BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: TOSCA de Giacomo PUCCINI le 25 JUIN 2016 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Luc BONDY)

Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl
Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl

Toutes affaires cessantes, j’interromps l’écriture de deux autres articles pour rendre compte encore à chaud de ce qui a été vécu hier soir à Munich. Cette Tosca , reprise d’une production de 2009 de Luc Bondy créée au MET et coproduite par la Scala et Munich où elle fut représentée en 2010 a fait son temps, et les multiples coproductions si elles sont efficaces économiquement, donnent l’impression de voir partout le même spectacle. Bondy avait fait un travail classique, plutôt élégant, dans des décors de Richard Peduzzi qui rappellent un peu le style de son Elektra (avec Chéreau) ou de son Tristan (toujours avec Chéreau), un travail quand même un peu passe partout, innovation pour le MET (où il fut hué) et plutôt passepartout pour les autres théâtres. Le premier acte, plutôt que Sant’Andrea della Valle semble se passer dans une salle des marchés de Trajan ou de la Domus Aurea, un espace impérial repris par le christianisme pour en faire une église. Je renvoie à mon article sur la Tosca du 20 septembre 2014 à Munich, avec Harteros.

Un monde essentiel, sans décorations, géométrique et sombre, un monde glacial. Ce qui reste de la mise en scène reprise par Johannes von Matushka, ce sont quelques beaux mouvements, un acte II très bien conduit et construit, des éclairages intéressants de Michael Bauer, juste de quoi assurer pendant quelques années encore des reprises propres.
Mais personne ce soir ne venait pour la production de Luc Bondy, car pour cette ouverture du Festival de Munich 2016, Bachler avait concocté une reprise de choc, en appelant la fleur des chanteurs munichois et son directeur musical Kirill Petrenko, faisant son entrée alla grande dans un Festival où il n’a jamais dirigé depuis son entrée en fonction (Bayreuth oblige les années précédentes). Si Bachler voulait afficher la santé insolente de sa maison, il a pleinement réussi son coup. Pas une Tosca dans le monde n’arrive à la cheville de ce que nous avons entendu hier. Il faut remonter sans doute aux grandes années de la Scala (entendez, les années 50/60) pour retrouver pareille réussite. Pour ma part, pour qui Tosca n’est pas l’œuvre de Puccini que je préfère, et j’ai encore en oreille celle de Paris en 1984 (Conlon, Behrens, Pavarotti, Bacquier, dans une production de Jean-Claude Auvray sans grand intérêt créée en 1982 avec Ozawa). Mais on en a vu tant et tant qu’il est difficile d’en extraire une série marquante. Tosca fait partie de ces œuvres, comme La Bohème, qui remplissent les théâtres, pour lesquelles on affiche une vedette et quelques bons chanteurs sans forcément avoir le chef idoine, mais qu’importe puisqu’on ne vient pas pour le chef…
Lorsque distribution et chef affichés promettent un moment d’exception, alors il faut accourir. Et c’est bien le cas de cette Tosca munichoise reprise pour trois représentations, avec les stars maison Anja Harteros et Jonas Kaufmann, et Kirill Petrenko qui ne l’avait pas dirigé depuis 2013 (où il avait remplacé le chef prévu malade), ainsi qu’un Scarpia d’exception le gallois Bryn Terfel.

Ce fut plus qu’une grande représentation, ce fut un miracle qui montre ce que peut-être Puccini, ce que peut-être l’opéra italien quand il est défendu, incarné dans l’urgence de ses brûlures. Rien à dire ni redire, sinon l’admiration éperdue pour le travail et pour l’engagement des chanteurs et de l’ensemble des protagonistes.
Jonas Kaufmann, à peine remis de son Lied von der Erde 48h auparavant à Paris fait taire tous les chichiteux et tous ceux qui prédisent la fin prochaine de sa carrière. Déjà ses Meistersinger avaient montré l’état éclatant de sa voix et son intelligence scénique. Les bruits de son récent Mario viennois (avec Angela Gheorghiu) avaient traversé les frontières. A Munich cependant il n’a pas bissé E lucevan le stelle, d’ailleurs Kirill Petrenko n’en laisse pas le choix, enchainant avec la suite sans respiration, et empêchant les applaudissements.
Des rôles italiens de Kaufmann, desquels je ne suis pas toujours convaincu, Mario Cavaradossi est sans doute celui, depuis des années, où il réussit le mieux. Son timbre sombre, son sens dramatique conviennent bien à ce rôle. De plus, en l’espèce, la production de Bondy a été créée avec lui, il en connaît les éléments et a travaillé avec Bondy, ce qui lui donne cette aisance alerte et ce naturel, particulièrement au premier acte dans les premières scènes avec Tosca. Il a été confondant, dès les premières mesures, dès Recondita armonia à la fois sculpté, modulé, éclatant de santé, avec un jeu sur les paroles, sur les sons, sur les mezze voci calculées, qui en fait, malgré l’éclat attendu, un chant intérieur…son Vittoria du deuxième acte est extraordinaire de puissance et de sûreté, avec un jeu et des échanges avec Tosca d’une vivacité et d’une tension notables, quant à E lucevan le stelle au début du troisième acte, aidé par un Petrenko au sommet qui prépare à l’orchestre la méditation, brûlante de passion (o dolci baci languide carezze..) et complètement intériorisée, rappel de la relation érotique forte entre Tosca et lui, mais scandant en même temps la fin du bonheur. Il faut donc y lire à la fois la passion et le désir, mais aussi la mélancolie, la nostalgie du temps passé, être ravagé de l’intérieur et presque pacifié…tout et son contraire. D’ailleurs Puccini prépare l’affaire musicalement par un prélude avec cette voix de berger (un merveilleux garçon du Tölzer Knabenchor) accompagné par des cloches à vaches (ou à brebis) qui sonnent discrètement dont on sait où Puccini a puisé son inspiration…Etrange début très bucolique, très apaisé, dans une œuvre où domine l’urgence et où Petrenko joue sur les contrastes avec une fluidité époustouflante, enchaînant le bucolique avec le dramatique sans jamais jouer sur le pathétique ; unique car ainsi l’approche méditative de Kaufmann se justifie. Voilà avec quelle intelligence on travaille, même avec un temps de répétitions minimal dans ce théâtre de répertoire qui préparait en même temps une première attendue de La Juive.

Il faut alors entendre le solo de violon et le jeu des cordes précédant le monologue, léger et tendu tout à la fois, avec la reprise aux bois du thème de l’air, presque murmuré, avec un jeu sur les inflexions vocales tourneboulant, chaque parole étant dite sur un mode différent, et un crescendo du volume sans jamais forcer, sans jamais donner dans le pathétique, dans l’insistant, dans le démonstratif, c’est l’intelligence du chant à l’état pur, celle de la voix qui ne se met jamais en représentation, mais qui sert un dessein dramatique. Prodigieux. C’est aussi du tressage voix orchestre, de l’incroyable jeu des instruments et de la voix que naît l’impression miraculeuse produite par cet air. Et ce qui frappe enfin, c’est le passage à la musique plus claire, plus positive, qui correspond à l’arrivée de Tosca, sans un silence, dans un continuum, qui semble naturel et qui multiplie la diversité des couleurs. Et de cet enchaînement naît évidemment l’urgence de la rencontre qui est rencontre érotique, avec un duo éblouissant d’intelligence du texte et du chant, et d’une musique qui fait apaisement et  légèreté, pour exploser dans les dernières minutes dans un maelström sonore (les percussions !), en une alternance apaisement-urgence et drame qui démultiplie la force dramatique.

Bryn Terfel était Scarpia, un Scarpia qui a remporté un phénoménal succès, même si la voix m’est apparue quelquefois en-deçà de ce que nous savons de lui, et quelquefois couverte par un orchestre particulièrement virulent au premier acte : un premier acte qui se termine par un Te Deum remerciant Dieu de la victoire contre Napoléon à Marengo, premier message fallacieux qui déchaine le désir de vengeance de Scarpia. Au deuxième acte, il compose un personnage vulgaire et assoiffé de désir, peu « éduqué », une sorte de brute (comme le Méphisto qu’il fit naguère à Paris dans La Damnation de Faust), et l’effet scénique est garanti, face à une Tosca d’une violence désespérée. Terfel a une présence et un charisme impressionnants, et son deuxième acte est mémorable. La voix, même si elle a perdu un peu de son bronze si caractéristique, reste présente, puissante, expressive. Peu de chanteurs savent dire un texte et le rendre clair et expressif comme lui, et c’est un vrai plaisir que de l’entendre dire la langue italienne avec cette vérité. Toutefois, et c’est une affaire de goût car sa prestation scénique était exceptionnelle, j’ai une préférence pour les Scarpia de style « grand seigneur ». Certes, Bondy souligne à plaisir le côté « satyre immonde » de Scarpia (l’expression est de Sardou, je crois), le côté « être de désir », comme le dit d’ailleurs le texte du livret au deuxième acte : bramo. La cosa bramata perseguo, me ne sazio e via la getto (« je désire. La chose désirée je la poursuis, je m’en rassasie, et puis je la jette ») , sorte de credo à la Jago qui ouvre le deuxième acte. Ce côté désir sauvage, Terfel le rend parfaitement. Mais mes souvenirs me conduisent à des Scarpia comme Thomas Hampson en septembre 2014 , ou Sherill Milnes, formidable de froideur glacée, ou surtout Gabriel Bacquier, l’un des plus grands Scarpia des années 60/80, élégant et racé, mais glacé, mais terrible. Il y a chez Terfel comme une fragilité masquée. Terfel, c’est peut-être Tartuffe déchainé, et Bacquier ou Milnes, c’était l’Onuphre de La Bruyère, celui qui n’est jamais pris au piège.

Tosca (Anja Harteros) Mario (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl
Tosca (Anja Harteros) Mario (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl

Enfin Anja Harteros. On lit tout est son contraire sur Anja Harteros. Pour ma part, à chaque fois que je l’ai vue en scène (assez souvent quand même malgré ses célèbres annulations), dans Tosca, Traviata, Desdemona, Amelia, Leonora, Eva, Elsa, Marschallin, Arabella notamment, elle ne m’a jamais déçu, même si elle n’a pas toujours déclenché l’enthousiasme délirant de sa présente Tosca. J’avais déjà vu sa Tosca face à Thomas Hampson sur cette même scène et donc dans cette mise en scène et j’y renvoie le lecteur , mais j’avais à l’époque écrit qu’elle criait certains aigus au premier acte…Rien de tout cela aujourd’hui, la prestation est impressionnante, car elle rend totalement le personnage, excessif aussi bien dans la colère que dans la douceur, passant de l’un à l’autre avec une sensibilité exacerbée : Tosca n’est pas un personnage équilibré, c’est une tigresse, c’est une chatte, c’est une sensuelle, c’est une dévote, et dans chacune de ses facettes, elle est extrême : il n’y rien d’équilibré ni de placide. Quand la Tebaldi avait abordé le rôle, on lui avait reproché sa placidité. Il faut de la folie, de l’exagération, du tutta forza et du tutta dolcezza. En ce sens, l’orchestre puccinien dans Tosca est métaphorique de son personnage éponyme et doit rendre ce déséquilibre. Les forte dans Tosca (indiqués tutta forza pour les accords initiaux) n’ont rien à voir avec ceux de Turandot ou de Bohème, ils doivent refléter ce monde binaire de Tosca, toute force et engagement, ou toute douceur et sensualité. Et Harteros est ce personnage, haletant, alternant aigus triomphants et tenus, et moments de retenue et de douceur, bouleversante au second acte, qui a fait dire à certains (dont des connaissances italiennes qui l’avaient vue dans leur jeunesse) « c’est Callas »…On se gardera des évocations, même s’il est clair que la cantatrice allemande (d’origine grecque) joue habilement de sa lointaine ressemblance, avec des attitudes quelquefois calquées sur certaines photos. Il reste que la voix est d’une éclatante santé, que la diction et le phrasé italiens sont impeccables. Rarement une Tosca a montré une telle intensité, une telle vérité, une telle aisance ces dernières années, sans aucun geste surjoué, avec un naturel confondant et une adéquation geste, texte, musique à tomber.
Son vissi d’arte, avec ses notes tenues sur le souffle, avec sa respiration au service de l’expression, avec sa manière de tenir les notes en modulant, est vraiment pétrifiant. Et pour une fois, la mise en scène aide, avec ce début, étendue sur le canapé, comme le dit la didascalie du livret Affranta dal dolore, si lascia cadere sul canapé (brisée par la douleur, elle se laisse tomber sur le sofa) et non à genoux comme la tradition l’a établi (on appelait dans ma jeunesse le vissi d’arte « la prière de la Tosca »). Ce que fait Harteros est pour moi unique, car elle allie de manière exceptionnelle la science du chant, la vérité de l’expression, et la présence scénique. C’est la Tosca du moment : je ne vois qui pourrait lui discuter le primat.
Au service de ces trois stars incontestées, la troupe de la Bayerische Staatsoper montre encore ses qualités, chaque petit rôle est tenu avec style, on retiendra notamment Goran Juric dans Angelotti, le sacristain de Cristoph Stephinger et le Spoletta de Kevin Conners et le beau chœur bien préparé par Stellario Fagone.
Mais c’est évidemment à l’orchestre qu’on s’intéresse non seulement parce que le Bayerisches Staatsoper est l’un des orchestres de fosse les meilleurs qui soient, mais aussi parce que Kirill Petrenko est rarement entendu dans le répertoire italien. Il avait dirigé en 2013 quelques représentations de Tosca, et en février 2015 une Lucia di Lammermoor restée dans les mémoires, sans coupures, où il avait montré ce qu’était diriger un Donizetti débarrassé des toiles d’araignées de la tradition.

Tosca (Anja Harteros) Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl
Tosca (Anja Harteros) Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl

Il épouse là Puccini. Un Puccini  non inhabituel, mais plus acéré allant au bout de la logique du texte. Tosca remonte à 1900, un siècle après l’histoire qui est racontée (1800, Marengo). De cette victoire de Bonaparte, d’abord annoncée comme une défaite qui suscite le Te Deum du premier acte naît une ambiance tendue, qui montre que l’œuvre évoque un moment sur le fil du rasoir où tout va basculer, et où les âmes se révèlent, face à ce qu’ils croient être la vérité. D’où la tension, d’où les excès, d’où l’explosion finale de Scarpia. Nous sommes dans un moment d’écartèlement idéologique, traduit par des paroxysmes musicaux : Puccini écrit pour les premiers accords « tutta forza », insistant pour que le son dans Tosca soit paroxystique, très fort et très violent, et très adouci et lyrique en même temps . Et tous les personnages sont pris dans ce dilemme, entre la tyrannie des sentiments, désir, passion, érotisme. Car Tosca est  d’abord l’opéra des désirs et des passions violentes, chez les trois personnages principaux, dans une déclinaison paroxystique au premier acte pour Tosca (qui a Mario « dans la peau »), au deuxième acte pour Scarpia, et au troisième acte pour Mario qui évoque clairement Tosca comme dans un rêve érotique. Mario n’est pas un héros de la liberté, il aide Angelotti par affinité politique et par amitié mais en aucun cas par volonté d’héroïsme. Cavaradossi est d’abord “désirant” Tosca, mais aussi l’Attavanti qu’il peint en Maddalena. Il aime la femme clairement et sans perversion, en ce sens il est le positif de ce qu’est Scarpia en négatif, qui n’est que perversions. Si on ne perçoit pas cette construction très particulière à Tosca, tout en écarts et en contrastes du fortissimo all’adagio, une construction en rupture de constructions, en anacoluthes, mais aussi en passages insensibles de l’un à l’autre, on ne peut lire de manière satisfaisante l’interprétation de Petrenko. Au contraire de Bohème, l’autre grand triomphe de Puccini, Tosca n’a pas cette mélodie qui emporte tout, c’est une œuvre tendue, à l’instar d’une Elektra de Strauss. Tosca doit être paroxystiquement contrastée ou n’est pas. Petrenko embrasse cette option, et installe cette couleur. On ne reviendra pas sur l’incroyable clarté de la lecture et les révélation de certains moments (début de l’acte III) sur l’exaltation des violoncelles, sur la sûreté et la poésie des bois, sur la lenteur calculée de certains moments, sur le détail de chaque phrase, bien isolée et du volume extrême d’autres, comme au premier acte (dont certains se sont plaints car il prend le risque de couvrir Terfel dans son monologue final). Petrenko est trop connaisseur des lois de l’opéra (certains feignent de croire qu’il ne connaît pas ce répertoire : il a été GMD à Meiningen et à la Komische Oper, où il a dirigé toutes sortes de répertoires, comme tout bon GMD de théâtre de répertoire qui se respecte). D’autres, ceux qui entendent sans écouter pensent (beati pauperes spiritu) que c’est vulgaire, ou trop fort, mais Puccini dans Tosca est tout sauf élégant et rond : il n’est jamais vulgaire, mais il est brutal : la création de Tosca surprit le public romain qui ne lui fit pas un triomphe, loin de là, étonné par une musique qui dérangeait. Puccini orchestre le dérangement sans être évidemment jamais vulgaire, mais en écrivant un drame paroxystique où l’histoire n’est que le prétexte à des analyses psychologiques de l’excès dont les trois personnages sont à la fois fauteurs et victimes. La musique rend sans cesse ces orages. Si la musique n’est pas excessive, dans le volume, dans les appuis, mais aussi dans les moments les plus lyriques et les plus doux, elle rate son coup. Il y a des moments qui font trembler les murs, d’autres qui font monter au ciel – quelquefois au septième-, et le tout dans une unité profonde des sensibilités.

D’ailleurs toutes les situations sont excessives : le deuxième acte, avec un Scarpia qui fait augmenter les tortures pour faire céder Tosca, est évidemment excessif, le troisième avec l’érotisme des retrouvailles et les va et viens musicaux des derniers moments, avec une Tosca qui se jette dans le vide des murs du Château Saint Ange le bien nommé, et même ce premier acte qui se termine avec un Te Deum monté à la hâte pour célébrer une victoire qui d’avère être une défaite  est l’écrin d’un monologue de Scarpia, l’ange noir, d’après Jago son modèle qui lui aussi lançait chez Verdi (treize ans avant) un credo, forme d’une religiosité du Nadir, un credo noir de messe noire pour pervers assumé. C’est bien ce que fait ici Scarpia, et ce Te Deum sonne étrangement contrasté lui aussi entre actions de grâce et évocation parallèle des turpitudes futures, comme si c’était le Te Deum même qui les insufflait.

Et Petrenko conduit ce bal-là, avec une énergie fougueuse, n’hésitant pas à rompre les équilibres, mais n’hésitant pas non plus à inscrire certains moments dans un temps suspendu. Comme il accompagne le Vissi d’arte, comment il laisse au chanteur la respiration musicale, en grand chef d’opéra pour qui prime la musique! Dans sa manière de conduire le chanteur à l’opéra, il rappelle un Abbado, qui laissait à la voix tous les moyens de s’expanser : il accompagne le chanteur avec un sens de l’à-propos et une sensibilité étonnantes. On voit ses gestes multiples et ses indications d’une rare précision, notamment les attaques, mais on ne voit pas comme il laisse le chanteur respirer son air. Il est « confortable » avec les chanteurs, cela se sent, et cela s’entend. En même temps, et c’est là le prodige, dans son approche de Tosca, même dans les moments les plus doux et les plus lyriques, il reste tendu, dans un opéra où tout ce qui est apaisé n’est que prélude à tensions plus rudes encore (si vis pacem, para bellum); il fait respirer chaque moment, tout en n’oubliant jamais les tensions, dans une continuité et une absence de ruptures qui ne laisse pas d’étonner ici encore ; parce que dans un opéra où les ruptures de volume et d’intensité sont fréquentes, il réussit à les faire entendre en restant fluide, en soignant la continuité, sans aucun silence (voir l’extraordinaire début du troisième acte où il n’y a aucun silence, aucune rupture sonore mais un continuum ou les couleurs les volumes changent insensiblement sans jamais heurter).  Et cette direction de Kirill Petrenko exalte toute la complexité et les raffinements de la partition, dans les excès de douceur, dans les excès de violence, dans le maillage et le tissu d’une orchestration détaillée, dont il révèle plein de secrets, et  les principes de composition. C’est bien pourquoi Puccini est complexe, parce qu’il peut sans cesse être lu à contresens.

Au terme du voyage, une fois de plus se révèle l’exceptionnelle période vécue par la Bayerische Staatsoper. Dans quel théâtre peut-on connaître de telles représentations ? de tel triomphes ? J’en vibre encore.
Hier soir étaient réunis les Phares :

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium ! .

Charles Baudelaire, Les Phares (Les Fleurs du Mal, Spleen et Idéal)
[wpsr_facebook]

Mario (Jonas Kaufmann) Tosca (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl
Mario (Jonas Kaufmann) Tosca (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl

 

TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: LA FANCIULLA DEL WEST de Giacomo PUCCINI le 10 MAI 2016 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Robert CARSEN)

Acte 1 ©Brescia/Amisano
Acte 1 ©Brescia/Amisano

Riccardo Chailly a décidé de proposer une intégrale Puccini pour les prochaines années dans les éditions originales. Il a commencé la saison dernière avec Turandot pour l’ouverture de l’EXPO. C’est au tour cette année de Fanciulla del West, plus rare sur les scènes et qui partage toujours les mélomanes, y compris les pucciniens, et ce sera la saison prochaine l’ouverture de saison avec la version princeps de Madama Butterfly, celle qui avait fait un four à la Première.
On reproche à Fanciulla del West un côté sirupeux, son happy end un peu nunuche, son manque de « grands airs ». De fait l’œuvre n’a jamais été jusqu’à une date récente un opéra très fréquent sur les scènes hors de la péninsule. Comme d’autres titres, Fanciulla a refait son apparition il y a quelques années pour élargir l’offre de répertoire et sortir le public des habituels 30 standards qu’on voit partout. Une des pierres miliaires des dernières années fut la production de Marco Arturo Marelli de l’Opéra de Vienne, dirigée par Franz Welser-Möst, avec Jonas Kaufmann et Nina Stemme, une Nina Stemme vue à Paris lors de la création de l’œuvre à l’Opéra de Paris, 104 ans après la création mondiale à New York…Paris toujours à la pointe de l’actualité.
À la Scala, la dernière production remonte à 1991, sous la direction de Lorin Maazel, avec la fantasque Giovanna Casolla à la voix gigantesque, j’ai vu cette production signée Jonathan Miller avec Placido Domingo, Juan Pons et Mara Zampieri, toujours sous la direction de Lorin Maazel pendant la même série de représentations à la distribution multiple et plusieurs chefs. Il y en eut une reprise quatre ans plus tard, sous la direction de Giuseppe Sinopoli, considéré alors comme un des meilleurs spécialistes de Puccini, toujours avec Casolla.
A l’instar de Turandot, c’est le choix d’une voix pour Minnie, le personnage principal, qui est déterminant. Il faut impérativement une grande voix, un soprano lirico spinto tirant vers le soprano dramatique : il suffit de regarder la longue liste des Minnie pour s’en rendre compte. C’était Eva-Maria Westbroek qui était prévue : une Cassandre, une Isolde, une Santuzza, une Sieglinde : nous y étions ! Malheureusement, elle est tombée malade et a déclaré forfait pour les cinq premières représentations, alors qu’elle avait spécialement étudié la version originale sans les ajouts plus tardifs de Toscanini (un de ses péchés mignons), tout de même approuvés par Puccini, qui ont fait ensuite tradition. C’est sa compatriote Barbara Haveman qui a accepté de la remplacer, au départ dans la version traditionnelle, puis, à partir du 10 mai, c’est à dire de la soirée à laquelle j’assistais, dans la version originale.
On sait Riccardo Chailly friand des recherches musicologiques et des versions princeps, C’est lui qui a porté sur les fonds baptismaux, et aussi au disque la version de Turandot avec le final de Luciano Berio et non plus d’Alfano, et il propose ici une version où seuls les grands connaisseurs peuvent identifier les quelques changements.
Lors des représentations de la production précédente, Maazel, autre très grand puccinien devant l’Éternel, avait proposé une interprétation assez froide, très marquée par le XXème siècle, où il faisait systématiquement ressortir non seulement l’épaisseur et la complexité de la partition, mais aussi les phrases à la limite de l’atonalité, les contrastes harmoniques, quelquefois dissimulés dans des phrases isolées du tissu orchestral, au seuil de Schönberg,  dont on sait qu’il admirait beaucoup Puccini. Cette interprétation m’a beaucoup marqué, car elle me fit découvrir un Puccini nouveau pour moi, et qui désormais me suit. Lors d’une conversation avec Ingo Metzmacher pour une interview, celui-ci d’ailleurs me confiait son désir de diriger Puccini en Italie, et notamment Tosca « à la manière de Schoenberg ». La Fanciulla del West est de 1910, le Pierrot Lunaire de 1912. La période était faste.
Cette production devait d’abord être confiée à Graham Vick, mais le projet n’a pas plu à Riccardo Chailly, et on s’est rabattu sur Robert Carsen, populaire dans la très conservatrice Milan, parce qu’il est souvent le Canada Dry (ça tombe bien il est canadien) de la modernité : ça en a la couleur, le goût, mais ce n’est pas (toujours) moderne. Préparant un spectacle en quelques mois, il a servi une thématique fréquente dans ses mises en scènes, celle du théâtre dans le théâtre, adaptée cette fois au cinéma, où Minnie et Dick Johnson sont des vedettes du muet, où les mineurs regardent un film musical de Robert Z.Leonard  The Girl of the Golden West (1938) tiré du texte de David Belasco (librettiste de Puccini). Carsen est coutumier de ce type de construction en abyme. L’apparition de Minnie se fait en cinémascope, sur fond de Monument Valley : il ne manquerait plus que le cow-boy fumant des Marlboro.

Acte 2 ©Brescia/Amisano
Acte 2 ©Brescia/Amisano

Tout cela n’est pas gênant, pas inattendu, et pour le reste, le travail scénique est conforme, assez pauvre, dans des décors dont on sent bien qu’ils ont été conçus dans l’urgence (2ème acte). Un premier acte au cinéma, un deuxième acte dans une cabane en « noir et blanc », une sorte de décor de film muet devant lequel se profilent les personnages, et un troisième acte en deux tableaux dont le final se déroule à l’entrée du cinéma LYRIC où l’on projette, quelle surprise, The Girl of the golden West. Ni passionnant, ni intéressant, et dans ce cas, puisqu’on avait renoncé à Vick on aurait mieux fait de reprendre la production Jonathan Miller, pas très excitante non plus, mais pas moins de celle de Robert Carsen.

Acte 3, sc1 ©Brescia/Amisano
Acte 3, sc1 ©Brescia/Amisano

Il en va autrement des aspects strictement musicaux. Riccardo Chailly dirige un orchestre de la Scala des grands jours, superbe de subtilité, avec des pianissimis de rêve, des cordes exceptionnelles. Contrairement à sa Turandot , le son n’est jamais agressif, ne couvre pas le plateau (heureusement vu les voix…) et le rendu est somptueux, charnu, d’une belle clarté.
À la différence de Maazel il y a un quart de siècle, il propose une lecture certes très claire, mais moins analytique dans les détails, moins froide aussi, sans les aspérités que j’avais pu noter alors. Ce Puccini là est rond, d’une incroyable chatoyance, proposant une palette inouïe de couleurs, mais plus « traditionnel » (et il n’y a là rien de péjoratif) que ce que faisait Lorin Maazel alors. Il est plus attendu, plus « cinématographique » aussi et peut-être plus « populaire » : le deuxième acte est vraiment extraordinaire, fouillé jusqu’aux moindres détails (notamment les bois !). Puccini est un compositeur rebattu qu’on confie souvent à des chefs de répertoire, mais la complexité de l’orchestration et sa modernité aussi font qu’au total, quelques chefs charismatiques s’en sont emparés aujourd’hui : Thielemann, Dudamel, Rattle. Et Chailly, totalement légitime dans ce répertoire, propose une vision incroyablement détaillée, mais peut-être un peu moins novatrice que sa Turandot.
Le chœur de la Scala comme toujours impeccable dans ce répertoire et particulièrement subtil, très bien préparé par Bruno Casoni est très engagé, ainsi que les très nombreux rôles secondaires de cette œuvre. Claudio Sgura, en Jack Rance, est physiquement le personnage, grand, élégant, et en même temps noir à souhait. La voix est celle d’un baryton-basse, sonore, bien timbrée, la prestation est de qualité et de bon niveau, mais sans être exceptionnelle.

Acte 3, sci (Dick Johnson, Roberto Arinica)©Brescia/Amisano
Acte 3, sci (Dick Johnson, Roberto Arinica)©Brescia/Amisano

Roberto Aronica en Dick Johnson n’a que les notes : la voix est claire, le travail est plutôt soigné, sans aspérités, mais sans aucune incarnation : Aronica chante et ne fait que chanter en un chant propret mais inexpressif qui ne distille aucune émotion. Quand on a en tête le souvenir d’un Domingo ou même, sans aller jusque là, d’un Giuseppe Giacomini, on est très très loin du compte. Dans un opéra aussi sentimental, aussi sensible, aussi humain, si cette humanité fondamentale ne transparaît pas, la prestation reste désespérément transparente.
Barbara Haveman a relevé le gant, avec un certain cran. Autant le dire immédiatement, elle n’a pas la voix du rôle, ni la couleur : c’est un soprano lyrique qui lance ses notes aiguës d’une manière presque criée, prenant ses marques, poussant au maximum. La voix est petite, se noie quelquefois dans les ensembles. Si le registre central existe, les graves sont opaques, voire inexistants. L’interprétation en revanche ainsi que la présence en scène ont du style, une certaine noblesse : le personnage existe, et Haveman sait chanter Puccini, mais elle ne devrait pas aborder un rôle qui ne lui apporte rien, même si les circonstances se sont ici imposées.
Des protagonistes honorables, à des titres divers, mais pas à la hauteur des exigences de l’œuvre et de la qualité de la direction. D’où des tiraillements.
Ce qui dans la distribution m’a plutôt agréablement surpris, c’est la qualité de la distribution des (nombreux) petits rôles, qui emplissent surtout le premier acte, et dont certains ont des moments marquants, comme la magnifique ballade de Wallace (le jeune baryton Davide Fersini) ou le Nick de Carlo Bosi, un des seconds rôles scaligères habituels, toujours impeccable, mais aussi le Sonora d’Alessandro Luongo, ou le Sid de Gianluca Breda et le Larkens de Romano dal Zovo. En fait, toute la première scène dessine une ambiance, une relation solidaire entre les êtres, un monde clos vivant dans l’éloignement, fait de nostalgie et non dépourvu d’une certaine poésie. Puccini est un peintre d’ambiances (voir La Bohème, ou le début de Manon Lescaut) qui encadrent une action, il y a quelque chose de Zola dans cette approche qui inscrit une histoire dans un milieu, ou qui fait du milieu le déclencheur. Et ces scènes initiales sont souvent très élaborées à l’orchestre, et fouillées pour donner une multiplicité de couleurs, nostalgie, cruauté, violence, attendrissement : dans Fanciulla del West, le début est aussi divers, un début « paysager » qui prépare l’entrée en scène spectaculaire de Minnie, au bout d’une petite vingtaine de minutes. C’est elle qui fait spectacle, et non Jack Rance, ni même Dick Johnson, c’est Minnie qui détermine toute l’action.
Ce n’est que la scène avec Jack Rance, puis l’échange avec Dick Johnson qui posent l’intrigue, assez rapidement au demeurant, et c’est là aussi une des qualités de Puccini d’installer très vite et les ambiances et les intrigues. Au milieu du pittoresque, le fil de l’intrigue est tendu par Rance d’un côté et l’entrée de Johnson, et on sent immédiatement vers qui penche Minnie. Rapide, net efficace.
Dans ce premier acte (pour ma part le préféré), l’orchestre de Chailly est polychrome, somptueux, merveilleusement dessiné, conformément à l’effet « fresque » nettement voulu par Puccini.

Acte 2, Minnie (Barbara Haveman) Rance (Claudio Sgura) ©Brescia/Amisano
Acte 2, Minnie (Barbara Haveman) Rance (Claudio Sgura) ©Brescia/Amisano

Carsen va accentuer le côté dramatique au deuxième acte, avec des effets de zoom (le sang qui coule à flots contre la cloison) qui accentuent le drame sans être d’une immense utilité : la délicatesse n’est pas exactement au rendez-vous, et les mouvements des personnages me sont apparus assez frustes (le jeu de cartes et la tricherie de Minnie).
Le troisième acte, en deux tableaux, la pendaison et le cinéma, n’est pas mal réalisé par la distribution des chœurs et des personnages, et la scène finale par son réalisme (qui tranche avec le reste des décors) veut évidemment marquer un retour à « la vérité » et rejeter l’histoire dans le mythe…C’est spectaculaire et « professionnel » (l’adjectif qu’on emploie pour souligner qu’il n’y rien de plus que du métier).
Du côté musical, la direction de Riccardo Chailly travaille sur un ton qu’elle cherche à relier à d’autres œuvres (on est frappé de certaines phrases qui annoncent déjà Turandot) et m’a frappé par son lyrisme et sa chaleur, ce qui n’est pas si habituel chez lui. Mais une direction d’orchestre, pourtant essentielle à l’opéra, n’est qu’un pied du fameux trépied lyrique : quand le plateau est en retrait et quand la mise en scène est pâlichonne (quelle différence avec Mario Martone dans La Cena delle Beffe !), le chef reste bien seul…et la représentation ne fonctionne pas comme elle devrait.
Certes, le forfait d’Eva-Maria Westbroek est pure malchance, mais sur le trio des protagonistes, Aronica aurait été encore plus pâle vocalement face à Westbroek que face à Haveman, et Sgura, tout en étant très correct, n’est pas une bête de plateau. Il est à craindre que même avec Westbroek, certaines limites n’eussent pas été dépassées. Cette représentation, dans les traces qu’elle laisse, me rappelle les très nombreuses productions où l’on lisait et entendait que Riccardo Muti à  lui seul supportait la production, au milieu d’un plateau discutable et d’une mise en scène à l’époque le plus souvent sans intérêt. À prénom semblable, Chailly n’a pas le même profil ! Mais la Scala ne peut se reposer exclusivement sur le chef quand distribution et mise en scène ne tiennent pas tout à fait la route.[wpsr_facebook]

Acte 3, sc2 ©Brescia/Amisano
Acte 3, sc2 ©Brescia/Amisano

LES SAISONS 2016-2017 (7): GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Wozzeck (prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago
Wozzeck (prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago

Préserver l’industrieuse Genève des méfaits d’un théâtre, c’est ce qu’en une soixantaine de pages, le plus célèbre des genevois, Jean-Jacques Rousseau préconise dans sa fameuse « Lettre à D’Alembert sur les spectacles ». Mais au moment même où Rousseau écrit, cette opinion est déjà battue en brèche puisque l’opéra est représenté dans plusieurs salles, dont « La Grange des étrangers » puis le théâtre de Neuve, ancêtre de l’actuel Grand Théâtre inauguré en 1879. Le Grand Théâtre fait pour accueillir le Grand Opéra, il ouvre en effet avec le Guillaume Tell de Rossini. Il y a par ailleurs à Genève une vraie tradition wagnérienne : depuis la reconstruction du Grand Théâtre, incendié en 1951 (suite à une erreur de mise en place d’effets spéciaux pour Die Walküre) et réouvert en 1962, on a connu à Genève plusieurs productions du Ring complet, bien plus nombreuses qu’à Paris. La tradition historique du Grand Théâtre, c’est la grosse machine lyrique : si c’est Guillaume Tell qui ouvre en 1879 le Grand Théâtre tout neuf, c’est Don Carlos de Verdi qui ouvre en 1962 le nouveau théâtre de 1500 places à vision frontale, avec sa large scène, plus faite pour accueillir Les Huguenots ou Götterdämmerung que Cosi fan tutte.
J’ai abordé il y a quelques jours à propos de Zürich la situation de l’Opéra en Suisse, et notamment les trois théâtres les plus importants, Zürich, Genève, Bâle. Zürich est la capitale économique de la Suisse et son opéra est le plus riche. Genève est une ville internationale dont l’Opéra est le plus vaste du pays, et la plus grande scène, mais moins riche que Zürich. Il en résulte que chacune des deux institutions fonctionne selon les systèmes qui se partagent la culture lyrique d’aujourd’hui, Zürich, théâtre de culture germanique, est un théâtre de répertoire, et Genève, de culture plutôt latine, est un théâtre de stagione.

Si l’on s’appuie et sur l’histoire et sur la culture théâtrale locale, Genève est un théâtre de stagione plutôt destiné (historiquement, c’est pour cela qu’il est né) à promouvoir des grands spectacles : l’opéra de Genève est né pour célébrer une bourgeoisie travailleuse  et enrichie, qui voulait par son théâtre imiter…le Palais Garnier, dont le Grand Théâtre est le lointain cousin. Il n’y a pas de hasard si le suisse Rolf Liebermann, administrateur général de l’Opéra de Paris, l’un des grands princes de l’Opéra du XXème siècle, a fait en sorte qu’Hugues Gall, son bras droit, devienne l’heureux directeur du Grand Théâtre à partir des années 1980, où son action fut déterminante sur une quinzaine d’années. À son départ pour Paris en 1995, plusieurs directeurs se sont succédés, Renée Auphan, de 1995 à 2001, puis de 2001 à 2009 Jean-Marie Blanchard qui donna au Théâtre un incontestable prestige artistique, mais que des crises successives dans les dernières années, dues à des problèmes d’organisation technique et administrative, ont contraint à ne pas renouveler son contrat. C’est Tobias Richter, venu du Deutsche Oper am Rhein, qui en est depuis le directeur général
Pour une ville comme Genève, le Grand Théâtre est une nécessité en terme d’image: une ville siège de plusieurs organisations internationales doit avoir un théâtre de prestige ; c’est aussi une nécessité culturelle, et stratégique ; la plus grande ville francophone de Suisse se doit de répondre en écho à la plus grande ville germanophone. Mais autant le théâtre de Zürich reste par delà les vicissitudes une maison de référence, celui de Genève doit faire face quelquefois à des crises (à la fin des années Blanchard) mais aussi à des problèmes structurels (le Grand Théâtre est fermé pour deux ans à cause d’importants travaux sur la structure) et même à des problèmes d’identité culturelle : dans le concert des théâtres européens et francophones de référence, Genève a perdu un peu de relief, face à sa voisine Lyon à la politique artistique beaucoup plus dynamique, mais aussi face à des structures comme l’Opéra des Flandres ou La Monnaie, qui devraient être comparables à Genève et qui ont une ligne artistique plus lisible.
Il faut dire que Genève a aussi un fort handicap, qui est l’absence d’un orchestre maison : l’Orchestre de la Suisse Romande, qui fut l’une des plus prestigieuses phalanges d’Europe, se partage entre la fosse du Grand Théâtre et le podium du Victoria Hall, sans avoir réussi à retrouver un chef qui lui redonne le lustre perdu ni perméabilité des chefs: on voit rarement, très rarement même, le directeur musical de l’OSR dans la fosse de l’opéra, comme si on voulait bien marquer les domaines de chacun, alors qu’on gagnerait sans doute à plus de cohérence, mais aussi de cohésion. Espérons en Jonathan Nott, qui a si bien réussi à Bamberg, et qui est aussi un bon chef d’opéra.
Et dans les deux ans qui viennent, le Théâtre s’est replié dans la structure provisoire qui servit à la Comédie Française, le Théâtre éphémère devenu à Genève Opéra des Nations, situé dans le voisinage des Nations Unies, une structure à la capacité moindre (un millier de places) et aux possibilités techniques inférieures au Grand Théâtre, ce qui impose une programmation plus limitée en termes de répertoire, qui correspond bien moins à la tradition maison : au Grand Opéra et à Wagner, dont la dernière production du Ring (Metzmacher, Dieter Dorn et Jürgen Rose) a constitué le climax des dernières années, va se substituer un travail sans doute concentré sur l’Opéra Comique français (tradition française oblige), le Bel Canto (qui rappelons-le est plutôt destiné à ces salles de dimensions moyennes), Mozart et le baroque (qui n’est pas vraiment la tradition locale, bien que la Salle Théodore Turrettini, dans le bâtiment des Forces motrices, ouverte en 1997, se destinât originellement à ce type de répertoire).
Enfin, la question du public de Genève se pose : un public vieillissant, plutôt traditionnel, et mondain, et une politique qui n’est pas vraiment dirigée vers les jeunes générations (de 20 à 45 ans) : le public de Lyon par comparaison a une moyenne d’âge inférieure à 50 ans et une forte proportion de public de moins de 25 ans. Reconstituer un public, cela prend du temps, et les travaux actuels ne facilitent pas l’entreprise.
Comme on le voit, la situation n’est pas simple et tout lecteur de la saison de Genève doit avoir en tête et cette histoire, et cette tradition, et surtout les conditions actuelles de travail, techniquement plus limitées, qui impliquent une offre à la fois plus modeste et plus diversifiée, mais en même attirante pour déplacer le public de la Place Neuve en plein centre, aux marches de la Ville.

La tradition de la stagione est respectée, pour une saison de septembre à juin (de 10 mois) et sept nouvelles productions. La question technique de l’adaptabilité des formats de production à l’Opéra des Nations fait que les productions maison du Grand Théâtre peuvent difficilement rentrer dans la salle provisoire, et qu’il faut donc soit produire du neuf, soit coproduire, soit louer des spectacles ailleurs, et pour garantir des levers de rideau en nombre correct, proposer d’autres formes, comme le théâtre pour enfants, les récitals ou l’opéra en version de concert. Ce sont 30 mois de jonglage qui attendent l’administration du Théâtre.

PRODUCTIONS d’OPÉRA

SEPTEMBRE

Manon de Jules Massenet
La saison s’ouvre sur un des opéras les plus populaires du répertoire français, pour un des grands mythes de la littérature, de la scène et du cinéma, le mythe de Manon (tiens, d’ailleurs un Festival « Manon » aurait sans doute été bienvenu, avec les ballets et les films, mais aussi des œuvres en version de concert comme la suite de Manon écrite par Massenet Le Portrait de Manon, ou l’opéra comique d’Auber ) . En complément est prévue seulement la Manon Lescaut de Puccini en concert.
La direction musicale est assurée par le slovène Marco Letonja, un chef de qualité directeur musical du Philharmonique de Strasbourg, (qui avait déjà dirigé la Medea de Cherubini) et la mise en scène par Olivier Py, qui revient à Genève après sa trilogie du diable (sous Blanchard) sa Lulu et son célèbre Tannhäuser qui fit découvrir certaines réalités masculines à des spectateurs qui n’en revenaient pas (et Nina Stemme par la même occasion). Olivier Py, digne directeur du Festival d’Avignon, s’est beaucoup assagi, d’aucuns diraient assoupi, mais cela garantit quand même un niveau de qualité enviable.
La distribution affiche Patricia Petibon et Bernard Richter, deux garanties. Patricia Petitbon qui était la Lulu de Py, sera sa Manon, d’ici à faire un lien entre les deux, il n’y a qu’un pas que franchit d’ailleurs le pitch du site du Grand Théâtre.
Coproduction avec l’Opéra Comique de Paris, dont l’espace et les possibilités scéniques ne sont pas trop différentes de l’Opéra des Nations, et qui lui aussi est en travaux…
Du 12 au 27 septembre (8 représentations)

NOVEMBRE

Der Vampyr, de Heinrich Marschner

Voilà une excellente initiative qui va faire courir tous les curieux de nouveauté, et surtout les lyricomanes. On dit toujours que l’opéra wagnérien naît de l’écoute de Weber et de Schubert, bien sûr on oublie les italiens, mais on oublie surtout Marschner qui à l’époque avait autant de succès que les autres dans le genre de  l’opéra fantastique. Sur un livret de Wilhelm August Wohlbrück, d’après Der Vampir oder die Totenbraut (1821) de Heinrich Ludwig Ritter, basé sur la nouvelle The Vampyre de John Polidori.  La production présentée cette saison à la Komische Oper Berlin a évidemment fait couler quelques quantités d’encre, dans une mise en scène du metteur en scène allemand Antú Romero Nunes, ce qui nous garantit le tripatouillage du livret dont il s’est fait la spécialité, lui qui s’est fait connaître en présentant des livrets d’opéra en version théâtrale. C’est un metteur en scène inconnu hors d’Allemagne (on lui doit notamment à Munich un Guillaume Tell très sage et un Ring sans musique à Hambourg). Y aura-t-il à Genève les coupures qu’on lui a reprochées à Berlin ?
En tous cas la distribution est stimulante, avec notamment Tómas Tómasson (Klingsor dans le Parsifal de Barenboim/Tcherniakov à Berlin), Jens Larsen (en troupe à la Komische Oper), Shawn Mathey  et Laura Claycomb. L’orchestre sera dirigé par le remarquable Dmitri Jurowski, ce qui garantit une très haut niveau musical.
Du 19 au 29 novembre (7 représentations). Il FAUT aller voir ce spectacle, vaut le TGV, et tous moyens de transports possibles y compris le bus si on habite le genevois français ou Annemasse.

DÉCEMBRE-JANVIER

La Bohème, de Giacomo Puccini
J’écrivais dans la présentation de saison de Zürich que « toute reprise de La Bohème est alimentaire ». À l’évidence, cette série de 12 représentations avec grosso modo 2 distributions en période de fêtes est faite pour remplir et salle et caisses. Il est évident qu’il faut des opéras populaires pendant ces deux ans de travaux, et les anciens se souviendront qu’à Paris, La Bohème, qui est entrée au répertoire du Palais Garnier en 1973, était auparavant un titre destiné à l’Opéra Comique au format bien plus réduit. Cette version conviendra donc à l’Opéra des Nations.
Deuxième règle : pour attirer le public pour les grands standards de l’opéra, il ne faut surtout pas l’effrayer . Et donc il est à attendre une mise en scène sage. Mathias Hartmann a réalisé une Elektra à Paris sous Mortier, et c’est la même équipe qui a fait le Fidelio  du Grand Théâtre de la saison 2014-2015 qui n’avait pas fait l’unanimité. L’orchestre sera dirigé par Paolo Arrivabeni l’un des chefs habitués de ce répertoire, et la distribution est solide sans être exceptionnelle. Rodolfo sera Aquiles Machado qui roule sa bosse entre Las Palmas et Moscou dans les rôles traditionnels de ténor italien. Mimi sera d’une part la charmante Ekaterina Siurina, et d’autre part Ruzan Mantashyan, soprano lyrique qui a débuté il ya deux ou trois ans et qui a beaucoup chanté Musetta.
Musetta en revanche sera en alternance Julia Novikova soprano colorature qu’on commence à voir dans de nombreux théâtres et la jeune Mary Feminear des jeunes solistes en résidence  au Grand Théâtre. A dire vrai, cette distribution est un peu passe partout, on compte sur l’effet “titre” pour attirer le public, et pas vraiment sur les solistes.
À noter, plus intéressant, un spectacle jeune public de Christof Loy sur « Les scènes de la vie de Bohème » préparatoire à cette série de représentations (voir plus loin)
Du 21 décembre au 5 janvier (12 représentations).

JANVIER FÉVRIER

Il Giasone, de Francesco Cavalli.
Un opéra de carnaval, qui traite évidemment des amours de Médée et de Jason, en version moins tragique que d’habitude. C’est l’excellent Leonardo Gárcia Alarcón qui dirigera la Capella Mediterranea, son orchestre, choisi pour cette série de représentations, ce qui garantit évidemment la cohésion et un travail approfondi alors que l’an dernier (pour Alcina les musiciens de la Capella Mediterranea assuraient seulement le continuo). Il est bon de créer des fidélités, notamment dans un répertoire moins familier du public de ce théâtre. Cela permet de tisser des liens artistiques et musicaux, mais aussi de fidéliser un public peut-être nouveau. Avec le transfert à l’Opéra des Nations, il serait bon d’afficher une ligne de programmation en évolution, qui puisse inclure ce type de collaboration plutôt stimulante.
C’est le jeune et talentueux contreténor Valer Sabadus qui sera Giasone, et la mezzo norvégienne spécialiste de ce répertoire Kristina Hammarström, vue dans Alcina cette saison, tandis que Dominique Visse le grand contreténor français sera Delfa.
Une belle distribution, bien construite, dans un spectacle qui sera mis en scène par l’italienne Serena Sinigaglia dans des décors d’Ezio Toffolutti, c’est à dire une ambiance sans doute plutôt traditionnelle mais élégante, ce qui changera de l’analytique David Bösch (Alcina cette année), invité cette prochaine saison pour Mozart.
Du 25 janvier au 7 février (7 représentations)

MARS

Wozzeck (prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago
Wozzeck (prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago

Wozzeck d’Alban Berg

Wozzeck (Thomas Koniezcny)(prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago
Wozzeck (Thomas Koniezcny)(prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago

Une production louée, pour un opéra qu’on ne reprend pas régulièrement. On peut supposer que c’est une décision peut-être récente parce que la distribution est en cours, et que seul le Wozzeck du remarquable Tomasz Konieczny est affiché (mais c’est déjà une garantie) qui a créé la production en 2015 à Chicago. La production est de David McVicar, au modernisme modéré (un type d’approche qui convient aux USA) et qualifiée « d’humaniste » par la critique américaine. L’orchestre sera dirigé par le suisse Stefan Blunier le GMD de l’opéra de Bonn et directeur musical du Beethoven Orchester Bonn (qui devrait quitter ses fonctions en fin de saison).
Du 2 au 14 mars 2017 (7 représentations)
Production du Lyric Opera de Chicago

MAI

Così fan tutte, de W.A.Mozart
Il eût été étonnant que dans une salle aussi adaptée à Mozart que l’Opéra des Nations, celui-ci fût absent. Così fan tutte, 6 chanteurs, recours au chœur limité, est un opéra idéal pour ce type de lieu au rapport scène-salle très favorable. La distribution est soignée, Veronica Dzihoeva (Fiordiligi), Alexandra Kadurina (Dorabella), Steve Davislim (Ferrando), Vittorio Prato (Guglielmo), Monica Bacelli (Despina) et Laurent Naouri (Don Alfonso), l’orchestre est dirigé par Hartmut Haenchen le chef allemand qu’on va voir pas mal dans la région puis qu’il dirige Elektra et Tristan à Lyon, et la mise en scène est confiée à David Bösch, le metteur en scène en vogue en ce moment (il vient de proposer Idomeneo à Anvers, il prépare Meistersinger à Munich et il a mis en scène Alcina à Genève)
Du 30 avril au 14 mai (8 représentations)

JUIN

Norma (Prod Wieler Morabito) ©OperStuttgart
Norma (Prod Wieler Morabito) ©OperStuttgart

Norma, de Vincenzo Bellini.
Je vis Norma il y a déjà longtemps à Genève (June Anderson, Inès Salazar). On compte sur les doigts les productions de Norma qui tiennent la route et on attend le moment où la Scala aura le courage de mettre à l’affiche cet opéra qui y manque depuis une  quarantaine d’années (dernière Norma scaligère: Caballé). C’est une gageure. Le récent forfait d’Anna Netrebko attendue à Londres en est une preuve. Il faut une Norma, et le marché en a plusieurs, mais aucune n’est incontestable, sauf la Bartoli, mais dans des conditions spéciales. Sans doute la réussite dans Medea d’Alexandra Deshorties à Genève a donné l’idée de lui confier le rôle de la druidesse. Elle sera entourée de Marco Spotti dans Oroveso, et Ruxanda Donose dans Adalgisa; Pollione n’est pas encore distribué…
La production a été louée à Stuttgart, elle remonte à 2002  et elle est signée Jossi Wieler et Sergio Morabito dans des décors d’Anna Viebrock, la décoratrice fidèle de Christoph Marthaler. La production a voyagé, en Russie, en Sicile, et a été assez souvent reprise à Stuttgart où elle avait obtenu le qualificatif d'”Event of the Year” à sa création; c’est l’américain John Fiore (Parsifal à Genève, Tristan à Zürich), un authentique musicien de grande qualité qui dirigera l’OSR.
Du 16 juin au 1er juillet (7 représentations)

Norma (Prod Wieler Morabito) ©OperStuttgart
Norma (Prod Wieler Morabito) ©OperStuttgart

A ces sept productions, on doit ajouter trois titres en version de concert qui complètent la programmation.
The indian Queen, de Henry Purcell
La dernière œuvre de Purcell que son frère acheva, une histoire d’amour entre Aztèques et Incas. Concert unique pour ouvrir la saison en profitant d’une tournée de MusicAeterna, et de son chef Teodor Currentzis, une star fantasque de la baguette, ainsi que des chœurs de l’opéra de Perm, qui présentent en version de concert une production de 2013 de l’Opéra de Perm.
Avec Johanna Winkel, Paula Murrihy, Ray Chenez, Jarrett Ott, Christophe Dumaux, Willard White.
Le 4 septembre 2016.

Manon Lescaut, de Giacomo Puccini
Pour faire écho à la Manon de Massenet, celle d’un Puccini encore jeune qui par cette Manon Lescaut devient une célébrité. Pour l’occasion, sont invitées les forces du Teatro Regio de Turin sous la direction de leur chef Gianandrea Noseda. Manon Lescaut sera Marie José Siri, Des Grieux Gregory Kunde, et Lescaut confié à Dalibor Jenis.
Le 30 mars 2017

Orleanskaya Deva (Орлеанская дева )(La Pucelle d’Orléans).
Une rareté, dans la saison de l’OSR, qui aura lieu au Victoria Hall, un opéra dérivé de Die Jungfrau von Orléans de Schiller, pour 3 soirées.
La distribution comprend Ksenia Dudnikova (Jeanne d’Arc), Migrant Agadzhanyan (Charles VII) et Mary Feminear (Agnès Sorel), tous deux jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre de Genève, et entre autres, Roman Burdenko et Aleksey Tikhomirov. L’orchestre de la Suisse romande sera dirigé par le remarquable Dmitry Jurowski.
Les 6, 8 et 10 avril 2017

Et dans la programmation quelques productions pour la jeunesse qu’il faut signaler

Le chat botté, de César Cui. César Cui, un compositeur russe important du XIXème siècle (mort en 1918) qui n’est pratiquement plus jamais représenté. C’est l’occasion de découvrir sa musique dans une production de Strasbourg de 2013, dirigée par Philippe Béran et dans une mise en scène de Jean Philippe Delavault. Les interprètes en sont les jeunes solistes en résidence à Genève.
Dates : Octobre, sans autre précision

Scènes de la vie de Bohème, d’après Henry Murger et Puccini.
Version pour piano de La Bohème de Puccini, présentée en 2011 au Deutsche Oper am Rhein à Düsseldorf, sur une idée de Christof Loy pour jeune public
Pas d’autres précisions et dates prévues entre fin novembre et décembre 2016, en amont des représentations de La Bohème.

Pierre et le Loup/le Carnaval des animaux
Une spectacle créé en octobre 2016 qui devrait être donné tout au long de la saison où Philippe Béran initiera les enfants à la chose musicale (instruments)
Pas d’autres précisions

 

Enfin, un certain nombre de récitals :

13 septembre 2016, 19h30
Thomas Hampson,
baryton

29 septembre, 19h30
Erwin Schrott, Rojotango
Erwin Schrott le baryton basse avec 7 musiciens aborde l’univers du tango.

 Mercredi 12 octobre, 19h30
Camilla Nylund, soprano,
Helmut Deutsch, piano
Wagner, Mahler, Strauss

27 janvier 2017, 19h30
Christian Gerhaher, baryton,
Gerold Huber, piano
Schumann

Vendredi 17 mars à 19h30
Joyce di Donato, mezzo soprano
Orchestre (lequel ?) dirigé par Maurizio Benini

Mardi 9 mai à 19h30
Karita Mattila,
Ville Matvejeff, piano

Dimanche 28 mai, 19h30
John Osborn/Linette Tapia

Samedi 17 juin, 19h30
Patricia Petibon
Suzanne Manoff, piano
La saison 2016-2017 de Genève ne manque pas d’intérêt, même si tout n’est pas d’égale qualité, du moins sur le papier. La situation impose effectivement moins de productions, et habilement la saison est présentée sans faire la différence entre les représentations scéniques et les concerts : on est piégé par la présentation du site.
Justement, les spectacles de complément (notamment les spectacles pour enfants et les récitals) semblent présentés par le site un peu à la va vite, sans dates, sans grandes précisions comme si les choses étaient encore en cours…. Quant aux récitals, à part les textes de présentation un peu racoleurs, certains indiquent vaguement un programme, d’autres même pas de pianiste ou d’orchestre, ni évidemment de programme. Je ne suis pas particulièrement bégueule, mais cela me paraît de la part d’un théâtre de ce niveau un peu léger. En principe, les programmes sont annoncés, les pianistes sont annoncés. Annoncer le nom seul veut dire que le public va aller au concert sur le seul nom…Au moins une phrase du genre “Programme TBA” serait acceptable a minima. C’est se moquer gentiment de son public que de procéder ainsi.
Et puisque la saison présente un nombre de productions réduit, pourquoi ne pas envisager des actions de complément autour des productions qui enrichiraient la programmation sans énormes frais supplémentaires (projections, conférences).
Enfin, que pour une production aussi importante que Wozzeck la distribution ne soit pas indiquée ne laisse pas d’étonner. Où est la précision horlogère suisse ? [wpsr_facebook]

Der Vampyr (Prod.Antú Romero Nunes) ©Iko Freese :drama-berlin.de
Der Vampyr (Prod.Antú Romero Nunes) ©Iko Freese :drama-berlin.de

THEATRE DU CAPITOLE DE TOULOUSE 2014-2015: TURANDOT, de Giacomo PUCCINI le 26 JUIN 2015 (Dir.mus:Stefan SOLYOM;Ms en scène: Calixto BIEITO

Gregory Bonfatti (Pang), Paul Kaufmann (Pong), Gezim Myshketa (Ping) © Patrice Nin
Gregory Bonfatti (Pang), Paul Kaufmann (Pong), Gezim Myshketa (Ping)
© Patrice Nin

Il en aura fallu du temps pour qu’enfin une production de Calixto Bieito soit présentée en France, à Toulouse, en coproduction avec le Staatstheater Nürnberg. La francophilie de Peter Theiler, directeur de Nuremberg fait que deux des productions phares des dernières saisons, soit coproduites avec la France, Les Huguenots (voir ce blog) mis en scène par Tobias Kratzer, avec Nice et cette Turandot, due à Calixto Bieito, avec le Capitole de Toulouse.

Après plus de 15 ans, l’un des metteurs en scène les plus en vue de la planète européenne prend l’attache d’un théâtre français, puisque les premiers succès de Bieito remontent à la fin des années 90 (Carmen, Un ballo in maschera) . Entre temps, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie ont accueilli ses productions suivies la plupart du temps d’une odeur de soufre. Il est vrai aussi que Bieito (comme Olivier Py) ne faisait pas partie des metteurs en scène qui stimulaient Mortier à Paris lorsque sous son impulsion Paris livrait au public des visions un peu dépoussiérées de l’opéra. On ne parlera pas de la période de Nicolas Joel, mais Lissner a programmé Calixto Bieito pour Bastille la saison prochaine.
Cette fois, c’est à Toulouse qu’on offre à Bieito sa première tribune, une scène réputée pour la qualité de ses productions musicales, moins par l’invention de ses mises en scène (un long séjour dans la ville rose de Nicolas Joel peut l’expliquer…) et de fait, le public a accueilli avec circonspection la vision décapante de l’espagnol, une vision non dépourvue d’intérêt qui reste cependant en dessous de travaux autrement plus forts comme Don Carlos à Bâle ou Die Soldaten à Zurich et Berlin.
En revanche la réalisation musicale est à l’honneur d’une institution qui défend une certaine idée de la musique d’opéra, peut-être quelquefois traditionnelle mais toujours de haut niveau, avec un public chaleureux et visiblement amateur.
L’orchestre National du Capitole de Toulouse construit pendant des dizaines d’années par Michel Plasson est sans doute l’instrument le plus précieux à disposition de l’institution. C’est la seule formation régionale qui ait un prestige international et qui puisse rivaliser avec les formations parisiennes; et cela s’entend, un son clair, des pupitres (bois, cuivres) techniquement impeccables et un ensemble de cordes enviables, avec de belles couleurs qui rendent hommage à la chatoyance puccinienne. Il faut dire aussi que le jeune chef suédois Stefan Solyom, formé à l’école de direction finlandaise de Jorma Panula et Leif Segerstam, l’une des écoles de direction actuellement les plus efficaces domine parfaitement la situation. Il est GMD du Deutsches Nationaltheater und Staatskapelle Weimar, l’un des théâtres historiques d’Allemagne, marqué par Goethe, Schiller, mais aussi Liszt, un théâtre qui a porté l’innovation et la modernité depuis ses origines.
Son approche du chef d’œuvre de Puccini a garanti d’abord une très grande clarté, qui fait que l’on entend à la fois tous les pupitres, bien identifiables, qui fait bien percevoir la qualité et la complexité de l’orchestration puccinienne (notamment les percussions, très novatrices), qu’ainsi on peut aisément comparer au travail d’écriture plus conformiste d’Alfano, puisque la partie terminée par Franco Alfano est bien « séparée » du reste par une longue pause et que la différence se perçoit immédiatement dans la profondeur du tissu orchestral et notamment dans la mise en valeur des différents pupitres. Les cuivres sont remarquables, les cordes sont très précises (très beau premier violoncelle) et l’ensemble dans une salle au volume plutôt moyen ne couvre jamais le plateau. La précision du chef Stefan Solyom, à qui rien n’échappe, et sa manière de soigner les volumes ou les équilibres font qu’on n’a jamais l’impression d’écrasement sonore qu’on pouvait avoir à la Scala, malgré la magnifique direction de Riccardo Chailly et malgré la grandeur de la salle. Solyom ne tire pas Turandot vers le XXème siècle novateur comme son illustre ainé, mais aborde chaque moment de la partition en en respectant la couleur, tantôt un peu Berg, tantôt un peu Gershwin, tantôt même un peu Puccini. Il en fait surtout un vraie pièce dramatique, avec une vraie dynamique, suivant le mouvement du plateau et surtout en accompagnant et en soutenant les voix.
Des voix dont bonne part sont asiatiques (c’est sans doute voulu, et par la direction et par la mise en scène) et dont aucune ne démérite. Nous nous trouvons face à un plateau d’une exceptionnelle solidité pour une œuvre quelquefois difficile à distribuer. On saluera le Timur d’In Sung Sim, belle basse  au timbre attachant et au volume très équilibré, qui sait parfaitement colorer et donner une interprétation digne et retenue dans un rôle qu’on a tendance à tirer vers le vérisme et on revoit avec plaisir l’Altoum victime de sa charmante fifille qui le fouette, chanté avec une grande justesse par Luca Lombardo dans un personnage digne du Roi se meurt d’Ionesco tandis que le Mandarin de Dong-Hwan Lee n’appelle pas de reproches. Notons la cohérence qui fait chanter les figures dominantes Altoum et Turandot, père et fille (ainsi que Ping, Pang, Pong les ministres) par des chanteurs européens, quand les autres (les dominés) sont des asiatiques, ce qui est un point particulièrement important dans le discours de la mise en scène.
Les trois ministres Ping (Gezim Myshketa), Pang (Gregori Bonfatti) et Pong (Paul Kaufmann) au chant précis et bien marqué, rentrent bien dans la logique de la mise en scène, les personnages sont à la fois cruels et presque burlesques (scène des robes de mariées), inquiétants dans leur perversion. C’est pour tous trois une très bonne incarnation
La Liù d’Eri Nakamura, une chanteuse bien connue à Munich, montre dans ce rôle une présence et une technique notables. La voix, sans être grande, a une vraie présence et surtout se joue des variations techniques imposées au rôle par Puccini, avec un vrai contrôle sur la voix qui lui fait donner des notes filées d’une rare sûreté et des mezze voci de rêve, il y a là rigueur et justesse car toute l’émotion diffusée naît de la capacité technique et de la maîtrise du rôle. Elle recueille un vrai triomphe justifié d’une salle visiblement connaisseuse à qui on ne la fait pas. Maria Agresta à la Scala avait une capacité d’émotion immédiate peut-être supérieure, mais une technique moins assurée, due à la fréquentation trop rapprochée de rôles aux sollicitations très différentes. Eri Nakamura, voilà une chanteuse à suivre.
Alfred Kim est un splendide Calaf, un timbre clair, éclatant, d’une grande beauté, une voix d’une homogénéité parfaite, avec des aigus d’une sûreté confondante (son nessun dorma est exceptionnel), un chanteur aux capacités naturelles impressionnantes. Sa prestation est bien supérieure à celle d’Antonenko, même si on aimerait quelquefois plus de couleur et un travail plus approfondi dans l’interprétation, et plus de couleur dans le chant.
Elisabete Matos est Turandot. Aucun problème vocal, des aigus impressionnants dardés et tenus, un In questa reggia dans les règles, mais une prestation monolithique dans un style de glace acérée. Une voix froide et coupante, peu subtile, notamment dans les parties où Puccini fait un peu fondre la glace et où le personnage se déstabilise. Pourtant, la mise en scène de Bieito devrait l’amener à plus de sensibilité, mais la chanteuse reste froide, avec des sons un peu fixes. À la Scala, Nina Stemme, avec un timbre il est vrai plus intéressant non dépourvu de rondeur,  réussissait à laisser percevoir une certaine fragilité. Elisabete Matos reste à distance, même dans la dernière partie, où il est vrai le parti pris de Bieito ne l’aide pas.

Au total, une réalisation musicale d’une grande solidité, qui rend pleinement justice au drame de Puccini et qui épouse la vision décapante de Calixto Bieito.
On connaît le regard impitoyable de Calixto Bieito sur le monde et les humains : lu à travers son prisme, le monde n’est que rapports de force, n’est que violence, n’est qu’abus de pouvoir où les faibles paient toujours le prix fort. Les parisiens découvriront l’an prochain sa lecture de Lear de Reimann mais un public traditionnel est toujours plus tolérant sur la mise en scène dans les pièces peu jouées, contemporaines ou inconnues que dans les grands standards du répertoire.
C’est bien la Chine que Bieito nous présente, mais une Chine présente par certaines images : les uniformes ouvriers uniformément bleus, où hommes et femmes se fondent de manière indistincte, les lanternes rouges dans le très beau tableau des trois ministres, voire dans l’alignement initial des poupons qui fait penser de manière assez précise aux alignements de l’armée de terre cuite enterrée de Xi An.

Alfred Kim (Calaf) © Patrice Nin
Alfred Kim (Calaf)
© Patrice Nin

Bieito en outre plonge dans l’histoire de la Chine notamment dans ses rapports avec l’Occident dominateur des concessions au XIXème, mais en même temps dans une Chine d’aujourd’hui, industrieuse qui travaille pour les marchés occidentaux: nous sommes dans l’espace d’une fabrique de poupons où les patrons sont occidentaux (Turandot, sorte de femme d’affaire sûre d’elle et dominatrice, Altoum, lui aussi occidental, mais souffre douleur de sa fille), les trois ministres en uniforme militaire n’ont plus rien des clowns habituellement représentés, mais deviennent des tortionnaires, clairement inspirés cette fois de Salo’ ou les 120 journées de Sodome de Pasolini (notamment dans la scène où ils s’habillent en mariées, rien à voir comme j’ai pu le lire avec les Drag Queens). Par ailleurs qui regarde avec attention la marque écrite sur les boites en cartons qui forment mur lit clairement que derrière les poupons se cachent sûrement des trafics d’organes (de nombreuses caisses portent le nom « Medorgan » qui nous y oriente). Évidemment, les rapports de pouvoir lorsqu’ils s’exacerbent tirent vers le fascisme, et le fascisme lorsqu’il s’exaspère tire vers l’insoutenable et la folie, où les valeurs et l’humanité n’ont plus cours. Nous sommes dans un monde où l’exploitation du faible tourne à la barbarie.

Mais dans la vision de la violence proposée par Bieito, il y a en même temps une sorte de distance, les scènes sont réalistes, mais en même temps très symbolisées, voire ouvertement mimées, mais maladroitement mimées, les coups sont donnés à côté, par exemple, comme si Bieito nous demandait de ne pas y croire comme s’il donnait à voir le trucage. Il nous invite d’ailleurs à installer l’univers du conte, de l’irréel, de l’irrationnel par cette allusion, si justement trouvée par un ami plus cinéphile et plus cultivé que moi au film Kwaïdan (1964) de Masaki Kobayashi illustrée par l’image centrale du visage couvert d’écriture qui est une des images les plus célèbres du film. La première histoire du film est celle d’un homme qui abandonne sa femme pour épouser une femme plus riche et plus puissante, qui pourrait rappeler l’histoire de Calaf.

Paul Kaufmann (Pong), Alfred Kim (Calaf), Gezim Myshketa (Ping) © Patrice Nin
Paul Kaufmann (Pong), Alfred Kim (Calaf), Gezim Myshketa (Ping) © Patrice Nin

Les allusions cinématographiques et les allusions historiques renvoient d’une certaine manière à un univers du récit, à un univers littéraire que le panneau POESIA accroché au cou de Calaf pourrait illustrer. La poésie, comme force de révélation du monde, comme entreprise prométhéenne pour lutter contre le cours des choses, la POÉSIE, comme forme suprême de la révolte, et ce qui la porte, la littérature. Il y a en effet quelque chose de distancié et de littéraire dans cette vision qui pourrait rappeler la poésie morbide de Mirbeau dans le Jardin des Supplices où la Chine est si présente.

Alfred Kim (Calaf), Turandot (Elisabete Matos), Eri Nakamura (Liù) © Patrice Nin
Alfred Kim (Calaf), Turandot (Elisabete Matos), Eri Nakamura (Liù) © Patrice Nin

Dans les personnages, il y a les torturés, Liù, Timur, Altoum, il y a Calaf, presque intouché, celui qui ose, le Prométhée des petits, mais il y a aussi l’installation de rapports sado-masochistes chez la “maîtresse” Turandot, désespérée de perdre pied qui s’arrache sa perruque outrageusement blonde pour apparaître chauve, et figure de poupon adulte : la fabrique de poupons n’est alors qu’une fabrique de petites Turandot, de petites poupées sans doute apotropaïques que la vraie Turandot, assise au milieu de la scène comme un enfant désespéré et boudeur, va dépecer. Il paraît qu’à la première les poupons dépecés pissaient le sang, qui a désormais disparu, laissant une belle image de désespoir et en même temps l’étrange image d’une Turandot infantile, mais pourtant, et pour cela, dangereuse car elle fait le mal comme dans la cour de récréation.

Dong-Hwan Lee (Un Mandarin), Eri Nakamura (Liù), Alfred Kim (Calaf) © Patrice Nin
Dong-Hwan Lee (Un Mandarin), Eri Nakamura (Liù), Alfred Kim (Calaf)
© Patrice Nin

Enfin, Bieito choisit d’arrêter de raconter ou de figurer l’histoire là où Puccini s’est arrêté. Elle reste donc suspendue à la mort de Liù devenant du même coup l’élément central et perturbant pour l’éternité. L’intrusion de l’humain et la fin sur l’humain.
Le rideau se baisse, plusieurs minutes d’interruption, et il se lève sur le chœur et les deux protagonistes en rang, face au public chantant le final sans le figurer, comme si après la mort de Liù plus rien n’était figurable, mais comme si aussi la musique ne disait plus rien d’intéressant. Inutile de gloser sur les personnages qui ne se touchent pas, ou sur la fixité finale : nous sommes dans une version oratorio où la musique est exécutée, mais ne nous dit plus rien parce qu’il n’y a plus rien à dire. C’est peut-être une coquetterie, mais c’est aussi une manière de dire le vide d’une happy end qui n’a rien d’happy, la fin d’un conte où tous sont morts, morts réels (Liù, Timur) ou morts vivants (Turandot, Calaf).
Calixto Bieito part de l’histoire de Turandot, qui n’est pas spécialement un conte à la Walt Disney, mais une histoire de violence, d’écrasement et de domination, et l’habille de son univers et de son pessimisme structurel sans grand effort vu l’histoire originelle. Son travail ne va pas cependant aussi loin que d’autres (son Don Carlos balois, ses Soldaten, comme on l’a dit plus haut, son Ballo in maschera ou son Entführung aus dem Serail ), et sent un peu son système, il y a de belles idées, de magnifiques images, il y a aussi une grande justesse de lecture, il y a comme toujours une rigueur et une cohérence, mais on n’y croit pas tout à fait, et même pas à cette violence trop figurée. Et en tout cas cela ne justifie pas les huées ou les remarques horrifiées de certains articles parus. Toulouse fait honneur à Puccini et fait surtout honneur à une manière intelligente et contemporaine de voir l’opéra. [wpsr_facebook]

Paul Kaufmann (Pong), Alfred Kim (Calaf), Gezim Myshketa (Ping), Gregory Bonfatti (Pang) © Patrice Nin
Paul Kaufmann (Pong), Alfred Kim (Calaf), Gezim Myshketa (Ping), Gregory Bonfatti (Pang) © Patrice Nin

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: TURANDOT de Giacomo PUCCINI le 8 MAI 2015 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Nikolaus LEHNHOFF)

Turandot (Acte I) ©Brescia/Amisano
Turandot (Acte I) ©Brescia/Amisano

La question de l’inachèvement de Turandot pose de manière plus profonde celle de la résolution du conte de Gozzi, et de l’histoire, qui est celle de l’humanisation de l’héroïne. Devenue femme amoureuse, ayant perdu sa distance et sa frigidité, par la vision de l’amour de Liù, celle ci n’est pas une Isolde, mais bien plutôt une Brünnhilde, découvrant en Siegmund et Sieglinde la force de l’amour et du même coup abdiquant virginité et immortalité pour vivre l’amour humain. Il y a dans le parcours de Turandot quelque chose de très semblable. Mais Puccini n’a pas fini l’œuvre, et ne l’a pas bouclée musicalement, et ni Alfano et ni Berio ne sont totalement convaincants, on le verra. L’enjeu de ce final, c’est bien la transformation de Turandot de roc en fragilité, même si cette fragilitė se perçoit déjà dans la scène des énigmes quand les réponses successives de Calaf bousculent et hystérisent la princesse, élément lisible aussi dans la musique qui accompagne la manière dont Turandot pose les questions.

Tel qu’il existe aujourd’hui l’opéra met en scène une princesse lointaine et monstrueuse, à la psychologie fruste, un prince égocentrique prêt à tout sacrifier pour la conquérir et qui sacrifie donc et père et esclave, c’est à dire ce qui lui reste de sa famille et de ses origines probablement arabes vu son nom sans doute venu du mot Calife. Mais Calaf est inflexible pour mieux faire tomber la princesse, et lui faire enfin connaître ce qu’est la force de l’humain…les seuls personnages ayant au départ une humanité sont ceux qui sont sacrifiés Timur et surtout Liù. Ce n’est pas un hasard si la plupart des distributions à la Scala depuis les années 70 affichent les Liù les plus légendaires, Tebaldi, Freni. Face à des Turandot qui alternent entre légendes (Nilsson) et grosses voix du moment (Mastilovic).

Pour Turandot en effet, on a pu afficher Birgit Nilsson, référence  incontestée de l’après guerre, et Caballė, tout aussi incroyable…aujourd’hui on oublie que Caballé fut Sieglinde ou Salomé et on ne retient que la référence en matière de bel canto, mais la voix de la Caballé avait cette ductilité capable d’épouser les rôles les plus divers. Et elle était Turandot, je peux en témoigner puisque je l’ai vue dans ce rôle, à Paris, lors de la reprise de la production de Margherita Wallman en 1981 (sous la direction d‘Ozawa), j’ai vu aussi Eva Marton (et Maazel) Ghena  Dimitrova (et encore Maazel) , et Nina Stemme est la dernière d’une longue série de grandes voix. Mais je garde une agréable surprise devant une Turandot inattendue à Gênes il y a quelques années , interprétée par Raffaela Angeletti qui m’avait frappé par sa fragilité intrinsèque, qui donnait au rôle  une autre nature.

Mais la tradition veut qu’on donne le rôle à une maîtresse des décibels, pour les incroyables hauteurs de in questa reggia. 

Pour Calaf c’est un peu différent, il n’a certes qu’un grand air fameux, nessun dorma,  dont la référence reste Luciano Pavarotti, mais que tous les grands ténors ont eu à leur répertoire Carreras, Domingo, Lucchetti, Alagna et sous peu probablement Kaufmann. Le rôle est tendu notamment au premier acte pour dominer le flux orchestral.

Le choix d’Aleksandr Antonenko est ici le choix d’une voix, plus qu’un interprète, mais c’est une voix de référence.

Acte III ©Brescia/Amisano
Acte III ©Brescia/Amisano

Alexandre Tsymbaliuk qui est un Boris apprécié, en Timur, c’est presque sous dimensionné, Timur restant un rôle secondaire, mais cela donne d’autant plus de poids au personnage, le couple Timur/Liù s’opposant alors au couple Turandot/Calaf.

Quant à Liù, le choix de Maria Agresta, jeune star du chant italien, continue la grande tradition scaligère des Liù de référence .

La musique de Turandot est assez singulière dans la production puccinienne . Il ne faut pas oublier qu’elle est contemporaine de Wozzeck, comme il ne faut jamais oublier quand on écoute Puccini ses relations réciproques d’estime avec Schönberg et son intérêt déclaré pour le Pierrot Lunaire. D’ailleurs, la manière de classer Puccini dans le vérisme est une erreur fréquente de ceux qui n’écoutent pas, même les premiers succès, à commencer par Manon Lescaut. Ce n’est pas un hasard si c’est le seul opéra de Puccini qu’Abbado aurait voulu diriger. C’est d’ailleurs la même problématique pour Zandonai dont la Francesca da Rimini n’a pas le son d’une œuvre vériste, mais bien plus proche par ses accents d’un Fauré ou d’un Debussy…

Pour les compositeurs d’opéra des premières années du XXème siècle, la découverte de la seconde école de Vienne est un élément clé, en positif comme en négatif, mais tous se positionnent. Puccini reste une référence pour beaucoup de compositeurs de l’époque (ceux que les nazis vont classer comme dégénérés, mais aussi Janacek ). Il faut lire Turandot comme une œuvre du XXème siècle, utilisant de la musique contemporaine et plongée dans les débats musicaux du moment, y compris le wagnérisme revu du début du XXème (il y a dans Turandot quelques traces) et pas un reliquat de musique du XIXème. En ce sens, le final de Berio peut avoir du sens. Je me souviens d’Ingo Metzmacher me disant qu’il voudrait être invité en Italie à diriger Puccini, parce qu’il le ferait comme on dirige Schönberg…

Cette musique surprenante, à l’orchestration complexe, avec ses dissonances, son agressivité orchestrale, avec ses fausses chinoiseries, même si Puccini était soucieux d’authenticité, avec le rôle trės marqué des percussions, qui pour le coup renvoient à ce premier XXème Stravinski bien sûr, mais aussi Bartok, mais aussi à la musique américaine que Puccini familier de New York connaissait bien, il y a des moments qui sonnent comme Gerschwin et qui annoncent Bernstein. Enfin l’écriture même du rôle de Turandot abandonne la mélodie du chant italien, la manière de porter la voix aux extrêmes, éloigne bien sûr Turandot de l’humain, mais la rapproche vocalement d’autres héroïnes, plus germaniques : Puccini s’intéressait à Strauss…

Il y a donc une modernité de Turandot c’est à dire une manière de considérer l’œuvre non par rapport au passé, mais par rapport à l’avenir qu’il faut toujours avoir en tête lorsqu’on l’écoute.

L’œuvre originelle de Carlo Gozzi (1762) qui trouve ses origines dans une publication du début du XVIIIème siècle rassemblant des contes persans (et non chinois) eut déjà une certaine fortune. Gozzi qui a voulu rénover ou continuer à faire vivre la tradition de la Commedia dell’Arte ou de la pièce fantasmagorique en s’appuyant sur les modes du temps, comme la mode chinoise, fort à la mode en Europe au XVIIIème, cherche à proposer une sorte de théâtre rêvé et exotique.Cela va être si apprécié en Europe et notamment en Allemagne que Schiller va s’emparer de la pièce et la traduire en 1802, et la présenter avec Goethe à Weimar, foyer créateur et créatif de l’histoire du théâtre en Allemagne. Weber lui même va en faire des musiques de scène.
Plus près de Puccini et avant lui, en 1917, Ferruccio Busoni va présenter sur la même histoire une Turandot, en langue allemande, mais plus proche des intentions de Gozzi, qui n’a rien de l’épopée puccinienne, mais qui reste intimiste, comme l’œuvre originale créée dans le petit théâtre vénitien de San Samuele.

La plupart du temps, les mises en scène se contentent de proposer une version spectaculaire faite de chinoiseries, une sorte de représentation des rêves chinois du public, c’est le cas à la Scala de Margherita Wallman (qui fit aussi la Turandot parisienne de 1968, dont je vis la reprise en 1981), de Franco Zeffirelli, qui a régné longtemps, il y a eu ensuite le japonais Keïta Asari, et enfin Giorgio Barberio-Corsetti en 2010. Vérone s’est fait la spécialité de grandes machines chinoisées, pour en arriver à Zhang Yimou, qui a proposé au moment des JO une superproduction à Pékin .

Les trois niveaux de l'acte  II ©Brescia/Amisano
Les trois niveaux de l’acte II ©Brescia/Amisano

On doit reconnaître que cette fois, Nikolaus Lehnhoff, qui reprend une mise en scène faite à Amsterdam en 2010, essaie d’échapper à ce pittoresque de dessin animé. Pas de centaines de figurants en scène, la Chine est plus esquissée que dessinée, l’espace lui même, fermé par de hauts murs cloutés, rouges comme les murs de la cité interdite, image de prison, est à trois niveaux, celui de l’empereur, près du ciel, en blanc, celui des dignitaires en rouge sur un balcon, et celui du peuple enfoncé dans le plateau au premier acte. Tout change au deuxième acte où l’espace de jeu se vide pour laisser les deux protagonistes Calaf et Turandot seuls, les dignitaires regardant du balcon les “épreuves” conçues ainsi comme une joute que l’on regarde, et d’où le peuple est exclu une sorte de jeu de cirque à deux personnages, comme le montre la photo ci-dessus. Turandot ayant quitté son podium pour se lancer dans l’arène, qu’elle ne quittera pas d’ailleurs jusqu’à la fin de l’opéra. Et du blanc pur immaculé inaccessible du premier acte, elle s’habille de noir prophétique de sa chute dans l’humain qui sera symbolisé par le geste de Calaf qui lui arrache manteau et coiffe.

Turandot  (Acte II) ©Brescia/Amisano
Turandot (Acte II) ©Brescia/Amisano

Le jeu des costumes n’est pas indigne d’intérêt. Blanc (le deuil en Chine) pour l’empereur et sa famille au II, blanc pour Turandot au I, gris clair pour Liù et Timur, et noir pour tous les autres, le peuple, relégué au rôle d’ombres noires, munies de chapeaux aux yeux maquillés de noir comme dans certains tableaux expressionnistes. Quant à Turandot, toujours vêtue de manière presque proche d’un personnage de bande dessinée, elle tient en main un demi-cerceau rouge, destiné à empêcher tout humain – essentiellement mâle- d’approcher. Elle s’en servira comme une sorte de bouclier face à Calaf.

Les trois ministres Ping, Pang, Pong habituellement vêtus de costumes de mandarins de fantaisie sont ici vêtus comme trois clowns, et dans l’ensemble la conception des costumes d’Andrea Schmidt-Futterer renvoie à une ambiance marquée par Brecht (dans ces années, il commence sa carrière au Deutsches Theater de Max Reinhardt): maquillages clownesques, visions un peu expressionnistes des peintures a la Otto Dix ou Max Beckmann, en bref, une ambiance « Berliner Ensemble » et Lehnhoff et son décorateur Raimund Bauer ont essayé de donner à cette Turandot une couleur vaguement « Art déco » ou « Liberty » aussi, en tous cas une valence plus proche des années 20 ou 30 qu’une Chine revisitée.

Les personnages restent à distance, se touchent peu, plus comme emblèmes que comme personnages. Turandot et Calaf, pris au départ dans un ballet réglé (par exemple la scène des énigmes) redeviennent « personnages » à la fin parce que tout simplement ils se touchent alors que Timur et Liù sont les seuls vrais « humains » par les gestes, attitudes, habits, dans ce monde d’automates ; le cadavre de Liù reste en scène pendant le duo final, comme témoignage de l’humain, témoignage de l’amour et donc cause du retournement final.

Une mise en scène moins passe-partout qu’il n’y paraît , qui convient au public de la Scala fait en ce moment de touristes de l’EXPO , on parle beaucoup japonais et russe dans la salle, et de publics d’abonnés que le seul mot de “mise en scène” fait frémir. Voilà un travail qui ne va choquer personne, assez beau à voir pour déclencher y compris pendant le spectacle des photos prises de mobiles restés évidemment allumés (…à la Scala, les spectateurs qui du haut regardent la platea – le parterre – voient des dizaines de petites lucioles qui sont les mobiles allumés, c’est le seul théâtre où ce soit si caricatural). C’est un travail suffisamment intelligent pour permettre de gratter un peu derrière les images et de constater que les intentions sont loin d’êtres routinières.
A ce travail résolument XXème siècle correspond une approche XXème siècle de Riccardo Chailly, qui fait là son esordio (ses débuts) comme directeur musical de La Scala, où il n’a pas dirigé depuis une petite dizaine d’années. Chailly voit Turandot comme une œuvre du XXème siècle, contemporaine de tous les mouvements musicaux et intellectuels qui marquent les trente premières années du siècle. C’est bien ce qui marque dans ce travail. Chailly dirige Turandot comme la voisine de Berg, de Webern, de Varèse (lui qui dirige Amériques comme personne), mais aussi de Stravinski . C’est presque une Turandot « république de Weimar » qui nous est donnée à entendre, une Turandot vibrante de modernité: lecture analytique à l’extrême, sons secs, précis, peu de legato, sauf lorsque la musique se réfère à la musique américaine, un ensemble à la fois monumental, et glacial. Point n’est besoin d’ailleurs d’en affirmer la modernité, l’audition du 1er acte suffit pour nous en convaincre. Dans cette option très symphonique, où l’orchestre répond de manière splendide (il y a eu de longues répétitions), on va en oublier…le plateau.
En effet, si l’orchestre est superbe, si l’approche rend parfaitement cohérent le choix du final de Berio, l’ensemble est beaucoup trop fort (au moins pour les places de parterre) et couvre comme un mur de son débordant tout ce qui se passe sur le plateau, obligeant les chanteurs pour pouvoir êtres entendus à tendre leur voix à l’extrême, et même, ce qui est assez étonnant, on entend mal le chœur, un comble s’agissant de la Scala et de cette œuvre où au début surtout, il est déterminant. Certes, le choix de Chailly est de proposer (est-ce possible ?) une Turandot moins épique vocalement, plus sombre et presque plus intimiste (absence de figurants, absence de spectaculaire), mais en même temps cherchant à rendre une image de poème symphonique, voire de de légende dramatique, où voix et orchestre se mêlent, sauf qu’ici l’orchestre domine voire écrase tout, inonde tout comme un tsunami sonore sur son passage, portant presque seul la monumentalité de l’opéra. Ce déchaînement d’éléments est tellement marqué que je me suis demandé si le décor, très fermé, ne créait pas un effet de réverbération et de retour sonore excessif, mais normalement, il y a des assistants en salle capables de signaler les excès…

Les choses s’équilibrent au deuxième acte, mais dans l’ensemble, l’orchestre met en difficulté non pas Nina Stemme, qui en a vu d’autres, mais l’équilibre du plateau qui souffre, et c’est dommage ; car l’approche de Chailly est très défendable et surtout les détails qui émergent de la fosse, la manière de faire sonner des bois et les cuivres, la manière d’exiger des sons, nets, sans bavures, mettant en relief les éléments inspirés des contemporains, les jeux sur l’atonalité, tout cela donne une couleur vraiment XXème siècle à l’ensemble et replace Turandot là où l’œuvre doit être, chronologiquement à côté de Wozzeck, en cohérence parfaite avec la production de l’époque.
Alors, le choix du final de Berio prend son sens. Bien sûr, il y a le travail d’Alfano, fortement influencé sinon dicté par Arturo Toscanini, dont la toute première version n’a pas encore été proposée sur les scènes, mais en terminant l’œuvre par une sorte de chant triomphant, il est en contradiction avec ce que voulait Puccini, et notamment à cause du final wagnérien à la Tristan qu’il désirait. De plus l’orchestration d’Alfano est moins passionnante, la partition perd immédiatement en épaisseur et en diversité. La mélodie puccinienne y est peut-être présente, mais sûrement pas le tissu orchestral toujours complexe (y compris dans La Bohème d’ailleurs , si souvent aplatie) chez Puccini. Bien sûr, Berio compose à la fois tenant compte de ce que le XXème siècle a proposé en matière de création musicale et d’innovation, mais aussi en tant que compositeur d’opéras dans la grande tradition italienne et enfin en cherchant dans les parties recréées à évoquer un univers musical qui intéressait Puccini, ainsi glisse-t-il des citations de Gurrelieder, ou quelques mesure de la 7ème de Mahler. Dans ce final, il y a des moments qui regardent très nettement vers le contemporain, des éléments dissonants (comme chez Puccini) et Berio utilise plus d’esquisses de Puccini qu’Alfano et il écrit notamment ce final en adagio auquel Puccini aspirait. Et qui est si cohérent avec l’évolution psychologique des personnages qui ont chacun laissé l’épique pour une expression plus lyrique. Il serait excessif de dire que ce final éblouit. Disons que s’il ne fait pas regretter Alfano, il ne passionne pas mais il surprend et certains moments sont vraiment passionnants. Notamment les dernières mesures .
Riccardo Chailly a donc eu raison à la fois de proposer le final de Berio, pour la première fois et surtout de proposer une vision de l’ensemble qui joue la cohérence et la modernité. Il l’a d’ailleurs déclaré plusieurs fois avant la première, et notamment devant les étudiants de l’université. Ce sont les conditions de réalisation, le travail sur le volume les déséquilibres fosse et plateau qui posent problème, mais pas les choix interprétatifs. Enfin, le public très traditionaliste de la Scala, fossilisé notamment les soirs d’abonnement a semblé accepter la chose avec son indifférence coutumière vu l’accueil tiède reçu dans l’ensemble ; quant au reste du public, touristique russophone ou nipponophone, plus intéressé par les selfies, les bavardages incessants et les photos de scène au milieu du spectacle, ne se pose pas la question de Berio ou Alfano qui ne l’a pas effleuré une seconde.
Cette production était idéalement calibrée pour cette diversité des publics, classique mais pas trop, plutôt bien distribuée, bien dirigée, et avec en plus un prétexte musicologique qui attirait les animaux de mon espèce. La suite de la programmation, qui enfile les standards comme des perles de culture (ou d’inculture ?), Lucia, Cavalleria/Pagliacci, Carmen, Tosca, Otello (de Rossini) est encore bien plus touristique et attrape-mouches.

Comme je l’ai souligné, le magnifique chœur de la Scala perd un peu de son relief au lever de rideau, face au tsunami sonore de l’orchestre, d’autant que les choristes sont un peu « enterrés » et chantent à demi-enfoncés, la prestation est comme souvent, excellente, mais il faut quelquefois tendre l’oreille pour véritablement le distinguer avec bonheur.

Alors évidemment, le chant peut être victime d’une telle option. Le ténor (Aleksandr Antonenko) pousse au maximum (heureusement, il a la réserve voulue) dans Calaf, mais son chant est tellement inexpressif que pousser la note est la seule chose dont on peut le gratifier. C’est un Calaf sans couleur ni tension, avec une tenue en scène sans relief. J’ai entendu dans Calaf des voix très variées, de Pavarotti à Bonisolli, de Carreras à Giacomini, chacun avec des moyens très différents, mais tous s’efforçant de donner vie et vibration. Antonenko, qui est un chanteur fréquent dans les rôles à décibels, reste absent, distancié sans le vouloir, peu impliqué par l’action et peu impliqué dans le personnage : regard vide, déplacements lourdauds, gestes creux ou passe-partout. Au fond, il donne sans le vouloir sans doute à Calaf cette absence d’humanité et d’authentique présence qui est aussi la volonté du metteur en scène.

Ce n’est pas le cas de Timur, chanté par Alexander Tsymbalyuk, qui n’a pas la voix du vieillard fatigué, mais celle de la basse vigoureuse qu’il est (c’est un Boris de grande classe). Il est très émouvant, par la couleur, par l’intériorisation, par l’intelligence du propos et par la diction, on ne fait pas toujours attention à Timur habituellement, mais ici, distribué à une grande basse de notre temps, le personnage prend un relief inattendu, d’autant qu’avec la Liu’ de Maria Agresta, ils forment un couple de personnages cohérents, prenants, émouvants
Maria Agresta est en train de devenir le soprano lyrique qu’il faut avoir vu…On l’a vue dans Nedda le mois précédent à Salzbourg. Elle chante le bel canto, Verdi, le vérisme…attention à l’overdose…le monde du chant italien est le grand spécialiste du usa et getta, on prend un soprano jeune, prometteur, on l’use en quelques années et on passe à un autre…cela fait 20 ans que ça dure avec le résultat désastreux sur le paysage italien actuel.

Mort de Liù ©Brescia/Amisano
Mort de Liù ©Brescia/Amisano

Maria Agresta a une belle voix de soprano lyrique, mais pas si grande, avec quelques acidités parfois. Elle est très émouvante dans Liù, plus par les accents qu’elle y met que par un timbre assez banal. C’est sans conteste une artiste, qui sait utiliser ses atouts (présence, diction, interprétation), mais on a toujours l’impression d’une voix sans vraies réserves, toujours sur le fil du rasoir notamment dans les aigus. Quand je pense aux Liù entendues par le passé, elle ne les dépasse pas, même si elles ont des noms oubliés Yoko Watanabé, Lucia Mazzaria, ou moins oubliés comme Katia Ricciarelli, a fortiori si l’on regarde le disque, de Leontyne Price à Mirella Freni, de Teresa Stich Randall à Elisabeth Schwartzkopf. Elle a l’émotion, le sens du pathos, la technique aussi, émouvante, elle sait l’être, bouleversante, pas encore. Il faut avoir le timbre chaud de la Freni et sa sécurité vocale, sa rondeur, sa vibration interne pour bouleverser le public. Il reste que c’est Maria Agresta qui remporte le concours de l’applaudimètre, pourtant ce soir tiède et indifférent.
Turandot, c’est Nina Stemme. Dans le paysage des Turandot du jour, assez clairsemé et géographiquement dispersé entre scandinaves, russes et allemandes, Nina Stemme se devait d’aborder le rôle. Quand on est suédoise, il y a un rang à tenir pour succéder à l’incontestable référence depuis 50 ans, Birgit Nilsson. J’entends çà et là que Nina Stemme a des accents nilssoniens…ce qui est totalement faux ; le timbre de Nilsson était froid, ses aigus coupants, avec une réserve infinie. Qui l’a entendue en salle garde en mémoire cet incroyable volume (L’orchestre de Chailly eût paru un orchestre de chambre, face à ce volume), cette sûreté, et aussi un certain engagement qui faisait qu’elle était tout sauf un bout de bois en scène. Nina Stemme est un soprano dramatique, c’est évident, mais le timbre n’a pas cette froideur, il a bien plus de rondeur, et la réserve à l’aigu, notable, est moindre de celle de sa compatriote. Là où Nilsson était inhumaine et semblait presque infaillible, Stemme est au contraire humaine et presque faillible. Et pour la Turandot voulue par Nikolaus Lehnhoff, c’est très juste. Loin d’être la Turandot perchée en hauteur et inaccessible du premier acte et de toutes les mises en scène de l’acte II qu’on voit dans les théâtres, nous avons une Turandot qui descend dans l’arène , et qui darde ses aigus du proscenium (heureusement d’ailleurs sinon l’orchestre l’aurait aussi balayée…). Dans le combat avec Calaf qui est réglé par le metteur en scène dans la scène des énigmes, Stemme est vraiment magnifique, vocalement et scéniquement.
Cependant, la question de Turandot, c’est que le rôle n’est pas bien passionnant. Le premier acte est muet, le second acte est tout entier dédié à In questa reggia qui n’est pas un air aux raffinements psychologiques évidents, et à la scène des énigmes, plus subtile qu’il n’y paraît à l’orchestre et dans le déroulement psychologique, mais où l’hystérie de l’héroïne est mise en évidence.
Au troisième acte, Turandot pourrait être un rôle plus travaillé, dans sa recherche désespérée du nom du Prince inconnu (Il principe ignoto), pour le condamner ou pour se condamner. L’enjeu devrait être marqué dans le jeu du personnage, et aussi lors de la mort de Liu’, déclencheur du basculement.

Amore? ©Brescia/Amisano
Amore? ©Brescia/Amisano

Ainsi lorsqu’elle annonce au peuple qu’elle a le nom du Prince et qu’il est « amore », un très grand metteur en scène, qui sait faire travailler l’individu et en faire sortir quelque émotion, pourrait faire un travail de contraste entre la Turandot du II et celle du III. Ce n’est jamais fait, dans aucune mise en scène et pas plus dans celle-ci. Turandot passée de glaçon à femme amoureuse reste à peu près la même, rien ni dans le geste, ni dans le ton, ni dans les accents, ne nous indique ce changement…Sans doute Nina Stemme n’arrive-t-elle pas à le rendre par ses ressources personnelles d’interprète, sans doute la mise en scène reste-t-elle au seuil de ce qui pourrait être un moment d’émotion, mais surtout ce n’est pas Puccini qui écrit la musique, et cela se sent. Ce maître de la gestion millimétrée du pathétique et de la mélodie qui tire les larmes eût-il sans doute déployé là quelques traits de génie qui auraient aidé et chanteuse et metteur en scène à basculer. Tout cela reste extérieur et pour tout dire lointain. Ainsi Nina Stemme est-elle une belle Turandot sans que le rôle ajoutât quoi que ce soit à sa gloire. À ce point de la carrière, elle devait l’aborder pour couvrir le spectre de tous les rôles de soprano dramatique de référence, et après ?
Même si cela peut surprendre (en bonne rhétorique on va du moins au plus important), je voudrais terminer mon tour d’horizon des chanteurs par les trois ministres Ping Pang Pong. On va me dire « mais ce sont des rôles secondaires !», quel intérêt ? d’autant que beaucoup de musiciens (dont Berio) trouvent leur présence envahissante.

Ping, Pang, Pong ©Brescia/Amisano
Ping, Pang, Pong ©Brescia/Amisano

Il en va des trois ministres de Turandot comme d’Oscar dans Ballo in maschera, ce sont des rôles secondaires qui portent l’identité même de l’œuvre. Et je dirais son identité historique, sa filiation avec le comique, avec la Commedia dell’Arte, avec l’hétérogénéité particulière de ce conte. Rien de plus terrible que cette histoire qui met en scène de manière sanguinaire Eros et Thanatos. Et pour moi rien de plus fort que ces trois ministres qui expriment leur lassitude, toute humaine, ou qui participent cyniquement du massacre, avec une mécanique musicale toute horlogère : comment Puccini joue-t-il des contrastes ? Ping Pang Pong, c’est la vraie trouvaille de l’œuvre, et de plus si difficile musicalement. Il faut trois voix bien marquées par leur différence, mais pourtant qui « s’emboitent », soulignées par des costumes toujours ou souvent semblables par la coupe mais différents par la couleur (ici par le dessin géométrique du costume) et qui soient en même temps unies par un collectif à la précision millimétrée. Part d’un tout, la voix est triple et presque singulière, une chacune, une pour tous et tous pour une.
Dans cette précision redoutable demandée, j’ai entendu de belles voies singulières, celles de Angelo Veccia (Ping), Roberto Covatta (Pang) et Blagoj Nacoski (Pong) mais un tout aussi singulier manque de précision dans les attaques des ensembles, et pour tout dire des voix qui ne fusionnaient pas, de cette fusion magique qui fait la nature même du trio, qui doit être chantant et dansant et rythmé, c’est à la fois pour moi un motif de surprise et de déception ; vu la direction de Chailly, très millimétrée, on aurait pu s’attendre à un « trio-machine », la machine a eu quelque ratés, mais le principal ne résulte pas du chant, mais de l’union des timbres, pas convaincante, et là, il me semble y avoir un défaut de distribution..
Que conclure de cette Turandot inaugurale, car cette année à la Scala il y a eu l’inauguration de saison (Barenboim, Fidelio), chant du cygne, l’inauguration de la saison EXPO, (Chailly, Turandot), sorte d’aurore aux-doigts-de-rose.
C’est d’abord un spectacle à intention, dans le choix musicologique, dans le soin apporté à la direction musicale, à l’esprit général de la production de Nikolaus Lehnhoff qui a embrassé le souci de Riccardo Chailly (ils y réfléchissaient depuis longtemps et avec Berio lui-même, décédé en 2003) c’est ensuite un spectacle grand public, qui correspond à ce que les italiens appellent le marchio Scala, car l’image qu’il laisse est déterminante pour le théâtre. C’est enfin un spectacle un peu inabouti, à qui il manque sans conteste un vrai Calaf, mais aussi peut-être il manque aussi une véritable homogénéité dans la distribution qui fait les grands spectacles et sans doute quelque chose comme une adhésion qui fait les grandes soirées.

Mais je suis sans doute insupportablement difficile, même si les grandes œuvres ouvrent toujours des abîmes. Ce fut une vraie bonne soirée.[wpsr_facebook]

Scène finale acte III ©Brescia/Amisano
Scène finale acte III ©Brescia/Amisano

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: MANON LESCAUT de Giacomo PUCCINI le 30 NOVEMBRE 2014 (Dir.mus:Alain ALTINOGLU; Ms en scène: Hans NEUENFELS) avec Jonas KAUFMANN & KRISTINE OPOLAIS

Acte I, lever de rideau © Wilfried Hösl
Acte I, lever de rideau © Wilfried Hösl

Ah, les divas ! Que serait l’opéra sans les divas ? Sans leurs caprices, leurs coups de tête, sans leurs « esternazioni » comme on dit en Italie. Quand elles avaient vu la réunion d’Anna Netrebko et Jonas Kaufmann pour cette Manon, le sang des midinettes lyriques n’avait fait qu’un tour et les commandes avaient afflué à Munich. Peu importait Neuenfels, peu importait Altinoglu, ils et elles allaient venir, ils et elles étaient tous là, même ceux du sud de l’Italie et…

Et patatrac, la Diva eut ses vapeurs.  La chronique dit qu’elle eut un conflit (sans doute conceptuel)  avec Hans Neuenfels, l’enfant (septuagénaire) terrible (enfin, un des…) de la scène germanique et qu’elle s’en alla.

Elle fut remplacée par Kristine Opolais. La midinette lyrique avait déjà consommé du couple Opolais/Kaufmann à Londres dans Manon Lescaut, et Londres, c’est mieux que Munich, et l’acoustique par ci, et Pappano part là, et le shopping par ci, et la London touch par là, d’où déception, d’où regrets éternels. La Midinette lyrique a besoin de chair à tabloïd, de couples glamour à se mettre sous les yeux, sous la dent et sous les oreilles,
Bon, la Midinette a lu comme tout le monde que la Manon actuelle de Jonas serait (un grand conditionnel) une Madonna qui a déjà beaucoup servi, que Jonas s’est laissé pousser la barbe, bref, elle sait déjà tout.
À quoi bon alors « faire Munich » comme elle dit dans sa frénésie consumériste?

 

Acte I, toutes le veulent...© Wilfried Hösl
Acte I, toutes le veulent…© Wilfried Hösl

Mais voilà, les plats repassent quelquefois, et même réchauffés, ils sont meilleurs, plus goûteux et « faire Munich » valait vraiment la peine, à tous points de vue.
À Londres pour mon goût quelque chose de la mise en scène n’avait pas fonctionné, quelque chose de la direction de Antonio Pappano n’avait pas fonctionné, quelque chose d’Opolais n’avait pas fonctionné, et même un petit quelque chose de Kaufmann n’avait pas fonctionné. Avaient vraiment fonctionné sans aucun problème Christopher Maltman dans Lescaut et Benjamin Hulett dans Edmondo, ce qui ne fait une Manon Lescaut.

À Munich, tout a fonctionné, et la mise en scène de Hans Neuenfels est si respectueuse du livret qu’on se demande quelle mouche a bien pu piquer la Diva austro-russe, qu’on adore, mais qui nous étonne un peu : il doit y avoir anguille sous roche parce que le Macbeth qu’on a vu à Munich avec elle en juin dernier (Martin Kusej) était moins intéressant  et plus risqué pour elle que cette Manon de Hans Neuenfels…

Hôtelier, Geronte, Edmondo (en oiseau espion) Acte I © Wilfried Hösl
Hôtelier, Geronte, Edmondo (en oiseau espion) Acte I © Wilfried Hösl

C’est une grande Manon Lescaut qui nous a été proposée ce dernier dimanche à Munich, et qui a tout ce que Londres n’avait pas.
Et d’abord une vraie mise en scène, qui a su non seulement rendre justice à l’œuvre mais aussi en épouser la musique en n’entrant jamais en contradiction ou en choc avec elle.
Certes, Neuenfels étant ce qu’il est, il affiche (un peu) ses péchés mignons, à savoir entourer l’histoire d’un contexte « explicatif », ici le cirque (le chœur est vêtu un peu comme des clowns, culottes aux cuisses larges, Edmondo en costume de Dompteur ou de Monsieur Loyal), cirque parce que Manon est une bête de cirque, parce que cet amour passion destructeur est un objet circassien, parce que c’est la manière qu’a trouvé Neuenfels d’isoler l’histoire, comme dans le roman de Prévost où elle constitue un roman dans le roman. Le monde est un cirque et dans ce monde impersonnel , presque animalier, où les gens sont des clowns, la police des archers, et tous inévitablement gris et noir (sauf des perruques d’un roux agressif, presque animal) seuls, les héros sont « normaux ».
Et quelle succession de magnifiques trouvailles dès le début quand Des Grieux arrive se mélangeant à la foule clownesque, entraîné par son Monsieur Loyal, et entouré des femmes au masque de souris (sans doute un fil rouge de Neuenfels depuis les rats de Lohengrin) en disant  qu’il ne veut pas aimer, puis arrivent Géronte et Manon dans une calèche tirée par des hommes couronnés de plumes noires, tels des chevaux de corbillard, c’est la mort future qui entre,  puis le noir se fait et dès que la lumière réapparaît Manon à jardin et Des Grieux à cour entrent en courant, s’arrêtent, se fixent, et tout est clair. Un magnifique geste théâtral qui dit tout dans une simplicité et une économie de gestes extraordinaires. Et quelle autre idée merveilleuse que d’habiller Manon comme ces femmes de cinéma des années 40, la Laureen Bacall du Port de l’angoisse avec Bogart, ou la Michèle Morgan de Quai des Brumes, ou Celia Johnson de Brève rencontre évoquant ces rencontres passionnées quelquefois risquées, quelquefois sans lendemain, toujours mortifères dans une sorte d’éternel de la passion et de la rencontre.

Neuenfels a choisi de raconter une tragédie, en suivant et la trame puccinienne, et le texte de l’abbé Prévost qui apparaît projeté à chaque intermède orchestral ou à chaque baisser de rideau. Neuenfels à la fois isole l’histoire, la distancie et la raconte avec une très grande fidélité, comme l’enchâssement du récit de Des Grieux dans une réalité plus large, dans une vie autre dans un monde vaguement circassien, festif  ou vaguement animalier, mais où circule en permanence l’argent. Il en fait un spectacle dans le spectacle, en isolant l’action dans une boite noire aux néons blafards qui en délimitent les contours. Comme si les amants étaient seuls au monde, et en même temps sous le regard du monde. Le spectateur se fait voyeur, mais aussi complice : c’est un spectacle totalement cathartique. Et il laisse aussi les corps de libérer, se toucher, dans la vibration passionnelle : il faut dire que Opolais et Kaufmann ont exactement le physique du rôle et sont engagés comme rarement je les ai vus. Il y avait à Londres quelque chose de surfait, surjoué, de paillettes, un trop de décor et d’anecdotique. Chez Neuenfels, nous sommes dans l’essentiel, l’épure, avec travail sur le geste qui fait toujours sens en harmonie totale avec la musique, qui étonne et qui émeut.
Le deuxième acte à Londres se passait dans une sorte de peep show.
L’idée d’une Manon instrument et objet soumis au regard lubrique de tous, qui existe dans le livret où des “amis” de Géronte assistent à sa leçon de danse et de chant est aussi fouillé par Neuenfels, mais rendue de manière double, au centre un large praticable sur lequel est un lit, et sur les étagères une abondance de récipients, de boites, de vases contenant bijoux, perles, pendentifs.

Dispositif de l'acte II © Wilfried Hösl
Dispositif de l’acte II © Wilfried Hösl

Autour de ce praticable, des chaises sur lesquels s’assoient des dizaines d’évêques , dans des costumes stylisés, mais c’est clairement des ecclésiastiques qui assistent aux jeux érotiques de Géronte (le livret indique la présence d’abbés) ; son âge l’empêche de jouir du corps directement,

Acte II, jeux...© Wilfried Hösl
Acte II, jeux…© Wilfried Hösl

il paie un beau jeune homme chargé de caresser et de baiser la jambe de Manon, pendant que les musiciens chantent (magnifique, comme toujours, Okka von der Damerau), puis Geronte sans doute excité renvoie le jeune homme et s’affaire à son tour, puis rappelle le jeune homme, scène terrible où Manon silencieuse se laisse faire, et qui va faire contraste avec l’urgence passionnelle qui va suivre quand Des Grieux arrive. Au milieu de tout cela, un Lescaut léger mais pas antipathique, magnifiquement chanté par Markus Eiche, timbre chaud, diction exemplaire personnage déjanté mais plutôt version bandit sympathique que maquereau : il traverse  les actes  avec cette légèreté non démunie d’une certaine distinction.

Acte III © Wilfried Hösl
Acte III © Wilfried Hösl

Le troisième acte est aussi saisissant : une passerelle qui conduit à un trou béant, comme un mur métallique percé au chalumeau : la boite s’ouvre sur l’ailleurs et un ailleurs inquiétant,  il y a des spectateurs (toujours les clowns), il y a des femmes encagoulées qui vont embarquer. Le policier qui accepte l’entrevue de Manon et Des Grieux les suit, et les vise de son arc (tous les policiers ici sont des archers), c’est là aussi une magnifique idée : l’arc est l’arme de Cupidon, un Cupidon toujours charmant et coquin. Dès que Des Grieux et Manon s’étreignent, l’archer s’approche, menaçant, agressif, un Anticupidon glacial. Là aussi tout est dit.

Acte IV © Wilfried Hösl
Acte IV © Wilfried Hösl

Enfin le dernier acte est sans doute le plus beau et le plus bouleversant. Le plateau est nu, le couple arrive sur cette scène vide, pieds nus, avec des gestes qui au deuxième acte eussent pu être érotiques, et ici gestes de la désespérance et de la tendresse, la manière dont Des Grieux caresse Manon, dont il lui éclaire le visage, dont il lui écarte les cheveux indiquent des gestes d’une vérité rare et d’une très grande intensité, et quand Manon meurt, Des Grieux s’allonge auprès d’elle comme pour s’endormir avec le geste éternel des amants. Pendant que le rideau tombe.
Neuenfels a essayé de clarifier l’histoire très elliptique du livret (un livret repris et trafiqué par Luigi Illica, Giulio Ricordi, Domenico Olivia et Marco Praga, réduit à quatre moments d’une descente aux Enfers) en intercalant les extraits de Prévost, pour reconstituer le fil et les motifs du récit, et en y ajoutant des idées qui sont dans Prévost mais pas chez Puccini (la perdition par le jeu orchestrée par Lescaut)

La perdition par le jeu orchestrée par Lescaut © Wilfried Hösl
La perdition par le jeu orchestrée par Lescaut © Wilfried Hösl

il a essayé aussi de travailler sur l’intensité, l’urgence passionnelle, en recentrant sur le couple et en évacuant tout ce qui pourrait être anecdotique, ou pittoresque : c’est l’opposé des choix de Jonathan Kent à Londres qui se perdait dans les petits faits vrais, des anecdotes, et qui diluait toute émotion. Ici au contraire, l’œil ne peut que se concentrer sur ce couple magnifique et si investi, nous sommes bien dans l’épure tragique. Neuenfels par son travail sur les personnages, sur le geste et sa qualité esthétique, avec de magnifiques éclairages, signe là une mise en scène d’un très grand classicisme et d’une grande intensité émotive : il a travaillé sur les émotions, comme le demande la musique de Puccini. Netrebko, qu’est ce qui t’a pris de laisser cette occasion?
Il y a une grande cohérence entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, et le mérite d’Alain Altinoglu est grand d’avoir proposé un Puccini presque idiomatique, un Puccini tel qu’on a envie de l’entendre, pas tonitruant, pas dégoulinant de larmes, et tout sauf ordinaire. D’abord, il a un orchestre en très grande forme dont il sait mettre en valeur les qualités : sa direction est d’une très grande limpidité, cristalline je dirais, avec un souci très évident de relever certaines phrases, certains moments qui montrent la construction d’une partition que Claudio Abbado voulait aborder dans les années 90. Il y a toujours aussi quelque chose de tendu, à chaque fois sur un pupitre différent. Enfin, il épouse les mouvements du plateau, avec une cohérence rare, et sait jouer du pathos, mais sans jamais exagérer. L’orchestre n’est jamais trop fort, plutôt fluide. En bref, j’ai trouvé un Puccini juste, sensible, et en même temps complexe, très élaboré. C’est vraiment du très beau travail.
Il est évidemment servi par un plateau de rêve : parce que les héros transpirent la jeunesse et l’engagement. Ils en donnent en tous cas l’image. À commencer par Markus Eiche, un des meilleurs Lescaut qu’on puisse trouver aujourd’hui, une voix veloutée, un timbre chaleureux, une diction impeccable, un engagement scénique d’une criante vérité, il triomphe et c’est mérité.

 

Manon et le maître à danser (Ulrich Reβ) © Wilfried Hösl
Manon et le maître à danser (Ulrich Reβ) © Wilfried Hösl

Tous les rôles de complément sont d’ailleurs bien distribués à commencer par le maître à danser de Ulrich Reβ, fagoté comme sorti de la planète des singes, comme ces bêtes de cirque qu’on présente (la femme à barbe etc…) le mollet hypervelu, le visage couvert de barbe…avec Manon qui lui arrache un poil négligemment pour s’en servir de fil interdentaire…
Joli Edmondo « Monsieur loyal » de Dean Power (qui était si bon dans l’Affaire Makropoulos il y a quelques semaines), mais pas aussi convaincant peut être que Benjamin Hulett à Londres, Alexander Kaimbacher compose un très émouvant allumeur de réverbères du troisième acte, lui aussi comme sorti des monstres de cirque. En fait tous les personnages sauf les quatre personnages essentiels sont relégués dans une sorte de bestiaire à la Borges, pour ne faire émerger que Géronte (très bon Roland Bracht, un vétéran…mais c’est le rôle : on sait ce que veut dire Géronte en grec), Lescaut et le couple.

 

Acte IV © Wilfried Hösl
Acte IV © Wilfried Hösl

Kristine Opolais n’a toujours pas la vraie voix du rôle à mon avis, et elle a toujours des moments tendus, je pense que la voix plus large de Anna Netrebko eût mieux convenu. Mais cette fois-ci et contrairement à Londres, on s’en moque. On s’en moque parce qu’elle est d’une telle vérité, d’une telle intelligence, d’un tel engagement, elle diffuse une telle émotion et elle affiche une telle beauté qu’elle est Manon : elle est simplement et scéniquement fantastique, d’une rare expressivité vocale, d’un art de la couleur consommé. Grandiose.

Quant à Jonas Kaufmann, il est simplement phénoménal. Il a ce timbre sombre qui a priori ne convient pas au rôle, et il en fait un personnage un peu ombrageux, un personnage à la fois passionné, mais avec une couleur à la Werther, un héros romantique si l’on veut, d’une jeunesse et dans une forme vocale insolentes. Dès Donna non vidi mai, on a compris que ce sera grand. Certes, il use de trucs techniques qui permettent à cette voix si élaborée, si techniquement construite, de se jouer de tous les pièges : jamais un aigu solaire et ouvert, mais toujours des aigus en situation où l’on va jouer des notes filées, des adoucissements, des mezze voci parfaitement dominées et qui chavirent l’auditeur . Certains italiens lui reprochent de chanter en arrière, engorgé. Justement, il en fait un atout, il en fait quelque chose qui ajoute à la couleur du personnage, une limpidité teintée de buée, teintée toujours d’un peu de mélancolie. Du grand art, bouleversant, convaincant (comme il l’est très souvent dans Puccini), une technique hallucinante et une présence charismatique.
Alors, oui, ce fut un grand moment d’opéra, un vrai moment de théâtre et un merveilleux moment musical. La Wander – Midinette est heureuse. [wpsr_facebook]

Kristine Opolais & Jonas Kaufmann, saluts, 30 Novembre 2014
Kristine Opolais & Jonas Kaufmann, saluts, 30 Novembre 2014

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: TOSCA de Giacomo PUCCINI le 20 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Luc BONDY; dir.mus: Asher FISCH) avec Anja HARTEROS et Thomas HAMPSON

Anja Harteros (Tosca) © Wilfried Hösl
Anja Harteros (Tosca) © Wilfried Hösl

C’est la rentrée, à Munich aussi. L’ouverture de saison affiche Tosca avec Anja Harteros, Thomas Hampson et Marcello Giordani, et le Nationatheater affiche complet, même si Munich a la tête ailleurs, vers l’ouverture de l’Oktoberfest, avec ses parades et ses touristes en costume traditionnel (des asiatiques en Tracht et Dirndl, ma foi, c’est une curiosité qui vaudrait bien le Wanderer en kimono.) ses cageots de bière portés par de vigoureux jeunes gens en Lederhose. Dans cette ambiance un peu folle, les aventures de la diva romaine apparaissent à contrecourant : le Nationaltheater n’a rien de l’Oktoberfest, sinon un plus grand nombre de costumes traditionnels bavarois dans le public.
Cette Tosca est une soirée de pur répertoire amélioré car dans un théâtre de répertoire, Tosca est un tiroir caisse: la production fameuse et déjà éculée de Luc Bondy vue au MET et à la Scala, très passepartout (de fait), permettant aux chanteurs de faire ce qu’ils font dans Tosca sous n’importe quelle latitude et dans n’importe quelle mise en scène. Tosca et Bohème ont cette qualité appréciable pour un directeur d’opéra qu’on peut largement tabler sur des productions durables et donc rentables: la plupart du temps elles se ressemblent toutes, le pompon étant détenu par la Tosca de Vienne, de Margarita Wallmann, qui remonte à 1958, et qui tient encore l’affiche (avec des décors de Nicola Benois sans doute un peu effilochés) depuis 577 représentations. Le bonheur du gestionnaire !

Acte I (2010) avec Jonas Kaufmann et Karita Mattila  © Wilfried Hösl
Acte I (2010) avec Jonas Kaufmann et Karita Mattila © Wilfried Hösl

Car la production de Bondy ne dit rien de neuf, n’apprend rien sur l’œuvre et tout comme Jean-Claude Auvray au début des années 80 à Paris (avec Behrens, Pavarotti et Wixell) insiste sur l’obsession sexuelle de Scarpia (ici des prostituées l’entourent au lever de rideau du deuxième acte), mais sans fouiller le livret, assez riche sous ce rapport et qui crée une tension pas toujours valorisée entre la violente religiosité de Tosca, et ses désirs tout aussi violents pour Mario.
Les décors monumentaux, signés Richard Peduzzi, ressemblent un peu à ceux qu’il a signés de Carmen ou de Tristan à la Scala, ils renvoient, la brique aidant, à une monumentalité de l’antiquité romaine et non aux temps modernes, l’église Sant’Andrea della Valle ressemble un peu aux Marchés de Trajan ou aux Thermes de Dioclétien (qui abritent il est vrai la basilique Sainte Marie des Anges et des Martyrs de Michel-Ange), une Rome abstraite malgré tout, où le rouge domine, rouge brique, rouge passion, rouge sang, rouge violence.

Final acte 1 (2010) avec Scarpia (Juha Uusitalo) © Wilfried Hösl
Final acte 1 (2010) avec Scarpia (Juha Uusitalo) © Wilfried Hösl

J’ai parlé de répertoire : effectivement, c’est Asher Fisch qui dirige, le second chef officieux de Munich, qui remplit les vides que Kirill Petrenko n’occupe pas parce qu’il dirige bien moins souvent que Kent Nagano, son prédécesseur qui avait créé la production. Au prix de quelques premières (La Forza del Destino l’an dernier par exemple), Asher Fisch qui a un répertoire étendu dirige aussi bien Salomé que Tosca, Parsifal que Zauberflöte, Elektra que l’Elisir d’amore, le chef idéal pour des soirées de répertoire, d’autant que malgré le mépris affiché pour lui par certains, c’est un chef qui, sans être inventif, ni novateur, assure la représentation avec efficacité. Dans le genre, il est plus intéressant qu’un Daniel Oren, sans atteindre l’efficacité ni la sûreté du regretté Giuseppe Patanè. Il connaît bien l’orchestre, dont la qualité n’est pas à démontrer, et qui réussit notamment dans les parties plus lyriques ou contenues, à afficher une vraie poésie:  au total, c’est musicalement très acceptable, même si on aurait aimé comme l’an dernier que ce fût Petrenko qui assumât cette première…
Du point de vue de la distribution, une fois de plus, on constate l’excellence de la troupe, et notamment dans le premier acte où l’on note l’Angelotti très marquant de Goran Jurić et surtout le sacristain excellent et sonore de Christoph Stephinger. Dans le deuxième acte, le Spoletta de Francesco Petrozzi, honorable, n’atteint pas la qualité de ses deux collègues, je n’oublie pas le berger du 3ème acte merveilleusement dessiné par une voix d’enfant du magique Tölzer Knabenchor, a casa (ou pratiquement) à Munich.
Marcello Giordani est Mario. Voilà un ténor à aigus, à magnifiques aigus : j’ai rarement entendu un Vittoria ! du deuxième acte tenu si longtemps, avec cette vaillance et cet éclat. Mais le reste…

Anja Harteros et Stefano La Colla (saisons antérieures) © Wilfried Hösl
Anja Harteros et Stefano La Colla (saisons antérieures) © Wilfried Hösl

Le reste, ce sont dès le départ (recondita armonia) des graves détimbrés, des passages qui ne projettent aucun son, des trous, des fragilités de certains sons, plutôt rauques…dans E lucevan le stelle (Acte III) son grand air, il essaie des notes filées et des mezze voci, ce qui est méritoire, mais elles sont hésitantes, le souffle ne tient pas, la projection est fragile, les sons rocailleux…bref, comme un rôle ne tient pas seulement dans ses suraigus, la prestation reste très moyenne.
Thomas Hampson semble en revanche avoir retrouvé une forme un peu perdue ces derniers mois (son Arabella à Salzbourg): une diction exemplaire, une articulation prodigieusement intelligente et des aigus bien tenus et sonores, ce qui est un vrai bonheur dans un rôle aussi « composé » que Scarpia, qui est tout sauf une sale brute. Le timbre est légèrement voilé, mais ce n’est pas gênant : en tous cas, le final du 1er acte (Palazzo Farnese, Va Tosca !) est impressionnant de tension avec un accompagnement magnifique de l’orchestre à ce moment-là : il m’a rappelé Leonard Warren dans un enregistrement pirate (avec Tebaldi et Tucker) où je le trouve incomparable, c’est dire !
Évidemment, son deuxième acte est époustouflant. Son élégance naturelle, alliée à la froideur du personnage réprimant tant de désirs frémissants, fait merveille et en fait une sorte de Don Giovanni, un grand seigneur méchant homme, qui me semble être une lecture possible de Bondy ; la tenue, très aristocratique, le gris de son habit doublé de rouge, le gilet noir, tout concourt à cette adéquation surprenante. Il est un Scarpia d’autant plus odieux qu’il est beau, là où la plupart des Scarpia ne le sont pas. Au service de cette composition, un chant exemplaire, tout en nuances, tout en insinuations mais en même temps une voix (qui a un peu perdu de son éclat néanmoins) magnifiquement projetée parce que le texte est prodigieusement distillé. On sent à la fois l’école américaine, exemplaire dans le travail de diction, et l’intelligence de l’artiste, qui donne du rôle une interprétation modèle : un des plus grands Scarpia entendus ces dernières années.

Anja Harteros et Zelijko Lucic (saisons antérieures) © Wilfried Hösl
Anja Harteros et Zelijko Lucic (saisons antérieures) © Wilfried Hösl

Et Anja Harteros ? autant sa Traviata est ancienne, autant sa Tosca est récente, il doit s’agir de sa troisième ou quatrième reprise du rôle, un des must pour un lirico spinto. Incontestablement, elle joue de son physique à la Callas, mais avec grande intelligence: elle ne l’imite pas, et surtout pas au niveau du chant, bien que sa Tosca soit aussi d’une très grande sensibilité. Elle contredit totalement ceux qui trouvent la chanteuse froide, confondant froideur et maîtrise technique. Je l’ai rarement vue aussi vibrante, aussi fragile, toute menue face au Scarpia de Thomas Hampson. Je l’ai aussi rarement vue si engagée en scène, se roulant à terre, chantant dans toutes les positions, vive et bouleversante.
Sa technique de souffle et d’appui permet des sons diaphanes extraordinaires, et une poésie loin de certaines Tosca hystériques. Son vissi d’arte est à ce titre un miracle de retenue et de simplicité, ne cherchant pas de maniérismes ou d’artifices. Il attire les larmes, et le public qui lui a fait un triomphe ne s’y est pas trompé. Seuls moments légèrement problématiques, les suraigus de E’ l’Attavanti ! plus criés que chantés au premier acte. Clairement, c’est le deuxième acte qui reste le sommet bouleversant de la soirée, face à Hampson; car face à Marcello Giordani, on n’arrive pas à être convaincu, même si le troisième acte d’Harteros est totalement bluffant, il manque le charisme du ténor. Il est clair que si face à elle, on avait eu le créateur du rôle dans cette production, Jonas Kaufmann (qui l’an dernier a remplacé le ténor défaillant un soir alors que Petrenko lui aussi s’était substitué pour toutes les représentations au chef prévu au départ : quand la maladie (?) des artistes fait le bonheur du public…), on aurait sans doute eu droit à des moments d’anthologie.
Voilà qui confirme quand même qu’Anja Harteros est l’un des phares du chant actuel, qui allie technique et émotion, intelligence et engagement et qui montre une Tosca bien plus nuancée, plus intériorisée qu’à l’accoutumée. Elle valait le voyage.
Merci pour ce moment. [wpsr_facebook]

Acte III (final) avec Jonas Kaufmann (2010)  © Wilfried Hösl
Acte III (final) avec Jonas Kaufmann (2010) © Wilfried Hösl

IN MEMORIAM: LORIN MAAZEL (1930-2014)

Lorin Maazel (1930-2014)
Lorin Maazel (1930-2014)

2014 n’est pas une année sympathique pour les chefs.
Lorin Maazel vient de mourir à Castleton aux USA, au Festival qu’il avait créé, des suites de complications consécutives à une pneumonie, alors qu’il venait de renoncer d’y diriger Madama Butterfly et qu’il était programmé l’an prochain dans de nombreux théâtres.
Ce n’était pas un de mes chefs préférés, je n’allais pas à ses concerts mais dans mon Panthéon des chefs, il a une place à part : c’est lui qui m’a fait découvrir, approfondir, apprécier Pelléas et Mélisande de Debussy lorsqu’il l’a dirigé dans la mise en scène de Lavelli à l’Opéra de Paris en 1978 ou 1979. C’est dire l’importance de cette découverte.
À l’époque, tout à Wagner, Mozart et Verdi, je n’arrivais pas à entrer dans l’univers de Debussy. Sa direction claire, cristalline, passionnée, tellement fouillée, m’a fait subitement entrer par surprise dans le monde étrange de l’œuvre de Maeterlinck et Debussy. Il est vrai que cette direction s’accordait merveilleusement avec la mise en scène de Lavelli qui n’a jamais été reprise (encore une absurdité bien parisienne) et qui était un très grand travail, plein de poésie et d’émotion.
Lorin Maazel, c’est aussi lui (et je l’écrivais d’ailleurs il y a quelques jours à propos de Manon Lescaut) qui m’a fait entrer dans les partitions pucciniennes. Et notamment Manon Lescaut et La Fanciulla del West. C’est le seul chef (dans mon parcours) qui ait réussi à me montrer la profondeur et la complexité d’une partition de Puccini, et m’ouvrir des perspectives et des ponts avec d’autres univers auxquels on n’associe pas Puccini, comme l’École de Vienne. Puccini a ce caractère particulier qu’il peut souvent être dirigé sans dommage majeur par un chef médiocre (ils sont légion pour Puccini), car c’est un mélodiste hors pair et l’on peut diriger cela superficiellement, en s’attachant simplement à mettre en valeur les mélodies qu’on enduit de sirop mielleux. Pas de ça chez Maazel : son Puccini est profond. Tous ses enregistrements pucciniens sont dignes d’intérêt (son Trittico ! sa Turandot fulgurante entendue à Vienne! ). Par ailleurs je l’ai entendu souvent à l’opéra, dans Wagner (Tristan), dans Strauss (Elektra) et j’avoue que sans me bouleverser, son travail était remarquablement en place et juste. Ces dernières années, il était de bon ton de le vouer à l’index des chefs, pour toutes sortes de raisons, mais c’est injuste, comme tout parti pris excessif de mélomanes idéologues, même si certaines de ses déclarations ou prises de position n’étaient pas toujours sympathiques. Il a été aussi le chef d’enregistrements qui ont eu un succès mondial, comme sa Carmen (bande du film de Francesco Rosi) et il ne faut point oublier qu’il est le chef du film  Don Giovanni de Joseph Losey, là où on ne l’attendait pas…
Je voudrais rappeler qu’il était souvent considéré par les orchestres comme un des chefs les plus sûrs, une sorte d’autoroute technique que les musiciens suivaient avec une totale confiance tant son geste était lisible et précis. Une anecdote qui le confirme pour finir: Rolf Liebermann raconte dans ses souvenirs que lors de la tournée de l’Opéra de Paris en 1976 aux USA à l’occasion des fêtes du bicentenaire de la déclaration d’indépendance, Sir Georg Solti qui devait diriger Otello s’était blessé avec sa baguette en dirigeant Le Nozze di Figaro. Maazel était disponible. Il accepta de le remplacer dans Otello au pied levé car avec Solti il avait la garantie que l’orchestre avait été bien préparé . Mais il demanda que rien ne fût communiqué et arriva sur le podium comme par surprise…Et ce fut un triomphe.
Maazel, c’était aussi cela .
C’est pour ces raisons très liées à mon parcours personnel que je l’ai toujours respecté et qu’aujourd’hui, au-delà des nécrologies convenues, je tiens à lui témoigner ma reconnaissance. [wpsr_facebook]

ROYAL OPERA HOUSE COVENT GARDEN 2013-2014: MANON LESCAUT de Giacomo PUCCINI le 4 JUILLET 2014 (Dir.mus: Antonio PAPPANO, Ms en scène: Jonathan KENT) avec Jonas KAUFMANN

Acte I: Donna non vidi mai © Bill Cooper ROH
Acte I: Donna non vidi mai © Bill Cooper ROH

Une soirée de stars se doit d’être légendaire
Une soirée qui promettait, et dont les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs.
Une soirée qui pose la question de la relation à la star, qui annihile l’esprit critique.
Et une soirée somme toute très acceptable, mais tout sauf miraculeuse.

Manon Lescaut de Puccini va avoir les faveurs de plusieurs théâtres, à cause de prises de rôles, de Jonas Kaufmann dans Des Grieux, d’Anna Netrebko dans Manon.
L’Opéra de Puccini, le seul que Claudio Abbado avait un moment caressé l’idée de diriger, n’est pas un opéra si simple à aborder, le troisième opéra d’un jeune compositeur de trente ans à peine, qui après Auber (en 1856) et Massenet (en 1884) se lance dans une version de la Manon Lescaut (pardon, L’histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut) de Prévost, l’une des œuvres les plus adaptées de la littérature française, dont on voit des avatars chorégraphiques, cinématographiques et lyriques jusqu’à nos jours. Massenet va même écrire une suite-pastiche  de sa Manon dix ans après, Le portrait de Manon.
La Manon Lescaut de Puccini sur un livret de Domenico Oliva et Luigi Illica est un chef d’œuvre de l’ellipse. Quatre actes, quatre moments de la descente aux enfers : la rencontre et la fuite, Manon à Paris et nouvelle fuite avec Des Grieux, Manon en prison, Mort de Manon. Les raisons de la chute de Manon, concentrées dans la découverte par Geronte de Ravoir (personnage inventé  par les librettistes, concentré de tous les vieux amants de Manon : il s’appelle Géronte…) de son infortune, et dans sa vengeance, restent là aussi assez elliptiques et peu expliquées : ce qui importe, c’est la parabole.
Contrairement à Massenet, Puccini garde l’Amérique très présente : au troisième acte, les femmes sont appelées à l’embarquement, et finalement Des Grieux y rejoint Manon. Le quatrième acte eût pu être aussi bien une renaissance, c’est en réalité l’ultime moment de chute : Manon et Des Grieux, sur les routes, fuyant on ne sait qui ou quoi, et Manon mourant d’épuisement et de soif. Dans le roman de Prévost, Des Grieux se perd (momentanément) lui aussi, et notamment au contact de Lescaut, le frère parasite.
Dans l’opéra, Des Grieux reste moralement irréprochable, Lescaut est sans doute un peu déluré, un peu profiteur, mais n’est pas un si mauvais garçon. On n’y échappe pas, à l’opéra, ce sont les femmes qu’on aime voir chuter. Et dans Manon Lescaut, l’héroïne fait problème, moins les hommes qui l’entourent
Puccini a toujours été fasciné par Tristan und Isolde, et a rêvé d’écrire lui aussi un duo d’amour, c’est la dernière partie de Turandot, malheureusement inachevée.  Mais que ce soit Manon Lescaut, La Bohème, Tosca, La Fanciulla del West, tous racontent la même histoire de couple en proie à l’adversité, due à l’autre ou au monde, et empêchant le couple de s’épanouir. Ils  sont fondés (sauf Tosca) sur le schéma : rencontre->bonheur->crise->mort. Fanciulla en revanche mise sur rencontre->bonheur->crise->happy end. Le plus cruel est Turandot, qui sacrifie l’amour sincère de Liù sur l’autel de la conquête de Turandot. Bref, avec des variations, c’est bien le couple et la cristallisation amoureuse qui sont au centre de ces histoires. Impossible de ne pas évoquer Tristan lorsqu’on écoute le fameux intermède de l’acte III de Manon Lescaut.

La vocalité du personnage de Manon, contrairement à ce qu’on pourrait s’attendre vu la tradition, vu le personnage et vu Massenet, n’est pas légère. Mirella Freni, qui l’a chanté au disque est sur scène une Mimi pendant toute sa carrière, elle a quand même abordé Manon Lescaut à la scène, comme me l’a rappelé un lecteur dans un commentaire (comment avais-je pu oublier) dans le dernier tiers de sa carrière, après 1980, lorsqu’elle a abordé des rôles plus lourds comme  Aida, Adriana, Tatiana et Fedora. Au disque elle a été  aussi Butterfly et Tosca, rôles qu’elle n’a jamais abordés à la scène, dans sa légendaire et salutaire prudence. Freni, je l’ai souvent répété, avait une voix de grand volume, et surtout une couleur mélancolique ou dramatique, elle portait dans la voix le drame du personnage. Il faut à la scène un « grand lyrique » comme on dit, presque un spinto, une voix à assise, pas un rossignol. In quelle trine morbide du deuxième acte, ou Sola, perduta abbandonata du dernier ne sont pas des airs pour cousette légère.

Jonas Kaufmann, Des Grieux Acte IV © Bill Cooper ROH
Jonas Kaufmann, Des Grieux Acte IV © Bill Cooper ROH

Des Grieux n’est pas un rôle si difficile pour le ténor, mais il faut un véritable interprète qui puisse passer de l’étudiant du début à l’amant frappé de la fin. J’ai dans l’oreille Domingo, voix solaire, timbre juvénile, très homogène du grave à l’aigu et interprète jusqu’au bout des ongles. Ce n’est pas non plus pour Kaufmann un rôle absurde : timbre sombre, voix vaguement barytonnante, cela convient bien à un Des Grieux songeur, ombrageux, cela convient à l’étudiant sage initial. Cela convient de mieux en mieux à mesure que l’intrigue se tend et s’assombrit.
Comme toujours chez Puccini, l’orchestre est bien plus complexe qu’il n’en a l’air au premier abord. Déjà on y lit une science consommée de la composition mélodie/harmonie. Une orchestration complexe, avec de surprenantes audaces aux bois ou aux cuivres quelquefois très exposés. Le final du second acte contient déjà Turandot, certaines harmoniques du dernier m’ont fait penser à Wozzeck ou Lulu. Comme Metzmacher a raison lorsqu’il affirme qu’on doit diriger Puccini comme l’école de Vienne… Le mépris affiché de Mortier pour Puccini dont j’ai souvent discuté avec lui, est l’un de ses seuls partis pris que je ne partageais pas…

Manon © Bill Cooper ROH
Manon © Bill Cooper ROH

Le personnage de Manon, j’entends celui du roman de Prévost, est un mystère (Manon, Sphinx étonnant !), une sorte de question sans réponse. Quoi de plus excitant pour un metteur en scène qu’une question sans réponse à laquelle, lui, le metteur en scène, va pouvoir répondre…
Jonathan Kent, metteur en scène de théâtre assez apprécié outre manche, et venu à l’opéra où il travaille, notamment aux Etats Unis où il a mis en scène la Première américaine de The Tempest de Thomas Adès, l’une des œuvres récentes les plus représentées dans l’univers lyrique, mais aussi à Glyndebourne (The turn of the Screw, Don Giovanni). Pour le Royal Opera House, il a fait Tosca  c’est sans doute pour cette raison qu’on lui a confié cette Manon Lescaut.

Manon bonbon rose © Bill Cooper ROH
Manon bonbon rose © Bill Cooper ROH

Jonathan Kent a une réponse assez radicale pour évoquer Manon : c’est le caprice des hommes, un bonbon rose acidulé aux longues jambes (si longues !) portant des mini-jupes du début à la fin, un petit objet sans morale qui vit au jour le jour, au gré de ses désirs, une femme-objet aux mains d’un Géronte plutôt souteneur qui l’utilise pour séquences porno ou peep-show, une femme-sujet dès qu’elle revient dans les bras de Des Grieux (ce qui n’est pas le cas du roman).
Il construit un écrin d’aujourd’hui à cette histoire d’hier, comme on l’a fait souvent notamment au cinéma (Clouzot pour sa Manon en 1949 ou Jean Aurel dans Manon 70.) : rien de nouveau sous le soleil, ou plutôt sous la lune car visiblement pour Kent, cette histoire est exclusivement nocturne.

Acte II © Bill Cooper ROH
Acte II  Peepshow © Bill Cooper ROH

Dans un décor riche de Paul Brown, hôtel de passe et maison de jeu au premier acte, chambre à coucher dans un décor translucide qui aurait pu être conçu par Philippe Starck (le Peep show, c’est fait pour être vu…), défilé des condamnées à l’exil américain conçu comme un anti-défilé de mode sous l’œil de spectateurs d’un show de téléréalité au troisième, bretelle d’autoroute abandonnée avec affiche de Monument Valley au dernier acte, qui rappelle fortement le très fameux décor de Peduzzi dans Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès dans la mise en scène de Chéreau au théâtre des Amandiers en 1983.  Une bretelle d’autoroute abandonnée symbole de route sans issue, d’impasse, de chute et d’abandon…sola perduta abbandonata.

Acte IV © Bill Cooper ROH
Acte IV © Bill Cooper ROH

Ce travail très au point de vue du réglage scénique, des mouvements, de la conduite du jeu, grâce à des protagonistes engagés : Kristine Opolais a des qualités d’actrices bien connues, Jonas Kaufmann est lui aussi toujours engagé et intense dans le jeu, et inutile de dire que Christopher Maltman, outre ses qualités vocales, est un extraordinaire acteur (rappelons par exemple son Don Giovanni).

Torride...© Bill Cooper ROH
Torride…© Bill Cooper ROH

Il reste que tout cela paraît assez inutile. Certes, quelques scènes dites torrides (bof, on a les chaleurs qu’on peut) pour épater le bourgeois viennent assaisonner le plat, ou quelques images assez puissantes (acte III et IV), mais au-delà, la réponse donnée par Kent est bien banale, n’apprend rien sur le personnage ou l’œuvre, reste plutôt dans le tout venant du cliché sous des habits modernisés. C’est coloré, cela se laisse voir, cela ne ravage pas les méninges laissées bien au repos : du spectacle, mais seulement du spectacle.
Du point de vue musical, en va-t-il autrement ?

Kasper Holten, directeur du ROH, a visiblement bien  fait les choses en réunissant un plateau de luxe et de stars, et une compagnie de très bon niveau comme écrin. Maurizio Muraro, seul italien du plateau, est un excellent Géronte : il a le physique du rôle et une belle voix bien projetée de basse chantante.

Benjamin Hulett le 4 juillet 2014
Benjamin Hulett le 4 juillet 2014

J’ai beaucoup apprécié l’Edmondo de Benjamin Hulett, une jolie voix de ténor, claire, bien projetée, avec une très bonne diction comme souvent chez les chanteurs anglo-saxons. Les autres, comme par exemple la musicienne de Nadezhda Karyazina, sont tous à leur place et composent une compagnie très homogène.

Christopher Maltman (Lescaut) et Maurizio Muraro (Geronte) © Bill Cooper ROH
Christopher Maltman (Lescaut) et Maurizio Muraro (Geronte) © Bill Cooper ROH

 

 

Des trois principaux rôles, le plus convaincant est à mon avis Christopher Maltman : très à l’aise scéniquement, il compose un Lescaut déluré particulièrement juste, avec une voix, sonore, puissante, bien projetée, une diction impeccable, un sens du mot très élaboré et sachant particulièrement bien colorer. Un rôle qu’on redécouvre et qui devient une sorte de protagoniste, grâce à une présence scénique exceptionnelle : voilà un chanteur qui rayonne.

Jonas Kaufmann et Kristine Opolais le 4 juillet 2014
Jonas Kaufmann et Kristine Opolais le 4 juillet 2014

Kristine Opolais a de longues jambes, très longues, très très longues qui sont la vedette de la soirée…Le public a-t-il pour cette Manon le regard de Des Grieux ? Elle obtient un joli succès, certes, mais pas de triomphe : elle fait les notes, a le sens des notes filées, de la morbidezza, elle a les aigus (serrés quand même…), mais la voix manque du corps nécessaire pour interpréter cette femme-enfant. Elle a plutôt la voix d’une adolescente perdue dans un monde de loups et le destin d’un éternel Chaperon Rouge. Une voix qui convient peut-être au personnage voulu par Kent, mais pour moi un peu en dessous du nécessaire pour Manon Lescaut. En tous cas elle ne distille pas dans les grands airs cités plus haut l’émotion qu’on pourrait en attendre.

Jonas Kaufmann le 4 juillet 2014
Jonas Kaufmann le 4 juillet 2014

Et nous arrivons à Jonas Kaufmann à qui le public est prêt à tout pardonner. Il est évidemment toujours rayonnant en scène, il diffuse jeunesse, mélancolie, romantisme. À quoi rêvent les jeunes filles (et les autres)…
Je n’ai pas trouvé qu’il était ce soir-là dans un si bon soir. Cela se sent dans les attaques, systématiquement ratées ou sales, dans des fautes de rythme étonnantes, il perd l’orchestre quelquefois (oh, un quart de seconde…). La voix a toujours cette couleur sombre qui va bien à l’étudiant ombrageux, puis amoureux. Il me manque quand même un peu de soleil puccinien. Les aigus sont là, intenses, mais toujours aussi construits, ce qui dans un rôle aussi solaire que Des Grieux, nuit un peu à la fluidité du propos et au naturel. Quand on pense à un Bergonzi ou à un Domingo, on est loin. Dans ce répertoire, Kaufmann n’est pas incomparable, et je persiste à penser que dans le répertoire italien, tout ne lui va pas, ou du moins qu’il est plus irrégulier que dans le répertoire wagnérien, où il est plus novateur et moins exposé.
Je sais que beaucoup l’ont trouvé époustouflant d’émotion : voulaient-ils coller leurs rêve à la réalité, comme mettre un cube trop grand dans une bouteille ronde ? ou bien suis-de devenu trop exigeant ? À ce niveau de notoriété, je pense qu’on le doit.
Non ce soir, Jonas Kaufmann ne m’a pas étonné.
Le chœur du ROH dirigé par Renato Balsadonna, est conforme à la tradition, c’est à dire excellent, et l’orchestre techniquement sans grandes scories (quelques menus ajustements des cuivres, trop exposés), mais j’ai quelques réserves sur la direction d’Antonio Pappano. Voilà un excellent chef d’opéra (ses Troyens à la Scala étaient vraiment exceptionnels) qui ne m’a pas fait décoller une seule fois dans ce Puccini que j’adore. Je vibre à l’orchestre lorsque j’entends Donna non vidi mai ou le final du 1er acte.

Antonio Pappano le 4 Juillet 2014
Antonio Pappano le 4 Juillet 2014

L’orchestre voulu par Pappano, de la place où le me trouvais (élément qu’il ne faut jamais oublier de prendre en compte) est d’une grande clarté et expose tous les pupitres, mais sans vrai legato, sans grande fluidité et surtout sans pathos : c’est énergique, mais n’a pas de discours particulier et surtout ne distille pas l’émotion.
L’intermezzo du troisième acte est parfaitement dirigé, d’une lisibilité cristalline, mais fait-il chavirer ? Il manque pour moi quelque chose au niveau des émotions et du sensible, dans cette musique extraordinairement construite pour les faire naître. C’est peut-être là aussi mon oreille trop habituée à d’autres styles. J’avais eu une impression similaire avec Muti à la Scala, mais pas avec Maazel dans le même lieu, qui me paraît toujours un des grands pucciniens des quarante dernières années.
J’avoue que mon modèle dans Manon Lescaut est Giuseppe Sinopoli, un chef qui me laisse souvent sur la réserve (son Wagner !), mais c’est un compositeur, qui sait lire les lignes de force d’une partition avec l’œil du compositeur, et qui dans son enregistrement de Manon Lescaut (Freni, Domingo, Bruson) avec l’orchestre du ROH Covent Garden justement, se montre une machine à produire de l’émotion, de la pudeur, de la poésie. Cet enregistrement force l’admiration. On en est pour moi assez loin ce soir, même si l’ensemble est à la fois parfaitement défendable et honnête. Mais l’honnête quand on espère le mythique, cela veut dire quand même une lourde déception.
[wpsr_facebook]

Kaufmann & Opolais le 4 juillet 2014

 

TEATRO REAL 2014-2015: LA PROCHAINE SAISON DE MADRID

 

Planté en face du palais Royal, le Teatro Real illustre bien la symbolique de l’opéra et du pouvoir.
Le XIXème français a installé en général le théâtre pas trop loin de la mairie, comme deux symboles civiques forts. Ici, c’est l’opéra, théâtre royal, qui dialogue avec le palais.
On va me rétorquer (et on aura raison) que la Scala est face à la mairie de Milan. Mais  même si le Palazzo Marino remonte au XVIème siècle et la Scala au XVIIIème, il n’est le siège de la mairie de Milan que depuis septembre 1861. Et donc c’est la mairie qui choisit de faire face à la Scala, et qui du même coup affirme la Scala comme théâtre des citoyens et non théâtre de Cour: déjà, sa construction, séparée du Palazzo Reale au XVIIIème symbolisait la conquête  de son théâtre par la cité. D’ailleurs, le centre de Milan réhabilité après l’unité d’Italie est particulièrement intéressant: le Palais royal, le Duomo, la Mairie et la Scala sont liés par la galerie Vittorio Emanuele (1879) qui constitue ce qu’on appelle le Salotto di Milano. Toute l’histoire de Milan est là, tracée sur une ligne: l’histoire d’une ville qui s’est elle même libérée de ses jougs.
Le Teatro Real (architecte Antonio López Aguado), dont la façade et l’entrée donnent sur le Palais royal et non sur la Ville, illustre au contraire une autre histoire. Construit sur ordre de la reine Isabelle II en 1850, il est royal de naissance. Et de naissance aussi, il célèbre l’opéra italien (inauguration avec La Favorite de Donizetti). La construction du métro occasionne sa fermeture en 1925, et ce n’est qu’après 1990, après des travaux de restructuration et de rénovation, qu’il est rendu à sa fonction première.
Pendant des années, l’opéra à Madrid s’est transplanté au Teatro de la Zarzuela (qui lui, remonte à 1858, toujours sous le règne d’Isabelle II passionnée de musique…et de musiciens).
La salle du Teatro Real d’une capacité de 1800 places, est une salle au rapport scène/salle très équilibré et douée d’une très belle acoustique. Depuis 2010, c’est Gérard Mortier qui en était le directeur artistique, jusqu’en septembre 2013, où dans les conditions lamentables que l’on sait, il est remplacé par Joan Matabosch, directeur artistique du Liceu de Barcelone.
Il nous faut nous arrêter quelque peu sur la question de l’opéra en Espagne.
Tant que le Teatro Real n’a pas été réouvert à l’opéra, c’est le Liceu de Barcelone qui était en Espagne la salle de référence. La réouverture du Teatro Real s’est non seulement accompagnée de l’ouverture de plusieurs théâtres d’opéra en Espagne (Palau de les Arts Reina Sofia à Valence, Teatro de la Maestranza à Séville), mais a donné l’occasion de relancer une véritable politique artistique à Madrid et attirer l’attention des grands managers d’opéra, à commencer par Stéphane Lissner. C’était l’époque où l’Espagne avait le vent en poupe.
Gérard Mortier arrive à Madrid à un moment de repli dû à la crise, et affiche une politique (celle qu’il a toujours défendue) ouverte aux metteurs en scènes novateurs, aux oeuvres du XXème siècle, aux créations. Or le répertoire de l’opéra en Espagne est très fortement marqué par le répertoire italien, et par une certaine tradition. Il bouscule donc les habitudes. De son côté, Joan Matabosch au Liceu (qu’il dirigeait depuis 1996) a essayé d’ouvrir le répertoire, mais a toujours veillé à tenir des équilibres entre tradition maison et ouverture. C’est par exemple au Liceu que Calixto Bieito fait sa première mise en scène “scandaleuse” en 2001, un Ballo in maschera resté dans les mémoires.
Liceu et Madrid se partagent donc en Espagne la suprématie en matière lyrique.
La saison 2014-2015 du Teatro Real essaie d’afficher cet équilibre entre innovation et tradition, et surtout, en ces temps de crise et de réduction de subventions, essaie d’afficher des titres qui puissent attirer le public en gardant des exigences artistiques de haut niveau. On est cependant déjà assez loin de la politique d’un Mortier, avec la création cette année de Brokeback Mountain de Charles Wuorinen mis en scène par Ivo van Hove qui a attiré les regards de toute l’Europe lyrique, ou de la présence régulière de metteurs en scènes tels que Marthaler (Les contes d’Hoffmann), Warlikowski (Alceste) ou Peter Sellars (Tristan und Isolde et The Indian Queen).
La programmation de la saison prochaine est sans doute un peu plus sage ou plus conforme, mais non dépourvue d’intérêt.

Le nouveau directeur musical, le britannique Ivor Bolton, spécialiste du XVIIIème siècle (il est claveciniste) et habitué de la scène munichoise, ouvrira la saison avec une production des Nozze di Figaro en septembre pour 10 représentations (à partir du 15 septembre) et deux distributions avec Luca Pisaroni en comte (alternant avec Andrey Bondarenko), Sofia Soloviy (ou Anett Fritsch) en comtesse, Andreas Wolf/Davide Luciano en Figaro, Sylvia Schwartz/Eleonora Buratto en Suzanne, et Elena Tsallagova alternant avec Lena Belkina en Cherubino.

13 représentations tiroir-caisse entre le 20 octobre et le 9 novembre de La Fille du Régiment de Donizetti dans la mise en scène de Laurent Pelly devenue la mise en scène quasi unique  de cette oeuvre dans les grands opéras internationaux (sauf à la Scala) puisqu’on l’a vue au MET, à Londres, à Vienne, à Paris. Ce sera l’occasion de revoir Natalie Dessay, qui alternera avec Désirée Rancatore et Alexandra Kurzak dans Marie, et Javier Camerana (et Antonio Siragusa) en Tonio, ainsi qu’Ewa Podles alternant avec Ann Murray dans la Marquise de Berkenfeld. L’orchestre sera dirigé par le vieux routier Bruno Campanella et le jeune chef français Jean-Luc Tingaud.

Honneur à Britten en décembre (7 représentations entre le 4 et le 23 décembre) avec Death in Venice dirigé par Alejo Pérez dans une mise en scène de Willy Decker (et des décors et costumes de Wolfgang Güssmann) en coproduction avec le Liceu de Barcelone, avec John Daszak en Aschenbach et Peter Sidhom en voyageur.

Trois représentations (16, 20 ,26 décembre) de concert de Roméo et Juliette de Gounod très bien distribué avec Sonya Yoncheva et Roberto Alagna et dirigé par Michel Plasson à l’occasion des 140 ans depuis la première au Teatro Real.

9 représentations entre le 20 janvier et le 7 février de Hänsel und Gretel de Humperdinck, dirigé par Paul Daniel (et Diego García Rodríguez le 27 février) et mis en scène par Joan Font (du collectif catalan Comediants) et des décors et costumes de Ágatha Ruiz de la Prada avec une belle distribution: Bo Skhovus, Diana Montague , Alice Coote et Sylvia Schwartz. Cette production devrait valoir le voyage.

Une création en mars, de El Público, opéra en cinq actes et un prologue de Mauricio Soleto (né en 1961) livret de Andrés Ibáñez, d’après la pièce El Público (1928) de Federico García Lorca, pour huit représentations du 24 février au 9 mars.
Pablo Heras-Casado dirigera à cette occasion le Klangforum Wien dans une mise en scène de l’américain Robert Castro et des décors du sculpteur Alexander Polzin, avec notamment Andreas Wolf, Ancángel et Gun-Brit Barkmin. Cette production aussi devrait valoir le voyage, car adapter une oeuvre aussi complexe que El Público écrite par Federico García Lorca à Cuba devrait être passionnant.

16 représentations tiroir-caisse en avril et mai (20 avril-9 mai) de La Traviata de Verdi mise en scène de David Mc Vicar dans des décors et costumes de Tanya McCallin (vue au Grand Théâtre de Genève- voir le blog) et coproduite avec le Liceu, le Scottish Opera (Glasgow) et le Welsh Opera de Cardiff. L’ensemble des représentations sera dirigé par Renato Palumbo et trois distributions alterneront:
– Patrizia Ciofi (Violetta)/Francesco Demuro (Alfredo)/Juan Jesús Rodríguez (Germont)
– Irina Lungu (Violetta)/Antonio Gandía (Alfredo)/Ángel Ódena (Germont)
– Ermonela Jaho (Violetta)/Teodor Ilincái (Alfredo)/Leo Nucci (Germont)

De 27 mai au 11 juin, 8 représentations de Fidelio de Beethoven, dirigé par Hartmut Haenchen, mis en scène de Alex Ollé de la Fura dels Baus en collaboration avec Valentina Carrasco, des décors de Alfons Flores et des costumes de Lluc Castells et chanté par Michael König (Florestan), Adrianne Pieczonka (Leonore) Franz-Josef Selig (Rocco) Anett Fritsch (Marzellina), Ed Lyon (Jaquino), Alan Held (Don Pizarro), Goran Jurić (Don Fernando).
Un spectacle qui devrait être attirant pour un beau week end de printemps à Madrid.

En juillet, pour clore en beauté la saison, et pour revenir à Madrid pour un week end cette fois estival: Goyescas de Granados, et Gianni Schicchi de Puccini, en une soirée, où l’on verra Plácido Domingo en chef d’orchestre (Goyescas) et en chanteur pour une prise de rôle (Gianni Schicchi). (Cinq représentations du 30 juin au 12 juillet)
Goyescas de Granados sera dirigé donc par Plácido Domingo et mis en scène par José Luis Gómez dans des décors d’Eduardo Arroyo et des costumes de Moidele Bickel (une grande équipe pour les décors et costumes) avec María Bayo, Andeka Gorrotxategi, José Carbó.
Gianni Schicchi de Puccini sera dirigé par le grand routier du répertoire Giuliano Carella, dans une mise en scène de Woody Allen (sa première mise en scène d’opéra), des décors de Santo Loquasto, avec Plácido Domingo (Schicchi), Maite Alberola (Lauretta), Elena Zilio (Zita), Albert Casals (Rinuccio), Vicente Ombuena (Gherardo) et Bruno Praticò (Betto di Signa).

Enfin, pour cinq représentations entre le 4 et le 10 juillet, une autre création mondiale, une pièce de théâtre musical en quinze tableaux La ciudad de la mentiras (la cité des mensonges) de Elena Mendoza (née en 1973), Livret de Matthias Rebstock d’après des nouvelles de l’écrivain uruguayen  Juan Carlos Onetti (Un sueño realizado, El álbum, La novia robada El infierno tan temido). Juan Carlos Onetti (1909-1994) inscrit ses écrits dans une toile de fond constituée de la ville imaginaire de Santa María, métaphore de la désespérance et de l’hypocrisie sociale, et de l’isolement de l’individu.
Matthias Rebstock et Elena Mendoza entrelacent quatre récits, créant une polyphonie des lieux, des personnes et des situations et se concentrant sur quatre femmes qui s’accrochent à leurs mensonges existentiels, non sans humour d’ailleurs ni une certaine grandeur.

Une saison très contrastée, avec des moments intéressants qui devraient donner plusieurs occasion de passer quelques jours à Madrid, ce à quoi on peut vivement encourager les amateurs d’opéra.
[wpsr_facebook]