BAYERISCHE STAATSOPER 2016-2017: LADY MACBETH DE MZENSK, de Dimitri CHOSTAKOVITCH le 4 DÉCEMBRE 2016 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Harry KUPFER)

Lady Macbeth de Mzensk ©Wilfried Hösl
Lady Macbeth de Mzensk ©Wilfried Hösl

On n’ira pas par quatre chemins : la discussion autour de cette production ne porte ni sur une distribution remarquable, ni sur une direction musicale de Kirill Petrenko hors normes, mais sur la mise en scène de Harry Kupfer. Octogénaire, le metteur en scène allemand continue de produire, à Francfort (Ivan Soussanine), à Berlin (Fidelio), à Salzbourg (Der Rosenkavalier) et maintenant à Munich, alors qu’on va revoir l’hiver prochain à Milan Die Meistersinger von Nürnberg dans sa production de Zurich.
L’opéra de Chostakovitch, qui a mis tant de temps à vraiment s’imposer sur les scènes, est l’objet depuis plusieurs années de productions qui ont impressionné et fait couler bien de l’encre, par exemple celle de Martin Kusej à Amsterdam et Paris, celle de Dimitri Tcherniakov à Düsseldorf, Londres et Lyon (la saison dernière), marquées par le Regietheater.
La production d’Harry Kupfer se situe ailleurs et pose autrement la question de cette femme, par une vision aporétique et indulgent de ce destin, qui doit beaucoup à la tragédie grecque : Kupfer fit jadis une Elektra frappante avec Abbado à Vienne, et cette Lady Macbeth est une tragédie de la solitude et de l’isolement, dans un espace clos, même lorsqu’il respire un peu du ciel des marines du peintre Gerhard Richter : le héros tragique est coincé entre des murs. Quel que soit le contexte, Katerina se heurte au mur invisible du destin, inscrit dans cette solitude initiale du lever de rideau, dans un arsenal, fabrique de bateaux abandonnée, au milieu de la rouille, du cambouis et de la saleté. L’élément marin, visible dans la dernière scène, mais déduit dès les premières, est cet espace infini mais interdit, cette nature au lointain qui finira par être l’échappatoire définitive, qui apparaît progressivement. D’abord limité à ce vaste hangar de verre et de métal, une sorte de gigantesque pavillon de Baltard sans horizon où chacun vit comme il peut sa vie, à la fois clos et pourri, puis au deuxième acte légèrement ouvert (c’est le moment du mariage) où l’on se prend à croire en une possible fuite, enfin complètement ouvert dans la vision paradoxale d’un espace marin immense et libre, mais fait de prisonniers enchainés au premier plan : le possible de cet espace, la seule liberté, c’est la mort qu’on donne ou qu’on se donne.
Harry Kupfer raconte son histoire à travers l’évolution du décor de Hans Schavernoch avec le même langage qui racontait Vienne dans Rosenkavalier, ou la fin de la musique dans Fidelio. C’est à dire la présence écrasante d’un univers qu’on croit réaliste, mais totalement abstrait qui inscrit l’action dans le symbolique et la distanciation. Le décor, image de la vie de Katerina qui l’écœure et la détruit, écrase et créé une correspondance (au sens baudelairien du mot) avec le plateau, et même la fosse.

Sans percevoir l’articulation structurelle entre décor, jeu et musique, on ne peut comprendre la vraie nature de ce travail qui est un chef d’œuvre de l’artisanat du metteur en scène, ou rien n’est laissé au hasard, mouvement, objets, gestes.
Certains y ont vu de manière erronée un travail du passé, à l’esthétique et la gestuelle un peu dépassée : c’est au contraire une déclaration affirmée, une volonté affichée du vieux maître de refuser les facilités du théâtre d’aujourd’hui, ou sa doxa, l’explicite de la violence ou du sexe, ou l’explicitation du contexte pour affirmer un théâtre qui au milieu de ce bric à brac métallique et pourri, reste une épure, avec un minimum de gestes signifiants, dans un espace plus symbolique que réaliste : à ce titre et pour des motifs très différents, la Katerina de Tcherniakov et celle de Kupfer si différentes vivent dans un espace clos, dans une niche séparée du monde et en même temps sous les yeux de tous. C’était l’espace rouge passion chez Tcherniakov, au centre de l’entreprise très clean de Zinovy et Boris. C’est chez Kupfer un espace de bois que der Schäbige (le balourd miteux) en appuyant sur un bouton soulève et abaisse autant que de besoin, un espace minimaliste où le lit est un cageot et où Katerina vit dans une pourriture métaphorique de sa situation. Ce théâtre n’a rien de dépassé, c’est tout au contraire un théâtre sur lequel le temps n’a aucune prise, un théâtre de la concentration et de l’abstraction, presque une œuvre pour toujours, la Κτῆμα ἐς ἀεί chère à Thucydide : Kupfer inscrit cette histoire dans une parabole, celle du destin éternel des perdants, dans l’histoire continue des victimes. La Katerina de Kupfer est une victime qui inspire la compassion.

Dès le lever le rideau. Katerina, seule au milieu des ruines de cet arsenal abandonné, est l’image de l’enfermement définitif et de l’impossibilité. Tout est déjà dit. Et nul besoin de l’espace vide pour marquer l’abstraction, il suffit de ce lieu qui n’en est pas un, de cet arsenal sans bateaux, de cette cabane qui n’est pas une maison, de cette passerelle au-dessus de la scène de mariage qui ne mène qu’au vide, de ce réel irréel qui n’est qu’une forêt de symboles.

C’est à un théâtre distancié que nous avons affaire, où tous les mécanismes sont visibles, à commencer par cette manière dont le décor de la cabane de Katerina se soulève sous l’action de celui-même qui plus tard découvrira le cadavre de Zinovy, une sorte d’ instrument du destin. Dans cette tragédie de la solitude, chacun est à sa place dans la mécanique tragique.

img_0420Autre magnifique vision, celle de cette noce qui fait tant penser à la Noce chez les petits bourgeois de Brecht, avec cet arrêt sur image qui laisse en dessous se développer la désopilante scène des policiers, assis sur des chaises de bureau à roulettes, dans une sorte de valse creuse née de l’oisiveté des petits employés, inoccupés, vision administrative d’apparatchiks plus que de policiers qui renvoie l’espace d’un instant au monde stalinien de Chostakovitch qui pourrait être aussi celui de la DDR de Kupfer. Vision à la fois sarcastique et inquiétante, qui elle aussi est une fabrique de mécanique tragique dont le lubrifiant est encore le balourd miteux, der Schäbige. Seul moment où le contexte politique s’introduit furtivement mais qui indique aussi clairement aussi que le grain de sable déclencheur du drame, s’appelle ici l’ennui. L’ennui des policiers comme l’ennui de Katerina, cause unique de la tragédie.
Les gestes, les mouvements, les actions même sont réduites et rapides, sans insister sur la violence, sans scorie, dans une sorte de rigueur qui ne laisse passer que le strict nécessaire, laissant à la musique le soin de l’éclairage et des explications : il suffit de lire le texte d’Harry Kupfer dans le programme de salle pour comprendre son extrême attention à la musique, à ses contrastes,  à sa diversité, et à sa manière de représenter le monde multiple et contradictoire qui entoure Katerina.

Le dernier acte est mis en scène à l’opposé du travail de Tcherniakov, qui dissimulait à la vue tout le contexte pour se concentrer sur l’étroit espace d’une cellule où tous les personnages finissaient par se détruire, dont le chœur (invisible) commentait l’action.
La vision de Kupfer est ici plus explicite, avec le cortège des prisonniers dont le chœur fait tant penser à celui de vieux croyants de Khovantchina, eux aussi promis à la mort, avec le côté de Katerina (cour) et celui de Sonjetka (jardin) si cruelle et si juste de Anna Lapkovskaja, dans une géométrie où elles finiront par se rejoindre au centre, sur ce ponton qui est presque un échafaud où toutes deux disparaîtront, pendant que Serguei va se fondre dans la foule, comme envolé dans son inexistence, laissant les femmes à leurs drames et à leur fin. On reste dans une sorte d’abstraction désespérée, de tableau de genre qui porte en lui-même sa fin, avec cette étendue marine au calme prémonitoire, ciel entaché de nuages (une marine de Gerhard Richter), comme si Katerina engloutie par les eaux rendait au jour qu’elle souillait toute  sa  pureté. Qu’est-ce que cette mort, sinon un épisode parmi d’autres du long voyage vers l’enfer sibérien. Un non-événement dont sont victimes celles qui ont voulu simplement essayer d’exister sans qu’on le leur permette et qui disparaissent dans l’eau sans laisser de traces. Kupfer nous raconte une histoire inutile qui n’a même pas accès à un mythe quelconque, l’histoire d’une non-existence. La longue histoire d’une chute annoncée, dès le début, une parabole ouverte dans l’espace clos d’un arsenal et close dans l’espace ouvert d’un rivage infini qui se referme.

Ce qui frappe dans ce travail, c’est sa linéarité, son refus de l’effet, son implacable mécanique qui conduit à l’instant fatal, où Katerina a voulu reconquérir son destin, a voulu le disputer à une fatalité inscrite dans le décor et dans chaque moment de l’action, en allant jusqu’au bout de sa logique, de son amour et de sa vie.

Voilà une production où une fois de plus la relation entre le chef et le metteur en scène est aveuglante, chacun se chargeant d’une partie de la tâche : rien de plus erroné que de croire que nous sommes face à un travail qui tiendrait seulement par le chef. Petrenko regarde toujours ce qui se passe sur scène pour proposer une ligne de direction musicale et son travail est ici un long lamento dramatique de l’impossible issue. Il fait ressortir de la musique non seulement les moindres détails, l’auditeur familier de son style en a l’habitude, mais d’abord tout le lyrisme et toute la tendresse : il montre dans cette musique tout ce que la tendresse mahlérienne a pu enseigner à Chostakovitch. Cette direction est en effet une sorte d’hommage à cette musique très référencée, qui puise dans les sources diverses, à commencer par Moussorgski, mais aussi l’univers viennois le plus léger, et bien sûr Mahler, à la fois immensément tendre et terriblement sarcastique voire grotesque, le Mahler d’une Neuvième qui serait projetée sur scène, mais aussi quelquefois un univers à la Wozzeck, un univers de la lente désespérance d’une marche au supplice.

Cette retenue, cette volonté d’inscrire en sourdine tout ce qui est soif de tendresse, à l’opposé de l’expressionisme cru, voire exacerbé qu’on retient la plupart du temps de l’œuvre en fait presque une vision romantique, au sens propre du terme, comme l’ont défini les théoriciens du romantisme au XIXème , par ses contrastes violents et son infini raffinement. C’est un immense travail sur la complexité, sur le refus d’un sens univoque, sur le multiple visage de la vie et sur les replis de l’âme humaine.

Deux exemples :

  • la disposition théâtrale des cuivres – tuba wagnérien et autres – dans les loges d’avant-scène, à la fois instruments et spectateurs, à la fois musiciens et personnages, qui répondent en écho au bal muet d’un orchestre de mimes, surgissant en arrière scène comme signe de chaque manifestation sexuelle ou de chaque moment de violence, signe de paroxysme musical pour paroxysme de sentiment, de désir, de volonté destructrice.
  • Les funérailles de Boris, magnifiquement réglées en marche funèbre clairement inspirée de la marche funèbre de Siegfried, scéniquement et musicalement, dans un rapport évidemment inversé, Boris n’ayant rien du héros wagnérien, et donc la vision d’une marche funèbre d’un anti-héros qui aimait trop les champignons, sarcastique mais non dépourvue aussi d’une certaine grandeur.

 

Ainsi la musique devient-elle-même mise en scène : extraordinaire Bayerische Staatsorchester qui rutile et murmure, qui s’alanguit et s’énerve, qui se dresse et s’étouffe car Kirill Petrenko et Harry Kupfer parlent ici exactement le même langage :  Kupfer travaille une chorégraphie des gestes et mouvements là où Petrenko accompagne par une chorégraphie des sons. On est dans un rapport à la scène voisin de celui des Soldaten de Kriegenburg, autre histoire de déchéance, où il y a une union très étroite sans jamais aucune redondance, un unisson visuel et sonore qui exclut toute complémentarité, comme si à ce qu’on voyait correspondait l’évidence de ce qu’on entendait, comme si ce qu’on entendait trouvait immédiatement sa vision scénique (et non sa traduction). On n’est pas loin non plus de la manière dont Lulu vu l’an dernier sur cette scène était mis en musique et en même temps aussi mis en théâtre. L’évidence scénique en écho ou en osmose avec une évidence musicale.

À chaque fois, Kirill Petrenko nous stupéfie, son génie du détail, son art d’être partout en même temps, par la multiplicité et la précision des gestes, par la profondeur des niveaux de lecture, construction en abyme où l’on découvre à chaque fois une autre phrase, un autre moment, d’autres phrases que jamais aucun enregistrement, aucun chef ne nous avaient révélées, une sorte de tunnel infini de sons et de phrases, une succession de moments découverts qui accentuent encore le foisonnement et la complexité de l’œuvre. Là où Kupfer étudie chaque geste avec une précision chirurgicale, Petrenko répond par un travail qui semble infini sur chaque note : l’un est métaphore de l’autre. Un travail étourdissant.

Munis de ces viatiques à vrai dire monumentaux, les chanteurs constituent une compagnie d’une rare cohérence, d’un vrai caractère, impossible à comparer ou presque à d’autres optionsCe qui caractérise la troupe, les membres du studio et les plateaux des grandes représentations de la Bayerische Staatsoper, c’est d’abord une homogénéité due non pas au niveau individuel des chanteurs, mais à un engagement partagé, chacun avec ses moyens et chacun à sa place : ce qu’on appelle souvent un esprit de troupe qui court tout le plateau et la fosse.

Le chœur, magnifiquement préparé dirigé par Sören Eckhoff, d’une présence très forte est particulièrement touchant au dernier acte qui le met sans doute le plus en relief. Et les solistes sont tous très engagés. Bien sûr la contribution de la troupe est particulièrement notable et il faut citer tous les petits rôles : c’est souvent eux qui donnent à la représentation son niveau d’excellence : Christian Rieger, Sean Michael Plumb, Milan Siljanov, Kristof Klorek, Dean Power, Peter Lobert, Igor Tsarkov, Selene Zanetti sont tous à leur place et contribuent à l’impression d’ensemble ; il n’y a aucun point faible, dans un opéra où tant de personnages évoluent et interviennent. Nous avons signalé plus haut la Sonjetka de Anna Lapkovskaia, rôle réduit, mais interprétation incisive, très expressive, avec une voix très bien posée et projetée et des graves vraiment somptueux. Alexander Tsymbalyuk, à la fois truculent policier en chef, avec sa belle voix de basse jeune et colorée, mais aussi Alter Zwangsarbeiter à qui échoient la dernière réplique de l’opéra, intériorisée, et qui clôt l’œuvre isolé sur le plateau. Tsymbalyuk qui chante aussi à Munich bien d’autres rôles dont Boris Godunov, montre ici une belle personnalité scénique et vocale. Même composition marquante pour le Pope de Goran Jurić, plein de relief, qui obtient un vrai succès personnel. C’est le type même de rôle non essentiel, mais dont la faiblesse gâcherait la fête, alors que la figure un peu grotesque du pope alcoolique (un topos dans le monde orthodoxe) participe de cette ambiance très diverse et très pittoresque du plateau, si nécessaire à l’histoire, qui se déroule sous les yeux du groupe. Très réussie l’Axinja d’Heike Grötzinger, première victime d’un Serguei entrant en scène en s‘attaquant à la plus faible et qui va passer de l’employée à la maîtresse. Enfin, der Schäbige le balourd miteux de Kevin Conners est comme le pope, une figure presque abstraite dans cette mise en scène, présent depuis le début et actionnant le mécanisme qui fait monter et descendre l’espace de Katerina : autre figure d’ivrogne, il est l’instrument du destin qui va décider des événements : découvrant le cadavre de Zinovy en cherchant quelque bouteille à la cave, puis allant dénoncer la chose à la police : il est l’élément déclencheur, ce petit clin d’œil du destin, le fameux grain de sable qui casse la mécanique huilée qui devait inscrire un tout autre avenir au couple Katarina/Serguei. Kevin Conners est vraiment ce ténor de caractère lui aussi très présent et très juste. Toute la troupe ou presque est donc mobilisée au service de cette œuvre pour entourer les quatre protagonistes du drame.

Anja Kampe (Katerina) Misha Didyk (Sergueï) Zinovy (Sergueï Skorokhodov) ©Wilfried Hösl
Anja Kampe (Katerina) Misha Didyk (Sergueï) Zinovy (Sergueï Skorokhodov) ©Wilfried Hösl

Serguei Skorokhodov, membre de la troupe du Marinski, est Zinovy : rôle ingrat,  court et qui doit pourtant être suffisamment présent pour aider à comprendre l’héroïne : c’est le patron sur qui pèse le destin des travailleurs, c’est le mari probablement impuissant, c’est un moteur d’ennui : son départ va déclencher le drame.
On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous, Seigneur. Loin de moi l’idée de rapprocher les rôles de Katerina et de Phèdre, mais plutôt d’évoquer une dramaturgie qui rapproche les deux œuvres, un exemple de mécanique tragique : le départ initial est un ressort tragique parce qu’il libère les paroles et les actes des personnages et de ce point de vue le schéma absence – libération des personnages restant – retour du maître est un schéma dramaturgique typique de tragédie. Ce départ est mis en scène de manière impitoyable et par Chostakovitch et par Kupfer : il s’agit à la fois d’affirmer la soumission de la femme au mari, le soupçon inhérent à la femme restée seule, le risque de bafouer les valeurs sanctionnées par la religion (présente par le pope, qui même alcoolique, n’en est pas moins pope) le tout orchestré par le père, Boris, dont la seule fonction est semble-t-il de surveiller une bru qu’il déteste (sauf, c’est dommage pour lui, quand elle lui cuisine des champignons), avec le décalage que constitue la soumission à Zinovy, un être inodore et sans saveur, que personnifie assez bien y compris dans la voix, Sergey Skorokhodov.
On ne peut éviter de penser non plus aux Atrides et à Agamemnon, à peine revenu de la guerre, à peine assassiné : Zinovy, Serguei et Katerina recomposent en version russe le trio infernal des Atrides : Agamemnon, Electre, Egisthe. Difficile d’échapper à cet autre schéma en version médiocrité : Zinovy n’est pas un héros, Katerina une victime, et Sergueï une bête à sexe arriviste.

Ainsi, le schéma dramaturgique de l’opéra aide à comprendre l’idée première qui m’a frappé d’une Lady Macbeth vue par Harry Kupfer en version tragédie grecque, qui fouille dans les conséquences de l’isolement et de l’ennui ; et qui pose, comme dans Phèdre, la question de l’innocence et de la culpabilité.

Boris (Anatoli Kotscherga) ©Wilfried Hösl
Boris (Anatoli Kotscherga) ©Wilfried Hösl

Second élément perturbateur de l’histoire et premier dans l’ordre des meurtres, le père, Boris, magistralement interprété par le vétéran Anatoli Kotscherga. Claudiquant et marchant en rythme avec le texte et la musique, avec une voix un peu opaque qui a perdu sans doute quelque chose de sa profondeur ou de sa projection mais tellement expressive : il mastique le texte d’une manière très théâtrale, avec des accents qui donnent à son débit à la fois quelque chose de terriblement froid et en même temps une imperceptible sensation d’impuissance : hors-jeu, réduit à surveiller la nuit la maison et sans doute sa bru, il n’a plus la main, sinon chercher la faille qui lui permettra de montrer à son fils ce que « vaut » sa femme. C’est une composition d’une très grande tenue, d’une très grande intelligence, qui sait jouer de ses problèmes vocaux : comme tous les très grands, Kotscherga sait adapter couleur et interprétation à son état vocal et sait faire plier les exigences du rôle à sa voix : il joue avec ses faiblesses et elles sont d’une force incroyable. Il n’apparaît qu’au premier et second acte mais il a une telle présence qu’on se souviendra longtemps de sa manière de descendre l’escalier étroit qui conduit au plateau, ou d’errer de manière fantomatique autour de la « cabane » de Katerina.
La mise en scène du rôle de Sergueï n’en fait pas la bête sûre d’elle et dominatrice qu’on a pu voir dans d’autres mises en scène (Tcherniakov par exemple) : le personnage a même quelque chose d’ordinaire, quelque peu négligé, mais sans la vulgarité qu’on lui prête quelquefois. Il est presque plus à l’aise dans la seconde partie, dans le rôle du marié déjà patron et propriétaire, manière pour Kupfer d’en faire un arriviste qui sait mimer les habitudes des patrons qu’il a dû tant observer. La voix au timbre clair, bien projetée, s’affirme sans effort mais sans s’imposer. Comme s’il n’était pas exactement ce que Katerina projette en lui. Comme si elle l’habillait d’une nature qu’il n’avait pas vraiment. La composition est intéressante car il ne surjoue jamais et ne paraît pas si antipathique, ce qui donne d’ailleurs à son quatrième acte une cruauté sans nom, dans sa manière de traiter et de rouler Katerina.

Anja Kampe enfin, dans une incroyable création. Pour sa première approche du rôle redoutable, elle ne respire pas la sensualité et elle ne joue pas de son corps comme une Ausrine Stundyte. Elle ne joue pas non plus de sa puissance vocale à la manière d’une Eva Maria Westbroek. Elle est au contraire entièrement concentrée dans sa manière de dire le texte et dans l’expression, avec un soin donné à la couleur, des audaces incroyables dans sa manière d’attaquer certaines notes, avec distance quelquefois et à d’autres une bestialité rare. C’est une vraie performance qui fait voir une incroyable puissance d’interprétation, entre Kundry, Lulu et Electre, monstrueuse et pitoyable. La puissance de certaines notes est inouïe, mais presque décuplée par la manière de dire, par les accents, par le lyrisme : la puissance n’est jamais gratuite, elle est toujours au service exclusif de l’expressivité, changeant de registre par un jeu de modulations et des passages négociés de manière stupéfiante : c’est une prodigieuse incarnation, parce qu’elle utilise toute sa voix – qui est sans doute moins volumineuse que celle d’autres interprètes du rôle, au service du personnage et de son évolution psychologique. Avec sa mémorable Sieglinde de Bayreuth, sa Katerina est sans doute le rôle où elle montre la variété de tons et de styles la plus manifeste. Dans le contexte, avec un Petrenko en fosse toujours attentif à ne jamais couvrir, et à accompagner le chanteur comme un pianiste en récital, toujours pointilleux sur le texte à dire et une mise en scène elle aussi tirée au cordeau, millimétrée dans le geste et réglant chaque mouvement de manière artisanale: Kampe est simplement écrasante.

La série de représentations a été un triomphe total de public, on en sort violemment bousculé. Il y a une session de rattrapage brève (une représentation) en juillet 2017. Vous feriez bien de ne pas la rater.[wpsr_facebook]

PS: Vous pouvez aussi lire la critique de David Verdier dans Wanderer

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Acte IV, le ponton ©Wilfried Hösl

DE NATIONALE OPERA – AMSTERDAM 2015-2016: LA DAME DE PIQUE (Пиковая дама) de P.I.TCHAÏKOVSKI le 12 JUIN 2016 (Dir.mus: Mariss JANSONS; Ms en scène: Stefan HERHEIM)

Acte II ©De Nationale Opera/Forster
Acte II ©De Nationale Opera/Forster

Beaucoup de souvenirs m’attachent à la Dame de Pique de Tchaïkovski, et d’abord une vision inoubliable: 1978 au Théâtre des Champs Elysées, une comtesse, assise, en robe noire, une étole de fourrure blanche sur les épaules…Regina Resnik, avec Rostropovitch et Vichnevskaia, dans une Dame de Pique qui devint plus tard un enregistrement. L’ariette de Grétry, murmurée, rêveuse…et le théâtre croulant sous les bravos. Jamais entendu mieux, rarement eu un tel choc. Regina Resnik était la comtesse, et elle le restera à jamais dans mon souvenir.
Ensuite, j’adore la nouvelle de Pouchkine. Je la faisais régulièrement lire et étudier à mes élèves de 3ème et de 2nde, et elle leur plaisait beaucoup, j’en profitais d’ailleurs pour leur faire écouter des extraits de l’opéra de Tchaïkovski. Une grande œuvre de la littérature, brève, d’une ironie mordante, la seule œuvre russe que j’aie réussi à lire dans la langue originale. J’écoute souvent  les dernières mesures de l’opéra, le chœur d’hommes final en forme de liturgie funèbre et la musique qui s’éteint dans une émotion indicible, grandissant Hermann, pour la première fois, dans la mort.
Je me souviens aussi dans les mêmes années, d’une Dame de Pique avortée à l’Opéra de Paris, que devait mettre en scène Iouri Lioubimov, le grand metteur en scène russe de l’époque, et que de sombres manigances à la soviétique ont empêché de monter (le décor était une immense table de jeu à la taille du plateau de Garnier), remplacée par une non moins sublime Butterfly scaligère confiée à Jorge Lavelli.
Et je me souviens surtout de la production scaligère de fin de saison 1990 sous la direction de Seiji Ozawa, dans une mise en scène du cinéaste Andreï Konchalovski, avec Vladimir Atlantov et (surtout) une Mirella Freni miraculeuse avec une comtesse mythique, Maureen Forrester…On en voyait de belles à la Scala jadis…
La production lyonnaise de 2011, magnifique musicalement (Petrenko!) n’était pas vraiment réussie scéniquement (Peter Stein).
J’ai souvent vu La Dame de Pique : en vrai je n’en manque jamais quand je peux y aller. Si Eugène Onéguine est sans doute un opéra plus « raffiné » et plus poétique, peut-être aussi musicalement plus accompli, La Dame de Pique, à l’ambiance sombre et étrange reste pour moi une œuvre du cœur, plus pour des raisons personnelles que strictement musicales.
Je n’aurais donc manqué pour rien au monde le rendez-vous d’Amsterdam, qui réunissait Mariss Jansons et le Royal Concertgebouw Orchestra, pour leur seul rendez-vous de l’année après son départ en mars 2015, et Stefan Herheim, reconduisant une collaboration née en 2011 autour d’Eugène Onéguine, dont Herheim avait fait un concentré d’histoire russe, où Tatiana (Krassimira Stoyanova) finissait comme épouse d’un oligarque d’aujourd’hui.
Stefan Herheim, l’un des plus talentueux metteurs en scène actuels, a été assez irrégulier ces derniers temps. J’ai pu écrire combien ses Meistersinger, à Salzbourg comme à Paris, m’avaient déçu par la banalité du discours, malgré de jolies idées. J’avais adoré sa Rusalka à Bruxelles comme à Lyon, son Parsifal extraordinaire de Bayreuth (avec Daniele Gatti). J’ai vu d’autres mises en scène (Lohengrin, Lulu, Bohème, Xerxès), mais, malgré une imagination débordante et un sens du théâtre inouï, il n’a pas toujours convaincu. Il est entouré d’une équipe stable dont Alexander Meier-Dörzenbach son dramaturge habituel, et Philipp Fürhofer son décorateur qui avait aussi été l’auteur des décors d’Eugène Onéguine dans ce même théâtre d’Amsterdam.

Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Hermann(Misha Didyk) ©De Nationale Opera/Forster
Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Hermann(Misha Didyk) ©De Nationale Opera/Forster

Sa Dame de Pique scelle une réconciliation avec le génie. Sans abdiquer rien du livret, il construit tout son travail autour de la personnalité de Tchaïkovski et de son homosexualité, dans un sens tout différent de ce que faisait Warlikowski à Munich avec Eugène Onéguine. Tchaïkovski compositeur compose La Dame de Pique en fantasmant sur  le soldat dont il est amoureux et dont il paie les services qu’il projette en Hermann. Très habilement donc, son Tchaïkovski se glisse dans le personnage du Prince Jeletski, qui doit épouser Liza, comme Tchaïkovski devait épouser Antonina Milyukova. Liza est un peu un concentré des relations du compositeur aux femmes, Antonina come Nadedja von Meck. Et Herheim montre un Tchaïkovski écartelé entre Hermann et Liza, et composant La Dame de Pique pour exorciser ses désirs ou ses fantasmes, mais aussi un Jeletzki supplanté par Hermann dans le cœur de Liza, ce qui évidemment permet plusieurs entrées, qui font virevolter les âmes, avec pour symbole une

Pastorale à la Herheim ©De Nationale Opera/Forster
Pastorale à la Herheim ©De Nationale Opera/Forster

boite à musique en forme d’oiseau en cage qui joue du Mozart tant aimé de Tchaïkovski,  l’air de Papageno de Die Zauberflöte « Ein Mädchen oder Weibchen » et qui sera l’objet référentiel de la représentation, qu’on retrouvera dans la pastorale qui met en scène une Papagena et un Papageno.

La question posée par Herheim, c’est celle du compositeur et de son sujet, c’est l’œuvre du point de vue de l’auteur, avec ses heurts, ses rêves, sarcasmes et fantasmes. L’homme et l’œuvre, pour la dire banalement, mais avec une maestria inouïe.
Jouant habilement avec les époques, celle de Tchaïkovski et celle de La Dame de Pique (le XVIIIème finissant) et avec le monde fantasmatique du compositeur, il montre un chœur d’hommes composé d’autant de Tchaïkovski et un chœur de femmes d’autant de

Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Liza (Svetlana Aksenova) Comtesse (Larissa Diadkova) ©De Nationale Opera/Forster
Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Liza (Svetlana Aksenova) Comtesse (Larissa Diadkova) ©De Nationale Opera/Forster

comtesses, la comtesse étant presque un double du compositeur  (écartelé entre devoir social et désir caché) et d’ailleurs à un moment, Liza est entourée de Jelztki-Tchaïkovski et de la comtesse de manière symétrique) dans un intérieur bourgeois qui n’est pas sans rappeler l’intérieur de Villa Wahnfried dans son Parsifal bayreuthien (après tout, on connaît l’admiration pour Wagner de Tchaïkovski qui assista au premier Ring de Bayreuth en 1876), avec son piano central, et ses livres disposés comme dans le salon de Villa Wahnfried, mais aussi et surtout le portrait au-dessus de la cheminée,  comme Germania dans son Parsifal, ici Catherine II en première partie, la Comtesse en seconde partie.
Outre l’imaginaire, ce qui caractérise Herheim c’est aussi un sens aigu du spectaculaire : le final du 2ème acte, la fameuse Pastorale mimant la musique du XVIIIème siècle s’achève avec le chœur disséminé dans la salle, Jansons le dirigeant, dos aux musiciens pendant que conformément au livret, Catherine II entre en majesté. Le chœur fait signe au public de se lever, toute la salle est debout et Catherine II apparaît comme sortie du tableau.
Catherine II ? pas vraiment. Au rythme de la musique que Tchaïkovski-Jeletzky dirige avec force gestes, Catherine, c’est Hermann en Drag Queen et Tchaïkovski s’agenouille baisant la main d’une impératrice qui est en fait son Hermann chéri , comme il lui baisait la main, violemment retirée d’ailleurs, dans le prologue muet de l’opéra vu par Herheim.
Jeux de miroirs, fumigènes, éclairages violents et colorés ont la part belle, dans un salon tour à tour salon de musique et salle des fêtes, qui concentre toute l’action.

Acte II Comtesse et piano catafalque ©De Nationale Opera/Forster
Acte II Comtesse et piano catafalque ©De Nationale Opera/Forster

Herheim réussit la performance de changer les lieux tout en gardant sans cesse la même structure, l’un des moments les plus forts étant la transformation du piano de Tchaïkovski, où il revient régulièrement pour composer et diriger les scènes qu’il imagine, en cercueil contenant la Comtesse et dont le couvercle a servi de catafalque.
Herheim, c’est aussi une direction d’acteurs d’une précision inouïe où chacun dans les scènes d’ensemble a un rôle singulier, c’est habituel chez lui y compris dans des spectacles moins réussis, mais il profite aussi de l’agilité du choeur d’Amsterdam, passant insensiblement d’une ambiance à une autre, comme lorsque les choristes versent leurs verres sur Liza qui va se suicider (soleil noir) et qu’aussitôt après se retournent et  trinquent avec les mêmes verres dans la salle de jeu en une scène à la Manon ou Traviata (lumière), de même Tchaïkovski-Jeletzki donnant le pistolet à Hermann pour le pousser au suicide et serrant son cadavre dans ses bras comme le Wotan de l’acte II de Walküre avec Siegmund, confirmant l’attitude démiurgique de Jeletzki-Tchaïkovski. Qui d’ailleurs est ce personnage? plus Jeletzki? plus Tchaïkovski? Je pense pour la seconde solution: Tchaïkovski s’installe dans la personnage pour régler ses propres comptes avec lui-même faisant des autres une projection, mais le génie de Herheim et de dire cela tout en respectant à la lettre le livret. Et quand à la fin, le chœur s’est retiré et que sonne la merveilleuse musique du final, c’est Tchaïkovski qui gît sur le sol, requiem pour un compositeur, alors que la comtesse a forcé Hermann à se retourner le pistolet (que lui a donné Jeletzki-Tchaïkovski) contre lui (chez Pouchkine, rappelons-le, Hermann devient fou).
On ne cesserait de citer les idées prodigieuses de ce spectacle, qui fusent et qui lui donnent à la fois un certain réalisme, mais qui élargissent son espace au(x) fantasme(s), où Liza apparaît comme un ange protecteur aux ailes noires, au début et à la fin, comme si le tout avait été orchestré d’en haut, et où tout est suggéré jamais asséné, jamais surligné. Un vrai grand chef d’œuvre scénique.

Jeletzky/Tchaïkovski (Vladimir Stoyanov) ©De Nationale Opera/Forster
Jeletzky/Tchaïkovski (Vladimir Stoyanov) ©De Nationale Opera/Forster

Par sa mise en scène, Herheim détourne le propos de l’histoire proprement dite d’Hermann et de Liza vers celle de Jeletzki et surtout de Tchaïkovski, qui va se substituer au prince pour lui faire vivre sa propre histoire. Et donc Hermann n’est pas le personnage principal, mais réduit au statut de marionnette aux mains de Tchaïkovski, comme le reste, car c’est bien Jeletzki/Tchaïkovski le personnage principal, omniprésent en scène, au centre du chœur, à côté des personnages, derrière son piano, intervenant dans l’action, guidant ses personnages. Et de même La Dame de Pique n’est plus alors un « opéra fantastique » mais devient un « opéra fantasmatique », relevant du réalisme des fantasmes plutôt que du genre fantastique comme l’était la nouvelle de Pouchkine, tout en jouant d’ailleurs avec habileté sur le clavier fantastique, comme ce lustre qui s’agite comme un encensoir à l’apparition du spectre de la comtesse. Un point de vue inédit, mais convaincant et merveilleusement réalisé.
Comme tout spectacle réussi, la distribution, excellente, prend sa part du succès parce qu’elle est engagée, homogène, et surtout vraie. Ainsi donc, si elle est incontestablement dominée par Larissa Diadkova (la comtesse), Vladimir Stoyanov (Jeletski/Tchaïkovski) et surtout Alexey Markov (Tomski), les autres complètent de manière très solide le plateau, c’est notamment le cas bien évidemment du Hermann de Misha Didyk et de la Liza de Svetlana Aksenova. On a donc un plateau exceptionnel.

Acte III Hermann (Misha Didyk) et Liza en ange (Svetlana Aksenova) ©De Nationale Opera/Forster
Acte III Hermann (Misha Didyk) et Liza en ange (Svetlana Aksenova) ©De Nationale Opera/Forster

Misha Didyk est totalement convaincant dans son personnage, un personnage non plus « au premier degré », mais vu aux prismes des désirs de Tchaïkovski, cheveux longs, un peu brutal, parlant haut, un-homme-un-vrai quoi, qui peut aussi bien fasciner un être aussi policé que le compositeur russe, mais aussi la jeune et innocente Liza que Tchaïkovski voit sous les traits d’un ange, tenue en laisse par une comtesse omniprésente à ses côtés, et qui voit en Hermann le « premier homme » en quelque sorte .
Le rôle d’Hermann – comme celui de Liza d’ailleurs – est vocalement difficile à caractériser et les Hermann convaincants sont rares, il faut une belle assise et une belle solidité qui rapprocherait de l’Otello de Verdi (Vladimir Galouzine ou Vladimir Atlantov qui en a été pendant des décennies la référence) mais aussi du lyrisme et de l’élégance, une voix chaude et claire, c’eût été un rôle idéal pour Domingo. Dans l’enregistrement de Rostropovitch, Peter Gougaloff est vraiment le maillon faible de la distribution. Didyk n’a pas le format d’un Otello, la voix a eu quelques trous (les graves) et si les aigus sont réussis, quelques passages restent un peu difficiles (notamment au début), mais le chant est très convaincant, très juste, dans ses efforts même, et donne une couleur particulièrement vraie au personnage.
Il est vraiment à sa place, parce qu’il est Hermann, plus qu’il ne le chante, d’ailleurs la diction et l’expression sont impeccables dans un rôle il est vrai qu’il a abordé depuis très longtemps – je l’ai entendu à la Scala et à Lyon : présence, personnalité, expressivité font qu’aujourd’hui on voit difficilement qui pourrait lui être opposé, notamment dans la deuxième partie où à mesure que la folie le saisit, il devient presque terrifiant.

Liza (Svetlana Aksenova)©De Nationale Opera/Forster
Liza (Svetlana Aksenova)©De Nationale Opera/Forster

Svetlana Aksenova est Liza. Entre Freni et Vishnevskaia, voire la grande Tamara Milashkina ou Julia Varady, c’est un rôle magnifique pour soprano, mais la jeunesse du personnage trompe le spectateur, car la tessiture est exigeante, et demande un soprano à l’art déjà consommé (Mirella Freni l’a abordé en fin de carrière, comme Tatiana, mais Freni a toujours eu l’air –de loin – d’une jeune fille fragile), il faut une voix corsée, aux aigus puissants, qui n’ont rien de fragile. Si Svetlana Aksenova a les notes, elle n’a pas toujours bien négocié les passages et la ligne n’est pas si homogène, mais les aigus sont presque toujours triomphants, l’expression est prodigieusement émouvante, la diction exemplaire. C’est l’exacte version féminine de la vocalité d’Hermann, comme Aksenova est au féminin ce que Didyk est au masculin et en cela ils vont merveilleusement bien ensemble. Son arioso du 3ème acte (Ach, Istomilas ya gorem/Ax, истомилась я горем) est merveilleux de tension et d’engagement. Deux fragilités aux voix assises, dont les faiblesses sont dépassées par l’incarnation.

Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Comtesse (Larissa Diadkova) ©De Nationale Opera/Forster
Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Comtesse (Larissa Diadkova) ©De Nationale Opera/Forster

La Comtesse de Larissa Diadkova est elle aussi formidable de présence, dans sa chemise de nuit (que Tchaïkovski arbore lui aussi au début) comme une sorte de projection du compositeur devenu alors un Arnolphe au féminin…Mais ce qui frappe surtout, c’est l’incroyable présence vocale, le volume, l’émission, même si la diction française de l’ariette de Grétry n’est pas parfaite. On peut d’ailleurs remarquer que l’ariette de Grétry, originellement pour colorature, a une toute autre puissance dans la bouche d’un mezzo soprano…Il est clair que l’opéra de Tchaïkovski a la scène de la comtesse pour centre de gravité et que nulle Dame de Pique n’est réussie sans comtesse bien distribuée. Diadkova, qu’on a d’ailleurs vue à Paris dans le rôle, l’un des très grands mezzos russes des vingt dernières années, est totalement convaincante, puissante, et comme les grandes, elle focalise les regards dans les scènes d’ensemble. Elle possède des notes graves inouïes, sans poitriner, qui rappellent la Obratzova des grands soirs (qu’on a vue aussi à la Scala dans le rôle en 2005, avec Didyk en Hermann et Temirkanov dans la fosse).
Anna Goryachova, l’un des mezzo sopranos demandés du jour (Carmen, Adalgisa, Rosina, Melibea etc…) est elle aussi notable dans Polina : timbre riche, sens de la couleur, belle diction, beaux aigus marqués. Une vraie présence et une romance de l’acte I (scène 2) « Podrugi milie» (Подруги милые) particulièrement réussie notamment par l’interprétation rêveuse et nostalgique .

Deux barytons composent les autres rôles centraux, Jeletzky, parce qu’il est aussi Tchaïkovski dans cette mise en scène, est de fait le personnage principal, le personnage par lequel le compositeur entre dans l’histoire et fait de l’histoire sa propre histoire, et ne quitte donc pas l’habit du compositeur, qu’il soit en costume ou en chemise de nuit, et ne quitte pratiquement jamais le plateau. Vladimir Stoyanov est l’un des bons barytons de la scène russe d’aujourd’hui, il est excellent dans le double personnage (lui aussi doublé merveilleusement par le pianiste Christiaan Kuyverhoven, puisque le piano est central dans cette mise en scène sur la composition comme compensation) par sa présence, par son jeu, et par la voix également : sans avoir un timbre particulièrement notable ni une voix exceptionnelle, l’expressivité, la diction , l’émission, la puissance donnent une présence particulière à un personnage (Jeletzki) qui n’est pas habituellement un personnage de premier plan, réduit à être le rival malheureux d’Hermann. Ainsi la performance de Stoyanov – qui chante habituellement tous les grands rôles italiens et notamment verdiens de barytons – est-elle l’une des plus notables dans cette représentation, et son « ia vas lioubliou » (Я Вас люблю) l’un des airs les plus attendus de la partition, est tout particulièrement réussi . Mais soyons clairs, c’est le relief donné par la mise en scène qui en valorise la performance.

Tomsk (Alexey Markov) Tchekalinski (Andrei Popov) Sourine (Andrii Goniukov) Hermann (Misha Didyk) Acte I ©De Nationale Opera/Forster
Tomsk (Alexey Markov) Tchekalinski (Andrei Popov) Sourine (Andrii Goniukov) Hermann (Misha Didyk) Acte I ©De Nationale Opera/Forster

Alexey Markov a longtemps chanté Jeletski, il est cette fois Tomski . Un Tomski au chant impeccable. Voilà un baryton-basse qui est en train d’exploser : éminemment contrôlé et élégant, belle projection, timbre chaud, sans aspérités et une belle personnalité : l’ironie du personnage perce dans les modulations de chaque parole ; c’est à la fois très expressif et très intelligent. Je l’avais déjà remarqué dans Les Cloches de Rachmaninoff à Lucerne. Du strict point de vue du chant, c’est sans doute le plus accompli du plateau, même si le personnage n’est pas le plus intéressant dans cette mise en scène, on reste impressionné par la performance, par l’élégance, la science de l’émission.
Le reste de la distribution est à la hauteur, aussi bien le Tchekalinski d’Andrei Popov que la gouvernante remarquable d’Olga Savova ou le Sourine d’Andrii Goniukov et tous les autres. À cette magnifique distribution, le chœur si important dans l’opéra montre une fois de plus que le chœur de l’opéra d’Amsterdam dirigé par Ching-Lien Vu qui fit les grands soirs à Genève, est l’un des grands chœurs d’opéra d’Europe. On connaît son aptitude particulière à jouer et sa mobilité ainsi que sa disponibilité (on se souvient encore du Moses und Aron de Peter Stein dirigé par Pierre Boulez), il y a en plus une tradition chorale forte aux Pays-Bas. Voilà bien des raisons d’admirer le résultat particulièrement éblouissant de la prestation chorale, y compris celle du chœur d’enfants (Nieuw Amsterdams Kinderkoor) dirigé par Caro Kindt que Tchaïkovski place dès les premières minutes, en hommage à la Carmen de Bizet et au chœur « Avec la garde montante » qui incarnent eux aussi de petits soldats prêts à défendre la Russie.
Bien évidemment, on garde pour la bonne bouche l’orchestre et le chef, dont on reste ébahi, qui nous cloue sur place et d’émotion et d’admiration. On sait que l’Opéra d’Amsterdam a un directeur musical (Marc Albrecht) mais pas d’orchestre. Ce sont des orchestres divers des Pays-Bas qui sont en fosse, et chaque année ou presque, en juin, c’est le Royal Concertgebouw Orchestra, c’est à dire le vaisseau amiral. Ils retrouvaient leur ex-chef Mariss Jansons, avant l’an prochain  de proposer une Salomé de Richard Strauss dirigée par Daniele Gatti dans une mise en scène d’Ivo van Hove. Des retrouvailles d’un incroyable niveau.

Acte III, apparition du spectre ©De Nationale Opera/Forster
Acte III, apparition du spectre ©De Nationale Opera/Forster

Nous sommes aux antipodes de la direction tendue, éclatante, nerveuse voire excessive d’un Rostropovitch, Jansons a choisi une couleur plus sombre, jamais explosive et jamais éclatante, mais tendue toujours, comme une sorte de déclinaison lyrique de la Symphonie « pathétique ». Le son de l’orchestre est d’une incroyable suavité, avec une petite harmonie à tomber de son siège et des cordes si veloutées (les contrebasses!), qu’elles donnent une singulière douceur à l’ensemble et en même temps une profondeur inouïe, sans compter la clarté du rendu de la partition, totalement cristalline, on y entend les pianissimis les plus virtuoses, avec une expression multiple des émotions. Une fois de plus, chez des chefs de cette trempe, c’est la découverte des secrets de la composition grâce à une lecture d’une incroyable lisibilité qui frappe. Ce n’est jamais massif, jamais lourd, jamais imposant, mais incroyablement dynamique quelquefois et en même temps à d’autres tendu, nerveux, laissant s’épanouir les émotions. On sent une osmose entre le chef et l’orchestre qui permet de comprendre cette lecture très axée sur la sensibilité, qui convient magnifiquement à la lecture de Herheim, axée sur la composition et la signification de l’écriture de Tchaïkovski. Une fois de plus, il y a là travail en commun et il serait imbécile de séparer l’un de l’autre. C’est donc une vraie lecture de l’œuvre, centrée sur le compositeur, plus encore peut-être que lors de l’Onéguine, qui était déjà un incroyable moment. Jansons est ici dans son élément, héritier d’un Mravinski légendaire dont il fut l’assistant, mais sans doute allant plus loin dans la lecture intimiste. C’est bien à une couleur intimiste et intérieure qu’on est confronté, d’une justesse incontestable, et qui ne heurte pas les scènes les plus spectaculaires. Le début du dernier acte est à ce titre impressionnant et bouleversant, la musique inquiétante et pathétique accompagnant une image des funérailles de la comtesse dans son piano-tombeau pendant qu’Hermann lit la lettre de Liza (Didyk est extaordinaire dans la scène). Les dernières mesures de l’œuvre, avec le chœur « liturgique » et les derniers accords, qui enterrent et Hermann et Tchaïkovski sont à la fois d’une incroyable retenue, d’une indicible émotion et font qu’on rentre en soi et que les larmes inévitablement coulent.
Cette approche n’est pas romantique au sens où l’on verrait les excès et les orages d’une âme endolorie, mais elle met l’accent sur la tendresse, sur l’émotion, sans jamais virer à l’ironie pouchkinienne (sauf pour le personnage de Tomski) et revenant toujours à l’expression d’une souffrance qui ne peut être transfigurée que par la musique : une lecture intérieure, profonde, animée (au sens propre, qui révèle une âme), qui est profondément en lien avec la lecture de Herheim, en plein dans le sujet qui répond à la question : pourquoi cette musique pour cette œuvre ?
Car c’est bien la révélation de ce travail : le sujet de la Dame de Pique, au-delà de la nouvelle de Pouchkine, c’est bien la musique de Tchaïkovski, les conditions de sa composition et la nature de son approche musicale. En ce sens, il ne s’agit pas d’une lecture romantique, mais bien « pathétique » de l’œuvre de Pouchkine. Je ne saurais donc trop vous conseiller de faire le voyage d’Amsterdam ou à défaut de regarder le streaming du 21 juin, même si ce type de spectacle ne peut prendre tout son relief qu’en salle.
Comme Flaubert a dit (ou non) « Madame Bovary, c’est moi », Tchaïkovski nous dit ici « La Dame de Pique, c’est moi ! », grâce à une lecture merveilleusement double et d’une cohérence inouïe de Herheim et de Jansons. Un des deux ou trois grands spectacles de cette saison, et une Dame de Pique pour l’éternité. [wpsr_facebook]

Final Acte II (Catherine II) Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Hermann(Misha Didyk) ©De Nationale Opera/Forster
Final Acte II (Catherine II) Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Hermann(Misha Didyk) ©De Nationale Opera/Forster

 

OPÉRA DE LYON 2009-2010: FESTIVAL POUCHKINE – LA DAME DE PIQUE, de TCHAÏKOVSKI à L’OPERA DE LYON (Dir: Kirill PETRENKO, Mise en scène: Peter STEIN)

A priori, je n’avais pas prévu d’aller revoir ce spectacle de Peter Stein qui m’avait beaucoup déçu lors des représentations de 2008, et qui ne m’avait pas convaincu au niveau du chant. Mais la joie consécutive à Mazeppa, et la perspective d’entendre les mêmes chanteurs et surtout le même chef dans La Dame de Pique, a eu raison de mon hésitation et j’ai assisté, bien m’en a pris, à la dernière représentation du Festival Pouchkine monté à Lyon pour ce mois de mai. J’aime tellement cet opéra! Il m’a réservé une des émotions les plus fortes de ma vie de mélomane, lorsque sur la scène des Champs Elysées, en 1978, je fus comme foudroyé par l’incroyable comtesse de Regina Resnik – nous nous sommes connus plus tard et sommes aujourd’hui très liés – . Regina, assise en étole de fourrure blanche au milieu de la scène, devant l’orchestre (la représentation dirigée par Rostropovitch avec Vichnevskaia en Liza était une version concertante, donnée à l’occasion de l’enregistrement que l’on connaît chez DG), murmurait cette ariette de Grétry en donnant le frisson à la salle, jamais je n’ai entendu aux Champs Elysées une telle ovation, pour cette scène, pour cette seule scène, cela valait tous les voyages. Regina Resnik outre une voix somptueuse,  avait un sens inné du théâtre, un regard, un geste minimal, une diction unique:  tout est dit.

La représentation lyonnaise est de celles qui donnent pleine satisfaction. La production n’est plus vraiment celle que je vis il ya deux ans, car le décor a été détruit (problème d’amiante) et l’on ne l’a pas reconstruit comme pour Mazeppa, mais on a reconstruit des élements de décor noirs qui finalement sont du plus bel effet: la production assise sur le noir et le rouge, acquiert un style qu’elle n’avait pas il y a deux ans, même si, à part souligner le regard ironique de Pouchkine porté sur le monde  ou sur la  vieille comtesse, la mise en scène de Peter Stein n’a pas gagné en génie ni même en intérêt. Mais c’est la musique qui a transcendé la soirée, avec en premier lieu la direction vibrante, colorée, lyrique de Kirill Petrenko, qui exalte les pupitres de l’orchestre de l’Opéra de Lyon et qui ne couvre jamais les voix. Certes, une fois de plus, on peut déplorer cette acoustique sèche et une salle un peu trop petite pour la générosité de l’écriture de Tchaïkovski,  et c’était encore plus net pour Mazeppa à cause du caractère épique de l’oeuvre. Pour la Dame de Pique, qui laisse une place plus forte à l’intimité du drame, c’est un peu moins gênant, sauf pour l’ouverture, qui nécessiterait une salle plus vaste et surtout plus réverbérante. Mais au total, la prestation musicale est remarquable et on se réjouit de revoir Petrenko l’an prochain pour Tristan et Isolde (encore mis en scène par Peter Stein). Je comprends difficilement que chef remarquable n’ait  n’ait eu “l’honneur” de l’opéra de Paris qu’une seule fois, pour une représentation en 2003. Serge Dorny en revanche a du nez…
La distribution n’appelle que des éloges, à commencer par le Hermann de Misha Didyk, vraiment à sa place dans ce rôle très tendu (il fatigue cependant un peu vers la fin): intensité,puissance, maîtrise technique, il domine vraiment la partie et des rôles qu’il a soutenus à Lyon, c’est vraiment celui qui lui convient le mieux. Olga Guryakova est tout aussi intense en Liza, notzamment dans les deux premiers actes, où elle est bouleversante, dans le troisième, elle déçoit un peu (tout comme Didyk d’ailleurs). La Pauline de Elena Maximova, lyrique, élégante, est l’une des bonnes surprises de la soirée, et la Comtesse de Marianna Tarasova est une très belle composition de sorcière en robe à paniers, et la fameuse scène de l’ariette, très bien chantée (même si ce n’est pas Resnik…) est jouée avec une ironie mordante que le public perçoit. Les autres sont tous à leur place, avec une note particulière pour l’élégant Eletski d’Alexey Markov (qui reçoit les applaudissements du public pour son air “ya vas lioubliou” particulièrement réussi pour la chaleur, l’exactitude, l’émission). Enfin, Nikolaï Putilin est un très beau Tomski, personnage vu ici un peu vieillissant, très modéré, une sorte de sage. Les autres rôles sont tenus très correctement.
Au total, une  belle soirée, de très haut niveau, et l’on se réjouit pour tous les jeunes élèves présents: l’ensemble de ce Festival Pouchkine, par son homogénéité, par les choix très justes de distribution, par la direction musicale remarquable de Kirill Petrenko, était un beau cadeau du joli mois de mai. Serge Dorny à la tête de l’Opéra de Lyon, mène une politique intelligente qu’on aimerait voir appliquée à deux heures de TGV de Lyon…

OPÉRA DE LYON 2009-2010: FESTIVAL POUCHKINE -MAZEPPA de P.I.TCHAIKOVSKI 6 mai 2010 (Dir.mus:Kirill PETRENKO avec Anatoli KOTSCHERGA, Nikolaï PUTILIN, Olga GURYAKOVA, Mariana TARASOVA)

060520101968.1273313575.jpgDes dizaines et des dizaines de jeunes, partout dans le théâtre, des fauteuils d’orchestre au poulailler, ils circulent, s’interpellent avant le spectacle, se prennent en photo, et puis font silence dès les premières notes: grâce à la très belle initiative de la Région Rhône-Alpes “Lycéens et apprentis à l’Opéra”, des dizaines de lycées chaque année fréquentent les opéras régionaux ou les grandes salles dédiées à la danse, financés, transportés,  mais aussi préparés aux spectacles. Cette initiative fait de l’Opéra de Lyon la salle la plus ouverte aux jeunes que je connaisse. Cette soirée n’a pas manqué à la règle: c’est le plus gros effort en France en direction de l’Opéra pour que les jeunes puissent pénétrer ce monde qu’ils fréquentent peu.
Et ils ont de la chance en ce moment, ces jeunes de Rhône-Alpes: car l’Opéra de Lyon propose une programmation de haut niveau, qui renoue avec la qualité grâce à la politique de Serge Dorny. En ce mois de mai, les trois opéras de Tchaïkovski, Mazeppa, Eugène Onéguine, La Dame de Pique, sont repris en un “Festival Pouchkine”, fléché dans toute la ville de Lyon, avec la couleur cohérente de trois mises en scènes de Peter Stein, et la garantie de qualité musicale scellée par la présence de Kirill Petrenko au pupitre, et de distributions très homogènes et c’est le cas ce soir, d’un niveau exceptionnel.

060520101967.1273313456.jpgOn connaît peu Kirill Petrenko en France. Ce chef de 37 ans a été directeur musical à Meiningen, théâtre historique de la Thuringe, puis au Komische Oper de Berlin, et en 2013, il dirigera, eh oui, le Ring du bicentenaire de Wagner au Festival de Bayreuth. A chaque fois que je l’ai entendu diriger, ce fut un moment de grâce, dernier en date, l’an dernier, Jenufa à l’Opéra de Munich. Et cette fois-ci de nouveau, on constate la technique, la mise en place parfaite, la dynamique au service de l’action, l’excellente préparation de l’orchestre et une manière toute particulière et séduisante de faire sonner Tchaïkovski, dans une salle malheureusement ingrate pour l’acoustique orchestrale, très sèche, sans aucune réverbération, sans respiration, ce qui pour une oeuvre aussi épique, constitue sans aucun doute une gêne . Je pense que c’est une erreur que d’avoir construit une salle (de Jean Nouvel, rappelons-le) trop petite. C’était sans compter sur l’augmentation régulière des publics.
Petrenko, un nom à retenir, courez l’écouter.

Peter Stein a construit ses trois mises en scène sur des partis pris de fidélité à l’histoire, sans vrai recul, dans des décors de son complice habituel Ferdinand Wögerbauer . Des trois La Dame de Pique m’est apparue de loin la plus décevante , Eugène Onéguine est mieux construit par sa vision d’une société étriquée, vaguement tchékhovienne, mais pour mon goût, c’est Mazeppa la meilleure des trois productions:  un  parti pris qui laisse sa place à l’épopée, mais qui tient compte d’un rapport scène-salle de proximité, et ménage donc aussi des moments d’intimité, avec de très belles images (la bataille de Poltava au troisième acte notamment), et une couleur d’ensemble qui ne manque pas de poésie ( la scène finale est très réussie), avec un traitement pittoresque des costumes et des tapis au premier acte – monde idéal et rêvé d’une Russie d’opérette- qui est lourd d’ironie lorsque l’on considère la suite de l’histoire. Certes, rien de révolutionnaire, il y a longtemps que Peter Stein ne provoque plus de prurit chez le public, mais un spectacle prenant, un parti pris de simplicité et de relatif dépouillement, et une ligne dramatique bien dessinée. J’avais vu ses trois  productions ces dernières années, mais c’est Mazeppa que j’ai voulu revoir, avec une distribution partiellement renouvelée (Nikolaï Putilin en Mazeppa, succédant à Wojtek Drabowicz, disparu en 2007, et Olga Guryakova en Marie succédant à Anna Samuil).

L’ensemble de la distribution réunie n’appelle aucun commentaire négatif. Certes, la voix de Anatoli Kotscherga a vieilli et se montre moins sonore que par le passé (il fut le Boris et le Khovantski d’Abbado), mais elle convient bien au rôle et reste intense, avec une diction absolument impeccable, et l’interprétation est vraiment souveraine. Un très grand Kotchubeï . De même le Mazeppa de Putilin, à la belle voix de baryton, lui aussi doué d’une diction exemplaire, et d’une clarté dans l’émission et d’un timbre séduisant. Il arrive à rendre palpable l’ambiguité du personnage, à la fois un méchant éperdu de pouvoir, mais en même temps un amoureux déchiré entre son ambition et son amour. L’Andreï du ténor ukrainien Misha Didyk réussit lui aussi à rendre  le personnage intense, malgré quelques hésitations au début: il semble avoir plus de difficultés dans le lyrisme, la voix manque de ce velours nécessaire; tout le duo inital avec Marie en effet n’est pas vraiment convaincant. Mais la voix est solide, bien posée, puissante; ce rôle, notamment dans ses parties plus dramatiques lui convient manifestement mieux que celui de Des Grieux, dans ce même théâtre en janvier/février dernier, où il n’était pas vraiment à sa place.

Les deux femmes sont tout à fait convaincantes, la Lioubov de Mariana Tarasova est intense, juste, la voix est puissante, sans aucun problème technique, le timbre est séduisant et le duo avec Marie du second acte est un des sommets de la soirée.La Marie d’Olga Guryakova, est elle aussi vraiment excellente, même si l’on pourrait quelquefois espérer une voix plus modulée dans les parties plus lyriques (on aimerait entendre quelquefois des “piani”): voilà une chanteuse qui est appelée par les plus grands théâtres pour des rôles italiens, elle en a la puissance et l’abattage, il n’est pas sûr qu’elle en ait toujours la subtilité. Mais c’est une vraie voix dramatique, elle aussi intense: l’air final est vraiment bouleversant.

060520101969.1273313632.jpgAu total, voilà un spectacle bien construit, musicalement impeccable ou à peu près, séduisant pour le public qui fait un triomphe à toute la compagnie, et en particulier à Anatoli Kotscherga et au chef. L’initiative de ce Festival est donc une réussite et l’Opéra de Lyon montre une fois de plus l’excellence de ses choix, fondée sur une politique artistique assise sur des artistes de qualité, sur des fidélités, et sur une grande cohérence des choix de répertoire.