OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG, de Richard WAGNER le 1er MARS 2016 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: STEFAN HERHEIM)

Le concours (Acte III) Beckmesser (Bo Skovhus) ©Vincent Pontet/ONP
Le concours (Acte III) Beckmesser (Bo Skovhus) ©Vincent Pontet/ONP

Voir compte rendu de cette production en août 2013 à Salzbourg

J’ai vu en 2013 ce spectacle au Festival de Salzbourg, dirigé par Daniele Gatti avec une distribution contrastée et des Wiener Philharmoniker pas au mieux de leur forme. La mise en scène de Stefan Herheim ne m’avait pas vraiment convaincu. Qu’en est-il après deux ans et demi ?

Je suis un grand admirateur de Stefan Herheim dont j’ai vu beaucoup de travaux, et que je considère comme l’un des metteurs en scène les plus inventifs de la génération actuelle : c’est même son Parsifal de Bayreuth qui m’a convaincu d’ouvrir ce blog, puisque c’est mon premier compte rendu, en août 2009. C’est dire avec quelle curiosité j’avais couru à Salzbourg.
J’ai déjà souvent écrit sur Die Meistersinger von Nürnberg, et sur la difficulté à laquelle se heurte le wagnérien non allemand, face à une œuvre qui malgré ses aspects séduisants et légers (pensez-donc, une comédie !) ne se livre pas facilement et constitue même un osso duro du wagnérisme. Cette difficulté, c’est le texte, c’est le discursif, c’est même la prééminence du texte sur la musique à laquelle elle doit se soumettre, et plus généralement, dirais-je, la prééminence du plateau que la musique accompagne, comme une musique de film, ou mieux de dessin animé. Il faut lire à cet effet la page de Philippe Jordan dans le programme de salle, que je partage entièrement.

La difficulté de cet opéra sied à une composition musicale qui suit pas à pas les inflexions du texte, sans jamais les précéder, mais en les colorant, par une foule de détails dans l’instrumentation dont le but n’est pas de faire des effets, mais d’illustrer le sens du texte. C’est une innovation extraordinaire, qui va avoir de larges conséquences sur la dramaturgie musicale du futur.
D’un autre côté, les parties orchestrales sont souvent lues au départ comme un peu grandiloquentes (ouverture, final) et donc superficielles alors qu’elles ont aussi inspiré le monde symphonique post-romantique, je pense notamment au dernier mouvement de la 5ème de Mahler, dont j’ai souvent parlé en écho à ce Wagner-là.
Tout cela pour dire que je considère  aujourd’hui (après cinquante ans d’écoute, puisque c’est à 12 ans que le virus Wagner m’a envahi) Die Meistersinger von Nürnberg comme l’opéra le plus passionnant de Wagner, un vrai puits sans fonds conceptuel, et sans doute musicalement le plus accompli et sûrement le plus novateur, même s’il m’a fallu beaucoup de temps pour l’apprécier totalement et résolument, au point d’essayer de ne jamais rater une production importante aujourd’hui.
Or, et c’est un paradoxe, ce chef d’œuvre absolu est rare sur les scènes non germanophones, ou même non allemandes si l’on compte que même à Vienne, si l’on en croit les archives en ligne, l’opéra créé à Munich en 1868 a été créé à Vienne en 1955 !!  Et à Paris,  c’est à février 1989 que remonte la dernière reprise (production de Herbert Wernicke), même si on l’a jouée en version de concert 3 fois en 2003 (direction James Conlon avec d’ailleurs déjà Toby Spence en David, et Anja Harteros en Eva…). C’est un sacré investissement pour les théâtres : énormité du chœur, nombreux rôles, et orchestre à faire travailler parce que l’œuvre étant rare, les musiciens des orchestres d’opéra non allemands la connaissent mal. Toutes raisons pour y renoncer.

Je pense que ces rappels sont essentiels pour comprendre que la Première d’une nouvelle production de Die Meistersinger von Nürnberg à Paris est un grand événement, il faut donc remercier (pour une fois) Nicolas Joel de l’avoir programmé, car ce projet est un projet Nicolas Joel, prévu la saison dernière et reculé d’un an…
Depuis 2013, j’ai vu trois productions : Otto Schenk au MET, un travail archéologique d’une exactitude photographique et un peu poussiéreuse aujourd’hui, Tobias Kratzer à Karlsruhe, une très brillante réflexion sur les aventures de la lecture de l’œuvre dans le contexte d’une école de chant dédiée à Wagner, qu’il faut aller voir dès que Karlsruhe en reprogrammera la reprise, et la magnifique production d’Andrea Moses, sur l’Allemagne et sur l’humanité allemande (au sens fort), qui était un pur chef d’œuvre elle aussi, cet automne à la Staatsoper de Berlin.
Par rapport à ces deux derniers travaux, Herheim a emprunté un chemin complètement différent. Alors qu’on aurait pu (Parsifal oblige) s’attendre à un travail sur la germanité, comme l’a fait aussi Kupfer à Zürich ou les artistes cités ci-dessus (car même Schenk travaille sur une imagerie traditionnelle qui installe dans les têtes une Allemagne gentille à géraniums et colombages), Herheim part de Wagner qui fait de Nuremberg l’univers clos d’une ville idéale dont l’Art est la raison d’exister, une république de Platon dont les artistes seraient les fers de lance, mais il en décale l’imagerie, en créant un univers à part, ni idéal ni utopique, mais référencé à l’enfance et aux films de Walt Disney, c’est à dire un univers tout aussi clos et détaché des contingences, qui permet en même temps toutes les libertés et les initiatives, dominé par l’idée de comédie, voire de comédie musicale.
Pour donner une logique à ce parti pris, Stefan Herheim en fait le rêve d’un Sachs-Wagner, pressuré par les affres de la création…des Meistersinger.  L’idée est intelligente, bien réalisée et filée, mais…l’œuvre est longue l’option ne tient pas la distance, notamment au deuxième acte et malgré les idées et le décor extraordinaires d’Heike Scheele.
Au troisième acte, on revient au monde réel, au monde des souvenirs, au monde des choix difficiles, des renonciations : le troisième acte, c’est celui doux amer où Strauss et Hoffmannsthal puiseront leur maréchale, c’est celui d’un quintette d’où ils tireront le trio final d’un Rosenkavalier, né ainsi au cœur des géraniums de Nuremberg. Mais si les renonciations marquent la fin de toutes les illusions du réel, elles sont aussi les marques qui suscitent la création poétique, qui marquent la fin des pères et le futur des fils. Sachs aide Walther à « tuer le père » pour être lui même, un Walther qui finit par songer aussi à « tuer » les Maîtres ou à les fuir, une option qu’avait embrassé jadis à Genève (Harteros/Vogt/Spence/Dohmen) la très belle mise en scène de Pierre Strosser. C’est peut être la fin des illusions humaines mais le début du poétique qui peut naître et se développer : c’est le sens d’un final carnavalesque particulièrement bien réglé, sorti de l’imagination de Sachs, qui peut enfin créer, pour transfigurer sa vie, ses souffrances et ses regrets.

Début Acte I, rideau, video, décor  ©Vincent Pontet/ONP
Début Acte I, rideau, video, décor ©Vincent Pontet/ONP

Incontestablement, ce travail est bien fait, magnifiquement réalisé techniquement, notamment le jeu de la vidéo initiale et la transformation de l’espace scénique en monde à la Gulliver, où le secrétaire est l’église, où les livres géants racontent les histoires géantes de la mythologie allemande (Des Knaben Wunderhorn), où l’armoire est l’échoppe de Sachs et le vaisselier la maison de Pogner.

Acte I sc I  ©Vincent Pontet/ONP
Acte I sc I ©Vincent Pontet/ONP

Mais voilà, à transposer l’histoire dans un univers différent, mais en la proposant telle quelle, elle semble perdre au passage quelque chose de sa séduisante complexité. L’option soutenue à bout de bras court le risque de tourner court : il est difficile tout ensemble de faire converger le rêve qui va précéder le processus créatif et faire naître l’œuvre, de construire un univers très spécifique partagé par le spectateur, qui est l’univers bon enfant (encore que les loups et les Chaperons rouges…) des contes de fées , de traiter la comédie et presque seulement la comédie, et de se contenter de semer quelques cailloux blancs pour élargir le propos : présence continue des livres, partout (les références intellectuelles et les sources !) présence du théâtre à travers la petite scène de guignol qui jamais ne change de proportions, présence d’un jeu de construction qui construit une Nuremberg d’enfant, et surtout fermée, à l’intérieur de murs, présence du monde de l’enfance comme référence idéale d’un jeu souriant, une sorte de Nuremberg maison de Poupée où tout le monde il est beau tout le monde il est gentil (comme la tentative de réconciliation, à l’initiative de Beckmesser que Sachs volontairement écarte, pour retourner dans la communauté).

Acte II  ©Vincent Pontet/ONP
Acte II ©Vincent Pontet/ONP

Tout cela colore d’une manière malgré tout uniforme et finit par décevoir car l’impression s’impose que l’inventivité s’épuise, chez un metteur en scène qui est habituellement une explosion permanente d’images et d’idées. C’est net au deuxième acte, languissant, où même la farandole des contes de Grimm, certes amusante, qui remplace le traditionnel charivari déçoit, et où il ne se passe pas grand chose, parce que le parti pris empêche évidemment Eva d’être (trop) provocante, Sachs trop amoureux, et fait de Walther une poupée de cire. Tout ce qu’il y a de désir, rentré ou non, de dépit, d’espoir, de provocation est sinon évité, du moins très allégé, à peine suggéré, tout comme d’ailleurs au dernier acte. Dans sa volonté de faire un travail sur la comédie, Herheim jette des signes, au lieu de montrer les petits drames des êtres. Signes dès le premier acte :  Walther charme par son chant la compagnie, comme le Glockenspiel dans Zauberflöte, mais aussi comme le chant d’Orphée, les maîtres se mettent à danser à la manière des ensembles de musical à l’américaine, et bien sûr Beckmesser prend peur : cette musique sans règles est dangereuse parce qu’elle a prise directe sur l’auditeur et qu’elle n’est plus médiatisée par les Maîtres. Autre signe à peine perceptible, le jeu d’Eva qui minaude auprès de Sachs au deuxième acte, signe encore le tiraillement physique de Sachs entre Walther et Eva au troisième ou signe enfin le portrait d’Eva dissimulé sous un linge au centre de la pièce.

Hans Sachs (Gerald Finley) et le portrait ©Vincent Pontet/ONP
Hans Sachs (Gerald Finley) et le portrait ©Vincent Pontet/ONP

Tout cela est dit, montré mais en même temps effleuré, fugué et jamais fouillé, tandis que du bon gros humour parsème la production, qui tombe souvent sur Beckmesser, qui fait des acrobaties pour marquer les fautes, qui met son texte dans son haut de chausses qui tombe. Paradoxalement, la pantomime du troisième acte où Beckmesser pénètre dans la maison de Sachs à son insu et où il cherche un texte, ne va pas assez loin pour mon goût : la musique de Wagner impose et commande les mouvements du personnage avec une exagération démonstrative. Dans la mise en scène, les mouvements effectués sur le plateau, restent trop timides et ne traduisent pas jusqu’à l’absurde l’exagération comique, comme la musique l’y invite : il faut là à mon avis mimer Gros-Minet cherchant Titi, car on est dans la pure caricature.

Merker (Bo Skovhus) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP
Merker (Bo Skovhus) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP

Beckmesser par son costume même est la caricature du rabat-joie : dans un monde incroyablement coloré, aux costumes chamarrés, seul Beckmesser est en noir : il représente ce monde réglé que Sachs voudrait casser, la frustration, mais aussi la Tartufferie ; c’est un peu la même opposition que construit Kasper Holten dans l’autre « Grosse Komische Oper » de Wagner, Das Liebesverbot isolant en noir le juge (ici c’est le noir du « Merker », sorte de juge aussi), le personnage de Friedrich dans un monde hyper coloré.

Je l’avais aussi remarqué à Salzbourg, si Herheim fait d’Eva un personnage naturel et frais, il fait de Walther une sorte de personnage gominé, avec une perruque blonde impossible, un prince charmant de contes de fées qui est être de cire ou figure figée. Je me suis demandé si Herheim aimait Walther…

Le concours (Acte III) Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP
Le concours (Acte III) Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP

Il faut souligner néanmoins la manière rigoureuse dont sont réglés les mouvements des foules, et des chœurs (la scène finale à ce titre est un modèle), même si je trouve que le final du deuxième acte est plutôt en retrait par rapport à ce qu’on pourrait attendre, malgré les interventions de Blanche Neige et de ses sept nains un peu lestes : bien sûr, Herheim nous montre des héros de contes passés au tamis de Bruno Bettelheim : le monde qui nous est montré est fantasmatique, et c’est un fantasme de poète, un fantasme à la fois échevelé et littéraire, mais j’aimerais encore plus de folie – la musique qu’on y entend est en-deçà du suffisant : c’est bien Sachs qui le dit : Wahn ! Wahn !, überall Wahn !.
Ainsi donc la mise en scène de Stefan Herheim est-elle claire dans ses intentions, et très bien réalisée. Herheim était inconnu à Paris et il a – chose rarissime – reçu une ovation en venant saluer, les applaudissements nourris couvrant très largement les rares hueurs, les imbéciles de service. Il reste que ce travail imaginatif n’a rien de la folie de certains autres spectacles qu’il a signés, ni surtout la profondeur : c’est quelquefois redondant, répétitif, d’autres fois simpliste, ailleurs ennuyeux, et cela ne reflète pas toutes les problématiques de l’œuvre, ni même les caractères qui restent trop esquissés et pas assez creusés, comme s’il voulait éviter la psychologie.
Malheureusement, musicalement, les choses restent également contrastées et discutables. J’ai écrit plus haut combien je partageais le texte signé par Philippe Jordan dans le programme de salle, que j’invite tout lecteur-spectateur à lire ou relire. Pourtant, le rendu musical et notamment orchestral ne correspond pas à ce qui est écrit dans ce texte.
Jordan a opté pour un travail musical non spectaculaire ni éclatant, au nom de ce que dans cet opéra la musique doit céder la place au texte. Mais du même coup, tout en gardant une vraie précision, on y perd en clarté et en transparence et on y perd surtout en vitalité, et en vie. L’acoustique de Bastille n’aide pas toujours d’ailleurs un travail de lecture orchestrale attentive de la part du spectateur. Certes, Jordan laisse au texte la prééminence, veillant à ne jamais couvrir les chanteurs, mais même s’il a beaucoup travaillé la diction, l’expression de certains laisse quelquefois à désirer, notamment pour mettre en valeur cet art de la conversation en musique qui est inventé ici (que Michael Volle à Zürich et Franz Hawlata à Bayreuth dominaient magistralement), qu’on entend au premier acte dans les discussions des Maîtres et pendant quasiment tout le deuxième acte et bonne partie du troisième. Il ne s’agit pas de donner la prééminence à ceci où cela, nous ne sommes pas dans un débat à la Capriccio, prima la musica ou prima le parole, il s’agit bien de Gesamtkunstwerk, où le texte et la musique se tressent dans un système d’échos et d’échanges où telle touche des bois va souligner tel élément ironique que le texte ne dit pas, où quelquefois note à note correspond à syllabe à syllabe, où ailleurs la musique remplit le silence, où le rythme est donné par le texte et la couleur par les notes : un travail de joaillerie de précision, qui rend si difficile l’œuvre, et en même temps si fascinante pour un chef : on comprend pourquoi Boulez regrettait de ne pas l’avoir dirigée. Le poème même de Wagner est souvent beaucoup plus riche que dans d’autres opéras, il est plein de jeux de mots, plein de ce « Witz » qui est fondamental dans l’œuvre, mais aussi plein de comparaisons très éclairantes : il suffit déjà d’entendre David expliquer à Walther le chant par la description des gestes de l’artisan, expliquant ainsi pourquoi chaque Maître représente une corporation, et donc que l’art est aussi produit par les gestes professionnels dans un contexte social, rendant à l’artisanat de la création des lettres de noblesse. Walther, aristocrate, ne peut comprendre exactement ce discours, lui qui puise son inspiration dans l’otium et l’imitation de la nature : débat entre fureur divine et laboratoire de la création. Ce débat demande à la fois une concentration sur un texte éminemment riche, et sur une musique en écho qui l’éclaire et le colore dans un note à note redoutable. C’est un peu cela qui m’a manqué dans les parties plus discursives : Jordan n’arrive pas à rendre cette dualité parce que la direction musicale reste souvent plate dans ces moments-là, faisant entendre des sons, mais pas toujours du sens.

Autre regret, un final du deuxième acte qui manque singulièrement d’éclat et de folie musicale, et qui manque presque d’une culture « italienne » qui était celle de Wagner (il connaissait son Spontini et son Rossini) qui est une culture du mouvement et du crescendo, et une culture de la mise en place d’un ensemble. C’est déjà pour moi clair dans le final du premier acte, avec les jeux d’oppositions entre Sachs et les maîtres et la montée du brouhaha, mais encore plus au deuxième où le crescendo imposé par la musique et l’augmentation progressive du son, devraient s’accompagner d’un travail plus acéré sur le rythme et la pulsion . C’est une scène très difficile car il faut une telle adéquation entre scène et fosse que peu réussissent.

Charivari Acte II, début ©Vincent Pontet/ONP
Charivari Acte II, début ©Vincent Pontet/ONP

Ma référence en la matière surprendra : c’est Horst Stein en fosse et Wolfgang Wagner en metteur en scène qui peut-être réussissaient le mieux l’harmonie mécanique de l’ensemble dans mon souvenir (Katharina Wagner avec ses chutes rythmées de chaussures n’était pas mal non plus, mais Sebastian Weigle ne suivait pas si bien).
Cette mécanique de précision redoutable vient évidemment des ensembles rossiniens où cependant chez Rossini elle est presque exclusivement musicale. Ici Wagner y ajoute la scène, et les dialogues entre les personnages qui s’entremêlent au chœur c’est à dire qu’il complexifie à plaisir la situation pour donner l’impression d’une innommable chienlit, en réalité parfaitement et géométriquement maîtrisée. Ici la scène va crescendo puisqu’on part de l’apparition d’un nain (qu’on prend d’abord pour un nain de jardin animé) puis on comprend que tout va se structurer autour des contes de fées, puis finir en orgie, ou plutôt en Saturnale à la mode de Grimm, comme un pendant délirant et nocturne de la belle fête diurne organisée du troisième acte. Or, si on entend le chœur, magnifique, on n’entend plus l’orchestre, presque noyé dans le bruit général, alors qu’il devrait scander l’ensemble, et organiser le rythme et musical et scénique. C’est très regrettable à un moment où tout devrait partir de là.

Acte III Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP
Acte III Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP

Le troisième acte m’est apparu le plus réussi musicalement. L’orchestre est plus présent, et notamment dans la dernière partie. Si le prélude (qu’il est difficile de rater tant la musique est sublime) est resté un peu froid et peu sensible, le quintette a été très réussi (grâce à des chanteurs très en place) et toute la scène finale, à cause du merveilleux agencement du chœur et aussi des idées de mise en scène, qui est presque un enchantement – il y a même un crocodile cher à Castorf.
Il eût fallu que ce niveau d’osmose fût continu dans la soirée.
La dernière scène des Meistersinger est très particulière dans son rapport à ce qui précède et elle marque une rupture : de l’intimité on passe au collectif, de l’aventure des individus on passe à l’aventure de l’art, de l’atelier de l’artiste on passe à la performance ; les points de vue changent et se structurent. Mahler évidemment dans la cinquième s’inspire de cette rupture dans son passage de l’adagietto au dernier mouvement et Wagner sans doute s’est souvenu du passage de l’ombre du cachot et de son isolement à la lumière du jour, du peuple et du monde dans Fidelio.
Ce passage de l’espace privé à celui de la « cité » est une illustration de l’idéal de République platonicienne des arts voulue par Wagner où le groupe reconnaît par admiration la prééminence du génie et où il n’y a pas de place pour le médiocre (qui devient “l’autre” et s’exclut de la communauté): telle est la Nuremberg rêvée, telle est la cité idéale, telle est aussi la cité dangereuse, celle qui va exclure.
C’est bien en ce sens d’ailleurs qu’il faut entendre à mon avis l’appel final de Sachs à l’Art allemand. Certes, on ne peut évacuer le contexte politique de formation d’un Etat allemand (trois ans après ce sera fait), mais c’est parce que cet Etat n’existe pas encore et que Wagner connaît la médiocrité et la petitesse des états existants (dont il fut victime) qu’il en appelle à cette République des Arts que pourrait être la nouvelle Allemagne, une Allemagne dont l’art et la poésie seraient les deux mamelles (et dont il serait le chantre), il y a probablement de cela dans son rapport à Louis II, mais l’histoire est cruelle :  ce n’est pas la Bavière qui a fait l’Allemagne, mais la Prusse.
C’est donc un monde socialement et structurellement ordonné qui nous est présenté, y compris musicalement : au désordre et à la folie du deuxième acte succède le monde d’une cité musicalement et scéniquement organisée, la foule joyeuse compose cette ἐκκλησία (ekklèsia) d’un nouveau genre (que Wieland Wagner avait finement disposée en amphithéâtre), puis apparaît le défilé des corporations, c’est à dire l’exposé ordonné (c’est une succession de marches) de l’organisation sociale, unie autour de l’art, qui assiste à l’événement qui fédère, qui sanctionne la production et la création. Le concours en effet sanctionne : le mauvais est écarté, celui qui n’est pas en harmonie avec la cité, et le bon est récompensé, pour devenir Maître, c’est à dire (mais ce n’est que suggéré) membre du conseil des sages. Dans la Nuremberg de Wagner, on devient un « politique » par l’art, ce qui est bien le sens du discours final de Sachs, qui est un discours « politique », ce qu’avait bien montré Katharina Wagner à Bayreuth.
On a donc une succession de formes civiles et sociales qui sont aussi musicales et opératiques, chorales et individuelles, qui produisent l’exposé d’une totalité, où le chœur est déterminant, le choral, au sens « Bach » du terme, c’est à dire l’ensemble, la traduction musicale de l’assemblée des citoyens, car c’est bien là le rêve de Sachs (entre Sachs et Bach, seules quelques lettres de différence) que de proposer un choral qui donne son sens au monde civil, comme Bach est l’expression musicale du divin sur terre. Wagner se projette sans doute là, à travers Sachs, comme le Bach laïc. Il faut souligner par ailleurs le génie du texte de Wagner, d’abord par ce « silentium » latin qui fait taire la foule : le public de l’opéra notamment au XVIIIème était bruyant et peu concentré. Wagner a imposé à Bayreuth le noir en salle et le silence. Je vois dans ce « silentium » une invitation à une sorte de contemplation-concentration très récente à l’opéra : l’art impose le silence. Autre trait, le texte du chant de Beckmesser, similaire par la sonorité au chant de Walther, et au sens déglingué par le simple glissement de quelques lettres, variation presque imperceptiblement surréaliste sur la poésie où la créativité du texte de Beckmesser, pratiquement intraduisible, a pour nous un air de Perec, voire de Novarina et donc sonne comme presque innovant, mais qui indique pour Wagner l’essentialité du texte, et la nécessité de sa perception et d’un sens qui fasse corps avec la musique . Il faut confronter les vers de Beckmesser et ceux de Walther pour comprendre la créativité textuelle de Wagner qui est partout d’ailleurs dans le livret. En ce sens et bien plus qu’ailleurs, le texte conduit le bal.
Tout cela est assez lisible scéniquement: l’organisation et la disposition du choeur et de la foule répondent à un dispositif théâtral, “l’orchestra” antique au centre, où sont distribués   les Maîtres, le candidat à l’épicentre et la foule disposée de manière concentrique et sur les “hauteurs”. Mais lorsque Walther chante, peu à peu et à mesure que la joie se communique, mais aussi par le refus de Walther, tout se mêle et les Maîtres ne sont plus distinguables de la foule: seul va apparaître Sachs, émergeant du désordre s’affirme la personnalité “politique”. Musicalement, Jordan réussit à maîtriser les différents moments, les masses, mais aussi l’accompagnement des individus avec précision et une vraie justesse, même si la sensibilité n’est pas malheureusement pas toujours au rendez-vous, ce qui dans cette œuvre m’apparaît un grand manque ; c’est en effet la musique qui est flamme d’humanité profonde, et qui ne cesse de contribuer à apaiser. En ce sens, cette musique est vibrante, elle est vibration de l’humain, et ici, malheureusement, elle se laisse écouter, mais elle ne pénètre jamais : elle ne s’anime pas, elle est trop lisse, trop policée, voire un peu superficielle. Elle ne laisse jamais voir derrière les yeux parce qu’elle ne tire pas leurs larmes.
Le chœur de l’opéra de Paris me semble avoir repris un coup de jeune et un beau relief depuis qu’il est aux mains de José Luis Basso : que ce soit dans Moses und Aron, dans La Damnation de Faust et maintenant dans Meistersinger, il montre à la fois vigueur, musicalité et surtout une belle capacité d’élocution déjà notée dans Schönberg, qui se confirme dans cette excellente et très spectaculaire prestation.
Autre élément de complexité, la distribution, qui est très équilibrée malgré l’écrasante présence de Sachs, l’un des rôles les plus inhumains du répertoire, par sa longueur et sa difficulté, un rôle où il ne faut pas seulement chanter, mais aussi parler, converser avec l’expressivité voulue, et qui est présent à peu près continûment sur scène. Tous les autres ont une partie d’une longueur à peu près équivalente, et Wagner réserve à chacun des moments essentiels. Prenons par exemple David, qui est souvent considéré comme secondaire : sa prestation au premier acte est importante, tout comme celle de Pogner.
A chaque acte, Beckmesser a un moment, Merker/marqueur au premier acte contre le jeune Walther, marqué au second acte par Sachs qui annonce la performance ratée du troisième acte, non pas d’ailleurs parce qu’il n’aurait pas de mémoire, mais parce que le texte de Walther supporte moins qu’un autre une musique inadéquate et qu’une musique « cadrée » par la règle comme celle composée par Beckmesser ne peut s’allier à un texte libéré comme celui de Walther : autrement dit, à une musique correspond un texte, et c’est le même poète qui en est à l’origine, règle d’or wagnérienne : Wagner dénonce directement la musique qui serait composée sur le livret d’un autre.
Gerald Finley est Sachs. On connaît les qualités de ce chanteur, qui est un pur chanteur « à texte », tant son élocution est claire, tant son expressivité est grande, tant son souci de chaque inflexion est marqué. C’est un Sachs liederiste, à la fois intimiste et intense, un Sachs résolu aussi. La mise en scène n’insiste pas sur une éventuelle ressemblance à Wagner, mais le fait dialoguer avec son buste (couronne de laurier). C’est bien la question de la création et de l’écriture qui est au centre du personnage voulu par Herheim (tant de fois il brandit ses feuilles de papier).

Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP
Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP

Finley a chanté le rôle dans l’écrin relativement enveloppant de Glyndebourne; dans celui développé de Bastille (on ne demandera pas ce qu’il en est de la sonorisation), c’est beaucoup plus difficile d’être « subtil ». Malgré une voix qui n’a pas la puissance d’autres Sachs, plus mate aussi, une voix plus baryton que basse, il a une telle science de la projection et de la parole que tout passe. Mais il fatigue un peu à la fin où son monologue n’est pas aussi réussi que le reste, la voix devient quelquefois un peu blanche, moins expressive, mais c’est broutilles par rapport à une très belle performance d’ensemble.
Le Beckmesser de Bo Skovhus est d’abord un personnage. C’est un acteur particulièrement à l’aise en scène, et très inventif. Le chanteur est moins impressionnant : la performance textuelle, c’est à dire l’expressivité dans la manière de dire le texte n’est pas toujours convaincante, alors que c’est pour Beckmesser un impératif catégorique. Le poème final doit être dit à la perfection, avec style, dans la perfection de l’élégance, d’une telle manière que par contraste l’absurdité ressorte immédiatement. Michael Volle à Bayreuth reste, avec Hermann Prey jadis, mon Beckmesser de prédilection pour cette raison. Mais Adrian Eröd, avec deux fois moins de puissance, est un étonnant sculpteur de paroles. Skovhus fait du Skovhus, et il n’entre pas dans ma galerie des grands Beckmesser, en dépit de toutes ses qualités.
Günther Groissböck est Veit Pogner. Il en a le poids, il en a la voix extraordinairement bien posée, profonde, humaine. Lui qui interprète si souvent les méchants a explosé dans Ochs, et il séduit dans Pogner. Sans contexte c’est la voix la plus sonore, la plus convaincante du plateau masculin ; pouvait-il d’ailleurs en être autrement ?

Eva (Julia Kleiter) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP
Eva (Julia Kleiter) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP

Le cas de Brandon Jovanovich est plus délicat. Voilà un chanteur qui fait depuis quelque temps figure de futur vedette du chant wagnérien, qu’on a vu çà et là en Europe avec un succès suffisant pour exciter la curiosité dans le rôle.
Le rôle de Walther dans cette mise en scène est un peu sacrifié, déjà Roberto Saccà à Salzbourg, avec une prestance physique moindre, était assez inexistant et personne à travers lui ne pouvait rêver au prince charmant. Brandon Jovanovich a la prestance et le physique, mais engoncé dans ses costumes à la Disney, affublé d’une perruque gominée, avec des gestes assez stéréotypés, il perd tout charisme. Est-ce la mise en scène qui l’efface à ce point ? Est-ce le chanteur qui n’irradie rien ? Le fait est que ce Walther n’existe pas.
Mais il n’existe pas non plus vocalement. On peut comprendre un soir de première un premier acte hésitant, des notes basses détimbrées, un manque total de projection. Mais dans les trois performances où il récite son poème, le chant n’a pas vraiment de ligne, ce qui pour Walther est problématique, les paroles sont dites sans âme, avec des moments très peu homogènes où la voix sort subitement avec une ligne parfaite et un volume de plus en plus assuré, puis disparaît. Les notes les plus aiguës sont resserrées : le timbre est agréable, mais la voix n’est pas puissante, les passages ne sont pas toujours négociés avec élégance, et cela reste désespérément plat : c’est un chant incolore, inodore et sans saveur. On a l’impression qu’il ne calcule jamais la distance, qu’il n’arrive pas à placer la voix avec la précision voulue, que c’est toujours trop ou pas assez. C’est une déception pour moi, car j’attendais mieux d’un chanteur qu’on m’avait vanté.

Magdalene (Wiebke Lehmkuhl) Eva (Julia Kleiter) ©Vincent Pontet/ONP
Magdalene (Wiebke Lehmkuhl) Eva (Julia Kleiter) ©Vincent Pontet/ONP

La Eva de Julia Kleiter n’a pas dans cette mise en scène le relief qu’elle avait à Berlin. Il est vrai aussi qu’entre une salle de 900 places (le Schiller Theater) et l’opéra Bastille de 2700 places, le rapport n’est pas le même ni le confort vocal pour une artiste dont le volume vocal n’est pas énorme. Julia Kleiter est d’abord une chanteuse sensible et intelligente, qui s’est polie au contact de Mozart. Qui dit intelligence dit expressivité, dit assurance dans la pose de voix, dans l’émission, dans la projection. Sans jamais pousser, toujours modulant, toujours colorant, elle chante. Et c’est toujours séduisant, toujours émouvant. Elle n’a pas la voix hypercontrôlée d’une Lucia Popp (mon Eva de l’île déserte), dont chaque note tirait des larmes, elle n’a pas l’énergie d’une Anja Harteros (mon Eva de l’île d’en face), mais elle a une puissance de séduction et une jeunesse, elle diffuse une émotion et une grâce qui en font une authentique Eva, apte à compléter mon archipel.
Toby Spence est une sorte d’éternel jeune homme. Il était déjà David à Paris en 2003, à Genève en 2006. Il est David, et il a toujours la même fraîcheur et la même spontanéité. Comme Julia Kleiter, c’est un chanteur intelligent qui fait avec ses moyens, qui sait poser sa voix, qui sait projeter avec une jolie technique et qui sait parfaitement ses limites. Je l’avais beaucoup apprécié en Titus à Munich avec Kirill Petrenko. Et c’était un junger Seemann d’une immense poésie dans Tristan à Bastille avec Salonen. Il est très vivant, très vrai, même si ce n’est pas mon meilleur David (Graham Clark reste gravé dans mon souvenir), et réunit des qualités de chanteur et d’acteur qui en font un David de très bon niveau.

Il est difficile de trouver une bonne Magdalene. C’est un rôle peu gratifiant, et qui n’intéresse pas beaucoup le public, mais qui doit néanmoins s’imposer notamment au premier acte et aussi durant le quintette. Wiebke Lehmkuhl y réussit, grâce à un joli timbre, une belle projection et une ligne de chant qui se remarque. Enfin dans la jungle des Maîtres, très corrects, signalons l’excellent Michael Kraus (Fritz Kothner) vu naguère dans Die Soldaten à Zurich et le Nachtwächter (Andreas Bauer), qu’on note, et qui est notable.

Au terme de ce long compte rendu, d’autant plus long qu’en écrivant me sont venues des idées, des voies d’analyse possibles, des souvenirs, qui témoignent du foisonnement et de l’ouverture de cette œuvre, mais aussi de son exigence, j’ai voulu essayer de faire toucher tout ce que le parti pris de mise en scène n’arrive pas à intégrer, et tout ce que le parti pris musical a un peu obéré. Bien sûr, je continue d’encourager les éventuels lecteurs à aller à l’Opéra Bastille voir cette production car l’occasion fait le larron, et découvrir Meistersinger à la scène est toujours riche de surprises, d’autant qu’au contraire d’autres œuvres wagnériennes à Paris, on a peu de références scéniques. Il reste des références musicales essentiellement discographiques. Mais pour moi, qui ai eu la chance d’en voir beaucoup et même de plus en plus tant j’aime à chaque fois un peu plus cette œuvre, cette production ne fait vraiment pas partie des productions référentielles, hélas. [wpsr_facebook]

Les Maîtres ©Vincent Pontet/ONP
Les Maîtres ©Vincent Pontet/ONP

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2015-2016: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER, le 11 OCTOBRE 2015 (Dir.mis: Daniel BARENBOIM; Ms en scène Andrea MOSES)

"Barouf" de l'acte II ©Bernd Uhlig
“Barouf” de l’acte II ©Bernd Uhlig

L’Orchestre est prêt, scène ouverte, le chœur s’installe, les Maîtres aussi, tous venus de la salle, on bavarde, on se salue, on s’assoie. On fait silence. Puis au milieu de la scène arrive une dame avec un micro, on se dit : « Aïe ! l’annonce d’un malade… » Mais la dame nous rassure tout de suite en disant que tout le monde est en forme.
Elle vient nous dire simplement qu’après la représentation, le personnel de l’opéra sera aux portes pour recueillir ce que voudront bien verser les spectateurs pour les réfugiés arrivés à Berlin, de manière à résoudre au plus vite les questions pratiques et logistiques, l’argent liquide ira directement à une des associations berlinoises en charge du problème.

On croit rêver.

On croit rêver… et pourtant, cette manière de faire est implicitement cohérente avec la mise en scène de ces Meistersinger d’Andrea Moses, qui, en quelque sorte, fait le point sur l’Allemagne d’aujourd’hui et l’identité allemande.

Acte I Meistersinger ©Bernd Uhlig
Acte I Meistersinger ©Bernd Uhlig

Je trouve toujours plus que Die Meistersinger von Nürnberg est l’opéra le plus beau, le plus intéressant et le plus profond de Wagner. Je sais pourtant que beaucoup de wagnériens non allemands ont des difficultés avec cette œuvre. Moi même je n’y suis pas facilement entré. Mais quand tombent les blocages, quel univers fascinant ! Voilà une œuvre complexe, qui fut une sorte de modèle, dont on retrouve trace(s) aussi bien dans le Falstaff de Verdi que dans la Cinquième de Mahler, qui cumule les questions, celle du propos, d’abord, qui n’est pas si évident, celle de la réception ensuite, puisqu’elle a été ballotée entre la comédie pour distraire le bon bourgeois bavarois, et le symbole de l’identité allemande, glorifiée par les nazis pour devenir la seule œuvre possible à Bayreuth pendant la deuxième guerre mondiale, c’est elle enfin, en 1956, qui a été complètement nettoyée des scories brunes par Wieland Wagner à Bayreuth.
L’histoire de l’œuvre dans les 50 dernières années à Bayreuth est intéressante à rappeler pour comprendre l’importance de ce qu’Andrea Moses veut transmettre. Dernière œuvre « autorisée » par l’oncle Wolf à Bayreuth et jouée jusqu’en 1944, elle fut la seule des productions du Festival 1951 à ne pas subir le nettoyage par le vide wielandien. Il attendit 1956 et ce fut un scandale énorme, puis en 1963 il en « externalisa » la problématique chez Shakespeare dans un décor très inspiré du Théâtre du Globe essayant alors de « dégermaniser » la question. Une mise en scène qui dura peu, puisque dès 1968, après la mort de son frère, Wolfgang en proposa une vision assez traditionnelle, reprise avec de menues variantes jusqu’en 1996 et au seuil des années 2000. En gardant la main sur l’œuvre, Wolfgang donnait en quelque sorte un gage à ce public de Bayreuth qui ne digérait pas le Regietheater entré dans le temple wagnérien dans les années 70, et l’œuvre très populaire auprès de ce public (elle a même un public très spécifique) n’était ainsi pas remise en cause dans son aspect disons…folklorique. Un deal en quelque sorte.

Katharina Wagner osa affronter la discussion sur une œuvre que Bayreuth avait traité de manière ambiguë et qui continuait de traîner son image un peu délétère. Elle fit de Sachs un libéral qui vire au conservateur puis au dictateur : son discours final devenant clairement un discours hitlérien. Il faut se souvenir de l’excellent Hawlata mimant Adolf avec ses mouvements de main nerveux, entouré de statues à la Arno Breker, et Walther entre du même coup dans le rang dans un conformisme désolant. Et elle fit au contraire de Beckmesser une image d’ouverture et d’innovation. C’étaient des Maîtres « cul par dessus tête ».
En 2017, pour la première fois depuis 1956, une mise en scène des Maîtres à Bayreuth échappera à un Wagner, puisqu’elle est confiée à Barrie Kosky.
Daniel Barenboim, après une petite vingtaine d’années de présence à Bayreuth, a installé à Berlin un pôle wagnérien particulièrement médiatisé : Festival annuel, et productions très discutées ces dernières années : le Tannhäuser de Sasha Waltz puis le Parsifal de Tcherniakov ont installé définitivement la Staatsoper de Berlin et permis de rivaliser avec Munich et Bayreuth sur les exécutions wagnériennes de référence : Guy Cassiers (pour le Ring), Dmitri Tcherniakov et Sasha Waltz sont évidemment des noms qui comptent dans le monde théâtral.
Avec Andrea Moses, l’Opéra d’Etat de Berlin a fait appel à un metteur en scène moins en vue, originaire de Dresde (en ces temps de Pegida, ça compte) une jeune femme (il n’y en a pas trop dans le monde des metteurs en scène) qui affronte le plus tudesque des opéras.
Andrea Moses pose justement la question de l’Allemagne, très nette, très affichée (drapeau géant présent en permanence, dans lequel s’enroulent Eva et Waltehr au deuxième acte, délicieuse cachette pour amants, ballons aux couleurs germaniques, insignes des maîtres aux trois couleurs etc.). Et elle réussit le prodige de ne pas en faire un manifeste nationaliste, parce qu’elle pose la question de l’œuvre en lui permettant de se dérouler telle quelle dans une Allemagne apaisée, faisant de Nuremberg non pas la ville folklorique traditionnelle, mais une image de ville moderne qui reflète une Allemagne du jour, où Sachs cultive son cannabis sur le toit, et où les bagarres naissent des oppositions de supporters d’équipes de foot comme au deuxième acte, une Nuremberg très berlinisée qui abrite des punks berlinois. Même chez Wagner d’ailleurs, Nuremberg n’est pas la ville de Nuremberg, hic et nunc, mais un univers presque abstrait où art et artisanat se parlent, un monde où la discussion esthétique est quotidienne, une sorte de République platonicienne dont poètes et musiciens seraient les Maîtres.
Trois points frappent dans ce travail :

  • d’abord, le retour de la farce, du « Witz », la première scène dans l’église où Walther caresse le dos nu d’Eva est à la fois hardie et désopilante, Hans Schwarz (Franz Mazura, 91 ans bien portés !), qui ne cesse d’avaler ses pilules en se faisant encore plus vieux qu’il n’est, David malmené par ses copains, un groupe de Punks un peu agités, on rit beaucoup, on sourit souvent.
  • Ensuite, la scrupuleuse obéissance au livret, en le faisant aller au fond des choses, en installant Sachs dans son personnage de poète intellectuel (une bibliothèque riche en livres variés, comme on le voit au début du troisième acte) et notamment en révélant l’ambiguïté d’Eva, et son jeu entre Sachs et Walther (c’est presque d’ailleurs un topos de l’œuvre aujourd’hui) : même transposée, on reconnaît toute la trame.

    Acte III: Sachs (Wolfgang Koch) , Eva (Julia Kleiter) Walther (Klaus Florian Vogt) ©Bernd Uhlig
    Acte III: Sachs (Wolfgang Koch) , Eva (Julia Kleiter) Walther (Klaus Florian Vogt) ©Bernd Uhlig
  • Enfin, cette transposition moderne est plus subtile qu’il n’y paraît : l’affichage du panneau des sponsors comme lors des conférences de presse des entraîneurs au foot ou en formule 1, la présence lors de la Festwiese de délégués d’un Etat du Golfe, à qui on explique le déroulé, sans doute parce qu’ils sont des financeurs potentiels, les néons des toits de Nuremberg qui indiquent Sachs, ou Pogner comme autant de firmes qui cherchent à se vendre, sont des indices des intentions de la mise en scène : ces Maîtres d’aujourd’hui construisent une reconstitution « marketing » de l’histoire des Maîtres Chanteurs, cherchant sans doute un sponsor pour financer l’opération « Meisterfest » comme il y a l’Oktoberfest, et cherchant à affirmer une identité plus festive qu’idéologique, avec les qualités et les défauts du modernisme ambiant.
    Acte I ©Bernd Uhlig
    Acte I Sachs sur fond de sponsors©Bernd Uhlig

    Et du même coup on comprend évidemment pourquoi on sort le fauteuil de Sänger (« der Sänger sitzt ») sous une housse de plastique transparent, tout comme l’établi de Sachs, comme des objets sortis du grenier, reliques d’une époque disparue qu’on essaie de faire revivre plus ou moins artificiellement , on comprend aussi pourquoi les fauteuils des maîtres au premier acte sont des meubles dépareillés comme sortis du même grenier: nous sommes dans une représentation de « théâtre dans le théâtre ». Je dis « nous », parce que nous, spectateurs à Berlin, sommes évidemment part de la représentation, comme le montre l’accrochage des ballons tricolores sur scène et dans la salle, comme le montre la première image où chœur et spectateurs se font face avec la fosse au milieu pour écouter religieusement l’ouverture, et comme le montre l’image (quasi) finale du Palais impérial de Berlin, fond de scène bien peu nurembergeois, mais allusion claire au débat historique de la reconstitution d’un Palais impérial qui perdit sens et fonction à la chute de l’Empire, et donc à la question de l’Allemagne et de sa mémoire, voire de sa relation à l’histoire. Un texte du programme en souligne d’ailleurs l’absurdité.
    Aussi, quand l’effigie du Palais disparaît au profit de celle d’une sorte de prairie idéale et apaisée, une vraie « Festwiese » débarrassée de tout symbole politique, et que tous se tournent vers elle, alors, l’Allemagne unie autour de l’art et de la nature, apparaît, une Allemagne illuministe qu’on veut éternelle, et dont ces Meistersinger se veulent le nouvel emblème. Débats esthétiques, débats médiévaux, débats d’aujourd’hui et surtout débats allemands, voilà l’idée qui nous est proposée.

Acte III sur fond de palais ©Bernd Uhlig
Acte III sur fond de palais ©Bernd Uhlig

L’histoire est donc racontée avec distance, avec un regard à la fois tolérant, mais tout de même acéré, qui affiche l’aujourd’hui des sponsors, y compris les plus incongrus, et l’aujourd’hui d’une communauté diverse, pas forcément unie, mais disponible. On croise donc aussi bien un juif orthodoxe un peu ahuri par la bagarre du deuxième acte que des financeurs du golfe, des supporters de foot (un peu hooligans), des nostalgiques de l’Empire qui agitent le drapeau noir/blanc/rouge rétabli par les nazis qu’on fait bien vite taire, et des maîtres qui sont d’authentiques maîtres chanteurs historiques, Siegfried Jerusalem, Rainer Goldberg, Olaf Bär, Graham Clark, Franz Mazura (91 ans) qui chantèrent chacun jadis un des grands rôles de l’opéra et qui furent à un moment symbole d’une identité ouverte (tous ne sont pas allemands) et unie autour de la musique.
Jeu subtil entre représentation et réalité, et représentation de la réalité, l’opéra utilise la salle et les spectateurs comme des spectateurs de Maîtres lointains et proches, qui concernent directement un public allemand et une Allemagne sans doute assez sûre d’elle pour lier de nouveau cette œuvre à un discours identitaire certes, mais jamais dominateur.
Du même coup, ces Meistersinger ont une saveur nouvelle : ils disent la grandeur de l’Allemagne du jour, avec ses qualités et ses défauts, avec sa diversité et ses problèmes, sans se poser le satané problème identitaire qui empoisonne inutilement et stupidement ce type de discours en Allemagne et ailleurs. Si Die Meistersinger von Nürnberg apparaît comme une manière d’opéra national, ce ne fut jamais un opéra nationaliste, sauf dans les fantasmes des âmes nazifiées. Que Daniel Barenboim conduise le bal est évidemment un gage, compte tenu des opinions qu’il a toujours affichées, de son ouverture et il faut bien le dire, de son courage, et bien entendu, de sa propre identité d’israélo-argentin au passeport palestinien vivant à Berlin.
Ainsi, la quête pour les réfugiés (qui apprend-on par un tweet, a recueilli 11000 €) prend-elle place légitimement dans une soirée qui célèbre une autre Allemagne que celle des clichés ou des peurs brunes.

À une mise en scène aussi réussie et aussi profonde correspond un travail musical exceptionnel, qui associe solistes, troupes, chœur et orchestre. Daniel Barenboim, dans une salle de 900 places (au merveilleux rapport scène salle, il faut le souligner), et pour une œuvre aussi monumentale, réussit à équilibrer les volumes au point qu’aucun chanteur n’est jamais couvert, qu’on entend tout, avec un vrai souci du texte, qui est dans cet opéra un élément fondamental, dont on ne peut jamais faire abstraction, tant il y a entre texte et musique une sorte de complicité, de systèmes d’échos, de précisions qui font que l’un est toujours tributaire de l’autre. C’est d’ailleurs le problème pour les spectateurs non germanophones ou non allemands, qui n’arrivent pas toujours à rentrer dans ce texte et ses jeux permanents sur tel ou tel mot, auquel répond une musique construite en fonction et de la lettre et du sens du texte, sans doute portée ici à sa perfection parce qu’elle sonne en même temps intime et collective. Intime… j’ose ici un mot qu’on n’associe pas toujours aux Meistersinger von Nürnberg, mais qui correspond parfaitement à l’une des couleurs de cet opéra- et qui en fait la complexité : Die Meistersinger est un opéra intimiste qui fouille les dédales de l’âme de Sachs, à la fois Tristan et Roi Marke, inventeur et créateur encore plein de ressources, et individu aimant au seuil de la vieillesse, qui se pose en permanence la question de l’être et de l’avoir été, intellectuel et artisan, à la fois citoyen et anti-système, qui raconte ici l’histoire de sa renonciation.
Ainsi la direction de Daniel Barenboim, d’une clarté exemplaire, est peut-être l’une de ses plus grandes réussites, parce que même dans les parties les plus spectaculaires (ouverture, chœurs, final), elle n’est jamais cabotine ou démonstratrice (ce qu’on lui reproche souvent), elle est toute faite de subtilité, de raffinements, de poésie et n’exagère rien dans un dialogue exemplaire entre intimisme et ensemble, entre musique de chambre (oui, vous avez bien lu) et symphonisme : la Staatskapelle Berlin le seconde dans ce propos de manière exemplaire : pas une scorie, des parties solistes à faire rêver (les violoncelles, les bois à se damner), et l’orchestre à lui seul construit cet univers idéal qu’on perçoit sur scène et qui fait que le spectateur sort toujours e heureux et en paix après avoir entendu cette œuvre.

Meistersinger ©Bernd Uhlig
Meistersinger (au premier plan, Franz Matura et Olaf Bär)  ©Bernd Uhlig

Car sur scène, il y a d’abord une équipe, une troupe, un ensemble dont la cohésion est visible. Il est clair que les chanteurs ont tous pris plaisir à un travail qui va sans doute devenir une grande référence dans l’histoire de la production de l’œuvre.

Die Meistersinger ! ©Bernd Uhlig
Die Meistersinger ! ©Bernd Uhlig

Les Maîtres d’abord : certes, la distribution des Meistersinger est toujours difficile pour un théâtre notamment à cause de ces 12 maîtres qui ne sont pas des rôles de complément (c’est un peu le même problème pour les Walkyries). La Staatsoper de Berlin a résolu le problème en distribuant huit des douze maîtres à des maîtres du chant, des Maîtres-Chanteurs authentiques d’hier ou d ‘aujourd’hui : aujourd’hui pour les rôles principaux Sachs (Wolfgang Koch), Pogner (Kwangchul Youn), Beckmesser (Markus Werba), mais aussi Kurt Vogelgesang (Graham Clark, qui fut un David merveilleux), Balthasar Zorn (Siegfried Jerusalem, ci-devant Walther, mais aussi Tristan, mais aussi Siegfried, mais aussi Lohengrin, mais aussi Parsifal , mais aussi Siegmund, mais aussi Loge, mais aussi Froh), Ulrich Eisslinger (Reiner Goldberg, un des ténors wagnériens qui réveilla tant d’espoirs au moment où l’on était en panne de ténors et qui fut à Bayreuth Erik, Tannhäuser, Siegfried, et naturellement Walther) , Hans Schwarz (Franz Mazura, une des basses wagnériennes les plus importantes qui chanta à Bayreuth de 1971 à 1995) et le Hans Foltz d’Olaf Bär (considéré en son temps comme le successeur de Dietrich Fischer Dieskau, un des maître du Lied et de la musique sacrée jusqu’au début des années 90 et qui chanta Günther et Donner à Bayreuth). Au-delà de l’émotion de voir ici réunies des gloires du chant wagnérien, l’idée de les réunir dans une œuvre aussi emblématique de l’éducation musicale et de l’éducation au chant est vraiment un vrai coup « de maître ».
Particulièrement « réaliste », la mise en scène assigne à chacun une part du jeu, focalise tour à tour l’action, notamment sur le vétéran Mazura, toujours au premier plan, chacun a quelque chose à faire, avec une précision dans le jeu d’acteur qui rappelle le travail de Frank Castorf, et qui ne démentit jamais Wagner quand il définit ce qui est imposé au chanteur dans Die Meistersinger von Nürnberg en matière de diction et de fluidité des dialogues. Il y a dans ce travail presque « choral » au sens « Bachien » du terme, presque fugué au sensF du terme (combien le Falstaff de Verdi se souvient de ces Meistersinger…), quelque chose d’une ciselure prodigieuse, d’un travail de joaillerie qu’un artisan-maître de Nuremberg ne pourrait démentir.
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Nachtwächter ©Bernd Uhlig
Nachtwächter ©Bernd Uhlig

utre exemple de joaillerie dans la mise en scène, le Nachwächter de Jan Martinik de bonne facture, habillé en pasteur, que personne de craint plus, qui veille au salut des âmes –Seelenwächter plus que Nachtwächter-, bientôt victime lui-même des baruffe du final de l’acte II, dans une Allemagne qui n’a pas peur des transgressions.
Évidemment, les grand solistes ne démentent en rien l’observation de ce travail global des maîtres, à commencer par le Veit Pogner de Kwangchul Youn, à la voix toujours sonore, plus vivant et plus coloré que d’habitude, avec un chant à la fois net, à la diction impeccable et à la couleur bon enfant.

Acte II:  Sachs et Beckmesser ©Bernd Uhlig
Acte II: Sachs et Beckmesser ©Bernd Uhlig

Le Beckmesser de Markus Werba est sans doute scéniquement remarquable, jamais caricatural, ni exagéré, mais un peu décalé par son côté « professeur » tiré à quatre épingle, une sorte de Topaze un peu has been, et peu sûr de lui, qui essaie de se glisser dans les habits voulus « au sens propre », puisqu’il est vêtu d’habits médiévaux au deuxième acte pour chanter sa romance  (costumes d’Adriana Braga-Peretzki, qui a fait aussi les costumes du Ring de Castorf à Bayreuth); des habits qui rappellent un peu, de loin, le Mezzetin de Watteau, dans une atmosphère de « fête galante » très anachronique par rapport à l’ambiance voulue par cette mise en scène et qui souligne à plaisir l’anachronisme du personnage. Sans vouloir à tous prix établir des liens, soulignons quand même que Verlaine publie ses Fêtes Galantes en 1869, soit un an après la création des Meistersinger. Ce Beckmesser est ridicule parce qu’il n’est plus de ce temps, mais parce que sa jalousie et sa petitesse, elles, le sont. Il est chanté par un Markus Werba valeureux, mais qui ne sort pas du lot des bons Beckmesser, respectables mais pas exceptionnels. Les grands Beckmesser, eux, sont des modèles de chant, qui peuvent en remontrer à Sachs : ils ont nom Hermann Prey (à Bayreuth), ou même Michael Volle, qui, avant d’être Sachs sur scène, à Zurich et Salzbourg, a été un immense Beckmesser (à Bayreuth encore). Il y a vocalement dans Beckmesser un Sachs possible.
Magdalena est la jeune Anna Lapkovskaia, vue à Bayreuth dans le Ring cet été, elle se sort très honorablement d’un rôle un peu ingrat, jamais mis en valeur et pourtant toujours très présent dans les grands moments (le quintette…) et qui est souvent un gage de futur, tandis que le David de Stephan Rügamer (troupe de la Staatsoper de Berlin) est frais, jeune, vif, comme souvent chez ce ténor toujours juste.
Julia Kleiter abordait Eva pour la première fois. Habituée aux rôles plus légers ou aériens : Ännchen, Pamina, Sophie, Eurydice. Ella aborde Eva, un rôle faussement léger, qui demande à la fois les qualités des rôles cités précédemment, mais aussi une assise vocale plus forte, il faut se faire entendre au quintette, et il faut savoir aussi jouer et chanter les coquettes à l’acte II : personnage complexe, qui vire de jeune fille à jeune femme, en faisant passer Sachs de la maturité à la vieillesse. Certains lui ont reproché une certaine raideur, un manque de lyrisme qui donnait au personnage un aspect plus rêche. J’ai trouvé que dans cette salle, la voix sonnait bien et s’affirmait remarquablement, et j’ai aimé ce ton moins uniforme que d’habitude, plus nerveux, plus tendu. Comme un personnage en crise d’identité qui passe de Sophie à Susanne (qu’elle chante d’ailleurs aussi). La mise en scène l’habille plus « femme » que « jeune fille » et c’est ce passage-là que je trouve réussi vocalement dans une sorte d’instabilité théâtrale bien rendue vocalement qui m’a bien plu.
Klaus Florian Vogt est un Walther déjà éprouvé ailleurs, à Bayreuth, et même à Genève, face à une lumineuse Eva qui avait nom Anja Harteros. Il possède chaque inflexion du rôle, chaque nuance, chaque respiration aérienne. Mais il n’a plus ce qu’il avait naguère, une jeunesse de timbre séraphique, certes toujours enchanteur et un peu étrange mais imperceptiblement plus mature, moins éthéré, moins « étonné » et donc moins « étonnant ». Je sais que certains lecteurs peuvent me trouver difficile, mais dans Meistersinger, on chante toujours sur le fil du rasoir : Vogt chantait merveilleusement ce rôle parce qu’il en épousait les évolutions, d’un chant d’élève frais et naïf au premier acte à un chant de Maître au troisième. Il chante ici en professionnel, merveilleux certes, mais dans les équilibres subtils de la partition, on y croit un peu moins.

Hans Sachs (Wolgang Koch) ©Bernd Uhlig
Hans Sachs (Wolgang Koch) ©Bernd Uhlig

Reste Wolfgang Koch.
J’avais cet été hautement apprécié le monologue de Wotan du deuxième acte de la Walkyrie, pour moi un des sommets musicaux et vocaux du Ring de Bayreuth, où Wolfgang Koch atteignait un degré de profondeur sidéral, grâce à un corps à corps avec le texte, dont il faisait un gouffre à l’incroyable profondeur. Muni de ce viatique, il aborde Hans Sachs qu’il va reprendre avec Kirill Petrenko à Munich dans la mise en scène de David Bösch en mai prochain. C’est d’emblée un Sachs de référence : il a d’abord ce qui fait Sachs, à savoir la science du Lied, qui construit un univers par le chant : il a le mot en bouche, modulé jusqu’aux inflexions les plus subtiles et les plus fines, il dit un texte avant de le chanter et en ce sens il répond mot pour mot aux exigences de Wagner dans cette œuvre. Il est ensuite le personnage, sur scène, un peu négligé, mais pas trop, très simple et jamais «envahissant » ni imposant ni cabot, un personnage d’une humanité profonde et perceptible par le jeu, les attitudes, voire le côté un peu « farouche ». Un Sachs qui faiblit à peine à la toute fin de l’œuvre (le rôle est écrasant) et qui nous gratifie d’un troisième acte anthologique, dans sa bibliothèque d’intellectuel où trônent toutes sortes de volumes (beaucoup de partitions mais pas que…) sur de hauts rayonnages et un tableau de la renaissance allemande représentant un groupe d’hommes, tout de noir vêtus, image sociale et référentielle à la fois. Un Sachs déjà de référence, et qui marque cette représentation de son empreinte : ni basse profonde, ni haute stature, un Sachs à l’allure commune, ni aristocrate à la Fischer Dieskau, ni popu à la Hawlata, mais un humain ordinaire parmi les humains, à la fois simple et définitif.
Voilà ce que furent ces Meistersinger von Berlin, magnifiquement adaptés à cette ville ouverte et disponible, extraordinairement plurielle, qui célébrait le 3 octobre le « Jour de l’Unité » et où on le célébrait en fête à la Staatsoper pour la Première de cette production, une production très politique et très ironique en même temps, mais jamais cynique, jamais amère, jamais autre que souriante et apaisée. Il sera d’autant plus stimulant de comparer ces Meistersinger berlinois aux Meistersinger munichois en mai prochain, qui vont réinstaller ce pilier du répertoire munichois où ils ont été créé.
Mais ce soir, nous étions tous des berlinois. [wpsr_facebook]

Festwiese, image finale  ©Bernd Uhlig
Festwiese, image finale ©Bernd Uhlig

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: FIERRABRAS de Franz SCHUBERT, le 19 AOÛT 2014 (Dir.mus: Ingo METZMACHER; Ms en sc: Peter STEIN)

Chez les Maures © Monika Rittershaus
Chez les Maures © Monika Rittershaus

Fierrabras est rare sur les scènes.
Pour ma part, je n’en ai pas revu depuis la production de Ruth Berghaus dirigée par Claudio Abbado à la Staatsoper de Vienne en 1989, avec une Karita Mattila toute jeune et en état de grâce, et de plus grandes voix que dans la présente production: Hampson, Gambill, Protschka, Mattila, Studer . C’était une reprise de la production créée en 1988 aux Wiener Festwochen (Theater an der Wien) avec le Chamber Orchestra of Europe dont il nous reste l’enregistrement DG qui jusqu’ici fait encore autorité. Metzmacher a des voix au format plus réduit presque plus mozartien.
L’œuvre, composée en 1823 a été créée sur scène en 1897 au Hoftheater de Karlsruhe, sous la direction de Felix Mottl, c’est dire qu’on ne s’est pas empressé de la proposer dans les théâtres.
C’est une œuvre haletante, alternant airs, ensembles et quelques dialogues en une succession pratiquement ininterrompue. Les airs sont moins nombreux que les ensembles, trios, duos, et surtout moins développés, assez courts, même si certains (premier air de Florinda) sont diablement difficiles. C’est un Schubert explosif, qui raconte une histoire médiévale au livret complexe qui aurait pu être imaginée pour quelqu’opéra baroque : amours contrariées, guerres, amitié éternelle, Chevalerie, Francs, Maures, Roland, Charlemagne. Mais qui renvoie aussi aux plus récentes “pièces à libération”, dont Fidelio est le meilleur exemple, mais dont Cherubini a usé avant Beethoven (notamment dans sa Lodoiska – 1791- que je cite tout le temps, parce que je suis désespéré de ne pas la voir sur les scènes françaises, au moins une fois…). Un Chevalier généreux libère une tendre jeune femme enfermée dans une tour, ou l’inverse, puisque dans Fierrabras, à l’instar de Fidelio jamais bien loin, c’est la femme (Florinda) qui libère son amoureux.
C’est aussi un Schubert prolixe, qui puise son inspiration aux meilleures sources, Weber bien sûr, le grand maître de l’opéra romantique qu’il cite çà et là, et Beethoven, dont le Fidelio inspire toute la dernière partie. Le rythme des ensembles est tel qu’il laisse peu de temps et d’occasion aux voix de s’installer, et de se développer : cela nuit à certains rôles (Charlemagne, Roland). En revanche, Eginhard, Emma, Florinda et Fierrabras sont beaucoup plus sollicités. Il faut quand même une distribution de premier plan pour pratiquement tous les rôles, un aussi petit rôle que Maragond demande une belle présence vocale dans la première scène de Florinda à l’acte II.

Chez les Chrétiens © Monika Rittershaus
Chez les Chrétiens © Monika Rittershaus

Pour faire simple, si c’est possible, l’histoire raconte comment Emma, fille de Charlemagne, est amoureuse d’un Chevalier aux origines modestes, Eginhard, tandis que Fierrabras, prisonnier de Charlemagne et fils du maure Boland vaincu, est depuis longtemps embrasé d’amour pour elle. Pourtant, surprenant Eginhard et Emma dans les jardins, il va promettre à Eginhard de protéger Emma, mais surpris par Charlemagne, il est accusé d’avoir séduit la jeune fille et se fait sans mot dire enfermer pour une faute qu’il n’a pas commise, afin d’éviter de compromettre Emma et Eginhard.
De son côté, Florinda fille de Boland est amoureuse depuis aussi longtemps de Roland qu’elle a rencontré précédemment, et lorsqu’elle apprend que les Maures ont fait prisonnier la troupe des Chrétiens venus pour proposer la paix, elle va tout faire pour les libérer et les faire fuir, mais Roland est surpris dans sa fuite et condamné à mort, seul Eginhard arrive à rejoindre la cour de Charlemagne, raconte l’histoire, rétablit la vérité, fait libérer Fierrabras qui immédiatement prend la tête de l’armée chrétienne pour libérer les prisonniers et sauver Roland. Ce qui est dit est fait, Charlemagne est vainqueur, la paix des braves peut être signée et les couples Eginhard/Emma et Florinda/Roland peuvent enfin s’aimer au grand jour, comme quoi les mariages mixtes et les mésalliances existent depuis Charlemagne…
Pour cette nouvelle production, Alexander Pereira a fait appel à des artistes qu’il a souvent invités à Zürich, c’est le cas d’Ingo Metzmacher, présent il y a deux ans pour Die Soldaten, il y a un an pour Gawain, et cette année pour Fierrabras, dans un répertoire où on l’entend peu.
Pour la mise en scène, il a appelé Peter Stein. Cette année, avec Harry Kupfer (79 ans) pour Rosenkavalier et Peter Stein (77 ans) pour Fierrabras, Pereira a privilégié des stars de la mise en scène des années 70 ou 80, qu’il avait déjà sollicités à Zürich.
Peter Stein , le fondateur de la Schaubühne de Berlin, a été la référence du théâtre allemand pendant de nombreuses années, les parisiens connaissent notamment son Rheingold avec Solti à Garnier, qui a laissé un très grand souvenir. Ceux qui aiment le théâtre se souviennent de manière émue de sa Phèdre, que je considère pour ma part comme la meilleure mise en scène de la tragédie de Racine des 30 dernières années, de son Faust intégral en 2 jours à Hanovre pour EXPO 2000, à Berlin et à Vienne ou, à Salzbourg même, de sa Cerisaie vraiment exceptionnelle. Les spectateurs de Lyon ont pu apprécier ses Tchaïkovski/Pouchkine, et notamment son Mazeppa... Il fut le directeur de la programmation théâtrale à Salzbourg pendant les premières années Mortier. S’il a moins de présent, Peter Stein a un grand passé, et à ce titre, il inspire le respect.
J’ai lu et entendu que sa production de Fierrabras était un peu faisandée dès la première : l’opéra de papa, voire de grand-papa. Il en va ainsi des jugements : à Bayreuth, Castorf fait hurler pour provocation, à Salzbourg, où les mises en scènes (depuis le départ de Mortier) sont quand même du genre rassurant pour un public à 450€ la place d’orchestre (voir Il Trovatore de Alvis Hermanis, merveilleux exemple de transposition rassurante pour public esthétisant), Stein fait sourire et passe pour un traditionnaliste has been… tout cela n’est qu’incohérence et stupidité de jugements à l’emporte pièce .

Fuite d'Eginhard © Monika Rittershaus
Fuite d’Eginhard © Monika Rittershaus

Peter Stein a en effet choisi de proposer une vision apparemment très traditionnelle de Fierrabras, beaucoup plus que ce qu’avait fait Ruth Berghaus aux Wiener Festwochen il y a 26 ans, puis à la Staatsoper. Mais il le fait avec intelligence et finesse, un peu comme ce qu’avait fait son compère Klaus Michael Grüber à Bologne il y a bien longtemps en proposant des Vespri Siciliani inscrits dans les décors de la création certes, mais bien vivants dans l’actualité…
Il acte deux points à mon avis essentiels :

–       d’une part, cette histoire a effectivement la saveur des récits du passé, des contes et légendes qu’on lisait dans des livres jaunis, avec des gravures surannées remplies de personnages aux attitudes convenues bien identifiables dans leurs costumes, le beau Chevalier Blanc face au Prince Noir, les bons chrétiens dans leurs costumes immaculés, les méchants maures tout de noir vêtus  : c’est le choix d’ambiance qu’il propose, en inscrivant l’action dans des décors de gravures du XIXème tels qu’on pouvait les voir par exemple dans les romans de Walter Scott. Ce ne sont pas des décors imités de décors de l’époque, mais bien plutôt de livres illustrés de l’époque…car ce livret est une sorte de roman scénique.

–       d’autre part, cette histoire de Maures et de Chrétiens qui se réconcilient a un étrange parfum, aujourd’hui où de nouvelles guerres de religion se dessinent et où l’obscurantisme montre qu’il a un beau présent et malheureusement encore un grand futur.  Il va donc truffer son travail de petits gestes emblématiques qui prennent de nos jours toute leur signification (notamment le jeu sur le voile des femmes maures et leur libération…).

Femmes franques © Monika Rittershaus
Femmes franques © Monika Rittershaus

Ainsi, les attitudes sont-elles convenues, notamment au départ, où les personnages sont un peu comme saisis dans un moule de plâtre : le premier chœur des fileuses (qui m’a rappelé au passage le Vaisseau fantôme, et bien sûr la Gretchen am Spinnrade de ce même Schubert), avec leurs rouets dont un long silence isole le bruit, la fixité convenue des attitudes, tout cela évidemment inscrit l’intrigue dans un milieu, une ambiance particulières, dans un décor de toiles peintes imitant les gravures d’époque, avec des personnages qui semblent sortis du papier, tant leurs attitudes sont stéréotypées.
Il y a de belles réussites esthétiques, comme le défilé où Eginhard va se retrouver prisonnier. Mais les attitudes convenues, les Chevaliers en rang d’oignon, l’Empereur sur son trône, l’Emma éplorée et un peu gnan gnan de Julia Kleiter (remarquable vocalement au demeurant), tout cela sent son conte de fées ou son histoire-de- Charlemagne-racontée-aux-enfants.

Femmes maures © Monika Rittershaus
Femmes maures (Florinda et Maragond) © Monika Rittershaus

Peu à peu, Peter Stein va déplâtrer ses attitudes, et notamment dès le second acte : la scène Florinda/Maragond est réglée d’une tout autre manière. Visiblement le personnage de Florinda l’intéresse : attitudes plus naturelles (elle se vautre sur le sofa), vivacité, chant moins convenu et plus incarné. On rentre dans le vif du sujet qui est ici la libération de la femme maure (suivez mon regard…) et là Peter Stein nous dit des choses différentes. Dans un premier temps, dans l’intimité des appartements, Florinda et Maragond ne se couvrent pas le visage. Dès que la cour de Boland et les Maures se réunissent, elles se couvrent aussitôt. Mais quand Florinda décide d’aller libérer les chrétiens pour sauver son Roland, elle se dévoile et reste au milieu de ces soldats la seule femme dans leur prison. Au passage il faut signaler la beauté et la justesse des décors de Ferdinand Wögerbauer, notamment les ambiances mauresques très réussies, ou le jeu de lumière sur la tour où les Chrétiens sont prisonniers.

Emma (Julia Kleiter) & Fierrabras (Michael Schade) © Monika Rittershaus
Emma (Julia Kleiter) & Fierrabras (Michael Schade) © Monika Rittershaus

Ce qui intéresse Peter Stein, c’est évidemment de raconter une histoire humaniste de réconciliation entre grandes âmes, que ce soit Fierrabras, Eginhard ou Roland. Toute la fin d’ailleurs, est inspirée de Fidelio : la trompette lointaine sonne les scènes finales comme dans Fidelio, et dès lors, ce ne sont que scènes de réconciliations et chœurs joyeux. C’est bien de réunion des grandes âmes qu’il s’agit et Peter Stein a une belle inspiration finale en faisant que Boland le Maure, qui était éloigné et isolé au milieu de la fête et de la réunion de couples, serre la main de Charlemagne, sous l’impulsion de Fierrabras entre les deux qui tient les deux mains, dans la même position que Bill Clinton entre Rabin et Arafat. L’allusion est tellement aveuglante qu’elle fait du même coup relire l’ensemble du propos. Autre signe de second degré : le cœur rouge qui marque la scène finale, en fond de scène, première incursion d’une couleur dans ce décor en noir et blanc, l’amour triomphe et tout le monde est content…

Chrétiens chez les maures © Monika Rittershaus
Chrétiens chez les maures © Monika Rittershaus

Au-delà des allusions à notre actualité, Peter Stein réussit assez à rendre cette histoire touffue et complexe simplement lisible, par le jeu des couleurs noir/blanc, par la séparation des scènes par de courts baisser de rideau,  faisant de chaque scène comme une gravure différente, et permettant de mieux digérer les éléments de la scène précédente et de mieux appréhender les éléments du récit, en les séparant scène à scène. Lisibilité, discret second degré, précision des gestes et bonne identification des personnages, voilà un travail très respectueux du livret, très fidèle à l’histoire et à l’ambiance : après tout, on applaudissait quand Lavelli faisait un Faust de Gounod non médiéval mais actualisé à l’époque de la création, avec ses références à Baltard et à la morale bourgeoise qui sous tend toute l’histoire, ici Peter Stein renvoie au XIXème siècle dans ses représentations de l’Orient et du Moyen âge, d’une manière proche des représentations que pouvait en avoir Schubert, c’est aussi une actualisation à l’époque de la création, mais avec d’autres outils et d’autres références. Il y a là une finesse de lecture qu’il faut souligner : c’est bien un Fierrabras XIXème qui nous est présenté, et non médiéval
Musicalement, ce que nous avons entendu n’a rien à voir avec l’enregistrement de Claudio Abbado, au point que certains passages sont à peine reconnaissables. Il ne s’agit pas pour moi de préférer l’un à l’autre, car les options musicales sont radicalement différentes. Abbado comme souvent misait sur la fluidité, la ductilité et l’élégance, pour un Schubert qui coulait comme de l’or fondu, dans une proposition à la fois théâtrale et profondément symphonique. Comme dans le trio avec Chœur n°12 à l’acte II, qui débute lorsque Boland ordonne de prendre les chevaliers (Ergreift sie…) dont le mouvement fait tant penser à l’épisode de La Gorge au Loup de Freischütz de Weber, où Abbado choisissait de mettre en valeur des phrases musicales précises dans un discours d’une rapidité marquée, là où Metzmacher au contraire choisit d’autres phrases, donnant à la scène une toute autre couleur avec un tempo différent.

Prisonniers dans la tour © Monika Rittershaus
Prisonniers dans la tour  avec Florinda © Monika Rittershaus

C’est que Metzmacher a choisi une toute autre lecture, plus hachée, plus heurtée, plus marquée, plus sculptée en quelque sorte, privilégiant les contrastes, les oppositions, dans une vision peut-être plus démonstrative, chez l’un on avait un fleuve musical rapide, chez l’autre un torrent interrompu par des rapides, la descente du Danube puissant contre celle plus accidentée du Colorado. Admirables les Wiener Philharmoniker, malgré quelques menues imprécisions aux cuivres (encore…) qui n’entament pas l’impression sonore somptueuse, les cordes incroyables (les violoncelles ! les altos !) et la clarté de la lecture imposée par le chef qui met au jour de manière très différenciée et presque didascalique les éléments divers de la partition. Une approche plus démonstrative et didactique, mais qui m’a permis de découvrir des aspects de la partition qui m’ont échappé à l’audition du CD, et dont j’ai peine à me souvenir l’unique fois où j’entendis l’œuvre en salle. Une version qui accompagne avec vigueur le plateau, et notamment dans des ensembles menés de manière très dynamique, presque rossinienne, et qui met au jour une partition décidément surprenante. Metzmacher met en relief  de manière très analytique les filiations, les ambiances weberiennes et beethoveniennes, le romantisme échevelé et il est parfaitement convaincant, dramatique, théâtral.

 

Charlemagne à la fleur de l'âge
Charlemagne à la fleur de l’âge

Dans un opéra où les ensembles sont essentiels, le chœur est d’importance centrale : la prestation du Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, préparé par Ernst Raffelsberger est impeccable, un modèle de musicalité, de précision, de fraîcheur et de présence.
Je l’ai esquissé, il n’est jamais facile de chanter Schubert, et particulièrement Fierrabras. On est surpris de l’abondance des ensembles et des duos ou trios, de leur dynamisme, de leur tempo rapide qui empêche un peu les voix de s’épanouir.  On a peu l’occasion d’apprécier notamment la belle voix grave et sonore de Georg Zeppenfeld, un Charlemagne qui n’a rien du vieillard à la barbe fleurie, mais plutôt de l’Empereur dans la force de l’âge, comme dans certaines représentations. Les quelques rares moments où il peut chanter de manière continue, les qualités de son grave et de sa manière de projeter, mais aussi de son phrasé apparaissent immédiatement, mais dans les ensembles (nombreux) il disparaît un peu et semble plus en difficulté. Même remarque pour le Roland de Markus Werba, presque un rôle secondaire dans le livret, ou au moins dans la mise en scène où ce héros universel de la littérature courtoise disparaît presque au profit d’Eginhard. La prestation est très correcte, mais sans emphase ni démonstration.
Enfin Peter Kálmán dans Boland montre un peu de fatigue et surtout une voix qui ne projette pas bien, faisant contrepoint à un Charlemagne plus en relief.
L’Emma de Julia Kleiter a les qualités de fraîcheur qu’on lui connaît, avec un chant plein d’émotion retenue dont le volume s’impose dans les ensembles, elle est très émouvante, mais le personnage reste pâle, confiné dans des attitudes convenues. Elle est réfugiée dans la plainte et le lamento, une sorte de victime, mais surtout un personnage sans initiative, dramaturgiquement passif. Cela convient à la plainte élégiaque. Elle se laisse porter par son chant et par les événements.
Tout au contraire la Florinda de Dorothea Röschmann est une hyperactive, très engagée, révoltée : la mise en scène et le livret en font comme le vrai moteur de l’action, celle qui se révolte contre sa condition, qui combat pour son amour et qui n’hésite pas à trahir son père et son pays au nom de ses propres valeurs .  Dorothea Röschmann prête sa voix à ce personnage très dynamique, et son premier air très difficile entre vélocité, aigus, énergie passe avec bonheur, même si la voix m’est apparue un peu moins puissante que par le passé et pour tout dire un peu vieillie (mais ce n’est peut-être qu’une impression): c’est elle qui porte l’action, et qui impose par son chant une vigueur rafraîchissante. J’ai signalé par ailleurs la belle (mais courte) présente vocale de Marie Claude Chappuis.
Michael Schade se tire avec honneur de Fierrabras, rôle redoutable parce que justement très peu sollicité par des airs et beaucoup plus par des ensembles. Il a donc peu l’occasion de mettre en relief ses qualités de phrasé. La voix semblait un peu fatiguée et ne réussissant pas à dominer les ensembles, voire moins projetée et moins puissante qu’habituellement, notamment face à l’Eginhard de Benjamin Bernheim. Une voix très claire, presque en demi-teinte pour ce héros qui perd en amour ( son Emma aimée, qui épouse Eginhard) ce qu’il gagne en noblesse (artisan de la réconciliation chrétiens-maures).

Eginhard (Benjamin Bernheim) prisonnier © Monika Rittershaus
Eginhard (Benjamin Bernheim) prisonnier © Monika Rittershaus

Le plus notable de la soirée, sans aucune hésitation, c’est le ténor Benjamin Berheim, qui dans le rôle d’Eginhard, affirme une personnalité musicale de premier ordre, avec une voix magnifiquement contrôlée, sans aspérités, ouverte et montant à l’aigu sans difficulté, voire avec force. Il s’impose dans les airs et dans les ensembles avec une telle facilité et une telle élégance qu’on peut sans aucun doute envisager pour lui un riche avenir. Je me réjouis parce qu’après l’avoir vu à Lyon dans Edmond de Manon Lescaut de Puccini, j’avais écrit en 2010. : Notons quand même l’excellent Edmond de Benjamin Bernheim: il faudra l’écouter dans d’autres rôles, car il a chanté sa partie de manière particulièrement élégante et stylée, qui tranchait avec le désordre de Didyk. Une confirmation donc. Voilà un ténor avec lequel il faudra compter.
Ainsi donc ce Fierrabras faussement archéologique avec son petit air suranné d’opéra d’antan se montre-t-il une production sensible et intéressante pas si détachée que cela de l’actualité immédiate. L’opération est pour ma part réussie, encore faudrait-il que ce Schubert-là gagne en présence sur les scènes dans l’avenir, pour la musique et pour le message humaniste du livret par ailleurs maladroit de Joseph Kupelwieser.[wpsr_facebook]

Fierrabras (Michael Schade) © Monika Rittershaus
Fierrabras (Michael Schade) © Monika Rittershaus

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: DIE ZAUBERFLÖTE/LA FLÛTE ENCHANTÉE de W.A.MOZART le 22 MARS 2014 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Robert CARSEN)

 

Scène finale © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney
Scène finale © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney

Un triomphe.
Des dizaines de personnes demandant un billet à l’entrée, un enthousiasme débordant à la fin du spectacle : la Flûte enchantée fait recette. On ne se trompera guère en disant qu’elle fait toujours recette tant l’opéra de Mozart convient à tous les publics. À Noël en Allemagne on y emmène les enfants petits, ce samedi, la salle était pleine d’adolescents sortis en famille, et le public était aussi varié et diversifié que possible : même Stéphane Lissner était dans la salle, même Hugues Gall.
Depuis l’ouverture de Bastille, seule la production de Bob Wilson, l’un des premiers spectacles conçus pour Bastille a survécu plus d’une reprise (régulièrement programmée depuis sa création en juin 1991 jusqu’à la dernière reprise en 2003-2004.
Hugues Gall avait bien produit une nouvelle Flûte confiée à Benno Besson,  qui a tenu à peine deux saisons (en 2000-2001 et 2001-2002) malgré de très honorables distributions mais on est revenu à Wilson en 2003-2004.
Celle de La Fura dels Baus, lors de la première saison Mortier, venue de la Ruhrtriennale, avait effarouché le public par son esthétique inhabituelle et l’approche appuyée par la substitution en 2004-2005 des dialogues de Schikaneder par un poème philosophique de Rafael Argullol.  Lors de la reprise de 2008, on revint à la version Schikaneder, et la Fura dels Baus réadapta le spectacle resté célèbre dans la mémoire dévastée du public parisien par l’utilisation de matelas géants. C’était un spectacle fourmillant d’idées qui eût pu rester à l’affiche, mais jamais Nicolas Joel n’aurait repris cette production éloignée de ses canons habituels : il fallait donc passer à autre chose.

Pour des opéras très populaires du répertoire, l’installation dans le temps d’une production est en général la règle (par exemple la Tosca de Schroeter ou La Bohème de Jonathan Miller) car le titre attire du monde et permet amortissement et prise de bénéfice. Ainsi, au vu l’histoire de cette oeuvre à l’Opéra-Bastille, la production Wilson aurait pu avoir la durée de vie de sa Butterfly, et notre Opéra national eût fait quelques économies.
Nous en sommes donc en 23 ans à la quatrième production…et c’est Robert Carsen, le grand industriel des plateaux, qui en assure la création, enfin, pas exactement, puisque le spectacle a déjà un an et a fait un peu grincer des dents lors de sa création à Baden-Baden, en 2013, inaugurant le règne des Berliner Philharmoniker et de leur chef Sir Simon Rattle transférés pour des histoires de gros sous au Festival de Pâques de Baden-Baden après avoir régné depuis 1967 à Salzbourg .

Robert Carsen est une vraie garantie : une modernité acceptable pour le public conservateur de l’opéra, une esthétique en général soignée pour ceux qui aiment les belles images,  et quelquefois, mais pas toujours, il a même des (belles) idées. Ainsi se justifie l’inflation de productions de Carsen sur les scènes lyriques d’aujourd’hui.

© Opéra national de Paris/Agathe Poupeney
Tamino/pamina & Sarastro/Reine de la Nuit © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney

Cette production ne change pas l’idée force de l’œuvre proposée déjà en 1994 à Aix en Provence, à savoir l’alliance entre La reine de la Nuit et Sarastro, pour faire en sorte que s’unissent le couple Tamino/Pamina. C’est une vision très shakespearienne, qui fait penser à La Tempête: il y a du Prospero dans ce Sarastro, un Prospero qui n’aurait pas rejeté Sycorax (voir The enchanted Island, dans ce blog) et toutes les épreuves sont conçues à deux, y compris lorsque l’on vérifie que Pamina refuse d’assassiner Sarastro, même sur la suggestion maternelle.
Carsen part des incertitudes et des incohérences du livret de Schikaneder, notamment le changement radical de point de vue entre le premier et le deuxième acte, où Tamino passe sans coup férir du camp de la Reine de la Nuit à celui de Sarastro, sans qu’on sache vraiment pourquoi, pour proposer une approche plus logique: Sarastro construit tout le scenario, les épreuves, et même l’attitude initiale de la Reine de la Nuit, de manière à ce que, allié à la Reine de la Nuit, il conduise le couple Tamino/Pamina à l’amour, à l’union, à l’initiation, et qu’ainsi les initiés, confinés dans un royaume souterrain, une sorte de royaume des morts avant la mort, puissent enfin avoir accès au jour. Voilà une Flûte enchantée vaguement parsifalienne, où une société confinée, statique, pétrie par l’idée de mort va passer du noir au blanc, du Yin (la femme, en noir: les trois dames sont une sorte de clan des veuves) au Yang (le blanc) sauf qu’ici tout le monde est en noir, et que si la Reine de la Nuit représente les femmes en noir, Sarastro représente, lui, les hommes en noir – au visage couvert – et tout ce beau monde est mêlé lors des chœurs (sauf qu’il n’y pas de chœur de femmes chez Mozart…).
En fait, le monde des femmes et des hommes est occupé par la mort (Tamino chute dans une tombe creusée dès le premier moment, là où l’on va jeter plus tard Pamina) et vit dans des espaces qui font penser à de vastes catacombes (cercueils, vaste échelles conduisant au jour et aux tombes creusées). Peu à peu au second acte, on enlève les voiles noirs, on agit à visage découvert, et à la fin, tout le monde est en blanc. Le jour est arrivé.
Pour mieux asseoir le concept, on circule autour de la fosse (d’orchestre),  et bien des scènes ont lieu au bord du golfo mistico. On comprend à l’image finale où chœur et solistes se penchent vers l’orchestre, que la seule fosse qui reste, et qui vaille c’est celle d’où sort la musique…de Mozart.

Robert Carsen et on peut le supposer, Philippe Jordan, ont opté pour une version avec les dialogues peu ou prou intégraux alors qu’ils sont souvent raccourcis. Mais la mise en scène n’en fait pas grand chose, sauf lorsque Papageno est en scène, dans ces moments de fraîcheur populaire que le chanteur autrichien Daniel Schmutzhard, ancien de la Volksoper de Vienne, sait valoriser avec métier; pour le reste, c’est quelquefois longuet.

Acte I © Andrea Kremper
Acte I (Baden-Baden) © Andrea Kremper

La présence de la vidéo (Martin Eidenberger) qui puise son inspiration aux meilleures sources (merci Bill Viola) donne une belle image de l’ensemble du dispositif scénique, notamment, dans la deuxième partie, jouant sur les quatre saisons selon la situation de Tamino et Pamina, ou projetant un gigantesque portrait de Pamina lors du fameux Dies Bildnis ist bezaubernd schön.
Carsen a voulu explicitement que l’initiation maçonnique  dans cette vision disparaisse : a-t-il alors voulu que ces maçons ne construisissent pas, mais creusassent : ces Maçons sont plus ou moins un club de fossoyeurs, des anti-maçons en quelque sorte. Là où il y avait compas ou triangle, il y a des échelles, porte d’entrée de ce monde vaguement infernal. Point trop besoin d’en rajouter sur les effets, même si l’épreuve du feu est particulièrement bien réalisée: ce monde du dessous est inquiétant en soi.

L'épreuve du feu © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney
L’épreuve du feu © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney

Il reste que cette vision générale permet à Carsen de véritablement obéir au texte très unanimiste de Mozart, en faisant de la scène finale une scène de réconciliation générale, où même le dernier esprit noir, le méchant presque définitif Monostatos, est intégré au groupe général par Pamina, et alors Monostatos…devient blanc. Magie quand tu nous tiens (il est vrai que François Piolino, qui chante le rôle, n’est pas grimé en noir…).
Bref, à la fin, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil et tout le monde il est autour de la fosse d’orchestre pour célébrer le divin Mozart.

Pavol Breslik (Tamino) et Daniel Schmutzhard (Papageno) © AFP/PIerre Andrieu
Pavol Breslik (Tamino) et Daniel Schmutzhard (Papageno) © AFP/PIerre Andrieu

Vision réconciliatrice d’une originalité étonnante faite pour attirer les bravos…et qui effectivement attire les bravos.
On peut gager qu’une telle mise en scène, vu le triomphe remporté, en a désormais pour longtemps à l’Opéra Bastille, et dès l’an prochain, elle sera reprise avec deux chefs jeunes et intéressants, Constantin Trinks et Patrick Lange. Magie des effets du tiroir caisse.
Soyons justes, sans être un immense spectacle, l’ensemble se laisse voir sans déplaisir, même si une fois qu’on a compris l’alliance des « parents » Sarastro/Reine de la Nuit pour faire que les enfants s’aiment, rien n’est plus inattendu.

Le problème pour ma part vient plutôt de la fosse.
Philippe Jordan propose, comme d’habitude un travail très au point, je dirais bien mis au point, millimétré, laissant entendre tous les pupitres, dans une clarté remarquable sans scorie aucune.
Mais en l’entendant, je me mettais, inévitable ancien combattant de l’Opéra de Paris, à repenser à l’entrée au répertoire de la Flûte enchantée à l’Opéra Garnier…en 1977 (si …si…pas si vieux) avec Karl Böhm, Kiri te Kanawa en Pamina (et Martti Talvela en Sarastro)…et…et…. J’ai encore dans l’oreille l’orchestre de cristal de Böhm, son inépuisable énergie, ses raccourcis fulgurants, sa poésie aussi dans la capacité qu’il avait à faire chanter l’orchestre, à lui donner d’ineffables couleurs, à le mener, à le diriger c’est à dire, littéralement, à lui donner une direction…
Et l’entendais hier soir dans cette fosse de Bastille un orchestre au son morne, sans aspérités, parfait mais mortel (ah, ça, on était en phase avec la mise en scène !), un orchestre sans éclat, sans risque, mené avec le conformisme de la perfection froide, sans la moindre émotion, qui distillait, osons le dire un certain ennui, notamment au premier acte, jamais inattendu : une forme sans doute, mais pas d’âme, pas de personnalité, pas de caractère.
Et qu’on ne me dise pas, comme je l’ai vu écrit plusieurs fois « c’est la faute de la grandeur de la salle, peu adaptée à une œuvre qui est un opéra intimiste »..d’abord, on disait pareil quand on fit à Garnier Cosi fan tutte perdu dans l’immense vaisseau de Garnier (sic..avec Josef Krips à la barre quand même…).
Mais lorsque Karajan dirigeait La Flûte enchantée de Giorgio Strehler au Grosses Festspielhaus de Salzbourg, a-t-on été cherché la grandeur de la salle ? Lorsque Simon Rattle l’an dernier a dirigé la même mise en scène dans le non moins immense Festspielhaus de Baden-Baden, à l’acoustique non moins ingrate, a-t-on incriminé la salle et son immensité ?
Après vingt ans de Bastille, on sait bien que s’il doit y avoir triomphe, tout le monde entend l’orchestre : souvenons nous du Don Giovanni de Haneke, ou des Nozze de Strehler. L’orchestre n’est ni plus ni moins nombreux, et plus personne ne parle de la salle ni de son acoustique. Prétextes que tout cela car la direction imprimée par Philippe Jordan était pour mon goût simplement éteinte, sans véritable sève, sans vie, sans âme, même si je reconnais qu’il a remporté un vrai succès au rideau final. Je n’ai pas entendu pour ma part de quoi m’esbaudir.
Le chœur de l’Opéra, bien préparé, a vraiment ménagé de beaux moments, en particulier le fameux O Isis und Osiris.
Du côté des chanteurs, c’est un peu contrasté : les trois dames (Eleonore Marguerre, Louise Callinan et Wiebke Lehmkuhl) et les trois enfants de l’Aurelius Sängerknaben de Calw (près de Stuttgart) étaient excellents, les uns très veuves un peu olé olé, des veuves indignes si l’on veut, à vouloir s’arracher le blond, jeune et frais Tamino et parfaites au niveau du chant, de la précision, du rythme. Et les trois enfants tantôt en footballeurs, tantôt en wanderer, mimant ceux qu’ils conseillaient, étaient vraiment impeccables de cohésion et de fraîcheur. Fraîche aussi la Papagena juvénile de Regula Mühlemann.
Le Sprecher de Terje Stensvold, un rôle donné souvent à des gloires passées (j’ai entendu Hans Hotter dans les années 80) est ici vraiment défendu avec honneur ; le baryton norvégien, entendu ces dernières années dans Wotan, a une voix sonore, bien posée, avec une impeccable diction. Un joli moment, même s’il est court.

Daniel Schmutzhard (Papageno) et les trois enfants © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney
Daniel Schmutzhard (Papageno) et les trois enfants © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney

Le Papageno de Daniel Schmutzhard, m’est apparu très conforme, par le style et par le jeu, aux grands Papageno des trente cinq dernières années (comme Christian Bösch par exemple), le timbre est agréable et séduisant, la couleur et la personnalité sont là, mais la projection et la puissance font un peu défaut.  C’est dommage, mais pas rédhibitoire, tant le personnage est bien construit avec une indubitable présence scénique, sans plumes, sans couleurs, mais en simple wanderer avec son sac à dos et sa glacière abritant les oiseaux capturés.
Le Monostatos de François Piolino, s’il est vraiment très à l’aise en scène, dans son physique de garçon mauvais genre, a l’abattage scénique, mais pas vocal, car la voix peine à s’affirmer et à s’imposer.

Sabine Devieilhe
Sabine Devieilhe

Une relative déception vient de la Reine de la Nuit de Sabine Devieilhe, que j’avais tellement aimée à Lyon l’an dernier dans le même rôle. Le premier air est hésitant, la voix peine à se placer, les aigus et notamment le fa sortent à peine, de manière aigrelette.
Cela va mieux, bien mieux même, dans der Hölle Rache ; la voix retrouve sa sûreté, les piqués sont nets, les aigus présents et pleins. Rien à redire, sauf que sur l’ensemble, c’est une prestation inférieure à celle de Lyon – il est vrai que les deux salles n’ont pas les mêmes exigences en terme de projection ou de volume.
Franz-Josef Selig en Sarastro a dans la voix cette simplicité et cette humanité naturelles qui en font un personnage attachant, même si on entendu des Sarastro plus profonds et plus sonores. J’ai aimé la diction, parfaite, la clarté du discours, l’émission impeccable, c’est sans conteste l’un des meilleurs éléments de la distribution. Il remporte d’ailleurs un très grand succès.
Pavol Breslik en Tamino a un très joli timbre, une très grande élégance du chant, une solide technique, mais il a un côté gentillet, mozartien au mauvais sens du terme, sans véritable éclat ni personnalité, qui contribue à faire pâlir le personnage, à en effacer le caractère. Je trouve que Tamino a besoin d’une voix qu’on pourrait imaginer en futur Lohengrin, une voix plus affirmée (comme l’était naguère Gösta Winbergh, ou comme l’a chanté Jonas Kaufmann). Ce Tamino reste pour moi un peu trop transparent, même si le chant de Pavol Breslik ne mérite aucun reproche au niveau technique ou de l’exécution.
Julia Kleiter était déjà en 2004 et 2005 Pamina à l’Opéra de Paris, elle a aussi été Pamina sous la direction de Claudio Abbado. C’est dire que le rôle lui colle à la peau, et qu’elle l’incarne : c’est sans doute la seule à avoir cette voix incarnée : son Ach ich fühl’s est à la fois merveilleux de fraîcheur, de simplicité et d’émotion retenue. Avec Sarastro, elle est la seule du plateau a dominer le rôle à force de simplicité et de naturel. Un grand moment de musique de poésie et d’intensité. Elle domine le plateau sans conteste.

Le triomphe final, les rappels nombreux, montrent que le spectacle a eu prise sur le public et on ne peut que s’en réjouir. C’est un spectacle honorable, de bon niveau, sans avoir l’aura des réussites totales et incontestées. Peut-être une direction plus vive, une distribution un peu plus équilibrée permettrait de donner à la soirée ce qui lui manque, cette hargne mozartienne à la veille de la mort, cette fraîcheur sonore, cette jeunesse de la musique, qui est la victoire définitive de la vie.
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Opéra Bastille, 22 mars 2014, saluts © Geir Egil Bergjord
Opéra Bastille, 22 mars 2014, saluts © Geir Egil Bergjord

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2010: Daniel HARDING dirige le MAHLER CHAMBER ORCHESTRA le 21 août 2010 (ELIAS, de Mendelssohn, avec Thomas QUASTHOFF, répétition générale)

Elias, de Felix Mendelssohn, n’est pas exactement une rareté, mais n’est pas exécuté régulièrement. c’est une très belle oeuvre, à la musique généreuse, où l’on entend à la fois des souvenirs de Haendel, de Bach bien sûr, et de Weber aussi mais que l’on sent aussi être la source d’inspirations postérieures. C’est une oeuvre au fort accent romantique, en deux parties, l’une à l’action plutôt dramatique, l’autre plus intériorisée. Elle est interprété par un bariton basse (Elias), un ténor, un soprano, un mezzo-soprano, et dans le choeur, huit solistes (quatre hommes, quatre femmes).L’histoire, tirée de l’Ancien Testament (Livre des Rois), raconte l’histoire d’Élie, qui menace son peuple de la sécheresse puisqu’il s’est détourné de l’Eternel et s’est remis à adorer les idoles. Le sacrifice d’un taureau va déterminer qui est le vrai Dieu, Baal ou Yaveh. Elie déchaîne le feu du ciel et le peuple reconnaît en l’Eternel le vrai Dieu, qui envoie la pluie. Dans la deuxième partie Élie est condamné à mort par la Reine, maison l’isole dans la montagne où il attend Dieu avec confiance, puis est aspiré vers le ciel dans un char de Feu.

J’ai entendu la répétition générale, enregistrée pour un disque, interprétée par Thomas Quasthoff, Michael Schade, Bernarda Fink, Julia Kleiter, l’extraordinaire Choeur de la Radio Suédoise, et le Mahler Chamber Orchestradirigé par Daniel Harding. Ce fut un vrai beau moment de musique. Daniel Harding a traversé une période difficile, et il m’est apparu plus sûr, avec un geste moins nerveux, cherchant une expression plus lyrique, plus ronde, moins rapide et moins tranchante que dans d’autres occasions. Il en résulte une pâte orchestrale superbe, une vraie osmose avec le choeur et les chanteurs, et un remarquable travail sur la couleur. Certes, ayant entendu le même orchestre (fondu dans le Lucerne Festival Orchestra) la veille, on reste étonné devant la différence d’épaisseur sonore, et même de clarté. Il reste que l’orchestre a été remarquable de bout en bout.

On reste éberlué par la qualité du choeur, dans les ensembles et dans les parties solistes, les quatre femmes notamment sont étonnantes, et les voix ont une qualité de voix solistes, et non de voix choristes. On connaît l’excellence de cette phalange, qu’Abbado a souvent dirigée aussi, et même si cette prestation merveilleuse est attendue de leur part, la surprise est toujours au rendez-vous. les quatre voix solistes sont remarquables elles aussi. Bernarda Fink chante sans jamais forcer, avec un naturel confondant, et une simplicité qui laisse tout décoratif pour aller à l’essentiel. Magnifique la prestation de Julia Kleiter, qui je dois le dire m’a étonné. je la considérais une bonne chanteuse, mais sans rien de particulier. Elle réussit à être , intense, lyrique: son “Höre Israel”, air d’entrée de la deuxième partie, est profondément émouvant et particulièrement réussi. Le ténore Michael Schade est comme toujours impeccable (il est Abdias), mais comme toujours aussi, un tantinet froid, et pas toujours vraiment expressif. Face à lui, le magnifique Élie de Thomas Quasthoff, à la voix chaude, parfaitement posée dans « Herr Gott Abrahams », un peu plus en difficulté dans les aigus et les vocalises de « Ist nicht des Herrn Wort wie ein Feuer », et particulièrement adapté à la toute la deuxième partie, splendide. Il reste que Thomas Quasthoff, peut-être fatigué, ne nous est pas apparu aussi sûr que dans d’autres concerts. Il est vrai aussi que la partie est redoutable, et que le rôle d’Élie est presque un rôle d’Opéra.

En conclusion, une très belle répétition générale qui a, je le sais, tenu ses promesses en concert.  Il reste à se procurer le disque, qui sortira dans les prochains mois: il vaudra sûrement le coup.