LA SAISON 2021-2022 DU TEATRO ALLA SCALA: L’OCCASION D’UN REGARD HISTORIQUE

Le Teatro alla Scala mérite toujours un approfondissement particulier parce qu’on fait bien des erreurs sur son histoire et ses traditions. Aussi, exceptionnellement, avons-nous opté pour une vision globale de la saison (ballet excepté), mais aussi d’un regard sur d’autres saisons du passé, non seulement par comparaison, mais aussi pour raviver quelques souvenirs et surtout pour lutter contre certaines idées reçues du plus lointain passé. En route pour notre Wanderung scaligère…

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Nous avons brièvement évoqué dans un récent post la situation de la Scala, et la présentation de la saison prochaine permet d’en savoir plus sur l’avenir de ce théâtre aimé entre tous.
Dominique Meyer a pris les rênes dans une période troublée, aussi bien à l’intérieur du théâtre à cause du départ anticipé d’Alexander Pereira, qu’à cause du contexte de pandémie, qui a contraint les salles à fermer pendant plusieurs mois au minimum, sinon plus d’une année.
C’est une situation difficile à maîtriser en ces temps extraordinaires. Manque de rentrées, initiatives sporadiques, programmation dans la brume de l’incertitude. On pourrait souhaiter mieux pour les théâtres et leurs managers.
Les choses se lèvent et la plupart des institutions présentent leurs saisons à la presse, en sollicitant les Dieux et les Muses pour que les salles ne soient pas à nouveau contraintes de fermer.

Fin de saison 2020-2021

Dominique Meyer a donc aussi programmé la fin de la saison 2021 (septembre à fin novembre) pour essayer d’attirer le public par des titres appétissants. Contrairement à d’autres maisons, il n’a pas repris les titres qui avaient été prévus avant la crise du covid. Ainsi, l’Ariodante initialement prévu avec Cecilia Bartoli qui avait annulé « par solidarité » avec Alexander Pereira non reconduit, avait-il été conservé sans Bartoli, mais toujours avec Gianluca Capuano, ainsi aussi du Pelléas et Mélisande très attendu qui devait être dirigé par Daniele Gatti (dans une mise en scène – moins attendue- de Matthias Hartmann). Deux spectacles annulés pour cause de Covid que nous ne verrons pas. Mais comme Matthias Hartmann est programmé dans la saison 2021-2022 peut-être lui a-t-on échangé Pelléas contre autre chose.

En septembre 2021, la saison (esquissée fin juin avec la production de Strehler des Nozze di Figaro dirigée par Daniel Harding) trois Rossini bouffes ouvrent l’automne lyrique

Septembre/octobre 2021
Gioachino Rossini, L’Italiana in Algeri (MeS : Jean-Pierre Ponnelle/Dir : Ottavio Dantone)
Avec Gaelle Arquez, Maxim Mironov / Antonino Siragusa, Mirco Palazzi, Giulio Mastrototaro etc…
Le retour de la production Ponnelle avec cette fois Gaelle Arquez dans le rôle d’Isabella, ce qui est une très bonne idée et les spécialistes Mironov et Siragusa dans Lindoro, avec Mirco Palazzi en Mustafa, le rôle immortalisé par Paolo Montarsolo. Bon début de saison automnale avec en fosse Ottavio Dantone, une sécurité.
(4 repr. du 10 au 18 septembre

Gioachino Rossini, Il barbiere di Siviglia (MeS : Leo Muscato /Dir : Riccardo Chailly)
Avec Maxim Mironov / Antonino Siragusa, Cecilia Molinari, Mirco Palazzi, Mattia Olivieri.
La Scala avait gardé jusqu’ici la trilogie bouffe rossinienne Italiana, Barbiere, Cenerentola, signée Jean-Pierre Ponnelle, précieux trésor scénique qui n’a pas trop pris de rides quand on voit les Rossini bouffes d’une grande banalité qui essaiment les théâtres. Le Barbiere de Ponnelle arrivé de Salzbourg à la Scala en 1969, inaugurant cette série de Rossini bouffes qui vont être immortalisés par Claudio Abbado.
Cette année en remisant Ponnelle au placard, on appelle Leo Muscato, celui qui avait eu la géniale idée de changer la fin de Carmen pour être plus dans l’air #Metoo du temps… Il a commis comme perles à un collier d’autres productions sans intérêt.
De Ponnelle à Muscato… plus dure sera la chute.
En compensation, Riccardo Chailly reprend la baguette dans un répertoire qu’il a abandonné depuis des années, et ça c’est heureux, très heureux même, on a hâte. Mais quelle gueule ça aurait eu qu’après Abbado, Chailly reprenne la production Ponnelle ! Non, on préfère la médiocrité scénique…Solide distribution, on attend avec gourmandise le Figaro de Mattia Olivieri et la Rosina de la jeune et talentueuse Cecilia Molinari.
(6 repr. du 30 sept. au 15 oct)

Gioachino Rossini, Il turco in Italia (MeS : Roberto Andò/Dir : Diego Fasolis)
Avec Rosa Feola, Erwin Schrott, Antonino Siragusa, Alessio Arduini
Même si je ne suis pas convaincu par Fasolis dans Rossini, ce Turco in Italia s’annonce vocalement intéressant avec un Erwin Schrott qui sûrement en fera des tonnes et la très lyrique Rosa Feola. Production distanciée et cynique de Roberto Andò qui eut bien du succès à la création en février 2020, avec une carrière interrompue par le Covid. On la reprend donc et c’est justice.
(5 repr. du 13 au 25 octobre)

Octobre-novembre  2021
Francesco Cavalli, La Calisto
(MeS : David McVicar/Dir : Christophe Rousset)
Avec Chen Reiss, Luca Tittoto, Véronique Gens, Olga Bezsmertna, Christophe Dumaux
Très belle distribution avec la délicieuse et talentueuse Chen Reiss et Véronique Gens, mais aussi les excellents Luca Tittoto et Christophe Dumaux. MeS de David McVicar, c’est à la modernité sans effrayer le bourgeois et les âmes si sensibles du public de la Scala. Direction confiée à Christophe Rousset, qui l’a enregistré avec Les Talens Lyriques : ce sera sans nul doute solide, mais pour ce qui est de l’inventivité ou de l’imagination… N’y avait-il aucun chef italien disponible pour cette œuvre vénitienne ??
(5 repr. du 30 octobre au 13 novembre)

Novembre 2021
Gaetano Donizetti, L’Elisir d’amore
(MeS : Grisha Asagaroff/Dir : Michele Gamba)
Avec Davide Luciano, Aida Gariffulina, René Barbera, Carlos Alvarez
Beau quatuor pour ce marronnier des scènes lyriques : Carlos Alvarez dans un rôle comique ce sera explosif, et David Luciano en Belcore sera sans doute là aussi très drôle. La production de Grisha Asagaroff est professionnelle et la direction de Michele Gamba, jeune chef appréciable, mais diversement apprécié dans sa prestation de 2019, dernière série de cette production régulièrement présentée depuis 2015, alors que la précédente (Laurent Pelly) ne l’a été qu’une saison.
(5 repr. du 09 au 23 novembre)

Cette saison d’automne constitue donc une bonne introduction à la saison 2021-2022. On peut même dire que saison d’automne 2020-2021 et saison 2021-2022 doivent presque être considérées globalement, puisqu’il n’y a en 2021-2022 ni Rossini ni baroque.

De plus, au total, on n’aura jamais autant vu Riccardo Chailly (on s’en réjouit) que pendant cette saison 2020-2021 tronquée : inauguration 2020 (le spectacle A riveder le stelle), Salomé, Die Sieben Todsünden/Mahagonny Songspiel, Il barbiere di Sivlglia, c’est deux fois plus que d’habitude… Vive les pandémies…

Riccardo Chailly et Dominique Meyer © Brescia e Amisano/Teatro alla Scala

 Saison 2021-2022

Ainsi donc la saison 2021/22 est-elle la première effective de Dominique Meyer, avec un jeu de propositions où le maître mot est « équilibre » à tous prix.
Treize productions étalées de décembre 2021 à novembre 2022 soit à peu près une par mois, plus des soirées de ballet (Dominique Meyer est depuis longtemps un grand amoureux du ballet et il a amené dans ses valises Manuel Legris, artisan d’un splendide travail à Vienne), et de nombreux concerts de tous ordres que nous détaillerons.

Mais le projet de Dominique Meyer est plus global et plus articulé :

En effet, il affiche aussi une vraie saison musicale et instrumentale, très bien structurée, et alléchante que nous allons d’abord évoquer.
Dominique Meyer est un passionné de musique, et notamment de musique symphonique, sans doute plus mélomane que lyricomane : on le perçoit dans la manière dont il structure l’offre « hors-opéra » de la Scala : il y a très longtemps que l’offre n’avait pas été aussi complète, avec de nouvelles propositions très heureuses.

Concerts et récitals

 

Les concerts avec l’orchestre de la Scala annoncés, avec la présence d’Esa Pekka Salonen, de Riccardo Chailly, qui est sans doute un plus grand chef symphonique que lyrique, et de Tughan Sokhiev, directeur musical du Bolchoï et dernier de la lignée des grands chefs russes, ainsi que de deux jeunes, Speranza Scappucci présence qui sans doute annonce un futur opéra (ce serait une excellente idée) et Lorenzo Viotti, qui est là pour Thais et ainsi sera entendu dans un répertoire symphonique ce qui est intéressant pour mieux le connaître.

Il y a aussi de beaux récitals de chant, une tradition qu’il faut absolument faire revivre et Dominique Meyer a bien raison de reconstruire une saison de récitals, comme la Scala en faisait jadis chaque année : Ildar Abdrazakov (nov. 2021),  Waltraud Meier (janv), Ekaterina Sementchuk (janv.), Ferruccio Furlanetto (avr.), Juan Diego Florez (mai), Anna Netrebko (mai),  Asmik Grigorian (sept.2022) sont affichés, alternant mythes et voix nouvelles ou encore moins connues à Milan avec quelque sommets comme la venue de Waltraud Meier. Il faut espérer que ces soirées réenclencheront la passion des milanais pour les voix et contribueront à attirer un public curieux.
Quelques événements exceptionnels aussi avec un concert de l’Académie avec Placido Domingo (2 décembre), le concert de Noël avec le Te Deum de Berlioz dirigé par Alain Altinoglu (18 décembre), et une soirée Anne-Sophie Mutter-Lambert Orkis le 13 février 2022.
Belle idée aussi qu’un cycle de musique de chambre avec les musiciens de l’orchestre de la Scala dans le Foyer (un concert mensuel), c’est si rare dans ce théâtre qu’on se réjouit de ce type d’initiative qui fait mieux connaître la qualité des musiciens et les valorise et surtout affiche la musique de chambre comme un moment d’écoute privilégié, car c’est la musique de chambre qui fait comprendre à l’auditeur ce qu’est « faire de la musique ensemble » et affine son écoute.
Enfin des orchestres invités et pas des moindres :

Novembre 2021 : Staatskapelle Berlin, direction Daniel Barenboim (2 concerts)
Février 2022 : Orchestre de Paris, Esa Pekka Salonen (1 concert)
Avril 2022 : Mariinsky Teatr, Valery Gergiev (1 concert)
Mai 2022 : East-Western Diwan Orchestra, Daniel Barenboim (1 concert)
Sept. 2022 : Staatskapelle Dresden, Christian Thielemann (2 concerts)

Ainsi reverra-t-on Daniel Barenboim à la Scala pour trois concerts, il n’était pas revenu après avoir quitté son poste de directeur musical, et ainsi verra-t-on Christian Thielemann très rare en Italie, alors qu’il y a souvent dirigé dans sa jeunesse. Tout cela est de très bon augure. Des bruits courent d’ailleurs sur la venue de Thielemann pour la première fois dans la fosse de la Scala… On parle même d’un Ring… Wait and see…
Voilà une « saison symphonique » séduisante, bien articulée, intelligente, qu’il faut accueillir avec plaisir, et même gourmandise.

Les autres annonces
Pêle-mêle d’autres annonces ont été faites ou confirmées :

  • Début des travaux d’agrandissement des espaces de travail du théâtre qui vont offrir une scène plus vaste, des espaces nouveaux pour la partie administrative et surtout des espaces pour les répétitions d’orchestre et les enregistrements qui seront à l’avant-garde. Avec un regret éternel pour la disparition de la très utile Piccola Scala depuis plusieurs décennies…
  • Projet de construction d’une cité du théâtre et de la musique, une sorte de « Teatrocittà » comme existe « Cinecittà » à Rome dans le quartier périphérique sud de Rubattino, qui devrait regrouper des entrepôts, des ateliers et des possibilités de production artistique. Une cité intégrée pour les arts de la scène, c’est un projet à peu près unique au monde.
  • À l’intérieur du théâtre, Dominique Meyer importe de Vienne le même dispositif de traduction et sous titres par tablette qui substituera les petits écrans derrière les fauteuils actuels, qui avaient été eux aussi à l’époque copiés sur l’opéra de Vienne. Pour l’avoir expérimenté à Vienne, ce système de tablettes est très efficace et particulièrement convivial pour le spectateur (en huit langues). Par ailleurs un plan de numérisation des documents musicaux est lancé.
  • L’accessibilité au théâtre devrait être améliorée et élargie par une nouvelle carte des prix des billets, un nouveau plan de billetterie qui devrait créer de nouvelles catégories, notamment en Platea (Orchestre) et dans les loges. Le constat unanime était que les prix institués dans la période Pereira étaient bien trop élevés (en soi et eu égard à la qualité moyenne) ce qui contraignait stupidement à vendre les billets invendus le dernier jour à 50%. Il est aussi question d’une Scala plus « inclusive », mais là on est plutôt dans la vulgate de toute institution aujourd’hui…

En bref, Dominique Meyer est réputé pour être non seulement un bon organisateur, mais aussi un bon gestionnaire. Le voilà à l’épreuve d’un théâtre qui en la matière n’en finit pas de virer sa cuti.

Quant au cœur du métier Scala, la programmation lyrique, le paysage est hélas nettement plus contrasté

Opéra

En ce qui concerne le lyrique, l’offre se profile de manière assez traditionnelle à l’instar d’autres saisons scaligères avec un plateau de la balance lourd sur le répertoire italien, et plus léger sur le répertoire non italien : un opéra français (Thaïs), un opéra russe (La Dame de Pique), un opéra du répertoire allemand (Ariadne auf Naxos), un Mozart (Don Giovanni) et une création contemporaine à Milan d’un opéra de Thomas Adès, The Tempest, d’après Shakespeare, créé à Londres en 2004, voilà l’offre non italienne, un saupoudrage auquel le théâtre nous a habitués depuis des décennies.
Le reste des titres (huit) appartient au répertoire italien avec un poids assez marqué pour Verdi et le post verdien : un Cimarosa (Il Matrimonio Segreto), pour l’académie, un Bellini (I Capuleti e i Montecchi), trois Verdi (Macbeth, Un ballo in maschera, Rigoletto), et trois post-verdiens (La Gioconda, Fedora, Adriana Lecouvreur). Une manière de revendiquer l’italianità du théâtre avec des titres qui n’ont pas été repris depuis très longtemps pour certains, comme Capuleti e Montecchi ou Matrimonio segreto, mais aussi une accumulation de trois titres de la dernière partie du XIXe, Ponchielli, Giordano, sans un seul Puccini qui il est vrai a été bien servi les saisons précédentes, et sans baroque ni Rossini très bien servis de septembre à novembre 2021, ce qui justifie leur absence. Nous commenterons au cas par cas et essaierons d’en tirer des conclusions générales sur une saison qui ne suscite pas un enthousiasme débordant.

 

Nouvelles productions :

Décembre 2021
Verdi, Macbeth (MeS: Davide Livermore /Dir. : Riccardo Chailly)
Avec Luca Salsi, Anna Netrebko/Elena Guseva (29/12), Francesco Meli, Ildar Abdrazakov etc…
(8 repr. Du 4 (jeunes) au 29 décembre).
La première production est toujours la plus emblématique. Riccardo Chailly revient à Verdi, et à l’un de ses opéras les plus forts avec une distribution évidemment en écho : Anna Netrebko (la dernière sera chantée par la remarquable Elena Guseva) et Luca Salsi forment le couple maudit. Pour des rôles qui exigent beaucoup de subtilité, il n’est pas sûr qu’ils soient les chanteurs adéquats, et pour un rôle pour lequel Verdi ne voulait pas d’une belle voix, il n’est pas certain non plus qu’Anna Netrebko douée d’une des voix les plus belles au monde soit une Lady Macbeth… Meli et Abdrazakov en revanche sont parfaitement à leur place. Mais pour la Prima, il faut des noms et Netrebko a pris l’abonnement… Quant à la mise en scène, c’est l’inévitable Davide Livermore, un excellent « faiseur »; comme metteur en scène, c’est autre chose… Mais depuis quelques années il est adoré à la Scala friande de paillettes et où l’on aime de moins en moins qu’une œuvre soit un peu fouillée. Étrange tout de même l’histoire de ce titre dans les 45 dernières années. D’abord Giorgio Strehler au milieu des années 1970, la production mythique d’Abbado avec Cappuccilli et Verrett, puis, un gros cran en dessous, la production Graham Vick avec Riccardo Muti, puis encore un cran en dessous Giorgio Barberio Corsetti avec Gergiev en fosse : pas de problème du côté des chefs, mais du côté des productions, jamais le souvenir magique de Strehler ne s’est effacé. On relira par curiosité ce que ce Blog écrivait de la production Gergiev/Barberio Corsetti où l’on faisait déjà le point sur la question https://blogduwanderer.com/teatro-alla-scala-2012-2013-macbeth-de-giuseppe-verdi-le-9-avril-2013-dir-mus-valery-gergiev-ms-en-scene-giorgio-barberio-corsetti.
Voilà la quatrième production, et Davide Livermore face à Strehler, c’est McDonald’s face à Thierry Marx ou un trois étoiles Michelin… On sait que Riccardo Chailly n’aime pas les mises en scènes trop complexes : avec Livermore, pas de danger. Mais quel signe terrible de l’intérêt pour la mise en scène de ce théâtre.
Quo non descendas…

Janvier-Février 2022
Bellini : I Capuleti e I Montecchi
(MeS : Adrian Noble /Dir : Evelino Pidò)
Avec Marianne Crebassa, Lisette Oropesa, René Barbera, Michele Pertusi, Yongmin Park,
(5 repr. du 18/01 au 2/02)
Une œuvre merveilleuse, l’une des plus belles du répertorie belcantiste revient après plus de deux décennies, c’est évidemment heureux. Entre Crebassa et Oropesa, Pertusi et Barbera, on tient là une distribution excellente qui ne mérite que l’éloge.
Mais aller chercher le médiocre Adrian Noble pour succéder à la merveilleuse production Pizzi est pire qu’une erreur, une faute.
Au pupitre Evelino Pidò, comme  il y a 14 ans à Paris dans la même œuvre (avec à l’époque Netrebko et DiDonato), et comme dans tant de reprises de répertoire à Vienne les dernières années. Je n’ai rien contre ce chef excellent technicien qui est pour les orchestres une garantie de sûreté surtout dans une perspective de système de répertoire ou de reprise rapide, mais il y avait peut-être d’autres noms à tenter pour une nouvelle production… D’autant que le monde lyrique est plein de chefs italiens très talentueux à essayer.

Février-mars 2022
Massenet, Thais
(MeS: Olivier Py/Dir. : Lorenzo Viotti )
Avec Marina Rebeka, Ludovic Tézier, Francesco Demuro, Cassandre Berthon.
Une œuvre représentée une seule fois à la Scala, en 1942. Puisqu’elle revient à la mode, c’est une bonne idée que de la proposer avec Lorenzo Viotti en fosse, qui avait bien séduit à la Scala dans Roméo et Juliette de Gounod.
Olivier Py est un grand nom de l’écriture et de la mise en scène, mais il y a quelque temps qu’il n’a plus rien à dire, sinon faire du Py et se répéter: gageons que ce « rien » sera déjà quelque chose. Quant à la distribution, c’est le calque de celle de Monte Carlo en mars dernier, et on est surtout très heureux de voir Ludovic Tézier revenir à la Scala après bien des années.(6 repr. du 10/02 au 2/03)

Tchaïkovski, La Dame de Pique (MeS : Mathias Hartmann /Dir. : Valery Gergiev)
Avec Najmiddin Mavlyanov, Roman Burdenko, Asmik Grigorian/Elena Guseva, Olga Borodina, Alexey Markov etc…
(5 repr. du 23/02 au 15/03)
Mathias Hartmann, un metteur en scène très « fausse modernité », qui fait peut-être Dame de Pique parce que le Pelléas prévu a été annulé mais on s’en moque puisque Gergiev, Borodina, Grigorian etc… Et donc une distribution de très haut vol dont il faudra bien profiter. En plus, Gergiev est l’une des rares grandes baguettes présentes cette saison, il faut saisir cette chance, même si l’on connaît son côté un peu fantasque, boulimique du kilomètre et peu des répétitions…

Mars 2022
Cilea, Adriana Lecouvreur
(MeS : David Mc Vicar /Dir : Giampaolo Bisanti)
Avec Freddie De Tommaso (4 au 10/03)/Yusif Eyvazov (9 au 19/03) Maria Agresta (4 au 10/03)/Anna Netrebko (9 au 19/03), Anita Rashvelishvili(4, 6, 16, 19/03) /Elena Zhidkova (9,10,12/03), Alessandro Corbelli (4 au 10/03)/Ambrogio Maestri (9 au 19/03)
(7 repr. du 4 au 19/03)
Co-Prod Liceu, San Francisco Opera, Paris, Vienne, Royal Opera House
Une large co-production pour ce retour à Milan d’Adriana Lecouvreur après une quinzaine d’années d’absence et surtout après une production Lamberto Pugelli qui a duré deux décennies. De David McVicar il faut s’attendre à un travail bien fait (encore un qui fait de l’habillage moderne d’idées éculées) qui n’effarouchera pas le public peu curieux de la Scala, mais on se demande bien quelle différence de qualité avec la production précédente, sinon l’habillage d’une nouveauté factice.
Mais une distribution étincelante où l’on découvrira (courez-y) le nouveau ténor coqueluche de toute  l’Europe lyrique, le britannique Freddie De Tommaso en alternance avec « Monsieur » Netrebko. Une production idéale pour période de foire et selfies en goguette.
Et puis, last but not least, un chef qu’on commence à entendre à l’extérieur de l’Italie, Giampaolo Bisanti, directeur musical du Petruzzelli de Bari. Applaudissons à ce choix

Avril-mai 2022
Strauss (R) Ariadne auf Naxos
(MeS : Sven Erich Bechtolf /Dir : Michael Boder)
Avec Krassimira Stoyanova, Erin Morley, Stephen Gould, Sophie Koch, Markus Werba etc…
(5 repr. du 15/04 au 03/05)
Co-Prod Wiener Staatsoper Salzburger Festspiele)
Venue d’une production viennoise et salzbourgeoise, élégante et creuse qui mérite les poussières ou les oubliettes de l’histoire : Bechtolf  en effet n’a jamais frappé les foules par son génie, ni par ses trouvailles. Distribution en revanche de très haut niveau (comme la plupart des distributions cette saison) Stoyanova, Gould, Koch sont des garanties pour l’amateur de lyrique. Chef solide de répertoire, familier de Vienne. Mais pour une nouvelle production d’un Strauss aussi important, on pouvait peut-être afficher une autre ambition notamment au niveau du chef.

Mai 2022
Verdi, Un Ballo in maschera (MeS : Marco-Arturo Marelli /Dir : Riccardo Chailly)
Avec Francesco Meli, Sondra Radvanovsky, Luca Salsi, Iulia Matochkina (4, 7, 10, 12/05), Raehann Bryce-Davis (14, 19, 22/05) Federica Guida
(7 repr. du 04 au 22/05).
Magnifique distribution, avec l’Amelia la meilleure qui soit sur le marché aujourd’hui (on peut même dire la verdienne du moment), qui était déjà l’Amelia de la production précédente (Michieletto/Rustioni) et direction musicale du maître des lieux qui dirige un deuxième Verdi, comme il sied à tout directeur musical scaligère, mais il ne nous avait pas habitué à un tel festin.
Avec Marco-Arturo Marelli comme metteur en scène, c’est plutôt l’inquiétude en revanche, tant ont fait pschitt les espoirs qu’on mettait en lui dans les années 1980 (sous Martinoty il avait signé à Paris un Don Carlos programmé par Bogianckino bien peu convaincant) et tant ses nouvelles productions viennoises malgré leur nombre n’ont pas remué le Landerneau lyrique (Capriccio, Cardillac, Die Schweigsame Frau Der Jakobsleiter sous Holänder et Zauberflöte, Falstaff, Gianni Schicchi, La Fanciulla del West, Medea, La Sonnambula, Orest, Pelléas et Mélisande, Turandot pendant le mandat de Dominique Meyer). Le voilà à la Scala, vous conclurez vous-mêmes…

Juin 2022
Ponchielli, La Gioconda
(MeS : Davide Livermore /Dir : Frédéric Chaslin)
Avec Sonya Yoncheva, Daniela Barcellona, Erwin Schrott, Fabio Sartori, Judith Kutasi, Roberto Frontali
(6 repr. du 7 au 25/06)
Sonya Yoncheva veut marcher dans les pas de Callas et s’empare de ses rôles les uns après les autres (Tosca, Médée, et maintenant La Gioconda), la voix est belle, mais le reste n’est pas à l’avenant. N’est pas Callas qui veut, même quand on est soi-disant un nom. Le reste de la distribution est en revanche vraiment très convaincant.
Le metteur en scène est encore une fois Davide Livermore qui fait du (quelquefois bon, reconnaissons-le) spectacle (les américains appellent cela entertainment) et surtout pas plus loin : vous grattez les paillettes, et c’est du vide qui sort.
Il est singulier, voire stupéfiant que Livermore soit tant sollicité à la Scala depuis quelques années et ça en dit long sur les ambitions artistiques de l’institution en matière de mise en scène… Bon, pour Gioconda, ça peut mieux passer que pour Macbeth. Moins gênant en tous casDirection musicale confiée à Frédéric Chaslin, très aimé de Dominique Meyer qui lui a confié à Vienne de nombreux titres de répertoire (à peu près 25) de tous ordres.

Juin-Juillet 2022
Verdi, Rigoletto
(MeS : Mario Martone /Dir. : Michele Gamba)
Avec Piero Pretti, Enkhbat Amartüvshin, Nadine Sierra, Marina Viotti, Gianluca Buratto …
(8 repr. du 20 juin au 11 juillet)
Production de juillet, quand les touristes viennent, le Verdi des familles, signé Mario Martone (sa présence deux fois dans la saison compensera en mieux l’autre présence double, celle de Livermore…) qui est un metteur en scène « classique » mais intelligent et fin, après des dizaines années de règne incontesté de la production Gilbert Deflo : il était effectivement temps de changer.
Distribution solide avec le Rigoletto confié à Enkhbat Amartüvshin, une voix d’airain, mais un interprète peut-être à affiner encore, et accompagné de la délicieuse Nadine Sierra et du pâle mais vocalement très correct Piero Pretti. En fosse, un des jeunes chefs italiens digne d’intérêt, Michele Gamba que le public aura entendu déjà dans L’Elisir d’amore en novembre 2021 (voir plus haut).

Septembre 2022
Cimarosa, Il Matrimonio segreto
(MeS : Irina Brook /Dir : Ottavio Dantone)
Accademia del Teatro alla Scala
Orchestra dell’Accademia del Teatro alla Scala
(6 repr. du 7 au 22/09)
La production traditionnelle et annuelle de l’académie, aux mains d’une équipe équilibrée et très respectable. C’est de bon augure pour une œuvre qu’on n’a pas vue à la Scala… depuis 1980 !

Octobre/Novembre 2022
Giordano, Fedora
(MeS : Mario Martone /Dir : Marco Armiliato)
Avec Sonya Yoncheva, Mariangela Sicilia, Roberto Alagna (15 au 21/10), Fabio Sartori (24/10 au 3/11), George Petean.
(7 repr. du 15/10 au 3/11).
Là aussi, Lamberto Puggelli a signé une mise en scène restée au répertoire longtemps dont la dernière reprise remonte à 2004 qui était bien faite et c’est Mario Martone qui signera la nouvelle mise en scène. Dans le naufrage des mises en scènes de la saison, c’est la garantie d’un travail digne.
Distribution en revanche somptueuse qui marque le retour à la Scala de Roberto Alagna après des années d’absence, dans un rôle (Loris) très peu familier du public français, raison de plus pour y aller. Fedora, un rôle que les sopranos abordent sur le tard, est ici Sonya Yoncheva, actuellement loin d’être en fin de carrière mais j’ai beau aller souvent l’écouter, je trouve la voix très belle mais peu d’intérêt au-delà.
Et le chef, Marco Armiliato, efficace, solide, écume les scènes du monde.
Mon unique Fedora à la Scala (et ailleurs) était dirigée par Gianandrea Gavazzeni, avec Freni et Domingo.
Gavazzeni réussissait à faire respecter cette musique, voire la faire aimer… Il en fallait du génie pour faire de ce plomb de l’or.

Novembre 2022
The Tempest
(MeS : Robert Lepage /Dir : Thomas Ades)
Avec Leigh Melrose, Audrey Luna, Isabel Leonard, Frederic Antoun, Toby Spence
 (MET, Opéra National du Québec, Wiener Staatsoper)
(5 repr. du 5 au 18 nov.)
Une des rares créations (2004) qui ait fait carrière, signée Thomas Adès (compositeur et chef) avec la mise en scène « magique » de Robert Lepage, maître en images et en technologie scénique. Pour la plus baroque des pièces shakespeariennes, il fallait au moins ça, avec une distribution de très grande qualité (Antoun, Spence) dominée par le magnifique Leigh Melrose. Une bonne conclusion de la saison, une respiration “ailleurs” avec un niveau musical et scénique garanti.

Reprise :
Mars-avril 2022
Mozart, Don Giovanni
(MeS : Robert Carsen/Dir : Pablo Heras-Casado)
Avec Günther Groissböck/Jongmin Park (5, 10 apr.), Christopher Maltman, Alex Esposito, Hanna Elisabeth Müller, Emily d’Angelo, Andrea Caroll
Reprise de la médiocre mise en scène de Robert Carsen, théâtre dans le théâtre (comme d’habitude…) qui n’a pas marqué les esprits, mais il est vrai que trouver une production de Don Giovanni satisfaisante est un vrai problème. La production précédente de Peter Mussbach n’a pas marqué, et celle de Giorgio Strehler n’a pas non plus été à la hauteur de ses Nozze di Figaro légendaires. Donc, on accepte ce Carsen sans saveur pour jouir de l’excellente distribution et d’un chef qu’on dit très bon, mais qui ne m’a jamais vraiment convaincu.
(7 repr. du 27/03 au 12/04)

 

Conclusions :
Quelques lignes se dégagent :

  • Des distributions solides, voire exceptionnelles, il n’y a là-dessus pas l’ombre d’un doute, nous sommes bien à la Scala et l’excellence est dans chaque production
  • Des choix de chefs éprouvés, souvent familiers du répertoire à l’opéra de Vienne, et capables de bien gérer une représentation parce que ce sont souvent des chefs solides, mais en aucun cas ils n’ont offert de grandes visions artistiques ou de lecture d’une particulière épaisseur par le passé. Sans doute la saison préparée rapidement nécessitait de parer au plus pressé mais sans doute préside aussi l’idée que les chanteurs affichés suffiront à faire le bonheur du public. Des chefs pour la plupart au mieux efficaces, et donc à mon avis inadaptés à la Scala-plus-grand-théâtre-lyrique-du-monde comme « ils » disent…
  • Des choix de metteurs en scène sans aucun intérêt, à une ou deux exceptions près, voire souvent médiocres. Des choix de tout venant qui affichent l’opéra comme un divertissement pour lequel la complexité n’est pas conseillée: des metteurs en scène pour consommation courante, pas pour une vraie démarche artistique.
    Où est la Scala des Strehler, des Ronconi, des Visconti ? (Et même des Guth, Kupfer, ou Chéreau plus récemment) ?

 

Mon trépied de l’opéra chant-direction-mise en scène est bien bancal à la Scala cette année. Jamais la seule brochette de grands chanteurs dans une production n’a suffi à faire une grande soirée.

Il faudra sans doute attendre la saison 2022-2023 pour clarifier les choses puisqu’on espère qu’il n’y aura pas d’accident covidien en cours de route et voir si c’est ce chemin qu’on va emprunter.

Alors, pour essayer d’éclairer le lecteur, j’ai voulu remonter dans le temps, du récent (2012) au plus ancien (1924) pour voir à quoi dans le temps ressemblait vraiment la Scala, car en matière de Scala, le mythe construit dans les années 1950 est tel qu’on croit des choses qui n’ont existé que très récemment. En présentant deux saisons d’avant-guerre (avant deuxième guerre mondiale), à lire évidemment avec des clefs différentes nous avons eu de singulières surprises. Toujours mettre en perspective, c’est la loi du genre, sans jamais de jugements qui ne soient pas nés de l’expérience…

Arturo Toscanini

Plongeons dans l’histoire de la Scala

 

En conclusion de ce post mi-figue mi-raisin, j’ai donc voulu pour la première fois faire profiter le lecteur d’un de mes hobbies préférés, le plongeon dans les archives du théâtre pour mettre tout ce qu’on a pu écrire face au réel de l’histoire, et non face au rêve. Comme on pourra le constater, il y a à la fois des souvenirs, encore vifs, mais aussi des surprises de taille.
En plongeant dans cette histoire, se confronter avec d’autres saisons fait revenir à la raison ou relativiser (ou confirmer) nos déceptions. J’ai donc fixé comme critère des saisons où Macbeth était dans les productions prévues.

 

  • Une saison d’avant la deuxième guerre mondiale et une saison « Toscanini »

On devrait plus souvent se pencher sur les saisons de la Scala au temps de Toscanini et autour, on verrait l’extrême diversité de l’offre lyrique, et notamment aux temps de Toscanini, la présence quasi permanente du chef légendaire au pupitre. On verrait aussi que Verdi était bien moins représenté que de nos jours, avec quelques œuvres mais en aucun cas la large palette que les théâtres de tous ordres offrent dans Verdi. <

Ainsi Macbeth n’est pas représenté entre 1873 et 1939, année où l’œuvre de Verdi ouvre la saison (à l’époque le 26 décembre) dirigée par l’excellent Gino Marinuzzi.

Pour donner une indication encore plus surprenante : il y a 23 titres de tous ordres dont nous allons simplement donner la liste, et deux Verdi (Macbeth pour 4 repr. et La Traviata pour 11), tous deux dirigés par Gino Marinuzzi. Voici la liste des œuvres données en 1939, quelquefois inconnues de nos jours, et les œuvres étrangères données toutes en italien :

  • Verdi, Macbeth
  • Massenet, Werther
  • Mulé, Dafni
  • Bellini, La Sonnambula
  • Puccini, La Bohème
  • Rabaud, Marouf, savetier du Caire
  • Puccini, Turandot
  • Wolf-Ferrari, La Dama Boba
  • Wagner, Tristan und Isolde
  • Verdi, La Traviata
  • Leoncavallo, Pagliacci
  • Cilea, Adriana Lecouvreur
  • Humperdinck, Haensel und Gretel
  • Pizzetti, Fedra
  • Catalani, Loreley
  • Mascagni, Il Piccolo Marat
  • Beethoven, Fidelio
  • Wagner, Siegfried
  • Ghedini, Maria d’Alessandria
  • Boito, Nerone
  • Donizetti, La Favorita
  • Giordano, Fedora
  • Paisiello, Il Barbiere di Siviglia ovvero la precauzione inutile

Ainsi, on voit la grande diversité de l’offre, avec beaucoup d’œuvres « contemporaines » ou récentes à l’époque, pas un seul Rossini (la Rossini Renaissance sera pour plus tard).
On peut être surpris sur le nombre de titres affichés, mais c’était l’époque où la mise en scène n’était pas essentielle ou tout simplement n’existait pas au profit d’une mise en espace devant des toiles peintes, faciles à changer d’un jour à l’autre, sans décors construits. Une alternance plus rapide était plus facile à mettre en place.
Nettoyons nos idées reçues sur la Scala : à peine le nez dans son histoire qu’on découvre que tout ce qu’on raconte sur la Scala et Verdi, demande au moins une révision des rêves d’aujourd’hui sur un hier mythique.
Toscanini a beaucoup dirigé Verdi à la Scala, mais pas tous les titres, et il a autant dirigé Wagner et d’autres compositeurs. Prenons la saison 1924, celle du fameux Tristan und Isolde pour lequel Toscanini, arguant qu’il était ouvert à tout ce qui était novateur (les temps ont changé), avait appelé Adolphe Appia pour la mise en scène.
En 1924, voici les 24 titres, avec seulement trois chefs, Arturo Toscanini, Arturo Lucon, Vittorio Gui (un magnifique chef, si vous trouvez des enregistrements, n’hésitez pas, c’est un des plus grands chefs italiens, mort à 90 ans en 1975).

  • Strauss, Salomé (Vittorio Gui) (Ouverture de saison)
  • Riccitelli, I Compagnacci (Vittorio Gui)
  • Mozart, Zauberflöte (Arturo Toscanini)
  • Verdi, Aida (Arturo Toscanini)
  • Verdi, La Traviata (Arturo Toscanini)
  • Donizetti, Lucia di Lammermoor (Arturo Lucon)
  • Puccini, Manon Lescaut (Arturo Toscanini)
  • Wagner, Tristan und Isolde (Arturo Toscanini)
  • Mascagni, Iris (Arturo Toscanini)
  • Rossini, Il Barbiere di Siviglia (Arturo Lucon)
  • Bellini, La Sonnambula (Vittorio Gui)
  • Puccini, Gianni Schicchi (Vittorio Gui)
  • Gluck, Orfeo ed Euridice (Arturo Toscanini)
  • Alfano, La leggenda di Sakuntala (Vittorio Gui)
  • Verdi, Falstaff (Arturo Toscanini)
  • Verdi, Rigoletto (Arturo Toscanini)
  • Bizet, Carmen (Vittorio Gui)
  • Pizzetti, Debora e Jaele (Arturo Toscanini)
  • Charpentier, Louise (Arturo Toscanini)
  • Wagner, Lohengrin (Vittorio Gui)
  • Wagner, Die Meistersinger von Nürnberg (Arturo Toscanini)
  • Moussorgski, Boris Godunov (Arturo Toscanini)
  • Boito, Nerone (Arturo Toscanini)
  • Giordano, Andrea Chénier (Vittorio Gui).

Sur 14 titres dirigés, Arturo Toscanini dirige Verdi (4), Mozart (1), Gluck (1) Puccini (1), Mascagni (1), Moussorgski (1) Boito (1) Charpentier (1) Pizzetti (1) Wagner (2).

Plus près de nous, les saisons d’Abbado ressemblent par leur organisation aux saisons d’aujourd’hui. Vous pourrez constater que c’est à juste titre qu’on peut « mythifier » la période :

  • Une saison du temps de Claudio Abbado et Paolo Grassi
  • 1975-1976
  • Macbeth (Abbado/Strehler)
  • Io Bertold Brecht (Tino Carraro/Milva/Strehler) ) à la Piccola Scala
  • La Cenerentola (Abbado/Ponnelle)
  • L’Heure Espagnole/L’Enfant et les sortilèges/Daphnis et Chloé (Prêtre/Lavelli)
  • Cosi fan tutte (Böhm/Patroni-Griffi)
  • Simon Boccanegra (Abbado/Strehler)
  • Aida (Schippers/Zeffirelli)
  • Werther (Prêtre/Chazalettes)
  • Benvenuto Cellini (Davis/Copley) Tournée du ROH London (et la Scala est à Londres)
  • Peter Grimes (Davis/Moshinsky) Tournée du ROH London (et la Scala est à Londres)
  • La Clemenza di Tito (Pritchard/Besch) Tournée du ROH London (et la Scala est à Londres)
  • Der Rosenkavalier (Kleiber/Schenk)
  • Luisa Miller (Gavazzeni/Crivelli)
  • Turandot (Mehta/Wallmann)

Tournée aux USA pour le bicentenaire de l’indépendance américaine
– La Bohème (Prêtre-Zeffirelli)
– La Cenerentola (Abbado-Ponnelle)
– Simon Boccanegra (Abbado-Strehler)
– Macbeth (Abbado-Strehler)

Considérons le niveau des chefs invités à la Scala en dehors d’Abbado, Böhm, Prêtre, Kleiber, Mehta, Gavazzeni, Colin Davis : c’est le « festival permanent »… on comprend pourquoi le public était difficile…

Au temps de Muti, la saison 1997 a aussi ouvert par Macbeth, c’est moins festivalier que la saison 1975, mais cela reste assez solide avec trois titres dirigés par Muti sur dix.

  • Une saison du temps de Riccardo Muti et Carlo Fontana
    1997-1998
  • Macbeth (Muti/Vick)
  • Il Cappello di paglia di Firenze (Campanella/Pizzi)
  • Die Zauberflöte (Muti/De Simone)
  • Khovantschina (Gergiev/Barstov)
  • Linda di Chamounix (A.Fischer/Everding) (Prod.Wiener Staatsoper)
  • Der Freischütz (Runnicles/Pier’Alli)
  • Manon Lescaut (Muti/Cavani)
  • Lucrezia Borgia (Gelmetti/De Ana)
  • L’Elisir d’amore (Zanetti/Chiti)
  • Carillon (Pesko/Marini) au Piccolo Teatro Strehler

Même impression pour cette saison Lissner/Barenboim : Lissner a été décrié par le public local, pourtant, à lire la saison 2012 (il n’y a que 9 ans), on est tout de même séduit par la diversité de l’offre et la qualité moyenne… afficher dans une saison un Ring, un Lohengrin, un Don Carlo, une Aida etc… Ça laisse un peu rêveur…

  • Une saison du temps de Daniel Barenboim et Stéphane Lissner
    2012-2013
  • Lohengrin (Barenboim/Guth)
  • Falstaff (Harding/Carsen)
  • Nabucco (Luisotti/D.Abbado)
  • Der fliegende Holländer (Haenchen/Homoki)
  • Cuore di Cane (Brabbins/McBurney)
  • Macbeth (Gergiev/Barberio-Corsetti)
  • Oberto, conte di San Bonifacio (Frizza/Martone)
  • Götterdämmerung (Steffens-Barenboim/Cassiers)
  • Der Ring des Nibelungen (Barenboim/Cassiers)
  • Un ballo in maschera (Rustioni/Michieletto)

Tournée au Japon : Falstaff/Rigoletto/Aida

  • La Scala di Seta (Rousset/Michieletto)(Accademia)
  • Don Carlo (Luisi/Braunschweig)
  • Aida (Noseda/Zeffirelli)

De cette manière le lecteur tient des éléments de comparaison. L’intérêt de se plonger dans les archives, c’est de faire des découvertes, de rétablir des vérités contre les idées préconçues et surtout les mythes d’aujourd’hui :

  • quand on voit ce que dirige Riccardo Chailly, directeur musical (2 productions) et ce qu’ont dirigé encore près de nous Barenboim, Muti, un peu plus loin Abbado, et encore plus loin Toscanini, on se dit que le titre est usurpé parce qu’il est évident que Riccardo Chailly ne donne pas grand-chose à ce théâtre. À ce niveau, c’est plutôt la Scala qui sert la soupe à un grand absent.
  • quand on voit la saison 1975-1976 à la Scala on comprend pourquoi ces années-là semblent un rêve éveillé. Inutile même de comparer, c’est trop douloureux, mais à regarder la saison Muti et la saison Barenboim, la comparaison est aussi éloquente.
  • Personnellement, je revendique l’intérêt de mises en scène contemporaines, qui parlent aux sociétés d’aujourd’hui et pas de mises en scènes qui ne sont qu’un cadre divertissant à la musique : c’est une erreur profonde de penser que l’opéra c’est musique et chant + guirlandes. Qu’importe d’ailleurs que la mise en scène soit traditionnelle ou novatrice, si elle a du sens.

La saison lyrique 2021-2022 à la Scala, est grise et ne soulève pas l’enthousiasme. Il y a peut-être des raisons objectives à ces choix qui laissent un peu perplexes, mais sans penser qu’on doit faire de la saison un festival permanent (c’est pourtant le sens du système stagione : faire de chaque production un moment d’exception), il y a peut-être à trouver une voie un peu plus stimulante. Je peux comprendre des difficultés dues au contexte, mais ce programme ne donne aucun signe d’avenir, et c’est là la question. On compensera sa déception par une saison symphonique et musicale intelligente et bien construite qui est-elle tout à fait digne de cette maison.

On souhaite alors ardemment que la saison symphonique par son organisation et son offre, trace un sillon que suivra la saison lyrique les années prochaines pour un théâtre qui sait, quand il faut, être le plus beau du monde.
Mais, dans la déception comme dans le triomphe, on continue de l’aimer éperdument… Et lucidement, car on le sait, la passion va de pair avec la lucidité, comme chez Racine.

STAATSOPER BERLIN 2020-2021: PRÉSENTATION DE LA SAISON LYRIQUE

 

La Staatsoper Unter den Linden

Le paysage berlinois a trois salles d’opéra ce qui est un résultat de l’histoire, bien que la ville au XXe ait toujours eu plusieurs salles d’opéra

  • La Deutsche Oper Berlin est l’ex-opéra de Berlin-Ouest, lui-même héritier du Deutsches Opernhaus, ouvert en 1912
  • La Komische Oper de Berlin, héritière du Metropol Theater créé à la même adresse en 1898, puis installé dans d’autres lieux de Berlin-Mitte, un théâtre d’opérettes et de revues.
  • La Staatsoper de Berlin, située au centre historique institutionnel de Berlin, à deux pas de la Cathédrale ou du Palais impérial. C’est l’opéra historique de Berlin, inauguré en 1742, avec dans la fosse l’orchestre symbolique de la ville, la Staatskapelle Berlin fondée quant à elle au XVIe siècle.

Ces deux derniers théâtres sont situés dans ce qui était Berlin-Est avant la chute du mur , où se trouvaient aussi les principaux théâtres et l’essentiel des Musées. Ainsi, Berlin Ouest a dû ouvrir des lieux de spectacles nouveaux, dans des quartiers qui n’étaient pas a priori des quartiers de vie nocturne.
À la chute du mur, Berlin s’est retrouvé avec trois salles d’opéra dont deux à peu près similaires, la Deutsche Oper et la Staatsoper, toutes situées sur l’axe central de la ville à plusieurs kilomètres les unes des autres, et deux principales salles de concert, la Philharmonie à l’Ouest, construite à deux pas du Mur et le Konzerthaus à l’Est, qui est la salle de concerts historique…
La Komische Oper, héritière de la très riche tradition d’opérette de la ville et d’oeuvres musicales légères, a un rôle très différent, c’est des trois le théâtre qui a la couleur la plus claire (opéra populaire, genres très diversifiés).

Bebelplatz

La fonction « historique » de la Staatsoper est aussi soulignée par sa situation, donnant sur la prestigieuse Unter den Linden et sur la Bebelplatz, l’ex Forum Fridericianum, délimité par la Staatsoper, l’Université Humboldt et la cathédrale catholique Sainte Edwige, la plus ancienne église catholique de Berlin. C’est donc une des esplanades les plus emblématiques du passé de la ville.
Cette position prestigieuse est renforcée depuis 1992, par la présence comme directeur musical de Daniel Barenboim, qui, licencié de manière brutale et humiliante par Pierre Bergé, alors tout puissant président du Conseil d’administration de l’Opéra de Paris, se trouvait être disponible. À quelque chose malheur est bon : il aurait peut-être raté Berlin alors qu’il n’aurait de toute façon pas fait très long feu à Paris, à cause des errances de la politique culturelle (si politique il y a d’ailleurs) à cause de la valse des excellences à la tête de l’Opéra et aussi à cause de sa propre personnalité, qui s’accommode mal d’une tutelle même légère.

À la Staatsoper de Berlin, les intendants passent (Georg Quander, Peter Mussbach, Ronald Adler (commissaire), Jürgen Flimm, Matthias Schultz), Barenboim reste. La ville tient plus à son directeur musical qu’à ses intendants, c’est un peu comme le Roi et ses gouvernements. L’illustration parfaite de l’adage « L’intendance suivra… ».
De fait, Daniel Barenboim, par sa puissance de feu, ses réseaux, sa capacité à mobiliser des fonds, mais aussi ses positions politiques (notamment sur la question de la Palestine et d’Israel, qui lui fait honneur) et bien sûr son génie musical est devenu le vrai successeur de Karajan à Berlin en termes de pouvoir (et Karajan ne régnait que sur Berlin-ouest…).

À ce titre aussi, au début du mois de janvier 2020, le récent concert de Kirill Petrenko avec Daniel Barenboim comme soliste était une sorte d’entrevue du Camp du Drap d’Or, au pied musical…Les deux phares musicaux berlinois, l’ancien et le nouveau, se rencontraient. C’était obligatoire.
Les longs travaux de consolidation et restauration de la Staatsoper (sept ans) ont installé à portée de corridor l’opéra, la Fondation Barenboim-Saïd et la Pierre-Boulez Saal, siège du West-Eastern Diwan orchestra.  Administration, salles de répétitions, Fondation Saïd-Barenboim sont donc géographiquement solidaires : au cœur de Berlin – le mélomane ne s’en plaindra pas, c’est Barenboim-Quarter dont la Pierre-Boulez Saal, un outil architectoniquemement extraordinaire (un « cadeau » de Frank Gehry à Barenboim), est en quelque sorte la salle de musique privée du Maître, qui y dirige, qui y joue et qui a la main sur tous les programmes en patron de la Fondation.
Barenboim, maître de maison de tout ce dispositif, dirige à l’opéra essentiellement Wagner, mais aussi un certain nombre de premières de toutes sortes : ces dernières années il a abordé un répertoire qui lui était tout à fait étranger, comme le répertoire italien, voire français (jamais on aurait imaginé l’entendre dans Les Pêcheurs de Perles de Bizet ou Medea de Cherubini) ou russe (il va revenir à Bastille dirigeant La Dame de Pique) qu’il abandonne ensuite aux Kapellmeister de la maison ou à des jeunes chefs qu’il choisit et dont il lance la carrière..

Ce système a donné des productions de référence qui ont fait de la Staatsoper de Berlin le théâtre vers lequel tous les regards se portent, avec la présence de metteurs en scène parmi les plus emblématiques du dernier XXe siècle, Chéreau (avec qui Barenboim avait prévu plusieurs productions pour Bastille quand il devait en être le directeur musical), Kupfer (long compagnonnage depuis le Ring de Bayreuth) et maintenant Dmitry Tcherniakov, qui a signé à Berlin de très nombreuses productions, de Rimsky-Korsakov à Prokofiev en passant par Wagner : on lui doit notamment un Tristan et un Parsifal qui vont entrer de plain-pied dans la légende.
Plus que d’autres, Barenboim travaille par affinités électives, c’est un homme de fidélités à des metteurs en scène, à des chanteurs : à ce titre sa production des Meistersinger von Nürnberg est un hommage à tous les chanteurs avec qui il a fidèlement travaillé dans sa carrière.
La programmation n’en est pas pour autant un concerto pour Barenboim et orchestre.  Il est bien trop prodigieusement intelligent pour éviter qu’on lui fasse de l’ombre, notamment dans une ville où il a peu de rivaux…Daniel Barenboim a toujours veillé par exemple pour les raisons expliquées plus haut à entretenir des relations excellentes avec le Philharmonique de Berlin, du temps d’Abbado bien sûr, à cause de la longue amitié qui les liait, où il y eut un Falstaff, et du temps de Simon Rattle, avec plusieurs productions notables, dont De la Maison des morts de Leoš Janáček (celle de Chéreau venue d’Aix); il devait diriger cette saison Idomeneo (annulé pour cause de virus) et ce sera la saison prochaine une Jenufa qui fera évidemment courir.
Mais on y voit aussi fréquemment Zubin Mehta, amicalement lié à Barenboim comme il l’était à Abbado.
À l’autre bout, Barenboim n’hésite pas à inviter à diriger de jeunes chefs et ainsi les lancer, ce fut naguère le cas de Omer Meir Wellber, c’est aujourd’hui  celui de Thomas Guggeis, arrivé in extremis pour remplacer Christoph von Dohnanyi dont il était l’assistant dans la production de Salomé (Hans Neuenfels) et qui dirige cinq productions cette année.
Mais on a beaucoup accusé Barenboim (78 ans cette année) de s’accrocher à son post : aux tout nouveaux Oper ! Awards 2019, il a eu le prix de la GRÖSSTES ÄRGERNIS (La plus grosse colère) pour la prolongation de son contrat jusqu’à 2027 – il aura alors 85 ans.

Son activité continue d’être débordante entre concerts, récitals de piano, opéras, mais on remarque qu’il va un peu ralentir son rythme la saison prochaine, où il va diriger deux nouvelles productions (Quartett de Francesconi et Le nozze di Figaro. Il devait cette année diriger Cosi fan Tutte, mais le coronavirus en a décidé autrement et Cosi fan Tutte, inscrit dans la saison au titre de répertoire, sera de fait une nouvelle production reportée. Proposant une nouvelle trilogie Mozart/Da Ponte mise en scène par Vincent Huguet, il était important d’afficher un titre par an – il y en aura donc deux la saison prochaine. Et on verra sans doute Don Giovanni en 21/22.
Dans les reprises, il sera au pupitre de ce Così fan tutte (une reprise, qui sera donc une première) et de Parsifal, comme presque chaque année (il ne dirige aucun des trois autres Wagner). Au total  Daniel Barenboim dirige 17 représentations ce qui est peu.
Les apparitions raréfiées cette prochaine saison annoncent-elles un début de retrait ? Quand on connaît l’énergie du personnage, cela ne laisse pas d’étonner. La saison 2019-2020, interrompue l’a vu diriger deux nouvelles productions Die Lustigen Weiber von Windsor et Samson et Dalila et il aurait dû diriger Così fan tutte à Pâques, et les reprises du Ring de Wagner en septembre 2019, et Carmen en mars. Il est nettement moins impliqué dans la saison qui vient.

Alors inévitablement se pose la question de l’après-Barenboim, qui est une question fort lourde pour une institution qu’il a dirigée depuis 1992, soit pour l’instant 28 ans en lui redonnant un lustre international qu’elle n’avait plus (même si c’était quand même un grand théâtre de tradition).
Par ailleurs, cette saison, parmi les chefs invités, on note des noms rares à Berlin (et ailleurs) à l’opéra, comme Matthias Pintscher ( Nouvelle production Lohengrin et Wozzeck de répertoire) ou rares à Berlin mais pas ailleurs comme Antonio Pappano (Nouvelle production La Fanciulla del West), tandis qu’on remarque que Marc Minkowski (Nouvelle production Mitridate Re di Ponto de Mozart et reprise d’Orfeo ed Euridice de Gluck) Simon Rattle (Nouvelle production Jenufa) et Simone Young dans trois productions (reprises) (Khovantschina, Die Frau ohne Schatten, Der Rosenkavalier) seront au pupitre berlinois cette année.
Panorama étrange et contrasté avec des choix incontestables, et d’autres plus étonnants.
Par ailleurs, se pose aussi notamment cette année une autre question : le niveau artistique est un peu en dents de scie, il y a certes des grands chefs et de belles distributions, mais bien des reprises restent d’un niveau modeste, même si on essaie de faire appel à de nouveaux chefs  ou de nouvelles voix  (Vida Miknevičiūtė dans Salomé) et donc c’est l’hétérogénéité de l’offre qui frappe, notamment quand on compare cette saison à celle de Munich, plus imaginative ou surtout à celle de Zurich, plus homogène et aux reprises plus stimulantes. C’est une année un peu en creux, mais sans doute aussi les circonstances l’ont-elles imposée.

 

Nouvelles productions :

 

 

8 Nouvelles productions (sans compter les fausses reprises de productions de 2019-2020 non créées que nous évoquerons dans la partie “Répertoire” ) dont 2 en version chambriste (un opéra pour enfant et un opéra de chambre contemporain)

Oct. 2020
Luca Francesconi, Quartett, (5 repr.), MeS : Barbara Wysoka Dir : Daniel Barenboim avec Mojka Erdmann et Thomas Oliemans
Tandis que la Bayerische Staatsoper crée Timon of Athens (voir notre présentation de la saison bavaroise), Berlin propose l’un des grands succès de Francesconi, Quartett, créé à la Scala en 2011, d’après la pièce d’Heiner Müller, tirée elle-même des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Barenboim dirige, ce qui est un signe important, deux chanteurs, l’excellent baryton Thomas Oliemans et Mojca Erdmann, qui sera aussi à l’affiche plus tard dans la saison dans un autre opéra contemporain de Jörg Widmann, Babylon (l ’opéra contemporain aime les voix suraiguës). La mise en scène est assurée par Barbara Wysocka, qui il y a quelques années avait mis en scène Lucia di Lammermoor à Munich dirigée par Kirill petrenko, qu’on vient de revoir en streaming.

Nov. 2020
W.A.Mozart, Mitridate, re di Ponto
, (5 repr.), MeS : Satoshi Myagi Dir : Marc Minkowski avec Pene Pati, Julie Fuchs, Elsa Dreisig, Jakub Józef Orliński, Anna Prohaska etc…
C’est la production phare des Barocktage 2020, dirigée par Marc Minkowski et surtout mise en scène dans l’esprit du Kabuki par l’un des plus grands metteurs en scène japonais, Satoshi Myagi, ce qui devrait être vraiment intéressant vu ses relectures des grands classiques occidentaux. Dans la distribution, rien que des chanteurs actuellement très demandés, Julie Fuchs, Elsa Dreisig, Jakub Józef Orliński, Anna Prohaska et un nouveau venu, le ténor néozélandais Pene Pati qui a fait des débuts remarqués à San Francisco (mais aussi à Bordeaux dans le rôle de Percy d’Anna Bolena en 2018 et qui devait chanter Romeo en ce dernier mois de mars), voix claire, idéale pour le bel canto.

Déc.2020/Janv. 2021
Richard Wagner, Lohengrin
, (6 repr.), MeS : Calixto Bieito Dir : Matthias Pintscher avec Roberto Alagna, Sonya Yoncheva, Martin Gantner, Ekaterina Gubanova, Adam Kutny
On se précipitera pour le couple vedette Alagna/Yoncheva. Cette production, qui succède à celle un peu irrégulière de Stefan Herheim en 2009, est confiée à Calixto Bieito qui va proposer sa vision aussitôt après avoir proposé son Ring à Paris ( plongeon dans Wagner et jonglage d’agenda en vue ). Roberto Alagna cette fois-ci devrait s’y coller, et Sonya Yoncheva  qui s’essaie à tout s’essaie aussi à Wagner. Plus classiques Martin Gantner et Ekaterina Gubanova dans les rôles des méchants. Et puis au pupitre on expérimentera Matthias Pintscher un nouveau venu à l’opéra autre que contemporain (il a dirigé à la Staatsoper Violetter Schnee de Beat Furrer et à Vienne la première mondiale d’Orlando d’Olga Neuwirth, d’après Virginia Woolf) à qui sera aussi confié Wozzeck dans la saison. Sans doute désire-t-il comme beaucoup de chefs catalogués dans un répertoire, à élargir ses interventions. Au total un Lohengrin plein de nouveautés et de risques, qui va sans nul doute exciter la curiosité.

Février 2021
Leoš Janáček, Jenufa, (6 repr.), MeS : Damiano Michieletto Dir : Simon Rattle avec Hanna Schwarz, Stuart Skelton, Ladislav Elgr, Evelyn Herlitzius, Camilla Nylund etc…
Rattle-Michieletto-Nylund-Herlitzius sont des noms qui sur une affiche ne laissent aucun fan d’opéra indifférent. Damiano Michieletto enfant terrible plus habituel dans le répertoire italien s’attaque à Janáček, Sir Simon Rattle est en général remarquable dans ce répertoire, et Nylund et Herlitzius devraient y faire merveille sans oublier la vénérable Hanna Schwarz, la Fricka du Ring de Chéreau. Voilà qui suffit pour justifier un voyage.

Mars 2021 (Feststage)
W.A.Mozart, Le nozze di Figaro,
(3 repr.), MeS : Vincent Huguet Dir : Daniel Barenboim avec Gyula Orendt, Nadine Sierra, Marianne Crebassa, Siegfried Jerusalem, Waltraud Meier, Elsa Dreisig, Riccardo Fassi, Stephan Rügamer etc…
Il faudra évidemment aller voir Cosi fan tutte et ces Nozze di Figaro, d’abord parce qu’elles marquent le goût ancien pour l’opéra mozartien du maître des lieux : rappelons qu’il enregistra très tôt (dans les années 70) Don Giovanni et Le Nozze di Figaro, un peu plus tard Così fan tutte, et que jamais il n’a marqué une distance par rapport à ce répertoire. C’est donc toujours un événement quand il retourne au pupitre pour diriger un opéra de Mozart. C’est par ailleurs aujourd’hui la mode que de proposer au même metteur en scène la trilogie Mozart/Da Ponte, une mode qui ne me convainc pas ( La trilogie Da Ponte/Mozart n’est pas le Ring) même si cela affiche un projet cohérent de confier à un univers unique les trois opéras de Mozart. Strehler de dix ans en dix ans (grosso modo) l’avait entrepris, mais si Le nozze di Figaro à Paris (1973) étaient un coup de génie, ni Don Giovanni (1987) à la Scala ni Così fan tutte (1998) au Piccolo Teatro de Milan n’avaient atteint ce degré de réussite.
C’est donc Vincent Huguet qui s’y attaque. Les précédents spectacles de Vincent Huguet ne m’ont pas vraiment convaincu. Espérons que ces Mozart casseront cette impression. La distribution faite d’une nouvelle génération d’excellents chanteurs (Gyula Orendt, Marianne Crebassa, Nadina Sierra, Elsa Dreisig etc…devrait exciter la curiosité, et encore plus la présence d’une Marcellina aussi luxueuse qu’inattendue, Waltraud Meier tout comme le Don Curzio de Siegfried Jerusalem: jamais un Don Curzio ne suscitera autant de curiosité. On fait à Berlin comme à Vienne où les gloires du passé furent souvent employées dans les tout petits rôles (je vis à Vienne Erich Kunz dans Benoit de La Bohème par ex). 

Juin 2021
Giacomo Puccini, La Fanciulla del West (7 repr.)
MeS: Lydia Steier, Dir: Antonio Pappano avec Anja Kampe, Yusif Eyvazov, Michael Volle, Graham Clark etc…
Antonio Pappano dirige très peu l’opéra en dehors de Londres, c’est d’autant plus intéressant de le voir à Berlin. Comme c’est un chef au très large répertoire, italien comme allemand, rien d’étonnant à le voir diriger Puccini, et un Puccini pas si fréquent. La production est confiée à Lydia Steier, qui là où elle passe, provoque la polémique dans le public ou la critique, et quelquefois même à la direction du théâtre (Genève). Et dans la distribution Anja Kampe, qui a déjà interprété le rôle de Minnie à Munich (voir le compte rendu dans Wanderersite.com), Michael Volle dans Jack Rance qui devrait être évidemment très attendu et Yusif Eyvazov dans Dick Johnson qui me laisse plus perplexe vu ses capacités d’acteur, et là aussi, dans les « petits rôles » une vieille connaissance, Graham Clark, qui participa y compris à Bayreuth à de nombreuses productions dirigées par Barenboim

Opéras pour enfants et opéras de chambre (dans l’ancienne salle de répétition d’orchestre)

Janv.2021
Lucia Ronchetti, Pinocchios Abenteuer, Instrumentale Komödie (Comédie instrumentale)
(à partir de 6 ans), (15 repr.) pour soprano et cinq musiciens, MeS : Swaantje Lena Kleff,  Dir : Adrian Heger avec en alternance Sophia Aristidou et Hanna Herfurtner.
Adaptation des aventures de Pinocchio pour prouver son courage, notamment en combattant des bêtes, des personnages louches, une baleine.

Avril 2021
Georg Friedrich Haas, Thomas, Kammeroper (2013)
, (8 repr.), MeS: Barbora Horáková Joly Dir: Max Renne avec les membres de l’Opéra Studio et des membres de la Staatskapelle Berlin ainsi que des artistes invités.
Un opéra de chambre sur la réaction devant la mort d’un ami : Matthias meurt à l’hôpital et Thomas, entouré de l’agitation des soignants, est laissé seul, avec ses souvenirs et son deuil. D’une effrayante actualité.

 

 

Répertoire:

 

26 reprises (dont deux ou trois « fausses » reprises de nouvelles productions qui n’ont pas eu lieu en 2019-2020)

Sept.2020
Giuseppe Verdi, Il trovatore,
(6 repr.), MeS: Philipp Stölzl, Dir: Massimo Zanetti avec Liudmyla Monastyrska, Vladislav Sulimsky, Marcelo Alvarez, Violeta Urmana, Adrian Sâmpetrean
Reprise alimentaire : septembre est musicalement très riche à Berlin et il faut proposer des titres qui attirent. Massimo Zanetti est un bon professionnel, la distribution est digne d’intérêt surtout pour Urmana en Azucena et Sulimsky, le baryton qui monte, en Luna. Alvarez est de plus en plus routinier, et Monastyrska qui est une bonne soprano dramatique d’agilité (Abigaille, Odabella), manque de ce lyrisme et de cette apparente fragilité qui font les grandes Leonora.

Otto Nicolaï, Die lustigen Weiber von Windsor, (4 repr.), MeS: David Bösch, Dir: Daniel Barenboim/Thomas Guggeis avec Michael Volle, René Pape, Pavol Breslik, Wilhelm Schwinghammer, Linard Vrielink, Mandy Fredrich, Michaela Schuster, Anna Prohaska, David Oštrek
Deux représentations dirigées par Barenboim et deux par Guggeis. La mise en scène de David Bösch assez réussie et bénéficie surtout d’une distribution splendide de chanteurs acteurs, dominée par les voix masculines, Michael Volle, René Pape, Pavol Breslik et Linard Vrielink, tous remarquables, et les voix féminines ne déméritent pas et sont très homogènes ; à voir sans aucun doute, d’autant que l’œuvre est rare, voire inexistante en France ou en Suisse.

Richard Wagner, Der fliegende Holländer, (4 repr.), MeS: Philipp Stölzl, Dir: Thomas Guggeis avec Matthias Goerne, Peter Rose, Ricarda Merbeth et Stephan Rügamer.
Thomas Guggeis est encore au pupitre, pour cette reprise de la production de Philipp Stölzl, proche par son esprit de la légendaire production d’Harry Kupfer à Bayreuth. La distribution est de bon niveau, Matthias Goerne, Peter Rose, Ricarda Merbeth et l’excellent Rügamer font partie de la crème du chant allemand.

Sept. 2020/Juin 2021
Walk the Walk
, (9 repr.)
Performance du compositeur et installateur danois Simon Steen-Andersen.

Oct. 2020
Modest Mussorgsky, Khovantchina
, (5 repr), MeS: Claus Guth, Dir: Simone Young avec Mika Kares, Sergey Skorokhodov, john Daszak, Vladislav Sulimsky, Alexey Tikhomirov, Marina Prudenskaya etc…
Voilà une reprise qui pourrait bien être une nouvelle production car on peut douter que la première ait lieu en juin 2020, au rythme où vont les choses.Une reprise (?) de 5 représentations qui devraient être prises d’assaut. Un metteur en scène qui fait toujours discuter, mais qui travaille toujours intelligemment, on aurait aimé que Vladimir Jurowski puisse diriger cette reprise, c’est quand même un des grands chefs de ce temps, et ce sera Simone Young, évidemment moins stimulante, même si bonne cheffe. Mais il y a une distribution de très haut niveau, réunissant quelques-uns des meilleurs chanteurs de la nouvelle génération, dont l’excellent Mika Kares, mais aussi Vladislav Sulimsky ou Alexey Tikhomirov. À voir évidemment !

Georges Bizet, Les pêcheurs de perles (3 repr.) MeS: Wim Wenders, Dir: Victorien Vanoosten avec Olga Peretyatko, Pavol Breslik, Alfredo Daza.
Reprise de la production de Wim Wenders du chef d’œuvre de Bizet, avec notamment Olga Peretyatko et Pavol Breslik, et le baryton maison Alfredo Daza. Notons l’appel à Victorien Vanoosten, un des chefs français de nouvelle génération, qui a étudié à Paris, mais aussi à Helsinki notamment avec Esa Pekka Salonen (école finlandaise, aujourd’hui la plus considérée), et d’autres. Il a été l’assistant de Daniel Barenboim pour Les Pêcheurs de Perles et reprend la production qu’il a déjà dirigée en 2018.

Oct-nov 2020/Avril 2021
Richard Wagner, Tannhäuser
(6 Repr.), MeS : Sasha Waltz, Dir : Thomas Guggeis avec Klaus Florian Vogt, Rachel Willis-Sørensen, Wilhelm Schwinghammer, Lauri Vasar, Marina Prudenskaya.
La production chorégraphiée et si originale de Sasha Waltz, dirigée par le très sollicité Thomas Guggeis, dans une distribution nouvelle, dominée par Klaus Florian Vogt avec l’Elisabeth de Rachel Willis-Sørensen et la Venus de Marina Prudenskaya. Si vous êtes à Berlin…

Oct-nov 2020
Benjamin Britten, The Turn of the screw
(4 Repr.), MeS : Claus Guth Dir :  Finnegan Downie Dear avec Stephan Rügamer, Maria Bengtsson, Angela Denoke etc…
La production de Claus Guth (à qui les questions de psychisme conviennent toujours) et la direction de Finnegan Downie Dear, directeur musical du Shadwell Opera, une des compagnies anglaises les plus inventives, peuvent stimuler la curiosité, mais aussi la distribution où l’on note Stefan Rügamer, magnifique chanteur acteur, de la troupe locale, mais aussi le retour de la grande Angela Denoke, dans le rôle de la gouvernante Mrs. Grose.

Nov.2020
Orpheus-festival (dans le cadre des Barocktage 2020)

 Les Barocktage 2020, outre Mitridate re di Ponto proposent un focus sur le mythe d’Orphée, avec trois Orphée différents, celui, berlinois, de Carl Heinrich Graun (1704-1759), celui, italien, de Monteverdi et celui viennois de Gluck

Carl Heinrich Graun, Orfeo (1 repr. concertante) Dir: Howard Arman avec Lucile Richardot, Sophie Karthäuser, Andrew Watts etc…
Akademie für Alte Musik
Jolie distribution pour cette unique représentation concertante dirigée par Howard Arman plus connu comme chef de chœur ( il dirige actuellement le Chor des Bayerischen Rundfunks, l’un des meilleurs sinon le meilleur au monde) que chef d’orchestre. Carl Friedrich Graun, compositeur à la cour de Frédéric II, est lié à Berlin et la distribution est dominée par les remarquables Lucile Richardot et Sophie Karthäuser.

Claudio Monteverdi, L’Orfeo (3 repr.) MeS: Sasha Waltz Dir: Jonathan Cohen avec Georg Nigl, Ana Lucia Richter, Katharina Kammerloher
Le spectacle qui lie opéra et danse a fait le tour de l’Europe (Amsterdam, Lille, Luxembourg, Bergen etc…) avec les mêmes protagonistes Georg Nigl et Ana Lucia Richter, le Vocalconsort Berlin et les Freiburger Barockconsort et donc, si vous l’avez raté, c’est l’occasion de le voir. Vaut le détour.

Christoph Willibald Gluck, Orfeo ed Euridice (3 repr.) MeS: Jurgen Flimm Dir: Marc Minkowski avec Bejun Mehta, Valentina Nafornița, Victoria Random
La version italienne de 1762 de Ranieri de’ Calzabigi, dirigée par Marc Minkowski (qui a souvent dirigé l’œuvre, notamment en français) avec comme particuarité Bejun Mehta en Orfeo contreténor, dans la mise en scène noire de Jürgen Flimm et les décors du grand architecte américain Frank Gehry. Vaut vraiment le détour aussi !

Never look back, ein Orpheus-Festival (5 repr.) dans l’ancienne salle de répétitions d’orchestre, une série de propositions sur le thème d’Orphée des écoles d’art berlinoises.

Nov-déc 2020/Janv.2021
Engelbert Humperdinck, Hänsel und Gretel,
(7 repr.) MeS: Achim Freyer Dir: Thomas Guggeis avec Gyula Orendt, Anna Samuil, Katrin Wundsam, Adriane Queiroz etc..
Reprise tout à fait traditionnelle en période de Noël de Hänsel et Gretel, si populaire en Allemagne…dans la production d’Achim Freyer (2017). Le Freyer plasticien donne à cette production le caractère très particulier de son univers. Encore une fois Thomas Guggeis au pupitre. 

Déc. 2020
Giuseppe Verdi, Rigoletto (5 repr.), MeS: Bartlett Sher Dir: Karel Mark Chichon avec Luca Salsi, Irina Lungu, Piotr Buszewski etc…
Reprise de la nouvelle production de juin 2019 de Bartlett Sher, transposée dans les années 20, dans une ambiance mélangeant l’expressionnisme d’Otto Dix et le maniérisme de Giulio Romano à Mantoue (Palazzo Te), on dirait donc manieristo-expressionniste…Toute nouvelle distribution à commencer le chef  Karel Mark Chichon familier de ce répertoire et assez apprécié en général, Luca Salsi dans Rigoletto, Irina Lungu  dans Gilda tandis que la plus grande curiosité viendra du  Duca du tout jeune ténor polonais Piotr Buszewski, voix claire de ténor lyrique, qui commence à peine à chanter en Europe (Leipzig, Berlin, après quelques apparitions aux USA).

Déc. 2020/Janv-fév-avril2021
W.A.Mozart, Die Zauberflöte
(12 repr.) MeS August Everding, Dir: Oksana Lyniv avec Mauro Peter, Jan Martiník, Evelin Novak, Serena Sáenz, Gloria Rehm, Roman Trekel etc…
Distribution passe partout (avec Mauro Peter, bien installé comme ténor mozartien, qui s’appuie sur la troupe (Jan Martinik comme Sarastro), mais la programmation joue sur les deux productions de Zauberflöte du répertoire de Berlin, la plus récente production Yuval Sharon, présentée en décembre 2019, et celle d’August Everding, légendaire, qui appartient au répertoire de Berlin comme de Munich. En 2019/2020, les deux productions devaient être proposées dans la même saison (décembre et avril) avec des distributions et des chefs différents. C’est en 2020/2021 la production d’August Everding qui est proposée sur 12 représentations (puisque les représentations d’avril ont été annulées). Au pupitre, Oksana Lyniv qui désormais est une inévitable des théâtres.

Janvier 2021
Richard Strauss, Die Frau ohne Schatten,
(4.repr) MeS: Claus Guth Dir: Simone Young avec Eric Cutler, Vida Miknevičiūtė, Michaela Schuster, Georg Nigl, Wolfgang Koch etc…
Une des grandes productions de la maison (Claus Guth), dans une distribution modifiée (Eric Cutler en Empereur, Vida Miknevičiūtė en impératrice) et au pupitre la solide Simone Young.

Janvier 2021
W.A.Mozart, Idomeneo (4 repr.) MeS, David Mc Vicar Dir: Louis Langrée avec Andrew Staples, Lea Desandre, Victoria Randem, Olga Peretyatko etc…
La nouvelle production d’avril 2020 (Festtage 2020, direction Simon Rattle) a été annulée pour cause de virus, elle est proposée en reprise (mais en réalité ce sera donc une nouvelle production) en janvier 2021 avec au pupitre Louis Langrée et une distribution différente, toujours Andrew Staples en Idomeneo, toujours Olga Peretyatko en Elettra, mais Léa Desandre (excellent choix) au lieu de Magdalena Kožená en Idamante et Victoria Randem au lieu d’Anna Prohaska en Ilia.

Janv-fév 2021
L.v.Beethoven, Fidelio (6 repr.), MeS: Harry Kupfer, Dir: Lahav Shani avec Simone Schneider, Greer Grimsley, René Pape, Andreas Schager/David Butt Philip, Evelin Novak, Florian Hoffmann, Arttu Kataja.
Une reprise de la production Kupfer, discutée lors des premières représentations, cette fois dirigée par le très doué Lahav Shani, chef israélien vainqueur du concours Mahler de direction d’orchestre de Bamberg, et aujourd’hui successeur de Nézet-Séguin à Rotterdam. La distribution affiche Andreas Schager sur 4 soirées, David Butt Philip sur les deux dernières, et René Pape en Rocco, Simone Schneider en Fidelio/Léonore, Greer Grimsley en Pizarro. Pour le chef d’abord.

Fév. – mars 2021
W.A.Mozart, Così fan tutte
(3 repr.) MeS : Vincent Huguet, Dir: Daniel Barenboim avec Barbara Frittoli, Elsa Dreisig, Marianne Crebassa, Paolo Fanale, Gyula Orendt, Ferruccio Furlanetto
Ce devait être une reprise, ce sera une première, pour trois représentations du Cosi fan Tutte prévu cette année qui a dû être annulé. Même distribution composée de la nouvelle génération: Elsa Dreisig en Fiordiligi et Marianne Crebassa en Dorabella, ce devrait être excellent, Paolo Fanale en Ferrando et Gyula Orendt en Guglielmo tout autant, Orendt est un magnifique chanteur et Fanale un ténor très sensible. Les surprises viennent de Barbara Frittoli en Despina (dans un rôle où je ne la sens pas trop) et un Alfonso aussi luxueux qu’inattendu, Ferruccio Furlanetto.

Fév-mars 2021
Giacomo Puccini, Tosca,
(6 repr.), MeS: Alvis Hermanis, Dir: Massimo Zanetti/Julien Salemkour avec Angel Blue, Brian Jagde/Marcelo Puente, Lucio Gallo, Jan Martiník.
Pure reprise alimentaire avec la jeune Angel Blue, la Tosca d’Aix, et deux ténors dont on parle Brian Jagde (2 premières rep.) et Marcelo Puente (4 dernières), ainsi qu’en Scarpia Lucio Gallo, qu’on n’a pas vu depuis très longtemps. Direction Massimo Zanetti et pour les deux dernières, Julien Salemkour, ex-assistant de Barenboim. Une reprise sans véritable intérêt

Mars 2021
Richard Strauss, Der Rosenkavalier
, (4.repr) MeS: André Heller / Wolfgang Schilly, Dir: Simone Young avec Camilla Nylund, Günther Groissbock, Adrian Angelico, Nadine Sierra, Jonathan Winell etc…
Simone Young dirige cette reprise avec une belle distribution: Nylund, Groissböck, le meilleur Ochs aujourd’hui et la jeune et fraîche Nadine Sierra en Sophie, ainsi que dans Octavian, Adrian Angelico, le mezzo-trans norvégien qui a tant fait parler et qui a déjà chanté Octavian à Oslo et Stockholm. Un ensemble solide dans une production très « wienerisch »

Mars-avril 2021
Richard Wagner, Parsifal
(3 repr.) MeS: Dmitry Tcherniakov, Dir: Daniel Barenboim, avec René Pape, Marina Prudenskaya, Andreas Schager, Falk Struckmann, John Tomlinson etc…
Reprise de ce Parsifal qui va devenir légendaire, pour trois représentations seulement, avec toujours Andreas Schager (Parsifal) et René Pape (Gurnemanz) les piliers de la production, mais Falk Stuckmann en Klingsor et Marina Prudenskaia en Kundry. Cette dernière fera difficilement oublier Anja Kampe et Waltraud Maier, qui fit ses adieux au rôle dans cette production. Mais si vous n’avez pas vu ce Parsifal, il faut évidemment y aller ventre à terre.

Avril-Mai 2021
Giacomo Puccini, La Bohème,
(5 repr.) MeS : Lindy Hume, Dir : Rafael Payare avec Aida Garifullina, Elsa Dreisig, Dmitry Korchak, Alfredo Daza etc…
Une reprise alimentaire, avec le couple Garifullina/Korchak en Mimi et Rodolfo, Dreisig/Daza en Musetta/Marcello (Adriane Queiroz pour la dernière). Le chef vénézuélien Rafael Payare, issu du Sistema de José Antonio Abreu, qui fut assistant de Claudio Abbado et de Daniel Barenboim est au pupitre.

Mai 2021
Giuseppe Verdi, La Traviata,
(6 repr.) MeS: Dieter Dorn, Dir: Eun Sun kim  avec Elsa Dreisig, Freddie De Tommaso/Rame Lahaj, George Petean etc…
Autre reprise alimentaire avec Elsa Dreisig très présente dans les distributions parce qu’elle appartient à la troupe de la Staatsoper. Et deux ténors à l’orée de la carrière, Freddie De Tommaso et Rame Lahaj, ainsi que l’excellent George Petean comme Germont. Quant à Eun Sun Kim, on la voit de plus en plus diriger en Allemagne.

Alban Berg, Wozzeck, (4 repr.), MeS: Andrea Breth, Dir: Matthias Pintscher avec Matthias Goerne, Eva-Maria Westbroek, Florian Hoffmann, Graham Clark, John Daszak, Katharina Kammerloher, Heinz Zednik etc…
Comme souvent désormais, les gloires du passé dans les productions actuelles et dans de petits rôles c’est le cas de Heinz Zednik ici dans Der Narr (le fou), et des moins petits (Graham Clark dans Der Hauptmann – Le Capitaine). Le couple Wozzeck/Marie c’est Matthias Goerne et Eva Marie Westbroek, John Daszak est le tambour major, distribution très solide, presque référentielle. Le chef est Matthias Pintscher qui aborde le grand répertoire d’opéra.

Richard Strauss, Salomé (4 repr.), MeS : Hans Neuenfels, Dir : Thomas Guggeis avec Vida Miknevičiūtė, John Daszak, Waltraud Meier, Johan Reuter, Siyabonga Maqungo etc…Certes, c’est Waltraud Meier qui chante Herodias, et John Daszak Herodes mais plus d’Ausrine Stundyté en Salomé, on va découvrir Vida Miknevičiūtė qui aura aussi été Die Kaiserin dans Die Frau ohne Schatten cette saison. À découvrir donc, sous la direction de Thomas Guggeis, qui a créé la production encore récente de Hans Neuenfels.

Mai-juin 2021
Carl-Maria von Weber, Der Freischütz
, (5 repr.) MeS: Michael Thalheimer Dir: Alexander Soddy avec Victoria Randem, Evelin Novak, Stephan Rügamer/Andreas Schager, Falk Struckmann etc…
Un Freischütz c’est toujours à prendre, parce que l’œuvre est rare et difficile. C’est une reprise de la production de 2015 de Michel Thalheimer diversement accueillie. Au pupitre Alexander Soddy, GMD du Nationaltheater Mannheim et ex assistant de Petrenko dans le Ring de Bayreuth. Distribution solide comprenant le Max de Stefan Rügamer, ténor excellent de la troupe de la Staatsoper, qui va étrangement alterner avec le puissant Andreas Schager, deux voix très différentes, presque opposées par le timbre et le volume.  Agathe est Evelin Novak dans une distribution largement puisée dans la troupe. Survivant de la création, Falk Struckmann en Kaspar…

Juin-Juil. 2021
Jörg Widmann, Babylon
, (4 repr.) MeS : Andreas Kriegenburg, Dir : Christopher Ward avec Mojca Erdmann, Susanne Elmark, Charles Workman, Willard White, Marina Prudenskaya
La saison s’achève sur 4 représentations de Babylon, l’opéra de Jörg Widmann, livret du philosophe Peter Sloterdijk créé à Munich en 2012 sous la direction de Kent Nagano.
À Berlin, la production d’Andreas Kriegenburg qui remonte à la saison 2018-2019 (mars 2019) a été dirigée à la création par Daniel Barenboim, et sera reprise la saison prochaine par Christopher Ward, GMD d’Aix la Chapelle, et ex-assistant de Simon Rattle pour le Ring d’Aix et de Kent Nagano lorsqu’il dirigeait Munich. La distribution est sensiblement identique à celle de la première. Seule exception Willard White succède à John Tomlinson comme Roi-Prêtre. Saluons le fait qu’un opéra contemporain soit repris et entre au répertoire.

Conclusions :

À vrai dire, l’impression laissée par cette saison est mitigée. Elle semble moins brillante et moins inventive que la précédente. D’abord nous l’avons souligné, l’impression d’un Daniel Barenboim en retrait, ensuite, certains choix de distribution étranges (l’alternance Rügamer/Schager dans Freischütz non par rapport à la qualité intrinsèque des deux artistes, mais à leur voix complètement différentes sur le même rôle).
D’un autre côté, Berlin fait résolument appel notamment dans les reprises de répertoire, à des jeunes chanteurs, quelquefois tout à fait débutants, y compris dans des rôles importants (Vida Miknevičiūtė à la fois Kaiserin dans Die Frau ohne Schatten et Salomé, les ténors Freddie De Tommaso, Rame Lahaj dans Traviata, Piotr Buszewski dans Rigoletto, ou David Butt Philip alternant dans Florestan avec Andreas Schager) et surtout à des jeunes chefs, nous avons signalé plus haut Thomas Guggeis, mais nous pourrions évoquer aussi Victorien Vanoosten, Finnegan Downie Dear, Lahav Shani, sans oublier Matthias Pintscher, pas si jeune mais rare à l’opéra qui aborde des œuvres étrangères à son répertoire habituel. Tout cela peut être défendu, d’autant que dans l’ensemble il est plutôt fait appel dans les productions de référence à la jeune génération des chanteurs (voir les Mozart par exemple : qui connaît Gyula Orendt, qui va chanter et Guglielmo et il conte ? C’est pourtant un chanteur qui fut un Zurga remarquable dans Les Pêcheurs de Perles de Wenders lors des premières dirigées par Barenboim, ou un Galveston de grand niveau dans Lessons in love and violence de George Benjamin (à Lyon la saison dernière).
Du positif et du discutable donc.

Mais la situation elle-même à cause du coronavirus est lourde de conséquences sur la saison prochaine : trois productions prévues Cosi fan tutte, Idomeneo, Khovantchina n’ont pas eu lieu ou n’auront pas lieu cette saison : il est fort douteux que les théâtres rouvrent avant l’été, et à supposer que ce soit possible, dans quelles conditions ? Avec quelle distanciation sociale ? Avec quel public pour un opéra international ou un Festival quand le public international ne sera pas dans les mêmes situations sanitaires selon les pays ?
Pour Berlin, c’est déjà le cas pour Cosi fan tutte et Idomeneo, et Khovantchina prévu en juin reste lourdement menacé. D’où l’affichage de ces titres la saison prochaine qui s’ajoutent de facto aux nouvelles productions prévues et que l’on propose sur de très courtes périodes (3 repr. pour Così fan Tutte, exactement comme prévu la saison actuelle (report sine die dans les mêmes conditions ?), 4 représentations pour Idomeneo au lieu de 5 cette saison, mais avec changement de chef et d’Idamante (Rattle pas libre et donc du même coup Magdalena Kožená), avec l’avantage que ces productions étaient prêtes en mars et n’auront pas besoin de longues semaines de répétitions. Pour Khovantchina prévu pour cinq représentations, au lieu des six affichées en juin, c’est un peu différent. Si la production comme c’est à craindre est annulée en juin, elle sera affichée en octobre (mais avec Simone Young et sans Vladimir Jurowski) , à un moment où tout reprendra progressivement, ce qui laisse le temps pour des répétitions en septembre, voire en juin (si c’est possible). Cela permettra-t-il de valider au moins partiellement des billets déjà achetés, de ne pas dénoncer les contrats, autant de questions qui me paraissent légitime de poser, et pas seulement pour Berlin.

C’est à la fois la conséquence de la situation que nous vivons, et aussi du système de répertoire qui permet un appel fort à la troupe, et d’afficher en peu de temps certaines reprises, notamment quand la troupe est bonne, comme c’est le cas à la Staatsoper de Berlin. Ainsi les grands standards sont-ils forcément affichés chaque saison (ce que j’appelle les productions « alimentaires ») et en 2020-2021, il y en aura au moins cinq Tosca, Traviata, La Bohème, Rigoletto, Die Zauberflöte, susceptibles d’attirer du public.

Ne nous berçons pas d’illusions : le monde du spectacle va se relever lentement de la situation inédite et dramatique qu’il connaît actuellement, et les saisons déjà présentées sur ce blog trahissent en creux pour la plupart, les problèmes que les théâtres affrontent actuellement. Il n’est pas sûr qu’au final elles se déroulent comme elles sont annoncées sur le papier. Mais il faut y croire.

Staatsoper, la salle

MÉMOIRE D’ABBADO 3: SALZBURGER OSTERFESTSPIELE 2000: SIMON BOCCANEGRA, de Giuseppe VERDI (Direction musicale: Claudio ABBADO; Ms en scène Peter STEIN)

Simon Boccanegra!

Pour l’an 2000, Claudio Abbado avait programmé son opéra fétiche au Festival de Pâques de Salzbourg dans une nouvelle production de Peter Stein, qu’on peut encore voir à Vienne car elle est encore au répertoire de la Wiener Staatsoper.

Avec la distance, la production est moins intéressante qu’il n’y paraissait, et le souvenir est vif encore de la mythique production de Giorgio Strehler,qu’on a vue partout dans le monde dans les tournées de la Scala et y compris à Paris avec Claudio Abbado à la tête de l’orchestre de l’Opéra, importée à Vienne pendant l’époque Abbado (1986-91) et stupidement détruite par l’équipe Ioan Holänder et Eberhard Wächter, .
Mais il y eut une Boccanegra Renaissance au début des années 2000: après Salzbourg, on vit l’opéra de Verdi porté par Abbado à Florence (il en reste un DVD) dans la production de Stein mais sans les Berliner, on le vit aussi en Emilie Romagne et notamment à Ferrare dans une autre production qu’il vaut mieux oublier, En bref, Claudio a reprispour quelques tours l’opéra qui lui était cher entre tous,et qui a marqué une nouvelle manière de diriger Verdi en devenant une des grandes références alors que il était considéré avant 1971 comme un opéra secondaire du Maître de Sant’Agata.
Alors vous pouvez imaginer les 15 et 24 avril 2000 avec quelle impatience ce Simon fut attendu. Et comme il fut différent des Simon entendus 20 ans auparavant. Oeuvre quasiment réservée à Abbado, très difficilement écoutable  après lui même par des chefs de grande réputation (je me souviens de Solti à la Scala, ou de Chung à Paris, voire de Chailly à Munich), elle réapparaissait au seuil du millénaire nouveau toute neuve dans le paysage, avec une Mattila somptueuse et un Alagna éblouissant. Ce n’était pas l’équipe mythique qu’on avait vue partout, Freni, Cappuccilli, Ghiaurov, Luchetti, Schiavi, mais il y avait les Berliner avec qui Abbado trouva un son et un ton neufs. C’est dans ce contexte qu’il faut lire le texte ci-dessous.

 

Il y a des oeuvres qu’on porte en soi

Il y a des oeuvres qu’on porte en soi.
Ces oeuvres qui vous accompagnent sans cesse, auxquelles vous faites référence, qui vous ont changé, qui ont transformé votre approche d’un auteur, de l’opéra ou du spectacle en général. Tout mélomane le sait.
Ce qui vaut pour le mélomane vaut aussi pour le musicien. Il y a des oeuvres qui, au delà d’une exécution contingente, habitent l’artiste et l’accompagnent. Il les porte en lui.
Il semble bien que Simon Boccanegra soit pour Claudio Abbado, quelque part, l’oeuvre d’une vie. Sinon, pourquoi après avoir fait renaître cette oeuvre mal connue du public et parcouru le monde avec une production mythique pendant une quinzaine d’années, pourquoi donc remettre l’ouvrage sur le métier ?
Pour tous la messe était dite.
Pour tous, mais par pour Claudio Abbado. Il y avait encore quelque chose à faire et à montrer. L’accueil incroyable du public à la répétition générale, les larmes de dizaines de spectateurs à l’issue du spectacle le prouvent : L’émotion est repassée, inépuisable. Nous doutions et nous avons été, comme tous, emportés par l’évidence : quelque chose nous a été donné de nouveau, quelque chose qui n’efface rien du passé, non, mais autre chose, tout aussi fort, qui nous gifle et nous emporte. A l’opéra, il arrive que les trains passent deux fois
On a pu émettre des doutes sur l’opportunité de reproposer une mise en scène de Simon Boccanegra après le spectacle historique de Strehler /Frigerio. La première réponse qui s’impose est que le spectacle doit vivre. Rester confiné dans les souvenirs, c’est fossiliser ce qui fait le rapport du spectacle au spectateur, qui est immédiat et en même temps fugace. Ces doutes étaient exprimés d’une part par ceux qui avaient vu le spectacle de Strehler, et qui avaient peur de vivre une éventuelle déception qui ternisse l’image de Boccanegra dans leur mémoire de mélomane, (on est dans l’ordre de l’affectif et non du musical (ou théâtral)). La seconde réponse, qui découle de la première est que le spectacle de Strehler remontant à 1971, il n’est pas absurde , 29 ans plus tard de proposer une vision nouvelle.
Peter Stein n’ignore pas ce passé, Claudio Abbado non plus. Stein utilise habilement le spectacle de Strehler, notamment dans le prologue,(Mouvements de foule, disposition du décor, jeu sur l’extérieur – intérieur (mieux réglé chez Strehler à mon avis)), même si le Palais des Fieschi est en réalité dans la vision de Stein un monumental tombeau, qui abrite Maria dans un cercueil de verre, telle la Belle au bois dormant car l’impression est bien celle d’un rêve, ou d’un conte, avec ce décor de Cité Idéale, ce cercueil de verre, ce palais tombeau dont on devine la silhouette dans la nuit: Stein lui-même confiait la difficulté qu’il y a à mettre en scène le prologue. De même dans le premier acte : le lever du rideau très lent sur un cyclo d’un bleu intense, solaire, face à la jeune Amélia, est à l’évidence une réponse au lever de rideau tout aussi lent sur la barque et la voile de Strehler et Frigerio., mais est aussi une réponse au prologue si sombre et si nocturne. Avec Amelia, le jour se lève, et c’est un jour ensoleillé.
Mais au-delà des allusions et des filiations, l’entreprise de Stein est d’un autre ordre, en pleine cohérence avec l’interprétation maturée par Claudio Abbado. La complexité du livret, avec son prologue très antérieur à l’action, ses clairs obscurs, ses révoltes qui ont toutes lieu derrière le rideau, ses personnages qui vieillissent ou qui se dissimulent, fait qu’il y a nécessité de clarifier les situations, identifier les caractères, montrer plus encore que suggérer. Strehler avait conçu un dispositif monumental, somptueux, mais aussi particulièrement poétique et élégiaque. Servi par des chanteurs dont la voix souvent suffisait, par sa splendeur et son expressivité, à camper un personnage, il y avait dans son travail une économie des gestes et des mouvements et un rythme qui répondait directement à la fosse et qui donnait au dialogue scène-fosse une unité peu commune.
Il y a chez Stein d’abord la volonté d’identifier les situations et de montrer les causalités : Boccanegra est élu doge au moment même où il perd son aimée : son cercueil de verre se dresse au fond, lorsqu’il est porté en triomphe. Faute de goût ? non. Il s’agit de décrire un parcours, qui s’ouvre sur Maria et se ferme sur Maria : le nom même de Maria doit être vu sous plusieurs clefs : il y a quelque chose de virginal – en dépit qu’elle en ait – dans cette Maria, sinon comment expliquer que la mort de Simon en forme de pietà, sinon comment lire en toile de fond, le mariage d’Amelia – Maria et Gabriele Adorno devant un portait gigantesque de Vierge à l’enfant. C’est que la pureté virginale baigne l’ensemble des personnages, Paolo excepté, tous les personnages du drame sont des personnages d’exception, des personnages positifs, nobles, des hommes de qualité. Au milieu de tous, Simon et Amelia, en blanc se retrouvent comme dans une union mystique, dans ce blanc aveuglant qui souligne leurs retrouvailles au fur et à mesure que se déroule leur duo.
La relation Amelia-Adorno est vue au travers du conte, avec les gestes innocents de l’amour innocent. Adorno (un extraordinaire Alagna ) entre en scène comme le danseur étoile du ballet classique, en courant, parcourant un immense tour de plateau pour se retrouver ensuite face à Amelia, : c’est Albert retrouvant Giselle, ou le Prince Siegfried rejoignant le Cygne blanc dans une suite de mouvements chorégraphiés qui font de cette rencontre le ballet d’amour et d’innocence. Karita Mattila (Amelia) quant à elle joue avec son corps, ses cheveux, elle est littéralement ” Nature “, sans apprêts, insouciante et heureuse. Les deux jeunes amants sont libres de toute contrainte. Ce n’est qu’après l’espèce de mariage mystique qu’est la scène de la reconnaissance Père-Fille, que le drame et l’histoire reprennent leur droit..
Du Prologue, qui n’est pas l’Histoire, mais une histoire lointaine et floue, on passe au début du premier acte à une sorte d’évocation du bonheur avant la chute, Univers du Conte, du Ballet, Univers Mystique immaculé où l’habit jaune de Paolo fait littéralement tache: c’est d’ailleurs lui qui précipite la chute: on rentre dans l’histoire.
Alors le décor reprend forme, après avoir été seulement couleur et structure minimaliste et géométrique, il redevient historié et descriptif lors de la scène du Conseil, fort bien réglée, avec un fort premier plan (le conseil) et un arrière plan (le peuple) qui pèse sur l’action. Comme souvent dans la mise en scène allemande, le décor et les costumes sont avant tous fonctionnels, avant d’être esthétiques. Les personnages sont typés : la plèbe en bleu, le parti aristocratique en rouge, le Cuir Noir pour les combats, le blanc pour le Rêve et le Bonheur, le jaune pour le traître (Paolo), et les costumes changent quand la situation change : Boccanegra quitte son habit blanc pour se mêler aux combattants. Entrée dans l’histoire et mêlée à l’intrigue, Amelia est vêtue de rouge, rouge-pouvoir, rouge-passion, mais aussi rouge aristocratique ou rouge-théâtre, tout comme Adorno qui a quitté l’habit du chasseur insouciant pour endosser un costume, rouge lui aussi. Fiesco quant à lui, qui se fait appeler Andrea, ne revêt qu’une redingote aux vagues reflets rouges, qui rappelle son appartenance partisane.
C’est que le décor laisse à chaque fois méditer sur la nature de l’action:
Le prologue laisse voir à la fois LA cité idéale (on est dans un rappel du passé, dans le monde du souvenir), et au fond, ce qu’on prend pour le palais des Fieschi, schématiquement gothique, est en réalité déjà un tombeau abritant le cercueil de verre de Marie. Idéal, Mort, Histoire et Politique, voilà les protagonistes du prologue inscrits dans le décor.
Le premier acte s’ouvre sur un espace vide qui se remplit bientôt d’une structure qui rappelle un retable ou un autel, où se célèbrent les retrouvailles, tout cela reste géométrique et essentiel, alors que le conseil se déroule devant une toile figurant un mur et des portes monumentales de palais, les rouges à gauche (Aristocrates) les bleus à droite(Plèbe) et Boccanegra en Blanc au centre.
L’agitation populaire se déroule en toile de fond et bientôt le décor laisse voir en transparence cette révolte, par un jeu intérieur et extérieur, pouvoir et peuple, qui fait immédiatement comprendre l’action.
Le deuxième acte, qui est celui du drame, de la tragédie, du complot se déroule cette fois dans un lieu clos, une sorte de Saint des Saints du pouvoir où tous passent clandestinement pour tramer…Une salle circulaire, qui fait penser à la salle octogonale du Palais de Néron – la Domus Aurea – (le divan de Boccanegra rappelle étrangement d’ailleurs un siège romain), avec sept portes fenêtres violemment éclairées, comme les sept portes de Barbe-bleue, au centre une table avec un calice. Salle circulaire, fortement centrée autour d’une table ronde, le calice étant le centre de l’action (Paolo y versera en effet le poison). Cette sorte de lieu où tout le monde passe rappelle aussi les décors uniques des tragédies classiques, c’est le lieu clos des rencontres, des crises, des conflits et des retournements. C’est aussi le lieu du moment de vérité. Mais c’est par ailleurs sensé être l’appartement privé du doge, le lieu interdit, qui ouvre les grands choix d’avenir (les sept portes); Paolo sortant, les portes s’éteignent: il n’y a plus de choix possible). Lieu interdit et pourtant violé par tous dès le lever du rideau. Lieu dans lequel on se cache derrière les portes, les colonnes, les rideaux, lieu de mort et d’assassinat, mais aussi lieu de dénouements, de reconnaissance où les grandes âmes se retrouvent (voir le trio Simon-Amelia-Gabriele). De ce lieu clos des complots on passe au lieu ouvert du peuple et des révolutions sous la voûte céleste. Tout se passe dans la nuit, sous les torches, et lorsque Simon regarde la mer, c’est une mer pâle, une mer du petit matin, qui lui fait face, la mer de la dernière aube.
La fin est complètement ouverte, l’espace sans limite, sans décor, les personnages au centre, les spectateurs, comme un choeur antique, au fond. Va s’offrir à eux le spectacle de la mort du doge.
Sous le signe de Maria, cette mort se conclut en pietà, la tête de Simon reposant sur le giron de Amelia-Maria puis le cadavre est élevé, comme ces funérailles de héros où l’on voit le corps montré au peuple éploré.
Il y a donc deux morts, une mort affective et religieuse, c’est la pietà, Simon meurt en reposant sa tête sur sa fille, une mort ” politique “, c’est la mort du héros, qu’on élève, qu’on exhibe à la foule. La boucle est bouclée, le drame individuel et familial, et le drame politique sont clos, puisqu’à travers Gabriele, devenu à la fois gendre et fils spirituel, les deux partis ennemis se réunissent enfin autour d’un doge reconnu par tous. De la dispersion et des oppositions du début de l’oeuvre, on est arrivé à l’unité par le sacrifice de Simon.
Chez Strehler Simon mourait en individu, seul face à la mer, chez Stein, il meurt ” accompagné ” par sa fille et son peuple, il meurt élevé à la grandeur des héros. Officiellement.

A cette mise en scène complexe et analytique (il faudrait aussi analyser les jeux étranges sur Maria, Gabriele et les subtils rappels de l’évangile, Mariage mystique, Annonciation, Pietà, il faudrait analyser aussi les rapports avec le cinéma, dans le traitement de l’acteur notamment), répond une direction musicale qui est le résultat d’une profonde relecture, une relecture, une fois de plus qui rend justice à l’évolution de la musique au XXème siècle, une relecture qui éclaire cette oeuvre sous un jour fort moderne, certains soli de vents renvoient presque à l’école de Vienne ! Une lecture nettement moins élégiaque que par le passé, plus incisive, plus tendue, mais pas plus froide, une lecture qui ne laisse en aucun moment indifférent et qui épouse parfaitement les intentions scéniques. Possédant parfaitement les arcanes de la partition, et à la tête d’un orchestre des grands jours, survolté, Claudio Abbado peut se consacrer à suivre avec une attention palpable chaque moment scénique, chaque mouvement, chaque souffle. Il joue sans cesse sur les couleurs faisant miroiter çà et là le métal, çà et là le feu, ailleurs l’élégie, toujours en architecte de la musique : il pousse les chanteurs à se dépasser, il les aide aussi , très attentif, en particulier à Carlo Guelfi, Simon un peu timide, un peu introverti, notamment au départ. On a pu écrire que devant une telle direction, qui elle-même est mise en scène, mise en espace musical, Stein ne pouvait guère que commenter l’action. Le tout étant si clairement identifiable dans la direction musicale que le rôle du metteur en scène devenait par force, limité!
A cet ensemble exceptionnel répond une équipe de chanteurs remarquables, dominée par l’extraordinaire composition de Karita Mattila en Amelia qui réussit avec des moyens différents, à sinon faire oublier, du moins égaler la performance légendaire de Mirella Freni. De Freni on se demandait comment une voix pareille pouvait sortir d’un si petit corps, il y a avait la poésie, une voix diaphane et éternellement jeune, un personnage tendre et fragile. Mattila, c’est l’opposé. Une voix plus sombre, plus adulte, plus “décidée”, un grand corps gracile, que les proportions énormes de la scène du Großes Festspielhaus fragilisent un peu, mais qui domine en taille Gabriele-Alagna, un jeu cinématographique, qui renvoie aux stars :tantôt Garbo, tantôt Huppert. Cette voix lyrique, pleine, qui sait tour à tour remplir la scène et la salle, mais aussi s’alléger et s’éclaircir: une Amélia incomparable. Entrée immédiatement dans les légendes de la scène.
Après le sombre prologue et ses voix de basse et de baryton qui s’entremêlent et donnent cette couleur obscure et mortifère au début de l’oeuvre, L’arrivée de la voix sublime de Mattila, puis l’entrée en scène ensoleillée de Roberto Alagna renforcent encore plus l’effet de contraste. Alagna, figure quasi enfantine, avec un timbre chaleureux tout en gardant une vigueur juvénile fait merveille. Certes, quelquefois des imprécisions, notamment dans la justesse, certes çà et là les tics traditionnels du ténor, et il faut bien le dire, de la star, mais ce sont dans ce cas des détails. L’important c’est que pour une fois Adorno existe, il en fait un vrai personnage, dont la présence s’impose vocalement et physiquement tout au long de l’opéra.
Très en voix lors de la répétition générale, le jeune Julian Konstantinov semble avoir été en peu en retrait lors de la première dans Fiesco. Son timbre de basse sa puissance néanmoins s’affirment à mesure qu’on avance dans l’opéra. Figure inquiétante à la Raspoutine, il ne fait peut-être pas tout à fait oublier le grand Ghiaurov, mais sa prestation reste de très haut niveau: c’est en tous cas une des basses d’avenir.
On se demandait comment allait se résoudre le problème Boccanegra. A Berlin,. Vladimir Chernov avait donné, en dépit d’une voix au volume limité, mais au timbre exceptionnel, une belle leçon de chant. A Salzburg, Carlo Guelfi a montré qu’il y a encore des barytons italiens de belle facture. Très attentif aux indications du chef, modulant chaque note, cherchant à donner une couleur particulière à chaque moment, jouant sur toute l’étendue du registre, des piani aériens au fortissimi (scène du conseil), il a emporté l’adhésion . Même si à la fin, la voix est fatiguée. Mais cela cadre tellement avec le sens de l’histoire et du livret que la fatigue de la voix, évidente par certaines fautes techniques (le souffle..), passe très bien la rampe et cadre très bien avec l’image de héros mourant qui domine les deux derniers actes.
De Lucio Gallo on retiendra l’extraordinaire personnage méphistophélique avec une voix presque trop belle pour le rôle, mais la composition est saisissante, notamment lors de la marche au supplice.
Enfin on s’offre le luxe de Andrea Concetti en Pietro, c’est un luxe, mais on reconnaît les grandes distributions à l’excellence des petits rôles.
En conclusion, nous avons là à l’évidence ce qu’on peut appeler une représentation de légende, une de celles où tout s’efface devant l’importance de l’ensemble et du résultat. Mais une fois de plus, nous sommes devant un cas d’école: là où le chef d’orchestre a une vision d’ensemble, là où il y a un vrai travail d’équipe, la réussite est assurée. Et quand il s’agit de Boccanegra et d’Abbado, nous sommes au-delà de la simple réussite, nous sommes de plain-pied dans l’histoire de l’interprétation musicale.
Un seul regret: qu’un tel spectacle soit donné seulement deux fois, devant un public hyper-privilégié: un luxe aujourd’hui difficilement défendable… Et qu’il ne soit pas repris par une télévision paraît une absurdité. Ce sont des réussites pareilles qu’il faut montrer pour défendre l’opéra auprès du grand public. Claudio Abbado l’a bien compris puisque ce Boccanegra voyagera en Italie (Florence, Ferrare, Parme, Bolzano) et la production sera reprise à Vienne. Mais tantôt avec d’autres chanteurs, tantôt avec d’autres orchestres. Alors, disons-le, Gérard Mortier a eu bien tort de se priver d’un triomphe assuré lors du festival d’Eté en rompant la coproduction. C’est pire qu’une erreur, c’est une faute.

 

 Giuseppe Verdi
Simon Boccanegra

Opéra en trois actes et un prologue – Livret de Arrigo Boito
Mise en scène: Peter Stein
Décor: Stefan Mayer – Costumes: Moidele Bickel
Simon: Carlo Guelfi / Amelia:Karita Mattila / Fiesco:Julian Konstantinov / Adorno:Roberto Alagna / Paolo: Lucio Gallo / Pietro: Andrea Concetti

European Festival Chorus
Berliner Philharmoniker
Direction Musicale: Claudio Abbado

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BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: LA JUIVE de Jacques-Fromental HALEVY le 26 JUIN 2016 (Dir.mus:Bertrand de BILLY; Ms en scène Calixto BIEITO)

 

La Juive Acte III ©Wilfried Hösl
La Juive Acte III ©Wilfried Hösl

Voir deux fois La Juive en une saison est assez exceptionnel pour qu’on s’y arrête. Contrairement à ce que certains affirment, l’opéra de Halévy le vaut bien, et vaut bien des œuvres de la même période qu’on représente plus fréquemment ; évidemment la nature même de l’histoire de cette jeune sacrifiée sur l’autel des croyances, des luttes religieuses et au final de l’obscurantisme sonne aujourd’hui à nos oreilles de manière plus aiguë qu’il y a seulement une décennie.

Le travail de Calixto Bieito choisit la voie hiératique : décor unique, un mur qui rappelle celui qui sépare Israël des territoires palestiniens, béton gris, qui va servir de fond, de séparateur et comme les lattes de bois dans Lear ( qui est aussi de Rebecca Ringst ) des pièces de béton vont s’abaisser pour créer un espace nouveau, permettant un jeu haut/bas et rappelant par son esthétique étouffante certaines perspectives  du Musée juif de Berlin. Tout va se jouer autour de cet espace essentiel, installé sur une tournette, avec l’autre face du mur désespérément identique. On n’échappe pas aux murs, dans ce monde qui continue d’en construire.

A l’occasion des représentations lyonnaises j’ai pu rappeler quelques points de l’histoire de cette œuvre très populaire au XIXème dans le monde entier,  disparue des scènes après 1934 et réapparue à Vienne en 1999, puis à Paris en 2007 avec le grand Neil Shicoff, encore inégalé parmi les interprètes modernes du juif Éléazar.

Il n’est pas fortuit que réapparaisse l’œuvre qui montre les fanatismes dans leurs œuvres jusqu’au sacrifice consenti d’une jeune fille que ni son père adoptif ni son vrai père ne peuvent ou ne veulent sauver, à cause du jusqu’au-boutisme des postures dans un monde ou la simple humanité n’a plus sa place.

Au XIXème le genre “Grand Opéra” par son côté pittoresque, ses décors monumentaux et ses costumes chamarrés étouffait un peu la portée intellectuelle et humaine du message. C’était d’abord du grand spectacle, dont le rôle était un peu celui du « musical » aujourd’hui. Sans aucun mépris pour le genre, puisque certains « musicals » historiques ont une portée humaine et morale immense, comme West Side Story. Bieito, et le chef Bertrand de Billy ont décidé d’éliminer tout pittoresque et toute “distraction” de la représentation. Se concentrant sur l’essentiel, Bieito en fait une vraie tragédie, dans la lignée de son récent Lear, et sacrifiant volontairement la dramaturgie de la première partie qui pose les éléments du drame d’une manière peut-être plus “romantique” et touffue. Sans éliminer le personnage de Léopold, il le rend pratiquement invisible et inexistant et du même coup même le public munichois, qui ne connaît pas l’œuvre lui fait un accueil passable aux saluts, comme si c’était un personnage secondaire. Rien dans la dramaturgie ne le met en valeur : le monde est universellement gris et noir, et seule la robe verte de Rachel l’isole et l’identifie, mais pour le reste des personnages, il est difficile, notamment au début, d’identifier qui est où, qui fait quoi et qui est qui.

C’est bien ce qui frappe dans ces premières scènes dont l’ouverture a été ôtée pour revenir à la représentation de la première, pour s’ouvrir sur le Te Deum initial violemment sonorisé qui fête la victoire de Léopold sur les hussites, et prendre un tour immédiatement dramatique puisque le chœur a les yeux bandés et  force des enfants de manière assez violente à être baptisés. Têtes plongées dans l’eau, enfants en sous-vêtements et mouvements suffisamment brusques pour avoir choqué certains spectateurs.

Acte I Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl
Acte I Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl

Immédiatement Bieito expose la situation par l’image : une population aveugle, des conversions forcées, une violence immédiate alors que c’est la fête : on fête la victoire mais c’est aussi bientôt Pâques, que ce soit Pessa’h ou les Pâques chrétiennes, et l’espérance devrait être portée par ces rameaux verts que la foule agite (et dont elle fouette aussi Rachel) et par la couleur de la robe de Rachel : le vert, couleur symbole dans les trois religions révélées et marquant l’espérance, mais aussi la Passion, est porté dans ses deux signification par Rachel, seule tache verte dans un univers gris ou noir. Une violence immédiate, disais-je, qui s’abat sur Eléazar et Rachel, alors qu’ils sont « comme les autres » : c’est, exposé de manière crue, le refus initial et définitif de la différence qui est non dans les faits mais dans les têtes.

Rameaux...Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl
Rameaux…Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl

En même temps, il me semble difficile pour un public qui ne connaît pas l’œuvre de déterminer clairement par la dramaturgie ce qui se passe, car même Brogni est fondu dans la foule, et donc l’uniformisation des foules correspond à une universalité de la barbarie. Certes, la volonté de Bieito est de montrer à la fois la banalité (Eléazar et sa fille) du non conforme (et son absence de justification) et l’universalité conformiste du refus. La manière dont il présente le couple Rachel/Samuel-Léopold est aussi singulière, puisque de ce groupe uniforme émerge Leopold pendu à des échelons de fer fichés dans le béton (une position difficile pour chanter un rôle particulièrement périlleux en soi) et Rachel en équilibre instable sur une marche, comme si leur relation ne pouvait se définir que dans l’acrobatie, au sens propre.

Le mur...©Wilfried Hösl
Le mur…©Wilfried Hösl

Le mur est uniforme, semblable des deux côtés comme s’il n’y avait aucune issue possible, il arrête l’horizon, mais il sépare aussi les êtres dont il empêche les rencontres : les duos se passent souvent d’un côté ou de l’autre, comme à l’aveugle.
Dans cette vision si épurée, si hiératique, le genre Grand Opéra est oublié : le style en est volontairement à l’opposé : les espaces sont tous similaires, aucun pittoresque, aucun « grandiose », et l’aire de jeu est un pur espace tragique. Rien de romantique ni d’échevelé, mais une concentration sur l’action dramatique et la progression vers la chute. Pendant toute la première partie, le plateau ne change pas, et seul le mur dressé fait décor. Il faut attendre la seconde partie, la chute proprement dite, pour que le plateau se transforme, pour que les personnages taraudés par le drame soient moins distanciés : le mur se disloque, les morceaux de béton s’abaissent pour devenir comme ces masses bétonnées qui empêchent le passage sur certaines routes de Palestine occupée, murs horizontaux plutôt que verticaux. Car Bieito de manière sarcastique renvoie dos à dos les juifs et les autres, tant ce béton rappelle le sort qu’Israel réserve aux territoires palestiniens et ainsi nous rappelle que le pourchassé devient à son tour celui qui frappe, qui sépare ou qui pourchasse.

Alors qu’Olivier Py faisait de Brogni tout de blanc vêtu un substitue pontifical et une sorte de médiateur politique chargé de réconcilier les hommes et d’installer une paix sociale, Bieito affiche immédiatement son impossible office: habillé comme les autres, il est comme les autres et impuissant. Malgré sa bonne volonté, il ne peut agir contre l’aveuglement collectif, et doit s’y soumettre.
Bieito prend appui sur le livret et sur ses ambiguïtés, notamment le fait que Scribe ne prend pas partie, Eléazar et Brogni étant tous deux responsables du sacrifice de Rachel, et qu’il n’y a pas de bons ou de méchants : Léopold est en proie à ses désirs et ses passions et finalement « récupéré par le système » comme on dirait aujourd’hui : son histoire individuelle est dérisoire, voire minable il laisse Rachel s’accuser et préserve sa vie. Il disparaît très vite de l’intrigue, en ayant pourtant un rôle parmi les plus difficiles au niveau musical. Mais c’est justement l’anecdote qui fait la première partie de l’œuvre, c’est le pittoresque. Le Grand Opéra, c’est la première partie.
La seconde partie est concentrée sur Rachel, qui va cristalliser sur sa personne, et à son corps défendant, les nœuds et les haines. D’abord par Eudoxie, qui vient lui dire en somme « puisque tu vas mourir de toute manière, sauve au moins Léopold ». Puis par Brogni, dont elle est la fille qu’il croit morte, et dont elle sent intuitivement que quelque chose la lie à lui (et vice versa), et enfin par Eléazar, qui l’utilise pour aller jusqu’au bout de sa vengeance après avoir hésité. Rachel est un personnage biface, elle est chrétienne, mais aussi juive par éducation et meurt en juive. On est donc ce qu’on devient par imprégnation et culture familiale, on ne naît pas ce qu’on est. On n’est pas juif ou chrétien par nature, mais on l’est par culture. Belle leçon sur l’éducation et la culture qui n’est pas encore bien comprise aujourd’hui.

Éléazar (Roberto Alagna) Brogni (Ain Anger) ©Wilfried Hösl
Éléazar (Roberto Alagna) Brogni (Ain Anger) ©Wilfried Hösl

Alors, la deuxième partie du travail de Bieito est plus humaine, assurément : les individus se révèlent, Eudoxie, déchirante et suppliante aux pieds de Rachel, Brogni, suppliant envers Eléazar dont il lave les pieds, symbole fort et chrétien. Les symboles, les allusions s’accumulent, jusqu’au moment où Rachel va être sacrifiée, où sur la vidéo (utilisée comme dans Lear) on voit un agneau qu’on sacrifie, établissant ainsi un parallèle entre le sacrifice d’Abraham et celui de Rachel, Eléazar devenant alors une sorte de substitut prophétique d’Abraham. Et Rachel gagnant du même coup son statut de  « vraie juive ».
Ainsi la scène finale atroce prend son sens. Enfermée dans une cage de fer comme ces suppliciés du Moyen Orient abandonnés à Daesh, elle va être brûlée vive – la scène est d’un saisissant, voir insupportable réalisme, elle devient victime des hommes après avoir gagné le statut de martyr. Bieito dans cette deuxième partie mêle approche psychologique et contextes religieux, montrant – c’est une évidence encore plus lumineuse aujourd’hui – que le fanatisme religieux est destructeur et le message religieux, même lorsqu’il prêche humanité et tolérance, n’y peut rien (Brogni). Tuer au nom de(s) Dieu(x) est une constante barbare de la vie des sociétés et de l’Histoire, depuis le sacrifice d’Abraham ou d’Iphigénie.
À cette approche très dénudée et débarrassée de toute fioriture, correspond une approche musicale délicate, approfondie et particulièrement raffinée. Il ne nous appartient pas de juger de la qualité de la musique de Halévy. D’autres l’ont fait (Wagner ou Berlioz) qui sont plus avisés. Cette musique ne me paraît pas moins intéressante que certaines œuvres du temps et d’une certaine manière plus proche d’une musique « de l’avenir », dans certains moments ont inspiré Wagner et même ses successeurs. Daniele Rustioni à Lyon avait opté pour une approche dynamique et énergique, tout en produisant un son d’une lisibilité cristalline. Même lisibilité chez De Billy, mais sa lecture soigne moins la dynamique que la couleur, ralentissant le tempo, en faisant de l’œuvre une sorte de cérémonie quelquefois plus intimiste et quelquefois funèbre. Cette « Juive » est sombre avant que d’être dramatique. Celle de Rustioni avait une sorte de jeunesse désespérée qui n’était pas sans séduction.
Ainsi, De Billy fait le choix de supprimer l’ouverture qui n’existait pas à la création pour la remplacer par le Te Deum initial, avec orgue et chœur sonorisés et écrasants : ce Te Deum sonne prophétique, il sonne « Dieu », avec toute la construction antinomique initiale où le Te Deum, action de grâce, sert en même temps de prétexte à forcer au baptême des enfants avec une violence concentrée assez insupportable, un Te Deum qui d’ailleurs rend grâce de la victoire sur les Hussites, autre révolte à connotation religieuse. Nous sommes donc bien dans un monde traversé par les luttes religieuses et les fanatismes des uns et des autres. L’Orchestre est à la fois très détaillé, fortement marqué par les drames intérieurs, marquant une certaine réserve dans le rendu qui marque, comme chez Bieito, l’abandon d’un son « multicolore » qui rappellerait trop le Grand Opéra. Dans la deuxième partie, plus tendue, l’orchestre de De Billy est plus volumineux, plus contrasté, avec un Bayerisches Staatsorchester des grands jours. Enfin, De Billy, toujours très soucieux des chanteurs, les accompagne avec constance et attention, les laissant respirer, d’autant que des remplacements ont émaillé la préparation du spectacle.

Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl
Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl

On sait qu’il est particulièrement difficile de distribuer le Grand Opéra, La Juive n’y échappe pas, avec dans les principaux rôles deux ténors et deux sopranos chacun aux antipodes du spectre, une basse profonde et quelques barytons. À Lyon, on avait privilégié une distribution plutôt jeune, pour une salle aux dimensions moyennes. Pour une salle comme Munich, faite pour le grand spectacle et les voix larges, il est clair qu’on avait privilégié de « grandes voix » comme celle de Kristine Opolais dans Rachel. Cette dernière ayant déclaré forfait, c’est Aleksandra Kurzak plus habituée à des rôles au volume moins exposé et qui était distribuée initialement dans Eudoxie, qui a repris la partie.
On pouvait nourrir des doutes, parce que la soprano polonaise est plutôt spécialisée dans des rôles d’agilité plus légers, et pourtant ceux-ci se sont effacés tant l’engagement de l’artiste, sa présence, le volume vocal et le sens dramatique dont elle a fait preuve ont fait merveille. Certes, au début, on a nourri quelques craintes car la voix semblait ne pas sortir et manquer de projection, mais peu à peu, à mesure que le drame se nouait, Kurzak a su prendre le virage dramatique du rôle et a montré quelles réserves sa voix avait. Un seul problème, la diction : elle était, de tout le plateau, celle dont le français était le moins clair ; c’est gênant pour un spectateur français ou dans un contexte français, moins pour un public bavarois. Il reste que pour Rachel on pense traditionnellement à des « grands lyriques » ce que Kurzak n’est pas. Elle s’en sort néanmoins avec tous les honneurs et même plus.

Acte III,2 Rachel (Aleksandra Kurzak) Eudoxie ( Vera-Lotte Böcker) ©Wilfried Hösl
Acte III,2 Rachel (Aleksandra Kurzak) Eudoxie ( Vera-Lotte Böcker) ©Wilfried Hösl

Du même coup, Eudoxie a dû être confiée à une autre chanteuse que Kurzak, et c’est une jeune soprano allemande, Vera-Lotte Böcker, en troupe à Mannheim et qui a chanté le rôle cette saison à Mannheim qui a été appelée. Outre que la diction est très honorable, elle a fait preuve d’un sens dramatique affirmé, elle est même bouleversante dans la scène II de l’acte III avec Rachel. Du point de vue du chant, elle n’a peut-être pas la précision de certains sopranos comme Annick Massis, qui reste pour moi l’Eudoxie modèle, entendue à Paris en 2007. Ce n’est pas toujours un son bien dessiné, mais les aigus sont dominés, et la voix très bien projetée. Nul doute qu’il sera intéressant de suivre cette artiste très engagée.
Ain Anger prête sa voix profonde, très sonore, à Brogni. Sa diction du français est claire, et son personnage difficile est bien incarné. Ce Brogni est volontairement anonyme, au sens où sa présence en scène n’est pas vraiment clarifiée par la mise en scène au moins au départ, tout comme celle de Léopold, on le verra. C’est dans la deuxième partie que les protagonistes se mettent en place pour dénouer les nœuds de l’action, et notamment pour Brogni au quatrième et cinquième acte. Son beau timbre, sa présence, la profondeur de l’expression en font un Brogni de très bonne facture. Il manque cependant un peu de personnalité (Scandiuzzi à Lyon, même avec une voix fatiguée, avait un tout autre charisme). Mais Bieito n’a visiblement pas voulu « imposer » des « personnages » ou des « rôles », et le Brogni qu’il veut est un personnage intérieur, renfermé voire méditatif qui frappé par le même drame qu’Eléazar : il a voulu en tirer d’autres conséquences. D’une certaine manière il a épousé la tolérance et l’humanité en entrant en religion, tandis qu’Eléazar a nourri son désir de vengeance que les circonstances lui offrent d’assouvir. D’où la scène du lavement de pieds qu’on a déjà évoquée face à Éléazar, qui fait partie de la symbolique traditionnelle chrétienne, et qui marque son humilité et son désir de contrition face à Éléazar.  Évidemment, la question de la tolérance est ambiguë dans le livret de Scribe, au sens où l’opéra est censé se positionner contre l’antisémitisme alors le personnage le plus humain est Brogni le chrétien, et le plus rigide Eléazar le juif.
Ainsi donc le Brogni de Ain Anger n’a pas la « surface » de ces grandes basses définitives comme un Grand Inquisiteur, par exemple, mais c’est plus une volonté de mise en scène qu’une question d’individualité de l’interprète.
Même problématique pour Léopold. Olivier Py marquait particulièrement sa distance par rapport au personnage, en faisant un « léger », tributaire de ses désirs et finalement revenant au bercail eudoxien après avoir été un peu inquiété pour son imprudence.

Rachel (Aleksandra Kurzak) Léopold (John Osborn) Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl
Rachel (Aleksandra Kurzak) Léopold (John Osborn) Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl

Ici, le personnage est assez neutre, lui aussi anonyme au départ, qui émerge de la foule pour former couple avec Rachel. Le Léopold de Bieito, comme tous les autres est un parmi d’autres semblables, en noir, n’émergeant pas de la foule, sauf lorsqu’il va entamer son air adressé à Rachel, perché et appuyé sur un échelon métallique fiché dans le béton, dans une position éminemment fragilisée et acrobatique, qui correspond symboliquement à sa situation, mais aussi qui correspond à la nature de l’air, puisque Léopold a dans cet opéra les airs les plus virtuoses et peut-être aussi les plus superficiels, par la forme, et par le fond. Rachel émerge aussi de la foule et le couple se retrouve en position d’équilibre instable à chanter un amour à la fois interdit et menacé et donc comme leur position, instable. Il est à noter que les deux personnages qui chantent les airs les plus ornementés sont Eudoxie et Léopold, c’est à dire, la cour, l’apparence, les faux semblants, mais que, des deux, Eudoxie est la plus vraie. Bieito d’une certaine manière règle son compte au ténor. Certes, John Osborn, une fois encore, montre la qualité d’un chant ornementé, aux aigus ravageurs, avec une diction française proche de la perfection, une sûreté dans les attaques, une qualité dans l’émission inégalables. En même temps,Bieito fait tout dans la mise en scène pour ne pas mettre en valeur le personnage, noyé dans les autres, dans tous les autres, et comme tous les autres. D’où une virtuosité qui tombe à plat et qui ne fait plus spectacle : là-aussi le Grand Opéra cède le pas car est effacé le côté démonstratif et spectaculaire, au point qu’aux applaudissements, Léopold ne recueille pas l’ovation habituelle. Le public, ignorant du déroulement de La Juive, n’a pas noté l’extrême difficulté de ce chant, non valorisé et volontairement noyé dans la masse ; c’est évidemment dommage pour l’artiste, mais c’est aussi intéressant sur le fonctionnement dramatique que Bieito a voulu installer.

Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl
Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl

Le traitement « fâcheux » des ténors n’est d’ailleurs pas limité à Léopold. Dans cette œuvre, deux ténors s’opposent comme deux sopranos, de tessitures sensiblement différentes. Le ténor « léger » c’est Léopold, léger par le caractère et léger par la voix. Mais n’est pas si léger qu’on le pense, tirant vers le lyrique, avec des agilités redoutables et des suraigus, comme nombre de ténors du Grand Opéra (Raoul des Huguenots par exemple). L’autre ténor est un ténor lyrique, dont la voix est plus large, moins « acrobatique » peut-être, mais exigeant des graves notables, des aigus eux aussi redoutables, et une négociation des intervalles pour le moins délicate, notamment dans les trente dernières minutes. Mais c’est aussi une voix paradoxale. On confie le rôle en général à des voix plus mûres, à des artistes dans la seconde moitié de leur carrière. Neil Shicoff a abordé Éléazar dans les dix dernières années de la sienne. Le personnage est plus mûr, c’est une figure paternelle, tout cela a sa logique. Toutefois, si l’air « Rachel quand du Seigneur » est un must de tout ténor (et tous le chantent dans des compilations pour ténor), ce n’est pas le cas de la cabalette qui le suit, indispensable pour comprendre le déroulement dramatique puisque c’est le moment où Éléazar choisit de ne pas sauver sa fille et de lui faire vivre le martyr, il la sacrifie comme Abraham est décidé au nom de Dieu à sacrifier son fils (d’où la vidéo très claire du sacrifice de l’agneau qui est projetée). Cette cabalette est redoutable par les intervalles ravageurs, avec des notes aiguës et suraiguës plus habituelles aux ténors plus « jeunes ». De fait, elle est souvent coupée. Un rôle difficile, qui demande beaucoup d’intériorité, mais aussi de la vaillance, et une tension de tous les instants.
Roberto Alagna abordait ce rôle que tout ténor lyrique français de référence rêve d’ajouter à son répertoire. Des grands ténors des trente dernières années, seuls Neil Shicoff et Chris Merritt l’ont affronté. Même Domingo n’a fait que chanter isolément « Rachel quand du Seigneur ». Il est vrai aussi que La Juive avait disparu des scènes pendant les années les plus importantes de sa carrière. Alagna affronte donc ce rôle, avec ses éminentes qualités.
Alagna est l’un des « ténors » de notre temps. C’est l’un des très grand du chant italien, et l’un des immenses du chant français : il le montre dans toute la première partie. Phrasé inégalable, diction de rêve, timbre solaire, d’une clarté incroyable, un chant d’une précision et d’une justesse miraculeuses. La scène de Pessa’h (acte II) est à ce titre une scène de référence. Pendant les deux premiers actes, Alagna est au sommet, comme on l’a entendu dans d’autres rôles français comme Le Cid.
Dans la deuxième partie et les trois derniers actes, là où il doit être le plus tendu et le plus virtuose, les choses ne vont malheureusement pas aussi bien, pour des raisons subjectives et objectives. Les raisons objectives sont d’abord que ce rôle long et tendu exige une endurance qui semble manquer à Alagna, la voix fatigue, et l’effort pour la conduire fait que l’interprétation s’en ressent. De même les exigences techniques du rôle ont semblé ce soir-là dépasser les possibilités actuelles du grand ténor. Dans « Rachel quand du Seigneur » on reconnaît le phrasé miraculeux, la pureté du timbre, mais il manque une tension, il manque une couleur hallucinée que Shicoff avait et qu’Alagna n’a pas encore : il faudra voir à ce titre les représentations de la saison prochaine au moment où le rôle aura été plus mûri. Mais pour la cabalette, les choses sont plus difficiles encore : aigus mal négociés, manque de rythme, intervalles difficiles, notes peu précises : l’héroïsme demandé n’est pas vraiment là et on entend la difficulté et les limites de la voix. D’ailleurs, elle a été coupée dans les représentations suivantes, mais on doit apprécier en ce soir de Première le cran de l’artiste qui l’a affrontée, tout en étant conscient de ses difficultés. Cela s’appelle de la générosité.
Mais, au-delà des capacités strictement techniques, (et pour de tels artistes, c’est même secondaire) il y a à mon avis des raisons subjectives qui tiennent au rôle et qui font qu’Alagna n’a pas forcément la voix qu’il faut pour Éléazar. Alagna n’est jamais si convaincant que dans les rôles solaires, auxquels son timbre s’adapte idéalement. Éléazar est tout sauf solaire : et Bieito l’a bien compris dans sa mise en scène noire, funèbre du début à la fin. Éléazar est un rôle tendu, sombre, halluciné, un rôle qui exige une expression de l’intériorité, qui exige de rentrer en soi, qui exige aussi une sorte d’aveuglement, de possession même au sens fort du terme, en bref, Éléazar est un ravagé, un lacéré. Qu’on le veuille ou non, le timbre d’Alagna n’a aucun de ces caractères, il évoque un tout autre univers que celui d’Éléazar. Alagna est un solaire, un diurne : il ouvre la bouche et « apriti Cielo !» (ouvre-toi Ciel !). Éléazar est un lunatique, un lunaire, un nocturne, un rongé de l’intérieur et le chant d’Alagna, qui a toujours une couleur de santé, voire de sérénité ne me paraît pas correspondre à ce rôle. Pour moi donc la raisons subjective, c’est que ce rôle ne lui correspond pas, et qu’il ne le fait pas (encore) sien.
À cela aussi correspond le traitement du personnage par Bieito. Là où un Py ou même un Audi l’identifiaient clairement, Bieito « l’anonymise » en lui faisant revêtir le costume le plus neutre possible, un costume-cravate gris, des cheveux gris, des lunettes et une serviette de rond-de-cuir, un look de petit fonctionnaire rabougri, qui ne fait plus « signe », il suit Rachel, qui elle est la seule « identifiable » avec sa robe verte, comme une ombre, avec les caractères d’une ombre. Bieito, comme pour Léopold, défait le rôle de son aura, de l’aura du ténor, de l’aura de la star qu’on attend, comme si la danseuse-étoile était noyée dans le corps de ballet. Ainsi défait des attributs opératiques habituels, presque « désalagnisé », Alagna ne semble pas vraiment à l’aise dans les atours, même si les qualités de l’artiste sont là et qu’il relève bravement le défi.
Comme souvent à Munich, les autres rôles le plus souvent au premier acte, sont très bien tenus et contribuent à la réussite d’ensemble. On notera d’abord le Ruggiero de Johannes Kammler, sonore et juvénile, l’Albert très bien dessiné de Tareq Nazmi, pilier de la troupe de Munich, et toujours à l’aise dans les rôles où il est distribué, et Christian Rieger en officier de l’Empereur, autre membre bien connu de la troupe.
Au total, nous nous trouvons face à une entreprise où la couleur de la mise en scène emporte tout : les costumes noirs ou gris de Ingo Krügler, les lumières, rasantes, contrastées, violentes de Michael Bauer contribuent également à une ambiance dérangeante, tendue, qui va à l’opposé du grand spectacle ou de la distraction. Si le Grand Opéra comme on l’a dit correspond à ce que serait le Musical aujourd’hui, on est aux antipodes, plutôt vers la cérémonie funèbre, vers une sorte de Requiem pour un martyr.
On est aussi aux antipodes de certaines productions de Bieito, échevelées, colorées (je pense à ce Mahagonny d’Anvers vu deux jours auparavant), qui offrent une profusion spectaculaire. Peut-être d’ailleurs assiste-t-on à une nouvelle phase du travail du metteur en scène espagnol, dans la veine du récent Lear parisien, plus marquée que Lear, plus terrible aussi, voire impitoyable, mais austère, mais réduite à l’essence des choses.
Et musicalement, la voie où s’engage Bertrand de Billy, entouré d’un orchestre des grands soirs et d’un chœur magnifiquement préparé par Sören Eckhoff est bien la même, où tout spectaculaire et tout pittoresque est effacé, et où la profondeur, l’intériorité et le raffinement sont privilégiés. Une direction très élégante, analytique, qui révèle plus qu’elle ne montre. Une révélation plutôt qu’une démonstration, voilà ce qu’est l’ambiance musicale, qui sacrifie un peu dynamisme et pulsion au profit d’un chemin plus difficile, peu complaisant, qui rend tout autant justice à une partition dont la richesse est grande. En trois mois deux visions contrastés d’une des œuvres phares du répertoire, avec ses qualités, et ses ambiguïtés. Le répertoire et les saisons, les mises en scènes s’inscrivent dans les tensions du moment. Gageons qu’une nouvelle carrière est lancée pour La Juive. [wpsr_facebook]

Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl
Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl

 

 

 

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2014-2015: LE ROI ARTHUS d’Ernest CHAUSSON le 16 MAI 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Graham VICK)

Premières images Acte I ©Andrea Messana
Premières images Acte I ©Andrea Messana

Cette première était très attendue, avec juste raison puisqu’il a fallu attendre 112 ans après la création à Bruxelles en 1903 pour que Le Roi Arthus d’Ernest Chausson soit créé à l’Opéra de Paris pour lequel il avait été composé. Indépendamment de la valeur de l’œuvre discutable à l’infini, il fallait conclure cette histoire à épisodes.

Très différemment d’autres salles d’opéra européennes, l’Opéra de Paris, notamment depuis 1875, date de l’inauguration du Palais Garnier, n’a pas été une salle riche en créations importantes: la plupart des grandes créations parisiennes ont eu lieu à l’Opéra Comique, et les autres ont lieu ailleurs, Samson et Dalila à Weimar, Werther à Vienne (puis à Genève en français), plus avant dans le temps, Les Dialogues des Carmélites de Poulenc à la Scala.
Si on attend d’une salle internationale qu’elle présente un répertoire international, elle se doit aussi d’être un conservatoire du répertoire national, comme l’est la Comédie Française pour le théâtre. Or l’Opéra de Paris ne s’appuie jamais sur son passé. Je l’ai écrit très souvent, seul Massimo Bogianckino, qui avait été directeur artistique à la Scala, une institution qui cultive au contraire son passé et ses traditions,  avait constaté que Paris jamais ne reflétait une tradition: il avait donc programmé un retour à des œuvres créées à Paris et pour l’Opéra : la critique d’alors lui avait beaucoup reproché cet appel à des œuvres soi-disant mineures et donc à juste titre oubliées.

Je l’ai déjà écrit et le répète : l’Opéra a été fondé en 1669, avant même la Comédie Française, comment est-il possible, alors que la Bibliothèque Nationale renferme toutes les sources et les documents possibles, Mémopéra, que le site des archives de l’Opéra, ne remonte qu’à 1980 et laisse en friche ne serait-ce que les années Liebermann, mais plus généralement les années Garnier depuis 1875, quand l’Opéra de Vienne propose des archives en ligne qui remontent à 1860.
Inutile de revenir sur la richesse du répertoire français depuis la création de l’Opéra, sur les œuvres créées à Paris  qui devraient y être reprises fréquemment : quand on pense que Guillaume Tell n’a eu droit qu’à 9 représentations en 2002-2003, quand on pense que depuis 1980, on n’a vu que Robert le Diable de Meyerbeer, et qu’on attend encore des Huguenots, pourtant aisément représentables aujourd’hui, on se dit que quelque chose ne va pas bien dans le royaume lyrique, a fortiori depuis la construction de Bastille qui a notablement augmenté le nombre de titres possibles à présenter et qui n’a pas réussi à élargir son répertoire vers l’histoire même de l’institution.
Alors, bienvenue à ce Roi Arthus, qui cette saison, fait suite à un autre titre créé à Paris, Le Cid de Massenet, qu’on a vu il y a deux mois. Nicolas Joel qui les a programmés s’est souvenu qu‘il avait promis de faire une place plus grande au répertoire français. Il était temps.
Ainsi, voilà une entrée dans le répertoire qui va sans doute faire date, même si il faut le dire, l’audition de l’œuvre a provoqué en moi une relative déception, une audition perturbée par une mise en scène qui m’est apparue hors de propos, mais avec une exécution musicale d’un très haut niveau.
L’œuvre raconte les amours de Lancelot et de Genièvre, femme du Roi Arthus, dans un univers qui est celui des Chevaliers de la Table Ronde en une sorte de resucée de Tristan und Isolde dont on a l’impression de voir une version française : Tristan/Lancelot aime Isolde/Genièvre et trahit Marke/Arthus, bientôt dénoncé par Melot/Mordred, mais protégé et accompagné par Kurwenal/Lyonnel. Et tout cela finit mal.

Acte III ©Andrea Messana
Acte III ©Andrea Messana

Mais cette manière de présenter les choses est un peu rapide, et inexacte, parce que ce Tristan français est plus spécifique qu’il n’en a l’air. D’abord par son titre, Le Roi Arthus, qui montre que c’est bien lui qui est le centre de l’histoire, et non les deux amants. Tristan und Isolde ne s’appelle pas le Roi Marke. En mettant le roi au centre de l’intrigue, Chausson, qui a écrit lui même le livret (on est wagnérien ou on ne l’est pas) pose deux problématiques, celle du mari trahi par son chevalier le plus loyal, et celle de l’éthique de la Table Ronde dont Arthus est le garant et le dépositaire. Cette éthique est au centre de la préoccupation d’Arthus, et l’opéra montre aussi qu’à la défendre il s’oppose à des coteries ou des complots. Ces éléments rapprochent plutôt des questions posées par Parsifal.
Que reste-t-il de la morale et du royaume idéal de la Table Ronde, quand cet idéal est bousculé de toutes parts, y compris dans son intimité de couple, et par son plus proche soutien ? C’est bien d’une déliquescence qu’il s’agit, d’un monde qui s’enfuit, d’un Eden perdu, d’une chute.
La relation même entre Lancelot et Genièvre n’est pas non plus le calque de la relation de Tristan et d’Isolde, qui ne souffre aucun conflit, aucune déchirure et qui n’est qu’harmonie. Tristan devant le Roi est désolé, mais reste fidèle à son aimée, dont il ne peut se détacher. C’est une relation complètement partagée.
Lancelot et Genièvre vivent en revanche cette urgence au premier acte, et déjà seulement très partiellement au deuxième, mais au troisième, Lancelot déchiré entre son amour et sa loyauté pour Arthus, finit par opter pour la loyauté, abandonnant Genièvre, ravagée par la passion qu’elle veut conduire jusqu’au bout. D’où la bonne idée de la maison posée au centre du dispositif par Graham Vick, qui peut à peu se déconstruit pour ne devenir qu’un toit, qui ressemble à une tente, image de fragilité, puis de simples cloisons.
Comme souvent à l’opéra, et conformément à la Genèse, le péché finit par être porté seulement par la femme, errare humanum est, perseverare diabolicum qui va défendre le droit à la passion jusqu’à la mort, une Genièvre énergique, plus Kundry qu’Isolde, quand Lancelot sacrifie sa vie pour rendre son honneur à son Roi et défendre ses valeurs. Ce n’est pas un hasard si le troisième acte est le plus original, dramaturgiquement et musicalement, parce que c’est là où la personnalité de Chausson est la plus affirmée.
Graham Vick a choisi de s’éloigner volontairement du mythe en n’évoquant la Table Ronde que comme un lointain souvenir, un monument qu’on protégerait comme une pièce de musée par des cordes (le cercle formé par les épées omniprésentes liées par une corde). Car les personnages sont vêtus d’habits contemporains ou quasi, comme des ouvriers ou des mineurs (casques) d’une quelconque colonie canadienne ou autre mais en tous cas isolée et réglée par les règles consenties d’une société éloignée de tout. On aurait pu les situer dans une quelconque station off shore et on aurait eu à peu près la même ambiance.
Le décor est stable, une maison tantôt vu de l’intérieur (années cinquante) tantôt de l’extérieur, qu’on a construit au premier acte comme un jeu de construction pour enfants et qui au fur et à mesure du délitement de l’histoire va se déconstruire, mur devenu sol, puis murs devenus toit, comme si un enfant mal intentionné avait volontairement mis les choses sens dessus-dessous.

Le Divan...©Andrea Messana
Le Divan…©Andrea Messana

Au centre du dispositif un divan de skaï rouge, qui supporte Genièvre lorsqu’elle fait son entrée portée par six hommes, comme une Cléopâtre du pauvre.

Bonhuer initial ©Andrea Messana
Bonhuer initial ©Andrea Messana

Divan où on s’assoit en famille (Arthus, Lancelot, Genièvre) et qui est le témoin de toutes les trahisons, le meuble trônant dans le salon familial qui brûlera au troisième acte lorsqu’il n’y aura plus ni famille, ni maison, ni amour, ni couple, ni morale.

Le début du second tableau, dont l’essentiel se déroule non dans, mais autour de la maison, est le moment du duo des deux amants, cette nuit si protectrice chère à Tristan et Isolde. Le décor fait d’un champ de fleurs artificielles jaunes au milieu d’un vert trop vert (style petit pois anglais), et de ce mur de maison qui permet de se dissimuler, a pour résultat, recherché, de tuer tout ce qui pourrait évoquer un univers poétique ou abstrait, par sa concrétude et sa vulgarité, le décor dit

  • d’une part que chez Chausson la relation amoureuse est destructrice et n’a pas à être exaltée
  • d’autre part que l’histoire est si loin de la légende qu’il faut distancier au maximum, éviter l’identification, et rester dans un concret qui détruit toute sorcellerie évocatoire.
Acte I, tableau 2 ©Andrea Messana
Acte I, tableau 2 ©Andrea Messana

Aussi, Graham Vick va refuser à l’œuvre la légitimité de la légende pour plonger dans une réalité proche et directe : le jeu entre Genièvre et Lancelot qui se bécotent presque sous le regard d’Arthus est d’une vulgarité voulue, destinée à nous asséner une vision volontairement prosaïque de l’affaire.
La dramaturgie, qui consiste à faire jouer chaque acte dans une maison de moins en moins construite et reconnaissable est évidemment « symbolique » d’une histoire qui bascule dès le début du second acte où le couple commence à se déchirer dans un rapport qui n’est pas sans rappeler par certains côtés non Wagner le germanique mais Bizet le méditerranéen et le duo Carmen Don José du deuxième acte qui déjà signe la déception et l’échec (Ah ! j’tais vraiment trop bête !…). Le début du délitement d’un côté et de l’autre pour Arthus l’évidence qui prend corps de la trahison des deux amants, montrent une construction qui est moins frustre qu’elle n’en a l’air à première vue, mais qui est presque une construction plus intellectuelle que dramatique, d’où un certain ennui, malgré la conception très équilibrée et très millimétrée de l’acte.

Acte III "les fugitifs "©Andrea Messana
Acte III “les fugitifs “©Andrea Messana

Evidemment, le troisième acte est un champ de ruines qui se déroule dans un champ de ruines, et c’est le moment où peut-être l’évocatoire reprend un peu le dessus, dans des visions presque viscontiennes de ces personnages hagards, perdus, contemplant leurs déchéances sur fond de flammes. C’est l’acte scéniquement et musicalement de très loin le plus puissant et le mieux réussi. Le décor c’est les murs de la maison retournées, comme une tente, comme pour évoquer la fragilité de la situation des amants, réfugiés, blottis au fond d’une cache. et peu à peu le feu va être la toile de fond de l’acte.
Si cette mise en scène n’aide en aucun cas à la construction d’une image référentielle de l’œuvre (comme le Strehler de Lohengrin à la Scala en 1981 aurait été ici utile !), mais en créé presque une image un peu repoussoir, la dignité et le tenue viennent toutes de l’interprétation musicale, totalement convaincante.
Jordan père et fils ont donc attaché leur nom à cette œuvre, Armin en signant l’enregistrement le plus accompli, chez Erato lorsque cette maison de disques s’attachait à révéler des raretés, Philippe en dirigeant (et en enregistrant fort probablement) l’œuvre complète pour la première fois à l’opéra.
Sans aucun doute, Philippe tenait à diriger cette production, en plaçant son travail en perspective face à celui de son père. Il y a dans la couleur de ce travail tout ce qui différencie les deux chefs : entre Philippe et Armin, il y a la différence entre peinture au dessin (Philippe) et peinture à la couleur (Armin), l’un travaille sur les lignes, sur les phrases, sur la précision, sur une certaine clarté et aussi une certaine énergie, l’autre exploite les mille scintillements d’une partition dont il exalte les originalités, les raffinements, les transparences. Philippe exalte les échos wagnériens, en chef qui pratique Wagner depuis longtemps, Armin les échos debussystes. La direction de Philippe Jordan est nette, construite, soutient bien les chanteurs, elle manque un peu pour mon goût de fantaisie, mais l’orchestre en revanche montre des pupitres impeccables, des cordes charnues, qui exaltent les divers reflets de la partition, des bois magnifiques, dominés, miroitants. Nul doute que le travail de préparation de Philippe Jordan ait porté ses fruits : on a là un travail solide, qui rend justice à l’œuvre, sans pour mon goût faire exploser aux oreilles les originalités éventuelles de la partition. Il en résulte une impression d’une vague insatisfaction : je m’attendais à moins de lignes et plus de variété, plus de chemins de traverse. On retrouve dans ce qu’on entend des motifs wagnériens très marqués, échos du Ring, échos de Tristan bien sûr, échos de Parsifal et aussi des couleurs proches de Debussy (et même quelquefois de Moussorgsky), en bref, on lit peu d’originalité, sinon dans un certain refus de la complaisance vers le lyrisme, notamment de surprenants duos d’amours dont la couleur générale ne renvoie pas à la magie ou à la profondeur tristaniennes, l’auditeur ne se sent jamais emporté dans un tourbillon sonore comparable à celui provoqué par le duo de Tristan de l’acte II. J’entends vos remarques : d’un côté j’émets quelque réserve sur l’originalité de la musique et dans le même temps je remarque au contraire que cette musique n’évoque pas la magie chromatique wagnérienne. Mais je me place selon deux points de vue : les sources, par trop évidentes, et donc pesantes, et le produit, peut-être à certain moments frustrant par son refus d’une mélodie envoûtante comme on l’attendrait dans cette histoire d’amour intense. Mais c’est sans doute aussi voulu, pour montrer que ce qui compte c’est plus Arthus (dont les airs me paraissent plus stimulants) que l’aventure (dramatique et chantée) des deux amants.

Acte III
Acte III

Voilà pourquoi le troisième acte me paraît le plus digne d’intérêt: le début de l’œuvre est un peu héroïque mais sans véritablement capter l’auditeur, le deuxième acte ne m’est pas apparu , malgré les airs et le duo, enclin à saisir le cœur– et l’effet est encore accentué par cette production qui vise à éloigner toute magie et tout rêve par sa crudité. Le troisième acte en revanche, qui parle de la séparation du couple, divisé en deux êtres isolés et perdus, et le Roi Arthus, lui aussi déchiré, parle donc de trois singularités marchant vers leur destin. C’est le plus original, qui remet à sa juste place l’entreprise de Chausson, et musicalement, les vingt dernières minutes apparaissent submergées d’émotion, de lyrisme, de douceur, et d’amertume. On comprend pourquoi le seul troisième acte avait été joué à l’Opéra de Paris.
Quant au chœur, il est bien plus à l’aise dans les parties plus lyriques (notamment à la fin, où il est bouleversant) que dans les parties héroïques du départ où j’ai eu la fâcheuse impression de moments un peu criards qui m’ont singulièrement surpris. Mais cette fâcheuse impression se dilue peu à peu pour un final vraiment extraordinaire.

Final ©Andrea Messana
Final ©Andrea Messana

Malgré les déceptions, résultat d’une attente trop grande peut-être, cette musique devait être présentée : reste à espérer que la production sera reprise et n’ira pas encombrer les rayons des œuvres reléguées, et que ce Roi Arthus aura une carrière et non une seule Première.
Car le plateau est quant à lui sans conteste de la plus haute qualité, on peut difficilement imaginer mieux… Les distributions construites avec soin le sont jusqu’à tous les petits rôles, et c’est bien le cas pour cette production. Un des moments les plus sentis de la soirée est le passage du laboureur, seul, traversant la scène, comme première image de l’acte II. Bien sûr, le rapport avec Tannhäuser et la figure du pâtre s’impose, mais aussi celle du junger Seemann de Tristan. Une figure apparemment bucolique qui chante une mélopée virgilienne, mais qui bientôt rappelle les hauts faits du Roi et instille chez Lancelot les premiers signes du remords (Ah ! Je suis un infâme…) . C’est l’excellent Cyrille Dubois qui chante ce rôle à la fois épisodique et marquant, poésie, tenue de chant, lyrisme. Nous tenons là un des ténors français de l’avenir.
Alexandre Duhamel dans le rôle du méchant Mordred montre aussi de belles qualités, timbre chaud, vigueur, belle présence scénique ; on aurait peut-être souhaité meilleure projection vocale mais le personnage est bien rendu.
Le Merlin de Peter Sidhom en revanche n’impressionne pas : la voix n’a pas la tension voulue ni la profondeur pour cette intervention qui rappelle celle d’Erda. Jamais je n’ai été convaincu par ce chanteur, dans Wagner (un Alberich pâle) comme dans Chausson ce soir. Il continue de me décevoir.
En revanche, c’est un enchantement d’entendre Stanislas de Barbeyrac dans Lyonnel, le chant est élégant, la diction parfaite, la technique solide, la présence affirmée, le rôle est aujourd’hui sous-dimensionné pour cet artiste qui peut prétendre à bien plus, mais il contribue par l’extrême qualité de la prestation à garantir l’exceptionnel niveau du chant pour cette représentation.

L’autre ténor, exceptionnel, c’est sans conteste Roberto Alagna, dont on ne cesse dans ce type de rôles de dérouler les qualités – il était tout autant magnifique dans Le Cid dernièrement: fraîcheur, jeunesse, lyrisme, diction d’une incroyable clarté, tension, vérité du jeu, capable aussi bien d’être héroïque que lyrique, et tout aussi bouleversant dans l’introspection. La voix est tellement homogène, tellement pleine et solaire qu’on se demande pourquoi il veut affronter Otello, on comprend en revanche parfaitement qu’il soit temps de fréquenter Lohengrin. C’est un bonheur total ce soir, il est Lancelot, et sans doute la référence dans ce rôle désormais, difficilement surpassable.

Genièvre (Sophie Koch) ©Andrea Messana
Genièvre (Sophie Koch) ©Andrea Messana

Face à ce Lancelot merveilleux, Sophie Koch pâlit un peu. Certes, le rôle est ingrat, celui de la femme-par-qui-le-malheur-arrive, un des topoi de l’opéra, et il est techniquement redoutable, de ces rôles frontières comme Ortrud qui oscillent entre le mezzo et le soprano dramatique. Sophie Koch a le volume la tension, la présence, le sens dramatique sans nul doute. Elle a aussi les aigus, virulents, imposants, mais au détriment de graves détimbrés ou inaudibles, et au détriment d’une diction peu claire, qui tranche face à des partenaires dont on comprend chaque parole. Sophie Koch se dirige-t-elle vers Kundry dont elle semble embrasser les accents ? Il semblerait, mais attention à l’homogénéité d’une voix qui a perdu un peu du corps, de la ligne et des équilibres de naguère. Il reste que son troisième acte est impressionnant avec un jeu d’un réalisme cru (quand au début de l’opéra elle apparaissait artificielle et maniérée)et un vrai sens dramatique.

Acte III ©Andrea Messana
Acte III ©Andrea Messana

Enfin Thomas Hampson.
Si Alagna est une référence, Hampson est immédiatement une figure, c’est à dire qu’il impose l image d’un Roi d’une extraordinaire humanité et surtout, tout simplement, qu’il “en impose”. En légère difficulté avec les aigus au départ, et plus spécialement dans les airs plus héroïques, Hampson, dès qu’il doit au contraire rentrer en lui même, montrer un personnage d’une moralité sans faille, d’une tendresse infinie, alors il devient bouleversant, avec une voix qui a certes perdu de l’éclat d’antan, mais qui reste fascinante par les qualités techniques, homogénéité, ligne, rondeur, diction prodigieuse là aussi (on sent l’école américaine, soucieuse du dire, soucieuse de style, soucieuse de maîtrise technique), mais au-delà de la maîtrise et de la domination du rôle, il y a là un interprète qui sait ce que chaque mot veut dire et qui montre aussi qu’il est un chanteur de Lied et de mélodie car il sait dès qu’il ouvre la bouche dessiner un univers. Au fur et à mesure des actes, son personnage prend de l’ampleur et de la profondeur, il impose sa présence, sa douleur, sa grandeur. Une immense composition, pour un chanteur en totale adéquation avec son personnage.
Ce fut donc une soirée contrastée. Pour mon goût, cette musique dont je reconnais aisément les qualités voire la personnalité en dépit des nombreux échos wagnériens, ne réussit ni à me passionner, ni à me toucher sauf à de rares moments, et en tous cas seulement au troisième acte : les deux premiers actes ne m’ont pas vraiment accroché. Mais aucune responsabilité à une réalisation musicale très soignée. Il n’y a pas à douter: si l’enregistrement sort, il sera d’emblée la référence grâce à une distribution éclatante dans l’ensemble. Quant au travail scénique de Graham Vick, ce n’est pas là son travail le plus convaincant. Certes, il a essayé de dégager tout crûment ce que l’histoire lui dit, et renvoyer dans nos rêves toute référence à un Moyen âge de notre enfance ou au monde de l’ Heroic fantaisy d’aujourd’hui. La légende remisée, Vick nous dit-il quelque chose d’original ? Pas vraiment, il réduit la respiration de l’histoire sans proposer une autre respiration, mais bien plutôt un étouffement. Au pire c’est raté, au mieux discutable.

Mais le Roi Arthus est désormais au répertoire, Vive le Roi ! [wpsr_facebook]

genièvre (Sophie Koch)& Lancelot (Roberto Alagna) ©Andrea Messana
genièvre (Sophie Koch)& Lancelot (Roberto Alagna) ©Andrea Messana

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2014-2015: LE CID, de Jules MASSENET le 9 AVRIL 2015 (Dir.mus: Michel PLASSON; Ms en scène: Charles ROUBAUD)

Acte I © Agathe Poupeney
Acte I © Agathe Poupeney

En programmant Le Cid de Massenet créé au Palais Garnier et jamais représenté depuis 1919, l’Opéra de Paris est pleinement dans son rôle de conservatoire de l’opéra français, honorant une création ayant eu lieu à Garnier, quand la plupart des opéras de cette période qui ont laissé quelque trace ont été créés à l’Opéra Comique. Il est donc tout aussi légitime de le représenter sur le lieu même de sa création.
On peut discuter du choix du titre, mais cette saison, deux œuvres peu ou pas jouées du répertoire français ont les honneurs de la scène et c’est heureux : le mois prochain en effet, le Roi Arthus de Chausson sera enfin créé à l’Opéra de Paris. Paris découvrira une œuvre à laquelle la capitale n’a eu droit qu’en version de concert grâce à Radio France (tiens…tiens..) en 1981. Il faut donc saluer vigoureusement l’initiative de Nicolas Joel, auteur d’une saison par ailleurs assez pâle.
Mais voilà, en programmant Le Cid, les choix de Nicolas Joel laissent percevoir que cette reprise sera sans doute isolée, puisqu’on est allé chercher à Marseille la production, sans financer de production maison, même si pour l’occasion, distribution et chef sont au-delà de toute éloge.
Car la production de Charles Roubaud est de celles qui méritent de rester au magasin des accessoires. Transposée dans une Espagne des années trente, pré-franquiste, on y brandit force drapeaux, on y voit des soldats et l’armée, des cardinaux et donc l’église, des coteries, des rivalités, un Roi, une infante et un certain nombre de petits héritiers du genre Las Meninas (ou Los Meninos) à la mode 1930, de jolis meubles et un décor ma foi assez efficace pour le genre, signé Emmanuelle Favre.
De mise en scène, pas grand chose, de direction d’acteurs, pas grand chose non plus : les chanteurs sont laissés à eux mêmes avec leurs gestes traditionnels, bras ouverts, main sur le cœur. Bref, de l’archi réchauffé, du tout venant sans véritable intérêt qui ne dérange personne : on préfère hurler contre Warlikowski ou Marthaler, parce que l’intelligence dérange plus que la médiocrité. la scène finale à ce propos est digne de la pire des opérettes.

Scène finale © Agathe Poupeney
Scène finale © Agathe Poupeney

Par ailleurs en affichant Roberto Alagna dans le rôle, et Michel Plasson en fosse, Joel (et maintenant Lissner) s’assurait du succès (mérité d’ailleurs dans ce(s) cas ce soir). Personne à l’évidence ne venait pour une mise en scène, comme si la mise en scène était la cinquième roue du carrosse, sauf quand elle réveille ceux qui sont assoupis.
Un soin tout particulier en effet a été apporté à la réalisation musicale.
Je n’ai personnellement que peu d’affinité avec cette musique, même si certains moments (ouverture, acte III) me sont apparus plus intéressants. L’espagnolade du IVème acte est même vraiment pénible, vu le sujet.
J’oubliais qu’enfin, après 50 ans, je sais d’où vient la musique que tout jeune à peine sorti de l’enfance, j’écoutais en regardant les pirouettes d’Alain Calmat en patinage artistique à la télévision. Il patinait donc sur le ballet du Cid de Massenet !
Ce soir j’aurai appris quelque chose d’enfoui depuis mes 12-13 ans.
On ne compte pas les adaptations du Cid de Pierre Corneille, la tragi-comédie emblématique du théâtre classique, tout en ellipses et en litotes, un texte merveilleux, une structure dramaturgique hardie, et une fin amère : ce report de décision à un an « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi » est interprété par un « happy end » possible, mais rien dans le texte de Corneille ni dans les paroles de Chimène ne le laisse espérer. J’ai toujours interprété cette fin comme une fin de non recevoir.
En tous cas souverainement mis en mot et en drame par Corneille. Le livret d’Adolphe Ennery, Louis Gallet et Edouard Blau bannit toute interrogation et toute incertitude : La « mise en scène » de Roubaud, où Chimène se jette dans les bras de Rodrigue venu la rencontrer dans ses appartements renforce les espérances du public.

Une soldatesque prise de doute © Agathe Poupeney
Une soldatesque prise de doute © Agathe Poupeney

Seules les interrogations et les lâchetés des soldats qui hésitent à aller combattre sont dans le livret mises en valeur, elles « rallongent la sauce » dans des scènes d’une rare pauvreté à l’acte IV, qui ne servent qu’à préparer l’air de référence de Rodrigue « Ô souverain, ô juge, ô père ! ».
Ce qui était chez Corneille une extraordinaire mise en scène de la dignité humaine est abâtardi dans le livret de l’opéra, où l’on affiche une histoire d’amour assez ordinaire qui illustre plus que Corneille les fameux vers de la parodie de Georges Fourest extraite de  La Négresse blonde  que je ne résiste pas à vous rappeler in extenso :

Le palais de Gormaz, comte et gobernador,
est en deuil : pour jamais dort couché sous la pierre
l’hidalgo dont le sang a rougi la rapière
de Rodrigue appelé le Cid Campeador.

Le soir tombe. Invoquant les deux saints Paul et Pierre
Chimène, en voiles noirs, s’accoude au mirador
et ses yeux dont les pleurs ont brûlé la paupière
regardent, sans rien voir, mourir le soleil d’or…

Mais un éclair, soudain, fulgure en sa prunelle :
sur la plaza Rodrigue est debout devant elle !
Impassible et hautain, drapé dans sa capa,

le héros meurtrier à pas lents se promène :
« Dieu ! » soupire à part soi la plaintive Chimène,
« qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! »

C’est bien plutôt ces derniers vers qu’illustre Le Cid de Massenet, dont le ton très éloigné de l’original est bien plutôt une resucée sucrée à la mode de l’opéra bourgeois du XIXème, truffée des vers de Corneille, pour faire plaisir au public.

Ces vers  se tiennent d’eux-mêmes sans besoin de l’apport d’une quelconque musique, qui en l’espèce, les affadit : « Ô rage, ô désespoir », « à moi comte, deux mots » « Percés jusques au fond du cœur », « pleurez, pleurez mes yeux » sont bien là, mais ces vers ont eu pour effet (salutaire) de me replonger dans la pièce de Corneille, chef d’œuvre du théâtre baroque plutôt que classique, et par erreur inscrite aux programmes de collège alors que sa complexité demanderait une étude plus approfondie au lycée.
On me dira que l’opéra et le théâtre, c’est différent, et je m’inscris en faux : l’opéra, c’est du théâtre, et en l’occurrence, Le Cid de Massenet n’est pas du bon théâtre puisque tout ce qui fait la grandeur du théâtre n’est pas repris, au profit de bons sentiments qui piétinent les grands principes. Le ténor et la soprano seront heureux et auront beaucoup d’enfants, que même l’Infante en vain amoureuse finit par applaudir. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, dans un monde idéal où honneur noblesse et amour sont récompensés.

"Dieu qu'il est beau l'assassin de papa"© Agathe Poupeney
“Dieu qu’il est beau l’assassin de papa”© Agathe Poupeney

Comme je l’ai déjà souligné, au service de cette guimauve, une distribution et une direction musicale incontestables dans l’ensemble.
Quel plaisir on a à retrouver Michel Plasson qui sait comme personne donner à cette musique un véritable intérêt et une vraie grandeur. L’orchestre est à son meilleur, veloutés des cordes, éclat des cuivres, contrastes, couleurs, extrême lyrisme : il y a des moments de pur bonheur, procurés par l’engagement de l’orchestre et par le rythme imposé par Plasson, tantôt dynamique, tantôt retenu, mais toujours juste, et souvent émouvant. Il est juste dans l’ouverture, exposé un peu touffus pour mon goût de la plupart des thèmes, car il est contrasté, il est d’une ineffable douceur comme d’une fermeté épique, dans le ballet, il a le rythme mais aussi la clarté analytique qui révèle toutes les notes et les recoins de la partition. De plus il ne couvre jamais les chanteurs, et laisse les voix s’épanouir, et son troisième acte, l’acte de l’amour est totalement convaincant. Bref, ce travail est une vraie fête.

Don Diègue (Paul Gay) © Agathe Poupeney
Don Diègue (Paul Gay) © Agathe Poupeney

Fête du chant français également, car il y a peu à redire des prestations de la distribution dans son quasi ensemble.
Tous les rôles de complément sont bien tenus, aussi bien le Saint Jacques de Francis Dudziak, le Roi de Nicolas Cavalier ou le Gormas de Laurent Alvaro. Notons au passage dans la distribution Luca Lombardo (Don Arias), qui fut un ténor apprécié dans les années 90 (Il enregistra le rôle de Floreski dans la Lodoiska de Cherubini sous la direction de Riccardo Muti).
Paul Gay en Don Diègue est à la fois un personnage de grande allure, avec une belle présence vocale : la voix est bien posée, bien projetée et très intense, par le ton, les accents, la couleur. La prestation dans l’ensemble est plus que convaincante, elle est d’une justesse confondante.
L’infante d’Annick Massis, dont le rôle consiste dès le début à renoncer à l’amour pour Rodrigue (dans un opéra belcantiste, elle aurait sans doute dépensé toute son énergie à nuire à sa rivale, sinon à lui préparer un bouillon de onze heures) au nom de la raison d’Etat et de son statut propre : la voix est comme toujours très bien contrôlée, les aigus sûrs, le tout avec un vrai style. Je ne l’avais pas revue depuis sa princesse Eudoxie dans La Juive de Halévy à Bastille (une production Mortier) : elle est toujours aussi intense, a toujours une magnifique tenue en scène et une voix toujours aussi maîtrisée. C’est vraiment une très belle artiste.

L'infante (Annick Massis) et Chimène (Sonia Ganassi)
L’infante (Annick Massis) et Chimène (Sonia Ganassi)

Mes réserves vont plutôt à la Chimène de Sonia Ganassi. J’ai toujours apprécié cette voix et cette artiste, sérieuse, à qui on a peut-être offert des rôles excédant ses possibilités réelles (comme Eboli) : c’est une interprète rossinienne de grande classe, ce n’est pas mezzo dramatique.
Pour Chimène, la voix est un peu à la peine. Chimène est un rôle pour grand mezzo : Grace Bumbry l’a enregistré avec Domingo (sous la direction d’Eve Queler), c’eût put être un rôle pour Urmana, ou même pour Béatrice Uria-Monzon, dont le beau physique et la voix chaleureuse et musicale eût fait merveille. Chez Ganassi, le volume est aux limites, les aigus métalliques et presque criés, elle n’a pas non plus l’allure qui conviendrait au rôle. Son interprétation reste honorable, mais un peu en-deçà du niveau des autres protagonistes.
Roberto Alagna est Rodrigue. Il n’a peut-être pas tout à fait la part héroïque du rôle, dont les aigus les plus marquants lui posent quelque difficulté (courts, un peu vite évacués), mais tout le reste en fait un Rodrigue de rêve. D’abord, la diction, phénoménale, une pure leçon de chant, et de vrai chant français, avec des piani et pianissimi de rêve, tenus sur le souffle, avec des modulations et des variations de couleur, et une voix d’une clarté miraculeuse. Il y a très longtemps que je ne l’avais entendu dans une telle forme et aussi radieux avec dans la voix à la fois une technique impeccable, mais aussi un sens de l’interprétation, un sens de la variété, une jeunesse incroyable du timbre (il a 51 ans).
« Tout Paris pour Rodrigue a les yeux de Chimène » : c’est tellement vrai en l’occurrence et tellement vibrant que cette prestation stupéfie par sa vérité et son authentique engagement. À peu de jours de distance, j’ai eu la chance d’entendre Kaufmann et Alagna, et ai pu vérifier qu’en matière de style, ils n’ont pas beaucoup de rivaux. Mais là où Kaufmann avec son timbre sombre incarne les héros mélancoliques, Alagna est solaire, lumineux, vibrant de jeunesse et vraiment enthousiasmant.
Sur lui et sur Plasson repose le succès incroyable remporté par la production auprès du public parisien. Pour ma part, si je ne suis ni convaincu par la production, ni par la musique de Massenet, mais je dois reconnaître que j’ai rencontré Le Cid ce soir dans les meilleures conditions musicales possible.
Je vais quand même retourner à mon Corneille adoré. [wpsr_facebook]

Roberto Alagna © Agathe Poupeney
Roberto Alagna © Agathe Poupeney

OPERA DE PARIS 2011-2012: FAUST, de Charles GOUNOD (Dir.mus.: Alain ALTINOGLU, ms en scène: Jean-Louis MARTINOTY avec Roberto ALAGNA) le 16 octobre 2011

Beaucoup de bruit pour “rien”

A lire certains articles ou blogs, on allait avoir affaire à une représentation “indigne”, ce n’est pas le cas. Cette mise en scène n’est pas indigne, mais elle est globalement ratée. Au sortir de ce Faust, on n’est certes pas enthousiaste, à aucun niveau, mais certes pas scandalisé non plus, on a vu bien pire. La mise en scène de Jean-Louis Martinoty pèche par excès, par  accumulation  et finit par se noyer.
Martinoty n’est pas un provocateur, c’est un metteur en scène sérieux d’une grande culture germanique, qui a fait des spectacles corrects (les Mozart de Vienne, le Pelléas du théâtre des Champs Elysées, et quelques autres qui m’avaient séduit en leur temps (une belle Ariane à Naxos couleur Klimt en 1986 à l’Opéra Comique, si je me souviens bien) .
Monter Faust n’est pas particulièrement facile à l’Opéra de Paris (souvenons-nous de Lavelli) et justement, venir après Lavelli n’est pas si facile non plus, tant le public des vieux habitués a encore la production en tête (elle date de 1975 et elle a duré 28 ans, dernière en 2003, passant de Garnier à Bastille sans encombres, au contraire des Nozze di Figaro de Strehler qui ont dû subir transformation et affadissement).  En tous cas, si ce spectacle ne m’a pas  plu, il ne m’a pas (trop) gêné, et si j’y ai vu des choses un peu ridicules ou mal fichues (le final notamment), j’y ai vu aussi de bonnes idées, et même quelques beaux moments.
Commençons donc par cette mise en scène,  qui a horrifié une certaine partie du public et de la presse. Martinoty propose une vision très didactique de l’œuvre, qui va souligner à gros traits des éléments constitutifs du mythe.  Faust est un scientifique, son cabinet est donc une gigantesque bibliothèque, un capharnaüm où l’on distingue un globe terrestre, une lunette, une sorte de jardin en miniature sous globe, un piédestal où apparaîtra le jeune Faust, un Rhinocéros (en fait une horloge monumentale) de bronze doré (aux cornes phalliques?) supportant un obélisque translucide où apparaîtra l’ombre de Marguerite, un portrait de Mephisto en costume traditionnel. Bon c’est beaucoup, mais c’est aussi la représentation des cabinets de curiosités qui devaient ressembler à ça… L’espace est assez impressionnant, semi-circulaire rappelant nettement l’espace lavellien  – galeries circulaires, fer forgé, colonnettes – tout se passera sur l’espace central  comme chez Lavelli, sorte d’espace tragique dévolu à l’action,  il est dominé par une gigantesque croix qui écrase l’ensemble des scènes -sauf Walpurgis, évidemment-. En fond de scène, en disant “rien”, Faust éclairera un énorme “Rien” qui luira (ou non) tout au long de l’opéra. L’idée de ce premier acte? Faire chanter le Faust-vieillard par un autre chanteur, âgé, Rémy Corazza, que j’ai vu chanter des petits rôles à Garnier dans les années 70. il ne s’en sort pas si mal et cette voix un peu vieillie finalement donne cohérence à ce début. Ainsi l’apparition qui fait s’écrier “Ô merveille!” à Faust n’est pas celle de Marguerite, mais celle du Faust jeune, vêtu d’un tee shirt couleur or, qui apparaît un peu comme un jeune Dieu. C’est une image de Marguerite, une statue (ombre) sous verre dissimulée dans l’obélisque (voir plus haut). L’idée n’est pas mauvaise, allez. L’acte suivant, de la kermesse, est assez semblable d’esprit à ce qu’on voyait chez Lavelli, défilé de la bourgeoisie provinciale, ici plus marquée par l’ambiance où évolue Faust, universitaires, jeunes médecins ou étudiants en médecine, soldats (légionnaires…) dans une ambiance de danse macabre, sous un christ-squelette gigantesque couronné de fleurs. Valentin est ainsi un légionnaire en partance et Marguerite est vêtue d’une petite robe et d’une coiffe de petite fille bien sage. Le veau d’or est chanté traditionnellement au milieu de cette assemblée, rien de terriblement neuf.
La scène du jardin se déroule dans une sorte de reproduction du jardin sous verre dont on parlait plus haut, vision luxuriante de ce que pourrait être un jardin d’Eden à la Cranach, avec un lit (recouvert de feuillages) au milieu. Ce lit central dit bien l’espace du désir, un des points centraux de la mise en scène, aux dires de Martinoty dans le programme de salle. Effectivement, Marguerite étendue dans ce lit et saisie (tordue?) de désir irrépressible appellera Faust à la fin de l’acte (Viens! Viens!). une seule bonne idée, mais vraiment bien réussie dans cet acte: c’est Mephisto qui habille Marguerite des fameux bijoux, en une sorte de ballet déjà vaguement érotique.
La scène de l’église est transposée après le choeur “Gloire immortelle de nos aïeux”, on verra pourquoi. et au lieu du jardin d’Eden au centre du dispositif, un jardin mort, arbres morts, et branchages au lieu de la luxuriance précédente. De Cranach on passe à Kaspar David Friedrich…Le chœur est réglé de manière très démonstrative: des bourgeois rutilants, un accueil de sous-préfecture et l’arrivée d’un corbillard recouvert d’un drapeau et de quelques éclopés (merci Lavelli) qui reçoivent une décoration. C’est la même idée, de manière plus lourdement démonstrative, que chez Lavelli. Autre bonne idée cependant, pas de duel entre Valentin et Faust, mais une illusion de duel conduite par Mephisto qui fait se battre Valentin seul contre le vent, et qui donne à Faust au dernier moment l’épée meurtrière qui agit presque avant que de toucher Valentin.
La scène de l’église dans cette mise en scène, est en fait la scène des obsèques de Valentin, d’où son déplacement après le meurtre: Marguerite en est exclue, regardée, méprisée par tous ceux qui pénètrent dans la nef, dont Siebel , et Méphisto, vêtu en prêtre tient à Marguerite le discours d’exclusion de l’église: discours de Satan et discours de l’église se rejoignent: ça aussi, c’est une bonne idée. Marguerite pénètre dans l’église quand tous sont sortis et poignarde son bébé sur le cercueil du frère (mmoui, un peu exagéré dans le genre mélo).
La croix qui dominait le décor descend au sol pour la nuit de Walpurgis (pas de ballet…Gounod lui même le détestait), et devient la passerelle qui permet à Faust de se mêler aux reines de l’antiquité: il se couche sur une croix (une autre) et se laisse crucifier de désir par ces dames qui le déshabillent (enfin…commencent à…) . Si le dôme de verre de Lavelli était descendu, on se serait presque cru revenir trente ans en arrière.
Dernière acte, comme chez Lavelli, Marguerite est en camisole de force, et dans la même position (et la même coiffure) que jadis Freni, dans un décor où bonne partie des livres qui garnissaient la bibliothèque du début jonchent le sol. Mais libérée par Faust, après avoir chanté “Anges purs, anges radieux” elle tire vers elle une guillotine gigantesque, s’offre au couperet, le Moine qui est là se découvre, c’est Valentin qui va accueillir sa sœur au cieux après l’avoir promise au bourreau. Une procession portant alors la relique de sa tête passe en chantant “Christ est ressuscité”, Faust la suit, rentrant “littéralement” dans le rang et au loin Méphisto observe.
Mais beaucoup de maladresses et trop de personnages: pourquoi Siebel prend-il l’eau bénite du troisième acte auprès d’un prêtre et de deux enfants de chœur qui passaient par là? Pourquoi ces scènes au lavoir où on lave des linges tachés de sang(tiens tiens, d’où vient cette idée légère…) les amies de Marguerite l’écoutent chanter la chanson du roi de Thulé, puis la lamentation initiale du quatrième acte. Au total trop de lourdeur, trop de volonté démonstrative, trop de nuisances qui troublent l’audition et n’apportent pas grand chose. car au total, on en n’a pas plus appris qu’il y a 36 ans avec Lavelli, c’est très largement le même propos, avec un peu plus de fatras, et beaucoup moins de poésie, et encore moins d’émotion.

L’émotion est-elle née de la musique et du chant? Pas plus. Non que les protagonistes n’aient pas le niveau requis, loin de là, mais ils n’arrivent pas à faire vibrer un seul instant.

D’abord, de bons points pour  le Siebel très frais d’Angélique Holdus (sera-t-elle la Renée Auphan d’aujourd’hui,  qui marqua tant le rôle) et surtout la Dame Marthe si bien caractérisée par Marie Ange Todorovitch qu’on est très heureux de retrouver, et qui semble prête à succéder à Jocelyne Taillon dans les Marthe mythiques, en version moins charnue que la grande Jocelyne!
Tassis Christoyannis (excellent Monfort l’an dernier à Genève dans les Vêpres siciliennes) est là aussi  excellent, très intense, très contrôlé même si la couleur n’est pas celle d’un baryton Martin: c’est lui qui remporte avec justice le plus grand succès.
Paul Gay est un Méphisto de belle allure, très bon acteur, il campe un personnage vif, ironique, distancié, avec une diction impeccable, une bonne voix (notamment dans la scène de l’église, où il est vraiment magnifique). Mais la voix est pour mon goût un peu trop claire. J’aime des basses profondes dans ce rôle. Il reste que la prestation est très satisfaisante. Un très beau chanteur.
Inva Mula chante la partie de Marguerite sans difficulté (sauf dans le suraigu, très tendu: la voix n’a plus de réserves) et donne à son interprétation une certaine intensité, mais ne réussit jamais à se départir d’une certaine froideur, avec une diction douteuse, et donc n’arrive jamais à émouvoir (à m’émouvoir, au moins). Cette chanteuse, de qualité certes, ne m’a jamais touché…et dans Marguerite, l’ombre de Mirella Freni dont chaque note palpitait et respirait le drame et l’émotion est encore trop présente (je vous renvoie à l’enregistrement de Prêtre, pourtant pas extraordinaire).
Le cas de Roberto Alagna est plus délicat à mon avis: la voix a perdu beaucoup de son timbre magique, même si l’aigu reste solide. Pour attaquer les notes, le timbre change, comme si la voix avait perdu en homogénéité, en couleur, en velouté. Et il n’y a plus de grave, complètement détimbré dans la cavatine “Salut, demeure chaste et pure”. L’aspect du personnage est toujours  juvénile, vif en scène, mais le chanteur a perdu beaucoup de ce qui en faisait un artiste d’exception. Quand on écoute Domingo chez Prêtre, pourtant dans un rôle qui n’est pas vraiment fait pour lui, on est frappé justement par l’unicité de cette voix, qui est distille la même lumière dans tous les registres; ici, on sent que la voix souffre, qu’il n’y a plus cette même facilité insolente. Au jeu des comparaisons, quand on pense à ce que faisait jadis Nicolai Gedda, fabuleux (jamais je n’entendis une cavatine aussi bien dite) et même Alain Vanzo, on est un peu triste pour Alagna. Ce n’est pas lui qui remporte le plus grand succès, et je ne suis pas sûr que ce type de rôle lui convienne encore.

Déception également pour le chœur: exactement comme la semaine dernière pour Tannhäuser, il m’a semblé que le chœur n’avait pas la présence, la vaillance et le brillant habituels sur cette scène. On avait envie de plus d’énergie, de plus d’engagement, de plus d’éclat. Rien de tout cela mais une prestation appliquée sans plus.
Enfin, Alain Altinoglu, qui a remplacé Alain Lombard parti avant terme, dirige l’orchestre avec attention, précision, et souci du détail. Mais là aussi, je trouve un certain manque d’énergie et un tempo un tantinet trop lent pour moi. Il en résulte une interprétation un peu pâle, et sans vrai relief pour mon goût, sans vibration, sans poésie, même si l’ensemble reste très honorable.

Au total, dans un écrin sans bijoux mais débordant d’excès, on est passé à côté: Martinoty a voulu trop en faire, trop en dire:  à trop charger la barque elle chavire. Tout finit par sonner creux. L’équipe musicale est de bon niveau, mais on est quand même assez loin du très  grand niveau. Ce fut une matinée d’un dimanche ensoleillé où le temps a glissé assez agréablement, sans rien, de ce rien tant répété dans cette œuvre, sans rien pour accrocher vraiment l’oreille et surtout le cœur. Et donc beaucoup de bruit pour rien.

NB: A réécouter pour l’éternité Gedda/Los Angeles/Christoff avec un André Cluytens comme toujours au rendez-vous.

 

QUELQUES MOTS AVANT le FAUST de l’OPÉRA-BASTILLE

Je verrai cette production dans quelques semaines. J’ai dit mon regret de la disparition de la version Lavelli, qui était devenue, comme Le Nozze di Figaro de Strehler, une production “identitaire” de l’Opéra de Paris. Mais Nicolas Joel n’y est pour rien…les décors vieillissent et ils ont eu raison de cette grande référence de la mise en scène. Martinoty est un metteur en scène sérieux, et solide, à qui l’on doit des productions intéressantes (les Mozart à Vienne en ce moment, par exemple). Donc j’attends au moins la production (après les grèves) avec confiance. (Note post première: l’accueil totalement négatif de la critique et les doutes d’amis venus voir le spectacle me font craindre maintenant la production: j’y serai le 16, on verra bien , en espérant que les machinistes pensent à moi…)
Version de concert à la première de Faust, ce soir, ce qui rappelle la précédente mise en scène (Lavelli), dont les débuts ont commencé par une grève, le Faust fut tout de même scénique, avec mise en scène, mais sans décors, sur le plateau nu de l’opéra Garnier sous un calicot de la CGT, et un Gedda pouffant lorsqu’il ouvrit la bouche pour prononcer la première parole du livret “Rien”…La longue carrière de ce Faust commença donc par un grand éclat de rire du public.
On attendait avec curiosité le retour d’Alain Lombard à l’Opéra de Paris, ce sera pour plus tard. On connaît quand même bien  son Faust, et il aurait été sans doute juste que ce chef qui a marqué (en bien et en mal)  Strasbourg et plus récemment de Bordeaux, fît son retour à Paris après 20 ans d’absence. Je l’ai pour ma part apprécié modérément (il fit partie de la Troïka qui accueillit Massimo Bogianckino à Paris avec tant d’inélégance), je l’ai toujours trouvé un peu excessif de comportement et pas toujours vraiment intéressant dans ses interprétations, notamment du répertoire non français (j’ai un souvenir assez pénible d’un Simon Boccanegra à Gênes…). Par ailleurs, ses passages à Strasbourg et à Bordeaux, pour flamboyants qu’ils fussent, ont laissé derrière eux des ruines fumantes…Je vois donc arriver Altinoglu, qui est un très bon chef, avec une certaine satisfaction.
Quant à Roberto Alagna, c’est incontestablement un grand artiste, après Paolo il Bello, il chante Faust, autre style, autre défi. C’est pour lui que le public viendra, et donc Lombard se sacrifie (ou on sacrifie Lombard…) à cet autel.  Je sais enfin d’avance  qu’Inva Mula l’ennuyeuse n’effacera pas de mes souvenirs la Marguerite de Mirella Freni dans sa camisole chantant “Anges purs, anges radieux”…moment impérissable.
Donc toute cette affaire Faust est un grand non-événement, qui va créer un peu de tohu-bohu dans une maison qui a bien besoin en ce moment d’un peu de mouvement.

PS: Yannick Nézet-Séguin dirige Faust au Metropolitan Opera (avec Jonas Kaufmann…mais aussi hélas avec Marina Poplavskaia) et le 10 décembre, vous pourrez assister en direct à la représentation à 19h dans votre cinéma favori. A ne pas manquer.

OPERA NATIONAL DE PARIS 2010-2011 (19 février 2011): FRANCESCA DA RIMINI de Riccardo ZANDONAI (Mise en scène Gianfranco DEL MONACO, avec Roberto ALAGNA)

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On doit remercier Nicolas Joel d’avoir fait entrer au répertoire le chef d’oeuvre de Riccardo Zandonai, d’abord parce que le répertoire italien de la période 1890-1920 n’a jamais vraiment été à l’honneur à Paris: peu de vérisme, peu de Giordano, Mascagni, Leoncavallo qu’on renvoie allègrement dans les cordes . On pourrait dire la même chose du répertoire romantique: à part Lucia di Lammermoor, quelles grandes oeuvres de cette période ont droit de cité dans notre théâtre national?  On a vu dans les dernières années l’Elisir d’amore et Capuletti e Montecchi…maigre consolation en regard de tout ce qu’on n’entend pas. Massimo Bogianckino avait essayé d’y remédier, mais par la suite, aucun des directeurs en place n’a continué vraiment à travailler sur un répertoire qui fut très largement parisien. On pourrait en dire autant de Meyerbeer, de Spontini, de Cherubini.
Alors faire (enfin!) entrer au répertoire Francesca da Rimini de Riccardo Zandonai est une excellente idée, et ouvre des perspectives intéressantes de diversification de la culture lyrique du public parisien. D’autant qu’il suffit d’ouvrir les pages du programme de salle pour comprendre combien Zandonai était lié à la culture française et au monde intellectuel français, combien les échanges intellectuels entre France, Italie et Allemagne étaient riches, et combien les modèles circulaient (Wagner bien sûr, obsession de nombres de musiciens et d’écrivains de l’époque) mais aussi Debussy.
Zandonai était un explorateur de littérature internationale, dans laquelle il a puisé ses sujets (pas vraiment avec bonheur la plupart du temps). C’était un fervent admirateur de Wagner, à l’instar de Pietro Mascagni qui fut l’un de ses maîtres, mais aussi un fervent debussyste. La musique de Debussy est évidemment l’un des grandes références de cette époque. Enfin, c’est Gabriele d’Annunzio qui a vécu à Paris et qui a écrit en français, directement (rappelons le livret du “Martyre de Saint Sebastien”de Debussy), est l’auteur de la Tragédie “Francesca da Rimini”, base du livret de Tito Ricordi pour l’opéra de Zandonai. La tragédie fut créée par Eleonora Duse, maîtresse de d’Annunzio, mais surtout actrice mythique qui marqua le monde intellectuel de l’époque d’une manière définitive, et qui reste l’un des grands mythes européens du théâtre, aux côtés de Sarah Bernhardt et de quelques autres.
C’est donc en quelque sorte à une fête européenne de la culture que l’on vient assister: il faut le souligner, à un moment où d’autres idées moins ouvertes traversent les débats du temps. Jamais les idées n’ont cessé de circuler, d’être partagées, d’être aussi discutées ou contestées, que ce soit au début du XXème, et même pendant les grands conflits, ou au Moyen âge. Notre culture  est profondément européenne, et le résultat de circulations des idées, qui sont loin de se fixer ici ou là à l’intérieur de frontières: Dante, Shakespeare, Hugo, Wagner ou d’autres appartiennent à tous, et sûrement pas seulement à une culture “nationale”. Dans cet esprit, les amours de Francesca da Rimini et de Paolo, dont l’histoire est issue de La Divine Comédie de Dante, adaptée en musique près d’une trentaine de fois, en Italie bien sûr, mais aussi ailleurs (on connaît l’oeuvre de Tchaikovski par exemple) sont une de ces histoires qui structurent la culture européenne, comme celle de Tristan et Isolde ou de Roméo et Juliette.

On sait combien Tristan et Isolde obsède les musiciens de la période,  à cause de la nouveauté musicale, qui va laisser de profonde traces chez tous les novateurs du début du XXème, mais aussi à cause du renouveau du mythe que l’oeuvre a provoqué. Puccini cherchera dans Turandot à écrire le duo impossible Calaf/Turandot en référence à Tristan, Pelléas et Mélisande est évidemment une réécriture du mythe et Francesca da Rimini en reproduit le motif triangulaire, de manière encore plus nette puisque le premier acte montre un Paolo venant chercher Francesca pour la conduire à son futur mari, tout commeTristan conduit Isolde à Marke. Toutefois, dans Francesca da Rimini, par de cristallisation amoureuse créée par un philtre, mais au contraire un immédiat coup de foudre cristallisant immédiatement le drame.

Pour toutes ces raisons, c’est une entreprise passionnante que de se replonger dans une époque, des idées, des œuvres qui symbolisent autant les fondements culturels de notre Europe. Mais cette complexité même ne sert pas toujours l’œuvre de Zandonai. Beaucoup de mélomanes qui ne la connaissent pas la classent immédiatement dans une sorte de post-vérisme et préfèrent s’intéresser aux véristes qu’à leurs épigones. D’autant que pour beaucoup, la littérature musicale vériste est regardée à distance, alors imaginons comment ils peuvent regarder les post-véristes…Ils oublient justement toute la sève des idées, des œuvres, l’ouverture des regards, et s’imaginent souvent plutôt des cloisonnements là où il n’y a que curiosité et ouverture.
Lorsque je vis pour la première fois Francesca da Rimini à Turin au début des années 90, j’ai été frappé d’étonnement: relativement ignorant de cette musique et un peu de la période, je pensais entendre effectivement du sous-Mascagni. Quel étonnement lorsque j’ai entendu tant de réminiscences non des véristes, mais de Debussy, de Wagner, mais aussi des échos de Zemlinski, ou de Busoni, ou même de Fauré. C’est à dire de tous ceux qui portaient la nouveauté, qui travaillaient sur la traduction impressionniste de la musique, sur la couleur, avec une instrumentation très complexe, nuancée, alternant des parti pris chambristes (voir les premières mesures de l’œuvre!) et du symphonisme wagnérien. Pour moi,
“Ce fut comme une apparition”.

imag0362b.1298212500.jpgQu’en est-il de tout cela dans la production parisienne?
D’abord, il faut souligner l’excellent accueil que le public réserve à cette production, triomphe des artistes, joie visible au rideau final: Zandonai a produit son effet. Roberto Alagna aussi, revenant à Paris après plusieurs années, il porte la communication de la production (les affiches indiquent Francesca da Rimini avec Roberto Alagna) et il y a fort à parier que sans lui, il n’est pas sûr que les salles seraient aussi pleines.
Mon appréciation est plus nuancée sur l’économie d’ensemble de cette création (puisque c’est une entrée au répertoire).
Le choix de Nicolas Joel s’est porté sur une équipe (Gianfranco del Monaco, Daniel Oren) plus liée au répertoire traditionnel italien qu’aux raffinements du debussysme triomphant. En choisissant Gianfranco del Monaco, à part faire le choix d’un vieux complice, il fait le choix d’une tradition qui passe inévitablement par le père, Mario del Monaco, qui fut le plus éclatant des Paolo, salué par Zandonai lui-même. En choisissant Daniel Oren, à part faire le choix d’un vieux complice, il fait le choix d’une vision musicale là aussi traditionnelle, plus portée aux effets globaux qu’à une analyse, qui serait un “point de vue”, une “lecture”. Sans doute beaucoup de chefs ne se lanceraient-ils pas dans l’aventure, mais je rêverais de chefs qui fouillent les partitions et en portent les secrets, en soulignent les innovations, donnent une vraie couleur: on pense à Boulez d’emblée, parce que c’est un grand chef pour Debussy (mais il nous rirait au nez devant une telle proposition!), on pourrait penser aussi à des chefs comme Daniel Harding, ou Daniele Gatti, plutôt à l’aise chacun dans les pièces de cette période, ou bien même à un Ingo Metzmacher qui rêve de diriger Puccini comme on dirige Schönberg, à cause de l’admiration de l’un pour l’autre.
Daniel Oren ne rend justice qu’aux parties les moins originales de la partition, sans jamais exalter les moments les plus intenses (ouverture, duos de l’acte III et de l’acte IV). Il propose un travail contrasté, techniquement très au point parce que c’est quand même un  chef très professionnel, mais il n’y a pas de vraie lecture, pas de relief, tout semble au même niveau, avec un volume quelquefois trop fort: on est toujours à la surface et jamais dans le tissu musical. En terme de clarté, de mise en relief des sons singuliers, de certains pupitres, c’est tout de même beaucoup moins satisfaisant, et  c’est un peu dommage car cela finit par distiller un aimable ennui quelquefois

Car évidemment tout n’est pas égal dans la partition, et si certains moments (essentiellement les duos Paolo/Francesca, ou les grandes scènes de l’acte IV) sont passionnants et magnifiquement servis par une musique fouillée et colorée, d’autres moments restent plus faibles, notamment le premier acte et surtout à mon avis le second, d’autant que la mise en scène ne sert pas la clarté du propos.Tous les éléments dont nous avons parlé plus haut se retrouvent dans les tableaux vivants très “kitsch” qui nous sont proposés: le décor est celui du Vittoriale de Gabriele d’Annunzio, la villa qu’il a aménagée sur les pentes de Gardone Riviera sur le Lac de Garde, jardin excessivement fleuri du 1er acte, frégate de guerre (la nave “Puglia”, offerte à D’Annunzio en 1923, enchassée dans le jardin en direction de l’Adriatique, comme une menace vers la côte Dalmate) qui semble une sorte d’apparition du Vaisseau fantôme au deuxième acte, et intérieurs oppressants remplis d’objets dans les actes suivants, intérieurs qui frappent le visiteur du Vittoriale, tout cela se retrouve sur scène, composant des tableaux vivants, qui semblent être en plus des écrins de scènes wagnériennes: arrivée de Paolo construite comme très claire allusion à l’apparition de Lohengrin au 1er acte, composant une scène du deuxième acte voisine à celle du finale du premier acte de Tristan (avec l’échange du philtre), avec en sus, une sortie de Gianciotto de la proue du navire qui renverrait à l’apparition du Hollandais  ou bien Gianciotto qui brise la lance au finale, claire relation à Wotan. Cette mise en scène est essentiellement un travail de lecture du fonds culturel de l’oeuvre, tel que nous l’avons évoqué. Mais au delà, pas de mise en scène, pas de travail sur les acteurs, pas de clarté du propos. La scène de la bataille est illisible au deuxième acte, la scène du premier acte est elle aussi assez cryptique, on distingue mal le rôle du bouffon, celui des femmes et de leur statut – amies? dames de cour? domestiques? On comprend mal pourquoi tout cela se passe et comment s’agence le drame. Les derniers actes, joués d’une traite (Acte I 25 minutes//entracte/Acte II 30 minutes// entracte//Actes III et IV 1h30 joués ensemble), manière de montrer d’abord les éléments de construction de l’histoire, puis le drame en lui-même, et son dénouement ). On donc a droit à une mise en images, à une photorégie comme on aurait un roman-photo, mais sûrement pas un travail dramaturgique qui éclairerait un livret dont la construction dramatique n’est pas si mauvaise, bien au contraire (il fut apprécié par d’Annunzio). On a donc une illustration, frappée du sceau de d’Annunzio, dont le masque mortuaire s’imprime sur le rideau de scène mais sûrement pas une analyse.
La distribution réunie est satisfaisante dans son ensemble, avec une petite faiblesse pour les rôles féminins (Louise Callinan, dans le rôle de Semirama, a des aigus très criés, dès le premier acte, mais les ensembles sont corrects ), la Francesca de Svetla Vassilieva a une forte assise – un petit vibrato- dans le registre central et à l’aigu, mais pas dans les graves souvent détimbrés, et son chant reste peu habité. Les notes sont faites, mais l’émotion n’est pas au rendez-vous. Il reste que la prestation est très honorable. Du côté masculin, notons l’Ostasio de Wojtek Smilek, et le très solide Gianciotto de George Gagnidze, qui fait face à un excellent William Joyner dans le rôle de Malatestino au IVème acte, l’une des scènes les plus intenses de la partition et de la soirée.

Quant à Roberto Alagna, il triomphe, visiblement heureux de recevoir de la salle pareil hommage. J’ai toujours beaucoup aimé cette voix lumineuse, solaire, toujours bien contrôlée, sachant toujours alléger, sussurer, adoucir, et projetant parfaitement des aigus sans failles. Les difficultés de santé ont alimenté des moments difficiles, mais dans l’ensemble les prestations d’Alagna sont toujours assez convaincantes. On l’aime moins quand il essaie d’imposer sa famille un peu partout, mais passons.
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Dans Paolo il Bello, l’artiste tenait visiblement à montrer que les problèmes étaient résolus: la voix a gagné en largeur, et même en puissance et il le montre, il le montre même un peu trop,car ce qu’il gagne en puissance, il le perd en couleur, et en variété, il a un peu tendance à tout chanter en force, et il perd donc en subtilité. Il m’avait surpris et très séduit jadis dans sa vision très étudiée de Don Carlos, où justement tout était en nuances et d’une extrême beauté (son enregistrement avec Pappano est à ce titre anthologique). Ici, on n’y est pas vraiment. Il est vrai qu’il est dirigé d’une manière là aussi un peu uniforme et que le rôle est très tendu. Certes, la prestation est très bonne, mais pas éclatante, comme on aimerait l’entendre.

Au total, une soirée qui fut incontestablement bonne, parce qu’il n’est pas donné d’entendre souvent Francesca da Rimini et que la distribution réunie, sans être exceptionnelle, est très solide, et défend bien l’œuvre. Je pense cependant qu’il a manqué une vraie mise en scène, et une  direction musicale plus fouillée pour rendre pleinement justice à l’œuvre, et pour mieux diriger les chanteurs, un peu laissés à eux-mêmes scéniquement et musicalement. Il reste peu de temps pour y aller, mobilisez votre énergie et allez à Bastille, cela vaut le coup d’entrer en communication avec cette œuvre très intéressante, aux facettes multiples, reflet d’une époque qu’on dit belle et qui fut surtout riche.

TOSCA aux CHOREGIES D’ORANGE (Transmission TV) avec Roberto ALAGNA (Direction MIKKO FRANCK)

photo_1279180468155-1-0-215x144.1279527777.jpgAFP, photo Gérard Julien

La télévision diffuse encore de l’Opéra, il faut le noter. Ce mois-ci, à une semaine de distance, Arte diffusait TOSCA (voir notre compte-rendu) du Nationaltheater de Munich, et France 2 TOSCA, des Chorégies d’Orange, en donnant une place démesurée à Roberto Alagna dans ses reportages d’introduction et d’entractes. Deux Tosca en une semaine, cela donnait l’occasion d’entendre deux des plus grands ténors du moment, Jonas Kaufmann et Roberto Alagna.

La distribution réunie à Orange était intéressante: Roberto Alagna chante beaucoup moins en ce moment, et l’on pouvait juger de l’état de la voix, Catherine Naglestad est l’un des sopranos les plus en vue aujourd’hui, et Falk Struckmann un des meilleurs barytons, distribué ici dans un emploi inhabituel: on l’entend plus souvent dans des rôles wagnériens (Le Hollandais, Wotan). L’intérêt aussi venait de Mikko Franck, finlandais de 31 ans, un chef qui a commencé sa carrière très tôt, et qui est considéré comme l’un des plus intéressants de sa génération (il est actuellement directeur artistique de l’Opéra de Finlande).

Il est toujours difficile de juger d’un travail à la télévision, et à Orange notamment. Les conditions de transmission, le son, l’espace très contraint par le fameux mur, mais aussi par la nécessité de faire un spectacle vu de 10000 spectateurs environ, et mettre en perspective ce spectacle, par rapport à celui de Munich par exemple, c’est courir le danger du mélange des genres. Les mise en scènes d’Orange sont en général spectaculaires, mais ne sont jamais des inoubliables chefs d’œuvre: un travail construit pour deux représentations, qui disparaîtra ensuite (à quelques exceptions près) ne peut être qu’un travail construit à grand trait, avec le souci de l’effet, plus que de l’analyse. Les gestes doivent être vus de loin, et pas question d’aller dans la dentelle ou dans l’analyse précise, comme par exemple chez Bondy à Munich. A la télévision, le décor est apparu monumental et assez parlant, la mise en scène banale, mais passable (le premier acte tout de même manque singulièrement de cette passion qui doit ravager des deux protagonistes), avec quelques éléments différents comme le rôle méphistophélique donné à Spoletta (Un bon Christophe Mortagne). Les costumes modernisés (nous sommes dans une dictature du XXème siècle) ne colorent pas vraiment l’action, sauf la robe rouge sang de Tosca, bien visible de loin! mais bon…On ne vient pas à Orange pour la mise en scène.

Très bonne idée en revanche d’appeler Mikko Franck: voilà un chef dont on a parlé il y a dix ans comme un miracle, pur produit de l’école finlandaise de direction d’orchestre. On sait depuis une quinzaine d’années que les chefs des pays du Nord ont le vent en poupe, Jansons, Salonen, Saraste, Nelsons, Gullberg-Jansen…La direction musicale de Mikko Franck est très analytique, met en relief beaucoup de moments musicaux habituellement couverts par la masse orchestrale,  révèle la complexité de l’écriture puccinienne. Avec le revers de la médaille: le tempo est très lent, et le côté haletant de l’œuvre notamment au premier acte, en pâtit singulièrement et finit par accentuer les difficultés des chanteurs. Un travail d’un symphonisme remarquable, mais pas vraiment théâtral, c’est dommage. l’approche est moins banale que chez d’autres chefs (voir Luisi à Munich), mais elle mériterait d’être plus en phase avec le livret et son urgence.

1388670_7_3053_l-opera-tosca-de-puccini-est-presente-aux.1279527701.jpgAFP, photo Gérard Julien

La grosse déception vient des chanteurs, et tout d’abord de Falk Struckmann. J’ai écrit ailleurs combien le chant italien ne pardonne pas aux voix en déclin (c’était Martha Mödl qui le disait): on peut avec une voix fatiguée chanter un Wotan encore correct, on peut difficilement chanter Scarpia: problèmes de respiration, problèmes de ligne de chant, aucun legato, et surtout fatigue visible au deuxième acte (aigus raclés, passages ratés). Si le personnage est crédible, le chanteur, lui est problématique.

Roberto Alagna était la vedette du moment, en témoigne la manière qu’on a eue de centrer les reportages autour de lui . On connaît les qualités de cet artiste: un timbre magnifique, un contrôle du chant méritoire, une diction remarquable. Je me souviens lors de sa fameuse Traviata avec Muti à la Scala en 1990, on croyait trouver une Traviata (Tiziana Fabbricini) et l’on trouva un Alfredo (Alagna). On connaît aussi les difficultés de l’individu (la maladie, la mort de sa première femme) et ses défauts (une vision artistique assez familiale, le goût du spectaculaire au mauvais sens du terme, un côté glamour de supermarché – voir les aventures du couple Alagna-Gheorghiu). Il reste que les souvenirs qu’on a de lui sont souvent excellents (Roméo, Don Carlo avec Bondy et Mattila au Châtelet, et même son Radamès trop fameux à la Scala, où il n’était pas mauvais du tout, malgré les buhs de trois ou quatre imbéciles patentés qui tiennent blog en langue italienne (Il Corriere della Grisi ). La prestation d’Orange, telle qu’elle apparaît à la télévision, est loin d’être déshonorante, sans être exceptionnelle. Certains suraigus (au premier acte notamment) sont difficiles, il cherche à en tenir d’autres de manière un peu excessive (“Vittoria!”au deuxième acte), le timbre a perdu en soleil ce qu’il a un peu gagné en obscurité. Les qualités de diction et d’émission sont toujours là, mais le jeu reste assez frustre. Rien à voir avec l’exceptionnel Kaufmann de la semaine précédente.
Rien de comparable non plus entre Karita Mattila (avec les défauts signalés) qui vit son rôle, et Catherine Naglestad, qui le chante. A moins que la télévision ne change complètement les perspectives, je me demande comment une chanteuse de ce type peut être une grande Norma que paraît-il elle a chanté avec succès. Dans Tosca, elle a autant de vie et de subtilité interprétative qu’une autoroute en plaine…Certes, elle chante les notes, certes, la voix est posée, certes, les qualités techniques sont là: mais où est la vie? où est le feu? où est la vibration (sinon dans un vibrato tout de même excessif) ? Ce chant laisse de bois, je dirais même de glace et ne distille aucune, mais aucune émotion.

En conclusion, cette Tosca ne laissera pas un souvenir marquant, elle fait partie des soirées de grande série d’Orange, qui valent plus par le cadre et les circonstances que par ce qu’on y voit. L’ancien combattant que je suis pense encore à ce fameux Tristan (Nilsson et Vickers qui se détestaient  et Böhm fulgurant) ou à une Norma légendaire avec Caballé et ce même Vickers qui ont fait la légende d’Orange.Quand reverra-t-on dans ce lieu des soirées pareilles, qui construisirent le mythe?