Cette année à Bayreuth, les mises en scène de Parsifal et de Lohengrin, chacune à leur compte, reprennent les modes du temps. Pour Parsifal, c’est la radicalité représentée par un Klingsor qui a épousé la foi musulmane par opportunisme qui est vaincue. Tout se termine par un syncrétisme bienvenu sous les auspices de la Pax Americana et du Bon Pasteur, dans un universalisme catholique au sens propre et sale du terme.
Pour Lohengrin, c’est la revanche d’une Elsa retenue par un Lohengrin qui montre au troisième acte sa vraie nature de mâle blanc (bleu ?) dominant en la retenant prisonnière : en posant la question fatale, elle se libère, alliée objective d’Ortrud.
Il est juste que la scène soit traversée des hoquets du monde du jour, voire de ses modes, même quand ce sont des étoiles filantes. Cependant…
Le monde du jour est horrifié des entorses au droit des animaux, mais finit par accepter au nom de raisons dites d’Etat qu’on puisse rejeter à la mer ou à la mort des hommes qui ont été contraints à l’exil .
Le monde du jour est aussi traversé par des dénonciations tardives souvent anonymes qui aux yeux de certains médias, d’institutions terrorisées comme le MET (dans l’affaire James Levine, connue depuis des décennies et jamais dénoncée) ou aujourd’hui le Royal Concertgebouw Orchestra, valent procès et jugement.
Le Maccarthysme se porte de nouveau très bien, non plus contre le communisme mais contre ceux qui semblent dévier de la néo-morale instituée qu’ils ont paraît-il transgressée hier, avant hier, ou bien avant encore: c’est à dire que le monde va très mal.
Qu’on ne se méprenne pas : il est très heureux que certains comportements aient été dénoncés, et que cela incite à plus de tenue et plus de respect entre les sexes ou simplement entre les hommes. C’est à dire que l’humanité progresse.
Or, elle régresse, au nom de la délation universelle qu’on prend pour argent comptant parce qu’on a l’impression de défendre la morale. La délation et la peur sont les premières manifestations des sociétés pré-fascistes. Je n’aime pas plus le harcèlement que la délation ou la dénonciation tardive. On s’estime lésé ou harcelé ? Soit: il y a des lois et une justice pour demander réparation. Mais la délation est un poison autrement plus dangereux, parce qu’il pervertit d’autres valeurs, désigne des boucs émissaires à la vindicte : on a déjà vécu ça dans d’autres temps…
Rousseau disait, face à l’accusation d’avoir abandonné ses enfants : « il n’en coûte rien de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer ». Appliquons cette maxime aux donneurs ou donneuses de leçons de tous ordres.
Ce qui arrive à Daniele Gatti en est le triste résultat, où l’on brûle une carrière et un artiste exceptionnels sans preuve ni plaintes avérées, au nom d’une (fausse) morale importée.
Je ne peux que souscrire à ce qu’écrit l’excellent journaliste italien Angelo Foletto, à qui l’on doit la déclaration ci-dessous, traduite en français que le Blog du Wanderer fait globalement sienne et qu’il demande aux lecteurs de lire et diffuser:
« Il semblait impossible qu’un chef italien aussi prolétaire (courant les cachets au conservatoire, jouant au foot, avec des profits loin d’être ceux d’un premier de la classe dans la Milan musicale déjà moche des années 70-80) étranger aux groupes d’influence nationaux et internationaux, sans l’appui de « sa » maison de disque, peu disert et d’un caractère plutôt bourru, mais si bosseur, et si réfléchi pour devenir le plus pur et le plus complet talent d’aujourd’hui parmi les chefs quinquagénaires, ait pu faire une telle carrière. Au point d’avoir été courtisé, engagé en 2016 et – il y a quelques semaines- officieusement couronné comme chef à vie du Royal Concertgebouw Orchestra, une des cinq meilleures phalanges au monde aujourd’hui. Oui, c’est impossible. Ou mieux, depuis hier, cette carrière a été virtuellement et brutalement annulée. Au nom d’un instant de testostérone mal dominée, il y a vingt-cinq ans – et « révélé », sans dépôt de plainte ou démarche similaire – Daniele Gatti a été lâché, injustement et sans autre forme de procès, par le board hollandais qui avait mis dans ses mains en juin son propre avenir artistique et commercial.
Les allégations ? Un très partiel (et bien peu documenté) reportage sur les « agressions sexuelles » dans le monde de la musique classique publié dans le Washington Post le 25 juillet et relancé – pur hasard ! – par un site-blog de mélomanes « proche » de quelques agences artistiques et repris un peu partout depuis. Pendant plus de huit mois d’enquête, les deux journalistes ont recueilli des témoignages nombreux, mais vagues sur la question, presque tous remontant au siècle dernier. Rien de neuf, mais par exemple, on n’y trouve pas les noms que tous dans le milieu connaissent et qui en “serial” professionnels de “l’agression” s’en vantent. Et presque tous les témoignages recueillis dans ce long article sont anonymes, seules deux chanteuses (?) pratiquement du même âge que le chef répètent la même version des faits comme si elles l’avaient apprise par cœur. Et la photo mise en tête de l’article du Washington Post évoque malicieusement un geste de chef qui – et ce n’est pas un hasard – est celui de Gatti.
Par la suite – c’est à dire après l’article – il semble qu’aient chanté la même chanson quelques dames de l’orchestre hollandais, sans carte d’identité, parlant d’« expériences inappropriées », sans plus de précision. D’où, selon le communiqué très sec de la RCO, le licenciement sans préavis ni discussion contradictoire.
A la fin du communiqué il est précisé que les concerts seront effectués avec d’autres chefs. Est-ce pour tranquilliser les sponsors américains sur la « pertinence sexuelle » (il serait curieux de comprendre comment ils la vérifieront) du chef choisi ou sur sa valeur ? Librement évaluée par l’orchestre ou « suggérée » par le groupe d’intérêts ou par l’artiste qui pour certains « mal pensants » (mais pas trop) pourrait avoir habilement utilisé le cas en abusant des ambiguïtés puritaines et souvent pas neutres de #Metoo ? C’est vrai, c’est un signe inquiétant des temps que l’usage malfaisant qu’on fait de ces dénonciations à retardement. Et il est effrayant que l’institution culturelle la plus historique, la plus importante et la plus fameuse d’une ville archi-connue pour être la zone franche du sexe en tous genres et des substances chimiques qu’on se procure facilement et par tous moyens, use de telles procédures professionnelles sans preuves, faisant des « procès sexuels » préventifs, obscurantistes et démagogiques.
Sans vouloir revenir dans les détails sur une production largement commentée à Paris et à Rome, décrite dans ce blog et ailleurs (Wanderersite), la dernière représentation a vu Andreas Schager remplacé pour le rôle de Tristan par Robert Dean Smith. Cela justifie quelques lignes pour les lecteurs intéressés par les grands ténors wagnériens.
Le retrait d’Andreas Schager est consécutif à une fatigue vocale accentuée ce dernier vendredi, où il avait repris le rôle après une première alerte qui avait déjà occasionné son remplacement par Dean Smith le mardi précédent.
Notons pour l’anecdote la manière très discrète dont l’Opéra de Rome annonce un tel changement de distribution. Sur les affiches, pas de correction (comme on le fait à la Scala par exemple), dans le programme, pas d’insert : ainsi le public romain, qui n’est pas forcément wagnérien, ne saura rien de Robert Dean Smith, dont l’arrivée est annoncée furtivement une minute avant le lever de rideau au micro. Un coup d’œil sur le site ne nous informe pas plus. De la part d’un théâtre de cette importance, c’est un peu léger et l’information devrait être un peu mieux diffusée, d’autant plus que c’est tout à l’honneur du théâtre d’avoir pu gagner un remplacement de cette qualité, Dean Smith étant un des grands ténors wagnériens actuels.
Quelques mots d’abord sur Andreas Schager: on ne peut nier qu’il s’agit sans doute de la voix de ténor la plus puissante aujourd’hui ; il est impressionnant, il donne tout, tellement généreux dans ce qu’il offre au public. Malheureusement, il donne trop, sans jamais se laisser de réserves, sans retenir sa voix, sans réussir à la contrôler pendant la représentation. Dans un rôle comme Tristan qui doit donner l’essentiel au troisième acte, on risque l’accident si on s’est déjà largement épuisé au premier et au deuxième actes. J’ai remarqué lors de la première (voir Wanderer) qu’il avait chanté un premier acte incroyable et impressionnant, mais que ça coinçait très légèrement au troisième, et pour cause. Schager paie cash, c’est à la fois très courageux, mais en même temps très dangereux.
Robert Dean Smith n’a ni le volume ni la vaillance d’Andreas Schager. Il fait avec ses moyens, et avec sa sensibilité. Il n’est d’ailleurs pas dit que Tristan doive être une voix à la Siegfried. En ignorant les éléments de la mise en scène de Pierre Audi, et notamment le refus de faire que les amants se touchent, toujours aux antipodes l’un de l’autre, il a mis quelque chose de sensible et de charnel dans un travail qui se voulait abstrait. Et c’est immédiatement bouleversant parce que scéniquement, il ne peut s’empêcher d’aller vers Isolde, de sorte que dans ce paysage gris et désolé, il naît une chaleur qui crée immédiatement de l’émotion, et qui rejaillit évidemment sur le jeu d’Isolde. Sa présence a humanisé cette mise en scène minérale et distanciée, dont j’ai parlé à plusieurs reprises, et qui ne m’a pas particulièrement convaincu. Et du même coup cette présence sensible donne une dimension supplémentaire à la représentation.
La voix de Dean Smith est claire et suave, elle n’a rien de tonitruant, elle ne s’impose pas mais elle est là, bien présente, partout quand il faut; le timbre est clair, l’articulation parfaite, la diction exemplaire. À Bayreuth son Tristan passait bien, mais tout passe à Bayreuth ; à Rome, l’acoustique est plus difficile, mais Daniele Gatti toujours très attentif aux équilibres et au plateau fait que la voix passe aussi, avec ses moyens propres et sans jamais forcer. Ses moyens propres, c’est d ‘abord une grande musicalité, une science des accents et de l’expression, très variée, c’est ensuite un soin très attentif à la couleur de chaque moment, c’est enfin l’écoute de l’autre, et la recherche permanente d’un ton qui corresponde à ce que l’autre chante. Les deux voix ainsi fonctionnent merveilleusement bien ensemble et l’Isolde de Rachel Nicholls est très à l’aise avec ce Tristan-là.
Rachel Nicholls est plus détendue au premier acte, la voix est moins acide, moins métallique aussi dans les aigus ; son deuxième acte et son troisième sont très convaincants, avec un troisième acte vraiment confondant d’émotion. La manière dont elle chante la Liebestod, avec une respiration exceptionnelle, aidée en cela par le tempo large et attentif de Gatti est confondante.
Bien sûr, tout le plateau arrive en fin de parcours et tout est digéré : l’orchestre est en place, le chef assuré, et Robert Dean Smith lui-même n’est plus tout à fait nouveau venu puisqu’il a chanté le mardi précédent. Les conditions sont réunies pour une représentation exceptionnelle.
Brett Polegato qui m’était apparu à la première un peu en deçà de ses prestations parisiennes était ce dimanche parfaitement en phase, diction superbe, expressivité et présence, belle tension. Michelle Breedt était elle aussi plus à l’aise. Quant à Andrew Rees, il est l’un des meilleurs Melot entendus récemment, et un Melot de qualité c’est une denrée rare.
Andreas Hörl était Marke, à la place de John Releya (cette substitution était prévue et affichée) : son chant est inhabituel, plus varié, plus vivant mais aussi moins maîtrisé que ce à quoi on est habitué. La voix est plus claire, et la manière de chanter fait qu’on a l’impression de le voir moins en phase avec la fosse et le chef, un peu plus difficile à suivre. Pour le spectateur, ce chant varié, souple surprend, certes, mais ne déplaît pas, mais pour les relations entre scène et fosse, c’est peut-être autre chose.
Ce qui a notablement frappé et qu’on retient aussi de ces représentations romaines, c’est l’excellent niveau des rôles de compléments : le junger Seemann de Rainer Trost, bien sûr mais aussi le berger (ein Hirt) de Gregory Bonfatti, qu’on note pour la clarté de la voix et la manière de la faire sonner. C’est suffisamment marquant pour qu’on le signale.
Ainsi arrive-t-on au terme d’une aventure qui a duré six bons mois depuis mai dernier, qui a montré quel chef était Daniele Gatti pour ce Wagner-là, et les audaces qu’il avait su imposer à l’Orchestre National de France au Théâtre des Champs Elysées. À Rome avec un orchestre d’opéra qu’il connaissait moins et moins habitué à ce répertoire, il a d’abord été plus prudent. Il a moins osé à la Première, un peu plus lisse, moins dramatique et moins tendue qu’à Paris, mais ce qu’on a perdu en tension dramatique, on l’a récupéré en lyrisme. On a pu dire aussi que la représentation était plus « italienne ». Après plusieurs représentations et des triomphes répétés (le public a accueilli le chef milanais à chaque fois avec enthousiasme), tout cela s’est détendu, et l’orchestre, toujours impeccablement tenu, toujours attentif, toujours tendu vers le chef, a répondu à d’autres impulsions : cette dernière représentation était plus dramatique, plus en phase avec ce qu’on avait entendu à Paris ; Gatti y a osé plus, notamment au troisième acte, époustouflant de bout en bout. Mais il a profité aussi de la présence de Robert Dean Smith, avec lequel il a trouvé immédiatement une respiration commune, notamment au deuxième acte, d’un lyrisme bouleversant d’une profondeur, d’une sérénité, d’une sensibilité encore plus marquées et qui n’a pas ressemblé à celui de la Première .
Daniele Gatti s’est entendu avec l’orchestre qui lui a répondu avec une attention de tous les instants, mais il sait aussi s’adapter à son plateau. Ce qui caractérise cette manière de diriger, c’est d’être à l’écoute des variations et des inflexions du plateau, de ne jamais diriger pour soi-même, mais en fonction de l’état des troupes et du contexte. C’est ainsi que cette direction n’est jamais tout d’une pièce ou définitive, mais toujours en devenir, toujours à l’affût, en quête d’autre chose, qui va aller plus loin au service de l’œuvre. Daniele Gatti n’est jamais en repos et c’est ce qui rend cette expérience de Tristan passionnant pour le spectateur fidèle que je fus : je n’ai jamais entendu le même Tristan, mais j’ai été à chaque fois en découverte, voire en surprise, voire pris à revers.
Un seul exemple : la large respiration finale que Gatti impose, où l’accord se gonfle et se dilate avant de s’estomper, pour figurer une sorte d’état d’abstraction métaphysique était ce 11 décembre, plus large encore, plus marqué encore, plus long encore, et cette manière inattendue de diriger un moment particulier auxquels ceux qui avaient déjà entendu ce Tristan s’attendaient, nous a laissés bouleversés, en suspension.
On attend avec impatience un Tristan und Isolde avec le Concertgebouw. Vite s’il vous plaît.[wpsr_facebook]
C’est toujours avec émotion que je retourne au Lingotto, parce que ce lieu est lié à des souvenirs vibrants, encore très présents, et même antérieurs à sa transformation. Ces anciennes usines FIAT, immense bâtiment de plusieurs centaines de mètres surmonté du fameux anneau d’essai des voitures et aujourd’hui du Musée d’Art contemporain de Renzo Piano a été en 1990 le lieu de la production des « Derniers jours de l’humanité » de Karl Kraus, mise en scène de Luca Ronconi. L’œuvre géante (800 pages) de l’écrivain-journaliste autrichien, qui narre la chute de l’Empire austro-hongrois, occupait un vaste espace rempli de rails, de wagons, de locomotives, de presses à imprimer Heidelberg, et devenait à la fois l’épopée d’un théâtre impossible et celle de la guerre vue de Vienne, sous la direction du démiurge Ronconi qui semblait alors capable de remuer des montagnes. Je revins 6 jours consécutifs, pour capter l’essentiel du spectacle multiple et fou, l’un des plus grands souvenirs de théâtre de ma vie est lié à ce lieu.
Et puis, le Lingotto s’est peu à peu transformé, en premier lieu avec le magnifique auditorium de Renzo Piano, construit sous l’impulsion du directoire de la FIAT, de Francesca Gentile Camerana, infatigable organisatrice de la musique à Turin, et de Claudio Abbado, qui l’a inauguré et puis est revenu tant de fois à la tête de ses divers orchestres. Francesca Camerana continue d’animer Lingotto Musica, l’association qui gère l’autre saison musicale de Turin. L’autre saison, parce que Turin abrite l’orchestre de la RAI qui a survécu au massacre des orchestres, devenu l’orchestre symphonique national de la RAI. Les orchestres de radio semblent être de ce côté-ci et de ce côté-là des Alpes, les victimes des fonctionnaires désireux de couper telle ou telle branche du patrimoine culturel, au nom de la bonne gestion qui en l’occurrence est mauvaise, mauvaise parce qu’on ne gère pas la culture comme des savonnettes. Ce type de gestion fille de l’ignorance est anti-culturelle.
Avec patience, avec enthousiasme, Francesca Camerana anime Lingotto Musica dans une Italie où l’argent pour la culture s’est raréfié, dans ce pays pourtant qui tient son identité de son héritage culturel multiforme.
Le Lingotto est aujourd’hui fait de cet auditorium Giovanni Agnelli-centre de congrès, d’un grand centre commercial en forme de galerie immense et colorée, et d’un hôtel. C’est un complexe architecturalement exemplaire, un lieu fascinant qui est une magnifique réussite de la réadaptation de bâtiments industriels.
C’était l’ouverture de saison, et pour l’occasion la Royal Concertgebouw Orchestra faisait une seule escale en Italie, dans le cadre de ses tournées « RCO meets Europa » où l’orchestre joue une petite partie de son programme avec des jeunes musiciens locaux. C’était à Turin les jeunes de la De Sono, association animée elle aussi par Francesca Camerana depuis 1988. De Sono, associazione per la musica, est une association qui poursuite les buts suivants :
Soutenir le perfectionnement de jeunes musiciens par des bourses.
Organiser des concerts pour les jeunes boursiers
Publier des thèses qui ont été distinguées sur le plan universitaire
Financer des Masterclasses de perfectionnement, en collaboration éventuelle avec le conservatoire Giuseppe Verdi de Turin.
Et ce soir, la De Sono était à l’honneur puisque l’orchestre du Concertgebouw accueillait onze des jeunes boursiers comme l’a souligné Francesca Camerana dans une petite allocution très émouvante avant le concert , pour interpréter avec l’ensemble de l’orchestre le prélude du 3ème acte des Meistersinger de Wagner, qui n’est pas vraiment une des pages les plus faciles et où les onze jeunes se sont fondus avec brio dans l’ensemble de l’orchestre.
Daniele Gatti, qui préside désormais aux destinées musicales du Royal Concertgebouw, revient au pays et dans un lieu symbolique de la musique symphonique en Italie : il n’y en a pas tant dans ce pays dédié à l’opéra. L’auditorium Parco della musica à Rome, lui aussi dû à la patte de Renzo Piano et le Lingotto.
Milan n’a pas d’auditorium digne de ce nom, même si quelques salles aménagées accueillent les orchestres locaux. Quand un orchestre de renommée internationale se produit, c’est à la Scala. La musique en Italie, c’est comme je l’ai dit plus haut l’opéra avant d’être la musique symphonique. C’est pourquoi Turin, qui a deux auditorium (le Lingotto et celui de la RAI) peut être considérée comme une référence en la matière, avec Rome (qui a l’auditorium de la Via della Conciliazione pour l’orchestre de Santa Cecilia et l’auditorium Parco della musica, moins réussi sur le plan acoustique).
Ce n’est donc pas un hasard si le Concertgebouw est passé à Turin, et seulement à Turin. D’ailleurs, Turin est une ville aux fortes traditions culturelles, un opéra important, le Teatro Regio, un théâtre de référence, le Teatro Stabile di Torino, jadis dirigé par Ronconi, deux auditoriums, c’est aussi une ville de l’édition et de la création littéraire, outre à être l’une des plus belles villes du XVIIIème siècle italien, ce que le touriste sait moins.
Le programme annonçait une soirée Wagner (Meistersinger/Götterdämmerung), et Berg. En réalité, il eut moins de Meistersinger (seulement le prélude du 3ème acte) et l’ouverture fut remplacée par l’adagio de la 10ème symphonie de Mahler ; ainsi composé, le programme avait encore plus de sens et de profondeur parce qu’il était un véritable exemple d’arc musical cohérent, Wagner, Mahler, Berg. Des moments symphoniques de Wagner, dont un extrait des Meistersinger, si importants pour le monde symphonique post romantique et Mahler lui-même (le dernier mouvement de sa 5ème puise dans le 3ème acte de Meistersinger) et les extraits symphoniques de Götterdämmerung (essentiellement le voyage de Siegfried sur le Rhin et la marche funèbre), l’adagio de la 10ème symphonie de Mahler, et les trois pièces pour orchestre op.6 d’Alban Berg. C’est à dire des œuvres qui tissent entre elles des liens profonds.
On connaît le Wagner de Daniele Gatti dont on a entendu Lohengrin (Scala), Parsifal (Bayreuth, New York), Tristan und Isolde (Paris et bientôt Rome) et Die Meistersinger von Nürnberg (Zürich, Salzbourg et bientôt à la Scala), un Wagner plein de relief et de corps, avec de forts contrastes et un sens aigu du théâtre et du tragique. L’introduction du 3ème acte, qui est une sorte d’introspection anticipant le monologue de Sachs, empruntant à la scène finale (folle) du 2ème acte, sur un rythme très lent, mélancolique, et reprenant les grands motifs de l’œuvre avec le sourire sans doute timide de celui qui a décidé de renoncer, il y a là avant la lettre, quelque chose de l’ambiance du monologue de la Maréchale du 1er acte du Rosenkavalier dans cette manière de renoncer et de se placer ailleurs. Fluidité, présence marquée du sentiment, mélancolie sont les caractères développés par un Wagner dans l’une des pages les plus sublimes de la partition, expression intime de l’âme de Sachs qui est sans doute aussi quelque chose de l’âme wagnérienne : « Wahn, Wahn, überall Wahn » dit Sachs en enchaînant sur ce sublime prélude…et Wagner peu d’années après fera inscrire sur le fronton de Wahnfried « Hier wo mein Wähnen Frieden fand.. ».
Gatti donne à entendre ce moment d’arrêt ou de désir d’arrêt avec un orchestre qui est la perfection même, dans une exécution sans scories, faisant ressortir un son éblouissant dans l’atmosphère très réverbérante de la salle de Renzo Piano, notamment du côté des violoncelles intenses dans une couleur qui rend parfaitement l’essence même d’une partition que l’on pense en général plus extérieure et qui est pour moi la plus grande de toute l’œuvre wagnérienne.
La deuxième partie de ces extraits symphoniques était composée des deux les plus importants de Götterdämmerung, le « Voyage de Siegfried sur le Rhin », et la « Marche funèbre », avec leurs « longues » introductions respectives, « l’aube » d’un côté et la « mort de Siegfried » de l’autre. Des grands opéras wagnériens, il reste à Daniele Gatti à diriger la saga du Ring, sans doute dans quelques années, et c’est à espérer, avec le Concertgebouw tant ces pages sonnent juste et nous parlent. Bien sûr, en impénitent wagnérien, on entend in petto les textes qui éclairent aussi ces moments, le merveilleux duo Siegfried Brünnhilde et les dernières expirations de Siegfried, mais même sans les paroles, ces moments sont « parlants » : il y a dans l’approche de Daniele Gatti une clarté, une volonté de marquer l’expression et de transmettre quelque chose de la théâtralité de l’œuvre. C’est une approche assez grave, toujours empreinte de cette tristesse inhérente au Crépuscule qui marque l’échec des rêves.
Ces pages qui reprennent les moments essentiels de la geste de Siegfried dans le Crépuscule, espoir, conquête, trahison et mort, se traduisent par un sens de la mise en son particulière chez Gatti, qui profite de la ductilité extrême de l’orchestre, capable des plus infimes fils sonores ou d’explosions par ailleurs jamais tonitruantes, avec des bois à se damner, des cordes étonnantes en particulier dans le registre grave, je crois n’avoir jamais entendu de telles contrebasses, un orchestre où sont arrivés de très nombreux jeunes surdoués (trompettes) et qui montre toujours une très grande disponibilité et une joie de jouer visible. On a donc une aube qui émerge du silence comme la lumière émerge de la nuit, avec des sourdines incroyables, et une dynamique qui se met peu à peu en place pour l’assez dansant Voyage de Siegfried sur le Rhin qui n’est pas ma pièce de prédilection. Plus ressentie pour moi la mort de Siegfried, avec les sublimes accords aux cordes, pas trop appuyés, toujours d’une étonnante fluidité malgré la volonté marquée de scander le drame et surtout la Marche funèbre, alliant le solennel et l’intime, sans cassure, tant le soin de Gatti pour préserver l’homogénéité de l’ensemble est grand, et tant l’orchestre démontre une incroyable maestria.
Après ces pages connues et tout de même spectaculaires, l’ouverture de la seconde partie marquait une continuité : l’adagio de la 10ème symphonie est pour Mahler une sorte de chant du mal aimé, lacéré par l’amour d’Alma et de Walter Gropius, et renvoie évidemment à Tristan. Les toutes premières mesures semblent annoncer la pièce suivante et les limites de la tonalité, puis laissent la place à un lyrisme qui rappellent certains échos tristanesques. Ce moment mahlérien a été pour moi peut-être un sommet de la soirée, tant Gatti à la fois laisse libre cours à sa sensibilité, et sait y mêler la sarcastique ironie d’un Mahler qui met en son le grotesque. Mais c’est surtout la continuité avec le mouvement final de sa 9ème qu’on entend, avec ces sons qui semblent peu à peu s’étouffer, qui se réveillent et s’éteignent. On entend aussi la filiation d’avec le début du troisième acte de Meistersinger, l’amertume en plus, il s’agit là aussi d’un moment de renonciation : la musique ne cesse de tisser des liens qui ici marquent une certaine unicité, l’unicité d’un échec, de Sachs au Mahler mal aimé, l’unicité d’une douleur urgente quelquefois et lointaine à d’autres. L’orchestre est ici sublime de bout en bout : c’est évidemment l’orchestre mahlérien par excellence, avec sa clarté, ses cordes éblouissantes et les différents niveaux se tissant les uns les autres en crescendos merveilleux (cordes et cuivres se répondent à certains moments de manière lacérante, notamment les altos, extraordinaires). Le souvenir de la 9ème et de ses hésitations entre déchirure et amertume est fort et Gatti prend le début de cette 10ème inachevée comme un prolongement et évidemment une fin, comme l’infini lamento du mal-aimé et du mal-heureux.
Au nom de Berg, quelques éléments du public ont délaissé l’auditorium…Berg fait encore peur à quelques irréductibles : cette musique a cent ans, mais est vécue par certains comme de la musique contemporaine…
Et pourtant, que de filiations entre Berg, sans doute le moins radical de la seconde école de Vienne, et Mahler, qu’il admirait profondément. Il n’y a donc pas de hiatus dans ce programme relativement fréquent dans les concerts, fait de Mahler et de ces pièces dédiées à Arnold Schönberg et créées assez tardivement dans leur totalité (1930 à Oldenburg).
Les deux pièces initiales sont plus brèves que la dernière, au développement plus accompli, et à la respiration plus large.
On connaît aussi le goût de Daniele Gatti pour Berg (on se souvient de son magnifique Wozzeck à la Scala) et ces trois pièces, écrites en 1914 sont parmi les pièces les plus intéressantes pour mettre en relief les possibilités de l’orchestre, collectivement et individuellement. Ces pages symphoniques impressionnantes, Gatti les met à la place d’honneur (morceau final), pour en montrer l’importance et le spectaculaire, mais aussi la profondeur.
Dans l’œuvre de Berg, c’est la pièce qui demande la plus large formation, et qui préfigure ses opéras, Wozzeck en premier lieu avec lequel il y a de fortes parentés (c’est aussi en 1914 que Berg découvre l’œuvre de Büchner et décide d’en faire un opéra), mais rappelle aussi Mahler, mort trois ans auparavant, notamment dans la partie « Marsch » avec des allusions claires à la sixième (et l’utilisation du marteau dans les deux œuvres). C’est enfin une œuvre si difficile que seuls des orchestres et des chefs experts s’y frottent. Ces deux dernières conditions sont réunies ici, puisque Gatti (qui avait aussi proposé cette pièce dans son concert de retrouvailles avec les berlinois en octobre 2014) se trouve désormais à la tête d’une des formations les plus expertes au monde.
La première pièce Präludium, commence par un ensemble de sons émergeant, peu à peu élargis à tout l’orchestre, qui ressemble déjà à un intermède de Wozzeck : la couleur est inquiétante et tragique et compose un crescendo impressionnant de tout l’orchestre, qui reste d’une incroyable clarté. Il y a là énergie et noirceur qui tranchent avec la mélancolie tragique et amère du Mahler précédent. Le mouvement crescendo-decrescendo installe une ambiance presque nocturne ensuite, au rythme ralenti très théâtralisé par Gatti, avec des bois stupéfiants, qui aboutit à un silence final pesant. La succession explosion-silence au total assez brutale vu la brièveté de la pièce, réussit cependant grâce à l’extrême ductilité de l’orchestre à sembler d’une grande fluidité, presque naturelle.
La seconde pièce Reigen (ronde) est une esquisse – c’est Berg qui le dit – de la scène de l’auberge de Wozzeck. C’est en fait une valse, lente, avec des échos en arrière-plan à la Johann Strauss, qui devient plus rapide, à s’en déconstruire ; Berg, viennois, connaît la valse, et les compositeurs du début du XXème siècle l’ont souvent utilisée comme forme (Ravel bien sûr, un peu plus tard mais aussi Debussy), cette valse devient un peu moins policée, brutale et paysanne, rapide, au sons plus sombres : la dynamique de l’orchestre, les échos grotesques en font aussi un mouvement proche de Mahler notamment dans la partie finale. On reste stupéfait de la clarté de l’orchestre d’une part qui permet d’isoler chaque instrument, et d’autre part de l’extrême subtilité des agencements qui paraissent ici particulièrement complexes. Le rythme de la valse est traversé par des traits assez violents, qui des cordes, qui des cors, et Gatti sait aussi rendre avec un incroyable naturel le raffinement extrême de cette orchestration qui sous sa baguette n’est jamais touffue. À une évocation plutôt populaire, Berg plaque une orchestration d’un raffinement singulier. Et Gatti réussit à cueillir cette apparente contradiction pour s’en faire un atout, et en donner une lecture au relief particulièrement marqué.
La troisième pièce, Marsch, aussi longue que les deux autres réunies, est peut-être la plus démonstrative et les plus apparemment touffue. Il s’agit de démêler l’apparence de désordre de motifs, de thèmes, de rythmes pour en offrir une vision organisée. Toujours au départ dans les tons graves, le rythme est immédiatement plus vif que dans les deux pièces précédentes, un rythme scandé par les bois (hautbois), un rythme allant crescendo mais en même temps une succession de faux dialogues entre bois et cuivres, puis entre bois et cordes. La fluidité de l’orchestre est singulière, dans un mouvement qui n’a rien de cohérent ni d’unifié mais multiple, comme des heurts de forces contradictoires. Seul élément permanent, la tension que Daniele Gatti sait imprimer à cette partie, se souvenant sans doute du halètement de la sixième de Mahler, qui est ici clairement interpellée. On est là encore au seuil de certains intermèdes de Wozzeck avec les heurts entre un orchestre forte, suivis subitement de quelques moments solistes à la flûte ou à la clarinette, qui répondent quasi en écho, en une sorte de ronde inquiétante et macabre car tout reste néanmoins dansant, comme dans un sabbat scandé par le triangle et les percussions, au rythme de marche (rappelons-nous le début de la sixième). Chaque explosion de l’orchestre est suivie d’un moment plus grêle, souvent aux bois mais la ronde infernale va crescendo, impliquant la totalité des instruments avec une dynamique de plus en plus marquée jusqu’aux coups de marteau. Cette succession de rythme hachés, d’une brutalité marquée est en même temps toujours d’un raffinement étonnant dans le rendu de la complexité de l’orchestration. Un moment orchestral exceptionnel, surprenant, tourneboulant même à certains moments tant l’orchestre (la flûte, les violons, et tous les autres) se montre virtuose et suit totalement les indications du chef. Le coup de marteau final surprend le public, visiblement peu familier de cette musique.
Au total un concert exceptionnel, un de plus où l’on peut mesurer à quel point se construit le profond dialogue entre le chef et ses musiciens, et la toute particulière souplesse de cette phalange qui réussit à ordonner et à clarifier des pièces d’une complexité particulière, grâce au geste très précis, très « accompagnant » de son chef et grâce à sa très longue tradition aussi. [wpsr_facebook]
D’août à octobre, Daniele Gatti a dirigé trois des orchestres les plus importants dans le monde, son Concertgebouw, les Berliner Philharmoniker et le Gewandhaus de Leipzig, dans des programmes allant de Mahler à Debussy, de Dutilleux à Hindemith, d’Honegger à Bruckner, mais aussi Verdi, Respighi, Saint Saëns et d’autres. Gatti aime à composer des programmes passionnants faits d’œuvres peu connues alternant avec d’autres plus familières au public.
Il dirigeait pour la première fois le Gewandhausorchester de Leipzig en cette fin de septembre et a choisi un programme inattendu offrant la symphonie « Mathis der Maler », rarement exécutée de Paul Hindemith, créé à Berlin par Furtwängler en 1934, tandis que l’opéra éponyme, interdit par les nazis , a été créé à Zurich en 1938; cette première partie était combinée avec la plus connue Symphonie n°1 de Brahms, appelée par Hans von Bülow, la «Dixième de Beethoven», même si elle n’est pas la plus souvent exécutée des quatre symphonies de Brahms.
Le Gewandhausorchester de Leipzig est peut-être avec la Staatskapelle de Dresde, l’orchestre allemand plus «traditionnel», fondé en 1781, spécialisé dans le répertoire romantique allemand, dans la tradition de son plus célèbre directeur musical, Felix Mendelssohn Bartholdy.
En deux semaines, Daniele Gatti a donc dirigé deux des orchestres allemands les plus emblématiques, et chaque fois avec immense succès.
La salle actuelle du Gewandhaus, inaugurée en 1981, a une acoustique exceptionnelle avec un belle proximité de l’orchestre en dépit de ses 1900 places. Exceptionnel l’orchestre également, dans la grande tradition de la musique symphonique allemande, de très haut niveau avec des cordes remarquables. Daniele Gatti a été en mesure de vérifier la qualité et l’engagement de l’orchestre, qui avait joué très peu de Hindemith.
La symphonie de Hindemith est, si l’on peut dire, que une symphonie à programme, car elle décrit trois panneaux du célèbre Retable d’Issenheim, en trois mouvements.
La première moitié était Engelkonzert (Concert des anges), le second Grablegung (la déposition), le troisième Versuchung des heiligen Antonius (La tentation de Saint Antoine) . Le premier mouvement correspond à l’un des panneaux intérieurs, le second à la prédelle, le troisième au retable ouvert…Musicalement Hindemith a écrit la symphonie en phase avec la composition du texte qu’il écrit lui-même pour l’opéra.
Dans le triptyque musical composé par Hindemith, le premier mouvement de la symphonie correspond à l’ouverture de l’opéra. Hindemith retrouve un classicisme qui revient sur les expériences musicales antérieures. Le ton sobre de la première moitié le confirme : pianissimo commençant avec les cordes tressées avec clarinettes, hautbois et flûte pose un cadre très solennel, qui ne convient pas à l’idée du concert des anges, traditionnel dans le retable de la Renaissance, italienne en particulier.
Le démarrage très lent, est suivi par un rythme plus léger, plus rapide grâce à de magnifiques cordes en particulier les violoncelles. Gatti retient l’orchestre, pour donner plus de poids à un début presque mystique, puis la musique devient plus légère, et tout l’orchestre participe, des cors au Glockenspiel. S’ouvre alors une partie symphonique, où l’air circule, et où la lisibilité de l’orchestre est totale. Gatti maintient et maintiendra tout au long de l’exécution d’une forte tension qui correspond essentiellement aux tableaux de Grünewald, tirant vers la vision dramatique et acerbe d’un Jérôme Bosch. La correspondance (au sens baudelairien du terme) musique-peinture est un topos esthétique et la partie consacrée aux anges-musiciens en est en quelque sorte l’emblème. Gatti est à la recherche d’une couleur très sévère mais aussi solennelle, presque crépusculaire, qui ne se perd jamais dans l’anecdotique mais où comme souvent, s’impose le drame ; dans ce travail, l’intention est clairement de faire correspondre la mystique de la peinture avec celle de la musique et de chercher des correspondances poétiques.
Le moment de la “Grablegung”, de la déposition du Christ (second mouvement), assez bref, est un moment “en suspension” pour ainsi dire, où le dialogue des instruments entre eux est au service d’un monde intériorisé; si la tension y est toujours forte, Gatti impose une manière de grandeur spectrale qui frappe par son intensité. La seconde moitié a été insérée dans l’opéra comme intermède dans le dernier tableau. Cette musique a pour but d’être une musique funèbre, avec un engagement particulier des cordes(fantastiques), et un magnifique dialogue avec les bois (en particulier flûte); Gatti impose de forts contrastes de volume, qui met en exergue la flûte et le hautbois et en sourdine des pizzicati qui sonnent en rythme sombre. Ensuite le volume augmente, finit par s’ouvrir tout en se clarifiant dans une sorte de luminosité métaphorique de celle de la peinture. Mais après le silence qui suit, la parole retourne aux bois, bientôt reprise par les cordes, comme un monde qui s’éteint dans le doute ou le refus .
Le dernier mouvement de la symphonie est le plus long ; Hindemith l’a inséré dans le sixième tableau de l’opéra, il est écrit dans la partition l’indication de la main même de Hindemith « ubi eras, bone Jhesu, ubi eras ? Quare non affuisti sanares ut vulnera mea? » (Où étais-tu- Jésus, où étais-tu ?, pourquoi n’est tu pas là pour fermer mes blessures?) c’est là, clairement, la partie la plus dramatique où la tension est à son comble, et qui correspond à la représentation très référencée à Jérôme Bosch de la Tentation de Saint Antoine au milieu d’un bal des démons.
Le début est en crescendo presque wagnérien, et inquiétant en même temps, plus rapide et plus spectaculaire que tout ce qui précède. La musique se fait plus désordonnée, alternant traits violents aux cuivres et cavalcade des cordes, comme une course à l’abîme. Gatti se soucie beaucoup de la dynamique et ruptures qui débouchent sur le solo de hautbois alors qu’en sourdine sont repris les thèmes précédents. Il se montre ici un véritable metteur en scène du son, qui met en évidence tous les niveaux mais aussi et surtout le drame, avec des notes tenues qui s’amenuisent jusqu’à l’inaudible, et des reprises des cordes graves (violoncelles et contrebasses étonnants) qui figurent la lutte contre les démons : cette tension, Gatti la soutient jusqu’au choral final où le ciel s’ouvre après la bataille de manière impressionnante et imposante, presque brucknérienne. Moment fantastique.
La symphonie de Brahms est interprétée sur un ton assez similaire. Le début du premier mouvement, un poco sostenuto-Allegro, ponctuée par des timbales qui font point d’orgue sonne presque sépulcral. Le tempo n’est jamais rapide, toujours dramatique, comme un conflit de masses telluriques qui donne des frissons. La couleur générale est celle d’un romantisme tendu, jamais apaisé, dans une forme qui marque un retour au classicisme. En ce sens, et Hindemith et Brahms marquent un retour aux formes classiques qui font ensemble programme au total très cohérent.
La très large respiration, sans jamais précipiter les choses, adoptée par Gatti donne à la symphonie une couleur non pas amère, mais quasi tragique. Les auditeurs de l’époque de la création soutenaient que la symphonie semblait très proche de Beethoven, et pas vraiment novatrice : on sait que Brahms est venu tard à la forme symphonique et que la composition de cette première symphonie a duré plus de dix ans: Gatti rend palpable la difficulté, avec des moments où nous lisons le stress, l’anxiété, l’absence de sécurité. Il y a une couleur mélancolique, crépusculaire qui domine ce premier mouvement, que Gatti maintiendra tout au long du concert, même dans les moments plus souriants.
Le deuxième mouvement, andante sostenuto, commence de manière plus calme, donnant notamment aux splendides cordes du Gewandhaus une couleur particulière jusqu’à l’intervention du basson dans ce dialogue presque « sylvestre ». Ce dialogue poétique et mélodique est ponctué de moments plus sombres, marqués par des silences, qui maintiennent la tension dramatique évoquée dans le premier mouvement : le dialogue bois/ cordes est tout à fait remarquable, même si les cordes impressionnent plus encore par leur souplesse et leur ductilité. Cependant, l’ensemble de l’orchestre suit le chef avec une grande précision et un engagement sans failles. L’auditeur reste marqué par des moments de grande respiration comme le dialogue entre le hautbois et le premier violon, magnifique. Le premier violon en outre clôt le mouvement avec une poésie incroyable et une notable raffinement.
Le troisième mouvement, un poco allegretto e grazioso, ouvre un moment plus ouvert, plus fluide, et un peu plus dynamique avec une clarinette de rêve qui dialogue avec les cordes sans rupture aucune. Le son est puissant, même si la mélodie éclaircit et allège l’audition, et se prolonge dans un arc à grande respiration de couleur beethovénienne. Néanmoins c’est toujours cette couleur tragique et crépusculaire qui domine l’exécution .
Le dernier mouvement Adagio – Più Andante – Allegro non troppo, ma con brio– Più Allegro commence par un crescendo tendu, dramatique, ce qui est peut-être le moment le plus fort et le plus réussi du concert, avec un son retenu, qui prépare l’exposition future, avec un silence scandé par les pizzicati en sourdine, qui met tous les auditeurs en attente, en une sorte de moment théâtral en suspension parfaitement mis en scène par le chef, qui contrôle avec précision les musiciens (main gauche) et qui se clôt en moments inquiétants, à la limite tempétueux, (on pense à la Pastorale) avant l’intervention des cuivres et de la flûte. Ce début est magistral, presque inédit, de sorte que “l’hymnus” qui suit et qui est le thème principal du mouvement, lent et solennel, est accueilli presque par un soupir d’apaisement ou de soulagement. Moment extraordinaire, presque un coup de théâtre, qui introduit le sourire et la paix là où l’auditeur était envahi d’un sentiment de tension. Suivent des moments impressionnants d’échos entre les instruments, avec un souffle incroyable, où l’on voit la «joie de faire de la musique ensemble», qui ouvre sur l’extrémité de la coda torrentielle, rythmée par le bruit sec de la timbale, en une ouverture presque religieuse, le torrent divin en quelque sorte, après des visions d’une nature pleinement romantique.
En conclusion, un concert passionnant qui a secoué le public plutôt calme du dimanche matin, avec des cris et des bravos, mais aussi tout l’orchestre. Il suffisait de voir les musiciens à la sortie des artistes attendant le chef pour lui prodiguer des signes de satisfaction, de connivence et des applaudissements, pour comprendre que quelque chose de puissant était passé entre eux et lui. [wpsr_facebook]
Daniele Gatti en ouverture de saison 2016-2017 propose la Symphonie n°2 de Mahler « Résurrection », un passage obligé pour le nouveau Chef-Dirigent de l’orchestre du Concertgebouw, tant Mahler est consubstantiel à l’orchestre. À Amsterdam, il a déjà dirigé la 6, la 9, la 3. La symphonie n°2 est de plus l’un des attendus du public, l’une des symphonies de Mahler les plus populaires, qui emporte le public dans une sphère céleste, et donc tout le monde attend les derniers mouvements ascendants et épanouis.
Dans ma vie de mélomane, la pierre miliaire de cette symphonie en est l’exécution par Claudio Abbado en 2003, avec le Lucerne Festival Orchestra dans sa première saison, qui nous laissa sonnés pour des années. Un enregistrement CD et un DVD existent de ce moment unique. Unique en effet dans une vie : sans doute n’existe-t-il pas d’exécution plus forte ni plus sentie de cette symphonie. Mais ce temps n’est plus ; ce sont les souvenirs mythiques de moments uniques d’une vie faite bien sûr de ces diamants, mais aussi des exécutions du moment, qui n’en sont pas moins passionnantes, du moins pour certaines.
Il reste que j’ai écouté peu de symphonies « Résurrection » depuis, une fois par Gustavo Dudamel à Lucerne, et ce fut une lourde déception, une autre fois par Andris Nelsons, c’était nettement plus intéressant, mais rien qui ne rapprochât de l’exécution « princeps ».
Daniele Gatti est un explorateur de Mahler, qu’il dirige un peu partout, et qui fut l’occasion d’un cycle à Paris. Il propose un travail passionnant, convaincant qui se place d’emblée dans les très grandes exécutions
Commencer par la Symphonie n°2 la saison de concerts à Amsterdam, c’est à la fois obéir à la grande tradition de cet orchestre depuis 8 décennies au moins, et donc se profiler à la suite des anciens directeurs musicaux, tous mahlériens de premier ordre, Jansons, Chailly, Haitink et les plus anciens encore. La Symphonie « Résurrection », est à la fois spectaculaire, marque une aspiration vers un univers éthéré et d’une largeur qui aspire le spectateur, mais aussi un aspect particulièrement terrestre, chtonien, notamment dans les trois premiers mouvements. Que privilégier dans ce programme mahlérien entre vie et mort, funèbre et céleste, un programme qui ne veut pas exactement dire son nom qui veut décrire le passage entre vie et mort, ce presque rien qui fait tout basculer.
Daniele Gatti explore de tout autres espaces. Dans une exécution qui à mon avis fera date, il en fait la symphonie une tragédie humaine, où la Résurrection n’est pas donnée, mais doit se mériter : l’homme est donc au centre de cet univers, avec sa foi, ses doutes, et son attachement irrépressible aux forces de la terre… C’est ce chemin rude qui est escaladé encore une fois ici. Ce n’est pas tant au niveau du tempo, mais surtout par cette impression d’effort, de masse, par ces silences insistants, en forme d’interrogation qui se retrouvent à plusieurs moments, par ces contrastes entre un univers marqué par l’appel menaçant de la mort et le souvenir des joies terrestres (2ème mouvement). Le premier mouvement dans cette perspective prend une allure encore plus dramatique : l’attaque initiale sonne déjà comme un avertissement, avec un Royal Concertgebouw Orchestra aux sonorités pleines, charnues, et en même temps incroyablement limpides. Il n’y a rien de lourd, et ce qui est pesant ne l’est que pour l’âme mais pas le son.
Le quatrième mouvement, avec les cuivres extérieurs, qui entourent la salle, situés dans les couloirs adjacents, est à la fois angoissant et pétrifiant. Il n’y a pas encore de crescendo, mais une sorte de maintien forcé à la terre, ou de lutte immanente. Η ζωή τραβάει την ανηφόρα, comme dit le titre d’une chanson grecque fameuse. La vie tire vers le haut et ce haut-là se mérite et exige des efforts. C’est bien cette vision du monde qui ici s’impose.
Ainsi l’interprétation de Gatti retarde volontairement toute élévation, en installant de longs moments méditatifs, des silences appuyés, une première partie à la fois imposante et marquée, contrastée, intérieure. Vision de l’élévation, vue du bas.
Le Mahler de Gatti en général a une couleur essentiellement tellurique, c’était le cas dans sa neuvième avec le même orchestre, que j’avais appelé « chtonienne », attaché aux forces terrestres et aussi à l’amour de la terre : c’était aussi le cas pour sa troisième.
Rien n’est facile dans ce Mahler-là, qui sonnerait presque pessimiste et noir par certains côtés.
Cela n’empêche aucunement l’approche d’être essentiellement spirituelle : elle procède d’abord d’un travail approfondi sur la partition, jamais refermée. Chaque concert ou chaque programme est relu à l’aune de l’orchestre, de ses possibilités. Les options même les plus surprenantes sont pensées, et osées parce que pensées. Alors, avec des orchestres comme celui du Concertgebouw, on peut aller très loin dans la recherche de nuances particulières, ou d’une couleur qui répond au ressenti.
Voilà qui garantit toujours des approches neuves, des tentatives : mettre au programme un tel monument signifie chercher en même temps un point de vue différent. Il ne s’agirait pas de proposer une version « tout venant » qui alors n’aurait aucun intérêt, d’autant avec un orchestre qui possède Mahler dans son ADN.
Alors évidemment, Gatti a retravaillé avec le Concertgebouw et orienté avec d’autres univers, avec une tension plus marquée, moins « séraphique », où la recherche sur le son est d’abord une recherche sur l’expression, voire l’expressivité. Ce qui porte la réflexion, c’est le souci de signifier, de ne jamais se laisser aller à un son qui ne soit que son, aussi merveilleux soit-il (et l’orchestre de ce point de vue ménage des moments prodigieux).
Il y a donc dans ce travail deux moments très marqués, toute la première partie (les quatre premiers mouvements), puissante, quelquefois douloureuse, marquée par une vision presque janséniste, pascalienne, et donc tragique du monde. Petitesse de l’homme et situation tragique devant l’infini, et difficulté à embrasser cet infini, mais qui ferait le pari de Dieu, malgré tout. Et puis une dernière partie en élévation, en aspiration vers le haut, qui pourrait être symbolisée par cette levée tardive du chœur extraordinaire de la radio néerlandaise (Groot Omroepkoor) dirigé par Klaas Stok, qui reste assis jusqu’aux derniers moments, comme cloué, et subitement tiré vers le haut dans l’envol des dernières minutes. Moment prodigieux où les éléments « humains » se déchainent et volent vers le Divin. Pour s’y hisser le chemin a été rude, mais c’est la récompense. Werd’ ich entschwebenZum Licht, zu dem kein Aug’ gedrungen!
Ce qu’il faut évidemment souligner c’est la perfection de l’interprétation et l’incroyable réponse de l’orchestre du Concertgebouw aux sollicitations du chef. L’attaque initiale des cordes en trémolo et notamment des violoncelles sonne immédiatement la tension dont il était question plus haut, et le tragique est déjà là. Violoncelles et contrebasses forment un tout homogène (le pupitre des contrebasses est exceptionnel), le premier mouvement est marqué par cette inquiétude presque métaphysique, quand tout semble s’éteindre après les interventions de la flûte (sublime) et que l’on entend remonter comme un pas lourd (percussion) en sourdine, à la reprise du thème initial et puis un crescendo lent, pesant, presque angoissant, sombre et fatigué qui émerge du silence, avec une intervention presque résignée du hautbois : c’est un des moments les plus étonnants du concert, qui se termine presque en pandemonium, une explosion qui retourne au (presque) silence, la sourdine des cordes pour retrouver le thème initial. A d’autres moments, l’apaisement gagne, les cordes s’allègent jusqu’à l’impalpable avant d’aborder le mouvement final, toujours scandé, cette fois par les harpes (troublé par un intempestif téléphone mobile), à peine plus lumineux (les trompettes !), et le fameux decrescendo aux cordes qui finit dans une sorte d’obscurité inquiète.
Le deuxième mouvement est moins sombre. Mais sans vraie légèreté, on danse une sorte de danse retenue et prudente. L’intervention des bois (la flûte) les sourdines aux cordes donnent l’impression d’une sorte de cérémonie clandestine, comme si cette apparente légèreté était incongrue.
Les extraordinaires pizzicati sont la marque des orchestres exceptionnels quand ils sont réussis (et c’est le cas ici) en dialogue avec les bois, qui ouvrent enfin sur tout l’orchestre dans une sorte d’apaisement sans aucune ironie, sans cette distance amère qu’on trouvera dans des symphonies plus tardives. Gatti ralentit le tempo et joue une atténuation progressive du volume jusqu’à l’impalpable, le presque rien qui va contraster avec le coup de timbale initial du troisième mouvement, troisième moment, qui lui aussi est plutôt dansant, mais une danse cette fois mâtinée d’étrange qui n’est pas très loin de faire penser à Berlioz.
Les interventions des cuivres déjà évoqués plus haut en coulisse, disséminés le long des corridors qui font le tour de la salle, donnaient une double impression contradictoire, mais non dépourvue de magie : ils semblaient à la fois éloignés, étouffés, mais en même temps proches et incroyablement clairs, il en est résulté un des moments magiques de la soirée, où le son fut complètement spatialisé, emportant l’auditeur et donnant l’impression de dilution des volumes dans une sorte de linceul sonore, profondément marquant.
Ce qui frappe aussi, et notamment dans la partie finale, c’est la manière dont Gatti conduit l’orchestre, avec une attention et une précision incroyables, avec une manière de diriger qui est plus accompagnement que direction, soulignant la nuance par des gestes du corps très lisibles, avec une main gauche particulièrement ductile, comme si il estimait nécessaire pour obtenir ce qu’il voulait de souligner encore plus la précision des indications, non pas parce que l’orchestre ne connaît pas ce répertoire qu’il a dans le sang, mais parce que justement, il a des habitudes de jeu que Gatti voudrait sans doute infléchir. C’est un chef qui n’a jamais rien de routinier, pour qui relire une partition, c’est forcément la redécouvrir. L’enjeu Mahler est important à Amsterdam, et en particulier dans une symphonie certes connue, mais en même temps difficile à appréhender, coincée entre la symphonie à programme et les grands espaces libertaires de l’interprétation, qui peut-être sirupeuse comme une viennoiserie complaisante.
Ce qui frappe dans ce travail, c’est qu’il est traversé par des échos issus du romantisme notamment brucknérien, et par une extraordinaire humanité. Abbado aimait à évoquer les souffrances explicites et implicites de Mahler, il aimait en souligner aussi les traits d’amertume ; Gatti affiche aussi un espoir, le grand espoir de tout humain, et souligne ici plus les efforts que les souffrances, d’où le tempo lent, d’où les larges plages de silence, d’où aussi les contrastes de plus en plus marqués vers la fin, avec une sorte d’affirmation du son qui souligne les solennités, mais aussi les respirations : l’homme y gagne chèrement son paradis, mais il le gagne et mérite sa résurrection.
En deux concerts, nous avons pu entendre trois solistes, Annette Dasch, Chen Reiss qui l’a remplacée lors du concert du 18 septembre, et la mezzo Karen Cargill. Cette dernière aussi bien dans Urlicht que dans ses interventions finales, fait entendre une très belle ligne, bien appuyée sur souffle, et une voix qui régulièrement s’élargit, du grave à l’aigu, tout en réussissant à bien s’intégrer au son de l’orchestre : une prestation qui confirme les qualités de cette artiste entendue naguère dans Götterdämmerung à New York où elle avait un peu manqué du charisme scénique nécessaire, mais où elle avait déjà démontré de notables qualités vocales.
Annette Dasch en revanche, qui a annulé sa participation au 18 septembre, avait chanté le 16 : comme toujours, une pose de voix solide, comme toujours, une certaine sensibilité, mais il manquait une incarnation, il manquait aussi une continuité de la ligne (sans doute était-elle déjà fatiguée) qui laissait insatisfait. Chen Reiss, qui l’a remplacée au pied levé, n’a pas la largeur vocale nécessaire (Eteri Gvazava, une étoile filante du chant qui l’avait chantée avec Abbado ne l’avait pas non plus et sans sensibilité, ni incarnation) mais elle a la ligne de chant, l’élégance, et aussi l’émotion : chanteuse sensible, elle a réussi à s’imposer par une jolie couleur qui convenait bien ici et par un chant sans scorie aucune.
Ainsi peut-on affirmer sans aucune hésitation que ce premier programme, un test essentiel pour un chef qui embrasse cet orchestre en tant que Chef Dirigent pour la première fois est un pari gagné. En affichant la deuxième de Mahler, il prenait un risque, mais le triomphe public, les longs applaudissements, la satisfaction visible et palpable de l’orchestre montrent la satisfaction de tous. Le Mahler de Gatti va s’imposer, après celui de Jansons, de Chailly, de Haitink et des autres. Daniele Gatti, Chef Dirigent de l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, a démontré combien choix de l’orchestre est à la fois cohérent et justifié, et qu’il est déjà bien installé dans la place. Que pouvait-on souhaiter de mieux ? [wpsr_facebook]
Trois symphonies de Bruckner en 10 jours, par trois chefs d’envergure et trois orchestres de légende, et trois univers : il est vrai qu’entre la 4ème (Romantique) la 6ème (la plus effrontée/Die Kekste) et la monumentale 8ème, il y a de notables différences ; mais les trois interprétations interrogent, tant elles sont différentes. C’est heureux d’ailleurs parce qu’ainsi s’affiche la diversité enrichissante des approches.
Daniele Gatti est désormais le directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam : il a pris officiellement ses fonctions le 9 septembre par un grand concert de gala en présence de la Reine, mais son premier programme d’abonnement est 5 jours après, avec la Symphonie n°2 Résurrection de Mahler.
La tournée de fin d’été traditionnelle du Concertgebouw le porte à Dublin, Lucerne, Salzbourg, Ljubljana et Grafenegg et cette tournée anticipant quelque peu le type de programme que Gatti va proposer à son orchestre, propose deux programmes, un programme français ou de musique écrite pour la France, en hommage aux années passées à Paris précédemment (Debussy, Dutilleux, Saint-Saëns, Stravinski), et un programme purement romantique allemand (Weber, Schumann, Bruckner) dont la 4ème de Bruckner est le point d’orgue.
Le premier programme était exigeant et difficile pour un public germanique non habitué à ce type de répertoire (il eût d’ailleurs été tout aussi « difficile » pour un public français j’en suis sûr). Mais il avait, à part Saint-Saëns peut-être, une vraie cohérence parce qu’il permettait de rentrer dans des univers différents mais reliables entre eux, en premier lieu Jeux et Petrouchka, tous deux ballets commandés par les ballets russes, mais on sait moins que Métaboles a été chorégraphié à l’Opéra en 1978 par Kenneth Mc Millan ; il y a donc l’unité de la danse, qui donne cohérence à ces pièces, dont deux ont exactement la même durée : la cohérence de la durée s’affiche aussi avec le concerto de Saint Saëns, pièce assez brève qui rejoint Jeux et Métaboles (toutes trois durent environ 18 minutes). Il y a donc équilibre dans un programme dont le focus est Petrouchka. Daniele Gatti est entré en musique française (jamais assez diront les grincheux) à Paris: Métaboles, va être reproposé avec les Berlinois dans deux semaines. Petrouchka n’est pas à proprement parler de la musique française, mais tout de même créée en France, pour une salle parisienne. Si elle n’est pas musique française, elle est digne de l’être…
Ce qui m’apparaît unitaire dans ce programme, c’est d’abord le jeu sur les sons, chaque pièce est un miroitement, une mise en chaine de sons divers, de petites touches instrumentales qui finissent par dessiner un paysage : un paysage évidemment impressionniste, un tableau à la Monet (même si Saint-Saëns n’a pas vraiment le style voulu, on dira, eu égard à l’interprétation si sensible de Sol Gabetta, qu’on est plutôt chez Manet). Il y a quelque chose d’éminemment pictural dans cette soirée parce que Gatti « fait voir » avec une direction très visuelle et un orchestre limpide, il veut suivre l’orchestre avec une précision encore plus grande justement parce que c’est pour les musiciens un répertoire inhabituel. Jeux est l’occasion de constater que décidément, Debussy lui convient bien. On l’avait constaté avec le Maggio Musicale Fiorentino dans Pelléas et Mélisande, avec cette approche à la fois coloriste et dramatique. Jeux, ballet créé au théâtre des Champs Elysées 14 jours avant le Sacre du Printemps, a sans doute souffert de ce voisinage et du même coup a pâli : la modernité de la musique et son extrême raffinement sont sans doute passés dans l’ombre d’autres œuvres du compositeur. Pourtant, la complexité de la composition apparaît ici, avec ses contrastes, avec son réseau de motifs, autant de particules d’un tissu global que Gatti rend avec une limpidité incroyable, tout en gardant une vraie fluidité dans le tempo. On entend surgir les motifs les uns après les autres, puis repris, soit en sourdine, soit en premier plan, dans une sorte de tissu sonore vraiment étonnant. J’emploie à dessein le mot tissu parce que Boulez à propos de cette partition ne parlait de non de construction architectonique, mais « tressée ». Et Daniele Gatti ici, avec un orchestre évidemment fabuleux, parce qu’il les porte au bout de leurs possibilités, travaille sur la fragilité, sur une sorte de fil du rasoir qui rend la pièce à la fois miroitante, moirée, avec d’incroyables reflets, et en même temps tendue. Le son n’est jamais évanescent, il est franc, mais en même temps jamais massif parce qu’on fonctionne par touches, que le synopsis du ballet confirme évidemment : un jeune joueur de tennis rencontre deux jeunes filles en allant chercher sa balle dans un parc et s’ensuit un entrelacs de jeux du désir, le flirt, la jalousie, l’ironie : tour à tour on passe très légèrement de l’un à l’autre : rien de vraiment spectaculaire, rien de dramatique, mais les tensions légères que procurent les désirs inassouvis, les rencontres ambiguës, le tissu des relations entre les hommes et les femmes, l’érotisme qui dit ou ne veut pas dire son nom : tout cela se lit évidemment dans le jeu et le dialogue des instruments, notamment des bois et du reste de l’orchestre, comme autant de jeux d’écho et de réponses. L’extrême raffinement de l’agencement et la manière à la fois légère et marquée dont Gatti met tout cela en place donne à la pièce un éclat et une brillance singuliers. C’est pour moi la pièce la plus extraordinaire de la soirée.
On comprend alors pourquoi il place en regard Métaboles de Dutilleux : bien sûr, on connaît la dette de tous les compositeurs du XXème envers Debussy, et la relation de Dutilleux à son illustre prédécesseur commence au moment où il reçoit à 12 ans en cadeau la partition de Pelléas. Et bien sûr la construction de tout programme commence par tisser un réseau entre les œuvres proposées, quand c’est possible : et si Jeux figure un jeu léger entre les êtres, traduit par la légèreté de corps qui s’envolent, Métaboles est bien un jeu sur les sons, des motifs sonores accolés à des attitudes, des « changements » (c’est le sens du mot issu du grec) qui déterminent des ambiances différentes : incantatoire, linéaire, obsessionnel, turpide, flamboyant. Changements donnant la dominante à différents groupes d’instruments, les bois, puis les cordes, les percussions, les cuivres et l’ensemble de l’orchestre. Une sorte d’exercice de style, merveilleusement mis en scène et interprété par le RCO, et avec une toute particulière précision. J’avoue ne pas avoir de vraie affinité avec cette musique. Mais Gatti en fait un lointain écho à la pièce qui précède, avec un travail sur chaque instrument (les bois sont ahurissants, la clarinette notamment), pris presque comme des instruments solistes qui dialoguent en relation avec le reste de l’orchestre, en une multiplicité de micro-concertos en quelque sorte. Ce qui frappe dans cette pièce, c’est la chaleur du son que réussit à produire le RCO, dans une acoustique aussi équilibrée que celle du KKL. Les cordes dans « linéaire » sont proprement époustouflantes, avec un premier violon magnifique (Liviu Prunaru), sans parler des pizzicati des contrebasse exceptionnelles, véritable corps « soliste », qui fait merveilleusement comprendre le rôle de la contrebasse dans l’orchestre, alors qu’on croit souvent la confiner dans les sourdines. Ce qui frappe en même temps ce sont les enchainements entre les différents moments qui en font un vrai poème symphonique dont les voix tour à tour alternent. Le silence interdit qui suspend le temps à la mesure finale est suffisamment éloquent pour montrer l’effet produit sur le spectateur. Moment de tension, moment spectaculaire qui conclut avec bonheur la première partie.
Dans un festival dont le thème est « Primadonna », dédié notamment aux femmes chefs d’orchestre, mais aussi aux femmes solistes, Lucerne accueillait Sol Gabetta, assez rare sur les rives du lac des quatre cantons puisqu’elle n’y avait pas figuré depuis 2004. Avant le concerto de Schumann le lendemain, elle interprétait le concerto n°1 en la mineur op .33 de Saint-Saëns, une pièce assez brève qui n’a figuré qu’une fois dans les programmes du Festival (en 1962 avec Pierre Fournier sous la direction de Jean Martinon avec l’Orchestre Philharmonique de la RTF). Né en 1835 et mort en 1921, Saint-Saëns a traversé le siècle et ses tournants et a vu la musique évoluer : il naît en plein romantisme et meurt au moment de l’explosion de la seconde école de Vienne. Aujourd’hui il reste connu du grand public surtout pour sa Symphonie n°3 op.78 avec orgue et pour Samson et Dalila (qu’on joue moins ces dernières années, faute de Samson…). Le concerto n°1 pour violoncelle se joue d’un seul trait, comme une sorte de poème pour violoncelle et commence sans introduction, in medias res, laissant l’instrument soliste s’installer et dominer : en effet, l’orchestre dans ce concerto sert de faire valoir au soliste, particulièrement sollicité, dans une vive démonstration des possibilités de l’instrument, lyrique, vif quelquefois agressif. Sol Gabetta avec son jeu énergique, mais aussi très sensible, très attentive aux mouvements de l’orchestre et au dialogue avec les musiciens, donne à entendre la palette la plus large de l’intériorité à l’exposé de la sensibilité à nu, en jouant avec les cordes de l’orchestre, et notamment les violoncelles (avec qui elle donnera en bis Après un rêve de Fauré), s’immergeant quelquefois dans l’ensemble, et émergeant ensuite par un son d’une chaleur et d’une clarté remarquable. Orchestre et soliste se passent la main, ici c’est l’orchestre qui impose le rythme (final), là (seconde partie) c’est la soliste qui l’emporte dans son univers. Un vrai moment de virtuosité sensible et non démonstrative.
Puis arrive Petrouchka. Dans ce programme où d’un côté Jeux voisine avec Métaboles dans un dialogue sonore cohérent que cinquante ans séparent pourtant, Saint-Saëns avec son classicisme bon teint et son relatif formalisme voisine avec l’acide Petrouchka, créé en 1911, deux ans avant Jeux, au théâtre du Châtelet (le Théâtre des Champs Elysées n’ouvrira que deux ans plus tard). La thématique des automates qu’on brise, des marionnettes douées d’une âme est assez fréquente notamment depuis Hoffmann, reprise dans le ballet de Delibes, très classique celui-là Coppélia. Petrouchka est l’histoire d’une marionnette amoureuse, pas assez forte pour s’imposer et qui finit par mourir, sur fonds de fêtes de carnaval et de Mardi gras russe. Une musique qui emprunte donc au folklore russe, à la musique populaire, mais qui en même temps développe une thématique propre assez tendue, qui demande (comme Jeux) un sens dramatique et une vraie perspective théâtrale douce-amère. Est-ce pour cette raison que Gatti, peut-être encore plus que dans les autres pièces, s’engage fortement physiquement , mimant des expressions, imitant une démarche lourde, comme pour donner aux musiciens une image de ce qu’ils doivent rendre. Debussy et Stravinsky étaient liés, et correspondaient à propos de Petrouchka : ce qui fascinait Debussy était la « psychologie » des trois marionnettes (Petrouchka, La ballerine, le Maure) et le passage du mécanique à l’humain, au sentiment, à la respiration. L’intérêt de la dramaturgie du ballet est aussi de ne pas créer de frontières entre le mécanique et l’humain ou de créer le doute, l’impossibilité de distinguer l’un de l’autre: le musicien doit aller au-delà de l’instrument (et Petrouchka est aussi une exposition instrumentale) vers l’expression de l’humain, vers un signifié. L’ambiance festive du début est l’occasion d’une fête des sons et des couleurs, avec une extraordinaire flûte et un rythme particulièrement dansant, mais gardant toujours une pointe de mélancolie. Ce qui frappe c’est l’incroyable ductilité de l’orchestre et la qualité de la petite harmonie : la flûte, le hautbois rivalisent en un caléidoscope de sons qui rend bien une atmosphère à la fois carnavalesque et légère, mais qui pour certains instruments laissent un goût moins joyeux (le cor anglais à se damner). L’atmosphère festive instrumentale finale est plus large, moins dominée par les bois, avec l’ensemble des cordes. C’est une sorte de magnifique ode aux instruments de l’orchestre, un carnaval des instruments qui nous a été donné d’entendre, aves des moments suspendus comme le dialogue flûte/trompette (les trompettes sont de jeunes recrues très talentueuses!). Les scènes finales opposent de magnifiques rondes aux cordes et un dialogue presque solitaire des cuivres et même du xylophone. Les toutes dernières mesures (l’apparition de l’esprit de Petrouchka) entre flûte et orchestre très allégé presque en sourdine, des traits d’instruments (cuivres), presque pré-jazzys sont un moment exceptionnel à la fois tendu et mystérieux, particulièrement théâtral qui laisse le public en suspens.
Ainsi donc ce programme « français » proposé à un public a priori non préparé (il sera redonné à Salzbourg), a cueilli les spectateurs par surprise : ils se sont trouvés face à des pièces demandant à orchestre et soliste une virtuosité peu commune. L’orchestre a été non dirigé, mais guidé, avec des gestes précis, un travail qui creuse dans la partition les moindres détails pour les exalter, sans jamais négliger une vision d’ensemble non seulement de chaque pièce prise singulièrement, mais de l’ensemble du programme qui composait une singulière fresque, fresque musicale, fresque culturelle, mais aussi fresque instrumentale : le nouveau directeur musical présentait pupitre par pupitre son nouvel instrument, et entraînait le public successivement dans la moirure des sons, dans le théâtre des sons et dans le carnaval des sons : une soirée sans concession, marquante, intelligente et accueillie avec un incroyable succès. [wpsr_facebook]
Bientôt 20 ans que je suis le Mahler Chamber Orchestra, fondé par Claudio Abbado et un groupe de musiciens du Gustav Mahler Jugendorchester en 1997. C’est évidemment un orchestre qui signifie pour moi bien plus qu’une phalange de plus et qu’un concert de plus, le Mahler Chamber Orchestra est un orchestre que je ne consomme pas (du genre, hier j’ai fait le Gewandhaus et demain je fais les Wiener), mais que je déguste. Cet orchestre, même s’il s’est profondément transformé en 20 ans, reste quand même étonnamment le même, au sens où c’est un orchestre d’adhésion, toujours jeune, qui a choisi d’être ensemble pour quelques sessions dans l’année, pour le plaisir de jouer, pour, comme aurait dit Claudio Abbado zusammenmusizieren, faire de la musique ensemble. Chaque musicien appartient à une ou plusieurs autres phalanges, à des ensembles de musique de chambre, et chacun vient à la Mahler pour sentir un esprit, l’esprit MCO. Il y a en effet un esprit MCO et un esprit des lieux MCO, dont Ferrare à coup sûr et dont Turin dans une moindre mesure. L’esprit MCO, c’est l’âme de son fondateur, Claudio Abbado, qui n’est plus, mais qui a laissé à l’orchestre et à ces deux lieux un esprit, une mémoire, une âme.
L’auditorium du Lingotto à Turin, personnifié depuis les origines par Francesca Camerana, qui préside aux destinées de Lingotto Musica est un lieu que Claudio Abbado a porté sur les fonts baptismaux, où il a donné bien des concerts, dans cette belle salle conçue comme le reste par Renzo Piano.
Et Ferrare, c’est Ferrara Musica, fondé par Claudio Abbado avec l’aide de la municipalité d’alors pour servir de résidence à un orchestre de jeunes musiciens, le Chamber Orchestra of Europe de 1989 à 1997 (et de nouveau à partir de 2007), puis le Mahler Chamber Orchestra dès 1998. Aujourd’hui les deux orchestres (chacun enfants de Claudio Abbado) se partagent grande part des projets de la saison. Alors, chaque retour à Ferrare du Mahler Chamber Orchestra est quelque chose de fort, notamment pour les musiciens qui sont dans l’orchestre depuis les origines, et qui restent garants de son esprit. Avec Abbado soit COE, soit MCO ont travaillé des programmes très divers, mais aussi des opéras, et grâce à Abbado, le MCO est le creuset du LFO, du Lucerne Festival Orchestra dont il constitue le terreau (les tutti de l’orchestre). Qu’on se tourne vers l’histoire ou même la géographie, mais qu’on se tourne aussi vers l’âme ou vers l’esprit, on rencontre Claudio Abbado, qui trône d’ailleurs avec Maurizio Pollini sur la home page de Ferrara Musica. Comment pourrais-je l’oublier ?
Alors, ce week-end au Lingotto et à Ferrare, indépendamment de tout programme, avait pour moi le parfum du souvenir, des souvenirs intenses et ardents d’une des plus belles périodes musicales de ma vie, une période où l’enthousiasme était toujours au rendez-vous, à Turin comme à Ferrare, mais où il y avait à Ferrare en plus, la ville est petite, un intense parfum d’amitié, de rencontres, d’échanges.
Cet heureux temps n’est plus, et les choses changent , mais certaines traces perdurent, certaines ambiances, ce parfum dont je viens de parler, on le retrouve, on le ressent, on en sent des effluves, parce que le MCO reste enthousiaste, et reste surtout une phalange d’une incroyable qualité, qui sait aller là où le mènent les chefs les plus sensibles à l’art de faire de la musique ensemble.
Alors, oui, j’ai passé un merveilleux week-end, parce que les souvenirs, l’amitié et la joie étaient au rendez-vous, mais surtout la musique, qui a lié tout cela ensemble. Oui, l’Hymne à la Joie était bienvenu car ce week-end du 27-29 mai fut un hymne à la joie.
Toute cette fête de la sensibilité a évidemment un liant, au-delà de Claudio Abbado, c’est la musique. Rien ne serait réveillé sans elle, et sans le rapport entretenu avec elle. Il n’est même pas concevable pour moi d’aller à Ferrare sans concert à la clef.
Ce week-end, le MCO vient d’annoncer la nomination de Daniele Gatti comme conseiller artistique. Il entretient depuis 2010 un excellent rapport à l’orchestre, avec qui il a entrepris une intégrale des symphonies de Beethoven sur deux saisons dont c’est le dernier programme, avec le couple symphonie n°8 et symphonie n°9, un programme où la joie tient le haut du pavé, aussi bien dans la la 8ème que la 9ème ! Le mini-tour de l’Italie du Nord comprend Turin (Lingotto), Ferrare (Teatro Comunale), Bergame (Teatro Donizetti) et Brescia (Teatro Grande) et entoure Milan sans y entrer. Les musiciens du MCO ont travaillé sans le chef et l’ont retrouvé pour un temps fort court de répétitions, déjà préparés. Ils ont pourtant rarement joué la 9ème, seulement une fois avec Daniel Harding.
La symphonie n°8, assez courte (27 minutes environ) est considérée comme l’une des plus légères de Beethoven, notamment à cause de l’absence ou quasi de mouvement lent : l’allegretto du 2ème mouvement, au style presque italien, presque rossinien, même si Rossini passera à Vienne une dizaine d’années plus tard fait office de mouvement lent – un peu comme l’allegretto de la 7ème qu’on joue souvent de manière si lente. C’est bien ce qui frappe dans cette 8ème, l’une de mes préférées. Je me souviens de la manière d’Abbado si fluide et si chantante, notamment dans ses dernières exécutions à Rome et Vienne en 2001.
Gatti privilégie autre chose : il cherche dans ces pièces d’abord la dramaturgie, le choc des ambiances, les contrastes. Il y recherche quelque chose du théâtral : ne pourrait-on pas penser que la forme sonate est une forme théâtrale ? Alors Gatti privilégie dans sa recherche formelle quelque chose qui va faire drame (au sens « théâtre » du terme), quelque chose qui se heurte, et cette symphonie qui pourrait être si souriante et si légère se teinte alors de nuages, de quelque chose de rugueux, de râpeux, de rude presque. Il y a quelque chose de brahmsien dans cette approche. C’est Beethoven lu à l’aune de l’univers de la symphonie qui va le suivre, comme portant en lui quelque sorte son futur. Je l’avais déjà remarqué dans son approche de la Fantastique de Berlioz: Gatti privilégie les rencontres des masses, sans jamais être massif. Son approche est d’une clarté incroyable, avec une transparence des différents niveaux et pupitres, mais aussi et toujours avec une tension palpable.
Le MCO lui répond parfaitement. La clarté dont il est question, elle apparaissait à Turin dans une salle vaste à la réverbération marquée sans risquer cependant de provoquer la confusion des sons. La salle du Lingotto permet l’analyse sonore et garde aux différents pupitre une vraie lisibilité. Le lendemain à Ferrare, l’acoustique est radicalement opposée, très sèche, et plutôt proche. Le son est là, présent, presque touchable, et l’on découvre encore plus de moments étonnants qu’on ne soupçonnait pas, on sent aussi les rugosités notamment dans les bois extraordinaires dont certains sonnent presque comme des instruments anciens. On entend d’ailleurs dans l’ensemble une couleur ancienne, un peu brutale, sans fioritures ni complaisance.
Le 2ème mouvement si dansant, si léger, fait contraste avec le 1er très coloré, très kaléidoscopique où l’impression domine de sons qui se génèrent l’un l’autre, de manière impétueuse, tempétueuse même (qu’on retrouve au dernier mouvement, magistral), mais en même temps quelque chose d’ouvert, qui respire, comme ces interventions des cuivres dans la partie finale et cette suspension qui clôt le mouvement, comme pour indiquer un discours jamais fermé. Mais ce qui me frappe, c’est à la fois la finesse extrême des parties piano, et de manière concomitante les appuis, les interventions-scansion sèches des percussions (timbales baroques), le rythme marqué, et malgré tout la continuité du discours.
Car ces heurts, ces aspects rugueux ne sont pourtant jamais brutaux au sens où on pourrait le craindre en lisant ces lignes : cela reste fluide, cela reste élégant, et c’est profondément pensé.
L’allegretto scherzando du 2ème mouvement est un des sommets de cette exécution, scandé par les cordes qui rythment l’ensemble et en font la colonne vertébrale. Bien sûr on entend Haydn, Mozart, mais on entend aussi par le rythme quelque chose d’un Rossini futur, en un dialogue cordes-bois d’une particulière légèreté. C’est là qu’on touche la joie qui se termine là aussi presque en suspension.
Le 3ème mouvement, tempo di minuetto, renvoie aussi à l’univers de Haydn, avec cette scansion aux percussions et ce jeu tressé des bois magistraux du Mahler Chamber Orchestra. Bien sûr la danse domine, en un menuet énergique, mais en même temps jamais sombre, qui – oserais-je ? – me fait penser à quelque chose des danses paysannes qu’on va trouver dans Mahler, une sorte de rugosité, une joie simple non dépourvue de brutalité, mais non dépourvue de la même manière de raffinements marqués. Un menuet dialectique et presque ironique en quelque sorte.
Le dernier mouvement naît des trois autres, et on comprend du même coup ces mesures finales suspendues, de manière répétée. Des parties finales qui ne sont jamais clôture, mais toujours suspens, laissant ouvertes les suites possibles, et ce son qui jamais ne se ferme conduit inévitablement à ce dernier mouvement dont l’esprit va reprendre chaque moment qui précède, la danse, l’élégance, la scansion rude, tout est là, avec une dynamique nouvelle de l’énergie accumulée des trois autres mouvements. Le début à ce titre est emblématique, rappelant par sa légèreté initiale le 2ème mouvement, puis à la reprise le 1er, en deux tons différents, quand tout l’orchestre s’investit, scandé par des percussions sèches comme dans les interprétations baroques, et ce n’est que discours alternant de manière virtuose deux ambiances : les bois à leur sommet (la flûte !!), avec des renvois à d’autres univers beethovéniens (de manière fugace la Pastorale !), et une science des rythmes qui bluffe et donne une joie irrésistible à l’ensemble. Le tout emporte l’auditeur sans lui laisser de respiration : les alternances cordes aiguës et plus graves, la clarté des cuivres, pourtant discrets et la permanence des percussions en arrière-plan construisent un cadre dramaturgique, soutenu par les quelques silences marqués entre les divers moments, qui s’élargissent en de merveilleux crescendos , comme si on s’amusait à faire tournoyer le son en un tourbillon joyeux qui s’élargit, sans jamais oublier cette alternance de brutalité et de légèreté qui rend cette interprétation si impertinente au bon sens du terme, si impétueuse et si jeune, c’est à dire inattendue, souriante et rude, énergique et tendre, de cette tendresse directe qui va directement au cœur, sans chichis, sans détours, sans artifice.
Même si la Neuvième, c’est d’abord et pour tous l’hymne à la Joie, Gatti et l’orchestre nous imposent une vision d’abord grave et tendue, comme si le récitatif qui ouvre le dernier mouvement était en quelque sorte, une reprise des trois autres, pour l’ambiance qu’ils installent. Quand j’étais jeune, la neuvième n’était qu’une attente du dernier mouvement, et je trouvais même ces trois mouvements un peu longs à vrai dire, comme s’ils retardaient le moment tant recherché et tant attendu du dernier.
En écoutant le Mahler Chamber Orchestra et Daniele Gatti ces deux soirs, c’est en quelque sorte l’impression inverse qui a prévalu, tellement ce que j’entendais était riche et nouveau. Riche parce que l’orchestre est apparu vraiment multicolore, aux mille reflets cristallins, d’une lisibilité étonnantes. On y entend en effet des moments ou des phrases que jamais on a pu entendre : légers pizzicatis, mouvements à peine esquissés des violoncelles, bois tourneboulants. Mais la clarté n’est rien s’il n’y a pas de propos, s’il n’y pas de discours.
Or c’est bien là la surprise, la surprise de la découverte d’une 9ème plus sombre, plus rude, même si pas vraiment heurtée, et, un peu comme la huitième qui précède, Gatti nous propose une vision dramatique, pleine de relief, qui construit de manière passionnante la préparation du dernier mouvement. La joie arrive au bout d’une sorte de « tunnel » plutôt tendu ou nostalgique, d’où une vision dialectique où la tension répond à la joie, où la joie explose et fait respirer une ambiance qui était tantôt sombre, tantôt particulièrement mélancolique. J’avais écouté deux mois auparavant la Neuvième avec les Berliner et Simon Rattle et j’avais exprimé à la fois l’admiration pour le phénoménal orchestre, mais aussi une relative déception interprétative car le merveilleux instrument fonctionnait à creux. Rien de tel ici où il y a comme on dit une idée par minute où la profondeur de la lecture étonne, avec un orchestre complètement dédié aux demandes du chef, d’une concentration et d’une énergie extrêmes.
La premier mouvement allegro ma non troppo, un poco maestoso, qui commence si mystérieusement, presque en sourdine, s’affirme très vite par un rythme très marqué, scandé par les percussions qui tout au long de la symphonie, vont accompagner et marquer les rythmes tantôt au premier plan, tantôt en arrière-plan comme indicateurs d’une ambiance sourde ; l’alternance d’un son très retenu, voir mystérieux, et d’explosion indique une tension forte, marquée, avec un jeu de contrastes d’où s’isolent quelques traits de flûte presque rupestres (flûte baroque, elle aussi). Il n’y rien de policé dans cette approche, mais quelque chose d’urgent, d’une énergie presque primale alternant avec une infinie tendresse et une évidente sensibilité. Le jeu des bois est particulièrement passionnant, qui sonnent si rugueux, un son à la fois sans raffinement et en même temps particulièrement maîtrisé et déchirant. Derrière ce travail j’entends obstinément une couleur pastorale, et cette impression va me poursuivre jusqu’au troisième mouvement.
L’orchestre est tenu sur un tempo assez vif, mais toujours tendu et rythmé, avec un sens du crescendo et une affirmation de soi incroyablement marqués, et donnant une impression de lacération. Rarement début de neuvième n’a autant marqué d’émotion, les sons aigus des violons repris par les bois et scandés par les percussions bouleversent et surprennent. Il n’y a jamais déchainement mais un discours continu et énergique, dramatique, comme un déploiement de forces qui se côtoient, se heurtent mais s’interpénètrent aussi d’une manière si prenante et si peu traditionnelle, avec un sens des enchainements incroyables qui, malgré les chocs et la rugosité, garde une fluidité stupéfiante car tout s’enchaine avec à la fois la logique d’un drame et celle d’une infinie tendresse, et d’une sensibilité farouche. C’est peut-être là le mot qui me manquait : cette interprétation est farouche, celle d’un tendre qui n’oserait être soi que par moments. Bouleversant, étonnant. Le crescendo final, comme venu des profondeurs du son, frappe au cœur, ainsi que l’accord final, à la fois brutal et comment dire ?- très légèrement attendri dans la note finale. On a peine à réaliser ce qui s’offre à nous, encore plus peut-être à Ferrare, à cause de la proximité de l’orchestre.
Le deuxième mouvement molto vivace, frappe immédiatement par la même brutalité, la percussion imposante, puis le rythme haletant des cordes, scandé une fois de plus par la timbale et s’achevant par une sorte de danse au rythme de la flûte, magnifique, de Chiara Tonelli, c’est peut-être dans ce mouvement que la multiplicité des couleur est la plus grande, la variété des rythmes donne une vie étourdissante et neuve, une incroyable jeunesse à une œuvre qui semble être écoutée ici pour la première fois. L’approche est si claire qu’on entend des sons totalement inconnus, même à la timbale : « l’art gradué de la timbale » existe, tant les coups de timbale sont très dosés en crescendo, et rythment le mouvement général. Une approche claire et lumineuse, qui invite à découvrir encore des secrets à une partition qu’on croyait connaître, où l’on découvre des phrases qu’on ne soupçonnait pas , et qui en même temps interroge sur le sens voulu à ces mouvements qui n’ont rien de joyeux, mais qui se raidissent, qui s’imposent, qui se succèdent en moments de tendresse, et de majesté comme si Beethoven exposait là non pas une unité, mais un tissu contradictoire d’affirmations. Gatti propose ici une vision très contrastée, tressée des contradictions dans les tons de l’œuvre, comme écartelée entre divers horizons (on entend même mon cher Cherubini par moments). En tous cas, entrer dans ce labyrinthe est passionnant, d’autant plus que l’orchestre à son sommet fait entendre l’excellence de chaque pupitre : quels cuivres ! quels bois ! quelles cordes aussi ! quelle respiration ! et surtout quel engagement ! C’était si tendu que l’on a senti la salle se détendre à l’intervalle. Il le fallait tant le troisième mouvement fut miraculeux
Le troisième mouvement, adagio molto e cantabile, est peut-être en effet le plus bouleversant de tous, et pour moi à l’orchestre, le plus réussi : à Ferrare, ce fut un sommet d’émotion. L’apaisement après l’agitation précédente s’accompagne d’un écho large qui s’allège et s’attendrit. J’évoquais précédemment une couleur de Pastorale, et nous y sommes : l’orchestre est séraphique, d’une incroyable sensibilité, avec des reprises de violons incroyables, d’une fluidité et d’une légèreté bouleversantes. Basson, clarinettes et cors sont exceptionnels, présents, et en même temps discrets, avec les échos phénoménaux des coups d’archets qui soutiennent. Je n’ai jamais entendu une telle « ambiance », où les voix se reprennent sans jamais abuser du rubato ; la symphonie de couleurs est tellement vivante, tellement tendre, tellement apaisée et bouleversante et la musique s’élargit et respire tellement en fin de mouvement (avec quelques rythmes viennois…et toujours cette timbale qui continue en arrière-plan à rythmer, et que je n’avais jamais remarqué avec cette présence intense…et dans la douceur) qu’on va avoir peine à entendre le récitatif initial et tendu du quatrième mouvement.
J’ai employé le mot miraculeux, et je pense que c’est l’expression juste, tant le temps fut suspendu, tant la poésie fut intense, où jamais expression de l’apaisement ne fut plus ressentie, notamment dans ces notes finales qui s’échappent comme vers le ciel.
D’où évidemment le contraste avec le début du quatrième mouvement, tant attendu habituellement, et ici qu’on attendait plus tant ce qui précédait était en lui-même unique.
Le drame est là, marqué, scandé, sombre, avec des contrebasses et des violoncelles en premier plan, mais en même un discours des flûtes en dialogue qui marquent évidemment l’attente de ce qui va exploser. Gatti, en maître du théâtre qu’il est, prépare soigneusement l’entrée des voix, il « ménage l’effet » car une clef possible pour comprendre son approche est de faire de la symphonie un univers théâtral avec ses espaces, ses premiers plans, ses heurts ses émotions. Chaque moment est dramatique, ou répond à un petit drame. Ici dès que la musique de l’hymne à la joie s’épanouit, avant l’entrée des voix, c’est le jeu des cordes et des bois et des cuivres discrets qui fait rencontre et drame, jusqu’à l’explosion qui prélude à l’entrée de la voix de basse (Steven Humes), en un crescendo incroyable de tension.
Les voix ne chantent que sept minutes, et ce sont sept minutes pour basse, ténor, et soprano (moins pour la mezzo) qui sont écrites de manière puissante et tendue, exigeant des aigus marqués (la basse !) de la puissance (le ténor) et une tension à l’aigu, tout en rondeur cependant pour le soprano. Il est en réalité très difficile de trouver les voix idéales, et il n’est pas sûr que des voix wagnériennes soient suffisamment ductiles pour les exigences beethovéniennes. Il faut des voix à la fois puissantes, qui aient la rondeur et la souplesse gluckiste : des voix qui feront le bonheur futur du grand opéra français. Fort, mais jamais fixe, souple, mais bien projeté. En bref impossible. Mais on sait depuis Fidelio que Beethoven n’était pas tendre avec les voix…Christiane Oelze qui a eu des problèmes de justesse à Turin était moins métallique et plus « ronde » et souple à Ferrare, Torsten Kerl après ses Tristan parisiens a donné une preuve supplémentaire de souplesse et de puissante et Steven Humes, le Roi Marke du Tristan parisien très sollicité à l’aigu, et à découvert, était lui aussi très en forme. Le quatuor (avec Christa Mayer comme mezzo) était particulièrement impliqué à Ferrare, un peu plus en voix qu’à Turin.
Le chœur, composé de l’Orfeó Català et du Cor de Cambra del Palau de la música catalana, et dirigé par Josep Vila i Casañas est puissant, avec une diction claire et une présence énergique et engagée, magnifique à tous points de vue, et une fois de plus, l’orchestre a été phénoménal, au point qu’il a mobilisé mon attention là où on est habituellement tendu vers le chœur ou les voix. Avec des dernières mesures menées à un train d’enfer dionysiaque digne d’un final de Septième, ce fut l’explosion du public debout à la fin de l’exécution ferraraise. Une musicienne de l’orchestre m’a dit « c’est l’esprit du lieu »…L’esprit soufflait en tous cas sur ce Beethoven à la couleur inhabituelle, par certains côtés brahmsienne, d’une tension et d’une humanité bouleversantes. Voilà ce que peuvent un orchestre et un chef qui travaillent ensemble par adhésion et pour faire de la musique et non donner simplement un concert. Ce fut une des grandes soirées de concert de ces dernières années, ce fut un immense Beethoven.
Il y aura d’autre concerts avec le Mahler Chamber Orchestra et Daniele Gatti, il s’agira de ne pas les manquer : le printemps fut lumineux et la vie fut belle à Turin et Ferrare en ce mois de mai finissant.[wpsr_facebook]
On considère en général Tristan und Isolde comme un long chant lyrique « sublime » dédié à la passion amoureuse. Sublime est l’adjectif dont on qualifie la musique de Tristan, une sorte de longue mélopée tragique et lumineuse presque sans aspérités, qui va donner son sens à ce que nous voudrions voir être l’amour, ou la musique (forcément sublime) de l’amour, qui serait platonicien sans être platonique.
Et de ce point de vue, le Tristanund Isolde que nous avons vu au Théâtre des Champs Elysées s’inscrit en faux, et certains auditeurs l’ont fait bruyamment remarquer : il est dérangeant parce qu’il casse cette image séraphique inscrite dans l’éternité du marbre wagnérien. Il y a dans Tristan du désir et de la passion physiques, mais qui sont presque immédiatement transformés en éléments métaphysiques auxquels le « terrestre » ne peut accéder. Et la musique oscille en permanence entre physique (terrestre) et métaphysique : Wieland Wagner et avant lui Adolphe Appia avaient bien identifié tous les aspects métaphysiques par une mise en scène exclusivement évocatoire, aérienne, essentielle. La structuration des personnages est elle aussi tributaire de cette double postulation. Dès qu’ils se sont rencontrés, Tristan et Isolde ont été projetés ailleurs, tandis que Brangäne et Kurwenal sont ceux qui les ramènent (ou essaient) de les ramener aux contingences terrestres. Et Wagner écrit deux musiques, l’une terrestre voire quelquefois un peu lourde, l’autre « céleste » et métaphysique, la musique de la bulle face à celle du terreau.
Daniele Gatti dans sa lecture très fouillée de la partition a osé faire de cette diversité fondamentale un principe de lecture et de rendu musical de l’opéra, par une analyse précise des mouvements dramatiques, des moments dramatiques et de la manière dont le texte est dit et projeté, le signifiant, et ce qu’il dit, le signifié. Car la première remarque sur cette production, au-delà même du jugement, est un constat, banal en soi quand on parle de Wagner, mais oublié par nombre de spectateurs et d’auditeurs, c’est que le texte wagnérien n’est pas un livret au sens verdien ou puccinien du texte, il est un élément de l’œuvre globale, qui a son autonomie « musicale »( c’est particulièrement le cas dans Meistersinger), alors que dans Tristan, les auditeurs se moquent éperdument de ce qui est dit, au profit de pâmoisons sur la musique, et seulement la musique, d’autant qu’il y a un lieu commun consistant à dire que le texte wagnérien est plutôt médiocre. Or Daniele Gatti est très attentif à la mise en valeur du texte : un seul exemple, dans la scène I de l’acte 2, la manière dont il freine l’orchestre pour n’en laisser échapper qu’un fil sonore, lorsque Brangäne souligne à Isolde le rôle trouble de Melot. Gatti colle à dramaturgie, montrant que le couple musique-parole est indissociable et que la dramaturgie de la parole détermine la dramaturgie de la musique, voire de l’ensemble. Il en résulte un Tristan profondément divers, profondément varié, profondément non tant coloré musicalement, mais coloré d’un point de vue dramaturgique : chaque décision musicale est dictée par une lecture dramaturgique serrée, interrogeant les situations, interrogeant les motivations, interrogeant la nature de chaque personnage. Un des axes privilégiés est la manière d’indiquer très clairement les couleurs voulues de la musique dans un sens concret ou abstrait, physique et métaphysique. Un exemple là encore, à l’acte I lorsque Kurwenal évoque la bannière d’allégresse hissée sur le navire, la musique fait clairement entendre une citation de Meistersinger, alors en gestation, il y a d’ailleurs un système de citations croisées entre Tristan et Meistersinger (Hans Sachs cite Tristan « nommément »). Comme si Meistersinger était la déclinaison comique (ou mélancolique) de la thématique de Tristan traitée sur le mode tragique. Cette attention au texte et cette musique deviennent alors accompagnement dramaturgique, comme elle l’est clairement dans Meistersinger.
Tout chef pour Tristan devrait avoir dirigé aussi Meistersinger, l’opéra le plus complexe du Maître voire le centre de gravité de l’œuvre wagnérienne. Et du point de vue du texte, la distribution dans son ensemble ne mérite que des louanges, tant le texte est dit clairement, tout comme la direction de Gatti, si soucieuse de ne jamais couvrir le plateau et de choisir des rythmes et des tempi qui correspondent aux capacités des chanteurs et à la situation qu’ils expriment.
L’intelligence musicale du propos de Gatti consiste à épouser les pleins et les déliés non d’une partition, mais du texte que la partition accompagne et du sens de ce qui est dit. Voilà pourquoi Schopenhauer, base théorique de l’œuvre de Wagner, doit être central dans la compréhension du travail de Gatti, qui est un travail d’abord intellectuel avant d’être sensible ou musical. Et là-dessus, Gatti est sans concession, à la manière d’un Sinopoli ou d’un Abbado (un autre exemple : avant de diriger Parsifal, Abbado avait lu Gustave Thibon).
Est-ce à dire que pour comprendre l’opéra wagnérien, il faut lire Platon, Feuerbach et Schopenhauer ? Evidemment pas : si les salles wagnériennes étaient des cénacles philosophiques, cela se saurait. Mais à se référer à la philosophie (y compris Nietzsche), on comprendra évidemment mieux, notamment les intentions d’un chef ou d’un metteur en scène.
Et il y a donc aussi deux voies, grosso modo, pour mettre en scène Tristan und Isolde, ou bien l’on en fait une abstraction, un travail schopenhauerien construit autour du duo d’amour du 2ème acte, nuit, mort, amour et toute la trame n’est plus que fils tissés autour de ce moment: peu de décor, des lumières, des ombres, une sorte d’espace mental : c’est le choix de Wieland Wagner, et avant lui d’Adolphe Appia : c’est un choix inscrit dans les gênes du théâtre, depuis la naissance de la mise en scène moderne. C’est aussi malgré un décor marqué, le choix de Klaus Michael Grüber, Jean-Pierre Ponnelle, Heiner Müller, Patrice Chéreau, ou même d’Alex Ollé à Lyon, et bien sûr de Sellars/Viola, dans un style de « théâtre-performance ». C’est à dire un choix partagé par la plupart des metteurs en scène, dont Pierre Audi dans cette production.
L’autre voie, c’est de raconter une histoire « historiée », avec un décor très fonctionnel, un espace qui semble faire sens, des personnages qui existent hic et nunc : c’est par exemple le choix récent de Mariusz Trelinski, qui construit un cadre nocturne, sombre, aqueux, glauque pour son histoire, très circonstanciée, ou Claus Guth, qui en fait une sorte de métaphore musicale des amours de Wagner et de Mathilde Wesendonck , et un rêve de Mathilde Wesendonck agonisante.
Il est clair que Wieland Wagner a beaucoup marqué dans son approche de Tristan, seule (ou à peu près) mise en scène bayreuthienne de lui dont on possède des images animées (à Osaka avec Boulez), et il est tout aussi clair que les mises en scène des années 70 et 80 en sont largement tributaires (voir August Everding à Bayreuth). Enfin, un mot du concret/abstrait de Christoph Marthaler, avec son décor à strates temporelles : du premier au dernier acte, on avançait dans les temps, comme si cette histoire était inscrite dans notre mental de toujours, et dans un décor à la fois très concret, mais abstrait à cause du travail sur l’espace vide. Ce fut pour moi sans doute dans les quinze dernières années la mise en scène la plus musicale et la plus convaincante, y compris dans ses aspects décalés, voire cocasses.
Pierre Audi choisit l’option « Appia » à cause d’éclairages changeants, de jeux d’ombres, de lumières aux découpes précises, mais comme Marthaler il projette l’acte III dans un moment temporellement séparé, projeté vers le contemporain, hors du temps des deux autres en tous cas, puisqu’il propose des costumes plus contemporains, les coiffures réelles des chanteurs et non des perruques, et donc les protagonistes qui semblent non plus des rôles, mais eux-mêmes. Au troisième acte, semble nous dire Audi, on ne joue plus. Raum und Zeit se mélangent dans une vision parsifalienne (et le prélude de l’acte III de Gatti, stupéfiant, tire vers cette idée), où Tristan agonisant ne cesse de jouer sous un sarcophage, celui de son père, mais ce pourrait être aussi le sien propre, comme si on jouait le drame sacré de Tristan à l’occasion de ses funérailles. D’où les jeux de reflets dans le « cube » central où apparaissent les personnages jouant devant le trou noir de la salle, où apparaît selon la place qu’on occupe le chef, comme si le troisième acte était non histoire mais représentation : d’ailleurs le cube central du décor est comme une chambre noire où l’on voit les reflets presque comme en négatif.
Mais ce travail m’est apparu sans véritable clarté, même s’il n’est pas dépourvu d’idées et qu’il pose des questions sur l’œuvre, et même avec des moments bien réalisés – le deuxième acte par exemple, malgré un singulier décor. Dès le prélude, Audi évoque le passé, par une pantomime parlante autour de l’épée (qu’on retrouvera en écho dans la scène entre Isolde et Tristan avant le philtre) et le premier acte, le plus théâtral, le plus « concret », le plus explicatif, se déroule dans des ambiances diverses et multiples, avec d’incessants changements de décors, des cloisons qui bougent figurant cales et carénage du navire, et qui bougent tellement et trop qu’elles finissent par gêner la concentration et l’audition. Certes, elles contribuent à isoler les personnages dans leurs drame et à multiplier les points de vue pendant qu’en arrière plan des ombres montrent une sorte de « chœur muet » séparé des protagonistes, certes, l’instabilité du décor figure les hésitations ou l’instabilité de la situation, mais c’est mal fichu et ça fait trop de bruit, avec quelques idées dont celle de faire de Brangäne une sorte de mage qui contrebalance par un geste presque rituel (regard au travers d’un cristal blanc et lumineux) l’effet du philtre (qui est une pierre noire maléfique).
Si tout bouge au premier acte, tout est figé au deuxième, dans une sorte de forêt primaire et pétrifiée faites d’os de baleine disposées savamment (un sanctuaire ?) autour d’une pierre noire, une sorte de Lapis niger qui devient transparente au coeur de la nuit d’amour, figée qui d’une certaine manière fige aussi les protagonistes, dont le jeu est réduit au minimum, volontairement : le duo de l’abstraction amoureuse ne peut être perturbé par des attouchements ou des choses de « vivants », on est ailleurs, dans les limbes de l’amour, dans l’espace où tout n’est plus que représentation « Le monde comme volonté et représentation » dirait Schopenhauer : donc les amants ne se touchent quasiment pas, ils chantent chacun dans son espace – souvenir de Wieland, souvenir des mises en scène des années 70, mais dès que l’amour est évoqué, les deux êtres se positionnent en des points opposés du plateau, ou chantent face à la salle, sans se toucher.
Pendant les deux premiers actes, les vêtements, les coiffures nous renvoient à une sorte d’origine comme un Urwelt primitif lointain, fantasmé, irréel, vaguement sauvage un monde d’ombres, de quelques rais de lumière, sans vraie consistance. L’idée d’un Melot vieillard physiquement déchu, (très bon Andrew Rees) étayé, d’un corps tordu, est une des bonnes idées de la mise en scène, qui explique à la fois la jalousie éprouvée envers Tristan, et la scène du « duel », au demeurant assez mal réalisée, même si l’idée d’Isolde s’interposant n’est pas mauvaise en soi. Quant à Marke, il est au contraire dans la force de l’âge, de l’âge de Tristan ou peu s’en faut, – et d’ailleurs à ce titre, le timbre clair de Steven Humes est plutôt bienvenu – et cela donne au drame une couleur encore plus humaine : se détourner d’un Marke vieillard à qui Isolde serait vendue pour embrasser une histoire de couple « banal » et de trahison d’amitié plus que de vassalité.
Le troisième acte barré par un cube (une chambre) aux reflets multiples et où se reflète même le chef d’orchestre, et bien entendu le monde et le son se mélangent : et la musique (le chef) devient elle-même drame. Plus de « Urwelt », plus de perruques ; les personnages sont dans leur naturel d’individus, Isolde avec ses cheveux courts (elle avait une longue perruque) Brangäne de même ainsi que tous les protagonistes masculins : Melot méconnaissable ne se reconnaît que par sa canne-béquille. Ce basculement du temps interdit tout effet de suivi des 1/2ème actes et du 3ème. Le troisième est « révélateur », au sens photographique du terme (la chambre est noire…) d’une situation et le sarcophage révèle le destin de cette histoire. Mais il n’y plus ni histoire ni suite, mais simplement un espace commun où ce que nous venons de vivre aux actes I et II devient une sorte de rêve commun des protagonistes et de Tristan qui revit l’histoire dans un mouvement semblable à ce que faisait Sautet dans «Les choses de la vie», mais qui est aussi déjà mort et embaumé, comme si on entrait déjà dans le mythe ou qui va compléter la lignée des morts – si le sarcophage est celui du père de Tristan. Et les scènes finales, après le déchirant monologue de Tristan et l’ailleurs auquel il renvoie, c’est l’intrusion du monde (Kurwenal, Marke, Brangäne) en un authentique jeu de massacre qui va contraster avec la Liebestod, inscrire dans la chambre noire devenue chambre de lumière où Isolde apparaît en contrejour puis s’éloigne, en une image non d’apaisement, mais d’abstraction où l’espace s’élargit et respire (d’où le crescendo final inattendu) dans un contre jour sublime. C’est du moins ce que j’ai pu ressentir en voyant le spectacle. Audi a beaucoup travaillé la lumière, avec des ambiances très subtilement variées : Jean Kalman a fait un magnifique travail, car la lumière, le jour et la nuit sont des protagonistes de cette histoire : dans Tristan (c’est dit au 2ème acte) la lumière, c’est la mort et la nuit c’est la vie. Chaque rai de lumière est une intrusion mortelle. Tout cela est cohérent, mais ne va pas assez loin, n’est pas toujours clairement affiché, dans un décor de Christoph Hetzer au total pour mon goût relativement laid, malgré de très beaux éclairages.
La direction de Daniele Gatti, pour son premier Tristan s’appuie sur les qualités spécifiques de l’orchestre français, un National de France à des sommets qu’on croyait inaccessibles, un National de France complètement engagé, dans la main de son chef, lui répondant au doigt et à l’œil dans une relation de confiance visible : un peu tendu à la première, il donne le 15 mai une prestation inoubliable, prodigieusement raffinée, d’une énergie et d’une tension peu communes, le projeantant au niveau des plus grandes phalanges actuelles. Ces qualités de l’orchestre français , on les reconnaît à la fois pour un travail très approfondi sur les bois, qu’il tire résolument vers Debussy, et aussi pour faire ressortir un côté aérien de la partition, transparent, clair, que peut-être Gatti n’eût pu faire émerger avec une autre phalange. En même temps, c’est bien le caractère des chefs italiens dans Tristan que de travailler sur cette transparence et Gatti est « conforme » à cette tradition – l’une des plus riches de l’histoire de l’interprétation wagnérienne commençant à Guarnieri et passant par Toscanini, De Sabata et Abbado. Le prélude est particulièrement emblématique de cette approche : j’ai rarement entendu un prélude au son aussi aéré, d’une insondable mélancolie, mais gardant toujours une certaine tension qui se développe au premier acte, aux couleurs très variées, de la mélancolie initiale à la joyeuse allégresse typique des maîtres chanteurs quand Kurwenal évoque la bannière de la joie hissée sur le navire, ou l’ironie mordante et désespérée d’Isolde face à Tristan, Gatti donne une multiplicité de couleurs au texte, marquant aussi le drame, voire la tragédie : on sent qu’il dirige Mahler, car il sait rendre la musique ou grinçante, ou ineffablement lyrique : l’adéquation texte/musique est lumineuse, et les variations de couleurs sont nombreuses, qui déterminent ensuite des choix de tempos quelquefois inhabituels, mais jamais erronés : Il sait d’ailleurs nous dessiner une ambiance, qui évoque tantôt certains moments du Ring – citations musicales exhumées et entendues comprises-, à d’autres le Tannhäuser, ce double de Tristan que Wagner voulait revoir à la veille de sa mort.
La présence des bois et notamment du cor anglais magnifique, donne à certains passages une puissance inouïe, comme ce prélude du 3ème acte qui par sa lenteur, et son épaisseur rejoint par certains aspects celui du 3ème acte de Parsifal et même le presque contemporain prélude du 3ème acte des Meistersinger, lui aussi prélude à un long monologue existentiel du héros. Gatti y dessine un univers poétique, hors sol, qui va colorer tout le dernier acte.
Il travaille aussi la signification des tempi : à la mélodie de la Liebestod qui clôt le duo d’amour, il applique un tempo rapide, urgent, haletant même, alors que la même mélodie à la fin de l’acte III devient une sorte de mélopée lente, absente, presque majestueuse, également grâce à la voix de Rachel Nicholls, qui réussit à proposer une Liebestod pleine, présente et en même temps évanescente : c’est l’une des plus belles Liebestod entendues ces dernières années, supérieure par sa sensibilité et l’émotion qu’elle dispense à bien d’autres considérées comme des références. Rachel Nicholls, ou la sensibilité de l’émergence. L’orée d’une carrière, sans doute.
Et Daniele Gatti va rechercher tous les détails de la partition qui montrent les différents niveaux d’écriture, et fait émerger le labyrinthe des subtilités wagnériennes : il souligne les moments où la musique de Wagner est volontairement terrienne, comme lorsque Kurwenal parle, mais aussi à certains moments des interventions de Marke, ou de Brangäne, et il s’attarde sur le caractère céleste d’autres moments comme le duo du 2ème acte (c’est plus attendu) , bouleversant de poésie . Mais il sait aussi démêler moments « terriens » et « célestes » dans un même mouvement, grâce au jeu sur les pupitres (clarinette magnifique). L’évidente concentration de l’orchestre se lit aussi à la manière dont ils répondent, à la subtilité des appuis, de telle phrase plus longue, plus étirée, plus dilatée, suivie d’une concentration rarement directe, mais toujours modulée. Il y a là un travail d’une très grande profondeur, très varié, d’une très grande richesse que d’autres lectures ne nous ont pas fait toucher du doigt. Ce Tristan est toujours dramatique, mais jamais massif, jamais lourd, jamais surligné. Jamais par exemple les moments les plus connus ne sont soulignés de stabilo dans le style « écoutez comme je rends bien la musique : jouissez bonnes gens ! ». Un seul exemple, l’utilisation de la harpe, qu’on entend toujours clairement et systématiquement dans le duo du 2ème acte, beaucoup plus clairement que dans d’autres lectures et lorsque s’éteint la musique de la Liebestod, la harpe intervient nettement alors que très souvent on ne l’entend pas (Thielemann à Bayreuth par exemple): elle est pourtant déterminante pour la couleur de cette fin. Seul, de toutes mes expériences de Tristan, Claudio Abbado les faisait entendre, très fortement, très nettement ; ici Gatti fait de même, moins nettement que chez Abbado, mais bien de manière présente quand même, comme des sons à la fois sourds et fluides, comme un discret adieu ou un discret avertissement.
À ce travail d’artisan du son correspond une distribution complètement convaincue parce que Gatti, grand chef d’opéra, sait aider les chanteurs et surtout les écouter, écouter ce qu’ils peuvent faire ou non. Et donc on sent une distribution très réussie, dans son ensemble à l’aise avec l’œuvre. Peut-être le berger (qui est aussi le jeune marin) de Marc Larcher est-il le moins à l’aise de tous, il est vrai qu’il doit ouvrir l’œuvre pratiquement a capella, c’est à dire à découvert : la voix bouge légèrement, à la limite de la justesse. Il faut un ténor familier d’un chant presque bel cantiste ou mozartien pour cela (actuellement, un Tansel Akzeybek, magnifique Nemorino, est la voix la plus juste pour cela) et on se souvient à Paris du merveilleux Toby Spence avec Salonen. Andrew Rees est très expressif, et un Melot plutôt efficace au niveau du chant (ce qui n’est pas le cas de tous les Melot…).
Steven Humes, comme d’habitude, se montre un excellent chanteur pour son premier roi Marke. Chaque parole est sculptée, la voix est puissante, bien posée, bien projetée. On sent l’école de la Bayerische Staatsoper où il est resté 8 ans, mais aussi la formation anglo-saxonne, si soucieuse du texte et sa prestation le 15 mai a été miraculeuse d’émotion, rentrée, de justesse de ton, de présence. La surprise, c’est qu’on attend dans Marke des voix de basse profonde à la Pape ou Salminen, et on a ici une basse au timbre clair, lumineux, qui ne contraste pas avec celle de Tristan et qui par certains côtés, s’en rapprocherait même. C’est surprenant, mais dans le contexte de la mise en scène, où le vieillard est Melot, c’est plutôt cohérent. Magistral.
Michele Breedt promène sa Brangäne un peu partout, elle a chanté dans la production Marthaler à Bayreuth : elle m’a semblé ici plus engagée, plus « personnelle » avec une voix puissante et tendue, et qui contraste timbriquement avec Isolde, au timbre plus clair et plus métallique. Une belle présence et une prestation vocale remarquable, très supérieure à ce qu’on a pu entendre d’elle ailleurs, très incarnée, notamment dans la scène finale où elle donne l’idée d’un chant agonisant (dans cette mise en scène, Kurwenal la poignarde pour faire bonne mesure…).
Brett Polegato est magnifique en Kurwenal, voix sonore, merveilleuse diction, grande expressivité : il fait partie de ces Kurwenal très présents vocalement, vigoureux et solides. On a quelquefois des figures paternelles comme Jukka Rasilainen ou Hartmut Welker ou des figures juvéniles ou poétiques comme Michael Nagy (qui à certains moments semblait chanter un Lied au troisième acte) dernièrement à Baden-Baden. Ici, on a une figure plutôt mâle, plutôt énergique et chevaleresque : c’est très réussi.
Torsten Kerl est un Tristan au timbre velouté, très lyrique, qui donne une image plus tendre et plus fragile. J’avoue qu’autant son Siegfried ne réussissait pas à me convaincre. Ici son Tristan m’a complètement convaincu. Le 12 mai il a donné quelques signes de fatigue au troisième acte, mais l’ensemble possède une ligne cohérente, bien tenue, avec des notes puissamment tenues, sans jamais de ruptures, y compris dans un troisième acte qui les favorise, le 15 mai, il affichait une forme insolente et a été somptueux, magnifique, émouvant de bout en bout. Tendresse, finesse, intelligence du chant caractérisent cette prestation. Certes, Kerl est plus ténor qu’acteur, mais c’est vraiment un Tristan convaincant.
Rachel Nicholls est évidemment une découverte : elle a remplacé au milieu des répétitions Emily Magee initialement prévue. Ce n’est pas un timbre séduisant au sens où la voix serait charnue et ronde, d’une puissance à la Stemme. Mais elle tient la comparaison, avec d’autres moyens. D’abord, c’est une chanteuse résistante : pas de traces de fatigue, une Liebestod tenue sur un tempo lent que peu de chanteuses peuvent tenir de cette manière. Ensuite, elle a un timbre un peu métallique et aujourd’hui les Isolde de ce type sont rares : nos temps préfèrent les timbres plus chauds et moins coupants aussi bien pour Isolde que Brünnhilde d’ailleurs. Les aigus sont tenus, sont vaillants, même si le suraigu au premier acte est un peu acide, un peu rude. Mais c’est une chanteuse très sensible, à la présence rayonnante et un sens du mot étonnant pour une non germanophone, le mot est dit clairement, l’expression est d’une incroyable richesse, expressivité musicale et expressivité du discours (exemple, la manière dont elle dit « Knecht » d’une rare vérité) elle sait dire l’amour, l’ironie, le sarcasme avec une variété de ton stupéfiante. Je pense que cette prestation parisienne va lui ouvrir de grands théâtres (elle sera aussi Isolde à Rome avec Gatti en décembre). Magnifique Isolde qui n’est pas une enchanteresse éthérée à la Stemme, dont la voix est incomparable mais elle est sans doute plus vraie, plus dramatique : elle plie sa voix au sens et en utilise aussi avec intelligence les défauts, ce qui la rend particulièrement convaincante. Magnifique découverte.
On remarque que l’essentiel de la distribution est anglo-saxonne, témoignage de la vitalité du chant anglo-saxon et des formations dispensées aussi bien aux USA qu’en Grande Bretagne, témoignage aussi du travail des agents artistiques, mais c’est aussi une distribution inhabituelle, notamment pour moi qui laboure l’Allemagne. C’est une distribution « disponible » qui a su se plier au travail du chef, et cette réussite est le résultat d’interactions qu’on lit dans la représentation. Un travail solidaire où il n’y a pas d’histrionisme ou de vedettariat.
Au total, avec les réserves sur une mise en scène non dépourvue d’idées, mais qui reste pour moi au seuil d’une vérité scénique qu’il n’est pas facile de trouver dans Tristan, œuvre qui laisse plus d’espace immense à la théorie et à l’arrêt, qu’au théâtre, c’est surtout une très grande, une immense réussite musicale ; Gatti confirme qu’il est un grand chef pour Wagner, parce qu’il ose aller ailleurs, directement, sans détour et qu’il ose aller contre toute la doxa, et l’on sait que la doxa wagnérienne est une chape de plomb avec ses interprétations convenues ou gravées dans le marbre dont il est difficile de se libérer. Il sait tenter, il sait affronter parce que sa démarche est d’abord pesée, réfléchie, et donc intelligente: c’est un work in progress car un premier Tristan renferme le germe du futur passionnant, avec d’autres orchestres, d’autres couleurs, d’autres cast. Mais comme coup premier, c’est un coup de maître. En ce sens, si je peux comprendre que la démarche de Gatti ne convienne pas à tous, je reste interdit devant l’imbécillité structurelle des hueurs du 12 mai (le 15 ce fut un triomphe indescriptible – comment pourrait-il en être autrement ?) : devant un tel travail, devant un tel orchestre (car le National de France fut prodigieux, et si engagé, et si coloré, et si virtuose !) au pire, on se tait, mais on n’affiche pas publiquement sa bêtise et son ignorance crasses. [wpsr_facebook]
L’Opéra d’Amsterdam (De Nationale Opera) est le modèle parfait du théâtre de stagione, c’est à dire un théâtre structuré autour de productions, en nombre relativement limité, avec une tradition récente, et une politique artistique exigeante. Il n’y a pas de grande tradition d’opéra à Amsterdam. En effet, le bâtiment lui-même a une trentaine d’années; même si le projet d’un opéra est plus ancien, il n’y a rien de comparable avec la tradition symphonique marquée à Amsterdam par le Royal Concertgebouw Orchestra. C’est un théâtre avec un corps de ballet et un chœur (excellent, dirigé par Ching-Lien Wu) mais sans orchestre, choix initial qui répond à des considérations économiques dues au nombre de productions limité, malgré la présence d’un directeur musical, Marc Albrecht, qui peut diriger l’un des orchestres symphoniques nationaux hollandais qui tour à tour accompagnent dans la fosse : le Netherlands Chamber Orchestra, le Netherlands Philharmonic Orchestra (qui assure bonne part de la production) le Concerto Köln, le Rotterdam Philharmonic Orchestra, The Hague Philharmonic Orchestra, Les Talens Lyriques, le Royal Concertgebouw Orchestra (qui assure au moins une production annuelle) seront les orchestres présents la saison prochaine en fosse. Le rythme des productions est à peu près de une par mois, sachant que la période allant de fin mai à début juillet est celle du Holland Festival, et donc que le rythme s’accélère (créations, performances).
Bien sûr il y a dans la grosse dizaine d’œuvres (13 cette année) présentées quelques reprises, mais souvent des reprises de productions moins récentes qui sont retravaillées, comme par exemple celles du directeur artistique, Pierre Audi, sur qui repose la politique artistique de la maison depuis les origines, qui lui a donné sa couleur et son ouverture, et qui est lui-même metteur en scène.
La couleur de la maison, c’est d’abord une tradition d’ouverture et de modernité : l’appel à des metteurs en scènes et à des productions d’aujourd’hui, est ici ancré dans les gènes, c’est une politique bien installée dans le Benelux, qui remonte aux années Mortier (années 80), et qui font que Bruxelles, Anvers et Amsterdam, sans conduire la même politique, ont une couleur voisine.
Ainsi donc la saison 2016/2017 commencera par Le nozze di Figaro, et s’achèvera avec Salomé, et comme toutes les saisons, elle apparaît très bien équilibrée, offrant du grand répertoire italien, du baroque, du Mozart, du Wagner et du Strauss, et comme pratiquement chaque année, une création et une œuvre récente. Il y en a pour tous les goûts, pour un public très ouvert, très détendu, et surtout très disponible. Une maison agréable et sympathique, située à Waterlooplein, à 10 minutes de la Gare en tram (n°9) et 5 minutes en métro, direct. Et Amsterdam est à portée de Thalys, si bien que la traditionnelle représentation du dimanche à 13h30 garantit l’aller/retour en journée pour les parisiens.
Septembre 2016, pour 9 représentations (6 au 27 septembre) Le nozze di Figaro, de Mozart dir.mus : Ivor Bolton, avec le Netherlands Chamber Orchestra dans une mise en scène de David Bösch, dont l’activité a explosé ces deux dernières années au point qu’on le voit dans tous les grands théâtres. Cela nous garantit une direction musicale solide, et surtout une mise en scène intelligente (David Bösch, en France, a déjà mis en scène à Lyon Simon Boccanegra et Die Gezeichneten). La distribution de très grande qualité affiche Stéphane Degout dans Il Conte, Alex Esposito dans Figaro, Eleonora Buratto dans La Contessa, Christiane Karg en Susanna, et l’excellente Marianne Crebassa en Cherubino.
Mon avis : vaut le Thalys
Octobre 2016, pour 8 représentations (10 au 31 octobre) Manon Lescaut, de Giacomo Puccini, dir.mus : Alexander Joel (avec le Netherlands Philharmonic Orchestra) rompu au répertoire notamment italien en Allemagne, et mise en scène d’Andrea Breth, qui précéda Thomas Ostermeier à la tête de la Schaubühne de Berlin. Mais la production est l’écrin pour la présence en Manon Lescaut de la star hollandaise actuelle du chant, Eva Maria Westbroek, qui sera Manon Lescaut face au Des Grieux de Stefano La Colla et au Lescaut de Thomas Oliemans.
Novembre 2016, pour 7 représentations (9 au 27 novembre) Jephta, de G.F.Händel, dir.mus : Ivor Bolton, avec le Concerto Köln; mise en scène Claus Guth. Les interprétations d’Ivor Bolton dans ce répertoire sont intéressantes, et les lectures de Claus Guth évidemment stimulantes (Paris a découvert son Rigoletto, et l’an prochain verra son Lohengrin mais le must est son Tristan zurichois). L’Orchestre est fameux, la distribution est vraiment remarquable : Richard Croft en Jephta, mais aussi Bejun Mehta, Anna Prohaska, Wiebke Lehmkuhl, Anna Quintans et Florian Boesch.
Mon avis : vaut le Thalys
Décembre 2016, pour 8 représentations (du 6 au 29 décembre) Parsifal de R.Wagner : étrange programmation à Noël de cette fête plutôt pascale, sous la direction musicale de Marc Albrecht avec le Netherlands Philharmonic Orchestra. La production est une reprise de la mise en scène de Pierre Audi, fameuse pour les décors d’Anish Kapoor (« Le vagin de la reine ») dans une distribution classique et solide : Günther Groissböck en Gurnemanz, Christopher Ventris en Parsifal, Petra Lang en Kundry, Ryan McKinny qu’on voit de plus en plus sur les scènes internationales en Amfortas.
Mon avis : vaut le Thalys (on ne rate pas un Parsifal, même en décembre)
Janvier 2017, pour 6 représentations ( du 15 au 26 janvier) Die Entführung aus dem Serail, de Mozart dir.mus : Jérémy Rhorer, avec le Netherlands Chamber Orchestra. Un peu plus rare que les autres Mozart, on le retrouve actuellement plus souvent sur les scènes, cette fois dans une reprise de la mise en scène de Johan Simons (le directeur de la Ruhrtriennale), dans une distribution correcte dominée par l’Osmin de Peter Rose, avec Paul Appleby (Belmonte), Lenneke Ruiten (Konstanze), David Portillo (Pedrillo) et Siobhan Stagg (Blonde).
Février 2017, pour 7 représentations (du 7 au 25 février) Le Prince Igor, de Borodine : danses polovtsiennes miraculeuses au milieu d’un magnifique champ de coquelicots dont la photo a fait le tour du monde: après New York, la somptueuse mise en scène de Dmitri Tcherniakov arrive à Amsterdam, avec une distribution voisine. Une mise en scène plus classique que ce à quoi nous a habitués Tcherniakov, une incontestable réussite esthétique, avec quelques changements dans l’ordre des scènes et quelques ajouts musicaux néanmoins…
Le chef Stanislav Kochanovsky habitué des scènes russes (Mikhailovsky) dirigera le Rotterdam Philharmonic Orchestra, dans une très belle distribution, malheureusement sans la fabuleuse Anita Rachvelishvili en Konchakovna (qui sera chantée par Agunda Kulaeva), mais avec un magnifique ensemble dominé par l’Igor d’Ildar Abdrazakov, somptueux, Vladimir Ognovenko, Pavel Černoch, Dmitri Ulyanov, Andrei Popov complètent ; et même Oksana Dyka dans son répertoire il est vrai, avait été correcte au MET.
Mon avis : vaut le Thalys (on ne rate pas un Prince Igor, ni un Tcherniakov)
Mars 2017 : Wozzeck, d’Alban Berg pour 7 représentations (du 18 mars au 9 avril). Une nouvelle production qui va faire couler de l’encre. Bruxelles avait présenté Lulu (avec Barbara Hannigan) Amsterdam présente Wozzeck dans la vision de Krzysztof Warlikowski et de Małgorzata Szczęśniak. C’est Marc Albrecht qui dirigera le Netherlands Philharmonic Orchestra. La distribution est dominée par le Wozzeck de Christopher Maltman, merveilleux dans les rôles de personnage crucifié, tandis qu’Eva-Maria Westbroek sera Marie, aux côtés de son époux Franz von Aken qui chantera le Tambourmajor et que le Doktor sera Sir Willard White. Une distribution vraiment intéressante, une mise en scène sans nul doute marquante, un chef très à l’aise dans ce répertoire et donc qui vaudra le Thalys.
The new Prince, de Mohamed Fairouz pour 6 représentations du 24 au 31 mars. Création mondiale. La dernière décade de mars est consacrée au cycle Opera Forward, impliquant diverses structures culturelles et éducatives, consacré cette année au pouvoir, quand il est manifeste (The new Prince) ou quand le drame vient de son absence (Wozzeck). Le jeune compositeur Mohamed Fairouz imagine le réveil de Machiavel en 2032. Le spectateur peut bien se figurer le constat puisque le sous titre du théâtre d’Amsterdam est « blood-curdling revue about power » (litt : revue à glacer le sang sur le pouvoir) à partir d’exemples récents et moins récents : Hitler, les Clinton, Ben Laden. C’est le second opéra du jeune Mohamed Fairouz (à peine 30 ans), émirato-américain (!!) qui travaille avec le journaliste et romancier David Ignatius.
La mise en scène est confiée à Lotte de Beer, « disciple » de Peter Konwitschny, dont la très jeune carrière explose déjà (futurs engagements à Munich, au MET, au Theater an der Wien). C’est Steven Sloane qui dirigera l’Orchestre Philharmonique de la Haye et la distribution inclut Nathan Gunn (Machiavel), Karin Strobos (Fortuna), George Abud (Ben Laden), Nora Fischer (Monica Lewinski) tandis que Paulo Szot sera à fois Clinton et Dick Cheney.
L’agenda du théâtre fait que si vous passez deux jours à Amsterdam il y aura la possibilité de voir les deux spectacles. Pourquoi pas ?
Avril 2017 Cœur de chien (Собачье сердце), d’Alexander Raskatov, d’après Boulgakov, sur un livret de Cesare Mazzonis (6 représentations du 22 avril au 5 mai). Reprise de la création triomphale de 2010 dans la production étourdissante de Simon Mc Burney. La reprise d’une création est chose suffisamment rare pour qu’on la souligne, et dans ce cas, c’est pleinement justifié vu le succès européen (Lyon, Londres, Milan) de ce spectacle, l’un des plus virtuoses de cette décennie. C’est comme à Lyon Martyn Brabbins qui dirigera le Netherlands Chamber Orchestra et la distribution pratiquement identique à celle de Lyon est sans reproche : Sergueï Leiferkus, Elena Vassileva, Peter Hoare, Nancy Allen Lundy, Andrew Watts, Robert Wörle, Ville Rusanen…
Si vous n’avez pas vu ce spectacle, vaut le Thalys, évidemment, et plutôt deux fois qu’une.
À noter qu’ une version pour enfants du texte de Boulgakov sera présentée deux semaines plus tard pour 4 représentations (du 13 au 17 mai – 2 représentations le 14 mai), avec une autre musique (de Oene van Geel et Florian Magnus Maier) sous le titre « Cœur de petit chien » (Hondenhartje)
L’art de la programmation c’est de savoir alterner des opéras plus rares ou moins favoris du public, et des standards, voire des marronniers de la programmation, et donc :
Mai 2017 Rigoletto, de Giuseppe Verdi (10 représentations du 9 mai au 5 juin). L’opéra de Verdi est l’objet d’une production nouvelle de Damiano Michieletto (qui a eu un énorme succès en 2015 avec Il Viaggio a Reims) et le Netherlands Philharmonic Orchestra sera dirigé par Carlo Rizzi, chef bien connu et rodé dans ce répertoire ; c’est Luca Salsi qui chantera Rigoletto, pour ses débuts à Amsterdam, tandis que Gilda sera la délicieuse et talentueuse Lisette Oropesa, vue à Amsterdam dans Nanetta il y a deux saisons. Il Duca sera Saimir Pirgu, Sparafucile Rafal Siwek et Maddalena l’excellente Annalisa Stroppa.
Si vous passez par Amsterdam…
Madrigaux de Claudio Monteverdi , 5 représentations du 11 au 19 mai, reprise de la production de Pierre Audi de 2007, par les Talens Lyriques et Christophe Rousset, interprété par des jeunes interprètes, dans les espaces des ateliers de décors du Dutch Nationale Opera à Amsterdam-Zuidoost
Juin 2017 Vespro della Beata Vergine, de Claudio Monteverdi, un spectacle performance-installation dans le cadre du Holland Festival mis en espace par Pierre Audi, dans une installation de l’artiste belge Berlinde De Bruyckere, dans le monumental Gashouder (Gazomètre) de la Westergasfabriek à Amsterdam. C’est Raphaël Pichon et son Ensemble Pygmalion qui assureront la partie musicale (décidément les musiciens français seront à l’honneur en cette période à Amsterdam, après les Talens Lyriques). Pour 3 représentations les 3, 4 et 5 juin. Un « Event » autour d’une œuvre difficile, l’un des très grands chefs d’œuvre de la littérature musicale, dans un lieu fascinant.
Salomé, de Richard Strauss pour 8 représentations du 9 juin au 5 juillet. C’est l’événement de la fin d’année, traditionnel avec dans la fosse le Royal Concertgebouw Orchestra sous la direction de son directeur musical tout neuf Daniele Gatti, dans une mise en scène du directeur du Toneelgroep d’Amsterdam, Ivo van Hove dont on connaît les lectures radicales. Une très belle distribution dominée par la Salomé de Malin Byström, avec Lance Ryan dans Herodes et Doris Soffel dans Herodias, tandis que Jochanaan sera Evgueni Nikitin, et Narraboth l’excellent Benjamin Bernheim.
A ne manquer sous aucun prétexte : Vaut un Thalys, et même deux.
Treize (ou quatorze si l’on compte Cœur de petit chien pour les enfants) productions toutes de qualité enviable et qui vaudraient toutes un voyage en Thalys, ou en bus, et même en voiture. Mais il y a vraiment des spectacles spécialement attirants qui font d’Amsterdam aujourd’hui un des pôles inévitables de l’opéra européen. Innovation, tant dans les répertoires que dans les équipes artistiques, distributions enviables. Il y a de quoi passer de magnifiques soirées et en tous cas à chaque fois constater l’intelligence de la programmation qui ne se dément pas d’année en année. [wpsr_facebook]
Séduit par la Fantastique entendue à Paris par le National, j’ai voulu entendre Daniele Gatti diriger la même œuvre par le RoyalConcertgebouw Orchestra, avec toujours le même handicap : une interprétation hors norme d’Abbado avec les Berliner Philharmoniker en 2013, sur laquelle je me suis arrêté, et qui vient de paraître en disque, produisant encore chez moi la même ferveur et la même admiration éperdue.
Le programme très « romantique » proposait l’ouverture de Tannhäuser dans la version de Dresde (1845), la poème symphonique Orpheus de Liszt (1854) et la Symphonie Fantastique « épisodes de la vie d’un artiste » (1830). Le fil du programme, c’est évidemment l’artiste dans sa confrontation tragique (et créatrice) avec le monde, et les visions successives du poète ou du musicien (Orphée et son lointain descendant Tannhäuser sont l’un et l’autre) quant à l’artiste de Berlioz, c’est un musicien. Mais tous trois vivent une aventure tragique avec la femme dont ils sont amoureux. Deux meurent, Eurydice pour Orphée, inconsolable qui se met à composer chant et musique déchirantes pour évoquer l’absence et la souffrance, Tannhäuser vit parce qu’Elisabeth s’est offerte en martyr pour sa rédemption, et l’artiste de Berlioz désespéré de l’absence de réponse à son amour se livre aux délires de l’opium et de la diablerie qui sont évidemment des délires créateurs : Berlioz est trop intelligent et trop sensible pour ne pas composer sa musique la plus neuve dans ses trois derniers mouvements.
Même si des raisons techniques peuvent avoir donné des motivations au programme, il me paraît avoir un sens particulièrement cohérent autour du du héros romantique qui n’a jamais rien de « fleur bleue » mais se trouve au contraire souvent écartelé, violent, en proie aux fureurs et pourquoi pas aux Furies.
Ainsi de l’ouverture de Tannhäuser. Souvent chez Wagner le son émerge comme d’un néant (voir Lohengrin, voir Rheingold, voir Parsifal) c’est le cas dans Tannhäuser, au moins dans celui voulu par Gatti : une ouverture qui émerge très lentement d’un néant, où les modulations des cuivres et les différents pupitres s’entrelacent de manière presque magmatique, donnant une couleur particulièrement sombre, y compris quand le thème est repris aux cordes, presque hésitantes à rentrer en jeu, avec une respiration large et tendue, avec un sens du crescendo marqué mais d’une lente fluidité telle qu’elle s’apparente non à un fleuve, mais à une coulée de lave continue. C’est cette tension initiale et cette obscurité d’où émerge le son qui m’ont fasciné ici. Le choix est clair : il s’agit de donner une couleur à l’ensemble qui n’a rien de cette musique triomphale qu’on entend quelquefois, mais une couleur presque parsifalienne. Gatti n’oublie pas que Wagner a voulu, encore huit jours avant sa mort, revoir son Tannhäuser de fond en comble, que l’œuvre attendait, évoluait en fonction de Tristan (révision de 1860) et allait encore évoluer au contact cette fois de Parsifal : ce début si sombre, c’est l’antichambre de l’œuvre, celle à qui sa vraie couleur sera donnée. Alors du même coup, la suite, plus aiguë, plus lumineuse, plus claire peut apparaître ce qu’elle est : un leurre, un leurre comme le Songe d’une nuit de sabbat peut être un leurre pour l’artiste de Berlioz, le leurre d’une musique qui, si on s’y concentre bien, a des accents vaguement inquiétants.
L’œuvre d’une vie, voilà ce qu’est le Tannhäuser, une œuvre d’une vie à laquelle il n’a pu revenir, d’où cet accent dramatique et massif, merveilleusement architecturé à l’orchestre au son si impressionnant, avec ses crescendos à double entrée, des cordes et des vents d’un côté aigus, mais de l’autre des percussions inquiétantes et des decrescendos construits de la même manière, puis les sortilèges du Venusberg, avec ses cordes si fines, mais aussi ses bois inquiétants : les bois sont toujours poétiques mais annoncent souvent des tensions (voir le cor anglais dans la Fantastique) : cette ouverture avec ses imperceptibles silences dans les crescendos de la partie finale, qui créent un rythme presque haletant, est en fait une ouverture sur l’angoisse, sur l’inquiétude, comme sa fin en orgie amère, un tourbillon. Gatti tend l’arc entre le Berlioz de la Fantastique et le Wagner de Tannhäuser. Je reste fasciné des decrescendos de la partie finale annonçant la musique du chœur des pélerins, si sombre, doublée par des cordes devenues un arrière fond si lisible et si peu rassurant. Et si on va un peu plus loin dans l’écoute, on comprend que l’architecture tient non par la mélodie du chœur des pélerins (si célèbre, aux vents), mais par la vague modulée des cordes et que c’est elle qui éclaire l’ambiance, et donne la couleur. Tout cela est d’une clarté incroyable, comme une sorte de mise en scène sonore d’un drame qui est déjà tout dans une ouverture pourtant archi rebattue, installée comme un apéritif auquel on ne prendrait pas garde et qui nous dit déjà par son pessimisme structurel que nous sommes au cœur de la tragédie de la musique qui va se jouer les autres oeuvres du concert. Une approche réfléchie par Gatti jusqu’aux moindres détails.
C’est le noir qui va si bien à cette matinée dominicale. Orpheus commence par un discret appel aux vents, comme Tannhäuser, auquel s’enchaînent des harpes (Orphée…), puis la musique s’élargit et s’éclaire, d’une indéniable et d’une lumineuse poésie, d’un optimisme mesuré qui répond au pessimisme précédent. Gatti garde une lenteur de tempo manifeste qui permet de bien détacher chaque pupitre, les harpes , très présentes, toujours même, et aussi le chant singulier et solitaire du premier violon. Le chant, car la musique lente et contemplative m’est apparue singulièrement proche de certains moments du chant wagnérien, notamment par ses crescendos (on se met à faire des ponts aussi avec ce qui précède), et l’alternance de voix solistes (hautbois) et celle des harpes particulièrement présentes et du violon. Wagnérien aussi le long accord final qui semble conclure un opéra de Wagner, sur lequel insiste Gatti et grâce auquel il obtient un silence du public à la fin de la pièce. Une pièce toute de fluidité, d’un intérêt renouvelé parce qu’alors se construit une évident système d’échos entre l’histoire d’Orphée, l’histoire de la musique, et la construction de ce concert même. Gatti réussit à rendre ce poème symphonique bien plus passionnant qu’on ne le dit dans les encyclopédies, en construisant un système d’échos évidemment avec Wagner, presque « naturellement » par les relations artistiques, puis familiales que les deux artistes entretiendront : Liszt n’est il pas, comme Orphée, l’artiste à la fois créateur et interprète, peut-être encore plus célèbre dans l’Europe entière et jusqu’en Turquie comme interprète et que comme créateur ou compositeur. Mais c’est là aussi une double postulation, car Gatti s’ingénie, comme souvent, à marquer dans cette musique des échos, des échos surprenants, presque straussiens : on peut identifier où le jeune Strauss puisa quelques éléments de son inspiration pour ses poèmes symphoniques, mais par ricochet, comme cette musique est moins « sage » et plus inventive qu’il n’y paraît à première vue, plus ouverte, elle aussi en quelque sorte plus « musique de l’avenir ». Daniele Gatti, en amoureux du post-romantisme, en chercheur de la musique, en dessinateur de fils ténus ou non entre les œuvres et justement ces œuvres-là, cherche à démêler justement cet écheveau-là des intertextualités musicales, seule manière à mon avis de percevoir tous les possibles d’une musique, de la musique.
Alors évidemment, ce travail de recherche, cette volonté d’aller jusqu’au bout d’intuitions ou de certitudes, c’est dans une Symphonie fantastique très différente qu’à Paris par le son et par les intentions qu’il apparaît, d’une manière qui éclaire bien le travail du chef.
Il est d’abord très attentif à la tradition de jeu des musiciens qu’il a en face de lui. À Paris, il avait cherché à déconstruire patiemment non une tradition de jeu, mais des habitudes qui ne faisaient plus problème, comme si on devait jouer « comme ça » sans autre forme de procès. D’une Fantastique jouée dix jours auparavant avec un autre chef, il en avait fait, lui, une autre, pleinement heurtée, avec ses luttes de masses sonores, comme pour conjurer les tendances un peu brahmsiennes de l’interprétation traditionnelle. Il en avait fait quelque chose de parfois tellurique.
Il a ici en face de lui un orchestre de toute autre tradition, un orchestre qui excelle justement dans le post-romantisme, de Mahler à Stravinski, qui a fait sa gloire internationale pendant les premières années du XXème siècle. Et Daniele Gatti va travailler avec ce son là pour proposer une Symphonie Fantastique qui aura ces échos-là du futur, pour proposer en elle une “musique de l’avenir”, elle-aussi.
Je ne suis pas de ceux qui édicteraient une doxa interprétative pour les œuvres françaises, (élégance, clarté, fluidité). J’entends souvent parler de la musique française comme on parle du classicisme à la Boileau, « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », une sorte de vision musicale calée sur le discours préfabriqué du classicisme. Moi j’aime le classique quand il dit « je ne fais pas le bien que j’aime et je fais le mal que je hais » (Racine), j’aime ce classicisme non de « fleur heureuse », mais de fleur ravagée et déchirée, à la Pascal, à la Racine, et pourquoi pas à la Corneille, mais le dernier Corneille « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir ». Quand j’entends parler de musique française, j’ai toujours l’impression qu’il y a une sorte de jeu français qui ferait de tout une sorte de fleur heureuse et élégante, une fleur de cour aimable. Oh, certes, je fantasme un peu sans doute, mais il y a une manière franchouillarde quelquefois de penser la musique qui m’agace, quand la musique est l’art qui transcende la notion même de frontière ou de nation. Quand Berlioz compose sa Symphonie fantastique, en 1830, on est dans l’agitation politique, et artistique, avec l’avènement du romantisme, et il vient quelques années auparavant de découvrir Beethoven. Berlioz, je l’ai écrit il y a quelques temps, c’est vers Gluck, vers Beethoven, mais aussi vers le Grand Opéra à la Rossini ou à la Spontini qu’il regarde, rien que des français. Il y a certes une culture et une éducation françaises, sans doute des modes aussi de jeu, de facture d’instruments, il y a un champ musical français, mais que signifie en revanche musique française, de quelle France ? les 130 départements napoléoniens ? Celle sans Nice ? Sans la Savoie ? Sans l’Empire colonial ? Cessons donc pour cet art éminemment international qu’est la musique, de parler de musique française ou allemande ou autre quand l’art et le monde intellectuel depuis le Moyen âge sont en échange permanent, quand les idées traversent les frontières avec une déconcertante facilité, voire rapidité. Donc Berlioz s’interprète en fonction d’une pensée, d’une intuition, d’une démarche intellectuelle et non en fonction de sa nationalité, et en fonction aussi des influences qui l’ont marqué, et de celles qu’il a pu avoir dans le futur. Quand Berlioz, en 1830, s’amuse à des cassures de rythmes, à des heurts de son, à des phrases qui sont à la limite de l’atonalité, il s’amuse, mais en même temps nous savons, nous, qu’il est prophétique et nous devons en tenir compte. Quand il imite un instrument déglingué, il anticipe le Siegfried de Wagner et son appel au cor, quand il use du grotesque, il anticipe Mahler etc..etc..
C’est au contraire rendre justice à Berlioz que de voir comme tout au long du XIXème les plus vénérés compositeurs de cette époque l’ont écouté, et avec quelle attention. C’est bien d’abord ces filiations que Daniele Gatti fait entendre, avec un orchestre qu’il a merveilleusement en main et qui le suit avec gourmandise : on voit les regards, on voit quelques gestes qui ne trompent pas quand à son passage les contrebasses frappent en souriant sur leur instrument. Il fait apparaître des liens qui semblent même inattendus : dans le premier mouvement, on entend par moment Weber, si fameux en 1830, et ça c’est plutôt « normal », mais aussi subitement, au détour d’un son la Nuit transfigurée de Schönberg, comme si de nouveau Gatti plaçait Berlioz sur une immense frise, un immense arc où les deux bouts marquent des cheminements de lectures, des échos possibles. Dans Un bal la couleur sombre des premières mesures font apparaître non la légèreté mais des nuages, puis une fin en allègement séraphique voire un peu maniéré après une valse légère, aérienne, presque impalpable mais obstinément inquiétante. Dans Aux champs, on est dans le drame noir (percussions initiales et finales, mais en même temps dans une sorte de contraste mahlérien,voire tristanesque, avec des bois ahurissants.
C’est que Gatti cultive un discours sur la Fantastique où la question dramatique domine, non pas seulement au sens commun, mais surtout au sens théâtral : ce que fait voir Gatti c’est une dramaturgie, c’est presque une pantomime ; une musique dramatisée et théâtralisée qui en fait un drame sans paroles mais avec seulement une musique. C’est une Fantastique qui se raconte non comme un programme mais encore plus comme un opéra sans voix, un oratorio sans paroles, très dramatisé, très lent au début mais très tendu, tout au long implosif, très en-dedans, comme un drame intérieur insupportable, où il n’y pas pas un moment de relâchement, un monologue intérieur au bord du gouffre.
Le travail de l’orchestre est proprement ahurissant pour trouver le ton juste correspondant aux propositions sans doute inattendues du chef, qui justement travaille avec les pupitres (fabuleux) qu’il a à disposition notamment une petite harmonie de rêve. Avec cet orchestre, Gatti ose: il ose des heurts, il ose des tempos surprenants, des heurts de tempo, très rapides, puis très lents, presque des anacoluthes, des ruptures de construction, où il installe une instabilité structurelle. Il est sûr que pour un public français habitué dans la Fantastique à une relative ligne « classique », policée, c’est très déstabilisant. Gatti travaille ici sur le tissu même de la musique, sur la couleur en la faisant miroiter et moduler: on voit défiler Bruckner, Mahler, Wagner, Schönberg tout en préservant les sources webériennes et beethovéniennes de cette musique. Alors dans la Marche au supplice, la tension déjà présente depuis le début s’accentue : il en résulte une ambiance pas romantique du tout comme on l’attendrait, un Berlioz tendu très tourné vers l’introspection qui tend le spectateur à l’extrême et qui lui donne comme on dit le cœur battant. Avec d’autres moyens et une autre fluidité, Abbado recherchait une impression similaire, mais Gatti aime le tellurique, il aime sentir la masse sonore comme volcanique qui va se déchaîner, un dérèglement ordonné, mais orgiastique et presque stravinskien. Une interprétation seuil de tout un XIXème qui se terminerait au pied des années 20. Du drame, du burlesque, du grotesque, du sarcastique, de l’amertume, mais jamais du bonheur : on croirait décrire quelque symphonie du Mahler des dernières années, alors que c’est un Berlioz des premières années qu’il s’agit, un Berlioz théâtral et prophétique, un Berlioz moins hugolien que Shakespearien (et on sait comme Berlioz aimait Shakespeare), qui secoue les forces naturelles, qui les dérange, mais avec la distance due, un Berlioz qui serait une source intarissable de l’inspiration symphonique du futur. C’est un travail prodigieux sur le sens musical, sur l’intelligence musicale, sur l’histoire de la musique symphonique et surtout sur les intuitions du futur, mais aussi d’une sensibilité à fleur de peau. Une lecture de Berlioz d’une incroyable modernité, qui éclaire du même coup les deux pièces précédentes et qui donne à ce concert une homogénéité intellectuelle de grande profondeur, qui fait voir enfin quelle complicité est déjà née avec les musiciens, qui comprennent à fleur de peau ce que Gatti veut d’eux dans l’harmonie comme la fêlure.[wpsr_facebook]