Il fallait évidemment faire rentrer La Gioconda au répertoire de l’Opéra de Paris. Qu’on aime ou non, c’est une des œuvres emblématiques du répertoire italien, et à ce titre, comme André Chénier ou d’autres, elle doit figurer dans les opéras présentés à Paris. Nicolas Joel a donc rendu justice au seul succès international de Ponchielli.
Mais si l’on regarde le répertoire de la Scala, et les reprises de La Gioconda, on constate qu’entre 1952 (direction Antonino Votto avec Maria Callas) et 1997 (direction Roberto Abbado avec Sylvie Valayre en alternance avec Eva Urbanova), il n’y a aucune reprise de cette oeuvre.
C’est que d’une part, Maria Callas a tellement marqué le rôle (peut-être encore plus que Traviata) et d’autre part c’est un rôle tellement tendu pour le soprano que peu de chanteuses s’y risquent, ou simplement peu de chanteuses peuvent s’y frotter, d’autant que l’œuvre n’est pas si fréquente dans les répertoires des théâtres non italiens, et que les chanteuses n’ont pas forcément envie de l’apprendre pour un rendement incertain. Saluons donc Violeta Urmana parce qu’elle a osé…
L’Opéra de Paris, conscient de ce que l’œuvre entre au répertoire, mais qu’elle ne sera sans doute pas reprise fréquemment, n’a pas opté pour une production propre, mais pour une production qui a voyagé un peu partout, littéralement passe-partout qui ne dérange personne et qui plaît au public (jolies images, jolis costumes, ambiance soignée) avec des chanteurs suffisamment livrés à eux-mêmes pour qu’elle n’exige pas des mois de mise au point scénique comme dans ces satanées mise en scène “modernes”.
En une semaine, j’ai vu deux œuvres exactement contemporaines, Götterdämmerung créé en août 1876, et La Gioconda, créée en avril 1876: tout comme pour la confrontation des deux Vaisseaux – de Dietsch et de Wagner – il y a peu, l’une est une ouverture vers le futur, l’autre est assise sur les modes du passé (le grand opéra à la Meyerbeer avec foules et ballets), tout en proposant un style, et des formes -soyons justes- qui -librettiste Arrigo Boito oblige- annoncent le Verdi tardif (Otello) ou ce qu’on va appeler le vérisme. L’une est dans la radicalité, l’autre est dans l’évolution tranquille des styles.
On ne va pas crier à la médiocrité en regardant cette Gioconda, l’œuvre contient des moments forts (Airs “A te questo rosario”, “Cielo e mar”, “Suicidio”) et d’autres universellement célèbres comme la “Danza delle ore”, mais rares sont ceux qui lient ces musiques célébrissimes – j’entendais derrière moi des expressions de surprise- à l’opéra de Ponchielli.
Si l’œuvre tient quand même depuis 137 ans, c’est qu’elle doit bien avoir des qualités.
L’histoire s’appuie, comme Il Giuramento de Mercadante ou Angelo du russe César Cui, sur Angelo Tyran de Padoue, de Victor Hugo: c’est dire que la pièce de Hugo qui remonte à 1835 a inspiré beaucoup de librettistes. Hugo s’intéresse à deux figures de femmes issues de milieu différents, mais en proie toutes deux à l’adversité et prêtes toutes deux au sacrifice. La Gioconda est bien une héroïne qui marque “L’opéra ou la défaite des femmes” comme l’entend Catherine Clément(1) dans son célèbre essai.
C’est l’histoire d’une chanteuse des rues, Gioconda, qui protège sa mère aveugle, et qui amoureuse de Enzo Grimaldo, noble génois en délicatesse avec la Sérénissime, découvre qu’il en aime une autre, Laura, femme du membre du Conseil des Dix Alvise Badoero. Malgré son amour trahi, elle s’emploiera à sauver les deux amants, et finira par se suicider pour échapper à Barnaba, une sorte de méchant absolu qui préfigure le Jago d’Otello et qui trame toutes les trahisons.
La question qui se pose dans cette œuvre, et qui défie tous les programmateurs, c’est comment réussir à proposer une distribution qui ait à la fois la voix, la technique, les notes, et qui en plus ait une vraie puissance d’évocation, une vraie sensibilité qui puisse être exprimée par un chant dont l’expressivité soit suffisamment contrôlée pour dire quelque chose à entendre, et non pas seulement à écouter. C’est toute la difficulté du chant italien qui est là, patente. Revenons à Wagner: je l’ai écrit souvent, la puissance d’expression de la dramaturgie et de l’orchestre wagnériens est telle que le chant est toujours étayé par l’orchestre, et que des chanteurs ordinaires, ou moins expressifs ou moins engagés, disons passables, ne sont pas forcément un obstacle à la réussite du résultat d’ensemble. Dans l’opéra italien, et notamment dans La Gioconda, la réussite de l’émotion passe forcément par le chant, très découvert, l’orchestre accompagnant le chant sans dire ou conduire, comme chez Wagner, l’histoire. Vous pouvez donc avoir des chanteurs qui font les notes, mais qui ne font pas de musique, c’est à dire qui ne font pas du chant un outil d’émotion mais seulement un outil de performance.
C’est bien la question qui se pose dans cette distribution très honorable mais dont une seule chanteuse réussit à être exactement là où il faut, sur l’équilibre entre émotion et performance, c’est Marie-José Montiel, La Cieca, (la mère aveugle de Gioconda) qui est totalement juste. Juste dans l’expressivité, juste dans une technique très contrôlée, juste dans le ton, juste dans la diction, juste dans la couleur, avec une voix magnifiquement projetée (même si ce n’est pas tout à fait la voix du rôle) en place et qui naturellement remporte un indescriptible triomphe, mérité. C’est la seule qui réussisse à diffuser de l’émotion, qui réussisse à imposer le personnage, qui chante comme on doit chanter le chant italien. Merci merci merci de montrer au public ce que doit être l’italianità.
Pour tous les autres, à commencer par Violeta Urmana, on se situe dans un autre univers.
Bien sûr, Violeta Urmana a une voix, et malgré des stridences souvent insupportables dans le suraigu (et de plus en plus marquées à mesure que la voix fatigue), elle honore le contrat. Bien sûr elle a des graves somptueux et faciles ( elle a commencé comme mezzo!) et un registre central large voire charnu. Mais dès que le registre passe à l’aigu, la voix se tend, se serre, devient plus métallique, plus fixe, plus stridente et elle ne dit plus rien.
De plus, Urmana n’a jamais été une chanteuse très expressive, très engagée, et donc, pour La Gioconda, c’est insuffisant, nous n’y sommes pas. Elle montre des moyens importants, mais où est la sensibilité? où est la fragilité du personnage? où est l’expression? Dans ce merveilleux moment qu’est “Enzo adorato, ah, come t’amo”, c’est un vent glacial qui passe alors que tout ne devrait être que frissons et larmes ! Évidemment l’orchestre de Daniel Oren va aussi son rythme sans jamais produire un son qui parle tant soit peu au cœur et ne soutient pas la sensibilité même s’il porte la ligne de chant.
Dans La Gioconda, il faut une de ces voix qui portent en elles le drame, la fragilité, la tragédie, et Urmana n’est pas de celles-là: je ne parle pas de Callas, hors concours, mais écoutons comment Zinka Milanov par exemple, contrôle chaque note et la fait littéralement trembler.
Marcelo Alvarez de son côté fait bien son métier de ténor vedette, qui chante le rôle pour la première fois; mais que donne-t-il de plus? Là aussi, Alvarez ne fait pas de faute de chant, fait sonner la voix, fait très bien son métier; mais pas un moment d’émotion, pas un moment de véritable engagement vocal. Oui, certes, on tient là un ténor qui fait les notes, mais rien de plus alors que La Gioconda exige ce plus pour fonctionner pleinement.
Elena Bocharova qui a repris le rôle Laura que chantait Luciana d’Intino dans les premières représentations à Paris à un beau timbre de mezzo mais une voix curieusement peu homogène: un aigu très rond, marqué, volumineux, mais des difficultés à faire entendre les graves et une ligne dans l’ensemble discontinue où graves et centre disparaissent quelquefois. Le grand duo entre Gioconda et Laura de l’acte II passe, mais sans véritablement secouer, sans marquer: ce duo, préfigurant par exemple celui d’Adriana Lecouvreur et de la Princesse de Bouillon devrait être l’un des sommets de l’opéra, il est ici banalisé.
Le méchant Barnaba de Claudio Sgura est bien pâle. Non que le timbre soit désagréable, il est même joli, mais que joli sans doute, et très peu expressif. Il n’y a rien d’engagé dans ce chant neutre, assez propre mais sans puissance, sans projection, sans relief, sans vrai intérêt. Certes, la diction est correcte (il est italien!), mais c’est un méchant qui a des difficultés à exister et dans La Gioconda , c’est vraiment rédhibitoire, d’autant que l’autre méchant, l’Alvise d’Orlin Anastassov est aussi une grosse déception . Le timbre de basse est intéressant voire quelquefois somptueux, mais jamais cette voix n’impose sa présence,sa profondeur, sa puissance, et le chant reste ici aussi peu expressif, la personnalité scénique ne peut être seulement donnée par le mouvement du costume d’un rouge éclatant: cela reste extérieur, Anastassov n’a rien des grands jaloux du répertoire. Dommage.
Ainsi voit-on à la fois les difficultés réelles aujourd’hui à distribuer une œuvre qui plus que toute autre exige des chanteurs qui sachent composer, colorer, marquer clairement leur rôle, en bref de la tripe et ainsi doit-on malgré tout reconnaître que malgré toutes ces insuffisances et ces regrets l’œuvre s’en sort et le succès est là, ce qui veut dire aussi que l’on a quelque part répondu au défi et atteint ses objectifs: mais surtout que cela fonctionne envers et contre tout.
Il en est de même pour la direction musicale. Daniel Oren connaît ce type de répertoire, il a dirigé du Grand Opéra à la française, il est considéré comme l’une des baguettes les plus sûres pour le répertoire italien de la deuxième moitié du XIXème et notamment pour le vérisme, et donc se trouve très à l’aise avec Ponchielli. Il est certain qu’en matière de rythme et d’éclat, il n’y a rien à redire. Seulement, et c’est aussi pour moi une réserve permanente chez ce chef, je ne trouve jamais vraiment une approche “sensible”, une musicalité évocatoire, un vrai sens de la nuance et cette direction est cohérente avec ce que je remarque chez la plupart des chanteurs, une démarche globalement justifiée, un rendu de l’œuvre qui permet au public de vraiment la découvrir mais un manque de ces raffinements qui font les grandes soirées. Je me souviens que Gianandrea Gavazzeni faisait presque de Fedora de Giordano une œuvre intéressante (et pourtant, Dieu sait…) tant il s’en approchait avec subtilité. Ici, ce n’est pas ce qui est rendu. Ceci étant, orchestre impeccable, bien préparé, au point. Pas une scorie.
Enfin, la “mise en scène” de Pier Luigi Pizzi n’en est évidemment pas une, c’est une mise en espace, mise en foule, avec des effets de couleurs (rouge, gris, blanc, noir) très bienvenus et un espace minimal scandé de quais et de ponts vénitiens, juste pour évoquer le lieu, et des jeux d’escaliers qui font un peu penser aux Vespri Siciliani de John Dexter /Josef Svoboda dans les années 70 et à Garnier. C’est incontestablement efficace pour l’œil, et très élégant parce que Pizzi est un esthète. Ce fut un immense décorateur, l’un des plus grands de la fin du XXème siècle; c’est un metteur en scène bien moins convaincant, car en matière de direction d’acteurs, de lecture de l’œuvre, on reste à peu près au degré zéro. Qu’importe, le respect dû à l’un des plus grands artistes de la scène des cinquante dernières années et le résultat au moins plaisant et honorable de ce spectacle en l’occurrence nous suffisent (et nous préservent de Giancarlo Del Monaco tant aimé ces dernières années à Bastille…).
Au total, il s’est passé ce soir la même chose qu’aux Vespri Siciliani de la Scala à l’ouverture de saison 1989-1990, dirigés par Riccardo Muti (il y a un enregistrement) et mis en scène par …Pier Luigi Pizzi: c’est Patrick Dupont qui remporta le plus grand succès de la soirée…dans le ballet. Ce soir, pour ce ballet bien choréographié par Gheorghe Iancu et bien détaché de l’œuvre (et c’est heureux), ce sont les deux danseurs Letizia Giuliani et Angel Corella qui ont raflé le triomphe le plus éclatant du public (avec La Cieca de Marie José Montiel, pour être juste) dans un ballet très bien dirigé avec attention et souplesse, par Daniel Oren.
Une soirée digne, avec les risques inhérents aux grandes distributions actuelles du répertoire italien. Quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a.
Apostille: j’ai entendu Maria Callas une seule fois, dans son dernier concert parisien, avec Giuseppe Di Stefano au Théâtre des Champs Elysées. C’était vraiment bouleversant parce que pathétique. Mais voilà, Callas entama “Suicidio” et quelque chose du passé s’éleva, comme un “reste de chaleur tout prêt à s’exhaler”, comme un ultime souffle, des accents, une vie soudain surgie et je compris que Callas n’interprétait pas un rôle, elle était ce rôle, j’ai compris pendant quelques minutes (j’avais 19 ans) qu’elle était la tragédie incarnée. Cette voix finie s’élevait et subitement imposait ce que j’appelle une sorcellerie évocatoire. J’en soupire encore aujourd’hui, en écrivant ces lignes.
(1) Catherine Clément, L’opéra ou la défaite des femmes, Coll. Figures, Grasset, Paris, 1992
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