire qu’il complexifie à plaisir la situation pour donner l’impression d’une innommable chienlit, en réalité parfaitement et géométriquement maîtrisée. Ici la scène va crescendo puisqu’on part de l’apparition d’un nain (qu’on prend d’abord pour un nain de jardin animé) puis on comprend que tout va se structurer autour des contes de fées, puis finir en orgie, ou plutôt en Saturnale à la mode de Grimm, comme un pendant délirant et nocturne de la belle fête diurne organisée du troisième acte. Or, si on entend le chœur, magnifique, on n’entend plus l’orchestre, presque noyé dans le bruit général, alors qu’il devrait scander l’ensemble, et organiser le rythme et musical et scénique. C’est très regrettable à un moment où tout devrait partir de là.
Le troisième acte m’est apparu le plus réussi musicalement. L’orchestre est plus présent, et notamment dans la dernière partie. Si le prélude (qu’il est difficile de rater tant la musique est sublime) est resté un peu froid et peu sensible, le quintette a été très réussi (grâce à des chanteurs très en place) et toute la scène finale, à cause du merveilleux agencement du chœur et aussi des idées de mise en scène, qui est presque un enchantement – il y a même un crocodile cher à Castorf.
Il eût fallu que ce niveau d’osmose fût continu dans la soirée.
La dernière scène des Meistersinger est très particulière dans son rapport à ce qui précède et elle marque une rupture : de l’intimité on passe au collectif, de l’aventure des individus on passe à l’aventure de l’art, de l’atelier de l’artiste on passe à la performance ; les points de vue changent et se structurent. Mahler évidemment dans la cinquième s’inspire de cette rupture dans son passage de l’adagietto au dernier mouvement et Wagner sans doute s’est souvenu du passage de l’ombre du cachot et de son isolement à la lumière du jour, du peuple et du monde dans Fidelio.
Ce passage de l’espace privé à celui de la « cité » est une illustration de l’idéal de République platonicienne des arts voulue par Wagner où le groupe reconnaît par admiration la prééminence du génie et où il n’y a pas de place pour le médiocre (qui devient « l’autre » et s’exclut de la communauté): telle est la Nuremberg rêvée, telle est la cité idéale, telle est aussi la cité dangereuse, celle qui va exclure.
C’est bien en ce sens d’ailleurs qu’il faut entendre à mon avis l’appel final de Sachs à l’Art allemand. Certes, on ne peut évacuer le contexte politique de formation d’un Etat allemand (trois ans après ce sera fait), mais c’est parce que cet Etat n’existe pas encore et que Wagner connaît la médiocrité et la petitesse des états existants (dont il fut victime) qu’il en appelle à cette République des Arts que pourrait être la nouvelle Allemagne, une Allemagne dont l’art et la poésie seraient les deux mamelles (et dont il serait le chantre), il y a probablement de cela dans son rapport à Louis II, mais l’histoire est cruelle : ce n’est pas la Bavière qui a fait l’Allemagne, mais la Prusse.
C’est donc un monde socialement et structurellement ordonné qui nous est présenté, y compris musicalement : au désordre et à la folie du deuxième acte succède le monde d’une cité musicalement et scéniquement organisée, la foule joyeuse compose cette ἐκκλησία (ekklèsia) d’un nouveau genre (que Wieland Wagner avait finement disposée en amphithéâtre), puis apparaît le défilé des corporations, c’est à dire l’exposé ordonné (c’est une succession de marches) de l’organisation sociale, unie autour de l’art, qui assiste à l’événement qui fédère, qui sanctionne la production et la création. Le concours en effet sanctionne : le mauvais est écarté, celui qui n’est pas en harmonie avec la cité, et le bon est récompensé, pour devenir Maître, c’est à dire (mais ce n’est que suggéré) membre du conseil des sages. Dans la Nuremberg de Wagner, on devient un « politique » par l’art, ce qui est bien le sens du discours final de Sachs, qui est un discours « politique », ce qu’avait bien montré Katharina Wagner à Bayreuth.
On a donc une succession de formes civiles et sociales qui sont aussi musicales et opératiques, chorales et individuelles, qui produisent l’exposé d’une totalité, où le chœur est déterminant, le choral, au sens « Bach » du terme, c’est à dire l’ensemble, la traduction musicale de l’assemblée des citoyens, car c’est bien là le rêve de Sachs (entre Sachs et Bach, seules quelques lettres de différence) que de proposer un choral qui donne son sens au monde civil, comme Bach est l’expression musicale du divin sur terre. Wagner se projette sans doute là, à travers Sachs, comme le Bach laïc. Il faut souligner par ailleurs le génie du texte de Wagner, d’abord par ce « silentium » latin qui fait taire la foule : le public de l’opéra notamment au XVIIIème était bruyant et peu concentré. Wagner a imposé à Bayreuth le noir en salle et le silence. Je vois dans ce « silentium » une invitation à une sorte de contemplation-concentration très récente à l’opéra : l’art impose le silence. Autre trait, le texte du chant de Beckmesser, similaire par la sonorité au chant de Walther, et au sens déglingué par le simple glissement de quelques lettres, variation presque imperceptiblement surréaliste sur la poésie où la créativité du texte de Beckmesser, pratiquement intraduisible, a pour nous un air de Perec, voire de Novarina et donc sonne comme presque innovant, mais qui indique pour Wagner l’essentialité du texte, et la nécessité de sa perception et d’un sens qui fasse corps avec la musique . Il faut confronter les vers de Beckmesser et ceux de Walther pour comprendre la créativité textuelle de Wagner qui est partout d’ailleurs dans le livret. En ce sens et bien plus qu’ailleurs, le texte conduit le bal.
Tout cela est assez lisible scéniquement: l’organisation et la disposition du choeur et de la foule répondent à un dispositif théâtral, « l’orchestra » antique au centre, où sont distribués les Maîtres, le candidat à l’épicentre et la foule disposée de manière concentrique et sur les « hauteurs ». Mais lorsque Walther chante, peu à peu et à mesure que la joie se communique, mais aussi par le refus de Walther, tout se mêle et les Maîtres ne sont plus distinguables de la foule: seul va apparaître Sachs, émergeant du désordre s’affirme la personnalité « politique ». Musicalement, Jordan réussit à maîtriser les différents moments, les masses, mais aussi l’accompagnement des individus avec précision et une vraie justesse, même si la sensibilité n’est pas malheureusement pas toujours au rendez-vous, ce qui dans cette œuvre m’apparaît un grand manque ; c’est en effet la musique qui est flamme d’humanité profonde, et qui ne cesse de contribuer à apaiser. En ce sens, cette musique est vibrante, elle est vibration de l’humain, et ici, malheureusement, elle se laisse écouter, mais elle ne pénètre jamais : elle ne s’anime pas, elle est trop lisse, trop policée, voire un peu superficielle. Elle ne laisse jamais voir derrière les yeux parce qu’elle ne tire pas leurs larmes.
Le chœur de l’opéra de Paris me semble avoir repris un coup de jeune et un beau relief depuis qu’il est aux mains de José Luis Basso : que ce soit dans Moses und Aron, dans La Damnation de Faust et maintenant dans Meistersinger, il montre à la fois vigueur, musicalité et surtout une belle capacité d’élocution déjà notée dans Schönberg, qui se confirme dans cette excellente et très spectaculaire prestation.
Autre élément de complexité, la distribution, qui est très équilibrée malgré l’écrasante présence de Sachs, l’un des rôles les plus inhumains du répertoire, par sa longueur et sa difficulté, un rôle où il ne faut pas seulement chanter, mais aussi parler, converser avec l’expressivité voulue, et qui est présent à peu près continûment sur scène. Tous les autres ont une partie d’une longueur à peu près équivalente, et Wagner réserve à chacun des moments essentiels. Prenons par exemple David, qui est souvent considéré comme secondaire : sa prestation au premier acte est importante, tout comme celle de Pogner.
A chaque acte, Beckmesser a un moment, Merker/marqueur au premier acte contre le jeune Walther, marqué au second acte par Sachs qui annonce la performance ratée du troisième acte, non pas d’ailleurs parce qu’il n’aurait pas de mémoire, mais parce que le texte de Walther supporte moins qu’un autre une musique inadéquate et qu’une musique « cadrée » par la règle comme celle composée par Beckmesser ne peut s’allier à un texte libéré comme celui de Walther : autrement dit, à une musique correspond un texte, et c’est le même poète qui en est à l’origine, règle d’or wagnérienne : Wagner dénonce directement la musique qui serait composée sur le livret d’un autre.
Gerald Finley est Sachs. On connaît les qualités de ce chanteur, qui est un pur chanteur « à texte », tant son élocution est claire, tant son expressivité est grande, tant son souci de chaque inflexion est marqué. C’est un Sachs liederiste, à la fois intimiste et intense, un Sachs résolu aussi. La mise en scène n’insiste pas sur une éventuelle ressemblance à Wagner, mais le fait dialoguer avec son buste (couronne de laurier). C’est bien la question de la création et de l’écriture qui est au centre du personnage voulu par Herheim (tant de fois il brandit ses feuilles de papier).
Finley a chanté le rôle dans l’écrin relativement enveloppant de Glyndebourne; dans celui développé de Bastille (on ne demandera pas ce qu’il en est de la sonorisation), c’est beaucoup plus difficile d’être « subtil ». Malgré une voix qui n’a pas la puissance d’autres Sachs, plus mate aussi, une voix plus baryton que basse, il a une telle science de la projection et de la parole que tout passe. Mais il fatigue un peu à la fin où son monologue n’est pas aussi réussi que le reste, la voix devient quelquefois un peu blanche, moins expressive, mais c’est broutilles par rapport à une très belle performance d’ensemble.
Le Beckmesser de Bo Skovhus est d’abord un personnage. C’est un acteur particulièrement à l’aise en scène, et très inventif. Le chanteur est moins impressionnant : la performance textuelle, c’est à dire l’expressivité dans la manière de dire le texte n’est pas toujours convaincante, alors que c’est pour Beckmesser un impératif catégorique. Le poème final doit être dit à la perfection, avec style, dans la perfection de l’élégance, d’une telle manière que par contraste l’absurdité ressorte immédiatement. Michael Volle à Bayreuth reste, avec Hermann Prey jadis, mon Beckmesser de prédilection pour cette raison. Mais Adrian Eröd, avec deux fois moins de puissance, est un étonnant sculpteur de paroles. Skovhus fait du Skovhus, et il n’entre pas dans ma galerie des grands Beckmesser, en dépit de toutes ses qualités.
Günther Groissböck est Veit Pogner. Il en a le poids, il en a la voix extraordinairement bien posée, profonde, humaine. Lui qui interprète si souvent les méchants a explosé dans Ochs, et il séduit dans Pogner. Sans contexte c’est la voix la plus sonore, la plus convaincante du plateau masculin ; pouvait-il d’ailleurs en être autrement ?
Le cas de Brandon Jovanovich est plus délicat. Voilà un chanteur qui fait depuis quelque temps figure de futur vedette du chant wagnérien, qu’on a vu çà et là en Europe avec un succès suffisant pour exciter la curiosité dans le rôle.
Le rôle de Walther dans cette mise en scène est un peu sacrifié, déjà Roberto Saccà à Salzbourg, avec une prestance physique moindre, était assez inexistant et personne à travers lui ne pouvait rêver au prince charmant. Brandon Jovanovich a la prestance et le physique, mais engoncé dans ses costumes à la Disney, affublé d’une perruque gominée, avec des gestes assez stéréotypés, il perd tout charisme. Est-ce la mise en scène qui l’efface à ce point ? Est-ce le chanteur qui n’irradie rien ? Le fait est que ce Walther n’existe pas.
Mais il n’existe pas non plus vocalement. On peut comprendre un soir de première un premier acte hésitant, des notes basses détimbrées, un manque total de projection. Mais dans les trois performances où il récite son poème, le chant n’a pas vraiment de ligne, ce qui pour Walther est problématique, les paroles sont dites sans âme, avec des moments très peu homogènes où la voix sort subitement avec une ligne parfaite et un volume de plus en plus assuré, puis disparaît. Les notes les plus aiguës sont resserrées : le timbre est agréable, mais la voix n’est pas puissante, les passages ne sont pas toujours négociés avec élégance, et cela reste désespérément plat : c’est un chant incolore, inodore et sans saveur. On a l’impression qu’il ne calcule jamais la distance, qu’il n’arrive pas à placer la voix avec la précision voulue, que c’est toujours trop ou pas assez. C’est une déception pour moi, car j’attendais mieux d’un chanteur qu’on m’avait vanté.
La Eva de Julia Kleiter n’a pas dans cette mise en scène le relief qu’elle avait à Berlin. Il est vrai aussi qu’entre une salle de 900 places (le Schiller Theater) et l’opéra Bastille de 2700 places, le rapport n’est pas le même ni le confort vocal pour une artiste dont le volume vocal n’est pas énorme. Julia Kleiter est d’abord une chanteuse sensible et intelligente, qui s’est polie au contact de Mozart. Qui dit intelligence dit expressivité, dit assurance dans la pose de voix, dans l’émission, dans la projection. Sans jamais pousser, toujours modulant, toujours colorant, elle chante. Et c’est toujours séduisant, toujours émouvant. Elle n’a pas la voix hypercontrôlée d’une Lucia Popp (mon Eva de l’île déserte), dont chaque note tirait des larmes, elle n’a pas l’énergie d’une Anja Harteros (mon Eva de l’île d’en face), mais elle a une puissance de séduction et une jeunesse, elle diffuse une émotion et une grâce qui en font une authentique Eva, apte à compléter mon archipel.
Toby Spence est une sorte d’éternel jeune homme. Il était déjà David à Paris en 2003, à Genève en 2006. Il est David, et il a toujours la même fraîcheur et la même spontanéité. Comme Julia Kleiter, c’est un chanteur intelligent qui fait avec ses moyens, qui sait poser sa voix, qui sait projeter avec une jolie technique et qui sait parfaitement ses limites. Je l’avais beaucoup apprécié en Titus à Munich avec Kirill Petrenko. Et c’était un junger Seemann d’une immense poésie dans Tristan à Bastille avec Salonen. Il est très vivant, très vrai, même si ce n’est pas mon meilleur David (Graham Clark reste gravé dans mon souvenir), et réunit des qualités de chanteur et d’acteur qui en font un David de très bon niveau.
Il est difficile de trouver une bonne Magdalene. C’est un rôle peu gratifiant, et qui n’intéresse pas beaucoup le public, mais qui doit néanmoins s’imposer notamment au premier acte et aussi durant le quintette. Wiebke Lehmkuhl y réussit, grâce à un joli timbre, une belle projection et une ligne de chant qui se remarque. Enfin dans la jungle des Maîtres, très corrects, signalons l’excellent Michael Kraus (Fritz Kothner) vu naguère dans Die Soldaten à Zurich et le Nachtwächter (Andreas Bauer), qu’on note, et qui est notable.
Au terme de ce long compte rendu, d’autant plus long qu’en écrivant me sont venues des idées, des voies d’analyse possibles, des souvenirs, qui témoignent du foisonnement et de l’ouverture de cette œuvre, mais aussi de son exigence, j’ai voulu essayer de faire toucher tout ce que le parti pris de mise en scène n’arrive pas à intégrer, et tout ce que le parti pris musical a un peu obéré. Bien sûr, je continue d’encourager les éventuels lecteurs à aller à l’Opéra Bastille voir cette production car l’occasion fait le larron, et découvrir Meistersinger à la scène est toujours riche de surprises, d’autant qu’au contraire d’autres œuvres wagnériennes à Paris, on a peu de références scéniques. Il reste des références musicales essentiellement discographiques. Mais pour moi, qui ai eu la chance d’en voir beaucoup et même de plus en plus tant j’aime à chaque fois un peu plus cette œuvre, cette production ne fait vraiment pas partie des productions référentielles, hélas. [wpsr_facebook]