Cette année à Bayreuth, les mises en scène de Parsifal et de Lohengrin, chacune à leur compte, reprennent les modes du temps. Pour Parsifal, c’est la radicalité représentée par un Klingsor qui a épousé la foi musulmane par opportunisme qui est vaincue. Tout se termine par un syncrétisme bienvenu sous les auspices de la Pax Americana et du Bon Pasteur, dans un universalisme catholique au sens propre et sale du terme.
Pour Lohengrin, c’est la revanche d’une Elsa retenue par un Lohengrin qui montre au troisième acte sa vraie nature de mâle blanc (bleu ?) dominant en la retenant prisonnière : en posant la question fatale, elle se libère, alliée objective d’Ortrud.
Il est juste que la scène soit traversée des hoquets du monde du jour, voire de ses modes, même quand ce sont des étoiles filantes. Cependant…
Le monde du jour est horrifié des entorses au droit des animaux, mais finit par accepter au nom de raisons dites d’Etat qu’on puisse rejeter à la mer ou à la mort des hommes qui ont été contraints à l’exil .
Le monde du jour est aussi traversé par des dénonciations tardives souvent anonymes qui aux yeux de certains médias, d’institutions terrorisées comme le MET (dans l’affaire James Levine, connue depuis des décennies et jamais dénoncée) ou aujourd’hui le Royal Concertgebouw Orchestra, valent procès et jugement.
Le Maccarthysme se porte de nouveau très bien, non plus contre le communisme mais contre ceux qui semblent dévier de la néo-morale instituée qu’ils ont paraît-il transgressée hier, avant hier, ou bien avant encore: c’est à dire que le monde va très mal.
Qu’on ne se méprenne pas : il est très heureux que certains comportements aient été dénoncés, et que cela incite à plus de tenue et plus de respect entre les sexes ou simplement entre les hommes. C’est à dire que l’humanité progresse.
Or, elle régresse, au nom de la délation universelle qu’on prend pour argent comptant parce qu’on a l’impression de défendre la morale. La délation et la peur sont les premières manifestations des sociétés pré-fascistes. Je n’aime pas plus le harcèlement que la délation ou la dénonciation tardive. On s’estime lésé ou harcelé ? Soit: il y a des lois et une justice pour demander réparation. Mais la délation est un poison autrement plus dangereux, parce qu’il pervertit d’autres valeurs, désigne des boucs émissaires à la vindicte : on a déjà vécu ça dans d’autres temps…
Rousseau disait, face à l’accusation d’avoir abandonné ses enfants : « il n’en coûte rien de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer ». Appliquons cette maxime aux donneurs ou donneuses de leçons de tous ordres.
Ce qui arrive à Daniele Gatti en est le triste résultat, où l’on brûle une carrière et un artiste exceptionnels sans preuve ni plaintes avérées, au nom d’une (fausse) morale importée.
Je ne peux que souscrire à ce qu’écrit l’excellent journaliste italien Angelo Foletto, à qui l’on doit la déclaration ci-dessous, traduite en français que le Blog du Wanderer fait globalement sienne et qu’il demande aux lecteurs de lire et diffuser:
« Il semblait impossible qu’un chef italien aussi prolétaire (courant les cachets au conservatoire, jouant au foot, avec des profits loin d’être ceux d’un premier de la classe dans la Milan musicale déjà moche des années 70-80) étranger aux groupes d’influence nationaux et internationaux, sans l’appui de « sa » maison de disque, peu disert et d’un caractère plutôt bourru, mais si bosseur, et si réfléchi pour devenir le plus pur et le plus complet talent d’aujourd’hui parmi les chefs quinquagénaires, ait pu faire une telle carrière. Au point d’avoir été courtisé, engagé en 2016 et – il y a quelques semaines- officieusement couronné comme chef à vie du Royal Concertgebouw Orchestra, une des cinq meilleures phalanges au monde aujourd’hui. Oui, c’est impossible. Ou mieux, depuis hier, cette carrière a été virtuellement et brutalement annulée. Au nom d’un instant de testostérone mal dominée, il y a vingt-cinq ans – et « révélé », sans dépôt de plainte ou démarche similaire – Daniele Gatti a été lâché, injustement et sans autre forme de procès, par le board hollandais qui avait mis dans ses mains en juin son propre avenir artistique et commercial.
Les allégations ? Un très partiel (et bien peu documenté) reportage sur les « agressions sexuelles » dans le monde de la musique classique publié dans le Washington Post le 25 juillet et relancé – pur hasard ! – par un site-blog de mélomanes « proche » de quelques agences artistiques et repris un peu partout depuis. Pendant plus de huit mois d’enquête, les deux journalistes ont recueilli des témoignages nombreux, mais vagues sur la question, presque tous remontant au siècle dernier. Rien de neuf, mais par exemple, on n’y trouve pas les noms que tous dans le milieu connaissent et qui en « serial » professionnels de « l’agression » s’en vantent. Et presque tous les témoignages recueillis dans ce long article sont anonymes, seules deux chanteuses (?) pratiquement du même âge que le chef répètent la même version des faits comme si elles l’avaient apprise par cœur. Et la photo mise en tête de l’article du Washington Post évoque malicieusement un geste de chef qui – et ce n’est pas un hasard – est celui de Gatti.
Par la suite – c’est à dire après l’article – il semble qu’aient chanté la même chanson quelques dames de l’orchestre hollandais, sans carte d’identité, parlant d’« expériences inappropriées », sans plus de précision. D’où, selon le communiqué très sec de la RCO, le licenciement sans préavis ni discussion contradictoire.
A la fin du communiqué il est précisé que les concerts seront effectués avec d’autres chefs. Est-ce pour tranquilliser les sponsors américains sur la « pertinence sexuelle » (il serait curieux de comprendre comment ils la vérifieront) du chef choisi ou sur sa valeur ? Librement évaluée par l’orchestre ou « suggérée » par le groupe d’intérêts ou par l’artiste qui pour certains « mal pensants » (mais pas trop) pourrait avoir habilement utilisé le cas en abusant des ambiguïtés puritaines et souvent pas neutres de #Metoo ? C’est vrai, c’est un signe inquiétant des temps que l’usage malfaisant qu’on fait de ces dénonciations à retardement. Et il est effrayant que l’institution culturelle la plus historique, la plus importante et la plus fameuse d’une ville archi-connue pour être la zone franche du sexe en tous genres et des substances chimiques qu’on se procure facilement et par tous moyens, use de telles procédures professionnelles sans preuves, faisant des « procès sexuels » préventifs, obscurantistes et démagogiques.
C’est toujours avec émotion que je retourne au Lingotto, parce que ce lieu est lié à des souvenirs vibrants, encore très présents, et même antérieurs à sa transformation. Ces anciennes usines FIAT, immense bâtiment de plusieurs centaines de mètres surmonté du fameux anneau d’essai des voitures et aujourd’hui du Musée d’Art contemporain de Renzo Piano a été en 1990 le lieu de la production des « Derniers jours de l’humanité » de Karl Kraus, mise en scène de Luca Ronconi. L’œuvre géante (800 pages) de l’écrivain-journaliste autrichien, qui narre la chute de l’Empire austro-hongrois, occupait un vaste espace rempli de rails, de wagons, de locomotives, de presses à imprimer Heidelberg, et devenait à la fois l’épopée d’un théâtre impossible et celle de la guerre vue de Vienne, sous la direction du démiurge Ronconi qui semblait alors capable de remuer des montagnes. Je revins 6 jours consécutifs, pour capter l’essentiel du spectacle multiple et fou, l’un des plus grands souvenirs de théâtre de ma vie est lié à ce lieu.
Et puis, le Lingotto s’est peu à peu transformé, en premier lieu avec le magnifique auditorium de Renzo Piano, construit sous l’impulsion du directoire de la FIAT, de Francesca Gentile Camerana, infatigable organisatrice de la musique à Turin, et de Claudio Abbado, qui l’a inauguré et puis est revenu tant de fois à la tête de ses divers orchestres. Francesca Camerana continue d’animer Lingotto Musica, l’association qui gère l’autre saison musicale de Turin. L’autre saison, parce que Turin abrite l’orchestre de la RAI qui a survécu au massacre des orchestres, devenu l’orchestre symphonique national de la RAI. Les orchestres de radio semblent être de ce côté-ci et de ce côté-là des Alpes, les victimes des fonctionnaires désireux de couper telle ou telle branche du patrimoine culturel, au nom de la bonne gestion qui en l’occurrence est mauvaise, mauvaise parce qu’on ne gère pas la culture comme des savonnettes. Ce type de gestion fille de l’ignorance est anti-culturelle.
Avec patience, avec enthousiasme, Francesca Camerana anime Lingotto Musica dans une Italie où l’argent pour la culture s’est raréfié, dans ce pays pourtant qui tient son identité de son héritage culturel multiforme.
Le Lingotto est aujourd’hui fait de cet auditorium Giovanni Agnelli-centre de congrès, d’un grand centre commercial en forme de galerie immense et colorée, et d’un hôtel. C’est un complexe architecturalement exemplaire, un lieu fascinant qui est une magnifique réussite de la réadaptation de bâtiments industriels.
C’était l’ouverture de saison, et pour l’occasion la Royal Concertgebouw Orchestra faisait une seule escale en Italie, dans le cadre de ses tournées « RCO meets Europa » où l’orchestre joue une petite partie de son programme avec des jeunes musiciens locaux. C’était à Turin les jeunes de la De Sono, association animée elle aussi par Francesca Camerana depuis 1988. De Sono, associazione per la musica, est une association qui poursuite les buts suivants :
Soutenir le perfectionnement de jeunes musiciens par des bourses.
Organiser des concerts pour les jeunes boursiers
Publier des thèses qui ont été distinguées sur le plan universitaire
Financer des Masterclasses de perfectionnement, en collaboration éventuelle avec le conservatoire Giuseppe Verdi de Turin.
Et ce soir, la De Sono était à l’honneur puisque l’orchestre du Concertgebouw accueillait onze des jeunes boursiers comme l’a souligné Francesca Camerana dans une petite allocution très émouvante avant le concert , pour interpréter avec l’ensemble de l’orchestre le prélude du 3ème acte des Meistersinger de Wagner, qui n’est pas vraiment une des pages les plus faciles et où les onze jeunes se sont fondus avec brio dans l’ensemble de l’orchestre.
Daniele Gatti, qui préside désormais aux destinées musicales du Royal Concertgebouw, revient au pays et dans un lieu symbolique de la musique symphonique en Italie : il n’y en a pas tant dans ce pays dédié à l’opéra. L’auditorium Parco della musica à Rome, lui aussi dû à la patte de Renzo Piano et le Lingotto.
Milan n’a pas d’auditorium digne de ce nom, même si quelques salles aménagées accueillent les orchestres locaux. Quand un orchestre de renommée internationale se produit, c’est à la Scala. La musique en Italie, c’est comme je l’ai dit plus haut l’opéra avant d’être la musique symphonique. C’est pourquoi Turin, qui a deux auditorium (le Lingotto et celui de la RAI) peut être considérée comme une référence en la matière, avec Rome (qui a l’auditorium de la Via della Conciliazione pour l’orchestre de Santa Cecilia et l’auditorium Parco della musica, moins réussi sur le plan acoustique).
Ce n’est donc pas un hasard si le Concertgebouw est passé à Turin, et seulement à Turin. D’ailleurs, Turin est une ville aux fortes traditions culturelles, un opéra important, le Teatro Regio, un théâtre de référence, le Teatro Stabile di Torino, jadis dirigé par Ronconi, deux auditoriums, c’est aussi une ville de l’édition et de la création littéraire, outre à être l’une des plus belles villes du XVIIIème siècle italien, ce que le touriste sait moins.
Le programme annonçait une soirée Wagner (Meistersinger/Götterdämmerung), et Berg. En réalité, il eut moins de Meistersinger (seulement le prélude du 3ème acte) et l’ouverture fut remplacée par l’adagio de la 10ème symphonie de Mahler ; ainsi composé, le programme avait encore plus de sens et de profondeur parce qu’il était un véritable exemple d’arc musical cohérent, Wagner, Mahler, Berg. Des moments symphoniques de Wagner, dont un extrait des Meistersinger, si importants pour le monde symphonique post romantique et Mahler lui-même (le dernier mouvement de sa 5ème puise dans le 3ème acte de Meistersinger) et les extraits symphoniques de Götterdämmerung (essentiellement le voyage de Siegfried sur le Rhin et la marche funèbre), l’adagio de la 10ème symphonie de Mahler, et les trois pièces pour orchestre op.6 d’Alban Berg. C’est à dire des œuvres qui tissent entre elles des liens profonds.
On connaît le Wagner de Daniele Gatti dont on a entendu Lohengrin (Scala), Parsifal (Bayreuth, New York), Tristan und Isolde (Paris et bientôt Rome) et Die Meistersinger von Nürnberg (Zürich, Salzbourg et bientôt à la Scala), un Wagner plein de relief et de corps, avec de forts contrastes et un sens aigu du théâtre et du tragique. L’introduction du 3ème acte, qui est une sorte d’introspection anticipant le monologue de Sachs, empruntant à la scène finale (folle) du 2ème acte, sur un rythme très lent, mélancolique, et reprenant les grands motifs de l’œuvre avec le sourire sans doute timide de celui qui a décidé de renoncer, il y a là avant la lettre, quelque chose de l’ambiance du monologue de la Maréchale du 1er acte du Rosenkavalier dans cette manière de renoncer et de se placer ailleurs. Fluidité, présence marquée du sentiment, mélancolie sont les caractères développés par un Wagner dans l’une des pages les plus sublimes de la partition, expression intime de l’âme de Sachs qui est sans doute aussi quelque chose de l’âme wagnérienne : « Wahn, Wahn, überall Wahn » dit Sachs en enchaînant sur ce sublime prélude…et Wagner peu d’années après fera inscrire sur le fronton de Wahnfried « Hier wo mein Wähnen Frieden fand.. ».
Gatti donne à entendre ce moment d’arrêt ou de désir d’arrêt avec un orchestre qui est la perfection même, dans une exécution sans scories, faisant ressortir un son éblouissant dans l’atmosphère très réverbérante de la salle de Renzo Piano, notamment du côté des violoncelles intenses dans une couleur qui rend parfaitement l’essence même d’une partition que l’on pense en général plus extérieure et qui est pour moi la plus grande de toute l’œuvre wagnérienne.
La deuxième partie de ces extraits symphoniques était composée des deux les plus importants de Götterdämmerung, le « Voyage de Siegfried sur le Rhin », et la « Marche funèbre », avec leurs « longues » introductions respectives, « l’aube » d’un côté et la « mort de Siegfried » de l’autre. Des grands opéras wagnériens, il reste à Daniele Gatti à diriger la saga du Ring, sans doute dans quelques années, et c’est à espérer, avec le Concertgebouw tant ces pages sonnent juste et nous parlent. Bien sûr, en impénitent wagnérien, on entend in petto les textes qui éclairent aussi ces moments, le merveilleux duo Siegfried Brünnhilde et les dernières expirations de Siegfried, mais même sans les paroles, ces moments sont « parlants » : il y a dans l’approche de Daniele Gatti une clarté, une volonté de marquer l’expression et de transmettre quelque chose de la théâtralité de l’œuvre. C’est une approche assez grave, toujours empreinte de cette tristesse inhérente au Crépuscule qui marque l’échec des rêves.
Ces pages qui reprennent les moments essentiels de la geste de Siegfried dans le Crépuscule, espoir, conquête, trahison et mort, se traduisent par un sens de la mise en son particulière chez Gatti, qui profite de la ductilité extrême de l’orchestre, capable des plus infimes fils sonores ou d’explosions par ailleurs jamais tonitruantes, avec des bois à se damner, des cordes étonnantes en particulier dans le registre grave, je crois n’avoir jamais entendu de telles contrebasses, un orchestre où sont arrivés de très nombreux jeunes surdoués (trompettes) et qui montre toujours une très grande disponibilité et une joie de jouer visible. On a donc une aube qui émerge du silence comme la lumière émerge de la nuit, avec des sourdines incroyables, et une dynamique qui se met peu à peu en place pour l’assez dansant Voyage de Siegfried sur le Rhin qui n’est pas ma pièce de prédilection. Plus ressentie pour moi la mort de Siegfried, avec les sublimes accords aux cordes, pas trop appuyés, toujours d’une étonnante fluidité malgré la volonté marquée de scander le drame et surtout la Marche funèbre, alliant le solennel et l’intime, sans cassure, tant le soin de Gatti pour préserver l’homogénéité de l’ensemble est grand, et tant l’orchestre démontre une incroyable maestria.
Après ces pages connues et tout de même spectaculaires, l’ouverture de la seconde partie marquait une continuité : l’adagio de la 10ème symphonie est pour Mahler une sorte de chant du mal aimé, lacéré par l’amour d’Alma et de Walter Gropius, et renvoie évidemment à Tristan. Les toutes premières mesures semblent annoncer la pièce suivante et les limites de la tonalité, puis laissent la place à un lyrisme qui rappellent certains échos tristanesques. Ce moment mahlérien a été pour moi peut-être un sommet de la soirée, tant Gatti à la fois laisse libre cours à sa sensibilité, et sait y mêler la sarcastique ironie d’un Mahler qui met en son le grotesque. Mais c’est surtout la continuité avec le mouvement final de sa 9ème qu’on entend, avec ces sons qui semblent peu à peu s’étouffer, qui se réveillent et s’éteignent. On entend aussi la filiation d’avec le début du troisième acte de Meistersinger, l’amertume en plus, il s’agit là aussi d’un moment de renonciation : la musique ne cesse de tisser des liens qui ici marquent une certaine unicité, l’unicité d’un échec, de Sachs au Mahler mal aimé, l’unicité d’une douleur urgente quelquefois et lointaine à d’autres. L’orchestre est ici sublime de bout en bout : c’est évidemment l’orchestre mahlérien par excellence, avec sa clarté, ses cordes éblouissantes et les différents niveaux se tissant les uns les autres en crescendos merveilleux (cordes et cuivres se répondent à certains moments de manière lacérante, notamment les altos, extraordinaires). Le souvenir de la 9ème et de ses hésitations entre déchirure et amertume est fort et Gatti prend le début de cette 10ème inachevée comme un prolongement et évidemment une fin, comme l’infini lamento du mal-aimé et du mal-heureux.
Au nom de Berg, quelques éléments du public ont délaissé l’auditorium…Berg fait encore peur à quelques irréductibles : cette musique a cent ans, mais est vécue par certains comme de la musique contemporaine…
Et pourtant, que de filiations entre Berg, sans doute le moins radical de la seconde école de Vienne, et Mahler, qu’il admirait profondément. Il n’y a donc pas de hiatus dans ce programme relativement fréquent dans les concerts, fait de Mahler et de ces pièces dédiées à Arnold Schönberg et créées assez tardivement dans leur totalité (1930 à Oldenburg).
Les deux pièces initiales sont plus brèves que la dernière, au développement plus accompli, et à la respiration plus large.
On connaît aussi le goût de Daniele Gatti pour Berg (on se souvient de son magnifique Wozzeck à la Scala) et ces trois pièces, écrites en 1914 sont parmi les pièces les plus intéressantes pour mettre en relief les possibilités de l’orchestre, collectivement et individuellement. Ces pages symphoniques impressionnantes, Gatti les met à la place d’honneur (morceau final), pour en montrer l’importance et le spectaculaire, mais aussi la profondeur.
Dans l’œuvre de Berg, c’est la pièce qui demande la plus large formation, et qui préfigure ses opéras, Wozzeck en premier lieu avec lequel il y a de fortes parentés (c’est aussi en 1914 que Berg découvre l’œuvre de Büchner et décide d’en faire un opéra), mais rappelle aussi Mahler, mort trois ans auparavant, notamment dans la partie « Marsch » avec des allusions claires à la sixième (et l’utilisation du marteau dans les deux œuvres). C’est enfin une œuvre si difficile que seuls des orchestres et des chefs experts s’y frottent. Ces deux dernières conditions sont réunies ici, puisque Gatti (qui avait aussi proposé cette pièce dans son concert de retrouvailles avec les berlinois en octobre 2014) se trouve désormais à la tête d’une des formations les plus expertes au monde.
La première pièce Präludium, commence par un ensemble de sons émergeant, peu à peu élargis à tout l’orchestre, qui ressemble déjà à un intermède de Wozzeck : la couleur est inquiétante et tragique et compose un crescendo impressionnant de tout l’orchestre, qui reste d’une incroyable clarté. Il y a là énergie et noirceur qui tranchent avec la mélancolie tragique et amère du Mahler précédent. Le mouvement crescendo-decrescendo installe une ambiance presque nocturne ensuite, au rythme ralenti très théâtralisé par Gatti, avec des bois stupéfiants, qui aboutit à un silence final pesant. La succession explosion-silence au total assez brutale vu la brièveté de la pièce, réussit cependant grâce à l’extrême ductilité de l’orchestre à sembler d’une grande fluidité, presque naturelle.
La seconde pièce Reigen (ronde) est une esquisse – c’est Berg qui le dit – de la scène de l’auberge de Wozzeck. C’est en fait une valse, lente, avec des échos en arrière-plan à la Johann Strauss, qui devient plus rapide, à s’en déconstruire ; Berg, viennois, connaît la valse, et les compositeurs du début du XXème siècle l’ont souvent utilisée comme forme (Ravel bien sûr, un peu plus tard mais aussi Debussy), cette valse devient un peu moins policée, brutale et paysanne, rapide, au sons plus sombres : la dynamique de l’orchestre, les échos grotesques en font aussi un mouvement proche de Mahler notamment dans la partie finale. On reste stupéfait de la clarté de l’orchestre d’une part qui permet d’isoler chaque instrument, et d’autre part de l’extrême subtilité des agencements qui paraissent ici particulièrement complexes. Le rythme de la valse est traversé par des traits assez violents, qui des cordes, qui des cors, et Gatti sait aussi rendre avec un incroyable naturel le raffinement extrême de cette orchestration qui sous sa baguette n’est jamais touffue. À une évocation plutôt populaire, Berg plaque une orchestration d’un raffinement singulier. Et Gatti réussit à cueillir cette apparente contradiction pour s’en faire un atout, et en donner une lecture au relief particulièrement marqué.
La troisième pièce, Marsch, aussi longue que les deux autres réunies, est peut-être la plus démonstrative et les plus apparemment touffue. Il s’agit de démêler l’apparence de désordre de motifs, de thèmes, de rythmes pour en offrir une vision organisée. Toujours au départ dans les tons graves, le rythme est immédiatement plus vif que dans les deux pièces précédentes, un rythme scandé par les bois (hautbois), un rythme allant crescendo mais en même temps une succession de faux dialogues entre bois et cuivres, puis entre bois et cordes. La fluidité de l’orchestre est singulière, dans un mouvement qui n’a rien de cohérent ni d’unifié mais multiple, comme des heurts de forces contradictoires. Seul élément permanent, la tension que Daniele Gatti sait imprimer à cette partie, se souvenant sans doute du halètement de la sixième de Mahler, qui est ici clairement interpellée. On est là encore au seuil de certains intermèdes de Wozzeck avec les heurts entre un orchestre forte, suivis subitement de quelques moments solistes à la flûte ou à la clarinette, qui répondent quasi en écho, en une sorte de ronde inquiétante et macabre car tout reste néanmoins dansant, comme dans un sabbat scandé par le triangle et les percussions, au rythme de marche (rappelons-nous le début de la sixième). Chaque explosion de l’orchestre est suivie d’un moment plus grêle, souvent aux bois mais la ronde infernale va crescendo, impliquant la totalité des instruments avec une dynamique de plus en plus marquée jusqu’aux coups de marteau. Cette succession de rythme hachés, d’une brutalité marquée est en même temps toujours d’un raffinement étonnant dans le rendu de la complexité de l’orchestration. Un moment orchestral exceptionnel, surprenant, tourneboulant même à certains moments tant l’orchestre (la flûte, les violons, et tous les autres) se montre virtuose et suit totalement les indications du chef. Le coup de marteau final surprend le public, visiblement peu familier de cette musique.
Au total un concert exceptionnel, un de plus où l’on peut mesurer à quel point se construit le profond dialogue entre le chef et ses musiciens, et la toute particulière souplesse de cette phalange qui réussit à ordonner et à clarifier des pièces d’une complexité particulière, grâce au geste très précis, très « accompagnant » de son chef et grâce à sa très longue tradition aussi. [wpsr_facebook]
Daniele Gatti en ouverture de saison 2016-2017 propose la Symphonie n°2 de Mahler « Résurrection », un passage obligé pour le nouveau Chef-Dirigent de l’orchestre du Concertgebouw, tant Mahler est consubstantiel à l’orchestre. À Amsterdam, il a déjà dirigé la 6, la 9, la 3. La symphonie n°2 est de plus l’un des attendus du public, l’une des symphonies de Mahler les plus populaires, qui emporte le public dans une sphère céleste, et donc tout le monde attend les derniers mouvements ascendants et épanouis.
Dans ma vie de mélomane, la pierre miliaire de cette symphonie en est l’exécution par Claudio Abbado en 2003, avec le Lucerne Festival Orchestra dans sa première saison, qui nous laissa sonnés pour des années. Un enregistrement CD et un DVD existent de ce moment unique. Unique en effet dans une vie : sans doute n’existe-t-il pas d’exécution plus forte ni plus sentie de cette symphonie. Mais ce temps n’est plus ; ce sont les souvenirs mythiques de moments uniques d’une vie faite bien sûr de ces diamants, mais aussi des exécutions du moment, qui n’en sont pas moins passionnantes, du moins pour certaines.
Il reste que j’ai écouté peu de symphonies « Résurrection » depuis, une fois par Gustavo Dudamel à Lucerne, et ce fut une lourde déception, une autre fois par Andris Nelsons, c’était nettement plus intéressant, mais rien qui ne rapprochât de l’exécution « princeps ».
Daniele Gatti est un explorateur de Mahler, qu’il dirige un peu partout, et qui fut l’occasion d’un cycle à Paris. Il propose un travail passionnant, convaincant qui se place d’emblée dans les très grandes exécutions
Commencer par la Symphonie n°2 la saison de concerts à Amsterdam, c’est à la fois obéir à la grande tradition de cet orchestre depuis 8 décennies au moins, et donc se profiler à la suite des anciens directeurs musicaux, tous mahlériens de premier ordre, Jansons, Chailly, Haitink et les plus anciens encore. La Symphonie « Résurrection », est à la fois spectaculaire, marque une aspiration vers un univers éthéré et d’une largeur qui aspire le spectateur, mais aussi un aspect particulièrement terrestre, chtonien, notamment dans les trois premiers mouvements. Que privilégier dans ce programme mahlérien entre vie et mort, funèbre et céleste, un programme qui ne veut pas exactement dire son nom qui veut décrire le passage entre vie et mort, ce presque rien qui fait tout basculer.
Daniele Gatti explore de tout autres espaces. Dans une exécution qui à mon avis fera date, il en fait la symphonie une tragédie humaine, où la Résurrection n’est pas donnée, mais doit se mériter : l’homme est donc au centre de cet univers, avec sa foi, ses doutes, et son attachement irrépressible aux forces de la terre… C’est ce chemin rude qui est escaladé encore une fois ici. Ce n’est pas tant au niveau du tempo, mais surtout par cette impression d’effort, de masse, par ces silences insistants, en forme d’interrogation qui se retrouvent à plusieurs moments, par ces contrastes entre un univers marqué par l’appel menaçant de la mort et le souvenir des joies terrestres (2ème mouvement). Le premier mouvement dans cette perspective prend une allure encore plus dramatique : l’attaque initiale sonne déjà comme un avertissement, avec un Royal Concertgebouw Orchestra aux sonorités pleines, charnues, et en même temps incroyablement limpides. Il n’y a rien de lourd, et ce qui est pesant ne l’est que pour l’âme mais pas le son.
Le quatrième mouvement, avec les cuivres extérieurs, qui entourent la salle, situés dans les couloirs adjacents, est à la fois angoissant et pétrifiant. Il n’y a pas encore de crescendo, mais une sorte de maintien forcé à la terre, ou de lutte immanente. Η ζωή τραβάει την ανηφόρα, comme dit le titre d’une chanson grecque fameuse. La vie tire vers le haut et ce haut-là se mérite et exige des efforts. C’est bien cette vision du monde qui ici s’impose.
Ainsi l’interprétation de Gatti retarde volontairement toute élévation, en installant de longs moments méditatifs, des silences appuyés, une première partie à la fois imposante et marquée, contrastée, intérieure. Vision de l’élévation, vue du bas.
Le Mahler de Gatti en général a une couleur essentiellement tellurique, c’était le cas dans sa neuvième avec le même orchestre, que j’avais appelé « chtonienne », attaché aux forces terrestres et aussi à l’amour de la terre : c’était aussi le cas pour sa troisième.
Rien n’est facile dans ce Mahler-là, qui sonnerait presque pessimiste et noir par certains côtés.
Cela n’empêche aucunement l’approche d’être essentiellement spirituelle : elle procède d’abord d’un travail approfondi sur la partition, jamais refermée. Chaque concert ou chaque programme est relu à l’aune de l’orchestre, de ses possibilités. Les options même les plus surprenantes sont pensées, et osées parce que pensées. Alors, avec des orchestres comme celui du Concertgebouw, on peut aller très loin dans la recherche de nuances particulières, ou d’une couleur qui répond au ressenti.
Voilà qui garantit toujours des approches neuves, des tentatives : mettre au programme un tel monument signifie chercher en même temps un point de vue différent. Il ne s’agirait pas de proposer une version « tout venant » qui alors n’aurait aucun intérêt, d’autant avec un orchestre qui possède Mahler dans son ADN.
Alors évidemment, Gatti a retravaillé avec le Concertgebouw et orienté avec d’autres univers, avec une tension plus marquée, moins « séraphique », où la recherche sur le son est d’abord une recherche sur l’expression, voire l’expressivité. Ce qui porte la réflexion, c’est le souci de signifier, de ne jamais se laisser aller à un son qui ne soit que son, aussi merveilleux soit-il (et l’orchestre de ce point de vue ménage des moments prodigieux).
Il y a donc dans ce travail deux moments très marqués, toute la première partie (les quatre premiers mouvements), puissante, quelquefois douloureuse, marquée par une vision presque janséniste, pascalienne, et donc tragique du monde. Petitesse de l’homme et situation tragique devant l’infini, et difficulté à embrasser cet infini, mais qui ferait le pari de Dieu, malgré tout. Et puis une dernière partie en élévation, en aspiration vers le haut, qui pourrait être symbolisée par cette levée tardive du chœur extraordinaire de la radio néerlandaise (Groot Omroepkoor) dirigé par Klaas Stok, qui reste assis jusqu’aux derniers moments, comme cloué, et subitement tiré vers le haut dans l’envol des dernières minutes. Moment prodigieux où les éléments « humains » se déchainent et volent vers le Divin. Pour s’y hisser le chemin a été rude, mais c’est la récompense. Werd’ ich entschwebenZum Licht, zu dem kein Aug’ gedrungen!
Ce qu’il faut évidemment souligner c’est la perfection de l’interprétation et l’incroyable réponse de l’orchestre du Concertgebouw aux sollicitations du chef. L’attaque initiale des cordes en trémolo et notamment des violoncelles sonne immédiatement la tension dont il était question plus haut, et le tragique est déjà là. Violoncelles et contrebasses forment un tout homogène (le pupitre des contrebasses est exceptionnel), le premier mouvement est marqué par cette inquiétude presque métaphysique, quand tout semble s’éteindre après les interventions de la flûte (sublime) et que l’on entend remonter comme un pas lourd (percussion) en sourdine, à la reprise du thème initial et puis un crescendo lent, pesant, presque angoissant, sombre et fatigué qui émerge du silence, avec une intervention presque résignée du hautbois : c’est un des moments les plus étonnants du concert, qui se termine presque en pandemonium, une explosion qui retourne au (presque) silence, la sourdine des cordes pour retrouver le thème initial. A d’autres moments, l’apaisement gagne, les cordes s’allègent jusqu’à l’impalpable avant d’aborder le mouvement final, toujours scandé, cette fois par les harpes (troublé par un intempestif téléphone mobile), à peine plus lumineux (les trompettes !), et le fameux decrescendo aux cordes qui finit dans une sorte d’obscurité inquiète.
Le deuxième mouvement est moins sombre. Mais sans vraie légèreté, on danse une sorte de danse retenue et prudente. L’intervention des bois (la flûte) les sourdines aux cordes donnent l’impression d’une sorte de cérémonie clandestine, comme si cette apparente légèreté était incongrue.
Les extraordinaires pizzicati sont la marque des orchestres exceptionnels quand ils sont réussis (et c’est le cas ici) en dialogue avec les bois, qui ouvrent enfin sur tout l’orchestre dans une sorte d’apaisement sans aucune ironie, sans cette distance amère qu’on trouvera dans des symphonies plus tardives. Gatti ralentit le tempo et joue une atténuation progressive du volume jusqu’à l’impalpable, le presque rien qui va contraster avec le coup de timbale initial du troisième mouvement, troisième moment, qui lui aussi est plutôt dansant, mais une danse cette fois mâtinée d’étrange qui n’est pas très loin de faire penser à Berlioz.
Les interventions des cuivres déjà évoqués plus haut en coulisse, disséminés le long des corridors qui font le tour de la salle, donnaient une double impression contradictoire, mais non dépourvue de magie : ils semblaient à la fois éloignés, étouffés, mais en même temps proches et incroyablement clairs, il en est résulté un des moments magiques de la soirée, où le son fut complètement spatialisé, emportant l’auditeur et donnant l’impression de dilution des volumes dans une sorte de linceul sonore, profondément marquant.
Ce qui frappe aussi, et notamment dans la partie finale, c’est la manière dont Gatti conduit l’orchestre, avec une attention et une précision incroyables, avec une manière de diriger qui est plus accompagnement que direction, soulignant la nuance par des gestes du corps très lisibles, avec une main gauche particulièrement ductile, comme si il estimait nécessaire pour obtenir ce qu’il voulait de souligner encore plus la précision des indications, non pas parce que l’orchestre ne connaît pas ce répertoire qu’il a dans le sang, mais parce que justement, il a des habitudes de jeu que Gatti voudrait sans doute infléchir. C’est un chef qui n’a jamais rien de routinier, pour qui relire une partition, c’est forcément la redécouvrir. L’enjeu Mahler est important à Amsterdam, et en particulier dans une symphonie certes connue, mais en même temps difficile à appréhender, coincée entre la symphonie à programme et les grands espaces libertaires de l’interprétation, qui peut-être sirupeuse comme une viennoiserie complaisante.
Ce qui frappe dans ce travail, c’est qu’il est traversé par des échos issus du romantisme notamment brucknérien, et par une extraordinaire humanité. Abbado aimait à évoquer les souffrances explicites et implicites de Mahler, il aimait en souligner aussi les traits d’amertume ; Gatti affiche aussi un espoir, le grand espoir de tout humain, et souligne ici plus les efforts que les souffrances, d’où le tempo lent, d’où les larges plages de silence, d’où aussi les contrastes de plus en plus marqués vers la fin, avec une sorte d’affirmation du son qui souligne les solennités, mais aussi les respirations : l’homme y gagne chèrement son paradis, mais il le gagne et mérite sa résurrection.
En deux concerts, nous avons pu entendre trois solistes, Annette Dasch, Chen Reiss qui l’a remplacée lors du concert du 18 septembre, et la mezzo Karen Cargill. Cette dernière aussi bien dans Urlicht que dans ses interventions finales, fait entendre une très belle ligne, bien appuyée sur souffle, et une voix qui régulièrement s’élargit, du grave à l’aigu, tout en réussissant à bien s’intégrer au son de l’orchestre : une prestation qui confirme les qualités de cette artiste entendue naguère dans Götterdämmerung à New York où elle avait un peu manqué du charisme scénique nécessaire, mais où elle avait déjà démontré de notables qualités vocales.
Annette Dasch en revanche, qui a annulé sa participation au 18 septembre, avait chanté le 16 : comme toujours, une pose de voix solide, comme toujours, une certaine sensibilité, mais il manquait une incarnation, il manquait aussi une continuité de la ligne (sans doute était-elle déjà fatiguée) qui laissait insatisfait. Chen Reiss, qui l’a remplacée au pied levé, n’a pas la largeur vocale nécessaire (Eteri Gvazava, une étoile filante du chant qui l’avait chantée avec Abbado ne l’avait pas non plus et sans sensibilité, ni incarnation) mais elle a la ligne de chant, l’élégance, et aussi l’émotion : chanteuse sensible, elle a réussi à s’imposer par une jolie couleur qui convenait bien ici et par un chant sans scorie aucune.
Ainsi peut-on affirmer sans aucune hésitation que ce premier programme, un test essentiel pour un chef qui embrasse cet orchestre en tant que Chef Dirigent pour la première fois est un pari gagné. En affichant la deuxième de Mahler, il prenait un risque, mais le triomphe public, les longs applaudissements, la satisfaction visible et palpable de l’orchestre montrent la satisfaction de tous. Le Mahler de Gatti va s’imposer, après celui de Jansons, de Chailly, de Haitink et des autres. Daniele Gatti, Chef Dirigent de l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, a démontré combien choix de l’orchestre est à la fois cohérent et justifié, et qu’il est déjà bien installé dans la place. Que pouvait-on souhaiter de mieux ? [wpsr_facebook]
Trois symphonies de Bruckner en 10 jours, par trois chefs d’envergure et trois orchestres de légende, et trois univers : il est vrai qu’entre la 4ème (Romantique) la 6ème (la plus effrontée/Die Kekste) et la monumentale 8ème, il y a de notables différences ; mais les trois interprétations interrogent, tant elles sont différentes. C’est heureux d’ailleurs parce qu’ainsi s’affiche la diversité enrichissante des approches.
Daniele Gatti est désormais le directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam : il a pris officiellement ses fonctions le 9 septembre par un grand concert de gala en présence de la Reine, mais son premier programme d’abonnement est 5 jours après, avec la Symphonie n°2 Résurrection de Mahler.
La tournée de fin d’été traditionnelle du Concertgebouw le porte à Dublin, Lucerne, Salzbourg, Ljubljana et Grafenegg et cette tournée anticipant quelque peu le type de programme que Gatti va proposer à son orchestre, propose deux programmes, un programme français ou de musique écrite pour la France, en hommage aux années passées à Paris précédemment (Debussy, Dutilleux, Saint-Saëns, Stravinski), et un programme purement romantique allemand (Weber, Schumann, Bruckner) dont la 4ème de Bruckner est le point d’orgue.
Le premier programme était exigeant et difficile pour un public germanique non habitué à ce type de répertoire (il eût d’ailleurs été tout aussi « difficile » pour un public français j’en suis sûr). Mais il avait, à part Saint-Saëns peut-être, une vraie cohérence parce qu’il permettait de rentrer dans des univers différents mais reliables entre eux, en premier lieu Jeux et Petrouchka, tous deux ballets commandés par les ballets russes, mais on sait moins que Métaboles a été chorégraphié à l’Opéra en 1978 par Kenneth Mc Millan ; il y a donc l’unité de la danse, qui donne cohérence à ces pièces, dont deux ont exactement la même durée : la cohérence de la durée s’affiche aussi avec le concerto de Saint Saëns, pièce assez brève qui rejoint Jeux et Métaboles (toutes trois durent environ 18 minutes). Il y a donc équilibre dans un programme dont le focus est Petrouchka. Daniele Gatti est entré en musique française (jamais assez diront les grincheux) à Paris: Métaboles, va être reproposé avec les Berlinois dans deux semaines. Petrouchka n’est pas à proprement parler de la musique française, mais tout de même créée en France, pour une salle parisienne. Si elle n’est pas musique française, elle est digne de l’être…
Ce qui m’apparaît unitaire dans ce programme, c’est d’abord le jeu sur les sons, chaque pièce est un miroitement, une mise en chaine de sons divers, de petites touches instrumentales qui finissent par dessiner un paysage : un paysage évidemment impressionniste, un tableau à la Monet (même si Saint-Saëns n’a pas vraiment le style voulu, on dira, eu égard à l’interprétation si sensible de Sol Gabetta, qu’on est plutôt chez Manet). Il y a quelque chose d’éminemment pictural dans cette soirée parce que Gatti « fait voir » avec une direction très visuelle et un orchestre limpide, il veut suivre l’orchestre avec une précision encore plus grande justement parce que c’est pour les musiciens un répertoire inhabituel. Jeux est l’occasion de constater que décidément, Debussy lui convient bien. On l’avait constaté avec le Maggio Musicale Fiorentino dans Pelléas et Mélisande, avec cette approche à la fois coloriste et dramatique. Jeux, ballet créé au théâtre des Champs Elysées 14 jours avant le Sacre du Printemps, a sans doute souffert de ce voisinage et du même coup a pâli : la modernité de la musique et son extrême raffinement sont sans doute passés dans l’ombre d’autres œuvres du compositeur. Pourtant, la complexité de la composition apparaît ici, avec ses contrastes, avec son réseau de motifs, autant de particules d’un tissu global que Gatti rend avec une limpidité incroyable, tout en gardant une vraie fluidité dans le tempo. On entend surgir les motifs les uns après les autres, puis repris, soit en sourdine, soit en premier plan, dans une sorte de tissu sonore vraiment étonnant. J’emploie à dessein le mot tissu parce que Boulez à propos de cette partition ne parlait de non de construction architectonique, mais « tressée ». Et Daniele Gatti ici, avec un orchestre évidemment fabuleux, parce qu’il les porte au bout de leurs possibilités, travaille sur la fragilité, sur une sorte de fil du rasoir qui rend la pièce à la fois miroitante, moirée, avec d’incroyables reflets, et en même temps tendue. Le son n’est jamais évanescent, il est franc, mais en même temps jamais massif parce qu’on fonctionne par touches, que le synopsis du ballet confirme évidemment : un jeune joueur de tennis rencontre deux jeunes filles en allant chercher sa balle dans un parc et s’ensuit un entrelacs de jeux du désir, le flirt, la jalousie, l’ironie : tour à tour on passe très légèrement de l’un à l’autre : rien de vraiment spectaculaire, rien de dramatique, mais les tensions légères que procurent les désirs inassouvis, les rencontres ambiguës, le tissu des relations entre les hommes et les femmes, l’érotisme qui dit ou ne veut pas dire son nom : tout cela se lit évidemment dans le jeu et le dialogue des instruments, notamment des bois et du reste de l’orchestre, comme autant de jeux d’écho et de réponses. L’extrême raffinement de l’agencement et la manière à la fois légère et marquée dont Gatti met tout cela en place donne à la pièce un éclat et une brillance singuliers. C’est pour moi la pièce la plus extraordinaire de la soirée.
On comprend alors pourquoi il place en regard Métaboles de Dutilleux : bien sûr, on connaît la dette de tous les compositeurs du XXème envers Debussy, et la relation de Dutilleux à son illustre prédécesseur commence au moment où il reçoit à 12 ans en cadeau la partition de Pelléas. Et bien sûr la construction de tout programme commence par tisser un réseau entre les œuvres proposées, quand c’est possible : et si Jeux figure un jeu léger entre les êtres, traduit par la légèreté de corps qui s’envolent, Métaboles est bien un jeu sur les sons, des motifs sonores accolés à des attitudes, des « changements » (c’est le sens du mot issu du grec) qui déterminent des ambiances différentes : incantatoire, linéaire, obsessionnel, turpide, flamboyant. Changements donnant la dominante à différents groupes d’instruments, les bois, puis les cordes, les percussions, les cuivres et l’ensemble de l’orchestre. Une sorte d’exercice de style, merveilleusement mis en scène et interprété par le RCO, et avec une toute particulière précision. J’avoue ne pas avoir de vraie affinité avec cette musique. Mais Gatti en fait un lointain écho à la pièce qui précède, avec un travail sur chaque instrument (les bois sont ahurissants, la clarinette notamment), pris presque comme des instruments solistes qui dialoguent en relation avec le reste de l’orchestre, en une multiplicité de micro-concertos en quelque sorte. Ce qui frappe dans cette pièce, c’est la chaleur du son que réussit à produire le RCO, dans une acoustique aussi équilibrée que celle du KKL. Les cordes dans « linéaire » sont proprement époustouflantes, avec un premier violon magnifique (Liviu Prunaru), sans parler des pizzicati des contrebasse exceptionnelles, véritable corps « soliste », qui fait merveilleusement comprendre le rôle de la contrebasse dans l’orchestre, alors qu’on croit souvent la confiner dans les sourdines. Ce qui frappe en même temps ce sont les enchainements entre les différents moments qui en font un vrai poème symphonique dont les voix tour à tour alternent. Le silence interdit qui suspend le temps à la mesure finale est suffisamment éloquent pour montrer l’effet produit sur le spectateur. Moment de tension, moment spectaculaire qui conclut avec bonheur la première partie.
Dans un festival dont le thème est « Primadonna », dédié notamment aux femmes chefs d’orchestre, mais aussi aux femmes solistes, Lucerne accueillait Sol Gabetta, assez rare sur les rives du lac des quatre cantons puisqu’elle n’y avait pas figuré depuis 2004. Avant le concerto de Schumann le lendemain, elle interprétait le concerto n°1 en la mineur op .33 de Saint-Saëns, une pièce assez brève qui n’a figuré qu’une fois dans les programmes du Festival (en 1962 avec Pierre Fournier sous la direction de Jean Martinon avec l’Orchestre Philharmonique de la RTF). Né en 1835 et mort en 1921, Saint-Saëns a traversé le siècle et ses tournants et a vu la musique évoluer : il naît en plein romantisme et meurt au moment de l’explosion de la seconde école de Vienne. Aujourd’hui il reste connu du grand public surtout pour sa Symphonie n°3 op.78 avec orgue et pour Samson et Dalila (qu’on joue moins ces dernières années, faute de Samson…). Le concerto n°1 pour violoncelle se joue d’un seul trait, comme une sorte de poème pour violoncelle et commence sans introduction, in medias res, laissant l’instrument soliste s’installer et dominer : en effet, l’orchestre dans ce concerto sert de faire valoir au soliste, particulièrement sollicité, dans une vive démonstration des possibilités de l’instrument, lyrique, vif quelquefois agressif. Sol Gabetta avec son jeu énergique, mais aussi très sensible, très attentive aux mouvements de l’orchestre et au dialogue avec les musiciens, donne à entendre la palette la plus large de l’intériorité à l’exposé de la sensibilité à nu, en jouant avec les cordes de l’orchestre, et notamment les violoncelles (avec qui elle donnera en bis Après un rêve de Fauré), s’immergeant quelquefois dans l’ensemble, et émergeant ensuite par un son d’une chaleur et d’une clarté remarquable. Orchestre et soliste se passent la main, ici c’est l’orchestre qui impose le rythme (final), là (seconde partie) c’est la soliste qui l’emporte dans son univers. Un vrai moment de virtuosité sensible et non démonstrative.
Puis arrive Petrouchka. Dans ce programme où d’un côté Jeux voisine avec Métaboles dans un dialogue sonore cohérent que cinquante ans séparent pourtant, Saint-Saëns avec son classicisme bon teint et son relatif formalisme voisine avec l’acide Petrouchka, créé en 1911, deux ans avant Jeux, au théâtre du Châtelet (le Théâtre des Champs Elysées n’ouvrira que deux ans plus tard). La thématique des automates qu’on brise, des marionnettes douées d’une âme est assez fréquente notamment depuis Hoffmann, reprise dans le ballet de Delibes, très classique celui-là Coppélia. Petrouchka est l’histoire d’une marionnette amoureuse, pas assez forte pour s’imposer et qui finit par mourir, sur fonds de fêtes de carnaval et de Mardi gras russe. Une musique qui emprunte donc au folklore russe, à la musique populaire, mais qui en même temps développe une thématique propre assez tendue, qui demande (comme Jeux) un sens dramatique et une vraie perspective théâtrale douce-amère. Est-ce pour cette raison que Gatti, peut-être encore plus que dans les autres pièces, s’engage fortement physiquement , mimant des expressions, imitant une démarche lourde, comme pour donner aux musiciens une image de ce qu’ils doivent rendre. Debussy et Stravinsky étaient liés, et correspondaient à propos de Petrouchka : ce qui fascinait Debussy était la « psychologie » des trois marionnettes (Petrouchka, La ballerine, le Maure) et le passage du mécanique à l’humain, au sentiment, à la respiration. L’intérêt de la dramaturgie du ballet est aussi de ne pas créer de frontières entre le mécanique et l’humain ou de créer le doute, l’impossibilité de distinguer l’un de l’autre: le musicien doit aller au-delà de l’instrument (et Petrouchka est aussi une exposition instrumentale) vers l’expression de l’humain, vers un signifié. L’ambiance festive du début est l’occasion d’une fête des sons et des couleurs, avec une extraordinaire flûte et un rythme particulièrement dansant, mais gardant toujours une pointe de mélancolie. Ce qui frappe c’est l’incroyable ductilité de l’orchestre et la qualité de la petite harmonie : la flûte, le hautbois rivalisent en un caléidoscope de sons qui rend bien une atmosphère à la fois carnavalesque et légère, mais qui pour certains instruments laissent un goût moins joyeux (le cor anglais à se damner). L’atmosphère festive instrumentale finale est plus large, moins dominée par les bois, avec l’ensemble des cordes. C’est une sorte de magnifique ode aux instruments de l’orchestre, un carnaval des instruments qui nous a été donné d’entendre, aves des moments suspendus comme le dialogue flûte/trompette (les trompettes sont de jeunes recrues très talentueuses!). Les scènes finales opposent de magnifiques rondes aux cordes et un dialogue presque solitaire des cuivres et même du xylophone. Les toutes dernières mesures (l’apparition de l’esprit de Petrouchka) entre flûte et orchestre très allégé presque en sourdine, des traits d’instruments (cuivres), presque pré-jazzys sont un moment exceptionnel à la fois tendu et mystérieux, particulièrement théâtral qui laisse le public en suspens.
Ainsi donc ce programme « français » proposé à un public a priori non préparé (il sera redonné à Salzbourg), a cueilli les spectateurs par surprise : ils se sont trouvés face à des pièces demandant à orchestre et soliste une virtuosité peu commune. L’orchestre a été non dirigé, mais guidé, avec des gestes précis, un travail qui creuse dans la partition les moindres détails pour les exalter, sans jamais négliger une vision d’ensemble non seulement de chaque pièce prise singulièrement, mais de l’ensemble du programme qui composait une singulière fresque, fresque musicale, fresque culturelle, mais aussi fresque instrumentale : le nouveau directeur musical présentait pupitre par pupitre son nouvel instrument, et entraînait le public successivement dans la moirure des sons, dans le théâtre des sons et dans le carnaval des sons : une soirée sans concession, marquante, intelligente et accueillie avec un incroyable succès. [wpsr_facebook]
Beaucoup de souvenirs m’attachent à la Dame de Pique de Tchaïkovski, et d’abord une vision inoubliable: 1978 au Théâtre des Champs Elysées, une comtesse, assise, en robe noire, une étole de fourrure blanche sur les épaules…Regina Resnik, avec Rostropovitch et Vichnevskaia, dans une Dame de Pique qui devint plus tard un enregistrement. L’ariette de Grétry, murmurée, rêveuse…et le théâtre croulant sous les bravos. Jamais entendu mieux, rarement eu un tel choc. Regina Resnik était la comtesse, et elle le restera à jamais dans mon souvenir.
Ensuite, j’adore la nouvelle de Pouchkine. Je la faisais régulièrement lire et étudier à mes élèves de 3ème et de 2nde, et elle leur plaisait beaucoup, j’en profitais d’ailleurs pour leur faire écouter des extraits de l’opéra de Tchaïkovski. Une grande œuvre de la littérature, brève, d’une ironie mordante, la seule œuvre russe que j’aie réussi à lire dans la langue originale. J’écoute souvent les dernières mesures de l’opéra, le chœur d’hommes final en forme de liturgie funèbre et la musique qui s’éteint dans une émotion indicible, grandissant Hermann, pour la première fois, dans la mort.
Je me souviens aussi dans les mêmes années, d’une Dame de Pique avortée à l’Opéra de Paris, que devait mettre en scène Iouri Lioubimov, le grand metteur en scène russe de l’époque, et que de sombres manigances à la soviétique ont empêché de monter (le décor était une immense table de jeu à la taille du plateau de Garnier), remplacée par une non moins sublime Butterfly scaligère confiée à Jorge Lavelli.
Et je me souviens surtout de la production scaligère de fin de saison 1990 sous la direction de Seiji Ozawa, dans une mise en scène du cinéaste Andreï Konchalovski, avec Vladimir Atlantov et (surtout) une Mirella Freni miraculeuse avec une comtesse mythique, Maureen Forrester…On en voyait de belles à la Scala jadis…
La production lyonnaise de 2011, magnifique musicalement (Petrenko!) n’était pas vraiment réussie scéniquement (Peter Stein).
J’ai souvent vu LaDame de Pique : en vrai je n’en manque jamais quand je peux y aller. Si Eugène Onéguine est sans doute un opéra plus « raffiné » et plus poétique, peut-être aussi musicalement plus accompli, La Dame de Pique, à l’ambiance sombre et étrange reste pour moi une œuvre du cœur, plus pour des raisons personnelles que strictement musicales.
Je n’aurais donc manqué pour rien au monde le rendez-vous d’Amsterdam, qui réunissait Mariss Jansons et le Royal Concertgebouw Orchestra, pour leur seul rendez-vous de l’année après son départ en mars 2015, et Stefan Herheim, reconduisant une collaboration née en 2011 autour d’Eugène Onéguine, dont Herheim avait fait un concentré d’histoire russe, où Tatiana (Krassimira Stoyanova) finissait comme épouse d’un oligarque d’aujourd’hui.
Stefan Herheim, l’un des plus talentueux metteurs en scène actuels, a été assez irrégulier ces derniers temps. J’ai pu écrire combien ses Meistersinger, à Salzbourg comme à Paris, m’avaient déçu par la banalité du discours, malgré de jolies idées. J’avais adoré sa Rusalka à Bruxelles comme à Lyon, son Parsifal extraordinaire de Bayreuth (avec Daniele Gatti). J’ai vu d’autres mises en scène (Lohengrin, Lulu, Bohème, Xerxès), mais, malgré une imagination débordante et un sens du théâtre inouï, il n’a pas toujours convaincu. Il est entouré d’une équipe stable dont Alexander Meier-Dörzenbach son dramaturge habituel, et Philipp Fürhofer son décorateur qui avait aussi été l’auteur des décors d’Eugène Onéguine dans ce même théâtre d’Amsterdam.
Sa Dame de Pique scelle une réconciliation avec le génie. Sans abdiquer rien du livret, il construit tout son travail autour de la personnalité de Tchaïkovski et de son homosexualité, dans un sens tout différent de ce que faisait Warlikowski à Munich avec Eugène Onéguine. Tchaïkovski compositeur compose LaDame de Pique en fantasmant sur le soldat dont il est amoureux et dont il paie les services qu’il projette en Hermann. Très habilement donc, son Tchaïkovski se glisse dans le personnage du Prince Jeletski, qui doit épouser Liza, comme Tchaïkovski devait épouser Antonina Milyukova. Liza est un peu un concentré des relations du compositeur aux femmes, Antonina come Nadedja von Meck. Et Herheim montre un Tchaïkovski écartelé entre Hermann et Liza, et composant LaDame de Pique pour exorciser ses désirs ou ses fantasmes, mais aussi un Jeletzki supplanté par Hermann dans le cœur de Liza, ce qui évidemment permet plusieurs entrées, qui font virevolter les âmes, avec pour symbole une
boite à musique en forme d’oiseau en cage qui joue du Mozart tant aimé de Tchaïkovski, l’air de Papageno de Die Zauberflöte « Ein Mädchen oder Weibchen » et qui sera l’objet référentiel de la représentation, qu’on retrouvera dans la pastorale qui met en scène une Papagena et un Papageno.
La question posée par Herheim, c’est celle du compositeur et de son sujet, c’est l’œuvre du point de vue de l’auteur, avec ses heurts, ses rêves, sarcasmes et fantasmes. L’homme et l’œuvre, pour la dire banalement, mais avec une maestria inouïe.
Jouant habilement avec les époques, celle de Tchaïkovski et celle de La Dame de Pique (le XVIIIème finissant) et avec le monde fantasmatique du compositeur, il montre un chœur d’hommes composé d’autant de Tchaïkovski et un chœur de femmes d’autant de
comtesses, la comtesse étant presque un double du compositeur (écartelé entre devoir social et désir caché) et d’ailleurs à un moment, Liza est entourée de Jelztki-Tchaïkovski et de la comtesse de manière symétrique) dans un intérieur bourgeois qui n’est pas sans rappeler l’intérieur de Villa Wahnfried dans son Parsifal bayreuthien (après tout, on connaît l’admiration pour Wagner de Tchaïkovski qui assista au premier Ring de Bayreuth en 1876), avec son piano central, et ses livres disposés comme dans le salon de Villa Wahnfried, mais aussi et surtout le portrait au-dessus de la cheminée, comme Germania dans son Parsifal, ici Catherine II en première partie, la Comtesse en seconde partie.
Outre l’imaginaire, ce qui caractérise Herheim c’est aussi un sens aigu du spectaculaire : le final du 2ème acte, la fameuse Pastorale mimant la musique du XVIIIème siècle s’achève avec le chœur disséminé dans la salle, Jansons le dirigeant, dos aux musiciens pendant que conformément au livret, Catherine II entre en majesté. Le chœur fait signe au public de se lever, toute la salle est debout et Catherine II apparaît comme sortie du tableau.
Catherine II ? pas vraiment. Au rythme de la musique que Tchaïkovski-Jeletzky dirige avec force gestes, Catherine, c’est Hermann en Drag Queen et Tchaïkovski s’agenouille baisant la main d’une impératrice qui est en fait son Hermann chéri , comme il lui baisait la main, violemment retirée d’ailleurs, dans le prologue muet de l’opéra vu par Herheim.
Jeux de miroirs, fumigènes, éclairages violents et colorés ont la part belle, dans un salon tour à tour salon de musique et salle des fêtes, qui concentre toute l’action.
Herheim réussit la performance de changer les lieux tout en gardant sans cesse la même structure, l’un des moments les plus forts étant la transformation du piano de Tchaïkovski, où il revient régulièrement pour composer et diriger les scènes qu’il imagine, en cercueil contenant la Comtesse et dont le couvercle a servi de catafalque.
Herheim, c’est aussi une direction d’acteurs d’une précision inouïe où chacun dans les scènes d’ensemble a un rôle singulier, c’est habituel chez lui y compris dans des spectacles moins réussis, mais il profite aussi de l’agilité du choeur d’Amsterdam, passant insensiblement d’une ambiance à une autre, comme lorsque les choristes versent leurs verres sur Liza qui va se suicider (soleil noir) et qu’aussitôt après se retournent et trinquent avec les mêmes verres dans la salle de jeu en une scène à la Manon ou Traviata (lumière), de même Tchaïkovski-Jeletzki donnant le pistolet à Hermann pour le pousser au suicide et serrant son cadavre dans ses bras comme le Wotan de l’acte II de Walküre avec Siegmund, confirmant l’attitude démiurgique de Jeletzki-Tchaïkovski. Qui d’ailleurs est ce personnage? plus Jeletzki? plus Tchaïkovski? Je pense pour la seconde solution: Tchaïkovski s’installe dans la personnage pour régler ses propres comptes avec lui-même faisant des autres une projection, mais le génie de Herheim et de dire cela tout en respectant à la lettre le livret. Et quand à la fin, le chœur s’est retiré et que sonne la merveilleuse musique du final, c’est Tchaïkovski qui gît sur le sol, requiem pour un compositeur, alors que la comtesse a forcé Hermann à se retourner le pistolet (que lui a donné Jeletzki-Tchaïkovski) contre lui (chez Pouchkine, rappelons-le, Hermann devient fou).
On ne cesserait de citer les idées prodigieuses de ce spectacle, qui fusent et qui lui donnent à la fois un certain réalisme, mais qui élargissent son espace au(x) fantasme(s), où Liza apparaît comme un ange protecteur aux ailes noires, au début et à la fin, comme si le tout avait été orchestré d’en haut, et où tout est suggéré jamais asséné, jamais surligné. Un vrai grand chef d’œuvre scénique.
Par sa mise en scène, Herheim détourne le propos de l’histoire proprement dite d’Hermann et de Liza vers celle de Jeletzki et surtout de Tchaïkovski, qui va se substituer au prince pour lui faire vivre sa propre histoire. Et donc Hermann n’est pas le personnage principal, mais réduit au statut de marionnette aux mains de Tchaïkovski, comme le reste, car c’est bien Jeletzki/Tchaïkovski le personnage principal, omniprésent en scène, au centre du chœur, à côté des personnages, derrière son piano, intervenant dans l’action, guidant ses personnages. Et de même La Dame de Pique n’est plus alors un « opéra fantastique » mais devient un « opéra fantasmatique », relevant du réalisme des fantasmes plutôt que du genre fantastique comme l’était la nouvelle de Pouchkine, tout en jouant d’ailleurs avec habileté sur le clavier fantastique, comme ce lustre qui s’agite comme un encensoir à l’apparition du spectre de la comtesse. Un point de vue inédit, mais convaincant et merveilleusement réalisé.
Comme tout spectacle réussi, la distribution, excellente, prend sa part du succès parce qu’elle est engagée, homogène, et surtout vraie. Ainsi donc, si elle est incontestablement dominée par Larissa Diadkova (la comtesse), Vladimir Stoyanov (Jeletski/Tchaïkovski) et surtout Alexey Markov (Tomski), les autres complètent de manière très solide le plateau, c’est notamment le cas bien évidemment du Hermann de Misha Didyk et de la Liza de Svetlana Aksenova. On a donc un plateau exceptionnel.
Misha Didyk est totalement convaincant dans son personnage, un personnage non plus « au premier degré », mais vu aux prismes des désirs de Tchaïkovski, cheveux longs, un peu brutal, parlant haut, un-homme-un-vrai quoi, qui peut aussi bien fasciner un être aussi policé que le compositeur russe, mais aussi la jeune et innocente Liza que Tchaïkovski voit sous les traits d’un ange, tenue en laisse par une comtesse omniprésente à ses côtés, et qui voit en Hermann le « premier homme » en quelque sorte .
Le rôle d’Hermann – comme celui de Liza d’ailleurs – est vocalement difficile à caractériser et les Hermann convaincants sont rares, il faut une belle assise et une belle solidité qui rapprocherait de l’Otello de Verdi (Vladimir Galouzine ou Vladimir Atlantov qui en a été pendant des décennies la référence) mais aussi du lyrisme et de l’élégance, une voix chaude et claire, c’eût été un rôle idéal pour Domingo. Dans l’enregistrement de Rostropovitch, Peter Gougaloff est vraiment le maillon faible de la distribution. Didyk n’a pas le format d’un Otello, la voix a eu quelques trous (les graves) et si les aigus sont réussis, quelques passages restent un peu difficiles (notamment au début), mais le chant est très convaincant, très juste, dans ses efforts même, et donne une couleur particulièrement vraie au personnage.
Il est vraiment à sa place, parce qu’il est Hermann, plus qu’il ne le chante, d’ailleurs la diction et l’expression sont impeccables dans un rôle il est vrai qu’il a abordé depuis très longtemps – je l’ai entendu à la Scala et à Lyon : présence, personnalité, expressivité font qu’aujourd’hui on voit difficilement qui pourrait lui être opposé, notamment dans la deuxième partie où à mesure que la folie le saisit, il devient presque terrifiant.
Svetlana Aksenova est Liza. Entre Freni et Vishnevskaia, voire la grande Tamara Milashkina ou Julia Varady, c’est un rôle magnifique pour soprano, mais la jeunesse du personnage trompe le spectateur, car la tessiture est exigeante, et demande un soprano à l’art déjà consommé (Mirella Freni l’a abordé en fin de carrière, comme Tatiana, mais Freni a toujours eu l’air –de loin – d’une jeune fille fragile), il faut une voix corsée, aux aigus puissants, qui n’ont rien de fragile. Si Svetlana Aksenova a les notes, elle n’a pas toujours bien négocié les passages et la ligne n’est pas si homogène, mais les aigus sont presque toujours triomphants, l’expression est prodigieusement émouvante, la diction exemplaire. C’est l’exacte version féminine de la vocalité d’Hermann, comme Aksenova est au féminin ce que Didyk est au masculin et en cela ils vont merveilleusement bien ensemble. Son arioso du 3ème acte (Ach, Istomilas ya gorem/Ax, истомилась я горем) est merveilleux de tension et d’engagement. Deux fragilités aux voix assises, dont les faiblesses sont dépassées par l’incarnation.
La Comtesse de Larissa Diadkova est elle aussi formidable de présence, dans sa chemise de nuit (que Tchaïkovski arbore lui aussi au début) comme une sorte de projection du compositeur devenu alors un Arnolphe au féminin…Mais ce qui frappe surtout, c’est l’incroyable présence vocale, le volume, l’émission, même si la diction française de l’ariette de Grétry n’est pas parfaite. On peut d’ailleurs remarquer que l’ariette de Grétry, originellement pour colorature, a une toute autre puissance dans la bouche d’un mezzo soprano…Il est clair que l’opéra de Tchaïkovski a la scène de la comtesse pour centre de gravité et que nulle Dame de Pique n’est réussie sans comtesse bien distribuée. Diadkova, qu’on a d’ailleurs vue à Paris dans le rôle, l’un des très grands mezzos russes des vingt dernières années, est totalement convaincante, puissante, et comme les grandes, elle focalise les regards dans les scènes d’ensemble. Elle possède des notes graves inouïes, sans poitriner, qui rappellent la Obratzova des grands soirs (qu’on a vue aussi à la Scala dans le rôle en 2005, avec Didyk en Hermann et Temirkanov dans la fosse).
Anna Goryachova, l’un des mezzo sopranos demandés du jour (Carmen, Adalgisa, Rosina, Melibea etc…) est elle aussi notable dans Polina : timbre riche, sens de la couleur, belle diction, beaux aigus marqués. Une vraie présence et une romance de l’acte I (scène 2) « Podrugi milie» (Подруги милые) particulièrement réussie notamment par l’interprétation rêveuse et nostalgique .
Deux barytons composent les autres rôles centraux, Jeletzky, parce qu’il est aussi Tchaïkovski dans cette mise en scène, est de fait le personnage principal, le personnage par lequel le compositeur entre dans l’histoire et fait de l’histoire sa propre histoire, et ne quitte donc pas l’habit du compositeur, qu’il soit en costume ou en chemise de nuit, et ne quitte pratiquement jamais le plateau. Vladimir Stoyanov est l’un des bons barytons de la scène russe d’aujourd’hui, il est excellent dans le double personnage (lui aussi doublé merveilleusement par le pianiste Christiaan Kuyverhoven, puisque le piano est central dans cette mise en scène sur la composition comme compensation) par sa présence, par son jeu, et par la voix également : sans avoir un timbre particulièrement notable ni une voix exceptionnelle, l’expressivité, la diction , l’émission, la puissance donnent une présence particulière à un personnage (Jeletzki) qui n’est pas habituellement un personnage de premier plan, réduit à être le rival malheureux d’Hermann. Ainsi la performance de Stoyanov – qui chante habituellement tous les grands rôles italiens et notamment verdiens de barytons – est-elle l’une des plus notables dans cette représentation, et son « ia vas lioubliou » (Я Вас люблю) l’un des airs les plus attendus de la partition, est tout particulièrement réussi . Mais soyons clairs, c’est le relief donné par la mise en scène qui en valorise la performance.
Alexey Markov a longtemps chanté Jeletski, il est cette fois Tomski . Un Tomski au chant impeccable. Voilà un baryton-basse qui est en train d’exploser : éminemment contrôlé et élégant, belle projection, timbre chaud, sans aspérités et une belle personnalité : l’ironie du personnage perce dans les modulations de chaque parole ; c’est à la fois très expressif et très intelligent. Je l’avais déjà remarqué dans Les Cloches de Rachmaninoff à Lucerne. Du strict point de vue du chant, c’est sans doute le plus accompli du plateau, même si le personnage n’est pas le plus intéressant dans cette mise en scène, on reste impressionné par la performance, par l’élégance, la science de l’émission.
Le reste de la distribution est à la hauteur, aussi bien le Tchekalinski d’Andrei Popov que la gouvernante remarquable d’Olga Savova ou le Sourine d’Andrii Goniukov et tous les autres. À cette magnifique distribution, le chœur si important dans l’opéra montre une fois de plus que le chœur de l’opéra d’Amsterdam dirigé par Ching-Lien Vu qui fit les grands soirs à Genève, est l’un des grands chœurs d’opéra d’Europe. On connaît son aptitude particulière à jouer et sa mobilité ainsi que sa disponibilité (on se souvient encore du Moses und Aron de Peter Stein dirigé par Pierre Boulez), il y a en plus une tradition chorale forte aux Pays-Bas. Voilà bien des raisons d’admirer le résultat particulièrement éblouissant de la prestation chorale, y compris celle du chœur d’enfants (Nieuw Amsterdams Kinderkoor) dirigé par Caro Kindt que Tchaïkovski place dès les premières minutes, en hommage à la Carmen de Bizet et au chœur « Avec la garde montante » qui incarnent eux aussi de petits soldats prêts à défendre la Russie.
Bien évidemment, on garde pour la bonne bouche l’orchestre et le chef, dont on reste ébahi, qui nous cloue sur place et d’émotion et d’admiration. On sait que l’Opéra d’Amsterdam a un directeur musical (Marc Albrecht) mais pas d’orchestre. Ce sont des orchestres divers des Pays-Bas qui sont en fosse, et chaque année ou presque, en juin, c’est le Royal Concertgebouw Orchestra, c’est à dire le vaisseau amiral. Ils retrouvaient leur ex-chef Mariss Jansons, avant l’an prochain de proposer une Salomé de Richard Strauss dirigée par Daniele Gatti dans une mise en scène d’Ivo van Hove. Des retrouvailles d’un incroyable niveau.
Nous sommes aux antipodes de la direction tendue, éclatante, nerveuse voire excessive d’un Rostropovitch, Jansons a choisi une couleur plus sombre, jamais explosive et jamais éclatante, mais tendue toujours, comme une sorte de déclinaison lyrique de la Symphonie « pathétique ». Le son de l’orchestre est d’une incroyable suavité, avec une petite harmonie à tomber de son siège et des cordes si veloutées (les contrebasses!), qu’elles donnent une singulière douceur à l’ensemble et en même temps une profondeur inouïe, sans compter la clarté du rendu de la partition, totalement cristalline, on y entend les pianissimis les plus virtuoses, avec une expression multiple des émotions. Une fois de plus, chez des chefs de cette trempe, c’est la découverte des secrets de la composition grâce à une lecture d’une incroyable lisibilité qui frappe. Ce n’est jamais massif, jamais lourd, jamais imposant, mais incroyablement dynamique quelquefois et en même temps à d’autres tendu, nerveux, laissant s’épanouir les émotions. On sent une osmose entre le chef et l’orchestre qui permet de comprendre cette lecture très axée sur la sensibilité, qui convient magnifiquement à la lecture de Herheim, axée sur la composition et la signification de l’écriture de Tchaïkovski. Une fois de plus, il y a là travail en commun et il serait imbécile de séparer l’un de l’autre. C’est donc une vraie lecture de l’œuvre, centrée sur le compositeur, plus encore peut-être que lors de l’Onéguine, qui était déjà un incroyable moment. Jansons est ici dans son élément, héritier d’un Mravinski légendaire dont il fut l’assistant, mais sans doute allant plus loin dans la lecture intimiste. C’est bien à une couleur intimiste et intérieure qu’on est confronté, d’une justesse incontestable, et qui ne heurte pas les scènes les plus spectaculaires. Le début du dernier acte est à ce titre impressionnant et bouleversant, la musique inquiétante et pathétique accompagnant une image des funérailles de la comtesse dans son piano-tombeau pendant qu’Hermann lit la lettre de Liza (Didyk est extaordinaire dans la scène). Les dernières mesures de l’œuvre, avec le chœur « liturgique » et les derniers accords, qui enterrent et Hermann et Tchaïkovski sont à la fois d’une incroyable retenue, d’une indicible émotion et font qu’on rentre en soi et que les larmes inévitablement coulent.
Cette approche n’est pas romantique au sens où l’on verrait les excès et les orages d’une âme endolorie, mais elle met l’accent sur la tendresse, sur l’émotion, sans jamais virer à l’ironie pouchkinienne (sauf pour le personnage de Tomski) et revenant toujours à l’expression d’une souffrance qui ne peut être transfigurée que par la musique : une lecture intérieure, profonde, animée (au sens propre, qui révèle une âme), qui est profondément en lien avec la lecture de Herheim, en plein dans le sujet qui répond à la question : pourquoi cette musique pour cette œuvre ?
Car c’est bien la révélation de ce travail : le sujet de la Dame de Pique, au-delà de la nouvelle de Pouchkine, c’est bien la musique de Tchaïkovski, les conditions de sa composition et la nature de son approche musicale. En ce sens, il ne s’agit pas d’une lecture romantique, mais bien « pathétique » de l’œuvre de Pouchkine. Je ne saurais donc trop vous conseiller de faire le voyage d’Amsterdam ou à défaut de regarder le streaming du 21 juin, même si ce type de spectacle ne peut prendre tout son relief qu’en salle.
Comme Flaubert a dit (ou non) « Madame Bovary, c’est moi », Tchaïkovski nous dit ici « La Dame de Pique, c’est moi ! », grâce à une lecture merveilleusement double et d’une cohérence inouïe de Herheim et de Jansons. Un des deux ou trois grands spectacles de cette saison, et une Dame de Pique pour l’éternité. [wpsr_facebook]
Séduit par la Fantastique entendue à Paris par le National, j’ai voulu entendre Daniele Gatti diriger la même œuvre par le RoyalConcertgebouw Orchestra, avec toujours le même handicap : une interprétation hors norme d’Abbado avec les Berliner Philharmoniker en 2013, sur laquelle je me suis arrêté, et qui vient de paraître en disque, produisant encore chez moi la même ferveur et la même admiration éperdue.
Le programme très « romantique » proposait l’ouverture de Tannhäuser dans la version de Dresde (1845), la poème symphonique Orpheus de Liszt (1854) et la Symphonie Fantastique « épisodes de la vie d’un artiste » (1830). Le fil du programme, c’est évidemment l’artiste dans sa confrontation tragique (et créatrice) avec le monde, et les visions successives du poète ou du musicien (Orphée et son lointain descendant Tannhäuser sont l’un et l’autre) quant à l’artiste de Berlioz, c’est un musicien. Mais tous trois vivent une aventure tragique avec la femme dont ils sont amoureux. Deux meurent, Eurydice pour Orphée, inconsolable qui se met à composer chant et musique déchirantes pour évoquer l’absence et la souffrance, Tannhäuser vit parce qu’Elisabeth s’est offerte en martyr pour sa rédemption, et l’artiste de Berlioz désespéré de l’absence de réponse à son amour se livre aux délires de l’opium et de la diablerie qui sont évidemment des délires créateurs : Berlioz est trop intelligent et trop sensible pour ne pas composer sa musique la plus neuve dans ses trois derniers mouvements.
Même si des raisons techniques peuvent avoir donné des motivations au programme, il me paraît avoir un sens particulièrement cohérent autour du du héros romantique qui n’a jamais rien de « fleur bleue » mais se trouve au contraire souvent écartelé, violent, en proie aux fureurs et pourquoi pas aux Furies.
Ainsi de l’ouverture de Tannhäuser. Souvent chez Wagner le son émerge comme d’un néant (voir Lohengrin, voir Rheingold, voir Parsifal) c’est le cas dans Tannhäuser, au moins dans celui voulu par Gatti : une ouverture qui émerge très lentement d’un néant, où les modulations des cuivres et les différents pupitres s’entrelacent de manière presque magmatique, donnant une couleur particulièrement sombre, y compris quand le thème est repris aux cordes, presque hésitantes à rentrer en jeu, avec une respiration large et tendue, avec un sens du crescendo marqué mais d’une lente fluidité telle qu’elle s’apparente non à un fleuve, mais à une coulée de lave continue. C’est cette tension initiale et cette obscurité d’où émerge le son qui m’ont fasciné ici. Le choix est clair : il s’agit de donner une couleur à l’ensemble qui n’a rien de cette musique triomphale qu’on entend quelquefois, mais une couleur presque parsifalienne. Gatti n’oublie pas que Wagner a voulu, encore huit jours avant sa mort, revoir son Tannhäuser de fond en comble, que l’œuvre attendait, évoluait en fonction de Tristan (révision de 1860) et allait encore évoluer au contact cette fois de Parsifal : ce début si sombre, c’est l’antichambre de l’œuvre, celle à qui sa vraie couleur sera donnée. Alors du même coup, la suite, plus aiguë, plus lumineuse, plus claire peut apparaître ce qu’elle est : un leurre, un leurre comme le Songe d’une nuit de sabbat peut être un leurre pour l’artiste de Berlioz, le leurre d’une musique qui, si on s’y concentre bien, a des accents vaguement inquiétants.
L’œuvre d’une vie, voilà ce qu’est le Tannhäuser, une œuvre d’une vie à laquelle il n’a pu revenir, d’où cet accent dramatique et massif, merveilleusement architecturé à l’orchestre au son si impressionnant, avec ses crescendos à double entrée, des cordes et des vents d’un côté aigus, mais de l’autre des percussions inquiétantes et des decrescendos construits de la même manière, puis les sortilèges du Venusberg, avec ses cordes si fines, mais aussi ses bois inquiétants : les bois sont toujours poétiques mais annoncent souvent des tensions (voir le cor anglais dans la Fantastique) : cette ouverture avec ses imperceptibles silences dans les crescendos de la partie finale, qui créent un rythme presque haletant, est en fait une ouverture sur l’angoisse, sur l’inquiétude, comme sa fin en orgie amère, un tourbillon. Gatti tend l’arc entre le Berlioz de la Fantastique et le Wagner de Tannhäuser. Je reste fasciné des decrescendos de la partie finale annonçant la musique du chœur des pélerins, si sombre, doublée par des cordes devenues un arrière fond si lisible et si peu rassurant. Et si on va un peu plus loin dans l’écoute, on comprend que l’architecture tient non par la mélodie du chœur des pélerins (si célèbre, aux vents), mais par la vague modulée des cordes et que c’est elle qui éclaire l’ambiance, et donne la couleur. Tout cela est d’une clarté incroyable, comme une sorte de mise en scène sonore d’un drame qui est déjà tout dans une ouverture pourtant archi rebattue, installée comme un apéritif auquel on ne prendrait pas garde et qui nous dit déjà par son pessimisme structurel que nous sommes au cœur de la tragédie de la musique qui va se jouer les autres oeuvres du concert. Une approche réfléchie par Gatti jusqu’aux moindres détails.
C’est le noir qui va si bien à cette matinée dominicale. Orpheus commence par un discret appel aux vents, comme Tannhäuser, auquel s’enchaînent des harpes (Orphée…), puis la musique s’élargit et s’éclaire, d’une indéniable et d’une lumineuse poésie, d’un optimisme mesuré qui répond au pessimisme précédent. Gatti garde une lenteur de tempo manifeste qui permet de bien détacher chaque pupitre, les harpes , très présentes, toujours même, et aussi le chant singulier et solitaire du premier violon. Le chant, car la musique lente et contemplative m’est apparue singulièrement proche de certains moments du chant wagnérien, notamment par ses crescendos (on se met à faire des ponts aussi avec ce qui précède), et l’alternance de voix solistes (hautbois) et celle des harpes particulièrement présentes et du violon. Wagnérien aussi le long accord final qui semble conclure un opéra de Wagner, sur lequel insiste Gatti et grâce auquel il obtient un silence du public à la fin de la pièce. Une pièce toute de fluidité, d’un intérêt renouvelé parce qu’alors se construit une évident système d’échos entre l’histoire d’Orphée, l’histoire de la musique, et la construction de ce concert même. Gatti réussit à rendre ce poème symphonique bien plus passionnant qu’on ne le dit dans les encyclopédies, en construisant un système d’échos évidemment avec Wagner, presque « naturellement » par les relations artistiques, puis familiales que les deux artistes entretiendront : Liszt n’est il pas, comme Orphée, l’artiste à la fois créateur et interprète, peut-être encore plus célèbre dans l’Europe entière et jusqu’en Turquie comme interprète et que comme créateur ou compositeur. Mais c’est là aussi une double postulation, car Gatti s’ingénie, comme souvent, à marquer dans cette musique des échos, des échos surprenants, presque straussiens : on peut identifier où le jeune Strauss puisa quelques éléments de son inspiration pour ses poèmes symphoniques, mais par ricochet, comme cette musique est moins « sage » et plus inventive qu’il n’y paraît à première vue, plus ouverte, elle aussi en quelque sorte plus « musique de l’avenir ». Daniele Gatti, en amoureux du post-romantisme, en chercheur de la musique, en dessinateur de fils ténus ou non entre les œuvres et justement ces œuvres-là, cherche à démêler justement cet écheveau-là des intertextualités musicales, seule manière à mon avis de percevoir tous les possibles d’une musique, de la musique.
Alors évidemment, ce travail de recherche, cette volonté d’aller jusqu’au bout d’intuitions ou de certitudes, c’est dans une Symphonie fantastique très différente qu’à Paris par le son et par les intentions qu’il apparaît, d’une manière qui éclaire bien le travail du chef.
Il est d’abord très attentif à la tradition de jeu des musiciens qu’il a en face de lui. À Paris, il avait cherché à déconstruire patiemment non une tradition de jeu, mais des habitudes qui ne faisaient plus problème, comme si on devait jouer « comme ça » sans autre forme de procès. D’une Fantastique jouée dix jours auparavant avec un autre chef, il en avait fait, lui, une autre, pleinement heurtée, avec ses luttes de masses sonores, comme pour conjurer les tendances un peu brahmsiennes de l’interprétation traditionnelle. Il en avait fait quelque chose de parfois tellurique.
Il a ici en face de lui un orchestre de toute autre tradition, un orchestre qui excelle justement dans le post-romantisme, de Mahler à Stravinski, qui a fait sa gloire internationale pendant les premières années du XXème siècle. Et Daniele Gatti va travailler avec ce son là pour proposer une Symphonie Fantastique qui aura ces échos-là du futur, pour proposer en elle une « musique de l’avenir », elle-aussi.
Je ne suis pas de ceux qui édicteraient une doxa interprétative pour les œuvres françaises, (élégance, clarté, fluidité). J’entends souvent parler de la musique française comme on parle du classicisme à la Boileau, « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », une sorte de vision musicale calée sur le discours préfabriqué du classicisme. Moi j’aime le classique quand il dit « je ne fais pas le bien que j’aime et je fais le mal que je hais » (Racine), j’aime ce classicisme non de « fleur heureuse », mais de fleur ravagée et déchirée, à la Pascal, à la Racine, et pourquoi pas à la Corneille, mais le dernier Corneille « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir ». Quand j’entends parler de musique française, j’ai toujours l’impression qu’il y a une sorte de jeu français qui ferait de tout une sorte de fleur heureuse et élégante, une fleur de cour aimable. Oh, certes, je fantasme un peu sans doute, mais il y a une manière franchouillarde quelquefois de penser la musique qui m’agace, quand la musique est l’art qui transcende la notion même de frontière ou de nation. Quand Berlioz compose sa Symphonie fantastique, en 1830, on est dans l’agitation politique, et artistique, avec l’avènement du romantisme, et il vient quelques années auparavant de découvrir Beethoven. Berlioz, je l’ai écrit il y a quelques temps, c’est vers Gluck, vers Beethoven, mais aussi vers le Grand Opéra à la Rossini ou à la Spontini qu’il regarde, rien que des français. Il y a certes une culture et une éducation françaises, sans doute des modes aussi de jeu, de facture d’instruments, il y a un champ musical français, mais que signifie en revanche musique française, de quelle France ? les 130 départements napoléoniens ? Celle sans Nice ? Sans la Savoie ? Sans l’Empire colonial ? Cessons donc pour cet art éminemment international qu’est la musique, de parler de musique française ou allemande ou autre quand l’art et le monde intellectuel depuis le Moyen âge sont en échange permanent, quand les idées traversent les frontières avec une déconcertante facilité, voire rapidité. Donc Berlioz s’interprète en fonction d’une pensée, d’une intuition, d’une démarche intellectuelle et non en fonction de sa nationalité, et en fonction aussi des influences qui l’ont marqué, et de celles qu’il a pu avoir dans le futur. Quand Berlioz, en 1830, s’amuse à des cassures de rythmes, à des heurts de son, à des phrases qui sont à la limite de l’atonalité, il s’amuse, mais en même temps nous savons, nous, qu’il est prophétique et nous devons en tenir compte. Quand il imite un instrument déglingué, il anticipe le Siegfried de Wagner et son appel au cor, quand il use du grotesque, il anticipe Mahler etc..etc..
C’est au contraire rendre justice à Berlioz que de voir comme tout au long du XIXème les plus vénérés compositeurs de cette époque l’ont écouté, et avec quelle attention. C’est bien d’abord ces filiations que Daniele Gatti fait entendre, avec un orchestre qu’il a merveilleusement en main et qui le suit avec gourmandise : on voit les regards, on voit quelques gestes qui ne trompent pas quand à son passage les contrebasses frappent en souriant sur leur instrument. Il fait apparaître des liens qui semblent même inattendus : dans le premier mouvement, on entend par moment Weber, si fameux en 1830, et ça c’est plutôt « normal », mais aussi subitement, au détour d’un son la Nuit transfigurée de Schönberg, comme si de nouveau Gatti plaçait Berlioz sur une immense frise, un immense arc où les deux bouts marquent des cheminements de lectures, des échos possibles. Dans Un bal la couleur sombre des premières mesures font apparaître non la légèreté mais des nuages, puis une fin en allègement séraphique voire un peu maniéré après une valse légère, aérienne, presque impalpable mais obstinément inquiétante. Dans Aux champs, on est dans le drame noir (percussions initiales et finales, mais en même temps dans une sorte de contraste mahlérien,voire tristanesque, avec des bois ahurissants.
C’est que Gatti cultive un discours sur la Fantastique où la question dramatique domine, non pas seulement au sens commun, mais surtout au sens théâtral : ce que fait voir Gatti c’est une dramaturgie, c’est presque une pantomime ; une musique dramatisée et théâtralisée qui en fait un drame sans paroles mais avec seulement une musique. C’est une Fantastique qui se raconte non comme un programme mais encore plus comme un opéra sans voix, un oratorio sans paroles, très dramatisé, très lent au début mais très tendu, tout au long implosif, très en-dedans, comme un drame intérieur insupportable, où il n’y pas pas un moment de relâchement, un monologue intérieur au bord du gouffre.
Le travail de l’orchestre est proprement ahurissant pour trouver le ton juste correspondant aux propositions sans doute inattendues du chef, qui justement travaille avec les pupitres (fabuleux) qu’il a à disposition notamment une petite harmonie de rêve. Avec cet orchestre, Gatti ose: il ose des heurts, il ose des tempos surprenants, des heurts de tempo, très rapides, puis très lents, presque des anacoluthes, des ruptures de construction, où il installe une instabilité structurelle. Il est sûr que pour un public français habitué dans la Fantastique à une relative ligne « classique », policée, c’est très déstabilisant. Gatti travaille ici sur le tissu même de la musique, sur la couleur en la faisant miroiter et moduler: on voit défiler Bruckner, Mahler, Wagner, Schönberg tout en préservant les sources webériennes et beethovéniennes de cette musique. Alors dans la Marche au supplice, la tension déjà présente depuis le début s’accentue : il en résulte une ambiance pas romantique du tout comme on l’attendrait, un Berlioz tendu très tourné vers l’introspection qui tend le spectateur à l’extrême et qui lui donne comme on dit le cœur battant. Avec d’autres moyens et une autre fluidité, Abbado recherchait une impression similaire, mais Gatti aime le tellurique, il aime sentir la masse sonore comme volcanique qui va se déchaîner, un dérèglement ordonné, mais orgiastique et presque stravinskien. Une interprétation seuil de tout un XIXème qui se terminerait au pied des années 20. Du drame, du burlesque, du grotesque, du sarcastique, de l’amertume, mais jamais du bonheur : on croirait décrire quelque symphonie du Mahler des dernières années, alors que c’est un Berlioz des premières années qu’il s’agit, un Berlioz théâtral et prophétique, un Berlioz moins hugolien que Shakespearien (et on sait comme Berlioz aimait Shakespeare), qui secoue les forces naturelles, qui les dérange, mais avec la distance due, un Berlioz qui serait une source intarissable de l’inspiration symphonique du futur. C’est un travail prodigieux sur le sens musical, sur l’intelligence musicale, sur l’histoire de la musique symphonique et surtout sur les intuitions du futur, mais aussi d’une sensibilité à fleur de peau. Une lecture de Berlioz d’une incroyable modernité, qui éclaire du même coup les deux pièces précédentes et qui donne à ce concert une homogénéité intellectuelle de grande profondeur, qui fait voir enfin quelle complicité est déjà née avec les musiciens, qui comprennent à fleur de peau ce que Gatti veut d’eux dans l’harmonie comme la fêlure.[wpsr_facebook]
Aussi étonnant que cela puisse paraître, je pénétrais en ce 16 janvier pour la première fois au Concertgebouw d’Amsterdam. D’une part, j’ai souvent entendu l’orchestre du Concertgebouw à Lucerne, quasiment systématiquement, à Paris ou même à Berlin. Ensuite, lorsque je me rendais à Amsterdam pour un opéra, il y avait rarement coïncidence d’agenda avec des concerts stimulants, enfin, ma vie « symphonique » a été souvent dictée par les programmes des orchestres dirigés par Abbado, qui n’est que rarement passé à Amsterdam sinon à l’occasion de tournées.
Grave erreur de ma part car entendre un orchestre dans sa salle est toujours fondateur. Il y a une relation profonde entre le son d’un orchestre et la salle dans laquelle il joue habituellement ; on peut ainsi parier que l’installation de l’Orchestre de Paris à la Philharmonie va déterminer l’évolution artistique et sonore de cette formation.
Et chaque salle a ses rituels et son public.
Au Concertgebouw, évidemment, les corridors respirent la tradition : portraits, bustes, architecture néoclassique XIXème avec ses colonnes et ses pilastres. Même si les accès publics (entrée) ont été modernisés, l’essentiel des espaces est un bel écrin de tradition, préparatoire à l’audition. Le public néerlandais est très détendu, jamais guindé (je l’avais déjà noté à l’opéra), très convivial, d’autant qu’au Concertgebouw, la plupart des boissons sont offertes (à l’exclusion du Champagne), ce qui renforce la convivialité puisque le public est dispersé dans les sept bars installés autour de la salle.
Une salle en « boite à chaussures » d’une grande simplicité, très peu décorée, avec un podium pour l’orchestre nettement plus élevé que la moyenne, très inspirée des églises « musicales » (on pense en plus vaste à l’église de la Carità à Venise). Le public se divise en parterre, balcon latéral et central, et derrière l’orchestre de chaque côté de l’orgue qui ressemble par sa monumentalité et sa facture à un orgue d’église. Le volume est voisin de celui du Musikverein de Vienne.
À noter pour finir le rituel de l’arrivée du chef dont la loge se situe au premier étage, parfaitement accessible au public. Une porte monumentale à deux battants s’ouvre et le chef descend l’escalier vers l’orchestre sous les applaudissements du public. Spectaculaire.
Je savais que l’acoustique de la salle était réputée comme l’une des meilleures sinon la meilleure du monde : un son très chaleureux, mais pas vraiment réverbérant, une incroyable transparence : on entend tous les pupitres qui jamais ne s’étouffent les uns les autres, notamment les bois qui par leur position pourraient couvrir les cordes et ce qui frappe surtout, c’est un volume qui jamais n’écrase. Certes, les choix du chef y contribuent aussi, mais l’écoute d’un concert le lendemain avec un autre chef et une autre phalange a confirmé bien des impressions. En bref, on se sent immédiatement bien au Concertgebouw, et ce n’est pas un détail lorsqu’on va écouter de la musique, et cette musique, si familière au lieu, à l’orchestre, au public.
On a coutume de classer les symphonies de Mahler en symphonies positives et « optimistes » jusqu’à la 5ème, puis plus sombres à partir de la 6ème . Même si la 8ème est à part, une sorte d’hapax inclassable.
La troisième devrait donc être une symphonie de l’espérance. Pourtant bien des moments font entendre quelque chose d’assez différent, mélancolique peut-être, quelquefois même funèbre : on y entend les premiers accords de la marche funèbre de Siegfried dans le Crépuscule des Dieux, la harpe du 4ème mouvement sonne presque comme un glas, juste avant le O Mensch. En tous cas, on pense souvent à la 9ème .
C’est en tous cas la plus monumentale, 1H50 à peu près dans l’interprétation de Daniele Gatti, avec un premier mouvement de plus de 35 minutes, qui amène quelquefois à une pause entre le premier et les 5 autres.
Après la symphonie « Résurrection » et son élévation finale, la Troisième était prévue par Mahler comme une symphonie à programme, retraçant les diverses étapes de la Création, avec un premier mouvement, très long et très développé.
Les titres attribués par Mahler ont évolué tout au long du processus de composition, et Mahler y a finalement renoncé, mais les citer permet de clarifier le propos.
Première partie:
– « Kräftig » (fort), « Entschieden » (décidé) « Der Sommer marschiert ein » (l’été fait son entrée).
La seconde partie, divisée en cinq mouvements se décompose comme suit :
– Tempo di minuetto, sehr mässig (très mesuré)(was mir di Blumen auf der Wiese erzählen)(ce que les fleurs des prés me racontent)
– Comodo, scherzando, Ohne Hast (sans hâte) (was mir die Tiere im Walde erzählen)(ce que me racontent les animaux de la forêt)
– Sehr langsam (très lent), Misterioso, Durchaus ppp (assez ppp, soit pianississimo…) « O Mensch, gib acht » (O homme, prends garde) (was mir di Nacht erzählt)(ce que la nuit me raconte)
– Lustig im Tempo und keck im Ausdruck (joyeux dans le tempo et guilleret dans l’expression)« Es sungen drei Engel » (il y avait trois anges qui chantaient..)
Was mir die Morgenglocken erzählen (Ce que les cloches du matin me racontent)
– Langsam, Ruhevoll, Empfunden (Lent, plein de paix, sincère) (Was mir die Liebe erzählt)(Ce que l’amour me raconte).
L’entrée de l’été, au premier mouvement qui devait s’appeler initialement « l’éveil de Pan » renvoie immédiatement à une nature antique une Ur-Natur, à cette nature décrite par Hugo dans Ce que dit la Bouche d’Ombre dans Les Contemplations :
Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi Tout parle ? Écoute bien. C’est que vents, ondes, flammes Arbres, roseaux, rochers, tout vit ! Tout est plein d’âmes. ….
Pour ressentir ce que nous dit la Troisième de Mahler, il faut avoir en tête ce merveilleux Tout est plein d’âmes de Hugo, dans un texte prophétique. Si Hugo emploie le verbe dire, Mahler va utiliser dans son programme le verbe erzählen raconter, plus serein, presque plus familier ou chaleureux que le dire de Hugo mais l’expression syntaxique was…erzählen est exactement la même que celle employée par Hugo, à la différence essentielle que Mahler dit mir, à moi. Il y installe une relation assez romantique entre le Moi et la nature, en une sorte d’engagement personnel ou même de dialogue, comme si l’art naissait de ce dialogue et de cette intimité.
C’est une nature à la fois frémissante et vivante, inquiétante et sombre, joyeuse et guillerette qu’il faut raconter. Mahler lui-même disait que sa symphonie n’était qu’un « Naturlaut », qu’un son de la nature. Une nature puissante dans ses expressions et ses variations, cette nature antique où tout parle, où tout vit, une nature animiste, assez proche dans son intention (mais évidemment pas sa réalisation) de ce que voulait exprimer Stravinski dans le Sacre du Printemps. Il y a quelque chose de profondément sacré et profondément païen dans cette démarche : comment sinon justifier la référence à Nietzsche ? L’œuvre de Nietzsche dit quelque chose de puissant, presque épique, que reprend d’ailleurs dans notre langue l’adjectif nietzschéen.
Cette puissance, c’est ce que Daniele Gatti communique tout au long de cette Troisième. Et notamment dans les premières mesures du premier mouvement, sorte de réveil de la nature à la fois solennel et imposant, voire inquiétant. Le son est appuyé, les silences marqués, une marche, certes, mais peut-être plus une manifestation d’énergie motrice comme l’écrit Henry-Louis de la Grange. Une puissance qui se marque d’abord par un souci de l’équilibre sonore, évidemment renforcé par l’acoustique exceptionnelle de la salle où se déploie cette symphonie initiale de cuivres sans jamais être éclatante, mais au contraire assez sombre, presque rude. Jamais, même aux moments les plus intenses au son le plus volumineux, il y a d’éclat démonstratif. Chaque pupitre est à sa place, la valorisation de tel ou tel répond à des intentions de discours et non de spectacle. Il y a un refus du spectaculaire et un souci de concentration patent dès le premier mouvement . On le sent aussi dès l’apparition du second thème, plus bucolique, plus printanier, on passe du minéral au végétal, de la sourde inquiétude au sourire et à l’apaisement. Daniele Gatti laisse l’instrument (ici les cordes et les bois) se développer presque librement, sans jamais appuyer, les transitions en ce début de symphonie sont marquées par des silences mais il se crée un dialogue entre les cuivres imposants du début et la légèreté des bois, par delà le contraste. Le son s’atténue jusqu’à l’imperceptible, mais il y a continuité. Ce souci de « naturel » évidemment marque le refus de tout pathos, qui consisterait à être complaisant pour faire sonner l’orchestre, pour souligner les virtuosités, pour exalter des compétences individuelles, pour exalter le son. Il n’y a ici aucune exaltation sonore, aucune ivresse, il y a presque une « Sachlichkeit » (objectivité) initiale qui nous donne la musique « telle quelle» avec ses ruptures, ses grandeurs et même ses vulgarités volontaires. C’est le roman (ou l’histoire ? le récit ?) picaresque de la naissance de la Nature. Et cette volonté très forte de jouer la musique dans son état le plus « naturel » presque sans intervention (en réalité le souci du contrôle du son et des volumes est bien réel, voir millimétré : donner l’impression de naturel c’est beaucoup de travail et de précision ) conduit au final étourdissant de ce premier mouvement (35 minutes environ), par un tempo qui s’accélère en tourbillon, et en même temps parfaitement maîtrisé qui conduit un spectateur à ne pas réussir à réprimer un « bravo », tellement la tension qui est créée est grande, elle se perçoit à la manière dont la salle « souffle » après ce prodigieux moment.
Cette impression de naturel se confirme au deuxième mouvement, qui contraste avec le premier tant il est homogène dans l’Idylle. Bois et cordes se prennent mutuellement la parole (il commence par un solo de hautbois) dans une sorte de légèreté (notamment quand le rythme s’accélère de manière un peu plus tourbillonnante). Gatti soigne particulièrement la clarté du rendu et la fluidité. L’orchestre est totalement transparent, et les éléments se succèdent en un fil continu sans que rien ne vienne briser l’harmonie, même si çà et là quelques éléments plus vigoureux voire un peu plus sombres viennent s’y greffer. Les équilibres entre les bois et les cordes, quelquefois si difficiles à établir, sont ici impeccablement mis en place pour souligner cette volonté décidément très appuyée de rendre une totalité d’où aucun pupitre ne sortirait du rang, mais où tous seraient au service d’une ambiance voire d’un discours: le dialogue entre flûte et violon, le soin mis aux atténuations sonores, font parler l’orchestre en état de grâce : il y a là un discours qui nous apaise, une évocation aux rythmes dansants, aux ralentis qui créent une sorte de douce accoutumance renforcés par les notes finales de ce mouvement, presque suspendues, filées, évanescentes.
Le long scherzo ne rompt pas avec ce qui précède, il le développe en une sorte de fête de sons divers évoquant la forêt et les animaux, une forêt non mystérieuse et sombre, mais plutôt lumineuse, plutôt vivace, et des évocations animales plutôt souriantes. L’univers dessiné est presque ici un kaléidoscope sonore, optimiste, comme un surgissement continu qui évoque le monde de l’enfance (oserais-je presque dire « un monde à la Walt Disney »), une sorte de forêt pleine des animaux de l’enfance, et donc à la fois rassurante, mais bientôt un peu nostalgique, comme le souligne l’intervention du cor de postillon, élément étrange ou étranger dans ce monde rassurant. Le cor de postillon est absolument parfait (à Berlin lors de la III de Dudamel on en était loin), son intervention s’enchaîne naturellement, avec une fluidité voulue d’un discours continu à peine décalé qui donne une touche d’étrangeté, sans que l’auditeur ne s’arrête. Chez Abbado je m’en souviens à Lucerne l’enchaînement orchestre/cor de postillon créait une sorte de choc émotionnel d’autant que le choix était celui d’un son vraiment lointain. Ici, le son est clair, à peine voilé, lointain mais pas trop et l’effet est émouvant mais pour d’autres raisons, dans « ce je ne sais quoi et presque rien » qui vient de la nature de l’instrument même. Gatti laisse la musique aller, de manière presque linéaire et une fois de plus soigne les transitions, ici par d’imperceptibles silences entre les différents moments : on comprend qu’à travers le cor de postillon s’annonce l’homme, pendant qu’après un silence la ronde des animaux de la forêt continue insouciante. C’est un moment d’une très grande intensité, malgré l’impression de quiétude. Et je pense que Gatti pour créer l’intensité, veut préserver à l’ensemble une très grande simplicité qui éclaire l’écoute. À noter une citation presque in extenso d’une phrase de la scène finale de Lodoiska de Cherubini, qui est aussi un retour à la nature après le trouble.
Schönberg admirait ce solo de Posthorn à qui il prêtait une sérénité grecque, qui va contraster avec l’appel final plus inquiétant (qui rappelle par certains échos la symphonie Résurrection) plus tourbillonnant (tout comme le numéro précédent) presque brutal de ce scherzo complexe.
La harpe a dû à ce moment être totalement réaccordée car elle était presque ¼ de ton au dessus, ce qui a amené évidemment l’auditeur à se concentrer sur l’instrument, dès le début du quatrième mouvement, très lent, très sombre. La harpe sonne, comme je l’ai souligné plus haut, quasiment comme un glas, et le son est murmuré, avant que la soliste (Christianne Stotijn) n’entame le Lied de Nietzsche extrait d’Also sprach Zarathustra. Ce qui frappe ici, c’est la manière dont Gatti ralentit et donne une extrême importance aux silences, c’est aussi le jeu réglé de manière subtile entre les solistes de l’orchestre (violon, hautbois, cor anglais) et la voix qui annonce les Rückert Lieder. Jamais Christianne Stotijn ne m’a convaincu, mais cette fois, j’ai adhéré un peu plus à son intervention, même si je trouve la qualité de la voix intrinsèquement assez banale. J’aurais aimé plus sombre, plus caverneux, plus profond (Gerhild Romberger ?), un peu comme l’Urlicht de la symphonie n°2 que ce mouvement rappelle fortement. Mais dans le parti pris de simplicité et de naturel du chef, son intervention presque « neutre » sonne juste.
Sans transition, et ce sera de même avec le mouvement final, on passe au lustig de l’intervention des chœurs (Groot Omproepkoor, Nationaal Jongenskoor, Nationaal Kinderkoor).
Ainsi depuis la fin du quatrième mouvement la musique devient presque continue, d’un univers l’autre, sans reprendre son souffle, en un passage du profond au joyeux, puis à l’irrésistible grandeur du mouvement final, en une élévation de plus en plus contrastée et de plus en plus sentie. L’intervention du chœur, entamant un extrait de Des Knaben Wunderhorn, allège l’impression tendue née du mouvement précédent, qui était à la fois avertissement (Gib’Acht) et hymne à la profondeur de la nuit, en un contexte qui n’est pas sans rappeler les « Habet Acht », chantés aussi par une voix de mezzo du second acte de Tristan au cœur d’une nuit célébrée par les amants.
À la fois lié au mouvement précédent mais d’une tonalité autre, nous sommes évidemment dans l’évocation d’un monde céleste. Malgré la forte référence à Nietzsche dans cette symphonie (qui devait s’appeler Le Gai Savoir), malgré la tentation du paganisme et l’exaltation d’une nature comme totalité animée fortement affirmée, l’élévation, qui se poursuivra dans le mouvement suivant, nous renvoie à l’univers judéo-chrétien de Mahler.
Hymne à l’amour, à l’amour divin, élévation pure, le parti pris de Gatti d’une sorte d’équilibre grec (μηδὲν ἄγαν : rien de trop), je dirais presque de hiératisme, sans luxuriance, « tout, mais seulement tout », donne à ce long mouvement qui fait pendant au premier quelque chose d’antithétique : autant le réveil de la nature était contrasté allant du minéral au végétal, du solennel au familier, de la tension à la détente, autant il y a ici une cohérence continue et une montée lente, large, profonde puissante, vers un climax. Depuis avril 2014, depuis l’interprétation de ce mouvement par le Lucerne Festival Orchestra en larmes, je ne peux m’empêcher de penser en surimpression à la perte de Claudio et même de voir son visage. Encore plus aujourd’hui, où j’écris ce texte, à exactement un an de sa disparition. Il était là, en ce 16 janvier, comme une sorte de vision familière qui m’accompagne et qui fait en moi comme un trou béant. Non pas que le travail de Daniele Gatti évoquât celui de Claudio Abbado : les visions sont très différentes, voire presque aux antipodes. L’un est sol, l’autre est ciel. Mais l’interprétation à la fois puissante et pudique de Gatti permettait cela, comme une forte invite à la concentration et au retour en soi.
Comment expliquer mon ressenti à ce dernier mouvement totalement bouleversant ?
Il y a au contact de la nature grecque une sorte de terreur sacrée (et de sentiment du sacré) qui saisit que les grecs appellent Thambos (θάμβος), ce sentiment du sacré, c’est ce qui m’a envahi progressivement, et qui m’a de manière presque inattendue renvoyé à Jean-Sebastien Bach. Il y a dans cette puissance et dans cette noblesse sonore qui s’imposait à moi quelque chose de Bach. Il y avait dans cette musique à la fois si terrienne et si spirituelle, si païenne et si judéo-chrétienne, si humaine et si proche du divin, quelque chose qui pour moi renvoyait par sa puissance suggestive directement à Bach (avec des échos brucknériens, ce qui n’est pas contradictoire).
Lors de l’audition de la 9ème par le même orchestre et avec le même chef à Lucerne en 2013, j’avais employé le mot « chtonien » pour qualifier ce Mahler. C’est exactement ce qui me vient ici. Plus que « tellurique », qui évoque encore trop l’effroi ou la mise en scène d’un son qu’on voudrait prophétique, l’adjectif « chtonien » « qui a rapport à la terre », me renvoie aux origines, au sol, à la terre-mère, à des forces souterraines, à la notion de puissance et de mystère. Et chtonien ne veut pas dire « matériel », c’est au contraire une haute spiritualité qui nous est ici communiquée. Il y a là une démarche profondément intellectuelle et altruiste qui essaie de rendre au spectateur ce discours le plus naturel possible, une volonté de partage sans jamais épater, sans jamais faire autre chose qu’explorer, chercher, au plus profond de la sensibilité et de la pensée de l’auteur pour atteindre au plus profond de la sensibilité de l’auditeur.
Au service de ce propos, un orchestre quasiment parfait (quelques scories cependant aux cors) dont la maîtrise se lit notamment à la qualité des transitions, quelquefois contrastées, quelquefois acrobatiques, mais toujours lisibles, toujours élégantes, qui suit le chef avec une attention qui est évidemment adhésion.
Gatti choisit un tempo qui pour certains est lent. Je dirai qu’il est large. Et ce n’est pas tout à fait la même chose. Large parce qu’il embrasse un ensemble, large parce qu’on a vraiment l’impression d’une totalité, d’une masse sonore qui avance ensemble, sans manifestations « solistes » ou solitaires : et lorsqu’on marche ensemble, on va souvent un peu plus lentement.
Mais la question n’est pas « rapide » ou « lent », comme souvent on lui en fait le reproche: on lui reproche ses ruptures, ses surprises « ou trop lent, ou trop rapide » disent certains, comme si un orchestre se lisait seulement au tempo tout simplement parce que c’est la marque de l’option interprétative la plus reconnaissable et la plus accessible au profane. Les choix des tempi sont toujours bien entendu pensés, mais sont une conséquence plus qu’une cause. Il y a dans le choix de Gatti un côté majestueux, un sens du sacré, mais un sacré lié d’abord à l’humain, et non immédiatement au divin. Il y a avant l’élévation une « élévation en nous mêmes », une volonté d’introspection, de retour en soi, comme aux origines. Chronos, Ouranos, les Géants : la Création vue par le paganisme grec. Cette création du monde est une chose éminemment sérieuse, qui part du sol et qui va s’élever par l’amour. J’évoquais le Hugo prophétique et ce qui me vient dans ce mouvement est l’expression d’Eluard « Dit la force de l’amour ». Amour et force, deux paroles qui me paraissent traduire l’émotion finale indicible.
Ce qui me vient à l’issue de cette audition, et au retour que j’opère avec ce compte rendu, c’est d’abord la présence de la poésie. La poésie compagne de la musique, la poésie qui sculpte le monde par les mots, comme ici par le son, et par conséquent la totale absence de gratuité. Rien n’y est superficiel, aucune concession à ce qui serait une mode: les choses sont dites, directement, sans aucune fioriture, elles sont dites dans leur grandeur simple. Cette approche a quelque chose de dorique. On le sait, la colonne dorique repose directement sur la terre, alors que la colonne ionique repose sur une sorte de « coussin » de pierre. La colonne dorique lie plus qu’une autre la terre au ciel, parce qu’elle repose sur la terre et parce qu’elle en est comme à l’écoute, métaphore d’un arbre qui y plongerait ses racines pour mieux s’élever vers le ciel. Il en va de cette approche comme de cette colonne, elle plonge dans le naturel, elle cherche à faire communiquer les différents ordres, sans affèterie, sans volutes, sans complaisance aucune pour le brillant que si facilement Mahler peut suggérer, et qui plaît tant aujourd’hui à une époque si soucieuse des excès formels, si soucieuse de « style » et de maniera.
« La forme, c’est la substance » dit souvent notre époque emportée par le souci de l’apparence. Il suffit de voir la prédominance dans la langue officielle de la périphrase qui masque la simple parole ou l’euphémisme qui masque souvent des réalités cruelles : considérons par exemple ce que cache souvent dans le discours politique ou économique le mot si beau, si propre de réforme.
Et le goût musical ces dernières années s’est à mon avis gauchi de la même manière. En chant comme à l’orchestre, on aime à la fois le propre, le linéaire, mais aussi la perfection formelle pour elle même. Il y a des chefs qui se contentent de ce qu’il y a devant les yeux, qui « en mettent plein la vue », c’est à dire empêchent de voir en cachant ce qu’il y a derrière les yeux et qui mettent le public amateur d’effets à genoux. Il y a en a d’autres qui ne cessent de chercher et qui ne voient les formes que si elles mènent à la substance, et ils sont évidemment moins populaires car ils exigent un effort, ils ne donnent pas l’œuvre à entendre, mais à écouter pour sentir certes, mais aussi pour penser. Ce sont les Klemperer, ce sont les Giulini, et je sens quelque chose de cela dans cette Troisième. Ce qui nous touche, c’est la perception d’une épaisseur.
En réalité, la forme n’est jamais au service d’un fond, parce que la forme et le fond se répondent, on ne pense pas d’abord pour chercher ensuite une forme qui puisse habiller la pensée : il y a poésie quand ce qui est à dire a trouvé sa forme. « La poésie est une âme qui inaugure une forme » écrivait Pierre-Jean Jouve.
C’est ce que je ressens à cette audition qui fait se bousculer des références poétiques, seules possibles pour essayer d’expliquer ce que je perçois des choix voulus, des formes voulues par le chef dans un Mahler qu’il rend ici presque métaphysique, qui proposerait une métaphysique de la nature. Cette interprétation est incarnée, c’est à dire en chair, c’est une sorte d’incarnation de l’Idée, comme si pour une fois Nietzsche conduisait à Platon.[wpsr_facebook]
Je viens de lire dans la revue Classica un article sur la nomination de Daniele Gatti comme directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam, que j’estime d’une grande clairvoyance, d’une grande culture, et qui exprime surtout une vision lumineuse de la vie musicale européenne. Je vous y renvoie, mais j’estime légitime d’essayer dans ce blog de le confirmer point par point.
Le titre est alléchant : « Ramdam à Amsterdam », il suggère qu’il y a de l’agitation, peut-être de la polémique à Amsterdam à l’occasion de la nomination de Gatti. Et de fait, tous ceux qui suivent l’actualité musicale ont constaté que le Royal Concertgebouw Orchestra en avait fait du ramdam à l’occasion de cette nomination ! Grève, communiqués, sit-in, occupation des locaux…
ah ? non ? mais non ! je confonds avec d’autres orchestres à Paris, ou à New York et en plus ce n’était même pas Gatti le coupable. Ramdam dans la tête de celui qui écrit peut-être, ou fantasme de ramdam… Dame !
Dès le départ, l’article parle de «surprise» («Pour une surprise, c’en est une»).
Surprise pour qui ? Sans doute pour ceux qui ne suivent l’actualité musicale que de loin, du haut de leur Tour Eiffel, l’actualité musicale, car on savait que le nom de Gatti circulait, notamment depuis la tournée des concerts Mahler (Symphonie n° 9) de 2013, triomphale, mais sans doute face à des publics sans goût, sans culture et avec des musiciens aveuglés et gavés de Heineken et d’Edam…Dame !
Suit une brève histoire de cet orchestre, 126 ans, 7 directeurs musicaux seulement (ce n’est pas si mal, Amsterdam…), une laudatio aigre douce sur Chailly qui avait fortement renouvelé le répertoire entre 1988 et 2004, mais que Jansons a « recentré sur les grands classiques, de Beethoven à Chostakovitch ». Et visiblement, cela plait mieux à notre auteur, c’est normal, il écrit dans une revue qui s’appelle Classica. Mais la question n’est pas le répertoire soi-disant « classique » de Jansons ni son charisme personnel réel auprès des orchestres et du public: en bonne rhétorique, il faut construire l’opposition et montrer que l’un fait l’unanimité, et que la nomination de l’autre est « risquée », comme le souligne le sous-titre : « Le choix du successeur de Jansons au Concertgebouw est risqué ».
Après la colonne « passé= âge d’or » suit la colonne « futur incertain » consacrée à Daniele Gatti. Et comme on le comprend.
Remarqué à Bologne, une ville italienne de province, autant dire, vu de Paris, à Dijon ou à Limoges (Bologne dont il était directeur musical à 30 ans, à un moment où son théâtre était considéré comme l’antichambre de la Scala et où il avait succédé notamment à Riccardo Chailly) il n’a jamais confirmé «les grands espoirs placés en lui». Suivent donc une liste de trois postes Londres, Zürich et Paris, où son passage aurait été «controversé»: par qui ? par la critique ? par les musiciens ? par le public en furie ?
Il a été si controversé que dans les mêmes années, le Festival de Bayreuth, certes, une ville encore plus provinciale que Bologne, au fin fond de la Bavière, à peine accessible en train et abritant un Festival du même acabit, l’a appelé à diriger Parsifal, il est vrai une œuvre mineure d’un compositeur sans avenir, et surtout une œuvre qui à Bayreuth, ne représente aucun enjeu symbolique…
Il a été si controversé à Zurich que l’intendant de Zurich passé à Salzbourg l’a appelé pour diriger La Bohème, Die Meistersinger von Nürnberg, Il Trovatore œuvres mineures et bouche-trous bien connus du répertoire d’opéra. Il est vrai que Salzbourg est un Festival de rien du tout, un trou perdu coincé entre Bavière et Autriche, un vulgaire passage autoroutier.
Et voilà, (vous rendez-vous compte ?) que c’est ce chef au passé controversé et à l’avenir incertain qui est appelé au Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam, considéré comme un des tous premiers orchestres du monde.
Juste deux incises : c’est ce chef qui « ne possède pas de spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque » qu’on a cité dans la presse autrichienne en premier pour succéder à Franz Welser-Möst comme GMD à Vienne et c’est ce chef qui « ne possède pas de spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque »qui vient de triompher à Berlin avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin, salué par toute la critique présente dans un concert Wagner, Brahms, Berg, un de ces concerts fourre tout au répertoire incohérent pour un orchestre de troisième zone dans une ville sans passé musical. D’ailleurs, ce même Philharmonique de Berlin a souvent été dirigé par des chefs sans « spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque »: Herbert von Karajan, un inconnu dont les disques marquants vont de Puccini à Wagner, de Bruckner à Donizetti, de Johann à Richard Strauss, de Verdi à Bach, de Mozart à Holst, en passant par Moussorgski et Ravel, ou Bizet et Sibelius. ; Claudio Abbado dont le répertoire marquant va de Beethoven à Ghedini, en passant par Mozart et Verdi, avec des détours par Berg et Bach, et un parcours qui mène à Bizet ou Mahler, ou Wagner et Strauss (Johann et Richard), sans parler de Nono ou Bruckner, Stockhausen ou Bellini ; ou Simon Rattle sans spécialité reconnue qui dirige au concert et au disque Brahms et Mahler, Mozart et Thomas Adès, Bach et Schönberg, Wagner et Rameau, Berlioz et Bernstein…que de chefs sans spécialité reconnue ni répertoire marquant !
D’ailleurs, la preuve qu’il n’a pas de spécialité, ce Daniele Gatti : il vient de triompher dans Il Trovatore, il est vrai à Salzbourg et il est vrai avec un orchestre de troisième zone (Wiener Philharmoniker) et une distribution de série B (Netrebko, Domingo…), comme au MET, un an avant, dans Parsifal avec Jonas Kaufmann, un inconnu: faut-il que les managers soient inconscients de confier à des mains aussi contestables des productions de ce type, faut-il qu’orchestres et chanteurs soient descendus bien bas pour ne pas protester qu’on leur impose un tel chef…
Devant ce mystère, une seule solution, le piston…
On vous l’avait bien dit, le trafic d’influence, la politique…c’est la seule explication possible et le brillant analyste de Classica nous l’assène comme ultima ratio : « peut-être résulte-t-elle de relations privilégiées avec les politiques ou les musiciens locaux ? » (sic).
Sans doute Daniele Gatti, avec ses origines néerlandaises bien connues (il est né à Milaan et s’appelle en réalité Daniel Van Gattighem) a-t-il profité de cet avantage auprès des politiques néerlandais qu’il doit vraiment fréquenter assidûment pour planter là ses concurrents paraît-il charismatiques (Rattle, Gergiev, Thielemann, Salonen) dont certains ne sont pas des habitués loin de là, de l’orchestre du Concertgebouw, comme chacun sait.
Et pire, horribile visu, auditu, et cogitatu, Daniele Gatti a peut être des relations privilégiées avec les musiciens locaux. Mais qui sont donc ces musiciens locaux ? Le conservatoire ? L’Opéra ? Le plus horrible serait qu’il ait des relations privilégiées avec les musiciens locaux de l’orchestre du Concertgebouw. Parce que là, on ne comprendrait plus.
La seule raison que le brillant analyste n’évoque même pas, c’est que l’un des meilleurs orchestres du monde ait choisi Daniele Gatti tout simplement parce qu’il estime que c’est le chef idoine pour l’orchestre aujourd’hui, au vu des concerts qu’il a déjà à son actif avec lui et des triomphes (eh, oui, dur, très dur à lire, je sais) remportés. Mais c’est une raison complexe trop tirée par les cheveux pour l’aller chercher, et surtout, trop impensable aux yeux de certains idéologues aveuglés par leur mépris.
Voilà un exemple de prose faite de mauvaise foi, qui n’est pas analyse, mais opinion assénée, non étayée, non argumentée et qui tait volontairement ce qui la contredit (ou qui, simplement, l’ignore peut-être), voilà l’exemple même que ce qu’on ne devrait jamais lire dans la presse sérieuse.
Mais voilà, dans le microcosme, mieux vaut le fiel que le miel. L’intelligence et l’honnêteté en crèvent. Mais rien de grave, on sait ce qui se profile derrière ce type de pratiques.[wpsr_facebook]