On savait l’issue fatale proche, un communiqué sobre et touchant il y a quelques semaines avait averti que Stephen Gould, atteint d’un cancer incurable, devait abandonner la carrière avec une espérance de vie de 10 mois. Il avait dû renoncer à toutes ses apparitions au Festival de Bayreuth 2023 (Siegfried, Tannhäuser, Tristan), lui, fidèle parmi les fidèles, depuis un sublime Tannhäuser en 2004 sous la direction de Christian Thielemann, rôle dans lequel je l’ai découvert, puis retrouvé l’année suivante à Genève dans la fameuse production d’Olivier Py.
Le Tannhäuser de 2004 à Bayreuth, pour moi la plus grande réussite musicale de Christian Thielemann, urgente, brûlante, phénoménale d’énergie, était stupéfiant parce qu’enfin on retrouvait un Tannhäuser qui chantait avec la même réussite les parties lyriques et italianisantes, et celles plus rudes qui annoncent Tristan : c’était une voix à la fois adulte et juvénile, une sorte de voix introuvable. J’écoute encore très souvent l’enregistrement radio comme un modèle du genre.
À Bayreuth il fut Tannhäuser, Siegfried (de Siegfried et Götterdämmerung), Tristan et Siegmund (unique apparition en 2018 dans Die Walküre dirigée par Placido Domingo dans la production Castorf.
Il était l’un des ténors wagnériens les plus demandés des vingt dernières années, mais il était aussi un Kaiser exceptionnel dans Die Frau ohne Schatten ( comme à Vienne, en 2019) et nous l’avons vu aussi en Parsifal à Baden-Baden en 2018.
Il avait par ailleurs d’autres rôles à son répertoire comme celui de Peter Grimes (dans lequel nous l’avions vu à Genève en 2009) ou l’Otello de Verdi, c’est-à-dire les rôles parmi les plus exigeants du répertoire de ténor.
Stephen Gould n’a jamais été une star au sens Kaufmannien du terme, mais il a été à peu près sans rival dans les rôles qu’il a abordés, et c’était la référence auprès de tous les wagnériens parce qu’il avait les trois qualités nécessaires :
La clarté : aussi bien dans son timbre toujours juvénile que dans sa diction absolument impeccable où chaque mot était compris et distillé.
La ductilité et la souplesse d’une voix faite pour affronter aussi bien Siegfried, Tristan que Tannhäuser, ses rôles « chevaux de bataille » redoutables entre tous parce qu’ils exigent de la force, mais aussi surtout pour Tristan et Tannhäuser un certain lyrisme, qu’il possédait aussi intrinsèquement (voir son Parsifal et son Siegmund) : il y avait dans cette voix quand il le fallait une douceur ineffable
Le sens de l’interprétation, car il était déchirant dans les personnages déchirés, comme Tannhäuser au troisième acte : qui chantait comme lui le récit du retour de Rome ? ou comme évidemment le troisième acte de Tristan, où ces dernières années il est resté inégalé. Il montrait cette qualité irremplaçable des très grands : l’humanité.
Cette humanité lui donnait cette ouverture qui lui faisait traverser des mises en scène différentes dans lesquelles il apparaissait toujours à l’aise, mais c’est sans doute Tobias Kratzer qui l’a immortalisé dans Tannhäuser où il en a fait un personnage bouleversant, un clown triste inadapté et notamment dans ce troisième acte de fin du monde qui marquera les mémoires.
En France, on l’a peu entendu, Tannhäuser en 2007 dans la production Carsen et sous la direction d’Ozawa, et tout à fait récemment à Lyon, il y a à peine un an, en Tannhäuser aussi où il remplaçait pour toute la série le ténor prévu initialement… Il y a des remplacements qui sont des bénédictions.
Mais pour ma part, j’ai un souvenir de lui qui dit beaucoup du personnage, de sa simplicité et de son engagement. En 2021, à Bayreuth il fut Tristan.
Ne cherchez pas dans les grimoires trace de ce Tristan qu’il n’y avait pas au programme du Festival, mais il fut Tristan dans le Tristan und Isolde pour enfants présenté dans le cadre des spectacles pour enfants du Festival décentré cette année-là au Reichshof, une petite salle du centre-ville, sans doute pour raisons de Covid. Stephen Gould, Tristan dans une production pour enfants, dans une toute petite salle à la fois cheap et sympathique (l’orchestre était au balcon parce qu’espace scénique ne permettait pas son installation) c’était à la fois inattendu et magnifique. Qu’un tel artiste participe à un spectacle de ce type (dont on ne dira jamais assez la pertinence) m’a personnellement beaucoup touché et m’a rendu Stephen Gould encore plus attachant.
Entre Tristan pour les enfants et Tannhäuser en clown pour adultes, c’est l’espace de rêve que nous a offert Stephen Gould, dont le sourire bienveillant marquait partout où on le voyait, sur scène et à la ville, et dont la perte nous rend si triste et qui laisse un tel vide, en nous rappelant aussi celle tout aussi prématurée du grand Johan Botha en 2016, à 51 ans…
Il y a quelques années, en 2020, j’avais publié dans ce Blog un article sur l’Opéra de Paris intitulé « La Valse des Branquignols » qui pointait les errances de l’État dans la gestion de notre Opéra national depuis la fin de l’ère Liebermann.
La toute récente nomination d’Olivier Py au Châtelet a provoqué quelques remous, et m’amène à considérer l’histoire de ce grand théâtre parisien qui appartient à la Mairie de Paris, comme on sait, moins accidentée que son lointain cousin l’Opéra, mais qui semble être devenu un boulet aux pieds de la Ville comme l’Opéra l’est à ceux de l’État.
Un article du Figaro du 3 février dernier est à la fois éclairant tout en suscitant bien des sourires : https://www.lefigaro.fr/theatre/les-dessous-de-la-nomination-d-olivier-py-au-chatelet-20230203
J’y renvoie le lecteur curieux : on y raconte les tribulations de cette nomination qui est fruit d’un choix de nom plutôt que d’un projet.
Comme tout parisien le sait, au centre de Paris, à deux pas de l’Hôtel de Ville (autre théâtre comique), deux théâtres appartenant à la Ville de Paris se font face, chacun à la glorieuse histoire, l’un le Théâtre de la Ville, ex-Sarah Bernhardt actuellement sous échafaudages pour un temps encore prolongé, et l’autre, le Théâtre du Châtelet.
Comme souvent, il est passionnant de se plonger dans leur histoire, c’est un aspect qui est aujourd’hui assez négligé mais qui peut éclairer la permanence de certaines politiques (le mot est hardi) parisiennes. L’histoire de ces deux théâtres construits à la même époque suite aux transformations haussmanniennes, est d’une certaine manière croisée, puisque l’actuel théâtre de la Ville a commencé comme théâtre musical (il portait le nom de Théâtre Lyrique et on y a créé Roméo et Juliette de Gounod et Les Pêcheurs de perles de Bizet entre autres et le Châtelet plutôt comme théâtre de prose.
C’est au XXe siècle que le Châtelet a commencé à accueillir de la danse, de la musique et des concerts, tandis que le théâtre d’en face concédé à la star Sarah Bernhardt va prendre son nom pendant sept décennies (le nom est réapparu à côté de « Théâtre de la Ville ») et donc être dédié au théâtre parlé. Le Châtelet et le Sarah-Bernhardt sont deux théâtres à l’italienne. C’est à la fin des années 1960 que la salle du Sarah-Bernhardt est détruite pour faire place à l’amphithéâtre de béton d’un peu moins de 1000 places qu’on connaît, ode à la laideur bétonnée tant prisée dans ces années-là, et qui va devenir Théâtre de la Ville.
La salle du Châtelet est préservée du massacre, bien heureusement.
Le Théâtre du Châtelet, des années 1930 aux années 1970, fut le temple de l’opérette à grand spectacle et à succès, c’est un théâtre authentiquement populaire qui présente aussi de grandes pièces de théâtre susceptibles de ramener un vaste public. J’y ai ainsi vu au tout début des années 1960 L’Auberge du Cheval Blanc (Mise en scène de Maurice Lehmann) avec Bernard Lavalette, et L’Aiglon d’Edmond Rostand (qu’on ne joue plus aujourd’hui) superproduction avec Pierre Vaneck, Renée Saint Cyr, Jacques Dumesnil. Je peux dire que ces deux productions ont donné au garçonnet de 8 ou 9 ans que j’étais le goût de la musique et du théâtre. C’est dire comme je suis attaché à ce lieu…
C’était le temple de l’opérette et sa transformation en Théâtre Musical de Paris en 1980 a plus ou moins signé l’arrêt de mort du genre en France, relégué dans les matinées dominicales des théâtres en région, ou réduit à Offenbach (certes important) ou Johann Strauss Jr (La Chauve-Souris) et Franz Lehár (La Veuve Joyeuse) au hasard des programmations des grandes institutions. Il n’y a plus de culture de l’opérette, plus de vraie formation, plus de véritables artistes spécialistes du genre et bien peu de metteurs en scène intéressés (à part Laurent Pelly). L’opérette, ça n’est pas chic, on préfère le Musical aujourd’hui plus bankable… Pour voir de l’opérette bien faite et des salles pleines, il faut aller (par exemple) à Berlin voir le travail d’un Barrie Kosky. On en revient édifié.
Au Châtelet au long du XXe siècle, c’est pendant des dizaines d’années Maurice Lehmann qui a donné le ton, et ses successeurs ont suivi son sillon, tablant sur Georges Guétary, Luis Mariano, puis José Todaro qui était la copie du précédent. À mesure que les temps avançaient c’était toujours la même recette et le genre s’encroutait, malgré les succès momentanés de Francis Lopez qui pouvaient faire illusion (comme Gipsy), mais ne pouvaient faire office de ligne programmatique bien longtemps, d’autant que les autres théâtres spécialisés dans le genre, Mogador et la Gaîté Lyrique avaient fait faillite et dû fermer. Les tribulations de ce dernier, une salle importante (1500 places, fosse d’orchestre) qui a littéralement été massacrée par la Ville de Paris (Jacques Chirac) sont un authentique scandale. À la faveur des riches idées de l’époque, la salle à l’italienne a été détruite au profit d’un projet « Planète magique » qui mourra en deux ans (1989-1991). Ce théâtre historique qui remonte au XVIIIe a été éventré par la Ville de Paris sauce Chirac pour devenir un fantôme. Avec l’arrivée de Delanoë, la Gaité Lyrique est devenue un Centre Culturel Arts numériques et musiques actuelles… Il a ouvert en 2011 sans jamais prendre véritablement son envol.
Au moins, le Châtelet a échappé au massacre de béton du théâtre d’en face et à la destruction de la Gaité Lyrique (il est vrai située dans un lieu moins majestueux que le Châtelet) en matière de Branquignols, la Ville de Paris tient aussi son rang .
Vint donc 1980…
1980 est une date charnière qui fait illusion pour tous.
L’Opéra de Paris auréolé du succès de Rolf Liebermann, fait le plein, refuse du monde et ce succès va provoquer des réactions en chaine. D’un côté, au départ de Rolf Liebermann, la succession va être plus accidentée que prévue (3 administrateurs généraux et une administration de transition de 1980 à 1989) et à la faveur des grands travaux mitterrandiens, la construction d’un Opéra plus-grand-plus-beau-plus-fort et surtout plus populaire, pour caser tout ce public qui frappe aux portes, va durer dix ans, c’est long…
De l’autre côté, à la Mairie de Paris, alors dirigée depuis quelques années par Jacques Chirac, premier opposant (de Giscard comme de Mitterrand), on veut faire très vite un opéra-bis, qui puisse montrer que du côté de la Mairie on a une politique culturelle, et qu’on est aussi prêt à accueillir le trop-plein de public lyrique sans attendre la construction de Bastille. Heureuse époque où la culture était même un enjeu politique…
La Mairie de Paris face aux triomphes de l’Opéra par exemple, Lulu de Berg, le dernier grand spectacle mythique, dans la mise en scène de Chéreau, n’avait que Volga de Francis Lopez à afficher au Châtelet la même année (1979). Pour tout édile RPR de l’époque, il fallait évidemment faire quelque chose : Lopez delendus est.
La transformation a lieu à l’occasion de travaux dans le théâtre, qui renaît sous le nom « Théâtre Musical de Paris », bien plus chic que ce « Châtelet » qui au mieux évoquait l’Auberge du Cheval Blanc, au pire Monsieur Carnaval
Le modèle se référait aux heures de gloire du début du XXe, quand les Ballets russes triomphaient et que Gustav Mahler et Richard Strauss venaient y diriger…. On se voulait diversifié, mélangeant tous les genres (opéra, opérette, concerts de divers formats), sous la direction de Jean Albert Cartier – un modèle qui n’a pas si mal marché puisqu’il a duré avec Stéphane Lissner et Jean-Pierre Brossmann jusqu’au début des années 2000, le Châtelet était un pôle alternatif de musique classique, pendant que l’Opéra de Paris gérait la fin de Garnier, les débuts de Bastille avec les hoquets que l’on sait.
C’était un pôle de stabilité et, il faut le dire, d’excellence, même si l’opérette fut de moins en moins programmée. Mais c’était un pôle Chirac, un pôle RPR et quand une majorité socialiste est arrivée à Paris, elle ne pouvait continuer sur ce modèle : il fallait en changer, pour montrer que chez les socialistes, on avait aussi des idées. L’idée force et tellement de gauche (parisienne, ce qui déjà limite un peu le champ) fut celle d’un théâtre qui défendrait les genres populaires, musical et opérette en tête qui eux aussi avaient fait l’histoire de ce théâtre… Le Châtelet revenait à avant 1980, à grosso-modo avant Chirac. Évidemment, la longévité et le succès du modèle Châtelet-Chirac et son succès n’étaient pas à mettre dans la balance. À la Mairie de Paris new-look, on avait des idées, on avait (alors)du pétrole et on défendait évidemment, la qualité pour le peuple..
Alors on a donné les clefs à Jean-Luc Choplin, l’actuel néo-directeur du Lido et bien plus plumes et paillettes que les prédécesseurs. Le Châtelet a renoué avec les grands spectacles de Musical, ou d’opérette (on y a même revu Le chanteur de Mexico ou les grands classiques du Musical comme My fair Lady) un peu d’opéra au début (une Norma du genre calamiteux) mais surtout dans le domaine classique des formes hybrides, plus ouvertes comme des oratorios mis en scène (par Bob Wilson par exemple) ou la présence de grands noms du cinéma comme David Cronenberg.
Ça n’a pas si mal marché, il y avait au moins une cohérence, avec une image du théâtre qui n’était pas contradictoire avec son histoire. On pouvait aimer ou détester mais cela avait une ligne. Quand Jean-Luc Choplin désigné par Bertrand Delanoë, a quitté le Châtelet après plus de 12 ans de présence, l’administration municipale, dirigée cette fois par Anne Hidalgo (même parti, mais pas tout à fait même vision) a voulu donner au Châtelet un nouveau cours. Car dans la tête du politique (?) l’important est de montrer qu’on existe dans chaque domaine, plus que réfléchir à une gestion, à un continuum à une histoire. Il est clair que c’est le hic et nunc qui compte, autrement dit l’opportunisme, jamais la vision. Cette politique-là qui vit sur le court terme, est une insupportable violence pour la pensée et la réflexion.
On confie donc à Ruth Mackenzie la charge du théâtre, un projet touffu, très contemporain (c’est tellement chic et choc). Mais elle a à peine le temps de le mettre en place de 2019 à 2020, qu’elle est licenciée en août 2020. Cette femme à poigne en avait visiblement trop pour la fragile institution parisienne. Et soit dit en passant, tout le milieu connaissait le personnage et sa manière d’être, sauf ceux qui l’ont choisie apparemment. Sans doute y -a-t-il eu d’autres raisons, mais sans épiloguer, on voulait de l’explosif et ça a explosé.
Ruth Mackenzie aussitôt nommée, aussitôt vidée, et depuis le Châtelet vivote, subit comme tout le monde le Covid, et accumule un gros déficit. La nomination d’un successeur est retardée : Anne Hidalgo n’a pas de politique culturelle lisible, comme d’ailleurs la plupart des édiles et politiciens de sa génération. À commencer par le premier d’entre eux, Macron en politique, Micron en politique culturelle. Du coup le Châtelet devient un boulet, on ne sait trop qu’en faire, et la Mairie de Paris n’a pas trop communiqué sur le sujet, ni sa vision en la matière. Quand on n’a plus de pétrole, quand on n’a pas d’idée, il reste Zorro.
Zorro est arrivé, il s’appelle Olivier Py…
Cette nomination, en elle-même pas absurde (Py a fait ses preuves) a provoqué quelques remous du côté d’EELV, ce qui est étonnant quand on connaît la manière dont les grandes villes écologistes traitent leur opéra, et considèrent en général la culture. Voilà donc EELV en réveil culturel, pas sur les projets mais sur le processus de nomination, car deux femmes semblaient tenir la corde, et ont été coiffées sur la ligne d’arrivée par Olivier Py, EELV devrait pourtant savoir qu’Olivier Py ne dédaignait pas naguère les talons aiguilles…
Au-delà du sourire, c’est le fait qu’un homme ait été préféré à deux femmes qui semblaient avoir le vent en poupe qui a réveillé l’intérêt culturel d’EELV. Ouf, on est rassuré, il ne s’agit pas de politique culturelle, inconnue au bataillon…
Dans les services de l’État comme dans ceux de la Mairie de Paris (c’est l’État en plus petit), la question n’est jamais le quoi faire ? Mais le qui mettre ? C’est la question la plus facile, celle qui montre qui a le pouvoir, et la plus creuse dans la mesure où sans idées pour le lieu, on attend d’être séduit par un projet (?) d’autrui. Et quand il n’y a pas de projet, il reste les noms.
Si l’on en croit Le Figaro un pool Théâtre de la Ville / Théâtre du Châtelet sous la présidence d’Emmanuel Demarcy-Mota serait créé. L’actuel directeur au (trop) long cours du Théâtre de la Ville, lecteur passionné du Courtisan de Balthazar Gracian à qui il doit sans doute sa longévité, est certes un administrateur efficace et un bon programmateur, mais il n’a pas frappé comme metteur en scène par des travaux mémorables depuis son installation en 2008 (il est vrai que les directeurs du Théâtre de la Ville ont une certaine longévité). Mais qu’importe : Olivier Py flanqué de la tutelle directe d’un confrère ne semble pas une idée de génie, mais comme on dit wait and see…
Sur plus d’un siècle, il n’est pas surprenant que des théâtres changent de couleur, d’attribution, selon les tutelles et les modes. Il y a cependant des capitales étrangères où la carte du spectacle vivant est plus lisible et stable, mais soit : ce n’est pas seulement la musique classique qui valse avec le goût des tutelles à Paris, mais des institutions privées comme Le Casino de Paris ou surtout Les Folies-Bergère, symboles d’un certain Paris mythique ont aussi changé de destination sans qu’on sache exactement aujourd’hui leur couleur ni leur utilité réelle, puisqu’elles servent de garages à productions de passage et que le groupe Lagardère propriétaire, les a mis en vente en 2020 (avec le Bataclan). C’est un patrimoine qui se perd
Le Châtelet a vécu une cinquantaine d’années avec l’opérette, puis une vingtaine d’années avec de la musique classique. Depuis il a changé de destination et semble aller au gré des flots socialistes de la Mairie de Paris, qui ne sait plus que penser ni qu’en faire : il est vrai que les idées au parti socialiste ont quitté le navire et que la culture est plus un paravent à l’effigie de l’ombre de Jack Lang qu’autre chose.
À la décharge de socialistes, il est vrai aussi que d’un bout à l’autre du spectre politique, on n’affiche plus de ligne culturelle. Seriez-vous capables de citer le nom des onze ministres de la culture depuis 2002 ? Ou même un seul ? Roselyne Bachelot peut-être, une vraie politique et une vraie passionnée, mais qui vient de faire paraître un livre désabusé. La période n’est pas favorable à la définition d’une politique culturelle, et on en reste encore et toujours aux années Lang, sans qu’une politique adaptée à notre temps, à l’évolution des genres et des publics, mais aussi des pratiques et des technologies n’ait fait l’objet d’un approfondissement qui aille au-delà de la petite semaine. Alors, dans ce paysage assez sinistré, les dernières aventures du Châtelet ne sont pas un épiphénomène, mais le symptôme d’une situation parisienne voire nationale désordonnée.
D’abord, il y a dans Paris une abondance de salles sans destination (nous avons évoqué plus haut Les Folies-Bergère et le Casino de Paris), des garages à spectacles de passage, ou des salles d’accueil dites de toutes les musiques, un terme à la mode qui montre que ce qui compte n’est pas une destination ou une ligne, mais une capacité d’accueil, et une volonté locale d’avoir son lieu, comme la toute dernière Seine Musicale., le dernier joujou à la mode, projet du conseil départemental des Hauts de Seine, qui accueille de Jaroussky aux Victoires de la musique en passant par Starmania et qui, comme dit son site accueille tous les genres et tous les formats avec deux salles, l’une d’un peu plus de 1000 places et l’autre de 4000 places au minimum) sans compter d’autres espaces divers (salles plus petites, expositions, promenades, restauration). Projet ambitieux et gigantesque, on lit sur son site que La Seine musicale « concentre en un même lieu des espaces de concert, d’exposition, de promenade, des restaurants et des commerces liés à l’art et à la culture. Fidèle à son ambition fondatrice, elle est la nouvelle destination du spectacle vivant de l’ouest parisien. » qui répond dans un style très différent au Sud-ouest de Paris à la construction de la Philharmonie au nord-est de la capitale. Dans Paris intramuros, il reste notamment Pleyel et le Palais des Congrès. Sur le site de la Salle Pleyel, on lit aussi « Tous les genres », de la Pop à l’humour et au théâtre (sauf la musique classique, bannie par le contrat d’exploitation), et en visitant celui du Palais des Congrès (3700 places) on lit qu’il « accueille les plus grands spectacles : ballets, concerts et comédies musicales mais aussi de beaux événements sportifs . Trois exemples de salles d’accueil aux ambitions et objectifs similaires.
Chaque époque à Paris a eu ses salles d’accueil au large public, en son temps Bercy (aujourd’hui Accor Arena) a accueilli des opéras (Aida) ou le Palais des sports de la Porte de Versailles les grandes machines théâtrales de Robert Hossein… Quant au Palais des Congrès, il accueillit aussi des saisons symphoniques (Orchestre de Paris) voire de grands concerts internationaux comme les Wiener Philharmoniker dans les années 1970).
On trouve donc à Paris de grandes salles d’accueil aux capacités variées (l’éventail est large des Folies-Bergère à la Seine musicale) dont la vocation est l’accueil multigenre, et des salles plus ciblées « musique classique », même si la Philharmonie affiche aussi officiellement toutes les musiques.
Ainsi l’Opéra avec ses deux salles, L’Opéra-Comique, le TCE, la Philharmonie avec ses deux salles et ses espaces, l’auditorium de Radio France se partagent l’espace classique, avec d’autres espaces plus petits comme Gaveau et la Salle Cortot (qui peinent) et ceux qui ont inscrit la musique comme axe porteur de leur programmation comme l’Athénée, ou comme la salle de l’IRCAM qui vient de rouvrir, dans un domaine très spécialisé. Et je ne compte pas deux salles plus éloignées que sont l’Opéra Royal de Versailles ou l’Opéra de Massy, en panne de programmation (voir son site, éloquent)…
Dans cette forêt parisienne deux remarques :
– D’une part l’offre n’est-elle pas un peu excessive pour un public dont on dit qu’il se réduit ?
– Dans ce paysage, où mettre le Châtelet, qui aurait compté comme salle classique il y a vingt ans, mais dont la destination aujourd’hui reste problématique. Quel profil ? quelle identité ? Garage de luxe multigenre ? Théâtre de production et de création ? Retour au Théâtre musical de Paris ? Retour au Châtelet de Choplin ?
Comme on le voit, la carte parisienne est complexe, en plus des théâtres spécialisés, la plupart des salles multigenres affichent aussi du classique, outre que des salles comme le TCE proposent un programme qui n’est pas vraiment alternatif par rapport aux salles nationales, comme si elles fonctionnaient comme des salles de quartier : si le Châtelet devient un TCE bis, cela n’a aucun sens. Il n’y a ni but ni vision dans tout cela mais seulement du désordre et de l’opportunisme.
De plus en plus de salles livrées au multigenre après avoir eu un passé à l’identité bien marquée, faute de projets pour y construire une programmation qui corresponde au lieu et parce qu’en faire des garages à spectacles est la voie la plus courte pour faire de l’argent tout de suite puis laisser tomber le navire s’il ne rend plus assez (cf. Lagardère avec ses trois salles si particulières dans le paysage parisien), voilà l’évolution actuelle du paysage parisien, embrumé par la com qui masque le vide créatif et conceptuel.
Ce qui frappe l’observateur en effet, c’est que Paris, une des places où le nombre de théâtres et de salles fut historiquement le plus haut et où la création fut la plus active est devenu un lieu de reproductions, de reprises, moins de création. L’Opéra, il est vrai empêtré dans ses problèmes financiers, au lyrique comme au ballet, n’est plus une grande référence internationale, il y a pas mal de temps que la scène française au théâtre ne fait plus rêver, même si ces dernières années quelques noms sortent du lot (Gosselin, Teste).
Dans ce paysage assez terne, le paradoxe reste hélas le même : l’espace parisien (au sens large) propose une offre hyperbolique et pas forcément excitante tandis que l’offre régionale au niveau du classique s’enfonce dans les difficultés (on a beaucoup parlé de Rouen, mais d’autres théâtres sont à la peine). Entre l’argent public et privé englouti à Paris pour le spectacle vivant et les déséquilibres de l’aménagement du territoire en la matière qui restent endémiques, on reste un peu rêveur. Le rapport de Caroline Sonrier « La politique de l’art lyrique en France » remis à Roselyne Bachelot en septembre 2021, en soi excellent, dort dans les tiroirs : il demanderait une mise à plat des politiques locales, une redistribution des rôles des institutions territoriales livrées aux affichages politiques (cf. la nullité, il n’y a pas d’autre mot, de la politique culturelle de la région Auvergne Rhône Alpes ou celles assez douteuses des villes écologistes), la fin de la tutelle des villes sur les opéras, simplement parce qu’aujourd’hui elles ne peuvent plus assumer seules ou presque leur financement, mais cela pose la question de la « compétence culturelle » derrière laquelle certains se cachent. Raison de plus pour tout remettre à plat
Ce travail est long, ingrat et invisible, un crime de lèse com en ces temps de tout, tout de suite, d’autant que les J.O. approchent et qu’il faut afficher (seulement afficher, rassurons-nous) une France cultureuse, culturante et cultivée. Alors on comprend bien pourquoi le destin du Châtelet est emblématique d’une situation plus large, signe de la désertion du politique face à la culture, qu’il préfère limiter à la gestion du quotidien, déjà bien lourde et compliquée : si en plus il fallait penser, ce serait insupportable.
Au terme de cette réflexion dont je sens qu’elle va dans bien des sens sinon dans tous les sens, la question du Châtelet n’est qu’un arbre qui cache la forêt et il faut bien parler un peu de la forêt. Dans ce paysage parisien au trop plein assez uniforme et assez peu excitant au total, il faudrait peut-être revenir à des lieux à la fonction identifiable. Qu’il y ait des hypermarchés du spectacle vivant pourquoi pas s’ils marchent. Mais on sait bien que ce n’est pas des hypermarchés que vient l’originalité et la couleur, que vient la nouveauté et le créatif. Le néo directeur du Châtelet devrait s’en souvenir, parce que Paris chante, danse et tourne à vide.
Le Teatro alla Scala mérite toujours un approfondissement particulier parce qu’on fait bien des erreurs sur son histoire et ses traditions. Aussi, exceptionnellement, avons-nous opté pour une vision globale de la saison (ballet excepté), mais aussi d’un regard sur d’autres saisons du passé, non seulement par comparaison, mais aussi pour raviver quelques souvenirs et surtout pour lutter contre certaines idées reçues du plus lointain passé. En route pour notre Wanderung scaligère…
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Nous avons brièvement évoqué dans un récent post la situation de la Scala, et la présentation de la saison prochaine permet d’en savoir plus sur l’avenir de ce théâtre aimé entre tous.
Dominique Meyer a pris les rênes dans une période troublée, aussi bien à l’intérieur du théâtre à cause du départ anticipé d’Alexander Pereira, qu’à cause du contexte de pandémie, qui a contraint les salles à fermer pendant plusieurs mois au minimum, sinon plus d’une année.
C’est une situation difficile à maîtriser en ces temps extraordinaires. Manque de rentrées, initiatives sporadiques, programmation dans la brume de l’incertitude. On pourrait souhaiter mieux pour les théâtres et leurs managers.
Les choses se lèvent et la plupart des institutions présentent leurs saisons à la presse, en sollicitant les Dieux et les Muses pour que les salles ne soient pas à nouveau contraintes de fermer.
Fin de saison 2020-2021
Dominique Meyer a donc aussi programmé la fin de la saison 2021 (septembre à fin novembre) pour essayer d’attirer le public par des titres appétissants. Contrairement à d’autres maisons, il n’a pas repris les titres qui avaient été prévus avant la crise du covid. Ainsi, l’Ariodante initialement prévu avec Cecilia Bartoli qui avait annulé « par solidarité » avec Alexander Pereira non reconduit, avait-il été conservé sans Bartoli, mais toujours avec Gianluca Capuano, ainsi aussi du Pelléas et Mélisande très attendu qui devait être dirigé par Daniele Gatti (dans une mise en scène – moins attendue- de Matthias Hartmann). Deux spectacles annulés pour cause de Covid que nous ne verrons pas. Mais comme Matthias Hartmann est programmé dans la saison 2021-2022 peut-être lui a-t-on échangé Pelléas contre autre chose.
En septembre 2021, la saison (esquissée fin juin avec la production de Strehler des Nozze di Figaro dirigée par Daniel Harding) trois Rossini bouffes ouvrent l’automne lyrique
Septembre/octobre 2021 Gioachino Rossini, L’Italiana in Algeri (MeS : Jean-Pierre Ponnelle/Dir : Ottavio Dantone)
Avec Gaelle Arquez, Maxim Mironov / Antonino Siragusa, Mirco Palazzi, Giulio Mastrototaro etc…
Le retour de la production Ponnelle avec cette fois Gaelle Arquez dans le rôle d’Isabella, ce qui est une très bonne idée et les spécialistes Mironov et Siragusa dans Lindoro, avec Mirco Palazzi en Mustafa, le rôle immortalisé par Paolo Montarsolo. Bon début de saison automnale avec en fosse Ottavio Dantone, une sécurité.
(4 repr. du 10 au 18 septembre
Gioachino Rossini, Il barbiere di Siviglia (MeS : Leo Muscato /Dir : Riccardo Chailly)
Avec Maxim Mironov / Antonino Siragusa, Cecilia Molinari, Mirco Palazzi, Mattia Olivieri.
La Scala avait gardé jusqu’ici la trilogie bouffe rossinienne Italiana, Barbiere, Cenerentola, signée Jean-Pierre Ponnelle, précieux trésor scénique qui n’a pas trop pris de rides quand on voit les Rossini bouffes d’une grande banalité qui essaiment les théâtres. Le Barbiere de Ponnelle arrivé de Salzbourg à la Scala en 1969, inaugurant cette série de Rossini bouffes qui vont être immortalisés par Claudio Abbado.
Cette année en remisant Ponnelle au placard, on appelle Leo Muscato, celui qui avait eu la géniale idée de changer la fin de Carmen pour être plus dans l’air #Metoo du temps… Il a commis comme perles à un collier d’autres productions sans intérêt.
De Ponnelle à Muscato… plus dure sera la chute.
En compensation, Riccardo Chailly reprend la baguette dans un répertoire qu’il a abandonné depuis des années, et ça c’est heureux, très heureux même, on a hâte. Mais quelle gueule ça aurait eu qu’après Abbado, Chailly reprenne la production Ponnelle ! Non, on préfère la médiocrité scénique…Solide distribution, on attend avec gourmandise le Figaro de Mattia Olivieri et la Rosina de la jeune et talentueuse Cecilia Molinari.
(6 repr. du 30 sept. au 15 oct)
Gioachino Rossini, Il turco in Italia (MeS : Roberto Andò/Dir : Diego Fasolis)
Avec Rosa Feola, Erwin Schrott, Antonino Siragusa, Alessio Arduini
Même si je ne suis pas convaincu par Fasolis dans Rossini, ce Turco in Italia s’annonce vocalement intéressant avec un Erwin Schrott qui sûrement en fera des tonnes et la très lyrique Rosa Feola. Production distanciée et cynique de Roberto Andò qui eut bien du succès à la création en février 2020, avec une carrière interrompue par le Covid. On la reprend donc et c’est justice.
(5 repr. du 13 au 25 octobre)
Octobre-novembre 2021
Francesco Cavalli, La Calisto (MeS : David McVicar/Dir : Christophe Rousset)
Avec Chen Reiss, Luca Tittoto, Véronique Gens, Olga Bezsmertna, Christophe Dumaux
Très belle distribution avec la délicieuse et talentueuse Chen Reiss et Véronique Gens, mais aussi les excellents Luca Tittoto et Christophe Dumaux. MeS de David McVicar, c’est à la modernité sans effrayer le bourgeois et les âmes si sensibles du public de la Scala. Direction confiée à Christophe Rousset, qui l’a enregistré avec Les Talens Lyriques : ce sera sans nul doute solide, mais pour ce qui est de l’inventivité ou de l’imagination… N’y avait-il aucun chef italien disponible pour cette œuvre vénitienne ??
(5 repr. du 30 octobre au 13 novembre)
Novembre 2021
Gaetano Donizetti, L’Elisir d’amore (MeS : Grisha Asagaroff/Dir : Michele Gamba)
Avec Davide Luciano, Aida Gariffulina, René Barbera, Carlos Alvarez
Beau quatuor pour ce marronnier des scènes lyriques : Carlos Alvarez dans un rôle comique ce sera explosif, et David Luciano en Belcore sera sans doute là aussi très drôle. La production de Grisha Asagaroff est professionnelle et la direction de Michele Gamba, jeune chef appréciable, mais diversement apprécié dans sa prestation de 2019, dernière série de cette production régulièrement présentée depuis 2015, alors que la précédente (Laurent Pelly) ne l’a été qu’une saison.
(5 repr. du 09 au 23 novembre)
Cette saison d’automne constitue donc une bonne introduction à la saison 2021-2022. On peut même dire que saison d’automne 2020-2021 et saison 2021-2022 doivent presque être considérées globalement, puisqu’il n’y a en 2021-2022 ni Rossini ni baroque.
De plus, au total, on n’aura jamais autant vu Riccardo Chailly (on s’en réjouit) que pendant cette saison 2020-2021 tronquée : inauguration 2020 (le spectacle A riveder le stelle), Salomé, Die Sieben Todsünden/Mahagonny Songspiel, Il barbiere di Sivlglia, c’est deux fois plus que d’habitude… Vive les pandémies…
Saison 2021-2022
Ainsi donc la saison 2021/22 est-elle la première effective de Dominique Meyer, avec un jeu de propositions où le maître mot est « équilibre » à tous prix.
Treize productions étalées de décembre 2021 à novembre 2022 soit à peu près une par mois, plus des soirées de ballet (Dominique Meyer est depuis longtemps un grand amoureux du ballet et il a amené dans ses valises Manuel Legris, artisan d’un splendide travail à Vienne), et de nombreux concerts de tous ordres que nous détaillerons.
Mais le projet de Dominique Meyer est plus global et plus articulé :
En effet, il affiche aussi une vraie saison musicale et instrumentale, très bien structurée, et alléchante que nous allons d’abord évoquer.
Dominique Meyer est un passionné de musique, et notamment de musique symphonique, sans doute plus mélomane que lyricomane : on le perçoit dans la manière dont il structure l’offre « hors-opéra » de la Scala : il y a très longtemps que l’offre n’avait pas été aussi complète, avec de nouvelles propositions très heureuses.
Concerts et récitals
Les concerts avec l’orchestre de la Scala annoncés, avec la présence d’Esa Pekka Salonen, de Riccardo Chailly, qui est sans doute un plus grand chef symphonique que lyrique, et de Tughan Sokhiev, directeur musical du Bolchoï et dernier de la lignée des grands chefs russes, ainsi que de deux jeunes, Speranza Scappucci présence qui sans doute annonce un futur opéra (ce serait une excellente idée) et Lorenzo Viotti, qui est là pour Thais et ainsi sera entendu dans un répertoire symphonique ce qui est intéressant pour mieux le connaître.
Il y a aussi de beaux récitals de chant, une tradition qu’il faut absolument faire revivre et Dominique Meyer a bien raison de reconstruire une saison de récitals, comme la Scala en faisait jadis chaque année : Ildar Abdrazakov (nov. 2021), Waltraud Meier (janv), Ekaterina Sementchuk (janv.), Ferruccio Furlanetto (avr.), Juan Diego Florez (mai), Anna Netrebko (mai), Asmik Grigorian (sept.2022) sont affichés, alternant mythes et voix nouvelles ou encore moins connues à Milan avec quelque sommets comme la venue de Waltraud Meier. Il faut espérer que ces soirées réenclencheront la passion des milanais pour les voix et contribueront à attirer un public curieux. Quelques événements exceptionnels aussi avec un concert de l’Académie avec Placido Domingo (2 décembre), le concert de Noël avec le Te Deum de Berlioz dirigé par Alain Altinoglu (18 décembre), et une soirée Anne-Sophie Mutter-Lambert Orkis le 13 février 2022.
Belle idée aussi qu’un cycle de musique de chambre avec les musiciens de l’orchestre de la Scala dans le Foyer (un concert mensuel), c’est si rare dans ce théâtre qu’on se réjouit de ce type d’initiative qui fait mieux connaître la qualité des musiciens et les valorise et surtout affiche la musique de chambre comme un moment d’écoute privilégié, car c’est la musique de chambre qui fait comprendre à l’auditeur ce qu’est « faire de la musique ensemble » et affine son écoute.
Enfin des orchestres invités et pas des moindres :
Novembre 2021 : Staatskapelle Berlin, direction Daniel Barenboim (2 concerts)
Février 2022 : Orchestre de Paris, Esa Pekka Salonen (1 concert)
Avril 2022 : Mariinsky Teatr, Valery Gergiev (1 concert)
Mai 2022 : East-Western Diwan Orchestra, Daniel Barenboim (1 concert)
Sept. 2022 : Staatskapelle Dresden, Christian Thielemann (2 concerts)
Ainsi reverra-t-on Daniel Barenboim à la Scala pour trois concerts, il n’était pas revenu après avoir quitté son poste de directeur musical, et ainsi verra-t-on Christian Thielemann très rare en Italie, alors qu’il y a souvent dirigé dans sa jeunesse. Tout cela est de très bon augure. Des bruits courent d’ailleurs sur la venue de Thielemann pour la première fois dans la fosse de la Scala… On parle même d’un Ring… Wait and see…
Voilà une « saison symphonique » séduisante, bien articulée, intelligente, qu’il faut accueillir avec plaisir, et même gourmandise.
Les autres annonces Pêle-mêle d’autres annonces ont été faites ou confirmées :
Début des travaux d’agrandissement des espaces de travail du théâtre qui vont offrir une scène plus vaste, des espaces nouveaux pour la partie administrative et surtout des espaces pour les répétitions d’orchestre et les enregistrements qui seront à l’avant-garde. Avec un regret éternel pour la disparition de la très utile Piccola Scala depuis plusieurs décennies…
Projet de construction d’une cité du théâtre et de la musique, une sorte de « Teatrocittà » comme existe « Cinecittà » à Rome dans le quartier périphérique sud de Rubattino, qui devrait regrouper des entrepôts, des ateliers et des possibilités de production artistique. Une cité intégrée pour les arts de la scène, c’est un projet à peu près unique au monde.
À l’intérieur du théâtre, Dominique Meyer importe de Vienne le même dispositif de traduction et sous titres par tablette qui substituera les petits écrans derrière les fauteuils actuels, qui avaient été eux aussi à l’époque copiés sur l’opéra de Vienne. Pour l’avoir expérimenté à Vienne, ce système de tablettes est très efficace et particulièrement convivial pour le spectateur (en huit langues). Par ailleurs un plan de numérisation des documents musicaux est lancé.
L’accessibilité au théâtre devrait être améliorée et élargie par une nouvelle carte des prix des billets, un nouveau plan de billetterie qui devrait créer de nouvelles catégories, notamment en Platea (Orchestre) et dans les loges. Le constat unanime était que les prix institués dans la période Pereira étaient bien trop élevés (en soi et eu égard à la qualité moyenne) ce qui contraignait stupidement à vendre les billets invendus le dernier jour à 50%. Il est aussi question d’une Scala plus « inclusive », mais là on est plutôt dans la vulgate de toute institution aujourd’hui…
En bref, Dominique Meyer est réputé pour être non seulement un bon organisateur, mais aussi un bon gestionnaire. Le voilà à l’épreuve d’un théâtre qui en la matière n’en finit pas de virer sa cuti.
Quant au cœur du métier Scala, la programmation lyrique, le paysage est hélas nettement plus contrasté
Opéra
En ce qui concerne le lyrique, l’offre se profile de manière assez traditionnelle à l’instar d’autres saisons scaligères avec un plateau de la balance lourd sur le répertoire italien, et plus léger sur le répertoire non italien : un opéra français (Thaïs), un opéra russe (La Dame de Pique), un opéra du répertoire allemand (Ariadne auf Naxos), un Mozart (Don Giovanni) et une création contemporaine à Milan d’un opéra de Thomas Adès, The Tempest, d’après Shakespeare, créé à Londres en 2004, voilà l’offre non italienne, un saupoudrage auquel le théâtre nous a habitués depuis des décennies.
Le reste des titres (huit) appartient au répertoire italien avec un poids assez marqué pour Verdi et le post verdien : un Cimarosa (Il Matrimonio Segreto), pour l’académie, un Bellini (I Capuleti e i Montecchi), trois Verdi (Macbeth, Un ballo in maschera, Rigoletto), et trois post-verdiens (La Gioconda, Fedora, Adriana Lecouvreur). Une manière de revendiquer l’italianità du théâtre avec des titres qui n’ont pas été repris depuis très longtemps pour certains, comme Capuleti e Montecchi ou Matrimonio segreto, mais aussi une accumulation de trois titres de la dernière partie du XIXe, Ponchielli, Giordano, sans un seul Puccini qui il est vrai a été bien servi les saisons précédentes, et sans baroque ni Rossini très bien servis de septembre à novembre 2021, ce qui justifie leur absence. Nous commenterons au cas par cas et essaierons d’en tirer des conclusions générales sur une saison qui ne suscite pas un enthousiasme débordant.
Nouvelles productions :
Décembre 2021 Verdi, Macbeth (MeS: Davide Livermore /Dir. : Riccardo Chailly)
Avec Luca Salsi, Anna Netrebko/Elena Guseva (29/12), Francesco Meli, Ildar Abdrazakov etc…
(8 repr. Du 4 (jeunes) au 29 décembre).
La première production est toujours la plus emblématique. Riccardo Chailly revient à Verdi, et à l’un de ses opéras les plus forts avec une distribution évidemment en écho : Anna Netrebko (la dernière sera chantée par la remarquable Elena Guseva) et Luca Salsi forment le couple maudit. Pour des rôles qui exigent beaucoup de subtilité, il n’est pas sûr qu’ils soient les chanteurs adéquats, et pour un rôle pour lequel Verdi ne voulait pas d’une belle voix, il n’est pas certain non plus qu’Anna Netrebko douée d’une des voix les plus belles au monde soit une Lady Macbeth… Meli et Abdrazakov en revanche sont parfaitement à leur place. Mais pour la Prima, il faut des noms et Netrebko a pris l’abonnement… Quant à la mise en scène, c’est l’inévitable Davide Livermore, un excellent « faiseur »; comme metteur en scène, c’est autre chose… Mais depuis quelques années il est adoré à la Scala friande de paillettes et où l’on aime de moins en moins qu’une œuvre soit un peu fouillée. Étrange tout de même l’histoire de ce titre dans les 45 dernières années. D’abord Giorgio Strehler au milieu des années 1970, la production mythique d’Abbado avec Cappuccilli et Verrett, puis, un gros cran en dessous, la production Graham Vick avec Riccardo Muti, puis encore un cran en dessous Giorgio Barberio Corsetti avec Gergiev en fosse : pas de problème du côté des chefs, mais du côté des productions, jamais le souvenir magique de Strehler ne s’est effacé. On relira par curiosité ce que ce Blog écrivait de la production Gergiev/Barberio Corsetti où l’on faisait déjà le point sur la question https://blogduwanderer.com/teatro-alla-scala-2012-2013-macbeth-de-giuseppe-verdi-le-9-avril-2013-dir-mus-valery-gergiev-ms-en-scene-giorgio-barberio-corsetti.
Voilà la quatrième production, et Davide Livermore face à Strehler, c’est McDonald’s face à Thierry Marx ou un trois étoiles Michelin… On sait que Riccardo Chailly n’aime pas les mises en scènes trop complexes : avec Livermore, pas de danger. Mais quel signe terrible de l’intérêt pour la mise en scène de ce théâtre.
Quo non descendas…
Janvier-Février 2022
Bellini : I Capuleti e I Montecchi (MeS : Adrian Noble /Dir : Evelino Pidò)
Avec Marianne Crebassa, Lisette Oropesa, René Barbera, Michele Pertusi, Yongmin Park,
(5 repr. du 18/01 au 2/02)
Une œuvre merveilleuse, l’une des plus belles du répertorie belcantiste revient après plus de deux décennies, c’est évidemment heureux. Entre Crebassa et Oropesa, Pertusi et Barbera, on tient là une distribution excellente qui ne mérite que l’éloge.
Mais aller chercher le médiocre Adrian Noble pour succéder à la merveilleuse production Pizzi est pire qu’une erreur, une faute.
Au pupitre Evelino Pidò, comme il y a 14 ans à Paris dans la même œuvre (avec à l’époque Netrebko et DiDonato), et comme dans tant de reprises de répertoire à Vienne les dernières années. Je n’ai rien contre ce chef excellent technicien qui est pour les orchestres une garantie de sûreté surtout dans une perspective de système de répertoire ou de reprise rapide, mais il y avait peut-être d’autres noms à tenter pour une nouvelle production… D’autant que le monde lyrique est plein de chefs italiens très talentueux à essayer.
Février-mars 2022
Massenet, Thais (MeS: Olivier Py/Dir. : Lorenzo Viotti )
Avec Marina Rebeka, Ludovic Tézier, Francesco Demuro, Cassandre Berthon.
Une œuvre représentée une seule fois à la Scala, en 1942. Puisqu’elle revient à la mode, c’est une bonne idée que de la proposer avec Lorenzo Viotti en fosse, qui avait bien séduit à la Scala dans Roméo et Juliette de Gounod.
Olivier Py est un grand nom de l’écriture et de la mise en scène, mais il y a quelque temps qu’il n’a plus rien à dire, sinon faire du Py et se répéter: gageons que ce « rien » sera déjà quelque chose. Quant à la distribution, c’est le calque de celle de Monte Carlo en mars dernier, et on est surtout très heureux de voir Ludovic Tézier revenir à la Scala après bien des années.(6 repr. du 10/02 au 2/03)
Tchaïkovski, La Dame de Pique (MeS : Mathias Hartmann /Dir. : Valery Gergiev)
Avec Najmiddin Mavlyanov, Roman Burdenko, Asmik Grigorian/Elena Guseva, Olga Borodina, Alexey Markov etc…
(5 repr. du 23/02 au 15/03)
Mathias Hartmann, un metteur en scène très « fausse modernité », qui fait peut-être Dame de Pique parce que le Pelléas prévu a été annulé mais on s’en moque puisque Gergiev, Borodina, Grigorian etc… Et donc une distribution de très haut vol dont il faudra bien profiter. En plus, Gergiev est l’une des rares grandes baguettes présentes cette saison, il faut saisir cette chance, même si l’on connaît son côté un peu fantasque, boulimique du kilomètre et peu des répétitions…
Mars 2022
Cilea, Adriana Lecouvreur (MeS : David Mc Vicar /Dir : Giampaolo Bisanti)
Avec Freddie De Tommaso (4 au 10/03)/Yusif Eyvazov (9 au 19/03) Maria Agresta (4 au 10/03)/Anna Netrebko (9 au 19/03), Anita Rashvelishvili(4, 6, 16, 19/03) /Elena Zhidkova (9,10,12/03), Alessandro Corbelli (4 au 10/03)/Ambrogio Maestri (9 au 19/03)
(7 repr. du 4 au 19/03)
Co-Prod Liceu, San Francisco Opera, Paris, Vienne, Royal Opera House
Une large co-production pour ce retour à Milan d’Adriana Lecouvreur après une quinzaine d’années d’absence et surtout après une production Lamberto Pugelli qui a duré deux décennies. De David McVicar il faut s’attendre à un travail bien fait (encore un qui fait de l’habillage moderne d’idées éculées) qui n’effarouchera pas le public peu curieux de la Scala, mais on se demande bien quelle différence de qualité avec la production précédente, sinon l’habillage d’une nouveauté factice.
Mais une distribution étincelante où l’on découvrira (courez-y) le nouveau ténor coqueluche de toute l’Europe lyrique, le britannique Freddie De Tommaso en alternance avec « Monsieur » Netrebko. Une production idéale pour période de foire et selfies en goguette.
Et puis, last but not least, un chef qu’on commence à entendre à l’extérieur de l’Italie, Giampaolo Bisanti, directeur musical du Petruzzelli de Bari. Applaudissons à ce choix
Avril-mai 2022
Strauss (R) Ariadne auf Naxos (MeS : Sven Erich Bechtolf /Dir : Michael Boder)
Avec Krassimira Stoyanova, Erin Morley, Stephen Gould, Sophie Koch, Markus Werba etc…
(5 repr. du 15/04 au 03/05)
Co-Prod Wiener Staatsoper Salzburger Festspiele)
Venue d’une production viennoise et salzbourgeoise, élégante et creuse qui mérite les poussières ou les oubliettes de l’histoire : Bechtolf en effet n’a jamais frappé les foules par son génie, ni par ses trouvailles. Distribution en revanche de très haut niveau (comme la plupart des distributions cette saison) Stoyanova, Gould, Koch sont des garanties pour l’amateur de lyrique. Chef solide de répertoire, familier de Vienne. Mais pour une nouvelle production d’un Strauss aussi important, on pouvait peut-être afficher une autre ambition notamment au niveau du chef.
Mai 2022 Verdi, Un Ballo in maschera (MeS : Marco-Arturo Marelli /Dir : Riccardo Chailly)
Avec Francesco Meli, Sondra Radvanovsky, Luca Salsi, Iulia Matochkina (4, 7, 10, 12/05), Raehann Bryce-Davis (14, 19, 22/05) Federica Guida
(7 repr. du 04 au 22/05).
Magnifique distribution, avec l’Amelia la meilleure qui soit sur le marché aujourd’hui (on peut même dire la verdienne du moment), qui était déjà l’Amelia de la production précédente (Michieletto/Rustioni) et direction musicale du maître des lieux qui dirige un deuxième Verdi, comme il sied à tout directeur musical scaligère, mais il ne nous avait pas habitué à un tel festin.
Avec Marco-Arturo Marelli comme metteur en scène, c’est plutôt l’inquiétude en revanche, tant ont fait pschitt les espoirs qu’on mettait en lui dans les années 1980 (sous Martinoty il avait signé à Paris un Don Carlos programmé par Bogianckino bien peu convaincant) et tant ses nouvelles productions viennoises malgré leur nombre n’ont pas remué le Landerneau lyrique (Capriccio, Cardillac, Die Schweigsame Frau Der Jakobsleiter sous Holänder et Zauberflöte, Falstaff, Gianni Schicchi, La Fanciulla del West,Medea, La Sonnambula, Orest, Pelléas et Mélisande, Turandot pendant le mandat de Dominique Meyer). Le voilà à la Scala, vous conclurez vous-mêmes…
Juin 2022
Ponchielli, La Gioconda (MeS : Davide Livermore /Dir : Frédéric Chaslin)
Avec Sonya Yoncheva, Daniela Barcellona, Erwin Schrott, Fabio Sartori, Judith Kutasi, Roberto Frontali
(6 repr. du 7 au 25/06)
Sonya Yoncheva veut marcher dans les pas de Callas et s’empare de ses rôles les uns après les autres (Tosca, Médée, et maintenant La Gioconda), la voix est belle, mais le reste n’est pas à l’avenant. N’est pas Callas qui veut, même quand on est soi-disant un nom. Le reste de la distribution est en revanche vraiment très convaincant.
Le metteur en scène est encore une fois Davide Livermore qui fait du (quelquefois bon, reconnaissons-le) spectacle (les américains appellent cela entertainment) et surtout pas plus loin : vous grattez les paillettes, et c’est du vide qui sort.
Il est singulier, voire stupéfiant que Livermore soit tant sollicité à la Scala depuis quelques années et ça en dit long sur les ambitions artistiques de l’institution en matière de mise en scène… Bon, pour Gioconda, ça peut mieux passer que pour Macbeth. Moins gênant en tous cas… Direction musicale confiée à Frédéric Chaslin, très aimé de Dominique Meyer qui lui a confié à Vienne de nombreux titres de répertoire (à peu près 25) de tous ordres.
Juin-Juillet 2022
Verdi, Rigoletto (MeS : Mario Martone /Dir. : Michele Gamba)
Avec Piero Pretti, Enkhbat Amartüvshin, Nadine Sierra, Marina Viotti, Gianluca Buratto …
(8 repr. du 20 juin au 11 juillet)
Production de juillet, quand les touristes viennent, le Verdi des familles, signé Mario Martone (sa présence deux fois dans la saison compensera en mieux l’autre présence double, celle de Livermore…) qui est un metteur en scène « classique » mais intelligent et fin, après des dizaines années de règne incontesté de la production Gilbert Deflo : il était effectivement temps de changer.
Distribution solide avec le Rigoletto confié à Enkhbat Amartüvshin, une voix d’airain, mais un interprète peut-être à affiner encore, et accompagné de la délicieuse Nadine Sierra et du pâle mais vocalement très correct Piero Pretti. En fosse, un des jeunes chefs italiens digne d’intérêt, Michele Gamba que le public aura entendu déjà dans L’Elisir d’amore en novembre 2021 (voir plus haut).
Septembre 2022
Cimarosa, Il Matrimonio segreto (MeS : Irina Brook /Dir : Ottavio Dantone)
Accademia del Teatro alla Scala
Orchestra dell’Accademia del Teatro alla Scala
(6 repr. du 7 au 22/09)
La production traditionnelle et annuelle de l’académie, aux mains d’une équipe équilibrée et très respectable. C’est de bon augure pour une œuvre qu’on n’a pas vue à la Scala… depuis 1980 !
Octobre/Novembre 2022
Giordano, Fedora (MeS : Mario Martone /Dir : Marco Armiliato)
Avec Sonya Yoncheva, Mariangela Sicilia, Roberto Alagna (15 au 21/10), Fabio Sartori (24/10 au 3/11), George Petean.
(7 repr. du 15/10 au 3/11).
Là aussi, Lamberto Puggelli a signé une mise en scène restée au répertoire longtemps dont la dernière reprise remonte à 2004 qui était bien faite et c’est Mario Martone qui signera la nouvelle mise en scène. Dans le naufrage des mises en scènes de la saison, c’est la garantie d’un travail digne.
Distribution en revanche somptueuse qui marque le retour à la Scala de Roberto Alagna après des années d’absence, dans un rôle (Loris) très peu familier du public français, raison de plus pour y aller. Fedora, un rôle que les sopranos abordent sur le tard, est ici Sonya Yoncheva, actuellement loin d’être en fin de carrière mais j’ai beau aller souvent l’écouter, je trouve la voix très belle mais peu d’intérêt au-delà.
Et le chef, Marco Armiliato, efficace, solide, écume les scènes du monde.
Mon unique Fedora à la Scala (et ailleurs) était dirigée par Gianandrea Gavazzeni, avec Freni et Domingo.
Gavazzeni réussissait à faire respecter cette musique, voire la faire aimer… Il en fallait du génie pour faire de ce plomb de l’or.
Novembre 2022
The Tempest (MeS : Robert Lepage /Dir : Thomas Ades)
Avec Leigh Melrose, Audrey Luna, Isabel Leonard, Frederic Antoun, Toby Spence (MET, Opéra National du Québec, Wiener Staatsoper)
(5 repr. du 5 au 18 nov.)
Une des rares créations (2004) qui ait fait carrière, signée Thomas Adès (compositeur et chef) avec la mise en scène « magique » de Robert Lepage, maître en images et en technologie scénique. Pour la plus baroque des pièces shakespeariennes, il fallait au moins ça, avec une distribution de très grande qualité (Antoun, Spence) dominée par le magnifique Leigh Melrose. Une bonne conclusion de la saison, une respiration « ailleurs » avec un niveau musical et scénique garanti.
Reprise :
Mars-avril 2022
Mozart, Don Giovanni (MeS : Robert Carsen/Dir : Pablo Heras-Casado)
Avec Günther Groissböck/Jongmin Park (5, 10 apr.), Christopher Maltman, Alex Esposito, Hanna Elisabeth Müller, Emily d’Angelo, Andrea Caroll
Reprise de la médiocre mise en scène de Robert Carsen, théâtre dans le théâtre (comme d’habitude…) qui n’a pas marqué les esprits, mais il est vrai que trouver une production de Don Giovanni satisfaisante est un vrai problème. La production précédente de Peter Mussbach n’a pas marqué, et celle de Giorgio Strehler n’a pas non plus été à la hauteur de ses Nozze di Figaro légendaires. Donc, on accepte ce Carsen sans saveur pour jouir de l’excellente distribution et d’un chef qu’on dit très bon, mais qui ne m’a jamais vraiment convaincu.
(7 repr. du 27/03 au 12/04)
Conclusions : Quelques lignes se dégagent :
Des distributions solides, voire exceptionnelles, il n’y a là-dessus pas l’ombre d’un doute, nous sommes bien à la Scala et l’excellence est dans chaque production
Des choix de chefs éprouvés, souvent familiers du répertoire à l’opéra de Vienne, et capables de bien gérer une représentation parce que ce sont souvent des chefs solides, mais en aucun cas ils n’ont offert de grandes visions artistiques ou de lecture d’une particulière épaisseur par le passé. Sans doute la saison préparée rapidement nécessitait de parer au plus pressé mais sans doute préside aussi l’idée que les chanteurs affichés suffiront à faire le bonheur du public. Des chefs pour la plupart au mieux efficaces, et donc à mon avis inadaptés à la Scala-plus-grand-théâtre-lyrique-du-monde comme « ils » disent…
Des choix de metteurs en scène sans aucun intérêt, à une ou deux exceptions près, voire souvent médiocres. Des choix de tout venant qui affichent l’opéra comme un divertissement pour lequel la complexité n’est pas conseillée: des metteurs en scène pour consommation courante, pas pour une vraie démarche artistique.
Où est la Scala des Strehler, des Ronconi, des Visconti ? (Et même des Guth, Kupfer, ou Chéreau plus récemment) ?
Mon trépied de l’opéra chant-direction-mise en scène est bien bancal à la Scala cette année. Jamais la seule brochette de grands chanteurs dans une production n’a suffi à faire une grande soirée.
Il faudra sans doute attendre la saison 2022-2023 pour clarifier les choses puisqu’on espère qu’il n’y aura pas d’accident covidien en cours de route et voir si c’est ce chemin qu’on va emprunter.
Alors, pour essayer d’éclairer le lecteur, j’ai voulu remonter dans le temps, du récent (2012) au plus ancien (1924) pour voir à quoi dans le temps ressemblait vraiment la Scala, car en matière de Scala, le mythe construit dans les années 1950 est tel qu’on croit des choses qui n’ont existé que très récemment. En présentant deux saisons d’avant-guerre (avant deuxième guerre mondiale), à lire évidemment avec des clefs différentes nous avons eu de singulières surprises. Toujours mettre en perspective, c’est la loi du genre, sans jamais de jugements qui ne soient pas nés de l’expérience…
Plongeons dans l’histoire de la Scala
En conclusion de ce post mi-figue mi-raisin, j’ai donc voulu pour la première fois faire profiter le lecteur d’un de mes hobbies préférés, le plongeon dans les archives du théâtre pour mettre tout ce qu’on a pu écrire face au réel de l’histoire, et non face au rêve. Comme on pourra le constater, il y a à la fois des souvenirs, encore vifs, mais aussi des surprises de taille.
En plongeant dans cette histoire, se confronter avec d’autres saisons fait revenir à la raison ou relativiser (ou confirmer) nos déceptions. J’ai donc fixé comme critère des saisons où Macbeth était dans les productions prévues.
Une saison d’avant la deuxième guerre mondiale et une saison « Toscanini »
On devrait plus souvent se pencher sur les saisons de la Scala au temps de Toscanini et autour, on verrait l’extrême diversité de l’offre lyrique, et notamment aux temps de Toscanini, la présence quasi permanente du chef légendaire au pupitre. On verrait aussi que Verdi était bien moins représenté que de nos jours, avec quelques œuvres mais en aucun cas la large palette que les théâtres de tous ordres offrent dans Verdi. <
Ainsi Macbethn’est pas représenté entre 1873 et 1939, année où l’œuvre de Verdi ouvre la saison (à l’époque le 26 décembre) dirigée par l’excellent Gino Marinuzzi.
Pour donner une indication encore plus surprenante : il y a 23 titres de tous ordres dont nous allons simplement donner la liste, et deux Verdi (Macbeth pour 4 repr. et La Traviata pour 11), tous deux dirigés par Gino Marinuzzi. Voici la liste des œuvres données en 1939, quelquefois inconnues de nos jours, et les œuvres étrangères données toutes en italien :
Verdi, Macbeth
Massenet, Werther
Mulé, Dafni
Bellini, La Sonnambula
Puccini, La Bohème
Rabaud, Marouf, savetier du Caire
Puccini, Turandot
Wolf-Ferrari, La Dama Boba
Wagner, Tristan und Isolde
Verdi, La Traviata
Leoncavallo, Pagliacci
Cilea, Adriana Lecouvreur
Humperdinck, Haensel und Gretel
Pizzetti, Fedra
Catalani, Loreley
Mascagni, Il Piccolo Marat
Beethoven, Fidelio
Wagner, Siegfried
Ghedini, Maria d’Alessandria
Boito, Nerone
Donizetti, La Favorita
Giordano, Fedora
Paisiello, Il Barbiere di Siviglia ovvero la precauzione inutile
Ainsi, on voit la grande diversité de l’offre, avec beaucoup d’œuvres « contemporaines » ou récentes à l’époque, pas un seul Rossini (la Rossini Renaissance sera pour plus tard).
On peut être surpris sur le nombre de titres affichés, mais c’était l’époque où la mise en scène n’était pas essentielle ou tout simplement n’existait pas au profit d’une mise en espace devant des toiles peintes, faciles à changer d’un jour à l’autre, sans décors construits. Une alternance plus rapide était plus facile à mettre en place.
Nettoyons nos idées reçues sur la Scala : à peine le nez dans son histoire qu’on découvre que tout ce qu’on raconte sur la Scala et Verdi, demande au moins une révision des rêves d’aujourd’hui sur un hier mythique.
Toscanini a beaucoup dirigé Verdi à la Scala, mais pas tous les titres, et il a autant dirigé Wagner et d’autres compositeurs. Prenons la saison 1924, celle du fameux Tristan und Isolde pour lequel Toscanini, arguant qu’il était ouvert à tout ce qui était novateur (les temps ont changé), avait appelé Adolphe Appia pour la mise en scène.
En 1924, voici les 24 titres, avec seulement trois chefs, Arturo Toscanini, Arturo Lucon, Vittorio Gui (un magnifique chef, si vous trouvez des enregistrements, n’hésitez pas, c’est un des plus grands chefs italiens, mort à 90 ans en 1975).
Strauss, Salomé (Vittorio Gui) (Ouverture de saison)
Riccitelli, I Compagnacci (Vittorio Gui)
Mozart, Zauberflöte (Arturo Toscanini)
Verdi, Aida (Arturo Toscanini)
Verdi, La Traviata (Arturo Toscanini)
Donizetti, Lucia di Lammermoor (Arturo Lucon)
Puccini, Manon Lescaut (Arturo Toscanini)
Wagner, Tristan und Isolde (Arturo Toscanini)
Mascagni, Iris (Arturo Toscanini)
Rossini, Il Barbiere di Siviglia (Arturo Lucon)
Bellini, La Sonnambula (Vittorio Gui)
Puccini, Gianni Schicchi (Vittorio Gui)
Gluck, Orfeo ed Euridice (Arturo Toscanini)
Alfano, La leggenda di Sakuntala (Vittorio Gui)
Verdi, Falstaff (Arturo Toscanini)
Verdi, Rigoletto (Arturo Toscanini)
Bizet, Carmen (Vittorio Gui)
Pizzetti, Debora e Jaele (Arturo Toscanini)
Charpentier, Louise (Arturo Toscanini)
Wagner, Lohengrin (Vittorio Gui)
Wagner, Die Meistersinger von Nürnberg (Arturo Toscanini)
Plus près de nous, les saisons d’Abbado ressemblent par leur organisation aux saisons d’aujourd’hui. Vous pourrez constater que c’est à juste titre qu’on peut « mythifier » la période :
Une saison du temps de Claudio Abbado et Paolo Grassi
1975-1976
Macbeth (Abbado/Strehler)
Io Bertold Brecht (Tino Carraro/Milva/Strehler) ) à la Piccola Scala
La Cenerentola (Abbado/Ponnelle)
L’Heure Espagnole/L’Enfant et les sortilèges/Daphnis et Chloé (Prêtre/Lavelli)
Cosi fan tutte (Böhm/Patroni-Griffi)
Simon Boccanegra (Abbado/Strehler)
Aida (Schippers/Zeffirelli)
Werther (Prêtre/Chazalettes)
Benvenuto Cellini (Davis/Copley) Tournée du ROH London (et la Scala est à Londres)
Peter Grimes (Davis/Moshinsky) Tournée du ROH London (et la Scala est à Londres)
La Clemenza di Tito (Pritchard/Besch) Tournée du ROH London (et la Scala est à Londres)
Der Rosenkavalier (Kleiber/Schenk)
Luisa Miller (Gavazzeni/Crivelli)
Turandot (Mehta/Wallmann)
Tournée aux USA pour le bicentenaire de l’indépendance américaine
– La Bohème (Prêtre-Zeffirelli)
– La Cenerentola (Abbado-Ponnelle)
– Simon Boccanegra (Abbado-Strehler)
– Macbeth (Abbado-Strehler)
Considérons le niveau des chefs invités à la Scala en dehors d’Abbado, Böhm, Prêtre, Kleiber, Mehta, Gavazzeni, Colin Davis : c’est le « festival permanent »… on comprend pourquoi le public était difficile…
Au temps de Muti, la saison 1997 a aussi ouvert par Macbeth, c’est moins festivalier que la saison 1975, mais cela reste assez solide avec trois titres dirigés par Muti sur dix.
Une saison du temps de Riccardo Muti et Carlo Fontana 1997-1998
Macbeth (Muti/Vick)
Il Cappello di paglia di Firenze (Campanella/Pizzi)
Die Zauberflöte (Muti/De Simone)
Khovantschina (Gergiev/Barstov)
Linda di Chamounix (A.Fischer/Everding) (Prod.Wiener Staatsoper)
Der Freischütz (Runnicles/Pier’Alli)
Manon Lescaut (Muti/Cavani)
Lucrezia Borgia (Gelmetti/De Ana)
L’Elisir d’amore (Zanetti/Chiti)
Carillon (Pesko/Marini) au Piccolo Teatro Strehler
Même impression pour cette saison Lissner/Barenboim : Lissner a été décrié par le public local, pourtant, à lire la saison 2012 (il n’y a que 9 ans), on est tout de même séduit par la diversité de l’offre et la qualité moyenne… afficher dans une saison un Ring, un Lohengrin, un Don Carlo, une Aida etc… Ça laisse un peu rêveur…
Une saison du temps de Daniel Barenboim et Stéphane Lissner
2012-2013
Lohengrin (Barenboim/Guth)
Falstaff (Harding/Carsen)
Nabucco (Luisotti/D.Abbado)
Der fliegende Holländer (Haenchen/Homoki)
Cuore di Cane (Brabbins/McBurney)
Macbeth (Gergiev/Barberio-Corsetti)
Oberto, conte di San Bonifacio (Frizza/Martone)
Götterdämmerung (Steffens-Barenboim/Cassiers)
Der Ring des Nibelungen (Barenboim/Cassiers)
Un ballo in maschera (Rustioni/Michieletto)
Tournée au Japon : Falstaff/Rigoletto/Aida
La Scala di Seta (Rousset/Michieletto)(Accademia)
Don Carlo (Luisi/Braunschweig)
Aida (Noseda/Zeffirelli)
De cette manière le lecteur tient des éléments de comparaison. L’intérêt de se plonger dans les archives, c’est de faire des découvertes, de rétablir des vérités contre les idées préconçues et surtout les mythes d’aujourd’hui :
quand on voit ce que dirige Riccardo Chailly, directeur musical (2 productions) et ce qu’ont dirigé encore près de nous Barenboim, Muti, un peu plus loin Abbado, et encore plus loin Toscanini, on se dit que le titre est usurpé parce qu’il est évident que Riccardo Chailly ne donne pas grand-chose à ce théâtre. À ce niveau, c’est plutôt la Scala qui sert la soupe à un grand absent.
quand on voit la saison 1975-1976 à la Scala on comprend pourquoi ces années-là semblent un rêve éveillé. Inutile même de comparer, c’est trop douloureux, mais à regarder la saison Muti et la saison Barenboim, la comparaison est aussi éloquente.
Personnellement, je revendique l’intérêt de mises en scène contemporaines, qui parlent aux sociétés d’aujourd’hui et pas de mises en scènes qui ne sont qu’un cadre divertissant à la musique : c’est une erreur profonde de penser que l’opéra c’est musique et chant + guirlandes. Qu’importe d’ailleurs que la mise en scène soit traditionnelle ou novatrice, si elle a du sens.
La saison lyrique 2021-2022 à la Scala, est grise et ne soulève pas l’enthousiasme. Il y a peut-être des raisons objectives à ces choix qui laissent un peu perplexes, mais sans penser qu’on doit faire de la saison un festival permanent (c’est pourtant le sens du système stagione : faire de chaque production un moment d’exception), il y a peut-être à trouver une voie un peu plus stimulante. Je peux comprendre des difficultés dues au contexte, mais ce programme ne donne aucun signe d’avenir, et c’est là la question. On compensera sa déception par une saison symphonique et musicale intelligente et bien construite qui est-elle tout à fait digne de cette maison.
On souhaite alors ardemment que la saison symphonique par son organisation et son offre, trace un sillon que suivra la saison lyrique les années prochaines pour un théâtre qui sait, quand il faut, être le plus beau du monde.
Mais, dans la déception comme dans le triomphe, on continue de l’aimer éperdument… Et lucidement, car on le sait, la passion va de pair avec la lucidité, comme chez Racine.
« Le principe de précaution n’a de sens qu’associé à un principe de risque indispensable à l’action et à l’innovation »
Edgar Morin
Merci Monsieur de Villiers, vous avez montré qu’on peut être entendu avec un peu de relations haut-placées, et de la volonté, et notamment celle, farouche de faire que votre bébé le Puy du Fou puisse ouvrir et offrir au public ses prestations spectaculaires. Vous avez sauvé votre bébé et pu proposer une fois à 12000, une autre fois à 9000 personnes, votre spectacle.
Et c’est dit (presque) sans ironie.
Tout le monde a été choqué de voir qu’alors que le gouvernement s’égosille à nous inciter à porter le masque, à respecter les mesures barrières, à ne pas se réunir (ah la chasse aux rave-parties) resserre les boulons et continue d’interdire les spectacles à plus de 5000 personnes, le Puy du Fou organise sa rave-party historique avec 9000 personnes, et la bénédiction du préfet (un as des protocoles sanitaires), de la ministre de la culture, qui souligne qu’il n’y a pas eu de passe-droit, et d’autres autorités, dont une malheureuse députée LREM de la Vendée qui aurait mieux fait de se taire.
Qui parle de passe-droit ? On sait que tout s’est joué entre de Villiers et le Président de la République, dont la parole vaut sésame et sans doute dit le droit. Dans un État aussi pyramidal où la Présidence dit oui ou non au gré de ses intérêts bien compris, nomme les directeurs d’opéra, et s’affiche copain-copain en bras de chemise avec le monde de la culture – c’est comme ça qu’on montre sa proximité-, qu’attendre de plus ? S’il y a passe-droit, c’est un passe-droit divin.
J’ai beaucoup aimé la députée de Vendée LREM (j’ai oublié son nom qui tombera sans doute dans les oubliettes de l’histoire) qui défendait son bifteck médiéval (ou historique) en affirmant que le Puy du Fou prenait toutes les mesures sanitaires pour protéger les populations. Comme si c’était le problème.
Le problème, c’est qu’il existe plusieurs vérités. Il y a la vérité du Puy du Fou, une manifestation en soi suffisamment respectable et de qualité pour attirer des foules depuis des années (même si l’on peut ne pas partager ces visions de l’histoire et du roman national) et il y a la vérité des festivals d’été de musique classique et moderne, rock, jazz, opéra, de théâtre, interdits sans rémission ou sans dérogation.
Pour ma part je m’intéresse aux Festivals de théâtre et de musique classique, et depuis plus d’un mois, je sillonne Italie, Suisse et Autriche pour écouter de la musique et voir des spectacles: oui, c’est possible ailleurs, sans que j’aie la conviction que ces pays soient remplis d’inconscients et de risque-tout.
Ce que je vois au contraire, c’est une étonnante unité, les masques, le (ou la) Covid, les avertissements, les mesures-barrières, avec plus ou moins d’élasticité, mais une présence affirmée partout de la pandémie.
Cette uniformité de l’adversité ne s’accompagne pas d’unité des pays devant l’adversité. Chacun agit de son côté, hélas, et la France, vous savez cette France de la culture, mère des arts etc…etc… a choisi de ne pas rouvrir ses salles et de ne pas offrir au public ses grands festivals d’été, même revus à la baisse. Un choix venu de l’État qui fait tout, et ni les Collectivités locales, ni les Régions n’ont moufté, de peur qu’en cas de reprise de la pandémie, on les accuse de laxisme.
Et pourtant, et malgré tout, la pandémie est en train de reprendre…
En Italie, partout où je suis passé, les Régions ou les villes sont en première ligne pour soutenir les manifestations, qui se sont tenues en format adapté ou réduit, mais qui ont toutes marqué le coup. Le Maire de Pesaro affirmait « il faut repartir par la culture ». En France on est reparti du Puy du Fou d’un côté et de La Roque d’Anthéron de l’autre, et c’est tout à leur honneur, et on s’est arrêté là .
L’État français, il faut le reconnaître, a consenti au monde artistique d’être sauvé par le prolongement du statut d’intermittent, qui permet aux professionnels de vivre au moins a minima, mais pas d’exercer leur métier. Cette aide essentielle (conquête de Franck Riester qui l’a obtenue, il faut rendre à César… ) semble avoir été l’alpha et l’oméga pour faire taire : l’argent fait tout.
Si le système unique en Europe de l’intermittence permet de répondre à cette urgence-là, et sauve les individus de la misère, il n’en sauve pas l’institution culturelle dans son ensemble qui attend de l’État d’autres gestes pour cette fois-ci sauver les institutions, mais aussi assurer la présence effective de la Culture dans la vie de la cité. En ayant un Ministère de la Culture, l’État affirme du même coup ses prérogatives en la manière, mais aussi ses devoirs, pourvoir au cadre qui garantit l’activité culturelle, pas l’empêcher, surtout lorsqu’il y a une vérité en Vendée et une autre vérité ailleurs.
On a nommé une Ministre de la Culture éminemment sympathique, et populaire, dans le but de faire de la présence et communiquer, ce qui manquait cruellement. Va-t-elle, en plus, agir?
Au-delà de la guerre des vaccins, des communications tonitruantes (Poutine il y a peu), on sait bien que la question du vaccin est encore en haute mer. Les vigies annoncent « terre » à tout va, mais ce sont encore des mirages. Les institutions culturelles, théâtres, opéras, savent bien en dépit des programmes affichés que les conditions de représentation « normales » ne reprendront ni cet automne, ni cet hiver. Car à supposer qu’un improbable vaccin voie le jour, il faudra des mois avant qu’il arrive dans les seringues du tout-venant, ce qui nous mène allègrement à l’été 2021. Le président de l’académie des sciences d’Allemagne Gerald Haug l’avait dit et avait horrifié: nous y voilà ou presque. (https://www.francemusique.fr/musique-classique/en-allemagne-les-salles-de-spectacles-pourraient-rester-fermees-18-mois-83100).
Bien entendu, personne ne le souhaite, et dans la société du « tout, tout de suite » qui est la nôtre, c’est une perspective qu’on met sous le tapis. Il reste que la question de la reprise de l’activité culturelle se pose, car si elle reprend, elle ne reprendra pas comme avant et en France, on n’a pas utilisé la courte période de répit pour tenter quelque chose.
L’État a été très silencieux en la matière, et en France où tout procède de lui, ce silence trahit une gêne. Car comment édicter des règles communes pour des théâtres ou des opéras, et des salles de musiques actuelles sans sièges, aux formats et configurations si différents ? Comment peut-on comparer la fosse d’orchestre de Bastille et celle de Lyon, le Théâtre des Célestins de Lyon et le TNP de Villeurbanne ou la Comédie Française. Comment édicter des règles pour des programmations diversifiées, pour des opéras avec un chœur d’une centaine de personnes et pas de chœur, entre Erwartung et Aida ? Il y a des difficultés à édicter un protocole général et universellement applicable.
On attend de l’État qu’il dise la règle. On attend de l’État qu’il paie. C’est de bonne guerre, mais du côté des institutions, qu’attendent d’elles-mêmes les grandes institutions culturelles, qu’attendent d’eux-mêmes les grands managers des Festivals qui communiquent à tout venant quand il n’y pas de problème et qui depuis les annulations en chaine, au moins pour le théâtre et la musique classique, n’ont pas dit grand-chose.
Alors regardons ailleurs, et méditons.
En Italie, en Suisse, en Autriche, et même en Espagne (au teatro Real) , on a tenté la reprise: les Festivals ont proposé une programmation, même réduite, même redimensionnée, certains Opéras ont proposé des saisons d’été, c’est le cas de Rome, une saison complète au Circo Massimo, ou des moments exceptionnels comme à Naples. Et partout, la reprise a été négociée avec l’appui des pouvoirs publics.
En Autriche, le poids du Festival de Salzbourg, le poids des Wiener Philharmoniker ou même de l’Opéra de Vienne est énorme, parce que ces institutions sont emblématiques de l’Autriche, de son histoire et de ses traditions, alors on les écoute et la programmation spéciale du Festival de Salzbourg a été décidée au plus haut niveau de l’État. C’était le centenaire du Festival musical le plus important du monde, et en deux mois, une proposition révisée a vu le jour, pas d’orchestres invités, présence des Wiener, deux productions d’Opéras, et quelques récitals, dont un cycle de huit concerts d’Igor Levit avec une assistance divisée par deux.
En Suisse, le festival de Lucerne a fait une proposition minimale, mais a quand même proposé une dizaine de concerts que Wanderer suit et dont il rend compte. Les financements sont différents, le poids de l’Etat fédéral est moindre qu’en Autriche, et l’autofinancement est fort. Il fallait jouer entre les possibles imposés par une assistance divisée par 2 et une programmation coûteuse. Il a fallu renoncer par exemple à la traditionnelle présence à Lucerne des Berlinois fin août début septembre.
Même situation en Italie, le pays le plus touché en Europe et qui avait besoin d’afficher ce retour à une certaine normalité, et partout, les Institutions culturelles ont été soutenues par les structures politiques, essentiellement régions et villes.
Dans ces trois pays, c’est l’initiative des structures culturelles, alliées et soutenues par les cadres politiques qui a abouti à une programmation. Sans les politiques, pas de soutien, pas d’argent, et pas d’autorisation sanitaire non plus. (A Naples, par exemple, c’est la région Campanie qui a financé toute la programmation du San Carlo, les deux opéras en version de concert aux distributions stratosphériques et la IXe de Beethoven). En France, le politique n’a pas bougé.
On sait que chaque pays gère les protocoles sanitaires et qu’il y a d’un pays à l’autre des différences, mais dans l’ensemble, les recommandations pour le public se ressemblent, port du masque, distanciation avec en Italie prise de température, en Suisse port du masque pendant le concert, en Autriche et en Italie on peut l’enlever, mais dans l’ensemble ce sont des mesures assez voisines.
Là où ils diffèrent c’est pour la protection des professionnels. Chacun veille évidemment à la sécurité sanitaire des artistes : en Italie on invente des mises en scènes distanciées ou l’on propose des versions concertantes avec orchestre et chœurs distanciés, en Suisse (à Lucerne) c’est sensiblement la même chose : 35 musiciens pour l’Eroica occupaient toute la largeur de la scène du KKL les 14 et 15 août. En Autriche, on ne renonce pas à une mise en scène « normale » (Le Cosi fan tutte de Loy est très rapproché, on se touche, on se frotte on s’embrasse) mais les artistes sont très régulièrement testés, il y a un dispositif sanitaire spécifique pour que tous les participants – solistes, orchestres, chœurs, techniciens- soient testés régulièrement. Plus généralement, on est presque plus attentif aux personnels qu’aux spectateurs ou aux visiteurs qui en dehors des règles communes, sont des êtres responsables.
Mais le Covid est dans les têtes partout, et les spectateurs se comportent de manière très concentrée ; car la situation invite à la concentration ; peu de tousseurs entre les mouvements, un silence tendu pendant la représentation et les toilettes à Salzbourg sont plutôt sobres: pas d’entracte pour en faire l’exposition.
Nos voisins ont réussi à produire là où la France-mère-des-arts n’a même pas essayé.
Ou plutôt seul René Martin a réussi à préserver la Roque d’Anthéron avec les conditions particulières du lieu, et Philippe de Villiers s’est débrouillé pour défendre le Puy du Fou et assurer la saison.
Et les autres ?
Il est bien sûr de bon ton d’accuser l’État et ce gouvernement. Je l’ai fait plus haut et à juste titre parce que l’État en France à la différence d’autres pays, n’a pas encouragé les institutions culturelles à faire des propositions alternatives, même en mode mineur, pour assurer symboliquement une présence culturelle durant l’été. Il a sans doute estimé cela superfétatoire et à la limite dangereux.
Pourtant, du côté des institutions plus petites et des initiatives locales, il y a eu beaucoup d’efforts et d’initiatives pour susciter des manifestations un peu partout, ce qu’à une époque on a appelé des « petits » festivals, expression cryptique qu’on voudra bien expliciter. Il faut saluer par exemple les efforts d’un Thomas Jolly à Angers ou les surgissements bienvenus, comme ce Festival du Château Rosa Bonheur, dédié aux compositrices, avec une jauge limitée à 100 personnes, (https://www.chateau-rosa-bonheur.fr/festival/), et il y a bien d’autres initiatives heureuses, disséminées dans le pays.
Le 19 août je crois, la ministre a rencontré les institutions culturelles qui une fois encore appellent l’État à l’aide pour obtenir des moyens ou libérer le secteur du protocole sanitaire et va sans doute laisser espérer une évolution dans un futur proche, tout au moins elle va référer les demandes au plus haut…comme tout ministre, la ministre de la Culture est un intermédiaire entre la terre et Dieu. Mais d’après ce qu’on sait, elle va demander la fin de la distanciation, puisque dans d’autres cadres (la SNCF, l’école même…), celle-ci est n’est plus une obligation. Ainsi, les institutions culturelles au nom de leur survie ne s’imposeront plus grand chose, sinon de belles paroles rassurantes. Je ne sais si c’est une solution, je sais seulement que cet été, toutes les manifestations se sont déroulées avec la distanciation et elles n’ont pas perdu leur âme.
On se trouve donc au cœur d’un paradoxe absurde. Au contraire d’autres pays, aucune grande institution culturelle n’a produit la moindre minute de spectacle vivant, mais l’État a assuré aux travailleurs du secteur une vraie protection. Ils ne travaillent pas, mais ils sont protégés. Il faudra bien que les artistes se remettent à produire, d’une manière ou d’une autre pour honorer leur fonction sociale…France-mère-des-arts…
On voit le danger d’un tel système. Une fois encore, la solution tombe d’en haut, les sous, les moyens, évidemment jamais suffisants et surtout, personne n’a abordé depuis cet été le problème central des conditions de la production de spectacles, des protocoles à mettre en place à la rentrée (on croit comprendre pourquoi, les institutions ne veulent pas de protocole contraignant…) . Seule (saine) réaction, celle de Jeremy Ferrari dans sa lettre ouverte il y a quelques jours. https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/covid-19-lettre-d-un-humoriste-au-gouvernement-16-08-2020-8368551.php
Si cet été quelques institutions en vue avaient programmé même a minima comme ailleurs, on aurait peut-être eu grandeur nature diverses expériences et configurations, comme en Italie, en Autriche, en Espagne et en Suisse, qui auraient permis de faire ensuite des choix, d’avoir plusieurs plans, plusieurs réponses à un problème qui, je le répète, ne va pas s’éteindre cet automne, ni même cet hiver et qui ne peut se traiter qu’au plus près du terrain et presque au cas par cas.
Le problème logistique d’ailleurs est beaucoup plus complexe pour les grands festivals rock avec leur assistance pléthorique que pour les festivals de théâtre et de musique classique, qui attirent un nombre de spectateurs moindre. Mais pour tous, la question est économique, celle de trouver un autre rapport entre l’offre et le nombre de spectateurs. Au lieu de cela, on a fait pleurer Margot sur un secteur sacrifié, mais les sacrifiés se sont laissé faire, refusant souvent implicitement de changer ou d’adapter leur format.
Ce qui frappe en Italie ou à Salzbourg, c’est la volonté d’arriver quoiqu’il en coûte à offrir une programmation, et par la diversité des réponses, voire par les risques qui ont été pris, on a vu l’imagination au pouvoir, mais aussi l’enthousiasme de reprendre l’activité, quoiqu’il en coûte, tout en essayant de préserver la santé des spectateurs et des professionnels. Une institution aussi importante que l’Opéra de Rome a bouleversé sa programmation et Daniele Gatti ne dirigera pas cet automne Rake’s Progress comme prévu, mais Zaide de Mozart, plus économe en moyens et plus conforme aux exigences sanitaires.
Pour chaque institution, la programmation est un vaste point d’interrogation et certaines ont pris ou prennent des décisions en essayant de s’adapter presque au jour le jour, tant le terrain est accidenté et le brouillard épais.
L’État a-culturel (pour reprendre en l’adaptant une expression du regretté Marc Fumaroli) a fait le choix de faire taire le secteur en donnant de l’argent et en assurant la pérennité de l’intermittence. Et le secteur a ouvert les vannes des vallées de larmes sur le monde culturel arrêté. Pour le reste, il n’a pas un seul instant encouragé les grandes institutions culturelles qui illuminent l’été comme Avignon ou Aix à proposer quelque chose de minimal au public. Manque d’imagination ? Peur panique -partagée par tous, État, collectivités territoriales et locales, institutions elles-mêmes-, d’être accusé(s) de laxisme si l’épidémie reprenait : elle est en train de reprendre de toute manière et on n’a même pas essayé de lutter.
Sauf au Puy du Fou, qui devient l’emblème du combat pour le maintien de l’activité…Il y a de quoi s’inquiéter pour ce pays de peurs et d’hésitations, où l’imagination et le courage s’effacent au profit de la pusillanimité.
A-t-on entendu, après les valses hésitations qui ont précédé l’annulation, les responsables de grandes institutions comme Avignon ou Aix, proposer, demander une dérogation, suggérer une programmation de substitution redimensionnée aux exigences de la pandémie ? On croit rêver en lisant qu’une « institution » aussi solidement arrimée à son os que Jean-Michel Ribes « ignorait » qu’il y eût des possibilités de dérogations. Voilà quelqu’un qui dirige un théâtre et ne se tient donc pas au courant des textes ?
Et si les grandes institutions s’étaient un peu agitées, elles l’auraient fait savoir, rien que pour montrer au bon peuple qu’elles avaient envie de reprendre , qu’elles avaient des propositions alternatives mais que l’État-castrateur leur a brûlé les ailes et étouffé leur enthousiasme renaissant.
Mais non, elles ne l’ont pas fait, parce qu’elles n’ont pas voulu, ni osé jouer leur rôle de défenseur de leur institution et de serviteurs d’un public qui serait venu, même divisé par deux ou trois. Surtout, elles n’ont pas répondu à leur mission. On dit en italien Onore onere (à l’honneur correspond la charge…) : on veut bien de l’honneur, mais pas de ce qui va avec.
D’autres pays l’ont fait, dont l’Italie, bien plus atteinte par le virus que nous qui a voulu faire de cette reprise des spectacles un symbole fort. La France n’a rien fait, non seulement à cause d’un État qui s’est lavé les mains de la reprise de l’activité culturelle et qui s’est contenté de servir à la profession un abondant plat de lentilles (ce qui était important voire indispensable) et de l’autre des managers culturels habiles par temps calme et muets dans la tempête, qui au fond, se sont lavés les mains eux aussi d’une programmation de secours ou redimensionnée, et ils n’ont ni proposé, ni lutté pour assurer une présence estivale de leur institution : quand on compare ce qu’a proposé Salzbourg et ce que propose le Salzbourg français, Aix en Provence, même si une alternative numérique a été pensée, et c’est méritoire, on reste perplexe par ce qui a été produit et sur l’effet médiatique ou culturel, et surtout sur l’objectif poursuivi. Les artistes étaient présents, ils répétaient, une production pouvait être montée, à la salzbourgeoise, à la romaine, à la napolitaine, à la madrilène, d’autant que le Théâtre de l’Archevêché est en plein air, ça aurait eu un plus grand effet, voire un effet d’entrainement.
Et Avignon ? Il y a là aussi des lieux à ciel ouvert, dont la Cour d’honneur. Une seule production, comme « aux origines », dans la cour d‘honneur, avec moitié moins de spectateurs mais avec les artistes qui de toute manière étaient inoccupés, ça n’était vraiment pas possible ? En deux mois Salzbourg a monté une programmation, en un mois Rome comme Naples ont monté une programmation et construit ex nihilo une scène, des gradins, des coulisses. Pas Avignon ? Pas Aix ?
L’Allemagne est un cas un peu différent : il y a peu de Festivals d’été (Baden-Baden mais c’est à Pâques son grand moment et le festival de Schleswig Holstein annulé aussi organise quelques manifestations fin août en appelant cet été « l’été des possibles » – Sommer der Möglichkeiten), mais le territoire est maillé de théâtres publics avec leur personnel technique et artistique salarié : ouvrir même avec un public plus espacé ou réduit coûtera moins que laisser fermer parce que la présence d’un public même réduit atténuera les charges. Avantages en l’occurrence du système de répertoire.
Il reste la question du Festival de Bayreuth, le plus important du pays, dont la situation est particulièrement délicate. Si la pandémie dure jusqu’à l’été 21 et au-delà, l’adaptation du Festival de Bayreuth à la situation posera de vrais problèmes dans la mesure où à la différence de Salzbourg, il ne possède pas trois salles, mais une salle, qui est l’objet-sujet du Festival.
Et la question n’est pas celle du public, on mettra un siège occupé sur trois et on aura un protocole strict – avec le problème des entractes d’une heure et de la restauration, mais on y arrivera sans doute. Ce n’est pas non plus la question de la scène et des chanteurs, ni des techniciens, on peut tout résoudre en termes de mise en scène et d’organisation technique. Salzbourg l’a montré et va sans doute servir de modèle.
La question est celle de la fosse, le lieu vedette de ce théâtre, qui est une étuve, avec des musiciens très serrés et enfermés pendant des heures. Un vrai bouillon de culture. On ne peut reprendre en plein air ou dans un autre lieu, sinon le Festival perd son âme, sa nature, son objet, sa singularité.
Alors si l’on veut reprendre à Bayreuth il faudra une politique sanitaire drastique pour protéger les musiciens, une politique de tests permanents, à moins que d’ici là d’autres tests aient été trouvés, plus faciles et plus rapides, et qu’on ait pu convaincre les musiciens de venir y jouer ou des versions de concert avec orchestre sur scène, ce qui se profile un peu avec la Walkyrie prévue en 2021. D’ailleurs le Festival vient de communiquer qu’il donnera le programme 2021 en fin d’année, signe que les choses ne sont pas encore stabilisées et mettra en vente les billets en janvier 2021, avec une probable réduction de l’offre. Voir le communiqué: https://www.bayreuther-festspiele.de/festspiele/news/2020/ticketing-2021/
Seul un vrai pilote dans l’avion peut prendre des décisions, – et actuellement c’est difficile -, mais je gage que si Bayreuth reprend, ce sera avec un nombre de places réduit et moins de productions jouées peut-être plus souvent, pour permettre des alternances plus lâches et moins de personnel pour abaisser les coûts. Mais c’est très loin d’être gagné.
En Allemagne cependant, on vient de voir que Charité (le grand Hôpital de Berlin, qui inspire la politique sanitaire allemande) a déclaré qu’il ne voyait pas d’inconvénient à ce que les salles d’opéra et de théâtre soient pleines sans distanciation :
Attendons donc, tout est ouvert là encore et les évolutions sont rapides: peut-être notre ministre portera-t-elle cette information en appui de ses demandes.
Je suis conscient qu’on pourra m’objecter mon ignorance des vrais problèmes, de la logistique, de la technique etc… et me renvoyer au comptoir du café du Commerce d’où j’édicte mes y’avait qu’à ou mes y’a qu’à…J’assume d’être un observateur naïf, mais je voyage en Union Européenne, à nos portes, et je vois simplement qu’ailleurs on a abattu des montagnes pour produire, et que la France des Festivals est une morne plaine, comme Waterloo et ça me désole et provoque ma colère.
Ce n’est pas seulement l’État, lamentable en l’occurrence, qui est responsable de la situation : ceux qui ont voulu ont produit, Le Puy du Fou, La Roque d’Anthéron. Et si de Villiers a obtenu le feu vert de l’Élysée, au moins il est allé au bout de sa logique. L’Élysée aurait-elle donné le feu vert à Avignon ou Aix ? Moindre valence politique : au poids, les autres ne valent pas un de Villiers sans doute aux yeux du Prince. Mais ont-ils seulement essayé ? Ils sont co-responsables de ce désastre en termes d’image, de ce désastre en termes de valeurs et je dirai, d’éthique. Cette incapacité à défendre l’activité de leur institution, à inventer, à s’adapter à la situation, cette absence de volonté de lutter me laisse quelques doutes. Durch Schäden wird man klug dit-on en Allemagne, c’est par les problèmes qu’on devient intelligent, il y a encore du chemin à faire.
Enfin, cet automne, ou cet hiver, dans ce pays qui a connu des mouvements sociaux et les gilets jaunes, le syndicalisme présent et actif dans le spectacle aura beau jeu d’ajouter aux revendications habituelles, les considérations sanitaires pour freiner l’activité, à l’Opéra de Paris ou ailleurs, et là ce sera la boite de Pandore, car s’il y a une leçon à retenir de la crise de l’Opéra de Paris, c’est que bien peu ont pleuré son absence – sinon les passionnés. ou les abonnés qui avaient investi de l’argent. Veillons tous à ce que l’absence de spectacle vivant ne finisse pas dans l’indifférence. Certains pensent même déjà que le Covid en a signé ou au moins en annonce la fin.
Préserver l’industrieuse Genève des méfaits d’un théâtre, c’est ce qu’en une soixantaine de pages, le plus célèbre des genevois, Jean-Jacques Rousseau préconise dans sa fameuse « Lettre à D’Alembert sur les spectacles ». Mais au moment même où Rousseau écrit, cette opinion est déjà battue en brèche puisque l’opéra est représenté dans plusieurs salles, dont « La Grange des étrangers » puis le théâtre de Neuve, ancêtre de l’actuel Grand Théâtre inauguré en 1879. Le Grand Théâtre fait pour accueillir le Grand Opéra, il ouvre en effet avec le Guillaume Tell de Rossini. Il y a par ailleurs à Genève une vraie tradition wagnérienne : depuis la reconstruction du Grand Théâtre, incendié en 1951 (suite à une erreur de mise en place d’effets spéciaux pour Die Walküre) et réouvert en 1962, on a connu à Genève plusieurs productions du Ring complet, bien plus nombreuses qu’à Paris. La tradition historique du Grand Théâtre, c’est la grosse machine lyrique : si c’est Guillaume Tell qui ouvre en 1879 le Grand Théâtre tout neuf, c’est Don Carlos de Verdi qui ouvre en 1962 le nouveau théâtre de 1500 places à vision frontale, avec sa large scène, plus faite pour accueillir Les Huguenots ou Götterdämmerung que Cosi fan tutte. J’ai abordé il y a quelques jours à propos de Zürich la situation de l’Opéra en Suisse, et notamment les trois théâtres les plus importants, Zürich, Genève, Bâle. Zürich est la capitale économique de la Suisse et son opéra est le plus riche. Genève est une ville internationale dont l’Opéra est le plus vaste du pays, et la plus grande scène, mais moins riche que Zürich. Il en résulte que chacune des deux institutions fonctionne selon les systèmes qui se partagent la culture lyrique d’aujourd’hui, Zürich, théâtre de culture germanique, est un théâtre de répertoire, et Genève, de culture plutôt latine, est un théâtre de stagione.
Si l’on s’appuie et sur l’histoire et sur la culture théâtrale locale, Genève est un théâtre de stagione plutôt destiné (historiquement, c’est pour cela qu’il est né) à promouvoir des grands spectacles : l’opéra de Genève est né pour célébrer une bourgeoisie travailleuse et enrichie, qui voulait par son théâtre imiter…le Palais Garnier, dont le Grand Théâtre est le lointain cousin. Il n’y a pas de hasard si le suisse Rolf Liebermann, administrateur général de l’Opéra de Paris, l’un des grands princes de l’Opéra du XXème siècle, a fait en sorte qu’Hugues Gall, son bras droit, devienne l’heureux directeur du Grand Théâtre à partir des années 1980, où son action fut déterminante sur une quinzaine d’années. À son départ pour Paris en 1995, plusieurs directeurs se sont succédés, Renée Auphan, de 1995 à 2001, puis de 2001 à 2009 Jean-Marie Blanchard qui donna au Théâtre un incontestable prestige artistique, mais que des crises successives dans les dernières années, dues à des problèmes d’organisation technique et administrative, ont contraint à ne pas renouveler son contrat. C’est Tobias Richter, venu du Deutsche Oper am Rhein, qui en est depuis le directeur général
Pour une ville comme Genève, le Grand Théâtre est une nécessité en terme d’image: une ville siège de plusieurs organisations internationales doit avoir un théâtre de prestige ; c’est aussi une nécessité culturelle, et stratégique ; la plus grande ville francophone de Suisse se doit de répondre en écho à la plus grande ville germanophone. Mais autant le théâtre de Zürich reste par delà les vicissitudes une maison de référence, celui de Genève doit faire face quelquefois à des crises (à la fin des années Blanchard) mais aussi à des problèmes structurels (le Grand Théâtre est fermé pour deux ans à cause d’importants travaux sur la structure) et même à des problèmes d’identité culturelle : dans le concert des théâtres européens et francophones de référence, Genève a perdu un peu de relief, face à sa voisine Lyon à la politique artistique beaucoup plus dynamique, mais aussi face à des structures comme l’Opéra des Flandres ou La Monnaie, qui devraient être comparables à Genève et qui ont une ligne artistique plus lisible.
Il faut dire que Genève a aussi un fort handicap, qui est l’absence d’un orchestre maison : l’Orchestre de la Suisse Romande, qui fut l’une des plus prestigieuses phalanges d’Europe, se partage entre la fosse du Grand Théâtre et le podium du Victoria Hall, sans avoir réussi à retrouver un chef qui lui redonne le lustre perdu ni perméabilité des chefs: on voit rarement, très rarement même, le directeur musical de l’OSR dans la fosse de l’opéra, comme si on voulait bien marquer les domaines de chacun, alors qu’on gagnerait sans doute à plus de cohérence, mais aussi de cohésion. Espérons en Jonathan Nott, qui a si bien réussi à Bamberg, et qui est aussi un bon chef d’opéra.
Et dans les deux ans qui viennent, le Théâtre s’est replié dans la structure provisoire qui servit à la Comédie Française, le Théâtre éphémère devenu à Genève Opéra des Nations, situé dans le voisinage des Nations Unies, une structure à la capacité moindre (un millier de places) et aux possibilités techniques inférieures au Grand Théâtre, ce qui impose une programmation plus limitée en termes de répertoire, qui correspond bien moins à la tradition maison : au Grand Opéra et à Wagner, dont la dernière production du Ring (Metzmacher, Dieter Dorn et Jürgen Rose) a constitué le climax des dernières années, va se substituer un travail sans doute concentré sur l’Opéra Comique français (tradition française oblige), le Bel Canto (qui rappelons-le est plutôt destiné à ces salles de dimensions moyennes), Mozart et le baroque (qui n’est pas vraiment la tradition locale, bien que la Salle Théodore Turrettini, dans le bâtiment des Forces motrices, ouverte en 1997, se destinât originellement à ce type de répertoire).
Enfin, la question du public de Genève se pose : un public vieillissant, plutôt traditionnel, et mondain, et une politique qui n’est pas vraiment dirigée vers les jeunes générations (de 20 à 45 ans) : le public de Lyon par comparaison a une moyenne d’âge inférieure à 50 ans et une forte proportion de public de moins de 25 ans. Reconstituer un public, cela prend du temps, et les travaux actuels ne facilitent pas l’entreprise.
Comme on le voit, la situation n’est pas simple et tout lecteur de la saison de Genève doit avoir en tête et cette histoire, et cette tradition, et surtout les conditions actuelles de travail, techniquement plus limitées, qui impliquent une offre à la fois plus modeste et plus diversifiée, mais en même attirante pour déplacer le public de la Place Neuve en plein centre, aux marches de la Ville.
La tradition de la stagione est respectée, pour une saison de septembre à juin (de 10 mois) et sept nouvelles productions. La question technique de l’adaptabilité des formats de production à l’Opéra des Nations fait que les productions maison du Grand Théâtre peuvent difficilement rentrer dans la salle provisoire, et qu’il faut donc soit produire du neuf, soit coproduire, soit louer des spectacles ailleurs, et pour garantir des levers de rideau en nombre correct, proposer d’autres formes, comme le théâtre pour enfants, les récitals ou l’opéra en version de concert. Ce sont 30 mois de jonglage qui attendent l’administration du Théâtre.
PRODUCTIONS d’OPÉRA
SEPTEMBRE
Manon de Jules Massenet
La saison s’ouvre sur un des opéras les plus populaires du répertoire français, pour un des grands mythes de la littérature, de la scène et du cinéma, le mythe de Manon (tiens, d’ailleurs un Festival « Manon » aurait sans doute été bienvenu, avec les ballets et les films, mais aussi des œuvres en version de concert comme la suite de Manon écrite par Massenet Le Portrait de Manon, ou l’opéra comique d’Auber ) . En complément est prévue seulement la Manon Lescaut de Puccini en concert.
La direction musicale est assurée par le slovène Marco Letonja, un chef de qualité directeur musical du Philharmonique de Strasbourg, (qui avait déjà dirigé la Medea de Cherubini) et la mise en scène par Olivier Py, qui revient à Genève après sa trilogie du diable (sous Blanchard) sa Lulu et son célèbre Tannhäuser qui fit découvrir certaines réalités masculines à des spectateurs qui n’en revenaient pas (et Nina Stemme par la même occasion). Olivier Py, digne directeur du Festival d’Avignon, s’est beaucoup assagi, d’aucuns diraient assoupi, mais cela garantit quand même un niveau de qualité enviable.
La distribution affiche Patricia Petibon et Bernard Richter, deux garanties. Patricia Petitbon qui était la Lulu de Py, sera sa Manon, d’ici à faire un lien entre les deux, il n’y a qu’un pas que franchit d’ailleurs le pitch du site du Grand Théâtre.
Coproduction avec l’Opéra Comique de Paris, dont l’espace et les possibilités scéniques ne sont pas trop différentes de l’Opéra des Nations, et qui lui aussi est en travaux…
Du 12 au 27 septembre (8 représentations)
NOVEMBRE
Der Vampyr, de Heinrich Marschner
Voilà une excellente initiative qui va faire courir tous les curieux de nouveauté, et surtout les lyricomanes. On dit toujours que l’opéra wagnérien naît de l’écoute de Weber et de Schubert, bien sûr on oublie les italiens, mais on oublie surtout Marschner qui à l’époque avait autant de succès que les autres dans le genre de l’opéra fantastique. Sur un livret de Wilhelm August Wohlbrück, d’après Der Vampir oder die Totenbraut (1821) de Heinrich Ludwig Ritter, basé sur la nouvelle The Vampyre de John Polidori. La production présentée cette saison à la Komische Oper Berlin a évidemment fait couler quelques quantités d’encre, dans une mise en scène du metteur en scène allemand Antú Romero Nunes, ce qui nous garantit le tripatouillage du livret dont il s’est fait la spécialité, lui qui s’est fait connaître en présentant des livrets d’opéra en version théâtrale. C’est un metteur en scène inconnu hors d’Allemagne (on lui doit notamment à Munich un Guillaume Tell très sage et un Ring sans musique à Hambourg). Y aura-t-il à Genève les coupures qu’on lui a reprochées à Berlin ?
En tous cas la distribution est stimulante, avec notamment Tómas Tómasson (Klingsor dans le Parsifal de Barenboim/Tcherniakov à Berlin), Jens Larsen (en troupe à la Komische Oper), Shawn Mathey et Laura Claycomb. L’orchestre sera dirigé par le remarquable Dmitri Jurowski, ce qui garantit une très haut niveau musical.
Du 19 au 29 novembre (7 représentations). Il FAUT aller voir ce spectacle, vaut le TGV, et tous moyens de transports possibles y compris le bus si on habite le genevois français ou Annemasse.
DÉCEMBRE-JANVIER
La Bohème, de Giacomo Puccini
J’écrivais dans la présentation de saison de Zürich que « toute reprise de La Bohème est alimentaire ». À l’évidence, cette série de 12 représentations avec grosso modo 2 distributions en période de fêtes est faite pour remplir et salle et caisses. Il est évident qu’il faut des opéras populaires pendant ces deux ans de travaux, et les anciens se souviendront qu’à Paris, La Bohème, qui est entrée au répertoire du Palais Garnier en 1973, était auparavant un titre destiné à l’Opéra Comique au format bien plus réduit. Cette version conviendra donc à l’Opéra des Nations.
Deuxième règle : pour attirer le public pour les grands standards de l’opéra, il ne faut surtout pas l’effrayer . Et donc il est à attendre une mise en scène sage. Mathias Hartmann a réalisé une Elektra à Paris sous Mortier, et c’est la même équipe qui a fait le Fidelio du Grand Théâtre de la saison 2014-2015 qui n’avait pas fait l’unanimité. L’orchestre sera dirigé par Paolo Arrivabeni l’un des chefs habitués de ce répertoire, et la distribution est solide sans être exceptionnelle. Rodolfo sera Aquiles Machado qui roule sa bosse entre Las Palmas et Moscou dans les rôles traditionnels de ténor italien. Mimi sera d’une part la charmante Ekaterina Siurina, et d’autre part Ruzan Mantashyan, soprano lyrique qui a débuté il ya deux ou trois ans et qui a beaucoup chanté Musetta.
Musetta en revanche sera en alternance Julia Novikova soprano colorature qu’on commence à voir dans de nombreux théâtres et la jeune Mary Feminear des jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre. A dire vrai, cette distribution est un peu passe partout, on compte sur l’effet « titre » pour attirer le public, et pas vraiment sur les solistes.
À noter, plus intéressant, un spectacle jeune public de Christof Loy sur « Les scènes de la vie de Bohème » préparatoire à cette série de représentations (voir plus loin)
Du 21 décembre au 5 janvier (12 représentations).
JANVIER FÉVRIER
Il Giasone, de Francesco Cavalli.
Un opéra de carnaval, qui traite évidemment des amours de Médée et de Jason, en version moins tragique que d’habitude. C’est l’excellent Leonardo Gárcia Alarcón qui dirigera la Capella Mediterranea, son orchestre, choisi pour cette série de représentations, ce qui garantit évidemment la cohésion et un travail approfondi alors que l’an dernier (pour Alcina les musiciens de la Capella Mediterranea assuraient seulement le continuo). Il est bon de créer des fidélités, notamment dans un répertoire moins familier du public de ce théâtre. Cela permet de tisser des liens artistiques et musicaux, mais aussi de fidéliser un public peut-être nouveau. Avec le transfert à l’Opéra des Nations, il serait bon d’afficher une ligne de programmation en évolution, qui puisse inclure ce type de collaboration plutôt stimulante.
C’est le jeune et talentueux contreténor Valer Sabadus qui sera Giasone, et la mezzo norvégienne spécialiste de ce répertoire Kristina Hammarström, vue dans Alcina cette saison, tandis que Dominique Visse le grand contreténor français sera Delfa.
Une belle distribution, bien construite, dans un spectacle qui sera mis en scène par l’italienne Serena Sinigaglia dans des décors d’Ezio Toffolutti, c’est à dire une ambiance sans doute plutôt traditionnelle mais élégante, ce qui changera de l’analytique David Bösch (Alcina cette année), invité cette prochaine saison pour Mozart.
Du 25 janvier au 7 février (7 représentations)
MARS
Wozzeck d’Alban Berg
Une production louée, pour un opéra qu’on ne reprend pas régulièrement. On peut supposer que c’est une décision peut-être récente parce que la distribution est en cours, et que seul le Wozzeck du remarquable Tomasz Konieczny est affiché (mais c’est déjà une garantie) qui a créé la production en 2015 à Chicago. La production est de David McVicar, au modernisme modéré (un type d’approche qui convient aux USA) et qualifiée « d’humaniste » par la critique américaine. L’orchestre sera dirigé par le suisse Stefan Blunier le GMD de l’opéra de Bonn et directeur musical du Beethoven Orchester Bonn (qui devrait quitter ses fonctions en fin de saison).
Du 2 au 14 mars 2017 (7 représentations)
Production du Lyric Opera de Chicago
MAI
Così fan tutte, de W.A.Mozart
Il eût été étonnant que dans une salle aussi adaptée à Mozart que l’Opéra des Nations, celui-ci fût absent. Così fan tutte, 6 chanteurs, recours au chœur limité, est un opéra idéal pour ce type de lieu au rapport scène-salle très favorable. La distribution est soignée, Veronica Dzihoeva (Fiordiligi), Alexandra Kadurina (Dorabella), Steve Davislim (Ferrando), Vittorio Prato (Guglielmo), Monica Bacelli (Despina) et Laurent Naouri (Don Alfonso), l’orchestre est dirigé par Hartmut Haenchen le chef allemand qu’on va voir pas mal dans la région puis qu’il dirige Elektra et Tristan à Lyon, et la mise en scène est confiée à David Bösch, le metteur en scène en vogue en ce moment (il vient de proposer Idomeneo à Anvers, il prépare Meistersinger à Munich et il a mis en scène Alcina à Genève)
Du 30 avril au 14 mai (8 représentations)
JUIN
Norma, de Vincenzo Bellini.
Je vis Norma il y a déjà longtemps à Genève (June Anderson, Inès Salazar). On compte sur les doigts les productions de Norma qui tiennent la route et on attend le moment où la Scala aura le courage de mettre à l’affiche cet opéra qui y manque depuis une quarantaine d’années (dernière Norma scaligère: Caballé). C’est une gageure. Le récent forfait d’Anna Netrebko attendue à Londres en est une preuve. Il faut une Norma, et le marché en a plusieurs, mais aucune n’est incontestable, sauf la Bartoli, mais dans des conditions spéciales. Sans doute la réussite dans Medea d’Alexandra Deshorties à Genève a donné l’idée de lui confier le rôle de la druidesse. Elle sera entourée de Marco Spotti dans Oroveso, et Ruxanda Donose dans Adalgisa; Pollione n’est pas encore distribué…
La production a été louée à Stuttgart, elle remonte à 2002 et elle est signée Jossi Wieler et Sergio Morabito dans des décors d’Anna Viebrock, la décoratrice fidèle de Christoph Marthaler. La production a voyagé, en Russie, en Sicile, et a été assez souvent reprise à Stuttgart où elle avait obtenu le qualificatif d' »Event of the Year » à sa création; c’est l’américain John Fiore (Parsifal à Genève, Tristan à Zürich), un authentique musicien de grande qualité qui dirigera l’OSR.
Du 16 juin au 1er juillet (7 représentations)
A ces sept productions, on doit ajouter trois titres en version de concert qui complètent la programmation. The indian Queen, de Henry Purcell
La dernière œuvre de Purcell que son frère acheva, une histoire d’amour entre Aztèques et Incas. Concert unique pour ouvrir la saison en profitant d’une tournée de MusicAeterna, et de son chef Teodor Currentzis, une star fantasque de la baguette, ainsi que des chœurs de l’opéra de Perm, qui présentent en version de concert une production de 2013 de l’Opéra de Perm.
Avec Johanna Winkel, Paula Murrihy, Ray Chenez, Jarrett Ott, Christophe Dumaux, Willard White.
Le 4 septembre 2016.
Manon Lescaut, de Giacomo Puccini
Pour faire écho à la Manon de Massenet, celle d’un Puccini encore jeune qui par cette Manon Lescaut devient une célébrité. Pour l’occasion, sont invitées les forces du Teatro Regio de Turin sous la direction de leur chef Gianandrea Noseda. Manon Lescaut sera Marie José Siri, Des Grieux Gregory Kunde, et Lescaut confié à Dalibor Jenis.
Le 30 mars 2017
Orleanskaya Deva (Орлеанская дева )(La Pucelle d’Orléans).
Une rareté, dans la saison de l’OSR, qui aura lieu au Victoria Hall, un opéra dérivé de Die Jungfrau von Orléans de Schiller, pour 3 soirées.
La distribution comprend Ksenia Dudnikova (Jeanne d’Arc), Migrant Agadzhanyan (Charles VII) et Mary Feminear (Agnès Sorel), tous deux jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre de Genève, et entre autres, Roman Burdenko et Aleksey Tikhomirov. L’orchestre de la Suisse romande sera dirigé par le remarquable Dmitry Jurowski.
Les 6, 8 et 10 avril 2017
Et dans la programmation quelques productions pour la jeunesse qu’il faut signaler
Le chat botté, de César Cui. César Cui, un compositeur russe important du XIXème siècle (mort en 1918) qui n’est pratiquement plus jamais représenté. C’est l’occasion de découvrir sa musique dans une production de Strasbourg de 2013, dirigée par Philippe Béran et dans une mise en scène de Jean Philippe Delavault. Les interprètes en sont les jeunes solistes en résidence à Genève.
Dates : Octobre, sans autre précision
Scènes de la vie de Bohème, d’après Henry Murger et Puccini.
Version pour piano de La Bohème de Puccini, présentée en 2011 au Deutsche Oper am Rhein à Düsseldorf, sur une idée de Christof Loy pour jeune public
Pas d’autres précisions et dates prévues entre fin novembre et décembre 2016, en amont des représentations de La Bohème.
Pierre et le Loup/le Carnaval des animaux Une spectacle créé en octobre 2016 qui devrait être donné tout au long de la saison où Philippe Béran initiera les enfants à la chose musicale (instruments) Pas d’autres précisions
Enfin, un certain nombre de récitals :
13 septembre 2016, 19h30
Thomas Hampson, baryton
29 septembre, 19h30
Erwin Schrott, Rojotango Erwin Schrott le baryton basse avec 7 musiciens aborde l’univers du tango.
Mercredi 12 octobre, 19h30 Camilla Nylund, soprano, Helmut Deutsch, piano
Wagner, Mahler, Strauss
27 janvier 2017, 19h30 Christian Gerhaher, baryton,
Gerold Huber, piano
Schumann
Vendredi 17 mars à 19h30 Joyce di Donato, mezzo soprano
Orchestre (lequel ?) dirigé par Maurizio Benini
Mardi 9 mai à 19h30
Karita Mattila, Ville Matvejeff, piano
Dimanche 28 mai, 19h30
John Osborn/Linette Tapia
Samedi 17 juin, 19h30 Patricia Petibon Suzanne Manoff, piano
La saison 2016-2017 de Genève ne manque pas d’intérêt, même si tout n’est pas d’égale qualité, du moins sur le papier. La situation impose effectivement moins de productions, et habilement la saison est présentée sans faire la différence entre les représentations scéniques et les concerts : on est piégé par la présentation du site.
Justement, les spectacles de complément (notamment les spectacles pour enfants et les récitals) semblent présentés par le site un peu à la va vite, sans dates, sans grandes précisions comme si les choses étaient encore en cours…. Quant aux récitals, à part les textes de présentation un peu racoleurs, certains indiquent vaguement un programme, d’autres même pas de pianiste ou d’orchestre, ni évidemment de programme. Je ne suis pas particulièrement bégueule, mais cela me paraît de la part d’un théâtre de ce niveau un peu léger. En principe, les programmes sont annoncés, les pianistes sont annoncés. Annoncer le nom seul veut dire que le public va aller au concert sur le seul nom…Au moins une phrase du genre « Programme TBA » serait acceptable a minima. C’est se moquer gentiment de son public que de procéder ainsi.
Et puisque la saison présente un nombre de productions réduit, pourquoi ne pas envisager des actions de complément autour des productions qui enrichiraient la programmation sans énormes frais supplémentaires (projections, conférences).
Enfin, que pour une production aussi importante que Wozzeck la distribution ne soit pas indiquée ne laisse pas d’étonner. Où est la précision horlogère suisse ? [wpsr_facebook]
Dans un festival dont le titre est « Pour l’humanité », La Juive de Jacques Fromental Halévy est légitime, tant le message de l’œuvre est fort qui se termine, quand Rachel est jetée au bûcher, par des hurlements de la foule : « Oui c’en est fait oui c’en est faitet des Juifs nous sommes vengés. »
C’est un opéra créé en 1835, que Wagner aimait, qui eut un succès national et international (600 représentations à l’Opéra de Paris), pour enfin disparaître des programmes en 1934, victime de l’agitation des années trente et de la deuxième guerre mondiale. Repris en 2007 à Paris, il n’y a pas été reproposé depuis, comme si la malédiction continuait.
Et cette année, deux propositions : celle de l’Opéra de Lyon à l’occasion du Festival annuel, mise en scène par Olivier Py et celle du Bayerische Staatsoper en ouverture du Festival d’été, avec Roberto Alagna en Eléazar, Bertrand de Billy au pupitre et dans une mise en scène de Calixto Bieito . Enfin une production strasbourgeoise se profile en 2017.
Il y a une foule de raisons qui justifient la reprise de cet opéra. La musique d’abord, beaucoup plus raffinée et novatrice que ce qu’on pense habituellement. On la classe dans les « Grands opéras » qui gravitent autour de Meyerbeer, mais cette musique vaut bien mieux que l’ostracisme dont elle a fait l’objet.
La trame ensuite, terrible histoire de vengeance, de cruauté, de haine et de racisme, et magnifique plaidoyer pour la tolérance, ce qui aujourd’hui n’est pas si inutile.
Et d’abord ce titre, si agressif : La Juive ! L’objet du délit affiché directement à la face du spectateur. Que dirait-on aujourd’hui d’un tel titre, ou que dirait-on aujourd’hui d’une création qui s’appellerait « l’Arabe », ou « la Turque » ? Nous aimons les périphrases la langue atténuée, l’euphémisme, et La Juive dans sa brutalité agresse nos sens ouatés.
Et pourtant le titre dessille d’autant plus que Rachel la juive ignore qu’elle ne l’est pas, et qu’elle meurt parce qu’elle veut rester fidèle à sa foi.
Voilà une histoire de fidélité et d’infidélité, de profondeur et de légèreté, sur un des meilleurs livrets de Scribe, le librettiste emblème du Grand Opéra qui pour une fois a su non sans finesse poser le drame et les personnages. Le drame se joue sur fond historique, le concile de Constance en 1414 qui met fin au grand schisme d’Occident et qui aboutit au retour du Pape à Rome, sous l’influence de l’Empereur. C’est aussi et surtout un drame de l’intime qui met en scène deux hommes qui ont perdu toute leur famille dont l’un, le juif Eléazar, nourrit un désir inexpiable de vengeance, car Brogni alors magistrat a envoyé ses fils au bûcher, et l’autre, c’est Brogni lui même qui a perdu sa famille dans un incendie, est rentré dans les ordres, puis aujourd’hui cardinal.
Éléazar a recueilli un bébé devant la maison des Brogni, une fille qu’il a élevée dans la foi juive, et qui est amoureuse d’un jeune étudiant qu’elle croit juif mais qui se révèle non seulement chrétien, mais aussi un des puissants princes de l’Empire, vainqueur des hussites, risquant ainsi son statut et sa vie parce qu’il est interdit d’avoir commerce avec une juive.
Bien sûr, on peut discuter à l’envi la « partialité » du livret de Scribe qui fait de Brogni le personnage le plus positif ou le moins négatif de l’histoire, et de Rachel, la victime juive qui meurt en martyr, pour sauver l’être qu’elle aime, et donc qui meurt plutôt comme une chrétienne. Mais comme elle est la fille perdue de Brogni elle est donc chrétienne. Bon sang ne peut mentir.
Du Grand Opéra, La Juive a des caractères : un arrière-plan historique, des dimensions respectables (il faut généralement couper, comme c’est le cas dans les représentations lyonnaises), des chœurs monumentaux, du spectacle (il y avait de quoi ravir les yeux au XIXème, costumes chamarrés, chevaux, changements de décor), et des rôles difficiles à chanter. Pourtant, il y a moins de protagonistes que dans d’autres œuvres de la même période, et surtout, moins de palettes vocales : une basse, deux ténors, deux sopranos, parmi les protagonistes. Toutefois, un ténor et un soprano lirico spinto et un ténor « leggero » ainsi qu’un soprano colorature : autrement dit, deux voix « lourdes » et deux voix légères, en parallèle. Ainsi, le petit nombre de personnages principaux centre l’intrigue sur une intimité tragique, peut-être plus forte que les fastes de la forme opératique dont elle est issue.
Mais l’œuvre au-delà des intimités, traite de la douloureuse question des juifs, et à travers eux, de la question de l’humanisme et de l’humanité, dans le sens où la reconnaissance de l’humanité de l’autre est l’une des conditions du vivre ensemble, une question au centre de nos préoccupations qui n’est pas encore résolue de nos jours et qui sans doute ne le sera jamais. C’est bien la question posée par le Festival de l’Opéra de Lyon.
Aussi la mise en scène d’Olivier Py affiche-t-elle la couleur, d’une manière insistante et même provocatrice, contextualisant le propos dans la France d’aujourd’hui : dès le début la foule brandit un calicot « Dehors les étrangers », et des panneaux divers invitant à rendre la France aux Français. Pendant le dernier acte, des personnages qui marchent au supplice avec des valises à la main, ainsi que des chaussures s’abattant brutalement sur le plateau (mécanisme qui n’a pas fonctionné à la première mais que l’on voit sur la photo ci-dessus), nous rappellent d’une manière toute aussi déictique la shoah, que cette histoire de juifs qui vont au bûcher confirme. Voilà le cadre général, enrichi par le décor de Pierre-André Weitz, complice habituel de Py, uniformément gris, fait d’une alternance de rayons de bibliothèques et d’arbres morts : on trouve aussi les chemises noires des miliciens, le policier (le Prévôt) qui excite la foule contre les juifs, l’autodafé, les prêtres qui s’entraînent au pistolet. Rien ne nous est épargné, et d’une manière plutôt lourde. Il est vrai que l’holocauste et la shoah ne sont pas choses légères, mais dans le contexte du Festival, sur un titre comme La Juive, peut-être un peu moins de stabilo sur l’histoire, comme pour nous indiquer la bonne lecture, n’aurait pas été malvenu, même si Py affecte la distance par rapport au genre : son jeu au IIIème acte sur le mot « électrise » dans le livret donne lieu à des baisses de tension du lustre et fait rire (?) le spectateur.
Le décor assez impressionnant de Pierre André Weitz est gris, il alterne et fait défiler de jardin à cour des structures verticales masquées par des bibliothèques infinies alternant avec des arbres morts, à la religion du Livre correspond la Bibliothèque, l’esprit, la culture qu’on fait mourir ou qu’on brûle et d’ailleurs, c’est un livre qu’Éléazar donne à Eudoxie et non le bijou qu’elle demande. De l’autre côté, des arbres morts, ceux d’Auschwitz, ceux de l’Allemagne dévastée, une nature stérile. Les livres qu’on brûle d’un côté, et de l’autre le résultat de ce jeu de massacre et des choses et des hommes. Py et son décorateur se veulent ici (justement) prophétiques.
Si je n’ai pas été convaincu par cette approche trop soulignée et sans implicite, il faut en revanche saluer la technicité de la mise en espace, la disposition des personnages sur une aire de jeu qui se résume à des « tours » et un escalier monumental, une sorte de parvis devant un décor qui défile sans cesse, mimant le temps inexorable qui passe et menant aux arbres morts, annonçant le futur d’une histoire qui se déroule sous nos yeux et qui devient emblème. Les personnages disposés en vertical sur les praticables, en carré, en ligne, en diagonale sur l’escalier nous indiquent à chaque fois qui est fort (en haut) et qui est faible, le chœur nombreux tantôt délimite l’espace de jeu, disposé sur les côtés, tantôt le barre, face au public, face au chef, face au monde aussi. La mise en place est très travaillée, très professionnelle (on sent les habitudes…) ainsi que le profil des personnages, marqué, avec des options claires, même si discutables. Tout est noir et blanc, Rachel tout en noir, austère, hiératique, maigre, Éléazar en juif pratiquant, redingote, kippa, chapeau, tout comme Samuel, et redevenu Léopold ce dernier arbore le costume trois pièces qui sied au pouvoir, pendant qu’Eudoxie affiche une robe transparente qui laisse apparaître des formes marquées et avantageuses ; quant à Brogni, il est en blanc pontifical, où des voisins italiens ont reconnu une allusion au pape François. Mais quand il affronte Éléazar, il se défait de son froc, il se défroque littéralement pour apparaître face à Éléazar comme son double, comme celui qui vit la même déchirure : c’est là une des plus belles idées d’Olivier Py, qui fonctionne et qui émeut. Tous les autres personnages, soldats, miliciens, policiers sont en noir, tandis que le peuple arbore des habits simples et avec profusion d’imperméables. Les costumes de Pierre-André Weitz ont une même fonction déictique marquée. Blanc immaculé, Brogni est à la fois pontifical et pontifiant, l’homme que la vie a marqué et qui a décidé de pardonner, ou de tout faire pour, mais il envoie quand même sa fille au bûcher, même si l’opéra en fait le personnage le moins inhumain. Éléazar, dont Brogni a envoyé les fils au bûcher, est un personnage plutôt jeune, amaigri, ravagé par le désir de vengeance dès qu’il croise Brogni dont il a élevé la fille. Personnage fragile, qui finit par préférer le bûcher pour lui et Rachel: à la haine inexpiable de la populace il répond par la vengeance inexpiable, même si au dernier moment il offre à sa fille le chemin de la vie, sans lui dire toute la vérité, et donc l’induit en même temps à refuser la proposition. Éléazar, interprété par Nikolai Schukoff, est ici un personnage noir, travaillé de l’intérieur, mais aussi provocateur : Py ne lui fait pas taper sur une enclume pour travailler à un bijou un jour de fête au début de l’opéra, mais il le fait taper sur une casserole, par pure provocation haineuse.
Rachel est une jeune femme austère, au geste mesuré, sensible à la bienveillance (elle est sensible à Brogni sans savoir pourquoi, et Brogni est sensible à cet être, sans savoir pourquoi non plus – mais nous spectateurs, nous savons…) mais elle est traversée par le désir (avec Samuel-Léopold) : elle s’est donnée résolument à l’être aimé ; elle a donc deux faces elle aussi.
Léopold et Eudoxie sont de l’autre côté du miroir. Halévy leur a donné les rôles les plus ornementés, les voix les plus légères comme si leur légèreté vocale cachait une légèreté psychologique. Py en fait donc deux personnages moins graves : Eudoxie cherche à reconquérir par le sexe son mari qui la délaisse: bas rouges, draps rouges, de ce rouge passion qui tranche avec le noir qui domine la scène. L’acte III commence par une scène de lit. Et Léopold, qui vient de refuser le mariage à Rachel (et pour cause, il est déjà marié !) est sensible au corps féminin qui se love dans ses bras.
Quand Rachel se sacrifiera pour préserver Léopold à la demande insistante d’Eudoxie, on voit le couple Eudoxie-Léopold (béni par Brogni) qui rentre ainsi dans la normalité, même si Léopold jette un regard furtif en arrière. Eudoxie est un personnage sincère, une femme délaissée et amoureuse, Py fait en revanche de Léopold un fantasque, un léger, un lâche aussi, passionnément amoureux de Rachel, sur le moment, mais en même temps saisi de remords : il propose la fuite à Rachel sans doute sincèrement, il refuse le mariage, impossible légalement, et il retourne droit au Palais dans les bras de son autre belle avec la même sincérité .
Il me semble qu’en faisant de Léopold un personnage sans épaisseur, on réduit peut-être l’espace du rôle. Certes, il y a des arguments, le moindre n’étant pas qu’après le deuxième acte, il ne chante plus, comme s’il avait très vite fait son temps et que l’essentiel était ailleurs. Je vois plutôt un Léopold un peu paumé dans sa tête, à la fois amoureux de l’une et de l’autre, mais pas suffisamment héroïque pour assumer une fuite avec une juive, c’est à dire l’interdit, ni suffisamment moral pour revenir définitivement à sa légitime.
Pourtant, ce Prince vainqueur des Hussites, a priori un cœur de lion, aurait mille moyens de séduire une dame de la cour ou une simple chrétienne ; il va chercher une juive, il se déguise en juif, il risque sa tête pour un amour impossible. Ce n’est pas si commun, ce n’est pas si fréquent : il doit bien y avoir du sentiment derrière. Je persiste à penser que Léopold est plus un personnage déchiré qu’un personnage plat et sans intérêt qui traverse la vie en brisant celle des autres. Déchiré, faible sans doute dans son intime, même s’il est fort dans son espace social, indécis, mais pas léger. J’aime au moins à le penser et ce qu’en fait Py me gêne.
Ainsi, le travail de Py est-il comme un Janus bifrons,
d’un côté un cadre historique et idéologique trop asséné et mis en évidence : fallait-il ces panneaux qui marquent l’état pitoyable d’une certaine humanité française aujourd’hui, que nous connaissons tous ? fallait-il le calicot « dehors les étrangers » ? ou le cortège de juifs partant à la déportation, sans compter les chaussures qui n’ont (heureusement ?) pas fonctionné à la première ?
de l’autre des personnages bien travaillés, bien étudiés, un axe psychologique qui a ses justifications et qui marque la profondeur et une finesse de lecture qu’il n’y a pas dans l’évocation du contexte, enfin des mouvements bien dessinés, des gestes parlants, en somme une « Personenregie », un travail sur les personnages plutôt accompli(e).
Je ne suis pas enthousiaste de ce travail et pense qu’Olivier Py, artiste d’une grande finesse et d’une grande intelligence, travaille beaucoup, peut-être trop, et qu’il finit pas ne plus étreindre ce qu’il embrasse. Un seul exemple : il met en scène Macbeth de Verdi à Bâle, ce qui n’est pas un mince projet, et a donc probablement mené en parallèle ce travail sur La Juive tout en préparant Macbeth à Bâle, dont la première est le 15 avril, sans parler du Festival d’Avignon dont il est le directeur. C’est magnifique pour sa carrière, ça l’est moins pour l’approfondissement des œuvres et des approches : finira-t-il comme d’autres à la tête d’une armée des ombres que cachera sa signature ?
Il en va différemment du point de vue musical, bien plus convaincant.
En confiant la direction musicale au jeune Daniele Rustioni, 33 ans, élève, entre autres d’Antonio Pappano et pur produit de l’enseignement du conservatoire Giuseppe Verdi de Milan, Serge Dorny offre à son futur directeur musical (à partir de 2017) la mission de proposer un répertoire plus italianisé, largement ouvert au XIXème et ses succès. Après un très beau Boccanegra, Rustioni aborde un des chefs d’œuvre de l’opéra français et montre qu’il perçoit immédiatement les enjeux de cette musique. Loin du Zim boum boum à la Oren (à Paris en 2007), il propose une interprétation palpitante, tendue, acérée qui donne à la musique d’Halévy un intérêt renouvelé, tiré vers des sons plus « post-romantiques » voire du début du XXème siècle. Entendue ainsi, cette musique est pour moi plus intéressante que celle de Gounod, beaucoup plus directe, osant des ruptures, avec une instrumentation à nu (début de l’ouverture), tout en respectant les canons du genre, notamment les ensembles ou même l’ouverture en deux parties à la Auber (et à la Rossini). Il est tributaire de formes canoniques sans en être esclave. Et Rustioni fait entendre cette petite musique-là, moins ronde, plus sèche voire rêche, laissant le drame se déployer, laissant entendre la mélancolie, l’inquiétude, la noirceur aussi. Il n’y a pas de « rondeur » inutile dans ce travail, pas de recherche vaine sur les beautés du son, il y a d’abord un souci du drame, un souci de serrer la partition et une incroyable énergie, qui emporte l’orchestre, sans scorie aucune, avec un sens du rythme, de la respiration qui marque le vrai musicien. De plus, formé à l’école de l’opéra, Rustioni écoute le plateau et les chanteurs, qu’il réussit à ne pas couvrir (sauf quelquefois Rachel Harnisch, mais seulement au premier acte) et qu’il soutient et accompagne, notamment quand les difficultés ou les tensions sont plus évidentes (Nikolai Schukoff). Il accompagne aussi avec grand bonheur le chœur, si important dans le Grand Opéra et dans cet opéra en particulier. Tout le premier acte est formidable de puissance et de présence. On l’avait déjà remarqué dans Lady Macbeth de Mzensk, le chœur de l’opéra de Lyon est en train de faire un saut qualitatif notable, avec un vrai goût de la scène et du jeu.
En bref, voilà une œuvre magnifiquement servie par les masses locales, musicales et chorales, avec un chef qui emporte, qui soutient, avec énergie certes, mais pas seulement, avec une véritable option de lecture très bien adaptée au lieu, à l’espace et à l’acoustique particulièrement sèche de la salle, comme on sait.
Une acoustique qui sert bien les chanteurs, car le rapport scène-salle est rapport de proximité, voire d’intimité dans une mise en scène qui semble jouer « Le Noir te va si bien » et une architecture qui encourage complètement cette option : comment ne pas rapprocher le noir-rouge de la scène d’Eudoxie avec l’entrée des sas rouges de l’opéra de Lyon débouchant sur le noir de salle. Ambiance maison de rendez-vous sur scène, et dans la salle (sans oublier les lanternes rouges qui parsèment le péristyle…). En tous cas une ambiance qui encourage et qui stimule tout ce qui favorise la proximité et qui n’est pas sans sensualité.
Rachel Harnisch (Rachel) en bénéficie : filiforme, hiératique, peu érotisé, le personnage de Rachel vu par Py n’a rien de la jeune fille romantique, mais a plutôt à voir avec la femme mesurée et consciente. Cette intériorité, le chant très habité de Rachel Harnisch la rend parfaitement, un chant émouvant, techniquement sans faille, avec une voix particulièrement homogène. On y entend la chanteuse rompue à Mozart et à l’oratorio. Elle est d’abord interprète et interprète intense. Bien sûr, on attend dans Rachel une voix plus large (Harnisch n’est ni Varady, ni Antonacci), et on sent que les ensembles du premier acte étouffent un peu cette voix plus intimiste et mesurée, mais dans l’écrin lyonnais, avec un volume de salle très raisonnable, passé le premier acte, plus aucun problème de volume. Les duos notamment avec Eudoxie sont magnifiques, les romances sont profondément incarnées, expressives : quand la technique rencontre l’intelligence, le chant se déploie, et l’émotion naît. Plus de doute aujourd’hui, Rachel Harnisch est un très bon choix et on se prend à regretter que cette artiste n’ait pas la carrière qu’elle mérite.
Face à elle l’Eudoxie de Sabina Puértolas est à l’opposé : provocante, féminine à souhait, elle fait onduler son corps comme ses variations et cadences. Le timbre n’est pas d’une qualité exceptionnelle, au sens où il n’a pas la pureté d’une Annick Massis insurpassable dans ce rôle, mais la voix est là, avec sa ductilité, avec ses agilités, avec ses aigus aussi, même si le suraigu a quelque aspérités. Elle est le personnage voulu, interprété avec intelligence. Le sommet n’est pas à mon avis l’air « Mon doux seigneur et maître » pourtant bien maîtrisé, et superbement joué, mais tout le duo avec Rachel de l’acte IV dans la prison, où elle développe des qualités dramatiques notables et une belle intensité. Cette chanteuse qui chante les soubrettes de Mozart et des opéras baroques fait ici une entrée intéressante dans le répertoire du XIXème.
Du côté des hommes, Vincent le Texier en Prévôt (Ruggiero) joue parfaitement le méchant, chantant et aboyant à souhait, la voix est large, la diction impeccable, les méchants lui vont bien, et l’Albert de Charles Rice a une voix chaude, bien timbrée et un français impeccable : un baryton britannique à suivre ; même si Albert reste un tout petit rôle on le remarque.
Brogni, c’est Roberto Scandiuzzi, une gloire du chant italien, l’une des basses de référence. Aujourd’hui la voix accuse des ans l’irréparable outrage, notamment au premier acte, où la justesse n’est pas toujours au rendez-vous. Mais les deux derniers actes sont vraiment impressionnants par l’engagement et l’intensité de l’interprétation. Le duo avec Éléazar est l’un des sommets de sa prestation dans une œuvre où les ensembles (duos et trios) sont particulièrement soignés, notamment, et même étonnamment, dans les paroles de Scribe. Scandiuzzi reste un Brogni notable : quand on est un grand chanteur, on le reste.
Léopold a été confié au jeune Enea Scala : j’avais déjà noté dans Armida (à Gand) que la voix était de très grande qualité. Il est ici un Léopold de grande envergure, au français impeccable, bien scandé et bien travaillé même s’il n’a pas encore le velouté de celui qui serait rompu à notre langue. Ce qui frappe, c’est l’homogénéité de la voix, c’est sa facilité à moduler et à monter à l’aigu et au suraigu, et surtout, une largeur de voix et une qualité de timbre qui n’en fait pas un ténor léger, mais un vrai lyrique : il n’y a aucun doute, c’est lui qui au niveau du chant emporte ce soir la palme. Il faut qu’il continue à chanter ce répertoire (Raoul!) où l’on peine à trouver des ténors capables d’avoir la voix suffisamment large et ductile pour se permettre le Grand Opéra (et même Éléazar…), même si derrière, on entend évidemment une voix verdienne se profiler, Ismaele, Alfredo, il Duca di Mantova et même Riccardo dont il a exactement le timbre du premier acte. Une voix qui sans être « solaire » est typiquement méditerranéenne, et suffisamment juvénile pour être aussi un vrai Manrico. Un bel avenir se profile, et en attendant courez l’entendre, c’est exceptionnel.
Nikolai Schukoff était Éléazar. J’avais naguère aimé son Parsifal lyonnais, mais aussi son Hoffmann, son Faust et son Max à Genève où il a succédé à un jeune qui répondait au nom de Jonas Kaufmann. Des personnages vocalement tendus, dramatiquement forts qui allaient bien à ce style ombrageux, au chant incarné. Le personnage reste incarné, l’engagement est total, la présence scénique impressionnante, mais la voix a perdu de sa largeur et de sa sûreté. D’où une impression permanente de fragilité et de « forzatura », il force sans toujours maîtriser un rôle à la notable difficulté. Il chante tout de même plus de rôles germaniques ou post-romantiques (Bizet, Puccini) que de rôles plus lyriques ou belcantistes. Bien sûr Éléazar est un des ces rôles hybrides, toujours sous tension, qui en font la difficulté essentielle, parce que justement inclassable. C’est évidemment dans « Rachel quand du seigneur » sans la ravageuse cabalette, utile dramatiquement, suicidaire vocalement avec son si bémol, qu’il est le plus émouvant et le plus convaincant, parce que c’est là qu’apparaît le chanteur sensible et musicien, ainsi que dans le duo avec Brogni. Au total, je ne suis pas persuadé qu’il ait intérêt à garder ce rôle (qu’il interprétait pour la première fois) dans son répertoire. Il est loin d’avoir été indigne, mais on lisait et entendait la difficulté à « attraper » la juste couleur, même s’il est un véritable artiste.
Au total une belle représentation, avec des réserves sur l’approche scénique, qui reste respectable, mais assez peu travaillée sur le fond, et une totale adhésion aux aspects musicaux qui devraient convaincre les théâtres de reprendre au plus vite le dialogue avec Halévy interrompu : il y a les chanteurs, il y a les chefs, c’est le moment ou jamais.
Les lyonnais (et les autres) ont donc une très grande chance de découvrir cette œuvre dans une telle production, qu’ils la saisissent, ils ont jusqu’à début avril pour s’y précipiter.[wpsr_facebook]
Comme chaque année, l’Opéra de Lyon profite de la présence de nombreux journalistes à l’occasion de l’ouverture du Festival annuel pour annoncer sa saison, une saison dédiée l’an prochain aux Voix de la liberté, une thématique particulièrement d’actualité.
Comme d’habitude, des projets originaux et des choix stimulants, en version diversifiée et légèrement minorée.
En même temps, la présence de Daniele Rustioni tout nouveau chef permanent de l’orchestre à partir de septembre 2017 a été l’occasion d’annoncer les perspectives des années suivantes, où le répertoire italien sera à l’honneur.
L’an prochain, la saison s’ouvrira par une Damnation de Faust de Berlioz, dirigée par Kazushi Ono, une des œuvres fétiches de Lyon (enregistrée par John Eliot Gardiner puis par Kent Nagano) qui n’a néanmoins pas été représentée depuis 1994. Serge Dorny en a confié la mise en scène à David Marton qui vient de réaliser l’étonnant et fascinant Orphée et Eurydice présenté cette saison dans le cadre du Festival. David Marton à qui l’on doit aussi Capriccio il y a deux ans est un jeune metteur en scène hongrois vivant en Allemagne, une des figures montantes du théâtre. Kate Aldrich, Charles Workman (actuellement distribué dans Les Stigmatisés où il chante Alviano) et Laurent Naouri se partageront les rôles principaux.
Puis en novembre, une création de Michael Nyman, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, d’après un récit du neurologue Oliver Sacks sur la maladie d’Altzheimer inspiré d’un fait réel, réalisé par le Studio de l’Opéra de Lyon au théâtre de la Croix Rousse, dans une mise en scène de Dominique Pitoiset et dirigé par Philippe Forget.
En décembre, pour les fêtes, une opération Offenbach très lourde, une recréation d’un Opéra-féerie, Le Roi Carotte, créé triomphalement en 1873 à Paris, puis dans les grandes capitales musicales (y compris New York), mais trop cher pour être repris (une durée de 6h et près de 40 rôles). Avec les coupures dues, Laurent Pelly qui a réalisé à Lyon tant d’œuvres d’Offenbach de référence mettra en scène cette satire des excès du pouvoir composée à l’origine pour railler le régime de Napoléon III, confiée à un jeune chef français très prometteur, Victor Aviat, naguère brillant hautboïste et ex-assistant d’Ivan Fischer. On y retrouvera Jean-Sébastien Bou et Yann Beuron, mais aussi la grande Felicity Lott qui reviendra pour l’occasion à Lyon.
Parallèlement au théâtre de la Croix Rousse, un autre Offenbach confié au Studio de l’Opéra de Lyon, Mesdames de la Halle, mise en scène de Jean Lacornerie et dirigé par le jeune chef Nicholas Jenkins.
En janvier, l’un des chefs d’œuvre du XXème siècle, Lady Macbeth de Mzensk de Dimitri Chostakovitch, dirigé par Kazushi Ono, avec une très belle distribution, Ausrine Stundyte, qui a triomphé dans le rôle à Anvers, Peter Hoare, John Daszak et John Tomlinson le vétéran dans le rôle de Boris Ismailov le beau père.
Après le Nez confié à William Kentridge et Moscou quartier des Cerises à Jérôme Deschamps et Macha Makeieff, ce troisième opéra de Chostakovitch présenté a été confié à Dimitri Tcherniakov, qui pour sa première mise en scène à Lyon, reprendra un travail initialement proposé à Düsseldorf (où Lady Macbeth de Mzensk fut créé hors URSS en 1959) dont il retravaillera complètement les premier et deuxième actes. C’est le début d’une future collaboration plus régulière avec le metteur en scène russe.
Le Festival 2016 aura pour thème Pour l’humanité et s’ouvrira le mardi 15 mars par une création de Michel Tabachnik sur un livret de Regis Debray Benjamin dernière nuit consacrée à Walter Benjamin, dans une mise en scène de John Fulljames (qui a fait à Lyon Sancta Susanna et Von heute auf morgen, récemment retransmis à la TV), l’ensemble sera dirigé par Bernhard Kontarsky.
La deuxième œuvre, un des triomphes du XIXème, disparue des scènes en 1934, reprise de manière sporadique depuis et un peu plus régulièrement depuis quelques années, La Juive de Jacques Fromental Halévy, dans une mise en scène d’Olivier Py, dirigé par Daniele Rustioni, avec une très intéressante distribution: Nikolai Schukoff (le Parsifal de Lyon), Rachel Harnisch, Peter Sonn et Roberto Scandiuzzi.
Enfin, le Festival comme cette année, séjournera au TNP Villeurbanne pour l’Empereur d’Atlantis de Viktor Ulmann reprise de la mise en scène de Richard Brunel, dirigée par Vincent Renaud, le tout confié aux solistes du Studio de l’Opéra de Lyon et aussi théâtre de la Croix Rousse pour Brundibar de Hans Krása, mise en scène de la jeune Jeanne Candel, dirigée par Karine Locatelli. Ainsi ces deux oeuvres issues du camp de Theresienstadt illustreront à leur tour le thème du Festival, traces tragiques d’humanité au coeur de la barbarie.
Les deux productions qui clôtureront la saison ne manquent pas non plus d’intérêt, puisque Peter Sellars reviendra à Lyon dans la production imaginée par Gérard Mortier pour Madrid de Iolanta de Tchaïkovski et de Perséphone de Stravinski, en coproduction avec Aix en Provence. Soirée dirigée par Theodor Currentzis qui fait ses débuts à Lyon, on y verra entre autres Ekaterina Scherbachenko et Willard White dans le Tchaïkovski tandis que dans le Stravinski l’actrice Dominique Blanc et le ténor Paul Groves se partageront l’affiche.
Enfin, l’année se conclura par une production qui n’en doutons pas fera courir les foules : l’Enlèvement au sérail de Mozart, qui manque à Lyon depuis une trentaine d’années, et qui sera confié à Wajdi Mouawad pour sa première mise en scène d’opéra. Sous des dehors de comédie, l’Enlèvement au sérail pose des questions assez brûlantes aujourd’hui, et nul doute que Wajdi Mouawad cherchera à les mettre en évidence. C’est Stefano Montanari, désormais habitué de Lyon qui dirigera l’orchestre et dans les rôles principaux Jane Archibald, bien connue, dans Konstanze et l’excellent Cyrille Dubois dans Belmonte.
À ce programme il faut ajouter l’opéra belcantiste en version de concert présenté à Lyon et au Théâtre des Champs Elysées à Paris, ce sera cette année Zelmira de Rossini , dirigé par Evelino Pidò avec Michele Pertusi, Patrizia Ciofi, John Osborn (8 et 10 novembre), les récitals de chant (Anna-Caterina Antonacci le 20 septembre, Sabine Devieilhe le 19 décembre, Natalie Dessay le 6 mars et Ian Bostridge le 10 avril dans un Voyage d’hiver qui ne devrait pas manquer d’intérêt) ainsi que la résidence de l’Opéra de Lyon à Aix en Provence en juillet 2015 avec la soirée Iolanta/Perséphone dirigée par Theodor Currentzis et la reprise très attendue du Songe d’une Nuit d’été de Britten dans la mythique production de Robert Carsen, dirigé par Kazushi Ono.
Que conclure de cette saison ? D’abord, tout en tenant compte intelligemment des contraintes économiques qui pèsent aujourd’hui sur le spectacle vivant, on retrouve les constantes de la politique menée à Lyon alliant une volonté de célébration du répertoire et d’invention, comme l’a souligné Serge Dorny, avec une politique raffinée et modulée, alliant nouvelles productions et reprises ou nouvelles propositions sur des spectacles déjà présentés, montée en puissance du studio de l’Opéra de Lyon dirigé par Jean-Paul Fouchécourt, et des formats de spectacles très divers ainsi que des créations (deux l’an prochain). Ensuite, on constate un allègement de la charge de la salle de l’Opéra, au profit de salles partenaires (TNP, Théâtre de la Croix Rousse), permettant sans doute un planning de répétitions moins tendu. Enfin, avec l’arrivée de Daniele Rustioni, très proche d’Antonio Pappano, se profile une réorientation du répertoire.
En tous cas, Serge Dorny lors de la conférence de presse a levé le voile sur certaines productions futures, comme un Festival « Verdi et le pouvoir » en 2017, ou un Mefistofele de Boito en 2018 et un Guillaume Tell en 2019, ainsi que la venue du chef Hartmut Haenchen pour un mystérieux Festival en 2016-2017 ce qui montre que les idées ne manquent pas.
Malgré les inévitables contractions budgétaires, l’Opéra de Lyon continue d’être l’une des scènes les plus innovantes et les plus stimulantes en Europe, et la présence de nombreux lycéens lors de la Première de Les stigmatisés montre que la Région Rhône-Alpes en matière de culture reste l’un des phares des régions françaises. Au moins, on offre aux jeunes autre chose que Aida ou la Flûte enchantée : ces jeunes auront eu le privilège non seulement d’assister à une création scénique, mais d’accéder à un opéra magnifique, et inconnu. C’est ainsi qu’on se construit une culture : le public lyonnais à ce titre est très gâté. [wpsr_facebook]
Hiver italianissime à Munich avec deux des sopranos germaniques les plus en vue, Diana Damrau pour Lucia et une reprise de Trovatore avec Anja Harteros.
C’était ce soir Trovatore, une production d’Olivier Py encore récente créée par le couple Kaufmann/Harteros l’été 2013.
Après le magnifique Trovatore salzbourgeois, il était intéressant d’entendre l’autre soprano, Anja Harteros, après qu’ Anna Netrebko nous eut bluffés à Salzbourg, il est vrai avec un chef…
Il s’agissait hier d’une représentation dite de répertoire, c’est à dire n’ayant pas fait l’objet de répétitions retravaillées. Et la distribution était différente de la première de 2013, puisque et Luna (Vitaliy Bilyy et non Alexey Markov) et Manrico (Yonghoon Lee et non Jonas Kaufmann) et Azucena (Anna Smirnova et non Elena Manistina) et Ferrando (Goran Jurič et non Kwanchul Youn) avaient été changés.
De la Première, il restait le chef Paolo Carignani et Anja Harteros (Leonora), ainsi que l’Inès fort remarquée de Golda Schultz.
J’ai longuement écrit sur la difficulté de Trovatore, moment où Verdi laisse son « premier » style, dit du « jeune » Verdi, encore tributaire de formes et couleurs belcantistes, avec de redoutables épreuves pour les sopranos (Abigaïl, Elvira, Odabella) mais n’a pas encore trouvé les couleurs de la maturité d’à partir de 1859 (Un ballo in maschera). C’est pourtant pendant cette période « entre deux » qu’il compose les trois opéras les plus populaires de sa production, Rigoletto (1851), Il Trovatore (1853), La Traviata (1853), Signalons pour mémoire (je le signale à chaque fois…) qu’il existe de Trovatore une version française spécifique de type Grand Opéra de 1857, avec quelques modifications par rapport à l’original (cadences, final complètement modifié) et un ballet. On eût aimé que Stéphane Lissner s’en souvienne au lieu de présenter la saison prochaine un Trovatore en italien. Je n’ai pour ma part entendu cette version qu’une seule fois, à Parme. On oublie toujours de penser que l’Opéra de Paris a une histoire, et une identité, comme ailleurs : sans doute est-ce l’effet aéroport international de la salle de Bastille.. Mais les questions économiques et la vie des grands chanteurs font qu’ils-n’ont-pas-le-temps-n’est-ce-pas d’apprendre la version française. On nous a asséné des années durant cette fadaise à propos du Don Carlos en version originale, qui est bien plus intéressant que la version italienne, et bien plus beau. Résultat : depuis quelques années, Vienne, Barcelone, Bâle, ont présenté plusieurs fois le Don Carlos en français, mais toujours pas Paris où il a été fait en septembre 1986, effet du passage de l’italien Massimo Bogianckino, méprisé par le petit monde parisien, qui fut le seul à avoir une politique s’appuyant sur l’histoire de cette maison.
Nemo profeta in patria.
Qu’en était-il donc de ce Trovatore, dont on a un peu parlé en France à cause d’Olivier Py, qui travaillait pour la première fois à Munich. Bien des journalistes français se sont alors souvenus que Munich existait…
La mise en scène d’Olivier Py, soulignons le d’emblée, est nettement plus travaillée que son Aïda médiocrissime présentée à Paris l’automne de la même année. Il y a un propos, il y a une intention, il y a une mise en scène.
Certes, on y retrouve puissance 10 les péchés mignons de notre metteur en scène national : décors monumentaux tout noirs bougeant sans cesse sur des chariots, néons, tournette, ça bouge, ça tourne, ça circule à en perdre l’orientation et même le sens, notamment dans la première partie (Actes I et II), très picaresque, très axée sur le monde du théâtre, de la foire (gitans) et le monde des machines outils du XIXème, engrenages qui tournent, locomotive enfumée, tout est là pour nous rappeler que le Moyen âge du Trovatore est un Moyen âge revu à la sauce bourgeoisie industrieuse du XIXème. Le premier axe est donc ce que j’appellerais la « machinerie » et presque le « machinisme », vu l’aspect macchinoso de cet appareil scénique, comme diraient les italiens.
Certains éléments sont intéressants notamment dans la manière dont il traite les personnages secondaires, Ferrando et Inès. Pour une fois, on voit Inès, elle n’est pas une ombre effacée, et Ferrando jusqu’à la fin joue un rôle dans le drame, au départ récitant, à la fin acteur, puisque c’est lui qui assassine Manrico. Pour le reste, cela reste dans la convention à laquelle on est habitué.
Le second axe est le théâtre, je veux dire le théâtre dans le théâtre : cela commence dans un décor qui rappelle un théâtre élisabéthain qui pourrait être le Globe et Ferrando commence à raconter son histoire sur scène devant les spectateurs qui commentent comme à Guignol. Vu l’histoire c’est presque de Grand Guignol qu’il s’agit. Et vont défiler devant nous des niches-décor dans lesquelles les personnages sont lovés, une salle d’hôpital toute blanche et un lit de fer sur lequel Manrico est étendu, une petite boite dans laquelle à la fin Manrico et Azucena sont enfermés, et toute une série de scènes dans la scène où se déroulent certains moments de l’action. Un théâtre qui serait presque un théâtre de foire, de bateleurs au moment du chœur des gitans, où s’affiche Azucena en chapeau haut de forme, sorte de madame Loyal de l’histoire qui défile.
C’est bien une construction en abime qui voit d’abord Ferrando, puis la bohémienne entamer des récits qui s’enchâssent.
Et justement, le récit de la Bohémienne est en fait, souligne Py, une sorte d’image obsessionnelle de sa mère au bûcher, de sa mère torturée qu’on va voir tout au long de l’opéra, et et toujours évoqués des bébés abandonnés, brûlés (on voit de nombreux bébés ensanglantés, et même à un moment des sortes de marionnettes géantes, putti monstrueux dans une des boites dont il était question plus haut). C’est là le troisième axe, celui des obsessions, des montées d’images qui donne au drame sa ligne et sa couleur.
Un monde en désordre, vaguement orgiastique (la locomotive sert d’objet érotique à une dame qui danse et exhibe ses formes plantureuses, qu’on verra ensuite accoucher d’un bébé évidemment sanguinolent) où circulent çà et là, devant, derrière des personnages peu identifiables et qui donne cet aspect picaresque et un peu too much que j’évoquais plus haut.
Et puis, après un entracte où la mère (aux mille douleurs), cette figure qui traverse tout l’opéra, frappe sur le rideau de plastique translucide où se reflètent les lumières de la salle et les transforme par le jeu des reflets en une sorte de feu d’artifice (fort bien fait d’ailleurs) pendant que le public sort, sorte d’image de l’explosion tragique et désespérée, mais aussi de dilution du théâtre, on passe à des actes III et IV complètement différents par l’ambiance, plus concentrée sur les drames humains, sur les personnages isolés, dans un univers sombre, noir, plus marqué par le religieux :
la pira est figurée par une croix qui brûle, Luna finit par briser la croix, les décors bougent à peine, le plateau est nu : naissance de l’espace tragique. Plus de médiation par les images et par le décor construit et déconstruit. C’est clair, la musique des deux derniers actes est plus soutenue, plus continue, plus dramatique et plus spectaculaire, et ici, la mise en scène laisse la musique s’épanouir.
Ce n’est pas ma vision de Trovatore que je trouve haletant dès le départ, enchaînant avec bonheur les moments de tension, les airs, les ensembles. En ce sens la mise en scène d’Hermanis à Salzbourg, qui n’allait pas bien loin non plus, respectait cette cohérence qu’ici, aussi bien à l’orchestre que sur le plateau, on semble ne pas prendre en compte.
Car Paolo Carignani réussit dans la première partie à laisser froid, dans une œuvre où rien n’est froid. Sans êtres alanguis, les rythmes sont assez mous, les tempis n’ont pas la variété à laquelle on s’attend. Paolo Carignani n’est pas un mauvais chef, tout est « en place » comme on dit et surtout il aide les chanteurs notamment lorsqu’ils sont en réelle difficulté (Goran Jurič dans Ferrando par exemple), il ralentit les tempis, il abaisse le volume, il suit le plateau.
C’est un peu plus senti dans la seconde partie, sans doute aussi à cause des chanteurs et notamment d’Anja Harteros, inspirée.
Je regrette quand même que la partition ne nous dise rien sous cette baguette : un seul exemple, les accords initiaux du dernier acte, mous, sans aucun accent, répétitifs. Bien entendu aussi, pas de Da capo pour la pira, parce qu’il faut laisser au ténor le temps de respirer pour tenir le contre ut (qui a d’ailleurs commencé en contre ré) aussi longtemps que possible (et là la note fut particulièrement tenue au grand délice du public qui adore les notes non écrites pour ténor en vitrine). En somme, une direction musicale qui est plus un accompagnement qu’une direction. Mais il est vrai que les chefs pour Verdi, c’est à dire qui révèlent quelque chose de la partition, qui lui donnent couleur et cohérence, sont assez rares sur le marché.
À cette direction musicale sans véritable intérêt sinon technique, correspond un plateau assez contradictoire.
Que les quatre chanteurs ne soient pas les quatre meilleurs du monde comme le voulait l’autre (on ne sait plus qui, il y au moins quatre noms qui revendiquent la paternité de la déclaration), c’était évident rien qu’à lire la distribution. Il reste que globalement le plateau était de bon niveau, et évidemment dominé par Anja Harteros.
Du côté masculin, plusieurs points à relever :
Le Ferrando de Goran Jurič (qui appartient à la troupe) est un exemple clair des difficultés du chant verdien. Ferrando est un de ces rôles auxquels on ne prête pas toujours attention sauf quand l’artiste décroche. Quand c’est Kwanchul Youn, tout le monde est content et on passe rapidement. Goran Jurič a un beau timbre de basse, il sait ouvrir le son, il a les aigus, mais malheureusement, dès que le rythme s’accélère , dès que les paroles sont à prononcer rapidement et que la voix doit descendre, ça part en capilotade. Plusieurs fois, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la voix s’étiole, le son ne sort plus. Problèmes de diction, de prononciation, d’émission. Même quand le chef ralentit à dessein le tempo, il n’y a plus de souplesse ni de ductilité.
Vitaliy Bilyy (Luna) est un baryton ukrainien de très bonne facture, un timbre somptueux, riche en harmoniques, des aigus larges, une belle présence. Mais dès qu’il faut alléger, dès qu’il faut moduler, dès que l’air demande de la subtilité et une vraie couleur, il reste le son, mais il n’y plus ni sens ni interprétation. Le test ? Il balen del suo sorriso, qui doit être éthéré, allégé (c’est le seul air d’amour de la partition, un vrai chant d’amour qui devrait contribuer à rendre le personnage un peu sympathique), et surtout interprété de manière polychrome. Ici il y a la voix, un peu forte pour mon goût, mais jamais la couleur, mais jamais un vrai style. Il reste que l’artiste a mérité les applaudissements, même si ce n’est pas à proprement parler du chant verdien, sauf peut-être à la fin.
Le cas de Yonghoon Lee est différent. Vocalement, il n’y a rien à dire (même si au début, il attaque avec de sérieux problèmes de justesse), ce chant est très contrôlé, l’aigu est large (j’ai parlé de son ut-ré interminable à la fin de la Pira), il sait alléger, il émet de jolies notes filées. C’est parfait, comme souvent chez les chanteurs coréens qui sont parmi les asiatiques ceux qui sont le mieux adaptés au chant italien.
Le seul problème, qui est de taille, c’est que malgré toutes les qualités techniques de cette voix et malgré un timbre séduisant, son chant est totalement inexpressif, monotone, sans aspérités, sans accents. Il n’évoque rien, ne fait jamais rêver, cela ne décolle jamais : un bloc lisse qui ne semble pas comprendre ce qu’il chante. Son Ah si ben mio bien exécuté sans jamais faire craquer un bouton de guêtre, laisse complètement froid.Un chant autoroutier, en place et sûr. Avec l’érotique d’une autoroute.
C’est plus convaincant du côté féminin :
Anna Smirnova est une Azucena en voix, une voix large, chaude, solide, présente, en volume elle dépasse tous ses collègues. C’est une belle prestation, c’est une voix solide, c’est sans conteste un mezzo de poids.
Mais là aussi, elle a tout ce que n’a pas Lemieux entendue à Salzbourg, mais elle n’a pas ce que Lemieux possède : sens de l’à-propos, distance, belle possession du texte, subtilité. Smirnova, c’est un ouragan, dont le volume plaque contre le mur. Mais après ?
Bien sûr, je ne voudrais pas qu’on m’accuse de faire la fine bouche, mais tout de même : le texte a de l’importance, la couleur a de l’importance surtout chez Verdi, c’est ça qui fait chavirer le public, qui a mis du temps à chavirer après Stride la vampa. On est dans une expression scénique forte, mais sans qu’on ressente derrière l’âme, la sensibilité, dans un rôle qui en demande (Ah ! Cossotto…) .
Mais là aussi, il y avait une telle présence scénique et sonore qu’on ne peut qu’applaudir, malgré les remarques.
Seule Anja Harteros portait quelque chose d’autre.
Même si elle était elle aussi victime d’une première partie un peu en retrait, avec des suraigus un peu courts, avec un certain manque de rondeur. Mais il en va autrement en deuxième partie et notamment dans sa longue scène qui commence par d’amor sull’ali rosee, se poursuit par le Miserere puis par le duo avec Luna. Il y a certes toujours un peu problème à tenir les notes très hautes, mais pour le reste, c’est une leçon de chant, avec surtout une tenue de souffle exemplaire, des trilles à faire pâlir, des agilités sans scories, un sens du crescendo qui va en s’élargissant et qui stupéfie, avec en plus cette figure très bien éclairée (par Bertrand Killy) qui en fait une figure tragique, presque callasienne, qui va directement au cœur. Cette présence scénique (la manière dont elle meurt !), cette figure émaciée d’où sortent des sons aussi pathétiques, est totalement bouleversante. Harteros, c’est toujours grand, c’est la plupart du temps émouvant et très senti. Je me demande tout de même si elle a intérêt à garder ce rôle (où elle excelle) à son répertoire. Je la voix bien mieux en Aïda aujourd’hui.
Dernière concession au cirque lyrique : quid du match entre Netrebko et Harteros sur ce rôle ? L’une a une voix large, charnue, d’une diaphane pureté, et s’est formée à l’art du bel canto, l’autre a un sens tragique et une technique de fer, tout en diffusant l’émotion dès qu’elle arrive en scène. Je crois que Netrebko est plus homogène sur l’ensemble (Tacea la notte placida par exemple) avec quelques petits problèmes de prononciation, que n’a pas Harteros tellement immense, tellement bouleversante à la fin…
De gustibus…je me refuse à choisir. Il y a sans doute des soirs où je suis Anna et d’autres où je suis Anja.
Bien sûr je suis content d’avoir vu ce Trovatore, un peu m’as-tu vu pour la mise en scène carte de visite, où l’intelligence est là, mais aussi la volonté de trop en faire. Bien sûr je suis content de vérifier qu’Anja Harteros est toujours grande dans Verdi (même si son Elisabetta et sa Leonora de Forza m’ont plus secoué sur l’ensemble de la soirée à mon avis), mais j’ai pu encore une fois vérifier qu’il est plus difficile, bien plus difficile de faire passer Verdi que Wagner, et que même avec de bons chanteurs, et c’était le cas hier soir, pas un seul n’était mauvais, cela ne part pas toujours.
Triomphe et rappels infinis, c’était une soirée de répertoire à Munich. [wpsr_facebook]
Année Poulenc oblige (Cinquantenaire de sa mort en 1963), chacun y va de ses Dialogues des Carmélites. Après Bordeaux, Angers, Lyon, c’est au tour du Théâtre des Champs Elysées de présenter le chef d’oeuvre de Francis Poulenc dans une mise en scène d’Olivier Py. La distribution en est étonnante, puisque pratiquement la fine fleur des chanteuses françaises est sur scène ce soir: le chant français féminin se porte si bien qu’il peut sans crainte alimenter un carmel entier ou presque. On ne va pas s’en plaindre.
On attendait beaucoup d’Olivier Py, après Alceste de Gluck à Garnier et surtout une Aïda tout autre que céleste. Le même mois, il fait Hamlet de Thomas à Bruxelles et Carmélites à Paris: to be or not to be a dû être une question brûlante dans chaque lieu pendant les répétitions…
Soyons sérieux, des trois spectacles parisiens d’Olivier Py, cette production des Dialogues des Carmélites est sans conteste la meilleure des trois, esthétiquement très réussie, avec des idées fortes et des images qui marquent. L’immense succès, le triomphe de l’accueil du public et l’unanimité de la critique ne trompent pas. L’entreprise va à l’opposé de ce qu’a essayé Christophe Honoré à Lyon, là où Honoré allait vers le monde, le contexte, la difficile naissance de la République, les comportements ambigus des républicains (ou des résistants), et montrait des carmélites malgré tout ouvertes sur l’extérieur, Py embrasse résolument le point de vue de la réclusion et pose le problème du religieux: le salut, le martyre, la passion. Là où chez Honoré on avait un loft clair ouvrant sur la ville mais un peu déglingué, on a chez Py une boite noire, des murs, du béton, un espace clos sans être toutefois étouffant.
À l’évidence le décorateur Pierre-André Weitz s’est inspiré de l’architecture de Le Corbusier au couvent de La Tourette, près de Lyon. Une architecture de béton brut, rectiligne, peu éclairée, mais ouverte sur le jour par des fentes (comme le sont les éclairages de l’espace scénique), et malgré tout ouverte sur une nature entrevue (des arbres décharnés) un lieu complètement recentré sur lui-même. Écoutons Le Corbusier: « Ce couvent de rude béton est une œuvre d’amour. Il ne se parle pas. C’est de l’intérieur qu’il se vit. C’est à l’intérieur que se passe l’essentiel. » On pourrait reprendre mot pour mot l’expression au service de la lecture de cette production, toute tournée vers l’intérieur, fermée aux autres, fermée au monde, mais pas à l’amour de Dieu.
Reprenant le principe des phrases « motto » inscrites au mur qu’on a vu chez Christophe Honoré, ici s’inscrivent à la craie (comme dans Alceste) sur les murs les mots liberté (bientôt modifié en liberté en Dieu), puis égalité (devenu peu après égalité devant Dieu). Chez Honoré, le poids de l’extérieur et des agitations se lisait presque dès le début, avec ce groupe, omniprésent, de spectateurs du réveil du marquis de La Force; chez Py, rien ne se perçoit jamais de l’agitation extérieure, et d’ailleurs, la plupart des interventions des révolutionnaires se font de la salle, c’est à dire du monde; jusqu’au bout, les carmélites, même devant la guillotine, sont en clôture, ou vivent la clôture à l’intérieur d’elles mêmes , une clôture en groupe qui est évidemment en soi fraternité. Py nous fait vivre un monde coupé, sécurisant (notamment pour Blanche qui ne supporte pas l’agression de l’extérieur) un monde dont l’univers est la règle, suivre la parabole de la vie christique, qui nous est présentée à divers moments de l’action,
comme des images pieuses vivantes et des découpages de type origami (ogive, ailes, agneau mystique…) on voit ainsi Annonciation, Nativité, Cène, Crucifixion figurées par les carmélites, comme des intermèdes qui nous conduisent peu à peu à la Passion. Car l’idée est bien l’expression de la Passion dans ces dialogues qui sont autant de stations, comme des vignettes de ces histoires qu’on voit se dérouler sur les fresques des églises. Cette structuration en moments, en tableaux, avec des ellipses temporelles, on la voit dans Pelléas et Mélisande, dans Wozzeck de Berg et après Poulenc dans Die Soldaten de Zimmermann et dans le Saint François d’Assise de Messiaen. Honoré, en laissant pratiquement sans cesse sur scène le groupe des carmélites, fluidifiait le drame et cassait les moments, il mettait les doutes de Blanche ou de la Prieure sous le regard de tous. Py choisit l’intimité grise des âmes, et la forme précise de dialogues: beaucoup de scènes se passent entre deux ou trois personnages, selon un schéma qui tire (notamment dans la deuxième partie) vers l’ennui tant il se répète.
La scène initiale, chez le marquis de La Force, se passe devant le mur de la clôture, dont l’assemblage compose une croix qui s’ouvrira et se fermera sur la vision du carmel. Devant ce mur, le lustre de cristal allumé, seul signe du monde, et un espace réduit, comme un corridor, un lieu de passage de jardin à cour et de cour à jardin qu’on retrouvera à la fin, quand Blanche chassée comme les autres carmélites se retrouve dans sa maison vide où le lustre allumé est au sol.
Au contraire d’Honoré aussi, qui tirait le dialogue vers un naturel presque cinématographique, vers des conversations plutôt que des dialogues, Py (et sans doute aussi le chef Jérémie Rhorer) soignent le travail sur le langage, sur sa qualité et sa hauteur, je dirais presque son élévation. La diction est particulièrement soignée, les moindres inflexions marquent du style: à ce titre emblématique est la vision aristocratique du Chevalier de La Force, Topi Lehtipuu, dans un français impeccable de qui a l’habitude de la diction baroque, et presque artificiel, qui est à l’opposé de ce que faisait Sebastien Guèze chez Honoré, où dominait la folle jeunesse et l’immédiateté. On peut dire de même pour toutes les protagonistes, à l’exception voulue de Blanche, qui est ailleurs, y compris par le langage. Constance (Sandrine Piau) malgré l’expression de la jeunesse, reste douée d’un langage et un style impeccables (là où Sabine Devieilhe composait chez Honoré un personnage juvénile inoubliable et destylé). Cela m’a vraiment frappé: nous sommes dans le langage de l’élévation, dans un langage où la forme fait substance, un langage que Bourdieu appellerait distingué. Il y a donc dans ces dialogues jusque dans le style du discours un aspect cérémoniel qui sied à une marche au supplice. Le sommet dramatique de l’œuvre est évidemment la mort de la vieille Prieure, madame de Croissy, déjà élevée par la vision extraordinaire « vue d’en haut »: Ronconi avait déjà utilisé le procédé dans Le Conte du Tsar Saltan de Rimsky Korsakov et dans Lodoïska. La vieille prieure agonisante dans son lit est vue à la verticale, du dessus, et les religieuses dialoguent avec elle comme on dialoguerait avec le Christ en croix dans la prière. Car c’est bien à une crucifixion qu’on assiste, la vieille prieure dans ses cris sacrilèges à l’approche de la mort ne faisant que reprendre « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » du Christ sur la croix: centre de la problématique de Blanche, Soeur Blanche de l’agonie du Christ, qui ne réussit pas à affronter la mort (là où Constance, havre de vie dans ce groupe de carmélites, a au contraire fait sienne l’équation « qui aime la vie, voit sereinement la mort »), centre de la problématique de la Prieure, qui avait aussi au départ de son noviciat choisi ce nom, et qui devant la mort, doit affronter la peur.
Ce lien entre Blanche et la Prieure est matérialisé par les efforts vains qu’elles font toutes deux pour se toucher, en un geste fameux pris à Michel Ange dans « La Création de l’homme » de la Chapelle Sixtine. Scène magnifique, aux éclairages somptueux (de Bertrand Killy) et magnifiée par l’impressionnante composition de Rosalind Plowright, désespérée, mais toujours avec style, une désespérance aristocratique qui fait pièce à la Prieure de Sylvie Brunet chez Honoré, qui jouait le déclassement total. Deux extrémités opposées du spectre, et deux lectures puissantes, égales, l’une conforme (Py), l’autre dérangeante (Honoré).
Car c’est là que je reste un peu dubitatif sur les choix de Py: voilà un spectacle travaillé, où les gestes des acteurs, où leur langage, où leur diction ont été balisés au millimètre, un spectacle esthétiquement non seulement soigné, mais d’une beauté supérieure (par exemple la scène finale où les carmélites disposées en cercle vont une à une au son de la guillotine, rejoindre le ciel étoilé, sous le regard extérieur de Mère Marie de l’Incarnation, debout au premier rang de la salle), et pourtant un spectacle attendu, où la conformité confine à la convention : ne pouvait-on pas éviter le regard manichéen sur les méchants révolutionnaires et les gentilles victimes (qui ont opté en groupe pour le martyre…et donc qui meurent en triomphe)? J’avoue avoir été gêné par l’expression caricaturale des violences: j’aimais mieux Honoré, dont la violence s’exprimait bien plus fortement, sans expressionnisme pour le coup. Et comme l’option de Py est attendue et que les données en sont claires assez vite dès la première partie, ce travail n’évite pas des moments en creux où l’ennui affleure.
La direction de Jérémie Rhorer bénéficie d’un orchestre prestigieux, le Philharmonia, aux sons ronds, aux reliefs accusés, et en cette dernière représentation totalement rôdé, mais elle reste elle aussi pour moi en deçà de l’œuvre. Tout est précis, conduit, en place: rien à dire de ce côté: Rhorer est un vrai « conductor ». Est-il pour autant un guide vers cette oeuvre qui nous en révèlerait les secrets et les filiations (Debussy, Moussorgsky, Ravel) ? J’ai mes doutes. Sa direction ne m’a rien dit, ne m’a pas parlé, ne m’a pas touché: elle a parfaitement accompagné le drame, elle l’a illustré: elle n’a ni fouillé, ni approfondi le tissu de la partition. Kazushi Ono à Lyon, avec un orchestre moins aguerri, techniquement peut-être plus imparfait, m’en disait beaucoup plus, montrait une tension autrement plus forte (il ne suffit pas de jouer fort pour jouer tendu) et travaillait beaucoup plus dans la plaie, au scalpel: Ono tirait l’oeuvre vers les tensions du XXème siècle, Rhorer fait un travail presque vériste, superficiellement dramatique, sans vraie profondeur pour mon goût.
C’est sur le chant qu’on n’a que des éloges à faire: des plus petits rôles (on a eu plaisir à entendre Annie Vavrille en Mère Jeanne et à nouveau cette délicieuse musicienne qu’est Sophie Pondjiclis – elle aussi en son temps sortie de l’atelier de l’Opéra de Paris- dans Soeur Mathilde) jusqu’aux personnages principaux:
la première Prieure de Rosalind Plowright est hallucinante de vérité. La voix est certes déconstruite, mais ces défauts restent assumés en grand style, avec des aigus encore impressionnants, et une incarnation prodigieuse: on se souviendra longtemps de ce Christ au féminin agité dans son lit et lançant ses imprécations. Voilà LE moment d’opéra de cette soirée. Il fallait que cette voix soit crépusculaire et hypertendue, il fallait qu’elle montre ses défauts, il fallait que le sang coule de la blessure: une merveille. Quant à ceux qui oseraient émettre des réserves sur cette performance, je leur dis « pardonnez leur, ils ne savent pas ce qu’ils font… ».
La Blanche de Patricia Petibon est simplement bouleversante, de puissance, de simplicité, de naturel, d’intelligence. la voix s’est élargie, l’aigu est épanoui, la personnalité prodigieuse, l’engagement exemplaire: elle existe, elle est, elle porte le drame. Je n’ai pas toujours été convaincu par cette artiste: elle m’a cette fois-ci enthousiasmé. Elle est à cette production ce qu’était Sabine Devieilhe à la production de Honoré: le diamant.
La Constance de Sandrine Piau pâlit sans doute de ce voisinage par l’expression d’une personnalité scénique plus en retrait, plus effacée. Mais la personnalité vocale, le style, la diction, la technique emportent l’adhésion, face à une Blanche éclatante, elle est peut-être en retrait scénique, mais vocalement merveilleuse d’émotion contrôlée. Elles s’opposent par la couleur et les options de leur chant, elles sont unies dans l’excellence musicale et la sensibilité.
Madame Lidoine est Véronique Gens, elle aussi merveilleuse de style et aussi de naturel. Véronique Gens est de celles qui ne sont jamais maniérées, jamais artificielles, elles vont directement au but, sans fioritures mais sans fautes de style, avec un contrôle et une technique sans failles. Malgré quelques aigus métalliques aujourd’hui, elle triomphe, parce que ce chant colle parfaitement à la peau du personnage, il est le personnage.
Enfin, Sophie Koch en Mère Marie de l’Incarnation a cette énergie et cette voix puissantes, et en même temps une présence d’une humanité confondante. C’est une magnifique performance, qui en fait à la fois un personnage effectivement imposant, et malgré tout soumis et obéissant. Elle subit l’humiliation de ne pas être élue prieure avec une égalité stoïque qui transparaît dans cette voix chaude et large, impeccable de style et au jeu remarquable (la scène avec le chevalier de La Force et Blanche, où elle est une sorte de chaperon attentif est à ce titre particulièrement emblématique).
En bref, un chant féminin français au sommet de sa forme, et une Plowright (britannique) grimpée tout droit dans la légende, avec cette incarnation hallucinée de Madame de Croissy.
Du côté masculin, Philippe Rouillon campe un marquis de La Force conforme à l’attendu, moins engagé idéologiquement que Laurent Alvaro chez Honoré, mais Py l’a voulu ainsi, avec une belle voix chaude, qui contraste avec la voix contrôlée, éduquée, de Topi Lehtipuu, l’un des meilleurs ténors de sa génération pour le répertoire du XVIIIème siècle, qui frappe par son maintien et son impeccable style, par sa diction d’une confondante clarté, mais qui gagnerait à avoir scéniquement une personnalité un peu plus marquée pour mon goût. Même remarque pour François Piolino, un prêtre élégant, au chant stylé, mais à la personnalité un peu plus pâle et moins affirmée que celle voulue par Honoré à Lyon (avec Loïk Felix, moins apprêté et plus naturel). Jérémie Duffaut dans le premier commissaire s’en tire aussi avec les honneurs.
Il reste que du point de vue du chant, aussi bien du côté des femmes que des hommes, on a vraiment eu droit à une performance de très haut niveau, difficilement reproductible à mon avis. C’est là sans doute le plus grand prix de cette production qui a su réunir à la fois des personnalités d’exception et des voix au sommet de leur art. Qui dira que le chant français est malade? En Italie, on serait bien incapable d’aligner tant de qualité autochtone sur un plateau.
Au total, un grand moment musical, un beau moment scénique, mais je reste plus convaincu, avec des moyens différents, mais autant d’intelligence et de sensibilité, par l’entreprise lyonnaise, qui fouillait la plaie jusqu’au malaise. Il reste qu’à deux mois de distance, deux productions de ce niveau sont un honneur pour la scène lyrique française.
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Cette première était tendue. La presse avait relaté les huées intervenues lors de la répétition générale. Je n’ai pas l’habitude de huer, sauf force majeure, mais jamais à une répétition générale qui est une séance de travail .
Les spectateurs qui se sont permis de huer sont des malotrus.
Ce qui se seraient retenus à la Générale se sont lâchés à la Première: timidement au premier acte, puis sont restés tranquilles jusqu’au quatrième acte où ils ont commencé à se déchainer et s’insulter entre eux (« réac! » a-t-on entendu notamment) pour finir dans une belle unanimité quand Olivier Py est venu recueillir les remerciements de la foule en délire. Du délire, certes, mais un délire hueur vraiment impressionnant, et à mon avis inutile.
Mais ce sont les habitudes du lieu, habitudes à frapper du logo « Opéra de Paris » que le théâtre est si fier d’apposer désormais sur toutes sortes de produits pour se faire un peu de sous: on finira bien par vendre dans les supermarchés (de luxe) des Pêches Melba ou des Tournedos Rossini frappés du logo Opéra de Paris.
Ainsi donc, Olivier Py n’a point plu.
Il faut dire qu’il ne s’est pas trop fatigué, ni à penser subtilement, ni à construire des relations un peu moins conformes entre les personnages, dont certains – Oksana Dyka par exemple- utilisent la « grammaire gestuelle du chanteur d’opéra pour les Nuls »: j’écarte les bras, je mets la main sur le coeur. À ce niveau-là visiblement rien n’a été vraiment travaillé. On retrouve par ailleurs les laveurs de paroi qu’on a connus dans Alceste (mais il effaçaient la craie) qui essuient, qui lavent, qui époussettent le « Palais », la structure centrale du décor. On retrouve aussi un chœur tout en noir, mais cette fois point de parois noires et crayeuses: un palais d’or, colonnettes sur le devant, et structure tournante au centre qui est tantôt pièce de palais, tantôt façade de palais, tantôt immense colonnade dédiée à Vittorio Emanuele Re D’Italia (V.E.R.D.I), car le travail de Py porte d’abord sur l’alliance du sabre et du goupillon, des soldats et des prêtres, puis sur les relations nation dominante/nation colonisée, peuples dominants/peuples oppressés et fait de l’Italie opprimée par l’Autriche un double métaphorique de l’Ethiopie face à l’Egypte, avec Verdi en médiateur.
Ainsi la première image est celle d’un partisan agitant le drapeau italien violemment frappé par des soldats et laissé inanimé, pendant qu’Aida (une jolie blonde un peu triste) le secourt et le soutient, puis le Roi apparaît et c’est alors le drapeau autrichien qu’on agite. Moui.
Un metteur en scène germanique un peu provocateur eût sans doute dans la même veine choisi des puissances plus concernées aujourd’hui par la question: Egypte/Israel, Syrie/Liban, Irak/Koweit, Russie/Tchechénie, Chine/Tibet ou Ethiopie/Erythrée: les pays colonisateurs (ou ayant des velléités colonisatrices) ne manquent pas mais Py est sage et prudent depuis qu’il est devenu une sorte de metteur en scène à la mode (notre « Staatsregisseur », d’ailleurs la ministre Filipetti était dans la salle !).
Qu’on ne se méprenne pas: j’aime bien le travail, les textes et le théâtre d’Olivier Py ; j’ai beaucoup aimé sa programmation à l’Odéon, j’aime sa vivacité, son humour, son détachement, sa prodigieuse intelligence. Mais là, sans doute pris par plusieurs productions et ses diverses activités, il a fait quelque chose de singulièrement léger, de peu convaincant et insuffisamment travaillé. Et le programmateur plaçant successivement deux nouvelles productions de Py en septembre et octobre ne lui a pas rendu service.
Py fait donc du Py, c’est à dire essaie de construire une sorte de discours de continuité mais l’ idée est menée et développée de manière un peu creuse. En 1871, la guerre d’indépendance de l’Italie est terminée, le pays se construit, et au fond, cette épopée-là est terminée: évidemment Verdi est en quelque sorte statufié, il est une gloire reconnue. Son message se situe sans doute désormais ailleurs.
J’espère que le public qui a hué ne pleurait pas l’absence de palmiers, de chasse-mouches, de Pschent, bref, d’Egypte de pacotille; si c’est le cas, qu’il file à tous crins à Milan où en Novembre est reprise l’Aida de Franco Zeffirelli, qui est une référence dans le genre « Egyptomania », ou qu’il réserve ses places à Vérone, dont c’est le fond de commerce.
Mais déjà en 1980, à Francfort, Hans Neuenfels (l’homme-du-Lohengrin-avec-les-rats-du- Festival-de-Bayreuth) avait proposé une Aida dont les murs du théâtre se souviennent encore tant le scandale fut grand. Comme vous le voyez, rien de neuf dans ce bas monde et Py arrive un peu « après la fête », ou à sa suite. À moins que le public de Paris n’ait plus qu’une mémoire immédiate et soit retourné à son conservatisme traditionnel après quelques années de régime Joel.
Mais ce qui frappe surtout c’est cette réaction disproportionnée pour un spectacle qui ne vaut ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Que Py décale son regard dans Alceste, c’est accepté car les enjeux symboliques d’Alceste n’étant pas énormes, on permet toujours aux metteurs en scène d’habiller les oeuvres moins jouées, mais gare à qui touche aux grands standards que le public connaît (ou croit connaître) : je me souviens de l’hystérie qui avait emporté le public du Châtelet lors de la (très belle) Traviata de Gruber il y a une quinzaine d’années. Que Py allait aussi décaler son regard sur l’Aida traditionnelle, on pouvait le deviner. Le seul problème, c’est que son Alceste dit infiniment plus de choses que cette Aida; le seul problème, c’est que c’est un spectacle sans grand intérêt, ennuyeux, long, et répétitif. Bref, c’est raté.
Alors, ce qui est considéré comme une idée (le pouvoir dominant représenté par des soldats violents) est en fait un gadget, comme ce tank sur lequel grimpe Radamès qui fait frémir la foule, comme ces soldats qui passent fréquemment et qui habillent l’espace, comme ce couple qui danse, ou ces prêtres (inquisiteurs?) aux pieds d’une croix en flammes qui rappellent le Ku Klux Klan. Gadgets qui n’ont pas toujours un rapport clair avec l’action ou surtout avec le sens de l’action. On veut nous prouver que tout colonisateur est un méchant, que tout colonisateur contient en germe le totalitarisme, qu’il opprime les faibles et les vaincus, quelle originalité ! Et pour couronner le tout et nous asséner cette vérité, la foule lors du triomphe brandit des pancartes entre autres « Droit du sang! », « Dehors les étrangers! »…suivez mon regard; toute ressemblance etc…etc…
Ce qui me gêne bien plus, c’est que les trente premières minutes passées, tout est dit, il ne se passera plus rien: on a vu les deux drapeaux, les soldats, le tank, les colonnes, le palais et tout ne sera que répétition des mêmes motifs pendant le reste du temps.
Au milieu de cet océan de platitude, notons quand même quelques bonnes idées, mais jamais menées à leur terme, jamais poursuivies, sortes d’îlots auxquels se raccrocher avant de s’assoupir à nouveau:
– D’abord, la ressemblance initiale entre Aida et Amneris, la première étant le double de l’autre (robe noire, perruque blonde), mais très vite Aida enlève la perruque pour laisser voir de longs cheveux noirs, elle reconquiert à la faveur de son amour, son identité.
– Ensuite, Amneris qui au début du troisième acte essaie sa robe de mariée, ironie presque tragique dans une scène ou elle finira par jeter Radamès aux mains des prêtres.
– Enfin, la table avec la maquette d’un monument (la colonnade avec au fronton Vittorio Emanuele Re d’Italia) rappelle les projets de Germania de Speer.
Autre parti pris assez intéressant, dans une mise en scène sur la guerre colonisatrice, on pouvait s’attendre à une scène du triomphe plutôt mussolinienne avec débauche de populace, de soldatesque, de drapeaux. Eh bien, Py choisit au contraire l’évocation, et ce n’est pas si mal: le choeur du peuple est là, mais la scène est vide lors de la marche des trompettes, laissant un Arc de triomphe au milieu avec une danseuse en tutu, aux murs abondamment essuyés par des hommes et femmes de ménage, et, au son de la marche du triomphe, on se contente de faire apparaître les dessous de la scène, où gisent des monceaux de cadavres (nus, et donc impossible de voir si les cadavres sont des ennemis ou non) où des soldats munis de masques en amènent encore, et où Radamès, une bouteille à la main, essaie de boire pour oublier (après tout, il a massacré le peuple de son aimée). C’est dans ce soupirail rempli de cadavres que naturellement Radamès et Aida finiront à l’acte IV. C’est un peu le même contraste que dans le Faust de Lavelli où les soldats revenaient du front, tous éclopés, chantant martialement « Gloire immortelle de nos aïeux » – tiens encore un spectacle, réussi celui-là, hué par le public de Garnier lors d’une Première agitée.
Dernière idée à retenir de cette scène, l’arrivée des prisonniers, petit groupe d’hommes et de femmes, des civils avec des valises, et non des soldats, ressemblant à des résistants faits prisonniers ou même à des cortèges de juifs qu’on menait aux camps de la mort.
Mais si l’on dit « pourquoi pas? » à ces idées, cela ne fait pas une mise en scène.
Je n’ai pas détesté en revanche le décor de Pierre André Weitz qui nous dit plusieurs choses:
– Sur le devant de la scène, ce cadre fait de colonnettes dorées est pour moi la seule allusion à L’Egypte, cela rappelle le temple funéraire d’Hatchepsout à Deir El Bahari, comme si Aida n’était une longue cérémonie funèbre (la première image est une « scène sur la scène » entourée de ces colonnes). Mais Hatchepsout dont le règne fut assez glorieux, mena une seule guerre, contre les Nubiens (le peuple du Sud: la Nubie et l’Abyssinie composent l’Ethiopie ) pour des raisons commerciales et économiques, c’est à dire pour des purs motifs de colonisation: on est bien dans le contexte.
– Sur le fond de scène, une toile sur laquelle sont imprimées des maisons d’une ville en ruines (la guerre, toujours la guerre)
– Au milieu une structure tournante présentant une façade de palais classique d’un côté, qui apparaîtra avec des variations d’espace mais toujours dans le même esprit, et qui renvoie au pouvoir absolu « habituel », oserait-on dire, et de l’autre une colonnade monumentale, qui rappelle par son style à la fois les monuments mussoliniens de l’EUR à Rome, et très vaguement le Monument à Victor Emmanuel (la « machine à écrire ») adossé au Capitole sur la Piazza Venezia, toujours à Rome, c’est à dire la Rome capitale d’une Italie neuve, bientôt coloniale elle-aussi, parce que fasciste et au gigantisme caricatural et suspect.
Et pourtant, au bout du compte, en faisant abstraction des contextes, les chanteurs font ce qu’ils feraient habituellement dans une Aida traditionnelle: habillons-les de pagnes ou de tuniques, quelques coiffures égyptiennes et quelques palmiers, nous y sommes: rien de plus, et c’est bien là la question la plus problématique. Py a travaillé un point de vue, rapidement, sans vraiment rentrer dans la question d’Aida, à savoir d’abord peut-être le contexte de création, le canal de Suez, avec ses milliers d’ouvriers, à relier avec les constructions des pyramides: Luca Ronconi avait perçu cela dans sa mise en scène de la Scala (1985, avec Lorin Maazel, Luciano Pavarotti, Maria Chiara; il y a une video dans le commerce) où la scène était sans cesse traversée d’esclaves qui tiraient ou poussaient d’immenses pierres. Ensuite on peut poser autrement la question du rôle anecdotique de l’Egypte dans une histoire assez banale d’amour et de jalousie, et assez banale d’héroïsme patriote: Radamès est un authentique patriote, qui a le défaut d’être amoureux et de faire confiance aux femmes: en bref, un « grand opéra » intimiste car Aida se joue aussi dans de toutes petites salles, et a été créé dans une salle aux dimensions réduites (quelques centaines de spectateurs). On pouvait jouer cette carte-là, y compris sur la scène de Bastille
Tout cela pose question à un metteur en scène, et Py y répond très partiellement et très superficiellement. Ça ne mérite pas de huées, mais seulement de l’indifférence: d’ailleurs huées mises à part, les saluts ont été assez rapidement expédiés à cette Première.
Car musicalement, les choses ne sont pas non plus convaincantes. À part l’héroïne, sur laquelle il y a beaucoup à dire, il n’y a pas de prestations problématiques, mais aucun des chanteurs ne se détache du lot, sauf peut-etre Alvarez.
Marcelo Alvarez est plutôt un bon Radamès, il a de la technique, il a du style, il a les aigus (même si un peu tirés quelquefois), il est plutôt vaillant, comme dans bien d’autres rôles d’ailleurs: il fait son très bon travail de ténor, avec une belle technique surtout dans la deuxième partie mais ne diffuse ni sensibilité ni surtout émotion . Domingo et Carreras dans ce rôle étaient autrement sensibles, autrement émouvants et faisaient entrer le public en sympathie; quant à Pavarotti, il colorait son chant avec des mezze-voci à se damner, qui chaviraient le public. Alvarez qui est l’un des grands ténors de notre temps, reste froid. Précisons: il simule l’engagement, et cela se voit, personnage un peu artificiel auquel on croit difficilement.
Luciana d’Intino est une chanteuse solide mais avec une longue carrière derrière elle. En absence de mezzo verdien incontestable actuellement sur le marché lyrique, elle propose une Amneris assez correcte, avec cependant une tendance à poitriner et donc des lourds problèmes d’homogénéité, mais si la voix n’est plus ce qu’elle était, la technique aide à descendre assez bas et à donner de la couleur au rôle; son quatrième acte est vraiment très honnête et ma foi assez intense (c’est la seule à entrer vraiment dans le rôle) et son air « L’aborrita rivale a me scappata » et le duo avec Radamès qui suit font partie des meilleurs moments de la soirée.
Je suis trop marqué encore aujourd’hui par l’Amonasro de Cappuccilli pour avoir apprécié Sergey Murzaev, j’attends aujourd’hui dans ce rôle un Tézier. Je vis en 1979 à Salzbourg un Acte III avec Freni dans Aida, Cappuccilli en Amonasro, Carreras en Radamès et Karajan dans la fosse…on peut comprendre qu’après on soit un peu perturbé.
Sergey Murzaev articule, a une belle diction, la voix est bien posée, mais insuffisamment projetée, insuffisamment colorée et le personnage reste scéniquement et vocalement fade, et un peu bourru là où il faudrait tout sortir et surtout moduler et varier un chant qui reste tout d’une pièce. C’est dommage car le chanteur a des possibilités qui ne s’expriment pas vraiment et ne sont pas vraiment mises en valeur..
J’étais content de revoir Roberto Scandiuzzi, qui fut naguère une vraie voix de basse somptueuse: aujourd’hui le timbre reste séduisant, la voix encore puissante, mais elle bouge un peu trop.
Venons en à Oksana Dyka, que les théâtres engagent parce que la voix est grande et que son volume remplit une salle. Hors le volume, cette chanteuse n’a rien d’intéressant: d’abord, dès qu’elle monte à l’aigu, elle a un vibrato excessif, et la voix est sans cesse stridente, sans chaleur, sans aucun intérêt ni de timbre ni de couleur. Car pour colorer, il faut interpréter. Ici, encéphalogramme plat, elle fait les notes, mais n’est ni musicale, ni engagée vocalement, ni engagée scéniquement. C’est même quelquefois à la limite du supportable (à la Scala elle était même pire). L’Opéra a engagé Oksana Dyka en distribution A, et Lucrezia Garcia en distribution B, disons que nous ne pouvons choisir entre la peste et le choléra: deux chanteuses à voix, totalement inutiles, aptes sans doute à remplir Vérone par leur volume, mais certainement pas ni à remplir nos âmes, ni pénétrer nos coeurs. À la décharge de l’Opéra, on peut se demander qui peut aujourd’hui chanter Aida, à part Violeta Urmana ou Sondra Radvanovsky. Mais afficher deux sopranos médiocres que les agences imposent çà et là (à la Scala notamment où Dyka s’est fait littéralement jeter dans Tosca), est-ce vraiment faire honneur à une nouvelle production après plus de quarante ans d’absence, quand la précédente avait été chantée par Leontyne Price?
Même si à Bastille le chœur apparaît toujours en-deçà de ce qu’il est réellement, il reste que la prestation globale est vraiment au point, préparée parfaitement par Patrick-Marie Aubert, en tous cas plus au point que l’orchestre.
Philippe Jordan, en bon directeur musical à la germanique, s’essaie à tous les répertoires, Wagner, Strauss, Mozart, et Verdi. C’est un chef assez froid qui à mon avis ne convient pas à la couleur ni à la chaleur verdiennes. Ses qualités: la précision et la clarté, mes réserves: la personnalité. Cette Aida n’y échappe pas. Alors que j’ai trouvé le prélude très bien mené, très émouvant, très tendre même, la première partie pour le reste n’est pas convaincante, on n’entend pas l’orchestre, cela manque de relief, c’est lent et se concentre sur la sculpture de détails sans envisager de ligne d’ensemble. La deuxième partie m’est apparue un peu meilleure, il est vrai aussi qu’elle est plus dramatique et exige notamment plus d’énergie et surtout une vraie tension. Il reste qu’au total, sa direction n’est pas convaincante, tout simplement parce qu’elle manque de conviction.
Une soirée assez médiocre dans l’ensemble. Much ado about nothing.
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