DE NATIONALE OPERA – AMSTERDAM 2015-2016: LA DAME DE PIQUE (Пиковая дама) de P.I.TCHAÏKOVSKI le 12 JUIN 2016 (Dir.mus: Mariss JANSONS; Ms en scène: Stefan HERHEIM)

Acte II ©De Nationale Opera/Forster
Acte II ©De Nationale Opera/Forster

Beaucoup de souvenirs m’attachent à la Dame de Pique de Tchaïkovski, et d’abord une vision inoubliable: 1978 au Théâtre des Champs Elysées, une comtesse, assise, en robe noire, une étole de fourrure blanche sur les épaules…Regina Resnik, avec Rostropovitch et Vichnevskaia, dans une Dame de Pique qui devint plus tard un enregistrement. L’ariette de Grétry, murmurée, rêveuse…et le théâtre croulant sous les bravos. Jamais entendu mieux, rarement eu un tel choc. Regina Resnik était la comtesse, et elle le restera à jamais dans mon souvenir.
Ensuite, j’adore la nouvelle de Pouchkine. Je la faisais régulièrement lire et étudier à mes élèves de 3ème et de 2nde, et elle leur plaisait beaucoup, j’en profitais d’ailleurs pour leur faire écouter des extraits de l’opéra de Tchaïkovski. Une grande œuvre de la littérature, brève, d’une ironie mordante, la seule œuvre russe que j’aie réussi à lire dans la langue originale. J’écoute souvent  les dernières mesures de l’opéra, le chœur d’hommes final en forme de liturgie funèbre et la musique qui s’éteint dans une émotion indicible, grandissant Hermann, pour la première fois, dans la mort.
Je me souviens aussi dans les mêmes années, d’une Dame de Pique avortée à l’Opéra de Paris, que devait mettre en scène Iouri Lioubimov, le grand metteur en scène russe de l’époque, et que de sombres manigances à la soviétique ont empêché de monter (le décor était une immense table de jeu à la taille du plateau de Garnier), remplacée par une non moins sublime Butterfly scaligère confiée à Jorge Lavelli.
Et je me souviens surtout de la production scaligère de fin de saison 1990 sous la direction de Seiji Ozawa, dans une mise en scène du cinéaste Andreï Konchalovski, avec Vladimir Atlantov et (surtout) une Mirella Freni miraculeuse avec une comtesse mythique, Maureen Forrester…On en voyait de belles à la Scala jadis…
La production lyonnaise de 2011, magnifique musicalement (Petrenko!) n’était pas vraiment réussie scéniquement (Peter Stein).
J’ai souvent vu La Dame de Pique : en vrai je n’en manque jamais quand je peux y aller. Si Eugène Onéguine est sans doute un opéra plus « raffiné » et plus poétique, peut-être aussi musicalement plus accompli, La Dame de Pique, à l’ambiance sombre et étrange reste pour moi une œuvre du cœur, plus pour des raisons personnelles que strictement musicales.
Je n’aurais donc manqué pour rien au monde le rendez-vous d’Amsterdam, qui réunissait Mariss Jansons et le Royal Concertgebouw Orchestra, pour leur seul rendez-vous de l’année après son départ en mars 2015, et Stefan Herheim, reconduisant une collaboration née en 2011 autour d’Eugène Onéguine, dont Herheim avait fait un concentré d’histoire russe, où Tatiana (Krassimira Stoyanova) finissait comme épouse d’un oligarque d’aujourd’hui.
Stefan Herheim, l’un des plus talentueux metteurs en scène actuels, a été assez irrégulier ces derniers temps. J’ai pu écrire combien ses Meistersinger, à Salzbourg comme à Paris, m’avaient déçu par la banalité du discours, malgré de jolies idées. J’avais adoré sa Rusalka à Bruxelles comme à Lyon, son Parsifal extraordinaire de Bayreuth (avec Daniele Gatti). J’ai vu d’autres mises en scène (Lohengrin, Lulu, Bohème, Xerxès), mais, malgré une imagination débordante et un sens du théâtre inouï, il n’a pas toujours convaincu. Il est entouré d’une équipe stable dont Alexander Meier-Dörzenbach son dramaturge habituel, et Philipp Fürhofer son décorateur qui avait aussi été l’auteur des décors d’Eugène Onéguine dans ce même théâtre d’Amsterdam.

Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Hermann(Misha Didyk) ©De Nationale Opera/Forster
Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Hermann(Misha Didyk) ©De Nationale Opera/Forster

Sa Dame de Pique scelle une réconciliation avec le génie. Sans abdiquer rien du livret, il construit tout son travail autour de la personnalité de Tchaïkovski et de son homosexualité, dans un sens tout différent de ce que faisait Warlikowski à Munich avec Eugène Onéguine. Tchaïkovski compositeur compose La Dame de Pique en fantasmant sur  le soldat dont il est amoureux et dont il paie les services qu’il projette en Hermann. Très habilement donc, son Tchaïkovski se glisse dans le personnage du Prince Jeletski, qui doit épouser Liza, comme Tchaïkovski devait épouser Antonina Milyukova. Liza est un peu un concentré des relations du compositeur aux femmes, Antonina come Nadedja von Meck. Et Herheim montre un Tchaïkovski écartelé entre Hermann et Liza, et composant La Dame de Pique pour exorciser ses désirs ou ses fantasmes, mais aussi un Jeletzki supplanté par Hermann dans le cœur de Liza, ce qui évidemment permet plusieurs entrées, qui font virevolter les âmes, avec pour symbole une

Pastorale à la Herheim ©De Nationale Opera/Forster
Pastorale à la Herheim ©De Nationale Opera/Forster

boite à musique en forme d’oiseau en cage qui joue du Mozart tant aimé de Tchaïkovski,  l’air de Papageno de Die Zauberflöte « Ein Mädchen oder Weibchen » et qui sera l’objet référentiel de la représentation, qu’on retrouvera dans la pastorale qui met en scène une Papagena et un Papageno.

La question posée par Herheim, c’est celle du compositeur et de son sujet, c’est l’œuvre du point de vue de l’auteur, avec ses heurts, ses rêves, sarcasmes et fantasmes. L’homme et l’œuvre, pour la dire banalement, mais avec une maestria inouïe.
Jouant habilement avec les époques, celle de Tchaïkovski et celle de La Dame de Pique (le XVIIIème finissant) et avec le monde fantasmatique du compositeur, il montre un chœur d’hommes composé d’autant de Tchaïkovski et un chœur de femmes d’autant de

Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Liza (Svetlana Aksenova) Comtesse (Larissa Diadkova) ©De Nationale Opera/Forster
Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Liza (Svetlana Aksenova) Comtesse (Larissa Diadkova) ©De Nationale Opera/Forster

comtesses, la comtesse étant presque un double du compositeur  (écartelé entre devoir social et désir caché) et d’ailleurs à un moment, Liza est entourée de Jelztki-Tchaïkovski et de la comtesse de manière symétrique) dans un intérieur bourgeois qui n’est pas sans rappeler l’intérieur de Villa Wahnfried dans son Parsifal bayreuthien (après tout, on connaît l’admiration pour Wagner de Tchaïkovski qui assista au premier Ring de Bayreuth en 1876), avec son piano central, et ses livres disposés comme dans le salon de Villa Wahnfried, mais aussi et surtout le portrait au-dessus de la cheminée,  comme Germania dans son Parsifal, ici Catherine II en première partie, la Comtesse en seconde partie.
Outre l’imaginaire, ce qui caractérise Herheim c’est aussi un sens aigu du spectaculaire : le final du 2ème acte, la fameuse Pastorale mimant la musique du XVIIIème siècle s’achève avec le chœur disséminé dans la salle, Jansons le dirigeant, dos aux musiciens pendant que conformément au livret, Catherine II entre en majesté. Le chœur fait signe au public de se lever, toute la salle est debout et Catherine II apparaît comme sortie du tableau.
Catherine II ? pas vraiment. Au rythme de la musique que Tchaïkovski-Jeletzky dirige avec force gestes, Catherine, c’est Hermann en Drag Queen et Tchaïkovski s’agenouille baisant la main d’une impératrice qui est en fait son Hermann chéri , comme il lui baisait la main, violemment retirée d’ailleurs, dans le prologue muet de l’opéra vu par Herheim.
Jeux de miroirs, fumigènes, éclairages violents et colorés ont la part belle, dans un salon tour à tour salon de musique et salle des fêtes, qui concentre toute l’action.

Acte II Comtesse et piano catafalque ©De Nationale Opera/Forster
Acte II Comtesse et piano catafalque ©De Nationale Opera/Forster

Herheim réussit la performance de changer les lieux tout en gardant sans cesse la même structure, l’un des moments les plus forts étant la transformation du piano de Tchaïkovski, où il revient régulièrement pour composer et diriger les scènes qu’il imagine, en cercueil contenant la Comtesse et dont le couvercle a servi de catafalque.
Herheim, c’est aussi une direction d’acteurs d’une précision inouïe où chacun dans les scènes d’ensemble a un rôle singulier, c’est habituel chez lui y compris dans des spectacles moins réussis, mais il profite aussi de l’agilité du choeur d’Amsterdam, passant insensiblement d’une ambiance à une autre, comme lorsque les choristes versent leurs verres sur Liza qui va se suicider (soleil noir) et qu’aussitôt après se retournent et  trinquent avec les mêmes verres dans la salle de jeu en une scène à la Manon ou Traviata (lumière), de même Tchaïkovski-Jeletzki donnant le pistolet à Hermann pour le pousser au suicide et serrant son cadavre dans ses bras comme le Wotan de l’acte II de Walküre avec Siegmund, confirmant l’attitude démiurgique de Jeletzki-Tchaïkovski. Qui d’ailleurs est ce personnage? plus Jeletzki? plus Tchaïkovski? Je pense pour la seconde solution: Tchaïkovski s’installe dans la personnage pour régler ses propres comptes avec lui-même faisant des autres une projection, mais le génie de Herheim et de dire cela tout en respectant à la lettre le livret. Et quand à la fin, le chœur s’est retiré et que sonne la merveilleuse musique du final, c’est Tchaïkovski qui gît sur le sol, requiem pour un compositeur, alors que la comtesse a forcé Hermann à se retourner le pistolet (que lui a donné Jeletzki-Tchaïkovski) contre lui (chez Pouchkine, rappelons-le, Hermann devient fou).
On ne cesserait de citer les idées prodigieuses de ce spectacle, qui fusent et qui lui donnent à la fois un certain réalisme, mais qui élargissent son espace au(x) fantasme(s), où Liza apparaît comme un ange protecteur aux ailes noires, au début et à la fin, comme si le tout avait été orchestré d’en haut, et où tout est suggéré jamais asséné, jamais surligné. Un vrai grand chef d’œuvre scénique.

Jeletzky/Tchaïkovski (Vladimir Stoyanov) ©De Nationale Opera/Forster
Jeletzky/Tchaïkovski (Vladimir Stoyanov) ©De Nationale Opera/Forster

Par sa mise en scène, Herheim détourne le propos de l’histoire proprement dite d’Hermann et de Liza vers celle de Jeletzki et surtout de Tchaïkovski, qui va se substituer au prince pour lui faire vivre sa propre histoire. Et donc Hermann n’est pas le personnage principal, mais réduit au statut de marionnette aux mains de Tchaïkovski, comme le reste, car c’est bien Jeletzki/Tchaïkovski le personnage principal, omniprésent en scène, au centre du chœur, à côté des personnages, derrière son piano, intervenant dans l’action, guidant ses personnages. Et de même La Dame de Pique n’est plus alors un « opéra fantastique » mais devient un « opéra fantasmatique », relevant du réalisme des fantasmes plutôt que du genre fantastique comme l’était la nouvelle de Pouchkine, tout en jouant d’ailleurs avec habileté sur le clavier fantastique, comme ce lustre qui s’agite comme un encensoir à l’apparition du spectre de la comtesse. Un point de vue inédit, mais convaincant et merveilleusement réalisé.
Comme tout spectacle réussi, la distribution, excellente, prend sa part du succès parce qu’elle est engagée, homogène, et surtout vraie. Ainsi donc, si elle est incontestablement dominée par Larissa Diadkova (la comtesse), Vladimir Stoyanov (Jeletski/Tchaïkovski) et surtout Alexey Markov (Tomski), les autres complètent de manière très solide le plateau, c’est notamment le cas bien évidemment du Hermann de Misha Didyk et de la Liza de Svetlana Aksenova. On a donc un plateau exceptionnel.

Acte III Hermann (Misha Didyk) et Liza en ange (Svetlana Aksenova) ©De Nationale Opera/Forster
Acte III Hermann (Misha Didyk) et Liza en ange (Svetlana Aksenova) ©De Nationale Opera/Forster

Misha Didyk est totalement convaincant dans son personnage, un personnage non plus « au premier degré », mais vu aux prismes des désirs de Tchaïkovski, cheveux longs, un peu brutal, parlant haut, un-homme-un-vrai quoi, qui peut aussi bien fasciner un être aussi policé que le compositeur russe, mais aussi la jeune et innocente Liza que Tchaïkovski voit sous les traits d’un ange, tenue en laisse par une comtesse omniprésente à ses côtés, et qui voit en Hermann le « premier homme » en quelque sorte .
Le rôle d’Hermann – comme celui de Liza d’ailleurs – est vocalement difficile à caractériser et les Hermann convaincants sont rares, il faut une belle assise et une belle solidité qui rapprocherait de l’Otello de Verdi (Vladimir Galouzine ou Vladimir Atlantov qui en a été pendant des décennies la référence) mais aussi du lyrisme et de l’élégance, une voix chaude et claire, c’eût été un rôle idéal pour Domingo. Dans l’enregistrement de Rostropovitch, Peter Gougaloff est vraiment le maillon faible de la distribution. Didyk n’a pas le format d’un Otello, la voix a eu quelques trous (les graves) et si les aigus sont réussis, quelques passages restent un peu difficiles (notamment au début), mais le chant est très convaincant, très juste, dans ses efforts même, et donne une couleur particulièrement vraie au personnage.
Il est vraiment à sa place, parce qu’il est Hermann, plus qu’il ne le chante, d’ailleurs la diction et l’expression sont impeccables dans un rôle il est vrai qu’il a abordé depuis très longtemps – je l’ai entendu à la Scala et à Lyon : présence, personnalité, expressivité font qu’aujourd’hui on voit difficilement qui pourrait lui être opposé, notamment dans la deuxième partie où à mesure que la folie le saisit, il devient presque terrifiant.

Liza (Svetlana Aksenova)©De Nationale Opera/Forster
Liza (Svetlana Aksenova)©De Nationale Opera/Forster

Svetlana Aksenova est Liza. Entre Freni et Vishnevskaia, voire la grande Tamara Milashkina ou Julia Varady, c’est un rôle magnifique pour soprano, mais la jeunesse du personnage trompe le spectateur, car la tessiture est exigeante, et demande un soprano à l’art déjà consommé (Mirella Freni l’a abordé en fin de carrière, comme Tatiana, mais Freni a toujours eu l’air –de loin – d’une jeune fille fragile), il faut une voix corsée, aux aigus puissants, qui n’ont rien de fragile. Si Svetlana Aksenova a les notes, elle n’a pas toujours bien négocié les passages et la ligne n’est pas si homogène, mais les aigus sont presque toujours triomphants, l’expression est prodigieusement émouvante, la diction exemplaire. C’est l’exacte version féminine de la vocalité d’Hermann, comme Aksenova est au féminin ce que Didyk est au masculin et en cela ils vont merveilleusement bien ensemble. Son arioso du 3ème acte (Ach, Istomilas ya gorem/Ax, истомилась я горем) est merveilleux de tension et d’engagement. Deux fragilités aux voix assises, dont les faiblesses sont dépassées par l’incarnation.

Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Comtesse (Larissa Diadkova) ©De Nationale Opera/Forster
Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Comtesse (Larissa Diadkova) ©De Nationale Opera/Forster

La Comtesse de Larissa Diadkova est elle aussi formidable de présence, dans sa chemise de nuit (que Tchaïkovski arbore lui aussi au début) comme une sorte de projection du compositeur devenu alors un Arnolphe au féminin…Mais ce qui frappe surtout, c’est l’incroyable présence vocale, le volume, l’émission, même si la diction française de l’ariette de Grétry n’est pas parfaite. On peut d’ailleurs remarquer que l’ariette de Grétry, originellement pour colorature, a une toute autre puissance dans la bouche d’un mezzo soprano…Il est clair que l’opéra de Tchaïkovski a la scène de la comtesse pour centre de gravité et que nulle Dame de Pique n’est réussie sans comtesse bien distribuée. Diadkova, qu’on a d’ailleurs vue à Paris dans le rôle, l’un des très grands mezzos russes des vingt dernières années, est totalement convaincante, puissante, et comme les grandes, elle focalise les regards dans les scènes d’ensemble. Elle possède des notes graves inouïes, sans poitriner, qui rappellent la Obratzova des grands soirs (qu’on a vue aussi à la Scala dans le rôle en 2005, avec Didyk en Hermann et Temirkanov dans la fosse).
Anna Goryachova, l’un des mezzo sopranos demandés du jour (Carmen, Adalgisa, Rosina, Melibea etc…) est elle aussi notable dans Polina : timbre riche, sens de la couleur, belle diction, beaux aigus marqués. Une vraie présence et une romance de l’acte I (scène 2) « Podrugi milie» (Подруги милые) particulièrement réussie notamment par l’interprétation rêveuse et nostalgique .

Deux barytons composent les autres rôles centraux, Jeletzky, parce qu’il est aussi Tchaïkovski dans cette mise en scène, est de fait le personnage principal, le personnage par lequel le compositeur entre dans l’histoire et fait de l’histoire sa propre histoire, et ne quitte donc pas l’habit du compositeur, qu’il soit en costume ou en chemise de nuit, et ne quitte pratiquement jamais le plateau. Vladimir Stoyanov est l’un des bons barytons de la scène russe d’aujourd’hui, il est excellent dans le double personnage (lui aussi doublé merveilleusement par le pianiste Christiaan Kuyverhoven, puisque le piano est central dans cette mise en scène sur la composition comme compensation) par sa présence, par son jeu, et par la voix également : sans avoir un timbre particulièrement notable ni une voix exceptionnelle, l’expressivité, la diction , l’émission, la puissance donnent une présence particulière à un personnage (Jeletzki) qui n’est pas habituellement un personnage de premier plan, réduit à être le rival malheureux d’Hermann. Ainsi la performance de Stoyanov – qui chante habituellement tous les grands rôles italiens et notamment verdiens de barytons – est-elle l’une des plus notables dans cette représentation, et son « ia vas lioubliou » (Я Вас люблю) l’un des airs les plus attendus de la partition, est tout particulièrement réussi . Mais soyons clairs, c’est le relief donné par la mise en scène qui en valorise la performance.

Tomsk (Alexey Markov) Tchekalinski (Andrei Popov) Sourine (Andrii Goniukov) Hermann (Misha Didyk) Acte I ©De Nationale Opera/Forster
Tomsk (Alexey Markov) Tchekalinski (Andrei Popov) Sourine (Andrii Goniukov) Hermann (Misha Didyk) Acte I ©De Nationale Opera/Forster

Alexey Markov a longtemps chanté Jeletski, il est cette fois Tomski . Un Tomski au chant impeccable. Voilà un baryton-basse qui est en train d’exploser : éminemment contrôlé et élégant, belle projection, timbre chaud, sans aspérités et une belle personnalité : l’ironie du personnage perce dans les modulations de chaque parole ; c’est à la fois très expressif et très intelligent. Je l’avais déjà remarqué dans Les Cloches de Rachmaninoff à Lucerne. Du strict point de vue du chant, c’est sans doute le plus accompli du plateau, même si le personnage n’est pas le plus intéressant dans cette mise en scène, on reste impressionné par la performance, par l’élégance, la science de l’émission.
Le reste de la distribution est à la hauteur, aussi bien le Tchekalinski d’Andrei Popov que la gouvernante remarquable d’Olga Savova ou le Sourine d’Andrii Goniukov et tous les autres. À cette magnifique distribution, le chœur si important dans l’opéra montre une fois de plus que le chœur de l’opéra d’Amsterdam dirigé par Ching-Lien Vu qui fit les grands soirs à Genève, est l’un des grands chœurs d’opéra d’Europe. On connaît son aptitude particulière à jouer et sa mobilité ainsi que sa disponibilité (on se souvient encore du Moses und Aron de Peter Stein dirigé par Pierre Boulez), il y a en plus une tradition chorale forte aux Pays-Bas. Voilà bien des raisons d’admirer le résultat particulièrement éblouissant de la prestation chorale, y compris celle du chœur d’enfants (Nieuw Amsterdams Kinderkoor) dirigé par Caro Kindt que Tchaïkovski place dès les premières minutes, en hommage à la Carmen de Bizet et au chœur « Avec la garde montante » qui incarnent eux aussi de petits soldats prêts à défendre la Russie.
Bien évidemment, on garde pour la bonne bouche l’orchestre et le chef, dont on reste ébahi, qui nous cloue sur place et d’émotion et d’admiration. On sait que l’Opéra d’Amsterdam a un directeur musical (Marc Albrecht) mais pas d’orchestre. Ce sont des orchestres divers des Pays-Bas qui sont en fosse, et chaque année ou presque, en juin, c’est le Royal Concertgebouw Orchestra, c’est à dire le vaisseau amiral. Ils retrouvaient leur ex-chef Mariss Jansons, avant l’an prochain  de proposer une Salomé de Richard Strauss dirigée par Daniele Gatti dans une mise en scène d’Ivo van Hove. Des retrouvailles d’un incroyable niveau.

Acte III, apparition du spectre ©De Nationale Opera/Forster
Acte III, apparition du spectre ©De Nationale Opera/Forster

Nous sommes aux antipodes de la direction tendue, éclatante, nerveuse voire excessive d’un Rostropovitch, Jansons a choisi une couleur plus sombre, jamais explosive et jamais éclatante, mais tendue toujours, comme une sorte de déclinaison lyrique de la Symphonie « pathétique ». Le son de l’orchestre est d’une incroyable suavité, avec une petite harmonie à tomber de son siège et des cordes si veloutées (les contrebasses!), qu’elles donnent une singulière douceur à l’ensemble et en même temps une profondeur inouïe, sans compter la clarté du rendu de la partition, totalement cristalline, on y entend les pianissimis les plus virtuoses, avec une expression multiple des émotions. Une fois de plus, chez des chefs de cette trempe, c’est la découverte des secrets de la composition grâce à une lecture d’une incroyable lisibilité qui frappe. Ce n’est jamais massif, jamais lourd, jamais imposant, mais incroyablement dynamique quelquefois et en même temps à d’autres tendu, nerveux, laissant s’épanouir les émotions. On sent une osmose entre le chef et l’orchestre qui permet de comprendre cette lecture très axée sur la sensibilité, qui convient magnifiquement à la lecture de Herheim, axée sur la composition et la signification de l’écriture de Tchaïkovski. Une fois de plus, il y a là travail en commun et il serait imbécile de séparer l’un de l’autre. C’est donc une vraie lecture de l’œuvre, centrée sur le compositeur, plus encore peut-être que lors de l’Onéguine, qui était déjà un incroyable moment. Jansons est ici dans son élément, héritier d’un Mravinski légendaire dont il fut l’assistant, mais sans doute allant plus loin dans la lecture intimiste. C’est bien à une couleur intimiste et intérieure qu’on est confronté, d’une justesse incontestable, et qui ne heurte pas les scènes les plus spectaculaires. Le début du dernier acte est à ce titre impressionnant et bouleversant, la musique inquiétante et pathétique accompagnant une image des funérailles de la comtesse dans son piano-tombeau pendant qu’Hermann lit la lettre de Liza (Didyk est extaordinaire dans la scène). Les dernières mesures de l’œuvre, avec le chœur « liturgique » et les derniers accords, qui enterrent et Hermann et Tchaïkovski sont à la fois d’une incroyable retenue, d’une indicible émotion et font qu’on rentre en soi et que les larmes inévitablement coulent.
Cette approche n’est pas romantique au sens où l’on verrait les excès et les orages d’une âme endolorie, mais elle met l’accent sur la tendresse, sur l’émotion, sans jamais virer à l’ironie pouchkinienne (sauf pour le personnage de Tomski) et revenant toujours à l’expression d’une souffrance qui ne peut être transfigurée que par la musique : une lecture intérieure, profonde, animée (au sens propre, qui révèle une âme), qui est profondément en lien avec la lecture de Herheim, en plein dans le sujet qui répond à la question : pourquoi cette musique pour cette œuvre ?
Car c’est bien la révélation de ce travail : le sujet de la Dame de Pique, au-delà de la nouvelle de Pouchkine, c’est bien la musique de Tchaïkovski, les conditions de sa composition et la nature de son approche musicale. En ce sens, il ne s’agit pas d’une lecture romantique, mais bien « pathétique » de l’œuvre de Pouchkine. Je ne saurais donc trop vous conseiller de faire le voyage d’Amsterdam ou à défaut de regarder le streaming du 21 juin, même si ce type de spectacle ne peut prendre tout son relief qu’en salle.
Comme Flaubert a dit (ou non) « Madame Bovary, c’est moi », Tchaïkovski nous dit ici « La Dame de Pique, c’est moi ! », grâce à une lecture merveilleusement double et d’une cohérence inouïe de Herheim et de Jansons. Un des deux ou trois grands spectacles de cette saison, et une Dame de Pique pour l’éternité. [wpsr_facebook]

Final Acte II (Catherine II) Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Hermann(Misha Didyk) ©De Nationale Opera/Forster
Final Acte II (Catherine II) Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Hermann(Misha Didyk) ©De Nationale Opera/Forster

 

DE NATIONALE OPERA 2014-2015: BENVENUTO CELLINI d’Hector BERLIOZ le 31 MAI 2015 (Dir.mus: Sir Mark ELDER; Ms en scène: Terry GILLIAM/Leah HAUSMAN)

Benvenuto Cellini, Amsterdam © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini, Amsterdam © Clärchen&Matthias Baus

Dans un livre très célèbre « Les enfants de Saturne , psychologie et comportement des artistes de l’antiquité à la révolution française », Rudolf Wittkover et son épouse Margot abordent le cas de Benvenuto Cellini au chapitre VIII « Les artistes et la loi », avec un sous-titre éloquent : la passion et le crime dans la vie de Cellini.

Par ailleurs Cellini est le premier artiste à avoir osé coucher sa vie par écrit. Certes,  la Renaissance verra Giorgio Vasari se consacrer aux « Vite de’ più eccellenti architetti, pittori e scultori italiani da Cimabue insino a’ tempi nostri » mais il ne parle pas de Cellini, qui s’est consacré lui-même à sa vie en écrivant « Vita di Benvenuto Cellini: orefice e scultore fiorentino » et devenant ainsi le premier artiste à écrire son autobiographie, qui eut d’ailleurs beaucoup de succès : publiée en 1728, traduite par Goethe, elle a donné suite à un nombre assez conséquent de romans, de pièces de théâtre et naturellement à l’opéra de Berlioz qui en a puisé ses sources. Cette vie picaresque d’un personnage génial et impossible à canaliser, un véritable roman de Dumas qui d’ailleurs y puise son « Ascanio ou l’orfèvre du Roi » (1843), fut une vie aventureuse, toujours aux limites de la loi. Peut-on tout pardonner à l’artiste, quand il est ainsi choisi pour donner la Beauté au monde ? Voilà la question posée par Cellini, et par d’autres, ces « enfants de Saturne » dont parle Wittkover.
Cette folie cellinienne, cette saturnale permanente, c’est bien ce qui séduit Berlioz, c’est bien ce côté échevelé, hors la loi, ce côté artiste et bandit, qui fait de ce thème un sujet d’opéra complètement démesuré, complètement déglingué, construit sur deux intrigues qui se tissent l’une dans l’autre, l’amour partagé pour Teresa, fille de Balducci trésorier du pape, et la fabrication toujours repoussée de son Persée, jusqu’à l’ultimatum du Pape Clément VII. Art et amour, certes mais surtout Kabale und Liebe d’un nouveau genre. On est dans le stürmisch des intrigues folles de la Renaissance où Berlioz fait interférer un rival en sculpture et en amour, le sculpteur officiel du Pape Fieramosca, en une poursuite digne des plus grands dessins animés : on est bien près des aventures de Titi (Cellini) et Gros-Minet (Fieramosca) où, Tex Avery aidant, Gros-Minet tombe toujours dans le panneau.

A histoire folle distribution folle, chœurs et foules énormes, orchestre énorme, et voix exceptionnelles, un soprano lyrique, un ténor typique de ceux impossibles à trouver sur le marché (destiné à Nourrit, mort trop vite, ce fut Duprez qui le créa), un de ces ténors comme Raoul des Huguenots, Henri des Vêpres Siciliennes, Arnold de Guillaume Tell, voix di petto et voix de tête, contrôle, lyrisme extrême, style hyper contrôlé, …Un Lohengrin qui puisse chanter Ottavio au timbre de Belmonte ou de Tamino et à la couleur d’Otello (de Rossini)…
C’était trop neuf pour le public parisien (tout est toujours trop neuf pour le public parisien) qui le bouda en 1838 à la création à l’Opéra, et ce fut Liszt qui le relança à Weimar en 1852. 14 ans après l’opéra était encore neuf, avec comme ténor le créateur de Lohengrin …

Toute opération Cellini doit être un peu loufoque : l’Opéra Bastille, qui à ses débuts se dédia à Berlioz (le premier opéra représenté à Bastille fut Les Troyens), présenta une super production de Denis Krief, dirigée par Myung-Whun Chung avec Chris Merritt dans le rôle titre, des centaines de costumes, une parodie des opéras du XIXème avec toiles peintes et pastiches de grands gestes mélodramatiques, mais qui finissait par lasser.
Et la production ne fut jamais reprise.

Bref, sans déglingue continue, impossible de monter Benvenuto Cellini, car ce n’est pas une œuvre sérieuse. Elle oscille entre le vaudeville bien proche de Feydeau et le spectaculaire meyerbeerien, voire (comme à Amsterdam) la monumentalité de Turandot.
Feydeau chez Meyerbeer, faut l’faire. Berlioz l’a fait.

Amsterdam a coproduit avec l’ENO la production de Terry Gilliam, lié aux Monty Python, l’un des rois de la comédie loufoque et de la déglingue cinématographique, à qui l’on doit « Monty Python, sacré Graal », « Monty Python, la vie de Brian » ou « Les aventures du Baron de Münchausen », qui avait eu à Londres une immense succès, qui a triomphé à Amsterdam, et qui est attendue à Barcelone et je crois Paris. La chorégraphie, très importante dans cette vision est signée Leah Hausman, qui co-signe aussi la mise en scène.

Benvenuto Cellini porté en triomphe par les ouvriers © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini porté en triomphe par les ouvriers © Clärchen&Matthias Baus

Ainsi donc, il est difficile d’imaginer un Benvenuto Cellini scéniquement sérieux, mais l’œuvre présente en revanche de sérieuses difficultés musicales, scéniques et vocales, qui accentuent sa rareté sur les scènes, et notamment sur notre première scène nationale.
Esthétiquement et scéniquement, l’œuvre épouse le développement du Grand Opéra, avec ses formes et ses habitudes, large diversité des voix, nombreux personnages, présence (habituelle) d’un travesti, changements de décors et d’espaces, grands rassemblements, scènes spectaculaires.
Culturellement, elle est aussi l’héritière du drame romantique, avec son foisonnement, ses amours contrariées, sa plongée dans une histoire revisitée : il y a quelque chose de la première scène d’Hernani de Hugo dans la première scène de Benvenuto Cellini, amants réunis, amoureux éconduit dissimulé, poursuites.

Carnaval...© Clärchen&Matthias Baus
Carnaval…© Clärchen&Matthias Baus

Alors, Terry Gilliam entreprend de raconter cette histoire avec ses excès et son foisonnement, en l’installant dans un univers à la fois enfantin, festif et très coloré. Enfantin par ce décor de Terry Gilliam et Aaron Marsden qui rappelle un peu les planches de Piranèse, ou des albums de contes de fées, un décor de panneaux mobiles gigantesques dessinés (voûtes, escaliers), aux proportions exagérées, par des personnages caricaturaux (Fieramosca) tels qu’on peut en rencontrer dans les albums de bandes dessinées ou dans les dessins animés, un espace où se côtoient toutes les proportions et tous les genres : comédie, drame, tension, flammes, forge et pape.

Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus
Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus

Terry Gilliam s’amuse, d’abord avec le personnage de Fieramosca, éternel comploteur pour séduire, conquérir ou enlever la belle Teresa, et qui échoue sans cesse lamentablement, interprété ici par le superbe Laurent Naouri, diction prodigieuse, style et élégance vocale qui tranchent avec le ridicule du personnage. Il s’amuse ensuite avec Balducci, le père barbon, trésorier du pape, un Maurizio Muraro qui penche vers un barbon rossinien : on le verrait parfaitement en Bartolo ou en Don Magnifico. Il s’amuse avec le pape Clément dont l’apparition en Princesse Turandot dans une sorte d’ostensoir baroque est d’une drôlerie impayable : en hauteur, lointain, inaccessible, avec sa coiffure de mandarin et son maquillage asiatique et blanc. Il est comme Turandot, prêt à condamner celui qui ne réussit pas l’épreuve, ici faire fondre la statue du Persée : mais descendu de son piédestal, le pape devient comme les autres : un pantin.

Benvenuto Cellini (John osborn) et en arrière plan le pape Clément VII (Orlin Anastassof) © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini (John Osborn) et en arrière plan le pape Clément VII (Orlin Anastassov) © Clärchen&Matthias Baus

Il s’amuse avec Cellini lui-même, sorte d’ouvrier fondeur dont le costume fait (un peu) penser à celui d’Astérix, plein de ressources, plein d’idées pour gagner sa fiancée Teresa, un Cellini tout sauf aristocratique, mais au contraire aimé du petit peuple des artisans et des tavernes, un Cellini qui bouscule l’ordre établi et par son attitude, et par ses amours bien au-dessus de sa classe sociale.
Il s’amuse aussi avec le chœur, magnifique, désormais dirigé par l’excellente chef de chœur Ching-Lien Wu venue de Genève où elle a accompli un travail remarquable, et qui montre encore (notamment mais pas seulement dans la scène de la taverne) combien le chœur de l’Opéra d’Amsterdam est l’un des chœurs d’opéras les plus lestes, les plus plastiques, les plus acteurs de tous les chœurs d’opéras aujourd’hui.
Il s’amuse enfin avec le public : gigantesques figures de la mort et de carnaval, confettis inondant la salle, et cortège traversant les fauteuils d’orchestre qui dès l’ouverture insufflent vie, bouillonnement et bonne humeur. Car c’est bien l’idée de carnaval qui domine ce travail, un carnaval où l’on peut tout se permettre, un carnaval ou les ordres sociaux et les valeurs sont renversées, un carnaval romain où même le pape est pris en dérision. Une Saturnale au service d’un enfant de Saturne.

Saluts dans le décor final..la tête, les jambes, le reste...
Saluts dans le décor final..la tête, les jambes, le reste…

Il en résulte un spectacle où l’on ne s’ennuie pas une seconde, où la bonne humeur est permanente, où il n’y plus de longueurs ni étirements, où Berlioz est pris dans une sarabande où tout est possible et où l’on ose tout. Jusqu’au Persée bien connu du sculpteur qui devient par la main de Terry Gilliam et de son décorateur une statue gigantesque de type colosse de Rhodes, dont on voyait la tête énorme, et dont on ne découvre que les jambes musculeuses et le sexe bien planté lorsque la statue est dévoilée, qui ressemble plus au David du rival Michel-Ange, qui trône en voisin (aujourd’hui une copie) sur la piazza della Signoria à Florence, qu’au véritable Persée de Cellini dans la Loggia dei Lanzi. Impayable surprise, là aussi.

Persée, par Benvenuto Cellini (Florence, Loggia dei Lanzi)
Persée, par Benvenuto Cellini (Florence, Loggia dei Lanzi)

Il fallait pour que cette étourdissante mise en scène puisse atteindre son public rendre aussi à cette musique son énergie, son lustre et sa folie.
Sir Mark Elder, pour lequel j’ai souvent exprimé mes doutes dans Wagner, prend Berlioz à bras le corps : on sait combien depuis Sir Colin Davis – Berlioz est aimé outre-manche, où les britanniques ont depuis longtemps donné droit de cité à ses opéras les plus monumentaux (Les Troyens intégraux ont été présentés à Covent Garden une vingtaine d’années avant l’Opéra de Paris), conformément à la tradition qui veut que Berlioz ait réussi plus ailleurs qu’en France, nemo profeta in patria. A commencer par ce Cellini en échec à Paris et en réussite à Weimar…
Puisqu’il n’y a pas d’orchestre de fosse à l’opéra d’Amsterdam, chaque orchestre important des Pays Bas descend tour à tour dans la fosse : c’est avec le Rotterdams Philharmonisch Orkest , très en forme, dont le directeur musical est Yannick Nézet Séguin et le principal chef invité Jiří Bélohlávek, que Sir Mark Elder réussit à donner à cette musique complexe (les musiciens à la création s’étaient dressés contre le compositeur arguant qu’elle était impossible à exécuter) le brillant et la dynamique voulue, avec des cordes acrobatiques, des cuivres en place (et dieu sait si c’est important dans Cellini) et un éclat tout particulier et tout à fait bienvenu. Avec le chœur dont il a été question plus haut, tout à fait excellent, à la diction particulièrement claire et à l’énergie communicative, ils colorent la représentation avec force, mais sans écraser le son, laissant toute la fresque de Berlioz se développer et surtout laissant entendre toute la complexité de la partition et sa nouveauté, notamment les ruptures de rythme, les accélérations, les cordes vertigineuses, une partition qui est tourbillon, mais aussi lyrisme, poésie, et même quelque (rares) fois méditation, avec un sens du suspens et une tension incroyables dans la scène finale. L’orchestre répond parfaitement aux sollicitations et Sir Mark Elder se place résolument dans le sillage de Sir Colin Davis.
Au service de cette très grande réussite musicale, une distribution particulièrement juste.
On a reproché à cette distribution de ne pas prononcer le français de manière suffisamment claire : seul français de la distribution, Laurent Naouri au milieu d’américains, d’italiens et de néerlandais.
Je sais les français très sourcilleux sur la prononciation de leur langue à l’opéra, et en général très maniaques de la diction : dans plusieurs jurys de concours de chant, lorsque j’entendais de jeunes mezzos émettre une bouillie sonore à la place de l’air de la lettre de la Charlotte de Werther, je me faisais taquiner par les autres membres, italiens ou anglais sur notre « manie » de la diction. Je suis certes soucieux de la diction, mais je ne suis pas un idéologue, mais je constate la plupart des grands noms du chant sont des artistes à la diction impeccable. Mais le public d’Amsterdam n’est pas forcément francophone et ne sera pas sans doute pas gêné de ne pas tout comprendre.
La Teresa du jour n’est sans doute pas « idiomatique » (Mariangela Sicilia) mais quel chant superbement contrôlé et puissant ! D’ailleurs, son français n’est pas si cryptique, ni même celui de Muraro. Je peux comprendre que pour Pelléas et Mélisande (pour des raisons expliquées dans le texte précédent sur la production de Lyon) on soit plus sourcilleux, mais pour Benvenuto Cellini…
Aussi ai-je trouvé que chacun au total était à sa place, à commencer justement par cette jeune Mariangela Sicilia, toute débutante, qui m’est apparue un miracle de solidité vocale, avec un aigu sûr, bien négocié, une voix pleine, charnue, large, et un contrôle et un style impeccables. Voilà une voix toute promise à Verdi, au Verdi français comme au Verdi italien, au jeune Verdi comme au Verdi tardif. Non seulement remarquable vocalement, mais aussi scéniquement. C’est une véritable découverte dont on espère qu’elle ne se perdra pas en route par la vertu toujours douteuse des agents italiens. J’ai rarement entendu une chanteuse aussi peu expérimentée avoir une telle solidité, une telle sûreté et une telle personnalité vocale, avec des qualités aussi bien dans les pianissimi que dans les aigus les plus larges, avec une vraie technique de projection sachant retenir la voix, sachant tenir sur le souffle avec une intensité et une poésie rares. Un nom à suivre et une voix à protéger comme le lait sur le feu.
L’autre voix féminine, la canadienne Michèle Losier, sait donner à Ascanio l’élégance et la présence voulues à un rôle qui pourrait vite disparaître dans les rôles de complément. La voix claire, affirmée, magnifiquement projetée, le personnage, bien campé, n’est jamais une caricature de travesti, mais s’affirme comme un rôle jeune, frais, une sorte de Cherubino particulièrement stylé et vif. Elle obtient un très grand succès justifié, avec une vraie prime à la prononciation française évidemment idiomatique. Voilà une chanteuse qui fait une solide carrière et qui peu à peu s’affirme comme l’un des mezzos les plus intéressants du jour. Elle chante pour l’instant le répertoire français et notamment baroque et un peu de répertoire en italien (notamment Mozart), mais on devrait sans doute bientôt l’entendre dans Rossini ou le bel canto. A suivre aussi.

Balducci entraré par Cellini © Clärchen&Matthias Baus
Balducci entraré par Cellini © Clärchen&Matthias Baus

Maurizio Muraro chante un Balducci en un français d’une clarté épisodique mais globalement acceptable, un Balducci de style plus rossinien que berliozien : on avait l’impression de voir Enzo Dara dans une de ses compositions : sens comique, présence, beau volume vocal et graves impressionnants font qu’il est très juste aussi et très bien distribué pour la couleur que l’on veut donner au rôle, même si on eût pu préférer une basse plus francophone.
Le bulgare Orlin Anastassov est l’une des basses les plus présentes sur le marché pour quelques rôles de basses russes (Boris, Dosifei) mais surtout italiennes. On ne l’a pas encore vraiment entendu dans le répertoire français (hormis Roméo et Juliette). Ce qui explique que la clarté de la langue soit encore à travailler sans doute. Son entrée triomphante à la Turandot (ou en Imperatore Altoum) est l’un des moments forts de la représentation, la voix est profonde à souhait, la présence scénique peut-être gagnerait à plus de plasticité, mais le rôle de Pape n’est pas non plus un rôle déluré. Disons que la prestation n’est pas vraiment au point, mais que le traitement scénique du personnage la fait globalement passer.
En revanche l’intervention du cabaretier est particulièrement remarquée pour son relief : dans un rôle de complément le ténor Marcel Beekman réussit à captiver la salle, grâce à une voix bien projetée et surtout pour le coup une diction française parfaite (il est néerlandais) qui donne une véritable intensité à sa présence. Beau rôle de composition.
Nicky Spence (Francesco), Scott Conner (Bernardino) et André Morsch (Pompeo) complètent très honorablement une distribution bien construite qui n’appelle aucune remarque désobligeante.
Mais pas de Benvenuto Cellini sans Fieramosca, et pas de Fieramosca sans Cellini. Laurent Naouri (Fieramosca, basse) et John Osborn (Cellini, ténor) offrent là une prestation particulièrement remarquable et montrent à la fois des qualités scéniques (en particulier Naouri, irrésistible) et vocales de très haut niveau.
Fieramosca est le méchant ridicule dont personne n’a peur, parce qu’il rate toutes ses entreprises, habillé à la Iznogoud comme les méchants de cartoons. Laurent Naouri fait une composition irrésistible avec un sens du mot, un soin de la couleur, une voix large bien projetée et bien posée. On connaît ses qualités de styliste, et son aisance en scène, mais je ne l’avais pas entendu encore dans un rôle de composition et dans un registre comique. La personnalité, la silhouette, l’aisance sont remarquables. Il est vraiment le méchant de comédie, avec tous ses ridicules et tous ses excès. L’incarnation est exceptionnelle et vaut le voyage.

John Osborn (Cellini) au premier plan, en arrière plan Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus
John Osborn (Cellini) au premier plan, en arrière plan Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus

On connaît John Osborn, qui s’est spécialisé dans les rôles de ténor romantique ou rossinien et notamment les rôles français : c’est un Raoul, c’est un Léopold de La Juive (qui revient peu à peu sur la plupart des grandes scènes, l’an prochain à Munich) c’est un Arnold, c’est donc un Cellini qu’il interprétera aussi à Barcelone la prochaine saison dans la même mise en scène, appelée à faire le tour des théâtres. Formé à l’école américaine, celle qui pour mon goût donne la meilleure technique et la plus grande solidité, c’est d’abord un artiste soucieux du texte et du dire, au chant très contrôlé et au style très accompli, notamment dans l’opéra français.

Il est évidemment le personnage, et il maîtrise complètement l’ensemble des difficultés du rôle, qui exige bien entendu des aigus stratosphériques, mais aussi une ligne très contrôlée et surtout une belle endurance. Si scéniquement il n’a pas tout à fait l’aisance d’un Naouri, il campe un Cellini très crédible mais surtout il est aussi incroyable dans les airs les plus exposés que dans le lyrisme et la mélancolie, c’est à dire les moments les plus contenus. Il est réconfortant de constater que ce répertoire longtemps ignoré faute de voix capables de le soutenir, peut-être remarquablement distribué aujourd’hui., avec un considérable succès.

LA scène du cabaretier (Marcel Beekman) © Clärchen&Matthias Baus
LA scène du cabaretier (Marcel Beekman) avec le choeur © Clärchen&Matthias Baus

Voilà une production qui a su trouver sa voie en ne prenant pas l’œuvre au sérieux, sans contredire un seul instant le credo berliozien. Que ce Cellini fasse le tour d’Europe est une chance pour un opéra qui lui, n’en a pas eu beaucoup. Bien sûr, en bon français, on pourrait souhaiter une distribution plus homogène linguistiquement, mais s’il fallait que l’opéra français fût toujours chanté par des français, cela vaudrait aussi pour l’opéra allemand par des allemands et russe par des russes. Plus de Boris de Raimondi, de Don José par Kaufmann ou de Carmen d’Anita Rashvelishvili. Plus d’opéra, en somme, enfermé dans la malédiction de l’idiome.
Il est au contraire particulièrement intéressant que ce répertoire soit proposé ailleurs (pour l’instant il n’est même proposé qu’ailleurs…) et que des chanteurs internationaux l’abordent et l’aient à leur répertoire, car c’est une chance supplémentaire de partage et de diffusion. Même sans accent français impeccable, même avec une prononciation quelquefois erratique, nous sommes tous rentrés dans le spectacle, nous avons tous apprécié une distribution engagée, dynamique, pleine de vie et d’humour et un chef qui a rendu justice à cette musique laissée pour compte par les scènes (qui était le générique de la vieille RTF) ignorée des producteurs, et donc des spectateurs. Amsterdam se souviendra du passage de Benvenuto Cellini qui par chance va essaimer. C’était un dimanche fou à l’opéra et la folie fait du bien à l’âme. [wpsr_facebook]

Benvenuto Cellini, Amsterdam 2015 © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini, Amsterdam 2015 © Clärchen&Matthias Baus