DISQUES CD & DVD: MES ENREGISTREMENTS PRÉFÉRÉS/CLAUDIO ABBADO et IL VIAGGIO A REIMS de GIOACCHINO ROSSINI

Dispositif scénique de "Viaggio a Reims" (Ronconi/Aulenti) à la Scala

Un ami m’ayant demandé des informations sur “Il Viaggio a Reims”, je me suis replongé dans l’œuvre, ce qui aboutit à ces quelques notes pour  retracer brièvement ici l’histoire (abbadienne)  de cette œuvre, depuis le 19 août 1984, première à Pesaro, qui aujourd’hui est représentée sur toutes les grandes scènes du monde.
Claudio Abbado tout au long de sa carrière a contribué à exhumer des œuvres inconnues (comme Fierrabras de Schubert) ou à promouvoir des versions originales (comme celle de Boris Godunov de Moussorgski que les représentations de la Scala en 1979 ont véritablement imposé sur le marché (alors que la version originale était déjà connue, et avait déjà bénéficié d’un enregistrement de Jerzy Semkov), ou même la version complète de Don Carlo de Verdi. Lorsqu’il propose en 1984 dans le cadre du Festival de Pesaro, dans le petit auditorium Pedrotti,  une œuvre inconnue, mais avec pour partie la musique du Comte Ory, dans une distribution étincelante, et dans une mise en scène ébouriffante de Luca Ronconi dans des décors de Gae Aulenti (reprise par la Scala en 2008-2009 sous la direction d’Ottavio Dantone) qui prend pour ligne directrice l’exploitation “médiatique” d’un “event” (à savoir le sacre de Charles X), c’est un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il Viaggio a Reims dans cette production va être proposé à la Scala en septembre 1985, puis à l’opéra de Vienne en 1988, à Ferrare et à Pesaro (mais au Teatro Rossini) de nouveau en 1992 (année Rossini) pendant qu’il en donnera une version semi-scénique fin 1992 à Berlin avec le Philharmonique de Berlin. La production était prévue à Paris au Théâtre des Champs Elysées, mais pour des raisons financières elle fut annulée, ce qui permit les représentations de Ferrare, qui récupéra les dates où , curiosité, le rôle muet de Charles X était tenu par Placido Domingo. La production de Ronconi mobilisait la scène, et la rue,  puisque le cortège du sacre, Charles X en tête, se promenait dans les alentours du théâtre pendant toute la représentation, que des vidéos retransmettaient dans le théâtre la progression du cortège, et qu’il faisait irruption dans la salle à la fin du spectacle. Le tout en principe en direct (pas à Vienne où le cortège avait été filmé une fois pour toutes).
A chaque fois ou presque, il en est resté des traces, soit sur CD, soit en vidéo VHS, soit les deux. Toutes les représentations depuis 1984 ont bénéficié de la présence de Lucia Valentini Terrani (Marchesa Melibea), la mezzo rossinienne qui n’a pas été remplacée, de de Lella Cuberli, en laternance avec Tiziana Fabbricini à Ferrare, Enzo Dara (Barone di Trombonock), de Ruggero Raimondi (Don Profondo) – en alternance avec Giorgio Surjan à Vienne- et de Samuel Ramey (Lord Sydney) – en alternance avec Ferruccio Furlanetto à Vienne- , tandis que changeaient d’autres  rôles, en particulier Madame Cortese, passée de Katia Ricciarelli en 1984 à Montserrat Caballé à Vienne, et Cheryl Studer toute l’année 1992.

L'affiche du Festival de Pesaro 1984

La distribution originale était :
18/20/23/25 août 1984
Auditorium Pedrotti
Il viaggio a Reims
nuova produzione
Dramma giocoso di Luigi Balocchi
Musica di Gioachino Rossini
Edizione critica Fondazione Rossini/Ricordi, a cura di Janet Johnson
Direttore Claudio Abbado
Regia Luca Ronconi
Scene e costumi Gae Aulenti
Interpreti
Corinna Cecilia Gasdia Marchesa Melibea Lucia Valentini Terrani Contessa di Folleville Lella Cuberli Madama Cortese Katia Ricciarelli/Antonella Bandelli (23 agosto) Cavalier Belfiore Edoardo Gimenez Conte di Libenskof Dalmacio Gonzales/Francisco Araiza (25 agosto) Lord Sidney Samuel Ramey Don Profondo Ruggero Raimondi Barone di Trombonok Enzo Dara Don Alvaro Leo Nucci Don Prudenzio Giorgio Surjan Don Luigino Oslavio Di Credico Maddalena Raquel Pierotti Delia Antonella Bandelli Modestina Bernadette Manca di Nissa Antonio Luigi De Corato Zefirino Ernesto Gavazzi Gelsomino William Matteuzzi
Coro Filarmonico di Praga
Maestro del Coro Lubomír Mátl
The Chamber Orchestra of Europe

A la Scala, un an après, la distribution était à peu près similaire, avec Chris Merritt cependant dans le conte di Libenskof à la place d’Araiza.
On le voit, même en alternance, les distributions étaient plus ou moins introuvables: il était rare de voir sur une affiche autant de grands noms. On se souviendra toujours du Don Profondo de Ruggero Raimondi, et notamment de son air “Medaglie incomparabili”, de l’extraordinaire Corinna de Cecilia Gasdia et surtout du “Gran pezzo concertato a 14 voci” étourdissant, qu’Abbado reprenait régulièrement en bis à la fin de l’opéra, devant le délire que la représentation provoquait dans le public. On en sortait heureux, rempli d’énergie, ne rêvant qu’à la représentation suivante.
Car Claudio Abbado est le chef rossinien par excellence. A chaque fois qu’il a abordé un Rossini à l’opéra, ce fut un miracle: que ce soit Cenerentola, il Barbiere di Siviglia, L’Italiana in Algeri ou il Viaggio a Reims, il a écrit l’histoire de la représentation de Rossini à l’opéra, en s’appuyant toujours sur les derniers états de la recherche. Au disque, son “Italiana” et surtout son second “Barbiere” (avec Domingo) sont discutables, mais à la scène, ce fut toujours LA référence. Pas un chef aujourd’hui n’a pris sa place et Bruno Campanella, qui a fait longtemps figure de meilleur chef rossinien (“qui pétille comme le champagne”-sic-) se situe loin loin derrière. Riccardo Chailly peut-être, pourrait éventuellement non lui faire concurrence, mais constituer une possibilité…
Le miracle de Viaggio a Reims, c’est que l’opéra fonctionne sur une intrigue quasiment inexistante: des invités internationaux (anglais, allemand, français, espagnol, états pontificaux, russe, polonais) sont bloqués dans une station thermale alors qu’ils se rendent au sacre de Charles X. Si tu ne vas pas à Charles X, Charles X viendra à toi.
Bien sûr, cela construit des souvenirs indélébiles, j’ai vu les représentations de la Scala, de Vienne, de Ferrare et à chaque fois ce fut un indescriptible bonheur.
Eh bien, ce bonheur-là, vous pouvez le revivre en CD, mais, étonnamment, pas – ou peu – en DVD, puisque les DVD en vente ne proposent pas en ce moment la version Abbado. Il existe pourtant ou a existé:

Le CD original (issu des représentations de Pesaro)

– Un CD issu des représentations de Pesaro en 1984, avec le Chamber Orchestra of Europe
– Un VHS de la RAI, en vente pendant quelques années, qui est une retransmission de ces représentations
– Un VHS de Vienne, longtemps vendu, mais jamais repris en DVD

Le CD issu des concerts de Berlin

– Un CD issu des concerts de Berlin, avec le Philharmonique de Berlin.

De ces propositions subsistent seulement les CD, encore en vente.
Mon conseil: Pesaro, et seulement Pesaro. L’enregistrement de Berlin n’a ni la dynamique, ni la finesse, ni l’excellence de la jeunesse, ni la joie, ni l’engagement de celui de Pesaro. Et le Chamber Orchestra of Europe, à peine formé, allait devenir pendant quelques années l’orchestre préféré d’Abbado pour les formes plus réduites. C’est un miracle musical.

Viaggio a Reims (Ronconi/Aulenti)

Pour les vidéos, si vous trouvez Vienne, ce sera déjà bien. Mais cherchez l’enregistrement de la RAI de Pesaro, il existe, il est sublime, et il a été vite retiré du marché. Un jour sans doute, il réapparaîtra. Guettez ce moment. Et ne gâchez pas votre argent à acheter les DVD de Gergiev ou même de Lopez Cobos (qui est cependant un bon rossinien); mieux vaut attendre. Patience et longueur de temps…

Il reste que les politiques de l’industrie du disque, vendant des productions médiocres alors que les enregistrement de référence existent et dorment dans les placards, sont impénétrables (mais sûrement pleine de sens…).
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OPÉRA COMIQUE 2011-2012 : LA MUETTE DE PORTICI de D.F.E. AUBER le 15 avril 2012 (Dir.mus: Patrick DAVIN, Ms en scène: Emma DANTE)

Direction musicale, Patrick Davin
Mise en scène, Emma Dante
Décors, Carmine Maringola
Décors et costumes, Vanessa Sannino
Lumières, Dominique Bruguière
Collaboration aux mouvements, Sandro Maria Campagna
Assistante musicale, Alexandra Cravero
Assistant mise en scène, Giuseppe Cutino
Assistante décors et costumes, Mara Ratti
Assistante collaboration aux mouvements, Stéphanie Taillandier

Fenella, Elena Borgogni
Alphonse, Maxim Mironov
Elvire, Église Gutiérrez
Masaniello, Michael Spyres
Pietro, Laurent Alvaro
Borella, Tomislav Lavoie
Selva, Jean Teitgen
Lorenzo, Martial Defontaine

Production, Opéra Comique
Coproduction, Théâtre Royal de la Monnaie
Coproducteur associé, Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française

Quel qu’en soit le résultat, c’est déjà une bonne initiative que de proposer au public des œuvres d’Auber, qui connut une grande gloire au XIXème, et qui est aujourd’hui une rue et une station de métro sans que les millions de parisiens qui y passent ne sachent ce qui se cache derrière ce nom. J’ai pour ma part seulement vu Fra Diavolo, à la Scala en 1992, et dans sa version italienne  dirigée par Bruno Campanella dans une mise en scène de Jérôme Savary. J’ai entendu au disque en revanche Manon Lescaut, Gustave III ou le Bal masqué, La Muette de Portici.
C’est dire que j’étais bien tenté par cette production de l’Opéra comique, que j’ai pu voir à cause de l’annulation des Huguenots à Mulhouse pour cause de ténor malade. Et justement, Michael Spyres, le Masaniello de cette production, possède aussi Raoul à son répertoire. Si les dates ne s’étaient pas chevauchées…
Cette petite aventure souligne d’ailleurs la difficulté que peuvent avoir les théâtres à proposer des œuvres peu jouées. Sans double distribution, on court le risque de l’annulation. Quels ténors aujourd’hui possèdent Raoul ou Masaniello à leur répertoire? Et ce n’est pas seulement une question de rareté de répertoire, mais aussi de difficulté des rôles: apprendre un rôle difficile voir impossible, et de plus avoir la certitude qu’on ne le chantera pas souvent, ce cumul tient de l’apostolat.
On ne peut donc que louer à la fois le théâtre de la Monnaie pour sa politique (il est en effet coproducteur et des Huguenots, et de La Muette de Portici) et l’Opéra Comique, qui devient le théâtre spécialisé dans ce répertoire rare du XIXème siècle. Et pourtant, c’est bien sur ce répertoire que s’est construit le chant français au XIXème et la gloire de Paris, première scène d’Europe pour l’opéra à l’époque. Or, depuis longtemps, notre première scène ne cultive plus cette identité-là, et l’Opéra comique y revient grâce à l’intelligente politique de Jérôme Deschamps, qui aime ce répertoire.
La Muette de Portici (1828), ne mérite pas l’oubli, d’abord parce que c’est sans doute le seul opéra qui ait provoqué une révolution (la révolution belge de 1830), ensuite parce qu’on lit dans tous les bons livres qu’il a jeté les bases du “Grand Opéra” à la française. D’autres bons livres disent que le mérite en revient à Guillaume Tell de Rossini qui date de 1829, soit un an après: disons donc que la période fut favorable à la naissance de ce genre, opéra à grand spectacle, avec de nombreux changements de décors, des chœurs impressionnants, une foule de figurants en scène.
Alors la première question qu’on doit se poser, c’est qu’en réalité La Muette de Portici serait faite pour Garnier ou Bastille, pour répondre à l’idée de “Grand Opéra”, et de fait, c’est une production née à l’Opéra et non à l’Opéra Comique. La proposer à l’Opéra Comique, c’est se contraindre à une scène aux dimensions réduites, c’est renoncer au “grand” spectacle, c’est proposer l’œuvre dans un cadre qui n’est pas fait pour elle et donc peut-être en trahir les intentions. On va d’ailleurs voir plus loin que cela pose quand même des problèmes de réalisation, de relation scène fosse, de mise en scène. Mais comme on n’imagine pas une production d’Auber à l’Opéra National de Paris avant longtemps, merci à Jérôme Deschamps de nous l’avoir révélée.
En bref, l’histoire est double: d’une part une histoire d’amour contrariée, d’autre part une histoire politique, et les deux s’entremêlent. Fenella, une jeune fille muette, a été séduite puis abandonnée par un noble (en réalité Alphonse d’Arcos, le fils du vice-roi) qu’elle reconnaît (et qu’elle dénonce) le jour de son mariage avec Elvire, noble Dame espagnole. Et

Portrait de Masaniello, par Micco Spadaro

Fenella est la sœur de Masaniello – personnage historique, grande figure de l’histoire napolitaine né en 1620 et mort en 1647 – (contraction de Tommaso Aniello), chef des pêcheurs de Portici, près de Naples, qui va profiter de l’infortune de sa sœur pour fomenter une révolte populaire contre le pouvoir tyrannique des espagnols. Mais il se refuse à poursuivre les violences et s’oppose à ses compagnons. Même si les insurgés chassent momentanément le vice-roi, cela finit mal: Masaniello est tué par les siens et Fenella se jette par la fenêtre.
En écoutant cette musique, on est évidemment frappé de sa relation à Rossini: notamment au début. L’ouverture a bien le schéma d’une ouverture rossinienne, avec ses trois parties et sa seconde partie très dynamique, ainsi que le premier air d’Elvira. On entend aussi beaucoup d’échos de Cherubini. N’oublions jamais Cherubini, qui va jeter les bases de l’Opéra et l’opéra comique du XIXème avec Mehul et Boieldieu, et quand j’écris Cherubini, je pense aussi Lodoïska, cet opéra que j’adore et qui fut le plus grand succès de la révolution française. Il reste que Cherubini est un personnage important du Paris musical, qu’il va être directeur du conservatoire 40 ans et qu’Auber lui succèdera à ce poste. On sent dans la musique d’Auber des échos forts des opéras de Cherubini. Rossini et Cherubini: étonnez-vous qu’Auber ait été si populaire en Italie aussi .
Que sa Muette de Portici ait pu influencer par sa portée politique (ou par l’influence du drame musical sur le contexte politique) Richard Wagner, il n’y a pas de quoi étonner, lui qui va faire bientôt Rienzi, magnifique parabole sur le pouvoir et ses dérives. Wagner aimait beaucoup Rossini, Auber et Gaspare Spontini, le troisième compositeur phare des trente premières années du XIXème, encore plus ignoré en France (depuis quand n’a-t-on pas joué La Vestale ou Fernand Cortez à Paris?). Riccardo Muti fut un grand défenseur de Cherubini et de tout ce répertoire, que ne le joue-t-il pas plus souvent sur les scènes européennes: pour qu’un tel répertoire refleurisse, il faut qu’il soit porté par une grande personnalité du monde musical. Où seraient des œuvres comme les messes de Cherubini ou Lodoïska si Muti ne les avaient pas enregistrées.
Cette Muette de Portici vaut donc bien plus que l’oubli dans lequel elle est injustement tombée. D’autant qu’écrire un opéra dont l’héroïne est muette, interprétée par une danseuse, tient évidemment du clin d’œil et de l’acrobatie. Dans la mise en scène d’Emma Dante, elle est muette, mais pas inerte. Elle rampe, se débat, se heurte, se tord, se roule, comme une sorte d’animal sauvage, une sauvageonne qui remplit la scène dès qu’elle apparaît (avant même le début du spectacle). Elena Borgogni est actrice, mais elle a une telle maîtrise de son corps, de ses mouvements corporels, qu’elle pourrait bien être danseuse. Le personnage arrive a dominer le plateau, elle s’oppose au groupe, elle s’oppose aux soldats (magnifique groupe d’acteurs/danseurs) qui eux mêmes sont des acrobates accomplis. Ainsi Emma Dante résout-elle le problème de Fenella, en en faisant une figure de la différence, de l’altérité, une sorte d’image qui repousse, et qui répond par le bien. Son rapport au vice-roi et à Elvire est à ce titre effectivement d’ordre de la sainteté, comme l’image finale le suggère. C’est ainsi que le peuple se construit ses héros.
Car Emma Dante a fait une mise en scène qui essaie de remplacer la profusion du grand opéra par une économie de moyens assez séduisante, grâce aussi aux solutions du décorateur Carmine Maringola: des portes sur praticable à roulette , qui se déplacent, créent des espaces, ou les structurent, tantôt portes capitonnées, à la cour, ou portes de bois, à la ville, ces portes peuvent disparaître et laisser l’espace aux voiles, légers, qui structurent, eux , l’univers du peuple et des pêcheurs (vent, mer, et costumes passe partout). Au peuple les pieds nus, à la cour les chaussures (dorées).

©Agathe Poupeney

La cour (beaux costumes de Vanessa Sannino) est vue comme un monde figé, comme des poupées de porcelaine (avec lesquelles les danseurs dansent en un ballet macabre) ou comme des santons napolitains, avec ses coiffures un peu folles, qui rappellent certains tableaux de Velasquez qu’on va ensuite voir apparaître: lustre et Velasquez deviennent des symboles de la cour espagnole, c’est en effet sous le règne de Philippe IV que la révolte de Masaniello a lieu, et son portrait trône en scène,

Portrait de Philippe IV en armure, par Velazquez
Portrait de Philippe IV par Velasquez

mais aussi les coiffures des courtisans le rappellent, voire les costumes. Ce monde de la cour se renverse au dernier acte, occupé par le peuple qui s’empare des symboles du pouvoir et qui n’en fait rien: scène qui rappelle étrangement le fameuse scène de la prise des Tuileries de l’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert où le peuple envahit la palais vide, quand tout est fini, et le pille, et où Flaubert assène dans la bouche de Hussonnet avec une terrible ironie “Quel mythe ! ” dit Hussonnet. ” Voilà le peuple souverain ! “: là où en 1792 le peuple avait créé une république, en 1848, il ne fait que détruire les symboles du pouvoir et il s’en travestit. De Auber à Flaubert, il n’y a que quelques consonnes en plus…Car l’idée contenue chez Auber est bien celle-là, les révolutions finissent toujours par profiter à un tyran, ce sera le cas à Naples dans l’histoire où Masaniello se fait haïr par le peuple(mais dans l’opéra, le peuple va le chercher malgré tout quand le danger revient) c’est aussi le cas dans Rienzi, et évidemment dans tout Shakespeare. Car dans cette parabole, Auber ménage et les uns et les autres, le peuple est opprimé, mais il ne sait pas gérer sa victoire et tombe dans la violence et l’excès (Pietro, très bien interprété par Laurent Alvaro, à la belle voix de baryton-basse), puis dans la lâcheté, puisqu’après avoir rejeté Masaniello, il va le rechercher quand la menace est présente. Le pouvoir absolu d’Alphonse est terrible mais il est aussi un pouvoir de sagesse (notamment à la fin): le pouvoir sait distinguer les grandes âmes et les cœurs honnêtes, comme tout pouvoir absolu (voir le discours de l’exempt dans Tartuffe, véritable définition du droit divin “nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude”). Chacun est tantôt bon tantôt méchant, et tout est terriblement relatif; en tous cas, Auber, en mettant en scène une révolution, mais en tempérant cette révolution par un regard sans indulgence sur le comportement des peuples, ménage la censure, mais souligne aussi une vérité qui court toute la littérature sur la naissance des tyrannies.
Tout cela, Emma Dante le dit, d’une manière efficace autant que discrète, la cour faite de pantins, le peuple qui ne sait profiter de la victoire et qui ne fait que se vêtir des oripeaux des vaincus, avec sa versatilité qui lui fait haïr ce qu’il adorait.
Auber est indulgent pour Masaniello, qui en fait un noble cœur entraîné malgré lui dans la violence, il en fait une figure de héros civique, devant lequel s’agenouillent à la fin le peuple et le vice-roi, alors que Fenella devient une sorte de Sainte, une authentique icône qu’on va adorer dans ce sud qui aime les icônes et les figures charismatiques.
Emma Dante, qui est sicilienne, donne aussi de ce spectacle une image très méridionale, telle la danse des pêcheurs qui rappelle les mouvements de la “Mattanza” quand on tue les thons, mais aussi elle s’inscrit dans une tradition esthétique très italienne qui rappelle des images de Strehler (utilisation des voiles), avec aussi une certaine violence stylisée (les soldats qui meurent dans une sorte de délire en s’arrachant leurs habits pour devenir des cadavres nus, dans une pénombre qui ménage les âmes sensibles du public…bien agencée par les éclairages subtils de Dominique Bruguière). Tout cela en fait un spectacle intelligent et raffiné.
A ce travail d’une incontestable propreté, meilleur que sa Carmen à la Scala à mon avis, correspond une réalisation musicale respectable, réussie, malgré la difficulté vocale.
Commençons par les ratages: un seul, qui est le Lorenzo de Martial Defontaine, voix chevrotante, défaut de justesse, cela commençait mal, et heureusement, il ne chante(?) qu’au premier acte. Dommage, ce chanteur naguère promettait bien mieux.
Les rôles secondaires sont tous très bien tenus, Borella (Tomislav Lavoie), Selva (Jean Teitgen), Laurent Alvaro prête sa voix de baryton (baryton basse)  à Pietro et c’est une très belle composition, puissante, qui répond parfaitement à la voix de ténor de Michael Spyres, notamment dans le fameux duo du très bon deuxième acte “Amour sacré de la patrie”.
J’ai plus de réserves sur l’Alphonse de Maxim Mironov, le timbre est agréable sans nul doute, la technique semble maîtrisée, mais aucune dynamique dans cette voix, ni aucune projection, alors peut-être cela sert-il la mise en scène de le voir vêtu comme une poupée, maquillé comme un travesti et chantant un peu comme une dame molle, la figure de l’absolutisme est une figure féminisée, mais tout de même, il doit bien avoir quelque charme et quelqu’énergie pour avoir séduit et Fenella et Elvire. j’attends de l’entendre dans un autre rôle.
La jeune Eglise Gutiérrez a bien des qualités: voix très contrôlée, aigus en place, notes filées, bel appui sur le diaphragme, mais elle semble toujours “à la limite”, sans vraies réserves, elle n’articule pas toujours clairement le français et surtout, les vocalises manquent de ductilité, elles sont peu “agiles”. Ce problèmes d’agilité se sent notamment au premier acte et doit aussi  poser quelque problème dans Rossini. C’est dommage, elle est juste un cran en dessous de ce qu’on attendrait, mais la prestation est très solide quand même.

©Agathe Poupeney

Et Michael Spyres? Pur ténor de l’école américaine: diction impeccable, projection claire, très grand contrôle sur une voix à la fois forte, et mâle (il n’a pas ces accents un peu mièvres de certains ténors belcantistes) mais aussi très technique (montée à l’aigu, passages, notes données en “falsetto”);  avec un timbre sans caractère particulier, il arrive à donner plein de couleurs à sa voix. Il sait chanter “forte” quand il faut, et donner vigueur et énergie (duo “amour sacré de la patrie”) et il sait adoucir jusqu’au lyrisme le plus émouvant: sa cavatine  de l’acte IV “Sommeil descend du haut des cieux” est un chef d’œuvre de retenue et de poésie.  Vraiment, un nom à retenir pour tout le répertoire belcantiste de la première moitié du XIXème, et bien sûr, pour Raoul des Huguenots.  Il obtient à la fin un triomphe justifié.
Les chœurs du théâtre de la Monnaie sont sans reproches, énergiques, clairs, très présents dans une œuvre où ils sont très sollicités.
La direction de Patrick Davin est très en place, précise, accompagne bien le plateau, mais il se pose un problème de volume de l’orchestre dans une salle peut-être pas conçue pour un opéra de ce type, en tous cas pas pour le Grand Opéra. L’œuvre alterne moments lyriques et moments plus martiaux, où l’on joue “forte”. Je ne trouve pas que le chef ait cherché à rendre cette musique plus “raffinée”, et pourtant, il y a des moments de grand raffinement. En ce sens, c’est une direction – avec un orchestre de grande qualité, entendons-nous- qui “dirige” qui “met en place” qui “accompagne” mais “n’anime pas” c’est à dire qu’elle manque un peu d’inspiration et d’âme. Peut-être est-ce en partie dû au rapport fosse/salle et à cette acoustique un peu sèche, peut-être aussi fallait-il plus alléger le son. Mais cela reste solide, en place, et permet de découvrir cette œuvre qu’on a très envie d’aller réécouter à Bruxelles, dans un futur qu’on espère proche, travaux de La Monnaie permettant. Voilà une grande Muette, qui m’a beaucoup parlé, beaucoup appris, et aussi beaucoup plu.
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©Agathe Poupeney

 

THÉÂTRE À L’ODÉON : MAß FÜR MAß (MESURE POUR MESURE) de SHAKESPEARE PAR LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN le 14 avril 2012 (Ms en Scène :Thomas OSTERMEIER, avec LARS EIDINGER et GERT VOSS)

Lars Eidinger / Photo ©Arno Declair

Entre Der Menschenfeind (le Misanthrope) et Mass für Mass (Mesure pour Mesure), c’est un bien beau cadeau qu’Olivier Py a fait au public parisien, invitant la troupe de la Schaubühne, pendant ces trois semaines:  c’est bien une troupe qui a investi la scène parisienne, puisque, d’une pièce à l’autre, on retrouve quelques acteurs (Jenny König, Bernardo Arias Porras, Lars Eidinger) qui ont enchaîné les deux spectacles. Une troupe, et une individualité, Gert Voss, 71 ans, un des acteurs fétiches de Claus Peymann à Bochum d’abord, dont il fut l’inoubliable Arminius/Hermann dans Die Hermannschlacht (La bataille d’Arminius) de Heinrich von Kleist, l’un des plus grands spectacles de Peymann et du théâtre des trente dernières années en Europe, puis à Vienne où il le suivit. Il fut aussi un des acteurs préférés de Thomas Bernhard, fut enfin “Jedermann” de Hoffmansthal, à Salzbourg pendant des années, on l’a vu à Paris en janvier au Théâtre de la ville dans Einfach kompliziert de Thomas Bernhard, mise en scène de Claus Peymann, actuel directeur du Berliner Ensemble. Bref, une légende vivante du théâtre allemand, un de ces acteurs à la Bernhard Minetti qui marquent la scène une fois pour toutes. Entre Gert Voss (71 ans) et Lars Eidinger (36 ans), qui représentent deux générations d’acteurs géniaux de la scène allemande, tout le plateau de “Mesure pour Mesure” est composé d’acteurs plus jeunes, engagés  auxquels on ajoute le vétéran de la Schaubühne,  Ehrard Marggraf, 87 ans, un acteur dont la carrière s’est faite en l’Allemagne de l’Est, qui joue à la fois Escalus le conseiller prudent du duc, et la maquerelle Madame Overdone (Madame Exagérée), avec cette diction de l’allemand si extraordinaire, si fluide, si poétique, qu’on ne retrouve que chez les acteurs de cette génération.

Hans Hartwig, Bernardo Arias Porras/Photo ©Arno Declair

Dans cette pièce elle aussi “einfach kompliziert”, simplement compliquée, qui nous parle du pouvoir et de ses excès tyranniques, de la grâce, de la foi, de la radicalité religieuse, des hommes dissolus, de la relativité des sentiments, du désir et de sa violence, mais aussi des ambiguïtés des êtres et des âmes¨, qui est une comédie, mais aussi une tragi-comédie, qui quelquefois frôle la tragédie, Thomas Ostermeier a cherché systématiquement à offrir une authentique vision shakespearienne, où la parole côtoie le chant (polyphonique – tous les acteurs chantent accompagnés du chant de Carolina Riaño Gómez  de la guitare de  Kim Efert, et de la trompette de Nils Ostendorf) où le rire côtoie les larmes, où la légèreté flirte avec la violence, où la mort est toujours là, qui guette les accidents de la vie pour frapper.  Rapidement, l’histoire est apparemment assez simple: le Duc de Milan, Vincentio (Gert Voss) qui connaît le passé de Angelo, un juriste apparemment vertueux et intransigeant  qui a abandonné une femme, Mariana juste avant de l’épouser parce que sa dot n’était pas assez importante, lui confie le pouvoir pendant une absence feinte (il va observer ce qui se passe sous les habits du moine Lodovico). Angelo, tout à sa volonté radicale de tout nettoyer (il tient un jet d’eau dont il arrose toute la scène) condamne à mort le jeune Claudio pour avoir mis enceinte Juliette, sa fiancée, à la veille du mariage, au nom d’une loi qu’il exhume et qui n’était plus jusqu’alors en usage. Son ami Lucio, un jeune dépravé, pousse  Isabelle, soeur de Claudio, qui a fait vœu de chasteté et va devenir novice, à aller implorer la grâce de Claudio auprès d’Angelo. Celui tombe fou de désir pour elle et va finir par exiger qu’elle se donne à lui en échange de la vie de son frère. Mais le duc veille, et tout finira bien(?), enfin, pas si bien puisque si Claudio sera sauvé, Isabelle épousera le duc sans avoir à dire mot, et Angelo devra épouser Mariana qu’il avait refusée précédemment.
Ostermeier, en mélangeant burlesque et tragique, en demandant à ses acteurs de jouer plusieurs rôles (Claudio est aussi Mariana, Escalus Madame Exagérée, le prévôt est aussi frère Thomas) et les acteurs masculins jouant aussi des rôles féminins,  se met dans une logique qui était celle du monde élisabéthain, y compris en laissant les acteurs qui ne jouent pas à vue, comme chez Brook, laissant au centre un espace vide pour le jeu, seulement rempli par un lustre, qui est lustre ou croc de boucherie. Les acteurs sont présents en scène à peu près 15 minutes avant le début, ils sont là quand le public entre dans la salle.  Mais faisant jouer en costume modernes, il pose aussi des questions d’aujourd’hui, qui ont une particulière résonance, comment devient-on un tyran ( comme le Néron de Britannicus, monstre naissant)? Comment au nom de la vertu et de la loi peut-on être profondément inhumain et injuste (question qui s’est posée sous la Terreur en France)? Comment la foi peut-elle mener au refus de sauver un être cher? Peut-on perdre sa virginité et donc sa grâce, pour sauver la vie terrestre d’un frère, qui a pêché? Quel est le bon gouvernement? Le duc apparemment représente le bien, et Angelo le mal, mais le duc est aussi un souverain, absolu, et Angelo, un être fragile, qui doute. Ostermeier nous montre Claudio, la victime, en version christique (cheveux longs, à moitié nu, incroyablement maigre), celui qui meurt pour tous les autres et pour racheter les autres (et donc sa sœur) mais il nous montre aussi Angelo, à un moment, tête en bas, les bras en croix, offert, se poser la question du pardon. Il nous montre le duc, déguisé en moine, bien près de succomber à la tentation représentée par Lucio, mais aussi  par Isabelle (il est sensible, comme Angelo, aux mains innocentes d’Isabelle posées sur son corps). Le duc représente le compromis, le politique, Angelo représente la rigidité, jusqu’à la tyrannie, au nom d’une vertu qu’il finira par ne plus pratiquer  lui même. Il demandera à Isabelle son corps, en échange du frère, mais, tel Scarpia, ayant obtenu ce qu’il veut (ou du moins ce qu’il croit) il donnera l’ordre de sacrifier Claudio quand même, le tout en un crescendo du désir que la mise en scène souligne avec un incroyable souci du détail infime qui fait sens. Le regard d’Angelo/Eidinger la première fois qu’il sent sur son corps la main d’Isabella, les gestes gênés qui s’en suivent, la fuite éperdue, tout cela est époustouflant de précision, de justesse, d’émotion rentrée. Toutes les scènes à deux sont des moments  de tension inouie. On reste ébahi par la voix froide, sans âme, de Angelo quand il commence à nettoyer (au karcher?) la scène et le pays, puis par sa coloration, peu à peu et surtout quand le désir humain, platement humain, l’envahit jusqu’à la monstruosité. On reste ébahi par le débit plein de calme, et de douceur, d’une voix si douce qu’on se demande comment elle peut passer la rampe, de Gert Voss, lorsqu’il s’adresse à ses partenaires, mais aussi lorsqu’il s’adresse au public, avec un si confondant naturel qu’on a l’impression qu’il n’y a plus de jeu, qu’on est au delà du jeu.

Stefan Stern /Photo ©Arno Declair

On reste ébahi devant la performance du jeune Stefan Stern (le Ferdinand de Kabale und Liebe vu en janvier à la Schaubühne de Berlin), en dévoyé, viveur, qui pense par le sexe, et qui dans ses échanges avec le moine Lodovico (le duc déguisé), semble en savoir beaucoup sur les vices du duc: ment-il? dit-il le vrai? la pièce ne le dira pas avec clarté. On reste confondu par la jeune Jenny König,  qui est si frêle, et qui est si forte dans sa manière de s’opposer, à Angelo/Eidinger, mais aussi à Claudio (qui est le très jeune et très talentueux – jolies mimiques, regards si expressifs- Bernardo Arias Porras).
Dans cette boite mordorée, close ou presque conçue par le décorateur Jan Pappelbaum: le centre est occupé par un lustre auquel pend pendant bonne partie de la pièce,

Jenny König /Photo ©Arno Declair

une carcasse de porc, qu’on va dépecer, décapiter, poignarder, symbole de cette “cochonnerie” qui se déroule sous nos yeux. Et les personnages quels qu’ils soient s’y confrontent, s’y lovent, se roulent dessus. Isabelle sera violée (ou presque) par Angelo sur cette carcasse dont il maculera de sang la robe immaculée de la jeune fille.
On ne cesserait de révéler des idées, des gestes, des moments qui nous laissent interdits, mais ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’il y a des moments ou, spectateur, j’ai été touché non plus par les personnages, mais par la pure performance de jeu, complètement bouleversé d’admiration par les uns ou les autres (et en particulier par Gert Voss, que j’ai trouvé éblouissant, un de ces acteurs charismatiques qui peuvent en 2h30 tout jouer, avec un ton multiple et une voix presque égale,  avec des modulations d’une telle variété qu’elles confondent), mais surtout par l’art théâtral en soi, qui ce soir était comme un grand opéra qui faisait tomber sur le public une chape d’émotion palpable, tant quelquefois le silence était lourd.
J’avoue qu’il est difficile de distinguer ce qui est plus étonnant des le jeu pur de cette troupe prodigieuse, ou la mise en scène: c’est peut-être l’intrication d’un travail qui a trouvé sa troupe et ses acteurs.  Thomas Ostermeier et ses acteurs laissent en tous cas  à la fin tout le système ouvert: on sort mal à l’aise, car le dénouement ne dénoue rien: Mesure pour Mesure? Mon oeil!
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Ehrard Marggraf, Gert Voss, Lars Eidinger /Photo ©Arno Declair

 

OPÉRA DE PARIS 2011-2012: CAVALLERIA RUSTICANA de Pietro MASCAGNI et I PAGLIACCI de Ruggero LEONCAVALLO le 13 avril 2012 (Dir.mus : Daniel OREN, Ms en scène : Gianfranco DEL MONACO)

Cavalleria Rusticana, salut final

Il faut être juste: j’allais à ce spectacle avec une certaine distance, je n’aime pas Daniel Oren, encore moins Gianfranco del Monaco, et j’ai toujours un peu de réserves sur Violeta Urmana. Mais je suis masoschiste.
Et j’ai bien raison, parce qu’au total, j’ai passé une bonne soirée.
Le couple “Cav/Pag” a fait les beaux soirs de l’Opéra Comique, mais aucune soirée de l’Opéra: I Pagliacci a fait son entrée à Garnier en 1982 avec Jon Vickers, repris en 1983 toujours avec Vickers et puis c’est tout, et, aussi étonnant que cela puisse paraître, Cavalleria Rusticana n’avait jamais été représenté à l’Opéra. Certains beaux esprits s’en réjouiront parce que Paris n’a pas le cœur vériste (ni trop belcantiste d’ailleurs en dépit de son histoire lyrique au XIXème). J’ai suffisamment de distance avec la politique de programmation de l’Opéra de Paris pour applaudir à l’initiative de Nicolas Joel d’avoir fait rentrer au répertoire André Chénier, Francesca da Rimini, cette année Cavalleria Rusticana, l’an prochain La Gioconda. Ce répertoire a sa place, et mérite d’être connu, et représenté, notamment avec les justes chanteurs. Souvenons-nous l’indescriptible triomphe de Mirella Freni, à Bastille, dans Adriana Lecouvreur.
Et ce soir, en plus de quelques noms fameux (Urmana, Giordani et Galouzine), on a eu les justes chanteurs, solides, en place, jusque dans les rôles plus petits.
La mise en scène de Gianfranco del Monaco est à mon avis plus réussie pour Cavalleria Rusticana que pour I Pagliacci. Certes il ne s’agit pas de “Regietheater” et la scène nous montre l’histoire, et rien que l’histoire. Mais d’abord, le décor posé pour Cavalleria, des blocs blancs, comme des blocs de marbre issus d’une carrière, figurant le village écrasé de soleil, et les personnages et le chœur tous en noir donne une image globale assez élégante. Ensuite, l’approche  rend assez bien l’idée, de cette société d’hommes (plutôt en haut, les femmes restant en bas), à la violence rentrée et permanente. L’idée de placer Santuzza lorsqu’elle n’est pas en scène systématiquement cachée sous une passerelle, est aussi une bonne idée, Santuzza, excommuniée, étant une paria dans cette société marquée par le catholicisme. Enfin la dernière image, le corps de Turiddu exposé sur l’un des blocs de marbre, sorte de catafalque avec les deux femmes (Santuzza et Lucia) écroulées à ses pieds est  forte. Peut-on faire de la vraie “mise en scène” avec Cavalleria? C’est une question qu’il faudrait poser à un metteur en scène allemand…La concentration du livret (venu d’une nouvelle du grand romancier de la Sicile, Giovanni Verga), son insistance sur l’alternance de scènes collectives et individuelles, et donc la tension entre le regard des autres et la vie intime des personnages, donne déjà des pistes que Gianfranco del Monaco a suivies. Rendons aussi hommage au décorateur Johannes Leiacker, qui en choisissant cette structure très froide, blanche, faite de blocs, m’a fait irrésistiblement penser d’une part à une atmosphère de tragédie grecque, sur un espace contraint, où alternent comme dans la tragédie grecque, le chœur et les protagonistes, et d’autre part – et par conséquent- au festival “Les Orestiades” qui a lieu dans la ville abandonnée (suite à un tremblement de terre) de Gibellina (une expérience à vivre, inoubliable). Pour toutes ces raisons, je trouve que Gianfranco del Monaco ne signe pas là un travail à dédaigner.
La mise en scène de I Pagliacci en revanche, me semble un peu moins convaincante et un peu plus “conforme”. Dans un décor de cadres lumineux encadrant la fameuse photo de Anita Ekberg dans “La dolce vita” (quitte à célébrer Fellini, le sujet eût peut-être demandé une photo de “La Strada”) et avec un camion de foire qui transporte la scène où se joue le drame final, la disposition des foules est plus traditionnelle, le jeu plus attendu. Seules particularités: d’une part le prologue (Tonio, Sergei Murzaev, encore meilleur dans  prologue que pendant l’opéra) placé en tout début de la soirée, au point qu’on croit que c’est I Pagliacci qui va ouvrir, alors qu’il ouvre en fait sur les deux œuvres, il est vrai que ce prologue convient aux deux, et donc clôt l’ensemble au baisser de rideau de “I Pagliacci”. Deuxième “particularité”, au début de I Pagliacci, passe une camionnette qui tire le bloc de marbre-catafalque tirant le corps de Turiddu, provoquant quelques rires dans la salle, et faisant de I Pagliacci une sorte de suite de Cavalleria Rusticana, installant en tous cas le lien entre les deux opéras.
Seul moment qui m’a touché, sinon ému, l’intermède symphonique entre le premier et le second acte, où les personnages dans une sorte de rituel presque funèbre, se maquillent et se préparent pour le spectacle. C’est un vrai moment de théâtre, très beau. Pour le reste, peu de relief, et cet agacement devant les mouvements du chœur, systématiquement réglés de face, pour voir le chef, ce qui finit par gêner.
Au niveau musical, la direction de Daniel Oren cherche, il faut le reconnaître à moduler les moments les plus lyriques, notamment dans Cavalleria. Il reste que comme souvent avec ce chef, il n’y a pas beaucoup d’émotion, même si l’orchestre est juste, en place et présent. J’écoutais cependant dans l’après midi le bel enregistrement de Riccardo Muti (Philips, avec Luciano Pavarotti et le Philadelphia Orchestra) et me disais qu’un grand chef qui sait travailler les effets sonores comme lui contribuerait sûrement à revaloriser ce répertoire s’il consentait à le diriger plus souvent.
Si l’émotion ne vient pas de l’orchestre, elle vient du chant grâce à une distribution qui a su capter le cœur du public par son intensité et son engagement. Certes, on ne donne pas toujours dans le raffinement, mais dans ce répertoire, c’est moins gênant que dans un Verdi et un Puccini, car dans le vérisme, les grandes douleurs ne sont pas muettes, mais au contraire bruyantes.
Dans Cavalleria Rusticana, on a plaisir à revoir Stefania Toczyska comme Mamma Lucia, et le timbre grave est toujours là, ainsi que le volume. J’avais vu à Munich il y a si longtemps Martha Mödl, car on a coutume de donner ce rôle à une vieille gloire du chant, et c’était très émouvant. Ce soir c’était un vrai plaisir de voir et d’entendre la Toczyska, encore présente, encore vaillante. Nicole Piccolomini, Lola, avait la voix voulue (quel joli timbre!) et le physique pour cette partie réduite, mais au relief important, voilà une chanteuse qui devrait faire une belle carrière, car la technique vocale est impeccable (formation anglo-saxonne, évidemment). Franck Ferrari, Alfio s’en sort avec les honneurs, mais les aigus sont toujours un peu limités et voilés, alors que le registre central est très en place, la voix bien posée, la diction sans reproche.
Le Turiddu de Marcello Giordani n’est pas vraiment tout en finesse: ce chanteur appelé quelquefois “Urlando Furioso” a souvent tendance à chanter fort, plutôt qu’à simplement chanter et faire de la musique; il a la puissance de ces ténors pour qui seul l’aigu compte, et lui, il a les aigus, il a les notes hautes, mais pas les graves…Cependant,  il a aussi dans ce rôle l’intensité. C’est pourquoi dans Turiddu, il fait un certain effet. Mais dès que le rôle demande un peu de retenue, un peu de lyrisme, une peu d’émotion (les derniers mots, “e poi…mamma…sentite…” sont un des moments émouvants de ce rôle), là on sent que cela passe moins: n’est pas Domingo qui veut.
A côté de lui, une Violeta Urmana qui s’est bien emparée du rôle de Santuzza, y compris physiquement: la voix est très belle, les graves somptueux, c’est pour moi toujours un peu tendu à l’aigu, mais dans l’ensemble il faut reconnaître que la prestation est magnifique, et que, y compris scéniquement, il y a un engagement fort, plus fort que d’habitude pour une chanteuse que je trouve toujours un peu placide en scène: elle est émouvante, elle est intense, elle porte la représentation, elle vaut vraiment le coup.
Dans “I Pagliacci”, notons d’abord l’excellence des seconds rôles, à commencer par le magnifique prologue de Sergei Murzaev, qui le chante en salle, et qui compose dans l’ensemble un beau Tonio, et par le joli Beppe/Arlecchino de Florian Laconi, joli timbre, joli moment que son air “O Colombina, il tenero fido Arlecchino”. Quant à Tassis Christoyannis dans Silvio, il est comme d’habitude d’une tenue impeccable, d’un chant contrôlé, qui incarne bien cette “différence” entre Tonio le vulgaire et Canio le violent. Nedda, dans son rêve de fuite, ne peut que choisir cette élégance-là.
Nedda justement est une belle découverte, Brigitta Kele, une jeune chanteuse roumaine, qui va commencer sans doute une carrière en Allemagne: la technique est remarquable, il y a l’intensité, la puissance, le contrôle sans compter un physique avantageux: elle a tout d’une grande, comme dirait l’autre: elle a la voix d’un lirico-spinto en gestation, et une présence scénique remarquable. A suivre.
Reste Vladimir Galouzine. on connaît ce ténor, puissant, intense, qui est un bon interprète des grands personnages russes, comme Hermann ou de l’Otello de Verdi. le chant n’est pas très élégant, le timbre m’est apparu un peu voilé, un peu fatigué, le registre central plus baritonal que par le passé, mais il s’est préservé son aigu puissant et tempétueux: la voix sort à l’aigu. Cela va bien avec le personnage de Canio, à qui il ne donne pas cette lumière solaire que donnait Pavarotti par exemple. Mais évidemment, pour avoir vu Vickers, qui dès qu’il ouvrait la bouche était bouleversant, avec ce timbre si particulier (et pas vraiment séduisant d’ailleurs, lui non plus), je reste avec mon souvenir. Mais Galouzine est un solide Canio, désespéré, violent, engagé.
Donc au total, malgré mes a priori, j’ai passé une très bonne soirée: le succès a été triomphal, et montre que le vérisme a été trop oublié à Paris. Souhaitons que La Gioconda l’an prochain suive l’exemple de cette soirée.
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I Pagliacci, salut final

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2012 (Festival de Pâques de Salzbourg) le 9 avril 2012: CARMEN, de Georges BIZET (Dir.mus: Sir Simon RATTLE, Ms en scène: Aletta COLLINS) avec Magdalena KOŽENÁ et Jonas KAUFMANN.

Après le magnifique concert du 8 avril, les  abonnés au Festival de Pâques, ceux qui depuis quelquefois 45 ans, ont suivi fidèlement le Philharmonique de Berlin, ceux-là sont tristes ce soir, dernière de l’orchestre à Salzbourg. Avec Carmen, jamais donnée au Festival de Pâques, s’en va une époque, s’en va une tradition, une mémoire. Ils reviendront pour la plupart l’an prochain, pour voir, parce que Salzbourg, c’est bien sûr la musique, mais ce sont les amis qu’on retrouve, chaque année, avec les habitudes, les rites, les repas d’après spectacle au Zipfer, au Triangel, à Stern, au K&K ou à l’Elefant, autour des grandes tables où l’on refait le monde musical, où l’on rappelle des souvenirs radieux qui prouvent toujours qu’avant, c’était bien  mieux, où l’on se repasse tout le chemin parcouru depuis la jeunesse .
Pour ma part j’ai osé Salzbourg à 26 ans, pour la première fois, en 1979, l’été: Aida Karajan (Freni, Horne, Carreras, Cappuccilli, Raimondi), Böhm, Ariane à Naxos (Behrens-Gruberova), Levine, La Clémence de Titus et La Flûte enchantée (Tappy, Cotrubas), Dohnanyi, Der Rosenkavalier (avec Janowitz). Il y a quelque chose de proustien dans ces retrouvailles annuelles: même heure l’année prochaine, avec quelques cheveux blancs ou quelques rides en plus, et quelquefois aussi quelqu’ami en moins.
Alors oui, cette Carmen a bien le goût du tabac amer.
D’autant qu’une amie cruelle m’a glissé dans l’oreille, “bon, avec ce soir, ils ne laisseront pas trop de regrets”. Hier c’étaient les larmes, ce soir, une certaine indifférence.
Cette Carmen ne laissera pas un souvenir ému: certes, il y a des chanteurs sublimes, mais ni l’orchestre, ni la mise en scène n’ont frappé. Le succès a été important, avec quelques “buh” injustes pour Magdalena Kožená, mais ce n’était pas du délire.
La mise en scène de la chorégraphe britannique Aletta Collins est de celles qu’on rangerait dans les mises en scènes traditionnelles, mais elle ne se veut pas telle. D’abord, parce que chaque moment purement orchestral est chorégraphié, avec des danseuses qui sont autant de doubles de Carmen, et quelques doubles de Don José, dans un ballet plutôt attendu, mouvements de flamenco, jupes qu’on soulève, quelques portés. Mais souvent aussi la danse s’accompagne de cris, et donc on entend difficilement la musique, même dès l’ouverture, et quelquefois on ne l’entend plus du tout, d’autant, on le verra, que Sir Simon Rattle a opté cette fois (au contraire du Chant de la Terre) pour un orchestre plutôt discret, retenu, murmurant.
Les décors ne sont pas de ceux qui vous frappent (Miriam Buether), ils sont assez quelconques, avec des couleurs souvent vives, même s’ils font fonctionner le plateau immense du Grosses Festspielhaus.  Un premier acte qui se déroule dans une sorte de cour intérieure de la fabrique de cigares (mais ce pourrait être aussi un abattoir!) c’est un lieu de laideur; des caisses de cigarettes descendent, Moralès et Zuniga s’en fument une en ouvrant l’une des caisses. Lorsque la cloche sonne, tous font la queue devant la buvette, et les cigarières arrivent. Carmen, vêtue de noir pendant tout l’opéra, arborera cependant une robe orange froufroutante à la fin, pour mourir.

Changement de décor Acte I et II ©Forster

On passe du premier au second acte par un glissement latéral du plateau. Entre les deux décors, une fenêtre grillagée  où l’on voit Don José derrière les barreaux. Le second acte se déroule dans une boite d’entraîneuses, une maison de passe avec une mère maquerelle qui prend la place de Lillas Pastia (Barbara Spitz). Tout est  rouge sombre, on est en sous-sol, et à droite, une scène de cabaret (strip tease?) sur laquelle Carmen chantera pour Don José. Le troisième acte se déroule sur deux plans, le sol et le sous-sol (égouts?) où sont dissimulés les contrebandiers, le dernier acte dans une rue écrasée de soleil aux couleurs vives, où l’entrée du toréador a des allures de Carnaval, avec confettis et serpentins.
Nous dit-on quelque chose de plus sur l’histoire, pas vraiment: on a droit à une illustration un peu enrichie, avec des initiatives (Zuniga est tué par Don José au deuxième acte, un défilé de personnages avec des têtes géantes  de Carnaval au dernier acte) et des circulations pas mal faites (avec un podium enserrant l’orchestre sur lequel circulent chanteurs et danseurs, ou sur lequel Carmen avance vers le public pour lire à quelques spectateurs les lignes de la main…). Une Carmen qui se veut à grand spectacle, mais qui ne délivre rien.
Au total, une mise en scène que je qualifierais d’inutile, bien inférieure à celle d’Emma Dante à la Scala, avec un faux modernisme et un vrai conformisme. Certains diront que cela repose.
Au niveau musical, comme je l’ai écrit plus haut, Sir Simon Rattle a pris le parti de ne pas faire sonner l’orchestre, de le retenir, de privilégier des murmures, les cordes à peine effleurées, les flûtes ou les cors frappés de discrétion. Quand il y a du bruit sur scène, et il y en a beaucoup, entre les objets qui tombent et les cris, on n’entend plus rien. Des esprits chagrins ont dit que ce parti pris de discrétion orchestrale convenait à la voix de Madame Kožená (Madame Rattle à la ville), c’est un peu injuste et très méchant. Il reste que l’ensemble a manqué de dynamique, voire quelquefois de dramatisme , en tous cas n’a pas mis en relief la partition: le quintette du second acte par exemple, n’a pas la précision et le rythme diabolique habituels, avec des ralentissements qui font tomber la tension. Je m’attendais à entendre des phrases musicales inconnues, des solos d’instruments de rêve, à voir mis en avant l’architecture de cette musique, j’en suis pour mes frais. A quelque exception près, on sentait qu’il se passait souvent des choses intéressantes dans la fosse, mais on ne l’entendait pas vraiment. La seconde partie cependant a été plus tendue que la première franchement insatisfaisante, même si grâce à une nouvelle édition critique fondée sur la version Oeser, on entend quelques phrases d’une couleur nouvelle.
Sur scène, rendons justice au magnifique chœur de l’opéra de Vienne (Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor qui est au choeur de l’opéra de Vienne ce que les Wiener Philharmoniker sont à l’orchestre de la Staatsoper ), qui non seulement est musicalement impeccable, mais prononce un français d’une cristalline clarté, tout comme le chœur d’ enfants (Salzburger Festspiele Kinderchor) d’ailleurs dans une magnifique “garde montante”.

Images de répétition: Acte II ©Forster

Beaucoup ne donnaient pas cher de Magdalena Kožená dans Carmen. Disons le d’emblée, ils se sont trompés: Magdalena Kožená, sans être une grande Carmen, a surpris beaucoup de monde, par son engagement, son jeu, sa diction (un français remarquable) et même sa voix, notamment dans le registre central très travaillé. Car du côté des aigus et du très grave, c’est plus problématique. Les aigus sont au mieux très courts, au pire savonnés ou absents. C’est systématique, et cela en devient gênant. C’est un peu mieux du côté des notes les plus graves, mais on sent aussi une certaine difficulté.
Cependant, le personnage existe, voire existe trop (le dernier acte est un peu “surjoué”), et l’engagement scénique est total: alors que tout le monde ironisait sur sa blondeur slave, elle se présente en rousse passion, cheveux longs, pieds nus, et ma foi elle est crédible. Il faut bien dire qu’elle nous a un peu bluffés! Même avec les insuffisances remarquées, et très notables, elle reste une Carmen acceptable, qui ne mérite pas les quelques huées reçues.
En revanche, énorme triomphe pour la Micaela de Genia Kühmeier, une voix d’ange descendue des cieux: pureté, puissance, contrôle, émotion, elle a tout. Ses deux apparitions sont de très grands moments, notamment son troisième acte, qui arrache les larmes: Sir Simon Rattle eût été bien inspiré de lui faire aussi chanter la partie soliste du Requiem de Fauré deux jours avant! C’est une artiste qui vibre, qui fait frissonner, et une voix sublime de pureté.

Images de répétition, acte III ©Forster

Sublime aussi, notamment au dernier acte le Don José de Jonas Kaufmann. Jonas Kaufmann, malgré la gloire qui le précède, n’apparaît jamais sûr à 100% en scène, comme pouvait apparaître un Vickers. On sent toujours quelque fragilité, quelque engorgement, notamment au début. Mais dès que la voix s’ouvre, c’est une merveille: son “La fleur que tu m’avais jetée” est un miracle de retenue, et de contrôle, quasiment tout en mezze voci, et en notes filées. L’orchestre de Rattle appelle ce contrôle et appelle cette manière d’aborder l’air, jamais à pleine voix, toujours murmuré, toujours suppliant, au risque d’apparaître en-deçà de ses possibilités réelles.

Duo du dernier acte ©Forster

Quant au dernier acte et au duo avec Carmen, c’est d’une émotion, d’une retenue, d’une pudeur et d’une intelligence inouïes: toute la première moitié du duo est dite (je dis bien “dite” car tout est ici affaire de modulation, d’intelligence du texte, d’interprétation) sur le ton de la supplique, de la confidence intime, qui se tend de plus en plus pour exploser dans la seconde partie, avec des accents confondants de vérité . Le rôle est désormais si bien dominé que le chant est émotion pure, le timbre est bouleversant, l’accent fait chavirer. Absolument phénoménal, unique, jamais entendu cela comme ça. Face à lui, en ce dernier acte, Magdalena Kožená apparaît un peu artificielle et pâle.
En écoutant Escamillo (Kostas Smoriginas), on retombe brutalement sur terre. Comment faire voisiner un artiste tel que Kaufmann avec un chanteur dont on ne comprend pas un traitre mot, sans aucune projection, au chant engorgé, aux aigus sans brillant ni métal alors qu’il existe des barytons capables de chanter Escamillo avec un autre engagement et un autre volume.
Les autres rôles sont inégalement tenus: j’ai trouvé Mercédès (Rachel Frankel) et Frasquita (Christine Landshamer) faites prostituées jumelles par la mise en scène, un peu pâles, sans relief, sans existence: Frasquita au début du deuxième acte a lancé un “l’amour” (repris par Mercédès puis Carmen) crié, bien désagréable et bien acide. Un bon point pour le Dancaïre de Simone del Savio et le Remendado de Jean-Paul Fouchécourt, et aussi pour le Zuniga de Christian van Horn au beau timbre de basse.

En conclusion, une soirée qui sans convaincre du tout, a laissé des moments qui deviendront de grands souvenirs  (les vingt dernières minutes), mais Sir Simon Rattle a choisi un parti pris surprenant qui ne met pas l’orchestre en valeur, et la mise en scène est sans grand intérêt. Trop de points de réserve pour en faire une grande soirée, mais les éléments positifs et porteurs en font quand même une soirée de festival, car on n’entend pas un Kaufmann ou une Kühmeier tous les jours dans cette forme là.
Tout de même, ce n’est effectivement pas grâce à Carmen que les Berliner se feront regretter.

LUCERNE FESTIVAL 2012 (ÉTÉ): CE QU’IL NE FAUDRAIT PAS MANQUER

Festival de Lucerne: 8 août-15 septembre 2012

Si vous êtes retraité, si les Francs suisses ne vous font pas peur, si vous aimez la musique, alors, louez un appartement à Lucerne du 8 août au 15 septembre, vous ne le regretterez sans doute pas ! Le  Festival de Lucerne 2012 dont le thèmes est “La foi” est un feu d’artifice d’événements tous plus attirants les uns que les autres. Je ne vais évidemment pas les détailler tous, il vous suffit d’aller sur le site du Festival de Lucerne pour avoir le tout en détails. je vais simplement rappeler quelques moments que vous auriez intérêt à noter dans vos tablettes.

D’abord, l’artiste étoile du Festival est le chef Andris Nelsons, qui dirigera le 3 septembre son orchestre, le City of Birmingham Symphony Orchestra dans la Symphonie n°2, Résurrection de Gustav Mahler, le 4 septembre, le concerto pour violon de Sonia Gubaidulina, et la Symphonie n°7 “Leningrad” de Chostakovitch, et enfin le 5 septembre la Symphonie n°9 de Beethoven . Sont prévues aussi des conversations et des rencontres.

Le cycle du Lucerne Festival Orchestra s’annonce exceptionnel.
Claudio Abbado devait diriger par trois fois, les 8, 10, 11 août la monumentale Symphonie n°8 de Mahler, la “symphonie des Mille” qu’il a si peu dirigée. Il n’est  décidement pas en phase avec cette œuvre monumentale et finalement il a renoncé à la diriger, et propose comme programme alternatif les musiques écrites par Beethoven pour la tragédie Egmont (toutes les musiques) et le Requiem de Mozart  et les 17 et 18 août le concerto pour piano n°3 en ut mineur de Beethoven (soliste Radu Lupu) et la Symphonie n°1 de Bruckner en ut mineur, WAB 101. Entre les deux notons un grand concert choral du Mahler Chamber Orchestra dirigé par Daniel Harding le 9 août (Schubert, “Chant des esprits sur les eaux” D 714, Schumann “Nachtlied”op.108, Schubert, Messe en mi bémol majeur D950), un concert de Maurizio Pollini du cycle “Perspectives”(Lachenmann-Beethoven) le  12 août (et un second le 30 août ) et un concert de Pierre-Laurent Aimard (Debussy, Liszt, Messiaen).

Pierre Boulez animera, à 87 ans, les ateliers de la Lucerne Festival Academy et dirigera le Lucerne Festival Academy Orchestra pour plusieurs concerts: à noter une Master Class de direction d’orchestre autour de Philippe Manoury du 1er au 7 septembre à 10h chaque jour, un atelier autour de deux jeunes chefs d’orchestre, Daniel Cohen et Gergely Madaras, et de deux compositeurs, Benjamin Attahir et Christian Mason, le 1er septembre à 12h, des ateliers préparatoires au concert, autour de Philippe Manoury (le 1er et le 6 septembre), de Jonathan Harvey (le 3 septembre), et de Schönberg (Erwartung, avec Deborah Polaski le 4 septembre) et le concert du  Lucerne Festival Academy Orchestra (Manoury, Harvey, Schönberg) le 7 septembre, d’autres concerts et d’autres ateliers sont prévus avec d’autres chefs, voir le programme détaillé.

Après les cycles et les rendez-vous annuels, notons quelques concerts qui mériteront le détour:
– Un concert le 22 août du GMJO: Gustav Mahler Jugendorchester, fondé par Claudio Abbado, dirigé par Daniele Gatti avec Frank Peter Zimmermann en soliste (Wagner, Berg, Strauss, Ravel)

– le 29 août, l’orchestre et le chœur du Teatro alla Scala dirigés par Daniel Barenboim donnent le Requiem de Verdi avec un quatuor de choc: Anja Harteros, Elina Garanca, Jonas Kaufmann(s’il est guéri), René Pape

– les 1er et 2 septembre 2012, Mariss Jansons et son Royal Concertgebouw Orchestra proposent le concerto pour violon de Bartok (Leonidas Kavrakos, violon), et la Symphonie n°1 de Mahler (Titan), et “le survivant de Varsovie” de Schönberg, la “Symphonie des Psaumes” de Stravinski, “Adagio for strings”, de Barber, “Amériques”de Varèse

– les 14 et 15 septembre, Bernard Haitink dirige le Philharmonique de Vienne dans deux programmes passionnants, le concerto pour violon de Sibelius (Vilde Frang, violon) et la Alpensymphonie de Strauss, puis le lendemain le concerto pour piano n°4 de  Beethoven (Murray Perahia) et surtout la Symphonie n°9 de Bruckner, à ne pas manquer.

Et puis le tout venant: London Symphony Orchestra (Valery Gergiev) le 24 août, The Cleveland Orchestra (Franz Welser-Möst) les 25 et 26 août, les Berliner Philharmoniker (Sir Simon Rattle) le 28 août, le St Louis Symphony le 6 septembre (David Robertson/Christian Tetzlaff), les Münchner Philharmoniker (Lorin Maazel) le 9 septembre, et tant d’autres concerts de chambre ou de solistes, et des rencontres, et des projections cinématographiques.

Eh oui, il FAUT aller à Lucerne!
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LUCERNE FESTIVAL PÂQUES 2013: AVANT-PROGRAMME

Lucerne Festival Pâques, 16-24 mars 2013

En 2013, le Festival de Lucerne fête ses 75 ans. Et le programme de Pâques prochain est déjà très attirant. On annonce Claudio Abbado, Martha Argerich et l’Orchestre Mozart in Bologna dans le concerto pour piano en ut majeur K.503, Gustavo Dudamel et le Los Angeles Philharmonic dans “La mer” de Debussy et “L’Oiseau de feu” de Stravinski, ainsi qu’une représentation semi-scénique (réglée par Peter Sellars) de l’oratorio de John Adams “The Gospel According to the Other Mary ” dont la première a lieu en mai prochain à Los Angeles, et enfin Mariss Jansons  avec son Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks (L’orchestre symphonique de la radio bavaroise) offrira le War Requiem de Britten (2013 sera l’année Britten), composé en 1961 pour marquer la reconstruction de la Cathédrale de Coventry. Enfin on entendra aussi des voix comme Mark Padmore et Christian Gerhaher.
Rendez-vous en mars prochain!

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OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2012 (Festival de Pâques de Salzbourg) le 8 avril 2012: CONCERT dirigé par Zubin MEHTA (BRUCKNER, SYMPHONIE N°8)

8 avril 2012:
Bruckner, Symphonie n°8 en ut mineur (deuxième version, 1890)
Berliner Philharmoniker
Zubin Mehta, direction

“C’est pour ces moments-là qu’il vaut la peine de vivre” (Stendhal)

J’aime la huitième de Bruckner. J’ai Karajan dans l’oreille, et aussi Giulini, dont on parle peu aujourd’hui et qui pourtant fut l’un de ces immenses chefs qui jamais ne décevait, et enfin Günter Wand, ce magnifique brucknérien que les maisons de disques ont découvert bien tard. Au concert, je n’ai qu’une seule expérience de la huitième, il y a très très longtemps, mais ce fut décisif: Eugen Jochum. Quant à Abbado, il ne l’a jamais dirigée. Alors, on espère Lucerne…
Certains  considèrent Zubin Mehta comme un chef pour les “Trois ténors”, et quelques opéras, lorsqu’il est en forme. Vision injuste et réductrice. Certes, Mehta n’est pas toujours régulier, mais quand il s’investit vraiment, alors il laisse pantois. Comme ce soir.
La huitième est considérée par certains comme une sorte d’apothéose de la symphonie, par ses dimensions, par sa construction, par l’incroyable abondance instrumentale. Zubin Mehta a choisi la version de 1890, créé en décembre 1892 .
Quatre mouvements. Un premier mouvement (allegro moderato) plutôt sombre, qui se termine par une sorte de decrescendo funèbre, un deuxième mouvement en forme de scherzo, plus vif, plus rythmé (feierlich, allegro moderato – trio Langsam), un adagio en troisième mouvement, comme dans la IXème de Beethoven (Adagio. Feierlich langsam, doch nicht schleppend)  qui est pour moi un sommet,  formant un tout avec le finale imposant (Feierlich, nicht schnell). Beaucoup d’indications insistant sur la lenteur ont conduit Zubin Mehta à proposer une version plus longue que de coutume, d’environ cinq à sept minutes (la symphonie dure habituellement autour de 85 minutes, on est avec Mehta à 90 minutes).  Cette lenteur a gêné certains auditeurs, habitués à plus rapide. Pour ma part, j’ai aimé cette lenteur cérémonielle, grandiose, d’autant qu’elle s’accompagne d’une parfaite mise en place des équilibres sonores. Autant on s’est plaint les jours précédents d’un orchestre fort, autant cette fois le volume nous apparaît équilibré malgré l’énormité de l’orchestre, distribué selon un ordre différent: de gauche à droite violons I, violoncelles, (et derrière contrebasses), altos, violons II puis derrière à droite les trois harpes, à côté des cors et des tubas wagnériens. Les bois et les cuivres (en nombre impressionnant) gardant leur place traditionnelle. C’est donc essentiellement les cordes qui ont été réorganisées, et les cors /tubas / harpes. La concentration altos/violoncelles/contrebasses au centre du dispositif donne une insistance massive sur les graves notamment dans l’adagio, sublime.
Que dire sinon que tout au long de l’exécution, et dès le début, le son de l’orchestre, sa précision, sa manière de suivre le geste large du chef, nous plonge d’emblée dans une sorte d’extase sonore qui ira en se confirmant, voire en s’accentuant. Inutile de rappeler une fois de plus la prodigieuse magie des flûtes, hautbois et autres clarinettes, en ajoutant l’incroyable subtilité des cors (Stefan Dohr! bien sûr, mais aussi ses collègues) et des quatre tubas wagnériens) qui réussissent à amortir le son, à en faire un murmure qui va jusqu’à l’imperceptible. Les harpes, emportées par Marie-Pierre Langlamet sont aériennes, les cordes en sont effleurées (et le mot fleur a ici tout son sens), et le son global des cordes, à l’infaillible précision, au rendu charnu, presque charnel, à la modulation permanente: Mehta obtient d’eux un infini contrôle sur le son qui a pour résultat des crescendos à la fois réguliers, et incroyables. Il faut entendre le début du finale, net, précis, rythmiquement étourdissant, et surtout, surtout, surtout l’incroyable adagio, 25 minutes qu’on voudrait éternelles, qui n’ont cessé de provoquer en moi à divers moments des battements de cœur, des frissons, un effet physique direct de la musique sur le corps.
C’est bien cela qui s’est passé pour moi ce soir: une rencontre physique avec la musique de Bruckner, qui pourtant réussit rarement à me toucher profondément. Bien des moments qui secouent le cœur, bien des moments où montent les larmes, bien des moments où l’on rentre en soi, accompagné par cette musique à la fois grandiose et méditative.
Oui, il s’est passé ce soir ce qu’on attendait depuis deux jours, l’intrusion fulgurante de la puissance de la musique, de l’âme, du sensible: Mehta a rendu le primat au sensible tout en gardant à son interprétation une rigueur tout architecturée: les niveaux de son, les strates des pupitres chacun à son volume, chacun tout en contrôle, tout est parfaitement en place et contribue à l’impression d’un ensemble unique, irremplaçable, phénoménal.
Phénoménal, c’est bien ainsi qu’il faut qualifier l’orchestre, dont quelqu’un disait qu’on avait presque oublié qu’il pouvait jouer ainsi.
Mehta fête cette année 50 ans de collaboration avec les Berliner Philharmoniker: il a été ce soir le très grand chef qu’on connaît, il a été magique, il a réussi à faire sonner l’orchestre comme rarement, il a réussi à les faire sortir d’eux mêmes, car ce soir ils étaient uniques. Et la salle ne s’y est pas trompée, standing ovation, hurlements qui contrastaient avec l’atmosphère très concentrée et très tendue palpable pendant l’exécution (bien plus concentrée que les autres soirs). Et des gens avaient à la fin les larmes aux yeux, pensant que dans cette salle à l’acoustique tellement claire, tellement chaude, tellement présente, tellement proche (même en haut…c’est pourquoi il ne faut pas hésiter à prendre des places à prix raisonnables, car on y entend aussi  bien sinon mieux que dans les très bonnes places), oui dans cette salle qui fut la leur à Pâques depuis 45 ans, les Berliner Philharmoniker n’allaient plus jouer qu’à l’occasion, en simples visiteurs, lui préférant un vaste hall de gare à l’acoustique hasardeuse, pour quelques dollars de plus.
Ce fut l’un des plus beaux concerts des dix dernières années, à l’égal du Requiem de Verdi dirigé par Jansons, et de la Passion selon Saint Mathieu dirigée par Rattle (dans la mise en espace de Peter Sellars). J’en suis encore tourneboulé. A lui seul il valait le voyage.
Oui, ce soir on a perçu quel orchestre on allait perdre. Mais ils ne savent pas ce qu’ils sont en train de perdre aussi…

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OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2012 (Festival de Pâques de Salzbourg) le 7 avril 2012: CONCERT dirigé par Sir Simon RATTLE (SCHUMANN, NACHTLIED pour choeur et orchestre, CONCERTO pour PIANO en la mineur, op.54 piano Murray PERAHIA, BERIO, O King für Stimme und fünf Spieler, FAURÉ, REQUIEM avec Kate ROYAL et Christian GERHAHER)

7 avril 2012:
Schumann:
Nachtlied, pour chœur et orchestre op.108
Concerto pour piano et orchestre en la mineur op.54

Berio: O King, pour voix et cinq pupitres
Fauré: Requiem,
pour deux voix, choeur et orchestre en ré mineur op.48
Murray Perahia, piano
Kate Royal, soprano
Christian Gerhaher, baryton
Rundfunkchor
Berlin, chef de chœur Simon Halsey
Berliner Philharmoniker
Sir Simon Rattle, direction

Voilà une deuxième journée musicalement plus convaincante que la veille. Elle a commencé le matin lors de la répétition publique réservée aux “Förderer” (soutiens du Festival) par l’interprétation du  Concerto pour violon en ré majeur op.77 de Johannes Brahms, avec en soliste Guy Braunstein, à la ville Premier violon solo des Berliner Philharmoniker.

Cette répétition est la reprise d’un concert donné cet hiver à la Philharmonie, sous la direction d’ Andris Nelsons, qui a rencontré un immense succès. L’interprétation de Guy Braunstein, musicien israélien qui a intégré l’orchestre il y a douze ans en dit long sur la qualité des instrumentistes du Philharmonique de Berlin, dont plusieurs mènent aussi une carrière de soliste. Sir Simon Rattle, dont je n’aime pas toujours le Brahms, a travaillé en pleine osmose avec le soliste, et il en est résulté un vrai moment de musique, d’un grand niveau, et donc un gros succès du public.
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La soirée a débuté par le beau “Nachtlied” de Schumann, qui met particulièrement en valeur le chœur de la Radio de Berlin sur un poème de Friedrich Hebbel: Schumann aimait travailler autour de textes de poètes contemporains. Trois strophes sur la nuit, sur la vie, sur le sommeil qui construisent la musique comme un crescendo, permettant au chœur de partir du murmure jusqu’à l’éveil imposant en une dynamique qui en fait l’une des œuvres chorales majeures de Schumann. L’orchestre accompagne avec bonheur ce crescendo, ce qui en fait un très beau moment.

7 avril 2012: saluts Rattle et Perahia

Le concerto pour piano (originellement, seul le premier mouvement était conçu par Schumann comme une fantaisie pour piano, puis il l’a élargi en concerto) est bien connu des mélomanes.
Ce soir, le soliste était Murray Perahia, qui en a livré une interprétation plus scandée, plus rythmée, moins fluide que de coutume, avec une impressionnante maîtrise technique dans le dernier mouvement, particulièrement spectaculaire. L’orchestre accompagne le soliste dans une unicité stylistique, avec un souci très marqué du chef de suivre le rythme du soliste: plusieurs fois, Rattle se penche vers le piano comme pour adapter au plus près l’accompagnement orchestral. L’orchestre comme d’habitude est exceptionnel, on n’en finirait pas de disserter sur flûte, clarinette, hautbois et cor anglais. Le niveau est très haut, mais il reste cependant qu’on a entendu déjà un Schumann plus fluide, plus chantant, plus ouvert. Ce n’est pas le sommet des sommets, mais on en sort néanmoins satisfaits.
La seconde partie commence par une pièce de Luciano Berio, immédiatement enchaînée sans silence, sans pause, par le Requiem de Fauré. Il faut rendre justice à Sir Simon Rattle d’avoir ouvert le répertoire de l’orchestre à des pièces moins connues, et surtout au répertoire français et contemporain. Rattle est un bon connaisseur des grands musiciens français et il en a imposés beaucoup à Berlin.
L’œuvre de Berio (ici interprétée dans sa version de chambre pour voix soliste, flûte, clarinette, violon, violoncelle, piano) date de 1968 et se veut un hommage à Martin Luther King, la soliste (Kate Royal) va épeler son nom jusqu’à ce qu’il apparaisse pleinement, en un climax marqué par le piano traité comme instrument à percussion. Pour la voix, le début est éprouvant car il exige un très grand contrôle, et la voix n’émerge pas, mais le volume va aller croissant, dans une ambiance très recueillie, et du même coup, le Requiem semble lui-même la conséquence de cet hommage puisque Martin Luther King mourra assassiné la même année. On peut donc admettre cet enchaînement surprenant, d’autant qu’il apparaît “naturel”.
Ainsi le Requiem de Fauré est pour moi le seul véritable “moment” de ces deux jours, où il s’est vraiment passé quelque chose: d’abord, Sir Simon Rattle sent visiblement cette musique et défend sa délicatesse et son intimisme. Pas de Dies Irae punitif, mais une ambiance très lyrique, avec un chœur supérieurement préparé, et un orchestre dont les cordes (distribuées selon un ordre particulier dans l’orchestre, avec les premiers violons à droite) sont à leur sommet, notamment dans les trois derniers moments, Agnus Dei et Lux aeterna, libera me et in paradisum. Impressionnant.
Il en résulte une véritable tendresse sonore que le lyrisme affiché de Rattle valorise. Kate Royal n’a pas semblé avoir la voix “céleste” voulue par la partition. Elle s’en tire mieux dans le bref Berio que dans Fauré, où elle n’est pas convaincante, alors qu’on pouvait penser que cette excellente chanteuse pouvait au contraire nous transporter. Mais son partenaire, le baryton allemand Christian Gerhaher, originaire de Bavière, est extraordinaire: il a la chaleur et la douceur vocale, la précision, la diction parfaite (on comprend chaque parole) le volume, dont il use avec parcimonie, mais qu’il module et qu’il contrôle à la perfection. On tient là un successeur évident aux grand liederistes allemands, à commencer par Thomas Quasthoff, qui vient d’annoncer son retrait. C’est sans doute aussi un grand Wolfram, un futur Beckmesser, bref, la carrière lui est ouverte: quand on a une voix comme celle-là, qui immédiatement fait frissonner et passionne, c’est une carrière immense qui peut s’ouvrir. Retenez donc ce nom, Christian Gerhaher.
Au total, ce Requiem nous a sortis de la grisaille:  avec des solistes, un chœur, et un orchestre pareils, dès que ça décolle, ça va très haut et très profond dans  le cœur et directement dans l’âme.
Ce soir, il y avait vraiment de la musique. Le public ne s’y est pas trompé, il leur a fait à tous un triomphe.

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7 avril 2012, Requiem de Fauré, saluts

OSTERFESTSPIELE SALZBURG (FESTIVAL DE PÂQUES DE SALZBOURG) 2012: LA DERNIERE VALSE DES BERLINOIS

Acte I: L’orchestre Philharmonique de Berlin quitte Salzbourg après 45 ans pour aller à Baden-Baden créer un nouveau “Festival de Pâques”
Acte II: Le Festival de Pâques de Salzbourg a fait appel à la Staatskapelle de Dresde pour le remplacer, et à son chef Christian Thielemann comme directeur artistique.

Trois Festivals de Pâques en Europe en 2013: Lucerne, Salzbourg et Baden-Baden

C’est un moment assez mélancolique qui attend les spectateurs du Festival de Pâques de Salzbourg, fondé par Herbert von Karajan en 1967 et dont l’existence était conditionnée par ces deux noms: Karajan et Philharmonique de Berlin. Salzbourg (Eté et Pâques) était le seul lieu où Karajan dirigeait des opéras à partir des années 70, et bientôt, il n’en dirigea plus qu’à Pâques et jusqu’à la fin (Tosca, en 1989). C’était le lieu par excellence de l’épiphanie du Maître, qui faisait courir les fans irréductibles ou les mélomanes fortunés, vu les prix pratiqués et le caractère très exclusif de la manifestation.
Mélancolie, oui, parce que les berlinois s’en vont.
Et le Festival de Pâques sans les berlinois, c’est pour moi comme une omelette sans oeufs.

Un point d”histoire d’abord: une amie très chère, mémoire quasi infaillible du Philharmonique de Berlin qu’elle fréquente depuis des dizaines d’années a bien voulu faire la liste des opéras présentés, sous Karajan et après.

Commençons par l’ère Karajan:

1967  Die Walküre  (Karajan)
1968  Das Rheingold  / Die Walküre  (Karajan)
1969  Siegfried / Das Rheingold  (Karajan)
1970  Die Götterdämmerung (Karajan)
1971  Fidelio (Karajan)
1972  Tristan (Karajan)
1973  Tristan / Das Rheingold (Karajan)
1974  Die Meistersinger (Karajan)
1975  Die Meistersinger / La Bohème (Karajan)
1976  Lohengrin (Karajan)
1977  Il Trovatore (Karajan)
1978   Il Trovatore / Fidelio (Karajan)
1979  Don Carlo (Karajan)
1980  Parsifal (Karajan)
1981  Parsifal (Karajan)
1982  Der Fliegende Holländer (Karajan)
1983  Der Fliegende Holländer (Karajan)
1984  Lohengrin (Karajan)
1985  Carmen (Karajan)
1986  Don Carlo (Karajan)
1987  Don Giovanni (Karajan)
1988  Tosca (Karajan)
1989  Tosca (Karajan)

En lisant cette liste on comprend pourquoi les gens couraient…même si régulièrement les mises en scène et  les distributions faisaient discuter (je me souviens de Fiamma Izzo d’Amico dans Tosca par exemple). Je n’étais pas un fan  de Karajan, mais son Acte III de Parsifal à Garnier en 1980-81(vu au premier rang d’orchestre en place “étudiants” car la salle n’était pas pleine) reste une expérience inoubliable. Je n’avais jamais entendu un son pareil, une pareille jouissance sonore qui confinait à l’ivresse dans la scène finale. Il reste que j’ai commencé à fréquenter Salzbourg à Pâques après sa disparition, au moment où Solti prit les rênes. Car nous en sommes à la troisième crise: à la mort de Karajan, la question de l’avenir du Festival de Pâques, si profondément lié à son fondateur s’est déjà très sérieusement posée. Les festivaliers étaient prêts à payer pour Karajan, le seraient-ils pour entendre d’autres chefs? On a même en 1990  appelé le Gewandhaus de Leipzig et son chef Kurt Masur, avant de confier les rênes du Festival à Sir Georg Solti (1992-1993). Ce n’est que lorsque Claudio Abbado a décidé en 1994 de continuer l’aventure commencée par Karajan que la situation s’est consolidée.

Voici donc le Festival de l’ère post Karajan:

1990  Fidelio (Masur /Gewandhausorchester Leipzig!)
1991  Le nozze di Figaro (Haitink)
1992  Die Frau ohne Schatten (Solti)
1993  Falstaff (Solti)
1994  Boris Godunov (Abbado)
1995  Elektra (Abbado)
1996  Otello (Abbado)
1997  Wozzeck (Abbado)
1998  Boris Godunov (Abbado)
1999  Tristan und Isolde (Abbado)
2000  Simon Boccanegra (Abbado)
2001  Falstaff (Abbado)
2002  Parsifal (Abbado)
2003  Fidelio (Rattle)
2004  Cosi fan tutte (Rattle)
2005  Peter Grimes (Rattle
2006  Pelléas et Mélisande (Rattle)
2007  Das Rheingold (Rattle)
2008  Die Walküre (Rattle)
2009  Siegfried (Rattle)
2010  Die Götterdämmerung (Rattle)
2011  Salome (Rattle)
2012  Carmen (Rattle)
Abbado a élargi l’assise du festival, en ajoutant des concerts réguliers de son orchestre de jeunes préféré, le Gustav Mahler Jugendorchester (GMJO) (on eut d’ailleurs droit en 1995 à un Lied von der Erde dirigé par Bernard Haitink avec le GMJO qui fut proprement anthologique);  en créant la série Kontrapunkte, dédiée à la musique contemporaine, il élargit aussi les possibilités d’écouter de la musique, dans l’ambiance plus intime du Mozarteum. Il eut moins de chance avec les productions dont certaines ne méritent pas la mémoire. Restent un Boris Godunov (Herbert Wernicke) qui reste la référence absolue des vingt dernières années, un Wozzeck (Peter Stein) qui fut une réussite totale (un spectacle inoubliable, pour moi le Wozzeck de référence,  à tous les niveaux, mais qui ne fut hélas jamais enregistré), le Tristan de Grüber n’était pas mauvais scéniquement, pas irremplaçable cependant,  mais tellement plus fort musicalement, tout comme le Parsifal de 2002, merveilleux musicalement, très décevant scéniquement parce que Peter Stein a toujours dit qu’il n’avait aucun atome crochu avec cette musique. Quant au Falstaff , il valait pour Abbado, mais la mise en scène de Declan Donellan fut très plate, en tous cas bien moins réussie que celle de Luca Ronconi avec Solti en 1993, spectacle merveilleux s’il en fut.
L’ère Rattle aura marqué par le Ring, car l’entreprise créait un lien avec les origines du Festival, même si ce fut scéniquement moyen (sauf l’Or du Rhin). Mais pour une fois, la coproduction avec Aix en Provence permit au public français de voir et d’entendre ce Ring avec les Berlinois et Rattle. Ce qui aura marqué l’ère Rattle ce sera peut-être cette Passion selon Saint Mathieu faite avec Peter Sellars en version semi-scénique, qui  fut un beau moment à Salzbourg, et sublime à Berlin.
Le festival de manière immuable a lieu le week end des Rameaux et puis le week end de Pâques pour quatre soirées: 2 concerts symphoniques dont un avec un chef invité (cette année Zubin Mehta pour la huitième de Bruckner), un concert choral et un opéra ainsi qu’une répétition publique. Il ouvre avec l’opéra et clôt avec l’opéra.
Il est soutenu par un financement presque exclusivement privé, des sponsors (Banque et Audi) et les “Förderer”, les soutiens du festival composés sous Karajan par l’ensemble du public (la salle du Grosses Festspielhaus a 2200 places , sur deux cycles cela faisait un peu moins de 4400 personnes, car les deux derniers rangs sont traditionnellement réservés aux étudiants.) Pour aller à Salzbourg Pâques, il fallait débourser le prix du billet et l’adhésion comme “Förderer” du Festival (aujourd’hui 300 Euros minimum). L’arrivée d’Abbado a maintenu le nombre à 3000/3500 personnes environ. L’ère Rattle a connu une chute au départ (environ 2000) puis le Ring a permis une augmentation à 2500 puis le nombre est  retombé à 2100. Voilà qui crée un manque à gagner en termes de trésorerie, et qui est un indice d’insatisfaction.
Pour les “Förderer”, les soutiens, leur fidélité, c’était bien sûr la garantie de voir Karajan diriger, mais aussi d’entendre les Berlinois dans un contexte moins anonyme, de retrouver des gens qu’on a  connus dans le public (car les places sont conservées chaque année), et donc, Karajan ou pas, s’est installée une ambiance très particulière dans ce festival, moins “jet-set” qu’on l’a dit. Pour certains mélomanes qui sont là depuis 45 ans, c’est une immense déception et un déchirement que de voir partir les Berliner Philharmoniker, parce que Salzbourg n’offre plus les confortables rentrées économiques du passé, et que les jeunes musiciens de l’orchestre, aujourd’hui majoritaires, n’ont pas les mêmes liens avec la tradition et l’histoire que les musiciens plus anciens, dont certains ont connu Karajan.
Déjà il y a trois ans s’est posée la question d’un départ, mais les “jeunes” se sont laissés convaincre et les Berliner sont restés. Dans cette affaire, ce sont les musiciens qui décident, et non le directeur artistique, Simon Rattle: la société des Berliner est une République démocratique autonome…A peine un an plus tard, alors même que l’on étudiait les décors du Parsifal de 2013 (alors prévu avec Rattle), la nouvelle est arrivée que les Berliner partaient:  cette fois-ci, les “vieux” n’avaient pas réussi à convaincre.
Le Festival de Pâques sortait d’une crise très grave de management, avec soupçon de détournement de sommes importantes. On avait appelé un nouveau manager, Peter Alward, sorti de sa retraite tout exprès, et voilà ce nouveau manager face à un dilemme, tout laisser tomber ou proposer une suite.
La suite, ce sera Christian Thielemann, assistant de Karajan pour Parsifal à Salzbourg en 1980, qui va incarner la continuité, et la Staatskapelle de Dresde, une phalange  prestigieuse dans la grande tradition germanique qui va reprendre le flambeau. Et bien des festivaliers vont rester.
En partant à Baden-Baden, les berlinois espéraient peut-être entraîner le public de Salzbourg. Mais Baden-Baden n’est pas Salzbourg, avec son attrait touristique, son histoire, sa mémoire et les habitudes enracinées des festivaliers. Baden-Baden est un jeune festival qui joue toute l’année, une sorte de saison thermale de grand luxe, qui attire le public par les noms de stars et par la variété de l’offre (opéra, ballet, chanson, symphonique, Lieder etc…). De plus, la salle est immense, l’acoustique difficile, et l’offre berlinoise, pour séduisante qu’elle soit, atteindra au départ surtout un public régional plus qu’international. D’autant que Sir Simon Rattle n’a pas l’attrait d’autres chefs: bien des amis à moi iront entendre Andris Nelsons, mais ni les concerts de Rattle, ni même “Die Zauberflöte” premier opéra affiché (4 fois, il sera sans doute difficile de remplir les quatre représentations) en 2013.
Et en discutant avec les musiciens de Berlin, du moins ceux que je connais depuis des années, je me rends compte que beaucoup regrettent ce départ et ne font pas de pari sur les évolutions de l’avenir.

Baden-Baden a réussi, après bien des efforts, à attirer le Philharmonique de Berlin, qui va lui donner une “affiche” d’appel, mais il faudra à mon avis étoffer l’offre pour véritablement créer un mouvement de public: ce matin à la répétition publique offerte aux “soutiens” (un beau concerto pour violon de Brahms avec Guy Braunstein en soliste), les Berlinois et Rattle  ont été fortement interpellés par un abonné de longue date qui s’estimait trahi dans la mesure où il offrait son financement pour les Berlinois, et pour Salzbourg, au nom de la musique, et d’une continuité, et d’une tradition. Voilà le sens qu’il donnait à son geste. Les Berlinois partis, il s’estime, fort justement, floué. Et n’a pas envie de continuer l’aventure avec eux.
Thielemann, avec le Requiem de Brahms et Parsifal l’an prochain, c’est une affiche attirante pour Salzbourg, il y a plus de risque à Baden-Baden…On verra le résultat, mais ce départ est à mon avis, une erreur stratégique dictée par le court terme et peut-être l’appât de gains illusoires. Tant pis pour eux.

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