On doit remercier Nicolas Joel d’avoir fait entrer au répertoire le chef d’oeuvre de Riccardo Zandonai, d’abord parce que le répertoire italien de la période 1890-1920 n’a jamais vraiment été à l’honneur à Paris: peu de vérisme, peu de Giordano, Mascagni, Leoncavallo qu’on renvoie allègrement dans les cordes . On pourrait dire la même chose du répertoire romantique: à part Lucia di Lammermoor, quelles grandes oeuvres de cette période ont droit de cité dans notre théâtre national? On a vu dans les dernières années l’Elisir d’amore et Capuletti e Montecchi…maigre consolation en regard de tout ce qu’on n’entend pas. Massimo Bogianckino avait essayé d’y remédier, mais par la suite, aucun des directeurs en place n’a continué vraiment à travailler sur un répertoire qui fut très largement parisien. On pourrait en dire autant de Meyerbeer, de Spontini, de Cherubini.
Alors faire (enfin!) entrer au répertoire Francesca da Rimini de Riccardo Zandonai est une excellente idée, et ouvre des perspectives intéressantes de diversification de la culture lyrique du public parisien. D’autant qu’il suffit d’ouvrir les pages du programme de salle pour comprendre combien Zandonai était lié à la culture française et au monde intellectuel français, combien les échanges intellectuels entre France, Italie et Allemagne étaient riches, et combien les modèles circulaient (Wagner bien sûr, obsession de nombres de musiciens et d’écrivains de l’époque) mais aussi Debussy.
Zandonai était un explorateur de littérature internationale, dans laquelle il a puisé ses sujets (pas vraiment avec bonheur la plupart du temps). C’était un fervent admirateur de Wagner, à l’instar de Pietro Mascagni qui fut l’un de ses maîtres, mais aussi un fervent debussyste. La musique de Debussy est évidemment l’un des grandes références de cette époque. Enfin, c’est Gabriele d’Annunzio qui a vécu à Paris et qui a écrit en français, directement (rappelons le livret du « Martyre de Saint Sebastien »de Debussy), est l’auteur de la Tragédie « Francesca da Rimini », base du livret de Tito Ricordi pour l’opéra de Zandonai. La tragédie fut créée par Eleonora Duse, maîtresse de d’Annunzio, mais surtout actrice mythique qui marqua le monde intellectuel de l’époque d’une manière définitive, et qui reste l’un des grands mythes européens du théâtre, aux côtés de Sarah Bernhardt et de quelques autres.
C’est donc en quelque sorte à une fête européenne de la culture que l’on vient assister: il faut le souligner, à un moment où d’autres idées moins ouvertes traversent les débats du temps. Jamais les idées n’ont cessé de circuler, d’être partagées, d’être aussi discutées ou contestées, que ce soit au début du XXème, et même pendant les grands conflits, ou au Moyen âge. Notre culture est profondément européenne, et le résultat de circulations des idées, qui sont loin de se fixer ici ou là à l’intérieur de frontières: Dante, Shakespeare, Hugo, Wagner ou d’autres appartiennent à tous, et sûrement pas seulement à une culture « nationale ». Dans cet esprit, les amours de Francesca da Rimini et de Paolo, dont l’histoire est issue de La Divine Comédie de Dante, adaptée en musique près d’une trentaine de fois, en Italie bien sûr, mais aussi ailleurs (on connaît l’oeuvre de Tchaikovski par exemple) sont une de ces histoires qui structurent la culture européenne, comme celle de Tristan et Isolde ou de Roméo et Juliette.
On sait combien Tristan et Isolde obsède les musiciens de la période, à cause de la nouveauté musicale, qui va laisser de profonde traces chez tous les novateurs du début du XXème, mais aussi à cause du renouveau du mythe que l’oeuvre a provoqué. Puccini cherchera dans Turandot à écrire le duo impossible Calaf/Turandot en référence à Tristan, Pelléas et Mélisande est évidemment une réécriture du mythe et Francesca da Rimini en reproduit le motif triangulaire, de manière encore plus nette puisque le premier acte montre un Paolo venant chercher Francesca pour la conduire à son futur mari, tout commeTristan conduit Isolde à Marke. Toutefois, dans Francesca da Rimini, par de cristallisation amoureuse créée par un philtre, mais au contraire un immédiat coup de foudre cristallisant immédiatement le drame.
Pour toutes ces raisons, c’est une entreprise passionnante que de se replonger dans une époque, des idées, des œuvres qui symbolisent autant les fondements culturels de notre Europe. Mais cette complexité même ne sert pas toujours l’œuvre de Zandonai. Beaucoup de mélomanes qui ne la connaissent pas la classent immédiatement dans une sorte de post-vérisme et préfèrent s’intéresser aux véristes qu’à leurs épigones. D’autant que pour beaucoup, la littérature musicale vériste est regardée à distance, alors imaginons comment ils peuvent regarder les post-véristes…Ils oublient justement toute la sève des idées, des œuvres, l’ouverture des regards, et s’imaginent souvent plutôt des cloisonnements là où il n’y a que curiosité et ouverture.
Lorsque je vis pour la première fois Francesca da Rimini à Turin au début des années 90, j’ai été frappé d’étonnement: relativement ignorant de cette musique et un peu de la période, je pensais entendre effectivement du sous-Mascagni. Quel étonnement lorsque j’ai entendu tant de réminiscences non des véristes, mais de Debussy, de Wagner, mais aussi des échos de Zemlinski, ou de Busoni, ou même de Fauré. C’est à dire de tous ceux qui portaient la nouveauté, qui travaillaient sur la traduction impressionniste de la musique, sur la couleur, avec une instrumentation très complexe, nuancée, alternant des parti pris chambristes (voir les premières mesures de l’œuvre!) et du symphonisme wagnérien. Pour moi,
« Ce fut comme une apparition ».
Qu’en est-il de tout cela dans la production parisienne?
D’abord, il faut souligner l’excellent accueil que le public réserve à cette production, triomphe des artistes, joie visible au rideau final: Zandonai a produit son effet. Roberto Alagna aussi, revenant à Paris après plusieurs années, il porte la communication de la production (les affiches indiquent Francesca da Rimini avec Roberto Alagna) et il y a fort à parier que sans lui, il n’est pas sûr que les salles seraient aussi pleines.
Mon appréciation est plus nuancée sur l’économie d’ensemble de cette création (puisque c’est une entrée au répertoire).
Le choix de Nicolas Joel s’est porté sur une équipe (Gianfranco del Monaco, Daniel Oren) plus liée au répertoire traditionnel italien qu’aux raffinements du debussysme triomphant. En choisissant Gianfranco del Monaco, à part faire le choix d’un vieux complice, il fait le choix d’une tradition qui passe inévitablement par le père, Mario del Monaco, qui fut le plus éclatant des Paolo, salué par Zandonai lui-même. En choisissant Daniel Oren, à part faire le choix d’un vieux complice, il fait le choix d’une vision musicale là aussi traditionnelle, plus portée aux effets globaux qu’à une analyse, qui serait un « point de vue », une « lecture ». Sans doute beaucoup de chefs ne se lanceraient-ils pas dans l’aventure, mais je rêverais de chefs qui fouillent les partitions et en portent les secrets, en soulignent les innovations, donnent une vraie couleur: on pense à Boulez d’emblée, parce que c’est un grand chef pour Debussy (mais il nous rirait au nez devant une telle proposition!), on pourrait penser aussi à des chefs comme Daniel Harding, ou Daniele Gatti, plutôt à l’aise chacun dans les pièces de cette période, ou bien même à un Ingo Metzmacher qui rêve de diriger Puccini comme on dirige Schönberg, à cause de l’admiration de l’un pour l’autre.
Daniel Oren ne rend justice qu’aux parties les moins originales de la partition, sans jamais exalter les moments les plus intenses (ouverture, duos de l’acte III et de l’acte IV). Il propose un travail contrasté, techniquement très au point parce que c’est quand même un chef très professionnel, mais il n’y a pas de vraie lecture, pas de relief, tout semble au même niveau, avec un volume quelquefois trop fort: on est toujours à la surface et jamais dans le tissu musical. En terme de clarté, de mise en relief des sons singuliers, de certains pupitres, c’est tout de même beaucoup moins satisfaisant, et c’est un peu dommage car cela finit par distiller un aimable ennui quelquefois
Car évidemment tout n’est pas égal dans la partition, et si certains moments (essentiellement les duos Paolo/Francesca, ou les grandes scènes de l’acte IV) sont passionnants et magnifiquement servis par une musique fouillée et colorée, d’autres moments restent plus faibles, notamment le premier acte et surtout à mon avis le second, d’autant que la mise en scène ne sert pas la clarté du propos.Tous les éléments dont nous avons parlé plus haut se retrouvent dans les tableaux vivants très « kitsch » qui nous sont proposés: le décor est celui du Vittoriale de Gabriele d’Annunzio, la villa qu’il a aménagée sur les pentes de Gardone Riviera sur le Lac de Garde, jardin excessivement fleuri du 1er acte, frégate de guerre (la nave « Puglia », offerte à D’Annunzio en 1923, enchassée dans le jardin en direction de l’Adriatique, comme une menace vers la côte Dalmate) qui semble une sorte d’apparition du Vaisseau fantôme au deuxième acte, et intérieurs oppressants remplis d’objets dans les actes suivants, intérieurs qui frappent le visiteur du Vittoriale, tout cela se retrouve sur scène, composant des tableaux vivants, qui semblent être en plus des écrins de scènes wagnériennes: arrivée de Paolo construite comme très claire allusion à l’apparition de Lohengrin au 1er acte, composant une scène du deuxième acte voisine à celle du finale du premier acte de Tristan (avec l’échange du philtre), avec en sus, une sortie de Gianciotto de la proue du navire qui renverrait à l’apparition du Hollandais ou bien Gianciotto qui brise la lance au finale, claire relation à Wotan. Cette mise en scène est essentiellement un travail de lecture du fonds culturel de l’oeuvre, tel que nous l’avons évoqué. Mais au delà, pas de mise en scène, pas de travail sur les acteurs, pas de clarté du propos. La scène de la bataille est illisible au deuxième acte, la scène du premier acte est elle aussi assez cryptique, on distingue mal le rôle du bouffon, celui des femmes et de leur statut – amies? dames de cour? domestiques? On comprend mal pourquoi tout cela se passe et comment s’agence le drame. Les derniers actes, joués d’une traite (Acte I 25 minutes//entracte/Acte II 30 minutes// entracte//Actes III et IV 1h30 joués ensemble), manière de montrer d’abord les éléments de construction de l’histoire, puis le drame en lui-même, et son dénouement ). On donc a droit à une mise en images, à une photorégie comme on aurait un roman-photo, mais sûrement pas un travail dramaturgique qui éclairerait un livret dont la construction dramatique n’est pas si mauvaise, bien au contraire (il fut apprécié par d’Annunzio). On a donc une illustration, frappée du sceau de d’Annunzio, dont le masque mortuaire s’imprime sur le rideau de scène mais sûrement pas une analyse.
La distribution réunie est satisfaisante dans son ensemble, avec une petite faiblesse pour les rôles féminins (Louise Callinan, dans le rôle de Semirama, a des aigus très criés, dès le premier acte, mais les ensembles sont corrects ), la Francesca de Svetla Vassilieva a une forte assise – un petit vibrato- dans le registre central et à l’aigu, mais pas dans les graves souvent détimbrés, et son chant reste peu habité. Les notes sont faites, mais l’émotion n’est pas au rendez-vous. Il reste que la prestation est très honorable. Du côté masculin, notons l’Ostasio de Wojtek Smilek, et le très solide Gianciotto de George Gagnidze, qui fait face à un excellent William Joyner dans le rôle de Malatestino au IVème acte, l’une des scènes les plus intenses de la partition et de la soirée.
Quant à Roberto Alagna, il triomphe, visiblement heureux de recevoir de la salle pareil hommage. J’ai toujours beaucoup aimé cette voix lumineuse, solaire, toujours bien contrôlée, sachant toujours alléger, sussurer, adoucir, et projetant parfaitement des aigus sans failles. Les difficultés de santé ont alimenté des moments difficiles, mais dans l’ensemble les prestations d’Alagna sont toujours assez convaincantes. On l’aime moins quand il essaie d’imposer sa famille un peu partout, mais passons.
Dans Paolo il Bello, l’artiste tenait visiblement à montrer que les problèmes étaient résolus: la voix a gagné en largeur, et même en puissance et il le montre, il le montre même un peu trop,car ce qu’il gagne en puissance, il le perd en couleur, et en variété, il a un peu tendance à tout chanter en force, et il perd donc en subtilité. Il m’avait surpris et très séduit jadis dans sa vision très étudiée de Don Carlos, où justement tout était en nuances et d’une extrême beauté (son enregistrement avec Pappano est à ce titre anthologique). Ici, on n’y est pas vraiment. Il est vrai qu’il est dirigé d’une manière là aussi un peu uniforme et que le rôle est très tendu. Certes, la prestation est très bonne, mais pas éclatante, comme on aimerait l’entendre.
Au total, une soirée qui fut incontestablement bonne, parce qu’il n’est pas donné d’entendre souvent Francesca da Rimini et que la distribution réunie, sans être exceptionnelle, est très solide, et défend bien l’œuvre. Je pense cependant qu’il a manqué une vraie mise en scène, et une direction musicale plus fouillée pour rendre pleinement justice à l’œuvre, et pour mieux diriger les chanteurs, un peu laissés à eux-mêmes scéniquement et musicalement. Il reste peu de temps pour y aller, mobilisez votre énergie et allez à Bastille, cela vaut le coup d’entrer en communication avec cette œuvre très intéressante, aux facettes multiples, reflet d’une époque qu’on dit belle et qui fut surtout riche.