OPÉRA DE PARIS 2011-2012: CAVALLERIA RUSTICANA de Pietro MASCAGNI et I PAGLIACCI de Ruggero LEONCAVALLO le 13 avril 2012 (Dir.mus : Daniel OREN, Ms en scène : Gianfranco DEL MONACO)

Cavalleria Rusticana, salut final

Il faut être juste: j’allais à ce spectacle avec une certaine distance, je n’aime pas Daniel Oren, encore moins Gianfranco del Monaco, et j’ai toujours un peu de réserves sur Violeta Urmana. Mais je suis masoschiste.
Et j’ai bien raison, parce qu’au total, j’ai passé une bonne soirée.
Le couple « Cav/Pag » a fait les beaux soirs de l’Opéra Comique, mais aucune soirée de l’Opéra: I Pagliacci a fait son entrée à Garnier en 1982 avec Jon Vickers, repris en 1983 toujours avec Vickers et puis c’est tout, et, aussi étonnant que cela puisse paraître, Cavalleria Rusticana n’avait jamais été représenté à l’Opéra. Certains beaux esprits s’en réjouiront parce que Paris n’a pas le cœur vériste (ni trop belcantiste d’ailleurs en dépit de son histoire lyrique au XIXème). J’ai suffisamment de distance avec la politique de programmation de l’Opéra de Paris pour applaudir à l’initiative de Nicolas Joel d’avoir fait rentrer au répertoire André Chénier, Francesca da Rimini, cette année Cavalleria Rusticana, l’an prochain La Gioconda. Ce répertoire a sa place, et mérite d’être connu, et représenté, notamment avec les justes chanteurs. Souvenons-nous l’indescriptible triomphe de Mirella Freni, à Bastille, dans Adriana Lecouvreur.
Et ce soir, en plus de quelques noms fameux (Urmana, Giordani et Galouzine), on a eu les justes chanteurs, solides, en place, jusque dans les rôles plus petits.
La mise en scène de Gianfranco del Monaco est à mon avis plus réussie pour Cavalleria Rusticana que pour I Pagliacci. Certes il ne s’agit pas de « Regietheater » et la scène nous montre l’histoire, et rien que l’histoire. Mais d’abord, le décor posé pour Cavalleria, des blocs blancs, comme des blocs de marbre issus d’une carrière, figurant le village écrasé de soleil, et les personnages et le chœur tous en noir donne une image globale assez élégante. Ensuite, l’approche  rend assez bien l’idée, de cette société d’hommes (plutôt en haut, les femmes restant en bas), à la violence rentrée et permanente. L’idée de placer Santuzza lorsqu’elle n’est pas en scène systématiquement cachée sous une passerelle, est aussi une bonne idée, Santuzza, excommuniée, étant une paria dans cette société marquée par le catholicisme. Enfin la dernière image, le corps de Turiddu exposé sur l’un des blocs de marbre, sorte de catafalque avec les deux femmes (Santuzza et Lucia) écroulées à ses pieds est  forte. Peut-on faire de la vraie « mise en scène » avec Cavalleria? C’est une question qu’il faudrait poser à un metteur en scène allemand…La concentration du livret (venu d’une nouvelle du grand romancier de la Sicile, Giovanni Verga), son insistance sur l’alternance de scènes collectives et individuelles, et donc la tension entre le regard des autres et la vie intime des personnages, donne déjà des pistes que Gianfranco del Monaco a suivies. Rendons aussi hommage au décorateur Johannes Leiacker, qui en choisissant cette structure très froide, blanche, faite de blocs, m’a fait irrésistiblement penser d’une part à une atmosphère de tragédie grecque, sur un espace contraint, où alternent comme dans la tragédie grecque, le chœur et les protagonistes, et d’autre part – et par conséquent- au festival « Les Orestiades » qui a lieu dans la ville abandonnée (suite à un tremblement de terre) de Gibellina (une expérience à vivre, inoubliable). Pour toutes ces raisons, je trouve que Gianfranco del Monaco ne signe pas là un travail à dédaigner.
La mise en scène de I Pagliacci en revanche, me semble un peu moins convaincante et un peu plus « conforme ». Dans un décor de cadres lumineux encadrant la fameuse photo de Anita Ekberg dans « La dolce vita » (quitte à célébrer Fellini, le sujet eût peut-être demandé une photo de « La Strada ») et avec un camion de foire qui transporte la scène où se joue le drame final, la disposition des foules est plus traditionnelle, le jeu plus attendu. Seules particularités: d’une part le prologue (Tonio, Sergei Murzaev, encore meilleur dans  prologue que pendant l’opéra) placé en tout début de la soirée, au point qu’on croit que c’est I Pagliacci qui va ouvrir, alors qu’il ouvre en fait sur les deux œuvres, il est vrai que ce prologue convient aux deux, et donc clôt l’ensemble au baisser de rideau de « I Pagliacci ». Deuxième « particularité », au début de I Pagliacci, passe une camionnette qui tire le bloc de marbre-catafalque tirant le corps de Turiddu, provoquant quelques rires dans la salle, et faisant de I Pagliacci une sorte de suite de Cavalleria Rusticana, installant en tous cas le lien entre les deux opéras.
Seul moment qui m’a touché, sinon ému, l’intermède symphonique entre le premier et le second acte, où les personnages dans une sorte de rituel presque funèbre, se maquillent et se préparent pour le spectacle. C’est un vrai moment de théâtre, très beau. Pour le reste, peu de relief, et cet agacement devant les mouvements du chœur, systématiquement réglés de face, pour voir le chef, ce qui finit par gêner.
Au niveau musical, la direction de Daniel Oren cherche, il faut le reconnaître à moduler les moments les plus lyriques, notamment dans Cavalleria. Il reste que comme souvent avec ce chef, il n’y a pas beaucoup d’émotion, même si l’orchestre est juste, en place et présent. J’écoutais cependant dans l’après midi le bel enregistrement de Riccardo Muti (Philips, avec Luciano Pavarotti et le Philadelphia Orchestra) et me disais qu’un grand chef qui sait travailler les effets sonores comme lui contribuerait sûrement à revaloriser ce répertoire s’il consentait à le diriger plus souvent.
Si l’émotion ne vient pas de l’orchestre, elle vient du chant grâce à une distribution qui a su capter le cœur du public par son intensité et son engagement. Certes, on ne donne pas toujours dans le raffinement, mais dans ce répertoire, c’est moins gênant que dans un Verdi et un Puccini, car dans le vérisme, les grandes douleurs ne sont pas muettes, mais au contraire bruyantes.
Dans Cavalleria Rusticana, on a plaisir à revoir Stefania Toczyska comme Mamma Lucia, et le timbre grave est toujours là, ainsi que le volume. J’avais vu à Munich il y a si longtemps Martha Mödl, car on a coutume de donner ce rôle à une vieille gloire du chant, et c’était très émouvant. Ce soir c’était un vrai plaisir de voir et d’entendre la Toczyska, encore présente, encore vaillante. Nicole Piccolomini, Lola, avait la voix voulue (quel joli timbre!) et le physique pour cette partie réduite, mais au relief important, voilà une chanteuse qui devrait faire une belle carrière, car la technique vocale est impeccable (formation anglo-saxonne, évidemment). Franck Ferrari, Alfio s’en sort avec les honneurs, mais les aigus sont toujours un peu limités et voilés, alors que le registre central est très en place, la voix bien posée, la diction sans reproche.
Le Turiddu de Marcello Giordani n’est pas vraiment tout en finesse: ce chanteur appelé quelquefois « Urlando Furioso » a souvent tendance à chanter fort, plutôt qu’à simplement chanter et faire de la musique; il a la puissance de ces ténors pour qui seul l’aigu compte, et lui, il a les aigus, il a les notes hautes, mais pas les graves…Cependant,  il a aussi dans ce rôle l’intensité. C’est pourquoi dans Turiddu, il fait un certain effet. Mais dès que le rôle demande un peu de retenue, un peu de lyrisme, une peu d’émotion (les derniers mots, « e poi…mamma…sentite… » sont un des moments émouvants de ce rôle), là on sent que cela passe moins: n’est pas Domingo qui veut.
A côté de lui, une Violeta Urmana qui s’est bien emparée du rôle de Santuzza, y compris physiquement: la voix est très belle, les graves somptueux, c’est pour moi toujours un peu tendu à l’aigu, mais dans l’ensemble il faut reconnaître que la prestation est magnifique, et que, y compris scéniquement, il y a un engagement fort, plus fort que d’habitude pour une chanteuse que je trouve toujours un peu placide en scène: elle est émouvante, elle est intense, elle porte la représentation, elle vaut vraiment le coup.
Dans « I Pagliacci », notons d’abord l’excellence des seconds rôles, à commencer par le magnifique prologue de Sergei Murzaev, qui le chante en salle, et qui compose dans l’ensemble un beau Tonio, et par le joli Beppe/Arlecchino de Florian Laconi, joli timbre, joli moment que son air « O Colombina, il tenero fido Arlecchino ». Quant à Tassis Christoyannis dans Silvio, il est comme d’habitude d’une tenue impeccable, d’un chant contrôlé, qui incarne bien cette « différence » entre Tonio le vulgaire et Canio le violent. Nedda, dans son rêve de fuite, ne peut que choisir cette élégance-là.
Nedda justement est une belle découverte, Brigitta Kele, une jeune chanteuse roumaine, qui va commencer sans doute une carrière en Allemagne: la technique est remarquable, il y a l’intensité, la puissance, le contrôle sans compter un physique avantageux: elle a tout d’une grande, comme dirait l’autre: elle a la voix d’un lirico-spinto en gestation, et une présence scénique remarquable. A suivre.
Reste Vladimir Galouzine. on connaît ce ténor, puissant, intense, qui est un bon interprète des grands personnages russes, comme Hermann ou de l’Otello de Verdi. le chant n’est pas très élégant, le timbre m’est apparu un peu voilé, un peu fatigué, le registre central plus baritonal que par le passé, mais il s’est préservé son aigu puissant et tempétueux: la voix sort à l’aigu. Cela va bien avec le personnage de Canio, à qui il ne donne pas cette lumière solaire que donnait Pavarotti par exemple. Mais évidemment, pour avoir vu Vickers, qui dès qu’il ouvrait la bouche était bouleversant, avec ce timbre si particulier (et pas vraiment séduisant d’ailleurs, lui non plus), je reste avec mon souvenir. Mais Galouzine est un solide Canio, désespéré, violent, engagé.
Donc au total, malgré mes a priori, j’ai passé une très bonne soirée: le succès a été triomphal, et montre que le vérisme a été trop oublié à Paris. Souhaitons que La Gioconda l’an prochain suive l’exemple de cette soirée.
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I Pagliacci, salut final

OPERA NATIONAL DE PARIS 2010-2011 (19 février 2011): FRANCESCA DA RIMINI de Riccardo ZANDONAI (Mise en scène Gianfranco DEL MONACO, avec Roberto ALAGNA)

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On doit remercier Nicolas Joel d’avoir fait entrer au répertoire le chef d’oeuvre de Riccardo Zandonai, d’abord parce que le répertoire italien de la période 1890-1920 n’a jamais vraiment été à l’honneur à Paris: peu de vérisme, peu de Giordano, Mascagni, Leoncavallo qu’on renvoie allègrement dans les cordes . On pourrait dire la même chose du répertoire romantique: à part Lucia di Lammermoor, quelles grandes oeuvres de cette période ont droit de cité dans notre théâtre national?  On a vu dans les dernières années l’Elisir d’amore et Capuletti e Montecchi…maigre consolation en regard de tout ce qu’on n’entend pas. Massimo Bogianckino avait essayé d’y remédier, mais par la suite, aucun des directeurs en place n’a continué vraiment à travailler sur un répertoire qui fut très largement parisien. On pourrait en dire autant de Meyerbeer, de Spontini, de Cherubini.
Alors faire (enfin!) entrer au répertoire Francesca da Rimini de Riccardo Zandonai est une excellente idée, et ouvre des perspectives intéressantes de diversification de la culture lyrique du public parisien. D’autant qu’il suffit d’ouvrir les pages du programme de salle pour comprendre combien Zandonai était lié à la culture française et au monde intellectuel français, combien les échanges intellectuels entre France, Italie et Allemagne étaient riches, et combien les modèles circulaient (Wagner bien sûr, obsession de nombres de musiciens et d’écrivains de l’époque) mais aussi Debussy.
Zandonai était un explorateur de littérature internationale, dans laquelle il a puisé ses sujets (pas vraiment avec bonheur la plupart du temps). C’était un fervent admirateur de Wagner, à l’instar de Pietro Mascagni qui fut l’un de ses maîtres, mais aussi un fervent debussyste. La musique de Debussy est évidemment l’un des grandes références de cette époque. Enfin, c’est Gabriele d’Annunzio qui a vécu à Paris et qui a écrit en français, directement (rappelons le livret du « Martyre de Saint Sebastien »de Debussy), est l’auteur de la Tragédie « Francesca da Rimini », base du livret de Tito Ricordi pour l’opéra de Zandonai. La tragédie fut créée par Eleonora Duse, maîtresse de d’Annunzio, mais surtout actrice mythique qui marqua le monde intellectuel de l’époque d’une manière définitive, et qui reste l’un des grands mythes européens du théâtre, aux côtés de Sarah Bernhardt et de quelques autres.
C’est donc en quelque sorte à une fête européenne de la culture que l’on vient assister: il faut le souligner, à un moment où d’autres idées moins ouvertes traversent les débats du temps. Jamais les idées n’ont cessé de circuler, d’être partagées, d’être aussi discutées ou contestées, que ce soit au début du XXème, et même pendant les grands conflits, ou au Moyen âge. Notre culture  est profondément européenne, et le résultat de circulations des idées, qui sont loin de se fixer ici ou là à l’intérieur de frontières: Dante, Shakespeare, Hugo, Wagner ou d’autres appartiennent à tous, et sûrement pas seulement à une culture « nationale ». Dans cet esprit, les amours de Francesca da Rimini et de Paolo, dont l’histoire est issue de La Divine Comédie de Dante, adaptée en musique près d’une trentaine de fois, en Italie bien sûr, mais aussi ailleurs (on connaît l’oeuvre de Tchaikovski par exemple) sont une de ces histoires qui structurent la culture européenne, comme celle de Tristan et Isolde ou de Roméo et Juliette.

On sait combien Tristan et Isolde obsède les musiciens de la période,  à cause de la nouveauté musicale, qui va laisser de profonde traces chez tous les novateurs du début du XXème, mais aussi à cause du renouveau du mythe que l’oeuvre a provoqué. Puccini cherchera dans Turandot à écrire le duo impossible Calaf/Turandot en référence à Tristan, Pelléas et Mélisande est évidemment une réécriture du mythe et Francesca da Rimini en reproduit le motif triangulaire, de manière encore plus nette puisque le premier acte montre un Paolo venant chercher Francesca pour la conduire à son futur mari, tout commeTristan conduit Isolde à Marke. Toutefois, dans Francesca da Rimini, par de cristallisation amoureuse créée par un philtre, mais au contraire un immédiat coup de foudre cristallisant immédiatement le drame.

Pour toutes ces raisons, c’est une entreprise passionnante que de se replonger dans une époque, des idées, des œuvres qui symbolisent autant les fondements culturels de notre Europe. Mais cette complexité même ne sert pas toujours l’œuvre de Zandonai. Beaucoup de mélomanes qui ne la connaissent pas la classent immédiatement dans une sorte de post-vérisme et préfèrent s’intéresser aux véristes qu’à leurs épigones. D’autant que pour beaucoup, la littérature musicale vériste est regardée à distance, alors imaginons comment ils peuvent regarder les post-véristes…Ils oublient justement toute la sève des idées, des œuvres, l’ouverture des regards, et s’imaginent souvent plutôt des cloisonnements là où il n’y a que curiosité et ouverture.
Lorsque je vis pour la première fois Francesca da Rimini à Turin au début des années 90, j’ai été frappé d’étonnement: relativement ignorant de cette musique et un peu de la période, je pensais entendre effectivement du sous-Mascagni. Quel étonnement lorsque j’ai entendu tant de réminiscences non des véristes, mais de Debussy, de Wagner, mais aussi des échos de Zemlinski, ou de Busoni, ou même de Fauré. C’est à dire de tous ceux qui portaient la nouveauté, qui travaillaient sur la traduction impressionniste de la musique, sur la couleur, avec une instrumentation très complexe, nuancée, alternant des parti pris chambristes (voir les premières mesures de l’œuvre!) et du symphonisme wagnérien. Pour moi,
« Ce fut comme une apparition ».

imag0362b.1298212500.jpgQu’en est-il de tout cela dans la production parisienne?
D’abord, il faut souligner l’excellent accueil que le public réserve à cette production, triomphe des artistes, joie visible au rideau final: Zandonai a produit son effet. Roberto Alagna aussi, revenant à Paris après plusieurs années, il porte la communication de la production (les affiches indiquent Francesca da Rimini avec Roberto Alagna) et il y a fort à parier que sans lui, il n’est pas sûr que les salles seraient aussi pleines.
Mon appréciation est plus nuancée sur l’économie d’ensemble de cette création (puisque c’est une entrée au répertoire).
Le choix de Nicolas Joel s’est porté sur une équipe (Gianfranco del Monaco, Daniel Oren) plus liée au répertoire traditionnel italien qu’aux raffinements du debussysme triomphant. En choisissant Gianfranco del Monaco, à part faire le choix d’un vieux complice, il fait le choix d’une tradition qui passe inévitablement par le père, Mario del Monaco, qui fut le plus éclatant des Paolo, salué par Zandonai lui-même. En choisissant Daniel Oren, à part faire le choix d’un vieux complice, il fait le choix d’une vision musicale là aussi traditionnelle, plus portée aux effets globaux qu’à une analyse, qui serait un « point de vue », une « lecture ». Sans doute beaucoup de chefs ne se lanceraient-ils pas dans l’aventure, mais je rêverais de chefs qui fouillent les partitions et en portent les secrets, en soulignent les innovations, donnent une vraie couleur: on pense à Boulez d’emblée, parce que c’est un grand chef pour Debussy (mais il nous rirait au nez devant une telle proposition!), on pourrait penser aussi à des chefs comme Daniel Harding, ou Daniele Gatti, plutôt à l’aise chacun dans les pièces de cette période, ou bien même à un Ingo Metzmacher qui rêve de diriger Puccini comme on dirige Schönberg, à cause de l’admiration de l’un pour l’autre.
Daniel Oren ne rend justice qu’aux parties les moins originales de la partition, sans jamais exalter les moments les plus intenses (ouverture, duos de l’acte III et de l’acte IV). Il propose un travail contrasté, techniquement très au point parce que c’est quand même un  chef très professionnel, mais il n’y a pas de vraie lecture, pas de relief, tout semble au même niveau, avec un volume quelquefois trop fort: on est toujours à la surface et jamais dans le tissu musical. En terme de clarté, de mise en relief des sons singuliers, de certains pupitres, c’est tout de même beaucoup moins satisfaisant, et  c’est un peu dommage car cela finit par distiller un aimable ennui quelquefois

Car évidemment tout n’est pas égal dans la partition, et si certains moments (essentiellement les duos Paolo/Francesca, ou les grandes scènes de l’acte IV) sont passionnants et magnifiquement servis par une musique fouillée et colorée, d’autres moments restent plus faibles, notamment le premier acte et surtout à mon avis le second, d’autant que la mise en scène ne sert pas la clarté du propos.Tous les éléments dont nous avons parlé plus haut se retrouvent dans les tableaux vivants très « kitsch » qui nous sont proposés: le décor est celui du Vittoriale de Gabriele d’Annunzio, la villa qu’il a aménagée sur les pentes de Gardone Riviera sur le Lac de Garde, jardin excessivement fleuri du 1er acte, frégate de guerre (la nave « Puglia », offerte à D’Annunzio en 1923, enchassée dans le jardin en direction de l’Adriatique, comme une menace vers la côte Dalmate) qui semble une sorte d’apparition du Vaisseau fantôme au deuxième acte, et intérieurs oppressants remplis d’objets dans les actes suivants, intérieurs qui frappent le visiteur du Vittoriale, tout cela se retrouve sur scène, composant des tableaux vivants, qui semblent être en plus des écrins de scènes wagnériennes: arrivée de Paolo construite comme très claire allusion à l’apparition de Lohengrin au 1er acte, composant une scène du deuxième acte voisine à celle du finale du premier acte de Tristan (avec l’échange du philtre), avec en sus, une sortie de Gianciotto de la proue du navire qui renverrait à l’apparition du Hollandais  ou bien Gianciotto qui brise la lance au finale, claire relation à Wotan. Cette mise en scène est essentiellement un travail de lecture du fonds culturel de l’oeuvre, tel que nous l’avons évoqué. Mais au delà, pas de mise en scène, pas de travail sur les acteurs, pas de clarté du propos. La scène de la bataille est illisible au deuxième acte, la scène du premier acte est elle aussi assez cryptique, on distingue mal le rôle du bouffon, celui des femmes et de leur statut – amies? dames de cour? domestiques? On comprend mal pourquoi tout cela se passe et comment s’agence le drame. Les derniers actes, joués d’une traite (Acte I 25 minutes//entracte/Acte II 30 minutes// entracte//Actes III et IV 1h30 joués ensemble), manière de montrer d’abord les éléments de construction de l’histoire, puis le drame en lui-même, et son dénouement ). On donc a droit à une mise en images, à une photorégie comme on aurait un roman-photo, mais sûrement pas un travail dramaturgique qui éclairerait un livret dont la construction dramatique n’est pas si mauvaise, bien au contraire (il fut apprécié par d’Annunzio). On a donc une illustration, frappée du sceau de d’Annunzio, dont le masque mortuaire s’imprime sur le rideau de scène mais sûrement pas une analyse.
La distribution réunie est satisfaisante dans son ensemble, avec une petite faiblesse pour les rôles féminins (Louise Callinan, dans le rôle de Semirama, a des aigus très criés, dès le premier acte, mais les ensembles sont corrects ), la Francesca de Svetla Vassilieva a une forte assise – un petit vibrato- dans le registre central et à l’aigu, mais pas dans les graves souvent détimbrés, et son chant reste peu habité. Les notes sont faites, mais l’émotion n’est pas au rendez-vous. Il reste que la prestation est très honorable. Du côté masculin, notons l’Ostasio de Wojtek Smilek, et le très solide Gianciotto de George Gagnidze, qui fait face à un excellent William Joyner dans le rôle de Malatestino au IVème acte, l’une des scènes les plus intenses de la partition et de la soirée.

Quant à Roberto Alagna, il triomphe, visiblement heureux de recevoir de la salle pareil hommage. J’ai toujours beaucoup aimé cette voix lumineuse, solaire, toujours bien contrôlée, sachant toujours alléger, sussurer, adoucir, et projetant parfaitement des aigus sans failles. Les difficultés de santé ont alimenté des moments difficiles, mais dans l’ensemble les prestations d’Alagna sont toujours assez convaincantes. On l’aime moins quand il essaie d’imposer sa famille un peu partout, mais passons.
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Dans Paolo il Bello, l’artiste tenait visiblement à montrer que les problèmes étaient résolus: la voix a gagné en largeur, et même en puissance et il le montre, il le montre même un peu trop,car ce qu’il gagne en puissance, il le perd en couleur, et en variété, il a un peu tendance à tout chanter en force, et il perd donc en subtilité. Il m’avait surpris et très séduit jadis dans sa vision très étudiée de Don Carlos, où justement tout était en nuances et d’une extrême beauté (son enregistrement avec Pappano est à ce titre anthologique). Ici, on n’y est pas vraiment. Il est vrai qu’il est dirigé d’une manière là aussi un peu uniforme et que le rôle est très tendu. Certes, la prestation est très bonne, mais pas éclatante, comme on aimerait l’entendre.

Au total, une soirée qui fut incontestablement bonne, parce qu’il n’est pas donné d’entendre souvent Francesca da Rimini et que la distribution réunie, sans être exceptionnelle, est très solide, et défend bien l’œuvre. Je pense cependant qu’il a manqué une vraie mise en scène, et une  direction musicale plus fouillée pour rendre pleinement justice à l’œuvre, et pour mieux diriger les chanteurs, un peu laissés à eux-mêmes scéniquement et musicalement. Il reste peu de temps pour y aller, mobilisez votre énergie et allez à Bastille, cela vaut le coup d’entrer en communication avec cette œuvre très intéressante, aux facettes multiples, reflet d’une époque qu’on dit belle et qui fut surtout riche.