OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2012-2013 : LA GIOCONDA de Amilcare PONCHIELLI le 31 MAI 2013 (Dir.mus : Daniel OREN ; ms en scène Pier Luigi PIZZI)

La Gioconda, © Photo: Antoni Bofill/ONP

Il fallait évidemment faire rentrer La Gioconda au répertoire de l’Opéra de Paris. Qu’on aime ou non, c’est une des œuvres emblématiques du répertoire italien, et à ce titre, comme André Chénier ou d’autres, elle doit figurer dans les opéras présentés à Paris. Nicolas Joel a donc rendu justice au seul succès international de Ponchielli.
Mais si l’on regarde le répertoire de la Scala, et les reprises de La Gioconda, on constate qu’entre 1952 (direction Antonino Votto avec Maria Callas) et 1997 (direction Roberto Abbado avec Sylvie Valayre en alternance avec Eva Urbanova), il n’y a aucune reprise de cette oeuvre.
C’est que d’une part, Maria Callas a tellement marqué le rôle (peut-être encore plus que Traviata) et d’autre part c’est un rôle tellement tendu pour le soprano que peu de chanteuses s’y risquent, ou simplement peu de chanteuses peuvent s’y frotter, d’autant que l’œuvre n’est pas si fréquente dans les répertoires des théâtres non italiens, et que les chanteuses n’ont pas forcément envie de l’apprendre pour un rendement incertain. Saluons donc Violeta Urmana parce qu’elle a osé…
L’Opéra de Paris, conscient de ce que l’œuvre entre au répertoire, mais qu’elle ne sera sans doute pas reprise fréquemment, n’a pas opté pour une production propre, mais pour une production qui a voyagé un peu partout, littéralement passe-partout qui ne dérange personne et qui plaît au public (jolies images, jolis costumes, ambiance soignée) avec des chanteurs suffisamment  livrés à eux-mêmes pour qu’elle n’exige pas des mois de mise au point scénique comme dans ces satanées mise en scène “modernes”.
En une semaine, j’ai vu deux œuvres exactement contemporaines, Götterdämmerung créé en août 1876, et La Gioconda, créée en avril 1876: tout comme pour la confrontation des deux Vaisseaux – de Dietsch et de Wagner –  il y a peu, l’une est une  ouverture vers le futur, l’autre est assise sur les modes du passé (le grand opéra à la Meyerbeer avec foules et ballets), tout en proposant un style, et des formes -soyons justes- qui -librettiste Arrigo Boito oblige- annoncent le Verdi tardif (Otello) ou ce qu’on va appeler le vérisme. L’une est dans la radicalité, l’autre est dans l’évolution tranquille des styles.
On ne va pas crier à la médiocrité en regardant cette Gioconda, l’œuvre contient des moments forts (Airs “A te questo rosario”, “Cielo e mar”, “Suicidio”) et d’autres universellement célèbres comme la “Danza delle ore”,  mais rares sont ceux qui lient ces musiques célébrissimes – j’entendais derrière moi des expressions de surprise- à l’opéra de Ponchielli.
Si l’œuvre tient quand même depuis 137 ans, c’est qu’elle doit bien avoir des qualités.
L’histoire s’appuie, comme Il Giuramento de Mercadante ou Angelo du russe César Cui, sur Angelo Tyran de Padoue, de Victor Hugo:  c’est dire que la pièce de Hugo qui remonte à 1835 a inspiré beaucoup de librettistes. Hugo s’intéresse à deux figures de femmes issues de milieu différents, mais en proie toutes deux à l’adversité et prêtes toutes deux au sacrifice. La Gioconda est bien une héroïne qui marque “L’opéra ou la défaite des femmes” comme l’entend Catherine Clément(1) dans son célèbre essai.

La Cieca, Gioconda, Barnaba © Photo: Andrea Messana/ONP

C’est l’histoire d’une chanteuse des rues, Gioconda, qui protège sa mère aveugle, et qui amoureuse de Enzo Grimaldo, noble génois en délicatesse avec la Sérénissime, découvre qu’il en aime une autre, Laura, femme du membre du Conseil des Dix Alvise Badoero. Malgré son amour trahi, elle s’emploiera à sauver les deux amants, et finira par se suicider pour échapper à Barnaba, une sorte de méchant absolu qui préfigure le Jago d’Otello et qui trame toutes les trahisons.
La question qui se pose dans cette œuvre, et qui défie tous les programmateurs, c’est comment réussir à proposer une distribution qui ait à la fois la voix, la technique, les notes, et qui en plus ait une vraie puissance d’évocation, une vraie sensibilité qui puisse être exprimée par un chant dont l’expressivité soit suffisamment contrôlée pour dire quelque chose à entendre, et non pas seulement à écouter. C’est toute la difficulté du chant italien qui est là, patente. Revenons à Wagner: je l’ai écrit souvent, la puissance d’expression de la dramaturgie et de l’orchestre wagnériens est telle que le chant est toujours étayé par l’orchestre, et que des chanteurs ordinaires, ou moins expressifs ou moins engagés, disons passables,  ne sont pas forcément un obstacle à la réussite du résultat d’ensemble. Dans l’opéra italien, et notamment dans La Gioconda, la réussite de l’émotion passe forcément par le chant, très découvert, l’orchestre accompagnant le chant sans dire ou conduire, comme chez Wagner, l’histoire. Vous pouvez donc avoir des chanteurs qui font les notes, mais qui ne font pas de musique, c’est à dire qui ne font pas du chant un outil d’émotion mais seulement un outil de performance.
C’est bien la question qui se pose dans cette distribution très honorable mais dont une seule chanteuse réussit à être exactement là où il faut, sur l’équilibre entre émotion et performance, c’est Marie-José Montiel, La Cieca, (la mère aveugle de Gioconda) qui est totalement juste. Juste dans l’expressivité, juste dans une technique très contrôlée, juste dans le ton, juste dans la diction, juste dans la couleur, avec une voix magnifiquement projetée (même si ce n’est pas tout à fait la voix du rôle) en place et qui naturellement remporte un indescriptible triomphe, mérité. C’est la seule qui réussisse à diffuser de l’émotion, qui réussisse à imposer le personnage, qui chante comme on doit chanter le chant italien. Merci merci merci de montrer au public ce que doit être l’italianità.
Pour tous les autres, à commencer par Violeta Urmana, on se situe dans un autre univers.
Bien sûr, Violeta Urmana a une voix, et malgré des stridences souvent insupportables dans le suraigu (et de plus en plus marquées à mesure que la voix fatigue), elle honore le contrat. Bien sûr elle a des graves somptueux et faciles ( elle a commencé comme mezzo!) et un registre central large voire charnu. Mais dès que le registre passe à l’aigu, la voix se tend, se serre, devient plus métallique, plus fixe, plus stridente et elle ne dit plus rien.
De plus, Urmana n’a jamais été une chanteuse très expressive, très engagée, et donc, pour La Gioconda, c’est insuffisant, nous n’y sommes pas. Elle montre des moyens importants, mais où est la sensibilité? où est la fragilité du personnage? où est l’expression? Dans ce merveilleux moment qu’est “Enzo adorato, ah, come t’amo”, c’est un vent glacial qui passe alors que tout ne devrait être que frissons et larmes ! Évidemment l’orchestre de Daniel Oren va aussi son rythme sans jamais produire un son qui parle tant soit peu au cœur et ne soutient pas la sensibilité même s’il porte la ligne de chant.
Dans La Gioconda, il faut une de ces voix qui portent en elles le drame, la fragilité, la tragédie, et Urmana n’est pas de celles-là: je ne parle pas de Callas, hors concours, mais écoutons comment Zinka Milanov par exemple, contrôle chaque note et la fait littéralement trembler.

Acte IV © Photo: Antoni Bofill/ONP

Marcelo Alvarez de son côté fait bien son métier de ténor vedette, qui chante le rôle pour la première fois; mais que donne-t-il de plus? Là aussi, Alvarez ne fait pas de faute de chant, fait sonner la voix, fait très bien son métier; mais pas un moment d’émotion, pas un moment de véritable engagement vocal. Oui, certes, on tient là un ténor qui fait les notes, mais rien de plus alors que La Gioconda exige ce plus pour fonctionner pleinement.
Elena Bocharova qui a repris le rôle Laura que chantait Luciana d’Intino dans les premières représentations à Paris à un beau timbre de mezzo mais une voix curieusement peu homogène: un aigu très rond, marqué, volumineux, mais des difficultés à faire entendre les graves et une ligne dans l’ensemble discontinue où graves et centre disparaissent quelquefois. Le grand duo entre Gioconda et Laura de l’acte II passe, mais sans véritablement secouer, sans marquer: ce duo, préfigurant par exemple celui d’Adriana Lecouvreur et de la Princesse de Bouillon devrait être l’un des sommets de l’opéra, il est ici banalisé.
Le méchant Barnaba de Claudio Sgura est bien pâle. Non  que le timbre soit désagréable, il est même joli, mais que joli sans doute, et très peu expressif. Il n’y a rien d’engagé dans ce chant neutre, assez propre mais sans puissance, sans projection, sans relief, sans vrai intérêt. Certes, la diction est correcte (il est italien!), mais c’est un méchant qui a des difficultés à exister et dans La Gioconda , c’est vraiment rédhibitoire, d’autant que l’autre méchant,  l’Alvise d’Orlin Anastassov est aussi une grosse déception . Le timbre de basse est intéressant voire quelquefois somptueux, mais jamais cette voix n’impose sa présence,sa profondeur,  sa puissance, et le chant reste ici aussi peu expressif, la personnalité scénique ne peut être seulement donnée par le mouvement du costume d’un rouge éclatant: cela reste extérieur, Anastassov n’a rien des grands jaloux du répertoire. Dommage.

La Gioconda, © Photo: Andrea MessanaONP

Ainsi voit-on à la fois les difficultés réelles aujourd’hui à distribuer une œuvre qui plus que toute autre exige des chanteurs qui sachent composer, colorer, marquer clairement leur rôle, en bref de la tripe et ainsi doit-on malgré tout reconnaître que malgré toutes ces insuffisances et ces regrets l’œuvre s’en sort et le succès est là, ce qui veut dire aussi que l’on a quelque part répondu au défi et atteint ses objectifs: mais surtout que cela fonctionne envers et contre tout.
Il en est de même pour la direction musicale. Daniel Oren connaît ce type de répertoire, il a dirigé du Grand Opéra à la française, il est considéré comme l’une des baguettes les plus sûres pour le répertoire italien de la deuxième moitié du XIXème et notamment pour le vérisme, et donc se trouve très à l’aise avec Ponchielli. Il est certain qu’en matière de rythme et d’éclat, il n’y a rien à redire. Seulement, et c’est aussi pour moi une réserve permanente chez ce chef, je ne trouve jamais vraiment une approche  “sensible”, une musicalité évocatoire, un vrai sens de la nuance et cette direction est cohérente avec ce que je remarque chez la plupart des chanteurs, une démarche globalement justifiée, un rendu de l’œuvre qui permet au public de vraiment la découvrir mais un manque de ces raffinements qui font les grandes soirées. Je me souviens que Gianandrea Gavazzeni faisait  presque de Fedora de Giordano une œuvre intéressante (et pourtant, Dieu sait…) tant il s’en approchait avec subtilité. Ici, ce n’est pas ce qui est rendu. Ceci étant, orchestre impeccable, bien préparé, au point. Pas une scorie.

Final acte II © Photo: Antoni Bofill/ONP

Enfin, la “mise en scène” de Pier Luigi Pizzi n’en est évidemment pas une, c’est une mise en espace, mise en foule, avec des effets de couleurs (rouge, gris, blanc, noir) très bienvenus et un espace minimal scandé de quais et de ponts vénitiens, juste pour évoquer le lieu, et des jeux d’escaliers qui font un peu penser aux Vespri Siciliani de John Dexter /Josef Svoboda dans les années 70 et à Garnier. C’est incontestablement efficace pour l’œil, et très élégant parce que Pizzi est un esthète. Ce fut un immense décorateur, l’un des plus grands de la fin du XXème siècle; c’est un metteur en scène bien moins convaincant, car en matière de direction d’acteurs, de lecture de l’œuvre, on reste à peu près au degré zéro. Qu’importe, le respect dû à l’un des plus grands artistes de la scène des cinquante dernières années et le résultat au moins plaisant et honorable de ce spectacle en l’occurrence nous suffisent (et nous préservent de Giancarlo Del Monaco tant aimé ces dernières années à Bastille…).
Au total, il s’est passé ce soir la même chose qu’aux Vespri Siciliani de la Scala à l’ouverture de saison 1989-1990, dirigés par Riccardo Muti (il y a un enregistrement) et mis en scène par …Pier Luigi Pizzi: c’est Patrick Dupont qui remporta le plus grand succès de la soirée…dans le ballet. Ce soir, pour ce ballet bien choréographié par Gheorghe Iancu et bien détaché de l’œuvre (et c’est heureux), ce sont les deux danseurs Letizia Giuliani et Angel Corella qui ont raflé le triomphe le plus éclatant du public (avec La Cieca de Marie José Montiel, pour être juste) dans un ballet très bien dirigé avec attention et souplesse, par Daniel Oren.
Une soirée digne, avec les risques inhérents aux grandes distributions actuelles du répertoire italien. Quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a.

Apostille: j’ai entendu Maria Callas une seule fois, dans son dernier concert parisien, avec Giuseppe Di Stefano au Théâtre des Champs Elysées. C’était vraiment bouleversant parce que pathétique. Mais voilà, Callas entama “Suicidio” et quelque chose du passé s’éleva, comme un “reste de chaleur tout prêt à s’exhaler”, comme un ultime souffle, des accents, une vie  soudain surgie et je compris que Callas n’interprétait pas un rôle, elle était ce rôle, j’ai compris pendant quelques minutes (j’avais 19 ans) qu’elle était la tragédie incarnée. Cette voix finie s’élevait et subitement imposait ce que j’appelle une sorcellerie évocatoire. J’en soupire encore aujourd’hui, en écrivant ces lignes.

(1) Catherine Clément, L’opéra ou la défaite des femmes, Coll. Figures, Grasset, Paris, 1992

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Salut final le 31 mai 2013

 

OPÉRA DE PARIS 2011-2012: CAVALLERIA RUSTICANA de Pietro MASCAGNI et I PAGLIACCI de Ruggero LEONCAVALLO le 13 avril 2012 (Dir.mus : Daniel OREN, Ms en scène : Gianfranco DEL MONACO)

Cavalleria Rusticana, salut final

Il faut être juste: j’allais à ce spectacle avec une certaine distance, je n’aime pas Daniel Oren, encore moins Gianfranco del Monaco, et j’ai toujours un peu de réserves sur Violeta Urmana. Mais je suis masoschiste.
Et j’ai bien raison, parce qu’au total, j’ai passé une bonne soirée.
Le couple “Cav/Pag” a fait les beaux soirs de l’Opéra Comique, mais aucune soirée de l’Opéra: I Pagliacci a fait son entrée à Garnier en 1982 avec Jon Vickers, repris en 1983 toujours avec Vickers et puis c’est tout, et, aussi étonnant que cela puisse paraître, Cavalleria Rusticana n’avait jamais été représenté à l’Opéra. Certains beaux esprits s’en réjouiront parce que Paris n’a pas le cœur vériste (ni trop belcantiste d’ailleurs en dépit de son histoire lyrique au XIXème). J’ai suffisamment de distance avec la politique de programmation de l’Opéra de Paris pour applaudir à l’initiative de Nicolas Joel d’avoir fait rentrer au répertoire André Chénier, Francesca da Rimini, cette année Cavalleria Rusticana, l’an prochain La Gioconda. Ce répertoire a sa place, et mérite d’être connu, et représenté, notamment avec les justes chanteurs. Souvenons-nous l’indescriptible triomphe de Mirella Freni, à Bastille, dans Adriana Lecouvreur.
Et ce soir, en plus de quelques noms fameux (Urmana, Giordani et Galouzine), on a eu les justes chanteurs, solides, en place, jusque dans les rôles plus petits.
La mise en scène de Gianfranco del Monaco est à mon avis plus réussie pour Cavalleria Rusticana que pour I Pagliacci. Certes il ne s’agit pas de “Regietheater” et la scène nous montre l’histoire, et rien que l’histoire. Mais d’abord, le décor posé pour Cavalleria, des blocs blancs, comme des blocs de marbre issus d’une carrière, figurant le village écrasé de soleil, et les personnages et le chœur tous en noir donne une image globale assez élégante. Ensuite, l’approche  rend assez bien l’idée, de cette société d’hommes (plutôt en haut, les femmes restant en bas), à la violence rentrée et permanente. L’idée de placer Santuzza lorsqu’elle n’est pas en scène systématiquement cachée sous une passerelle, est aussi une bonne idée, Santuzza, excommuniée, étant une paria dans cette société marquée par le catholicisme. Enfin la dernière image, le corps de Turiddu exposé sur l’un des blocs de marbre, sorte de catafalque avec les deux femmes (Santuzza et Lucia) écroulées à ses pieds est  forte. Peut-on faire de la vraie “mise en scène” avec Cavalleria? C’est une question qu’il faudrait poser à un metteur en scène allemand…La concentration du livret (venu d’une nouvelle du grand romancier de la Sicile, Giovanni Verga), son insistance sur l’alternance de scènes collectives et individuelles, et donc la tension entre le regard des autres et la vie intime des personnages, donne déjà des pistes que Gianfranco del Monaco a suivies. Rendons aussi hommage au décorateur Johannes Leiacker, qui en choisissant cette structure très froide, blanche, faite de blocs, m’a fait irrésistiblement penser d’une part à une atmosphère de tragédie grecque, sur un espace contraint, où alternent comme dans la tragédie grecque, le chœur et les protagonistes, et d’autre part – et par conséquent- au festival “Les Orestiades” qui a lieu dans la ville abandonnée (suite à un tremblement de terre) de Gibellina (une expérience à vivre, inoubliable). Pour toutes ces raisons, je trouve que Gianfranco del Monaco ne signe pas là un travail à dédaigner.
La mise en scène de I Pagliacci en revanche, me semble un peu moins convaincante et un peu plus “conforme”. Dans un décor de cadres lumineux encadrant la fameuse photo de Anita Ekberg dans “La dolce vita” (quitte à célébrer Fellini, le sujet eût peut-être demandé une photo de “La Strada”) et avec un camion de foire qui transporte la scène où se joue le drame final, la disposition des foules est plus traditionnelle, le jeu plus attendu. Seules particularités: d’une part le prologue (Tonio, Sergei Murzaev, encore meilleur dans  prologue que pendant l’opéra) placé en tout début de la soirée, au point qu’on croit que c’est I Pagliacci qui va ouvrir, alors qu’il ouvre en fait sur les deux œuvres, il est vrai que ce prologue convient aux deux, et donc clôt l’ensemble au baisser de rideau de “I Pagliacci”. Deuxième “particularité”, au début de I Pagliacci, passe une camionnette qui tire le bloc de marbre-catafalque tirant le corps de Turiddu, provoquant quelques rires dans la salle, et faisant de I Pagliacci une sorte de suite de Cavalleria Rusticana, installant en tous cas le lien entre les deux opéras.
Seul moment qui m’a touché, sinon ému, l’intermède symphonique entre le premier et le second acte, où les personnages dans une sorte de rituel presque funèbre, se maquillent et se préparent pour le spectacle. C’est un vrai moment de théâtre, très beau. Pour le reste, peu de relief, et cet agacement devant les mouvements du chœur, systématiquement réglés de face, pour voir le chef, ce qui finit par gêner.
Au niveau musical, la direction de Daniel Oren cherche, il faut le reconnaître à moduler les moments les plus lyriques, notamment dans Cavalleria. Il reste que comme souvent avec ce chef, il n’y a pas beaucoup d’émotion, même si l’orchestre est juste, en place et présent. J’écoutais cependant dans l’après midi le bel enregistrement de Riccardo Muti (Philips, avec Luciano Pavarotti et le Philadelphia Orchestra) et me disais qu’un grand chef qui sait travailler les effets sonores comme lui contribuerait sûrement à revaloriser ce répertoire s’il consentait à le diriger plus souvent.
Si l’émotion ne vient pas de l’orchestre, elle vient du chant grâce à une distribution qui a su capter le cœur du public par son intensité et son engagement. Certes, on ne donne pas toujours dans le raffinement, mais dans ce répertoire, c’est moins gênant que dans un Verdi et un Puccini, car dans le vérisme, les grandes douleurs ne sont pas muettes, mais au contraire bruyantes.
Dans Cavalleria Rusticana, on a plaisir à revoir Stefania Toczyska comme Mamma Lucia, et le timbre grave est toujours là, ainsi que le volume. J’avais vu à Munich il y a si longtemps Martha Mödl, car on a coutume de donner ce rôle à une vieille gloire du chant, et c’était très émouvant. Ce soir c’était un vrai plaisir de voir et d’entendre la Toczyska, encore présente, encore vaillante. Nicole Piccolomini, Lola, avait la voix voulue (quel joli timbre!) et le physique pour cette partie réduite, mais au relief important, voilà une chanteuse qui devrait faire une belle carrière, car la technique vocale est impeccable (formation anglo-saxonne, évidemment). Franck Ferrari, Alfio s’en sort avec les honneurs, mais les aigus sont toujours un peu limités et voilés, alors que le registre central est très en place, la voix bien posée, la diction sans reproche.
Le Turiddu de Marcello Giordani n’est pas vraiment tout en finesse: ce chanteur appelé quelquefois “Urlando Furioso” a souvent tendance à chanter fort, plutôt qu’à simplement chanter et faire de la musique; il a la puissance de ces ténors pour qui seul l’aigu compte, et lui, il a les aigus, il a les notes hautes, mais pas les graves…Cependant,  il a aussi dans ce rôle l’intensité. C’est pourquoi dans Turiddu, il fait un certain effet. Mais dès que le rôle demande un peu de retenue, un peu de lyrisme, une peu d’émotion (les derniers mots, “e poi…mamma…sentite…” sont un des moments émouvants de ce rôle), là on sent que cela passe moins: n’est pas Domingo qui veut.
A côté de lui, une Violeta Urmana qui s’est bien emparée du rôle de Santuzza, y compris physiquement: la voix est très belle, les graves somptueux, c’est pour moi toujours un peu tendu à l’aigu, mais dans l’ensemble il faut reconnaître que la prestation est magnifique, et que, y compris scéniquement, il y a un engagement fort, plus fort que d’habitude pour une chanteuse que je trouve toujours un peu placide en scène: elle est émouvante, elle est intense, elle porte la représentation, elle vaut vraiment le coup.
Dans “I Pagliacci”, notons d’abord l’excellence des seconds rôles, à commencer par le magnifique prologue de Sergei Murzaev, qui le chante en salle, et qui compose dans l’ensemble un beau Tonio, et par le joli Beppe/Arlecchino de Florian Laconi, joli timbre, joli moment que son air “O Colombina, il tenero fido Arlecchino”. Quant à Tassis Christoyannis dans Silvio, il est comme d’habitude d’une tenue impeccable, d’un chant contrôlé, qui incarne bien cette “différence” entre Tonio le vulgaire et Canio le violent. Nedda, dans son rêve de fuite, ne peut que choisir cette élégance-là.
Nedda justement est une belle découverte, Brigitta Kele, une jeune chanteuse roumaine, qui va commencer sans doute une carrière en Allemagne: la technique est remarquable, il y a l’intensité, la puissance, le contrôle sans compter un physique avantageux: elle a tout d’une grande, comme dirait l’autre: elle a la voix d’un lirico-spinto en gestation, et une présence scénique remarquable. A suivre.
Reste Vladimir Galouzine. on connaît ce ténor, puissant, intense, qui est un bon interprète des grands personnages russes, comme Hermann ou de l’Otello de Verdi. le chant n’est pas très élégant, le timbre m’est apparu un peu voilé, un peu fatigué, le registre central plus baritonal que par le passé, mais il s’est préservé son aigu puissant et tempétueux: la voix sort à l’aigu. Cela va bien avec le personnage de Canio, à qui il ne donne pas cette lumière solaire que donnait Pavarotti par exemple. Mais évidemment, pour avoir vu Vickers, qui dès qu’il ouvrait la bouche était bouleversant, avec ce timbre si particulier (et pas vraiment séduisant d’ailleurs, lui non plus), je reste avec mon souvenir. Mais Galouzine est un solide Canio, désespéré, violent, engagé.
Donc au total, malgré mes a priori, j’ai passé une très bonne soirée: le succès a été triomphal, et montre que le vérisme a été trop oublié à Paris. Souhaitons que La Gioconda l’an prochain suive l’exemple de cette soirée.
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I Pagliacci, salut final

OPERA DE PARIS 2011-2012: LA FORZA DEL DESTINO DE GIUSEPPE VERDI, le 20 novembre 2012 (Ms en scène: Jean-Claude AUVRAY, dir.mus: Philippe JORDAN)

30 ans déjà que La Forza del destino a disparu des saisons parisiennes. En parcourant le programme de salle en ce dimanche on se rappelle que Placido Domingo, Carlo Cossutta, Fiorenza Cossotto, Martina Arroyo, Raina Kabaivanska, Martti Talvela, Kurt Moll, Nicolai Ghiaurov,  Gabriel Bacquier, Fernando Corena, Anna Tomowa Sintow ont agrémenté nos soirées, et que les chefs,  à part Giuseppe Patanè, n’étaient pas des personnalités notables, (Julius Rudel, Gianfranco Rivoli). La mise en scène de John Dexter, qui avait si bien réussi avec I Vespri Siciliani était décevante et plate. Un spectacle qui a passionné pour les voix, on se souvient de manière émue des duos Domingo/Arroyo, ou de l’incroyable (il n’y a pas d’autre mot) Carlo de Piero Cappuccilli.
L’œuvrereste ingrate, avec des moments de musique sublime, et d’autres moins heureux, et un constant mélange des genres, des passages incessants d’un lieu à l’autre (ce qui a poussé Jean-Claude Auvray  à choisir ici la fluidité des toiles peintes, et ce n’est pas si mal) et lorsqu’on met en face la réussite du Trouvère, d’un bout à l’autre chef d’oeuvre absolu, on sent dans la Forza del Destino quelque hésitation et quelque faiblesse. On aimerait cependant que les théâtres osent la version originale de Saint Petersbourg avec ce spectaculaire final où Alvaro lance une bordée d’insultes avant de se suicider. Ici on a choisi de faire la version de la Scala, façon Mahler/Mitropoulos, c’est à dire avec le prologue d’abord, puis l’ouverture (Sinfonia) qui précède la scène de la taverne.
J’attendais donc avec une certaine anxiété ce spectacle car je ne cesse d’affirmer que l’époque n’est pas très favorable à Verdi et j’avais lu les critiques plutôt mitigées (c’est le moins qu’on puisse dire) de la presse parisienne. Si la production n’est pas de celles qu’on retiendra (elle rejoindra celle de Dexter, avec laquelle elle a certaines parentés – le plateau vide par exemple- dans les oubliettes de l’histoire), musicalement, le résultat est inégal, mais on passe quand même un bon, et quelquefois beau moment.
Jean-Claude Auvray, comme l’a fait remarqué Christian Merlin dans Le Figaro passait pour novateur il y a trente ans. Cet heureux temps n’est plus: voilà la mise en scène typique destinée à durer 10, 20, 30 ans comme ces mises en scène de l’Opéra de Vienne jouées 277 fois depuis la Première. Au fait était-ce la 3ème ou la 277ème fois? Car la production auraitpu aussi bien naître en 1967, en 1975 ou en 1982, tant elle est passe partout. Elle permettra à toutes les distribution futures de se glisser à peu de frais (de répétitions) dans les pantoufles de la mise en scène. Je ne vois pas d’autre idée que celle de placer l’action au moment du Risorgimento. Pour le reste, c’est pain béni pour les chanteurs non acteurs, à commencer par Violeta Urmana. Malgré tout, cette non mise en scène n’est pas mal faite: éclairages réussis de Laurent Castaingt, costumes chatoyants et plutôt agréables à la vue de Maria-Chiara Donato, jolis décors en toiles peintes d’Alain Chambon. Les foules sont bien dirigées, avec des mouvements spectaculaires face au public. En bref, une vraie mise en scène d’opéra pour l’oeil, et mais pas pour le cerveau: il peut reposer en paix! Pas de Regietheater à l’horizon!  pas de Theater non plus! et pas vraiment de Regie!

Musicalement, on est à un autre niveau, et c’est  même ce qui sauve l’affaire. D’abord cette fois-ci (au contraire de Faust et de Tannhäuser) le chœur est parfaitement en place sans décalages avec l’orchestre, avec une énergie et une puissance de très bon aloi. On est heureux de le retrouver.
La distribution est plus inégale. J’ai eu la chance aujourd’hui d’assister à la première représentation chantée par Marcelo Alvarez, puisqu’il a dû annuler les deux premières. Force est de constater que la prestation décevante du mois dernier à la Scala dans Rosenkavalier (Ein Sänger) est oubliée. La voix, sans être énorme, est jolie, bien timbrée, puissante quand il faut (un tantinet limite quand même) et surtout Alvarez sait l’alléger, il sait en jouer, il sait moduler, il sait chanter piano et s’il n’est pas un acteur de génie, il sait donner les inflexions justes à sa voix et être émouvant. Un vrai Alvaro, bien meilleur que le regretté Licitra, à la voix puissante mais mal domptée, que j’avais vu à Vienne dirigé par Mehta il y a quelques années. Face à ce bel Alvaro, Violeta Urmana fait problème. Signalons d’abord à Marie-Aude Roux dans sa critique (le Monde du 16 novembre) qu’elle inverse l’ordre des choses: Urmana a commencé mezzo et s’est mise à aborder les rôles de soprano ensuite et non l’inverse. Je continue a penser qu’elle eût fait sans doute une mezzo exceptionnelle et qu’elle est un soprano sans vrai caractère; la voix est de qualité, mais elle reste lourde, sans vraie ductilité, alors Verdi en demande, sans réussir à alléger, à moduler et avec un aigu quelquefois crié, hurlé, aigre, peu agréable. Son début du “Pace pace” est à mon avis raté, et si la note finale est réussie, quelques aigus sont bien désagréables. Quand je pense qu’elle va aborder Brünnhilde (il est vrai en concert) de Siegfried, timeo danaos et dona ferentes… Il en résulte une certaine platitude dans son interprétation, une certaine froideur de cette voix sans vrai engagement, mais aussi çà et là de beaux moments, comme les toutes dernières mesures ou “Vergine degli angeli”.  J’avais vu à Vienne Nina Stemme qui n’est pas vraiment faite pour ce répertoire, et qui avait une tout autre dimension et aussi et surtout des réserves vocales que madame Urmana n’a point. Et pourtant elle est affichée dans Leonora un peu partout…
Face à ce couple, le choix de Vladimir Stoyanov pour Carlo est à mon avis la seule vraie erreur de casting. La voix n’est pas séduisante, pas vraiment homogène, la technique approximative, le volume manque, ce qui est catastrophique pour “Urna fatale del mio destino” et surtout “E’ salvo, oh gioia”. Évidemment on pense aux grands anciens, mais aussi aux barytons capables aujourd’hui de chanter ce rôle qui exige non seulement éclat et volume, mais aussi élégance et technique, et on ne manque pas  de barytons (Mariusz Kwiecien?) aujourd’hui.
La Preziosilla de Nadia Krasteva n’a pas toujours une grande justesse, ni un vrai style, ni des aigus triomphants,  (on se souvient d’Hanna Schwartz, qui était abonnée au rôle à Paris, et bien sûr de la Cossotto, qui en faisait des tonnes, mais avec un style de chant et un volume et des aigus!), il reste que le personnage existe et le ran-tan-plan reste un vrai morceau de bravoure.
Le Fra Melitone de Nicola Alaimo confirme ce qu’on savait de ce jeune baryton, une voix maîtrisée, du style, une grande homogénéité, des aigus: je l’avais entendu remplaçant Carlos Alvarez dans Iago à Salzbourg et il m’avait vraiment plu. C’est confirmé, voilà un futur grand baryton italien: de plus son personnage n’est pas exagéré, certes moins truculent que celui de Bacquier, inoubliable dans le rôle, mais très naturel et très vrai. En tous cas voilà du chant!
Quant à Kwanchoul Youn, son entrée en scène marque un basculement musical: enfin on est devant un chanteur stylé, devant une voix bien posée, même si les graves sont moins impressionnants que chez certains de ses illustres prédécesseurs (Kurt Moll…Nicolai Ghiaurov) on reste séduit par la grandeur du personnage et son humanité, et la qualité vocale de la prestation, c’est un Guardiano indiscutable et c’est lui qui, avec Alaimo et Alvarez, remporte le plus grand succès.

On le voit, une distribution inégale, mais dans l’ensemble de bonne tenue, ne boudons pas…



Mais une fois de plus, c’est Philippe Jordan qui surprend son monde dans un répertoire où, c’est le moins qu’on puisse dire, il n’était pas attendu (on a échappé à Oren…!). L’orchestre est parfaitement au point, d’une clarté cristalline et la direction est d’une grand raffinement. Cette approche de Verdi, plus esthétisante, avec moins de tripes, mais plus d’élégance, séduit indiscutablement. Elle est bien plus intéressante que ce qu’avait tenté de faire Muti avec Le Trouvère à la Scala (“Verdi, c’est comme Mozart”), il en était résulté un ennui mortel que jamais on n’éprouve ici. Certains reprocheront quelquefois un manque de dramatisme , mais je dois dire que je ne l’ai pas vraiment noté. Ce que je peux affirmer en revanche, parce que j’ai vu de nombreuses soirées de la précédente production, entre 1975 et 1981,  c’est qu’on a là indiscutablement la meilleure direction musicale de Forza del Destino qu’on ait eu à l’Opéra et bien meilleure que celle de Zubin Mehta à Vienne (il était ce soir là dans une soirée “routine”).
Au total, je trouve que la presse a été un peu injuste avec une production qui musicalement tient globalement la route (avec quelques doutes sur Urmana et Stoyanov…) et qu’on ne passe pas un moment désagréable; certes, la mise en scène va encore alimenter la polémique sur les choix esthétiques de Nicolas Joel, mais je dois reconnaître que je m’attendais à bien pire, vu ce que j’avais lu, et qu’en revanche j’ai passé un vrai moment musical verdien, avec les émotions inévitables et la redécouverte de cette évidence: quand Verdi s’y met, c’est quand même quelque chose!

LUCERNE FESTIVAL 2010: TRISTAN UND ISOLDE, de Richard WAGNER, dirigé par ESA PEKKA SALONEN, avec VIOLETA URMANA (10 septembre 2010)

100920102299.1284197656.jpgSouvent, lorsqu’on écoute du Wagner, même si l’interprétation est moyenne, la musique réussit presque toujours à émouvoir. Quand tout est parfait, ce qui fut le cas ce 10 septembre à Lucerne, alors le succès prend des proportions  océaniques.
Ce Tristan restera dans les mémoires. Les parisiens le connaissent bien puisque c’est la production Sellars/Viola, qui fit l’objet de trois reprises sous l’ère Mortier, qui a été présentée à Lucerne, avec une distribution très différente (Violeta Urmana, Isolde, Gary Lehman, Tristan), l’orchestre Philharmonia et son chef titulaire, Esa Pekka Salonen.Ce spectacle a été conçu pour des salles de concert (Los Angeles) et pour une utilisation complète de l’espace de la salle. On se souvient que le dispositif scénique à paris était minimal (rideau noir, cubes noirs et écran) et que les chanteurs apparaissaient sur les côtés de la salle, ou au milieu des places d’orchestres. L’espace réduit dévolu au jeu dans la salle de Lucerne (à peine 1m de large devant l’orchestre) fait que l’on utilise souvent la salle en y distribuant le choeur, quelques musiciens solistes, quelques chanteurs. Et cette salle, qui est comme une cathédrale musicale, tout en verticalité, convient bien à la mise en scène, conçue comme un rituel, une ascension vers le ciel.  A la quatrième vision, on reste toujours saisi par les images impressionnantes de Bill Viola, dont la force ne gêne pas l’exécution. Au contraire, elles s’intégrent parfaitement dans la musique et le jeu théâtral minimaliste. Peter Sellars a prévu un dispositif minimal, dans l’espace mais aussi dans les gestes. Un geste à peine esquissé dit souvent plus que bien des démonstrations. La vidéo de Bill viola est construite autour des quatre éléments, avec une insistance sur l’eau, l’eau qui régénère, mais aussi l’eau qui tue. Tout le premier acte est fait d’images sublimes de reflets qui se diluent dans l’eau jusqu’à s’y fondre, d’échos avec l’idée de flamme, l’arrivée des deux héros, au loin, si loin que leur silhouette blanche peut sembler une chandelle, et qui se rapprochent jusqu’à composer deux portraits côte à côte comme ces portraits de couples flamands, le deuxième acte est construit autour de la flamme au départ, puis de forêts ou d’arbres morts, dans un monde fait de  grisaille, le troisième acte automnal, jusqu’à cette fantastique image qui accompagne la mort d’Isolde, où l’on voit le corps de Tristan comme aspiré par l’eau jusqu’au ciel où il retrouve Isolde, dans une lumière bleue inoubliable. L’image colle tellement à notre sensibilité, à la musique, aux voix, que l’on a l’impression de voir projetés des images personnelles. Autre performance aussi dans ce spectacle d’exception, la fluidité permis au regard qui peut passer de l’écran aux chanteurs, de deux à trois dimensions sans impression de rupture, avec un naturel confondant.

L’équipe de chanteurs n’appelle aucun reproche. Habituellement j’ai de grosses réserves sur Violeta Urmana, force et de constater que son Isolde a été magnifique de bout en bout, émouvante, engagée, sculpturale dans sa simple robe noire. Aucun de problèmes habituels (aigus criés, absence de vitalité interne), mais au contraire une Isolde palpitante, intense, bouleversante au second acte. A cette Isolde répond magnifiquement lui aussi le Tristan de Gary Lehman, voix très veloutée, diction parfaite, puissance des aigus impressionnante, avec une seule petite réserve sur le registre central, mais l’ensemble distille une très grande émotion. Anne Sofie von Otter est une très grande Brangäne,on connaît cette voix exceptionnelle, qui sait donner des couleurs prodigieuses à l’univers du lied qui est sien. Ici tout y est, intensité, puissance (des aigus étonnants), tenue de voix (le deuxième acte est anthologique, avec ses retenues, ses mezze-voci, ses murmures), on atteignons là un sommet, dans un rôle où je ne l’attendais pas. Les autres sont tous à citer, le Kurwenal de Jukka Rasilainen, simple, humain, à la diction parfaite, aux inflexions les plus fines et les plus fouillées, avec un troisième acte bouleversant, et le Roi Marke de Matthew Best, pourtant annoncé souffrant, et qui est saisissant de grandeur simple et d’émotion, d’autant que Peter Sellars voit le Roi Marke comme un personnage découvrant son amour …pour Tristan et faisant de la seconde partie du deuxième acte un lamento de l’amour détruit, avec Tristan presque coincé entre Isolde et Marke. Beau Melot de Stephen Gadd, Joshua Elicott et Darren jeffery complétant très avantageusement une distribution parfaite.

100920102301.1284197698.jpgDe plus, le fait de mettre des voix devant l’orchestre fait qu’enfin dans cette salle faite pour les orchestres, on entend, très présentes les voix, quelles que soient leur place dans la salle, puisque Peter Sellars utilise orchestre, galeries, balcons pour distribuer des personnages, spatialisant l’oeuvre (comme il le fit pour la Passion selon saint Mathieu à Salzbourg et à la Philharmonie de Berlin, ou comme le fit Abbado pour Parsifal à la Philharmonie de Berlin, inoubliable) . Peter Sellars, qui commença sa carrière dans l’hyperrréalisme (souvenons nous de sa Trilogie Mozart-Da Ponte), est en train d’évoluer vers un hiératisme tout aussi parlant. C’est un travail d’une rigueur prodigieuse.
Rigueur prodigieuse et précision, mais aussi lyrisme, rondeur de son, chaleur, engagement, et maîtrise parfaite des instruments, voilà ce qu’on peut dire du travail de Esa Pekka Salonen et du Philharmonia. J’avais adoré sa direction à Paris, je suis de nouveau convaincu. Une direction lente, mais tenue, avec des explosions phénoménales: le final du 1er acte ne peut être oublié, avec cette musique se déversant partout dans la salle, le chef se tournant dans tous les sens, et l’impression d’apothéose grandiose qui s’en dégage.Un travail d’un rare lyrisme, d’une intensité inouïe, provoquant souvent les larmes, et un orchestre exceptionnel (on retrouve l’âge d’or de Klemperer): le solo du cor anglais du début du troisième acte (la mélopée du pâtre) nous laisse figés par la stupéfaction et l’émotion.

Grandiose, oui, grandiose et mémorable. Encore une de ces soirées qu’il vaut la peine de vivre et qui nous fait dire une fois de plus: il faut aller à Lucerne. 100920102302.1284197631.jpg

METROPOLITAN OPERA (MET) 2009-2010: ATTILA de G.VERDI, dirigé par Riccardo Muti, avec Violeta Urmana et Ildar Abdrazakov (27 février 2010)

ATTILA S’HABILLE EN PRADA

Soirée triomphale au MET pour cet Attila de haute volée, création au MET qui affiche rarement des opéras du jeune Verdi, et débuts de Riccardo Muti qui n’y avait jamais dirigé. Mieux vaut tard que jamais. Peter Gelb a réuni pour l’occasion une distribution de très haut niveau, Violeta Urmana, Carlos Alvarez, Ildar Abdrazakov, Ramon Vargas et une équipe scénique surprenante, mais très chic: Pierre Audi metteur en scène, Miuccia Prada, la styliste italienne,  Herzog et de Meuron, les architectes du stade de Pékin (celui en nid d’oiseau) et de la New Tate Gallery comme équipe de décors et costumes. Sans doute en hommage à Pierre Audi, Madame Prada a mis sur le casque d’Attila et les épaulettes d’Ezio et Attila des diodes qui ressemblent fort à celles qui soulignent les phares des Audi récentes!

Est-ce une mise en scène d’ailleurs?  Le choix est celui non d’un travail sur l’épopée, avec des grandes masses chorales qui bougent et des grands espaces, mais d’un espace très limité, vertical et non  horizontal, où les protagonistes bougent peu et se retrouvent comme écrasés par un mur comme dans la tragédie. Le chœur apparaît le plus souvent à moitié enterré, comme écrasé sous le décor qui se soulève pour l’occasion. De quoi satisfaire Riccardo Muti qui aime à avoir un chœur fixe, face au chef, et des chanteurs qui jouent peu, pour mieux chanter et mieux voir le chef. Deux décors, l’un, une sorte de ruine fait d’un tas de plaques de béton armé, comme une ville après la bataille, est le cadre du premier acte, plus violent; l’autre censé représenté la forêt, est un superbe mur végétal magnifiquement éclairé par Jean Kalman, complice habituel de Pierre Audi dans lequel s’ouvrent des espaces où prennent place les protagonistes. Des couleurs violentes, vert, jaune, rose, bleu profond donnent une véritable ambiance, mais ne disent rien sur l’œuvre. Pourquoi pas d’ailleurs, ce genre d’opéra n’a pas pour caractère la finesse psychologique, mais plutôt des caractères tout d’une pièce: une héroïne par nature, forte, courageuse, qui va jusqu’au bout, sorte de Judith romaine, Odabella, son amant Foresto, sacrifié sur l’autel de la vengeance, Ezio le général romain vaillant mais un peu trouble, qui tirerait bien d’Attila un accord qui lui donnerait l’Italie, et Attila enfin, qui – conformément à la vérité historique d’ailleurs- n’est pas le monstre sanguinaire de la tradition, mais un souverain non dénué d’humanité et de noblesse.
On assiste plus à une succession de tableaux, assez beaux à voir , qu’à un travail théâtral et dramaturgique puissant. La mise en scène de la Scala de Jérôme Savary ne brillait pas non plus par son originalité, mais Savary avait à l’époque laissé entendre qu’il avait été bridé par le chef (un certain Riccardo Muti). Du coup les chanteurs sont le plus souvent livrés à eux-mêmes et ne font pas grand chose (ce qui ne peut que convenir à Violeta Urmana, jamais très concernée par le jeu scénique).

Musicalement, le travail effectué par Riccardo Muti avec l’orchestre du MET est tout à fait remarquable, enfin l’orchestre sonne (alors que lors des deux autres représentations, Bohème et Barbiere ce n’était pas toujours le cas) et la construction musicale (les italiens appellent cela la “concertazione”) est tout à fait remarquable, beaux équilibres sonores,  précision des attaques, mise en relief du son, une approche raffinée et créatrice d’émotion notamment dans les ensembles (magnifique final du premier acte). Un seul problème, qui va s’accentuer dans la seconde partie, c’est la dynamique. On aimerait que ce Verdi bouge un peu plus, on aimerait sentir la nervosité, l’énergie, la sève, bref, on aimerait entendre un peu du Muti des années 70, et là c’est raté. Grandiose, certes, ô combien, mais pas assez soucieux de la vie intense de cette musique du jeune Verdi. Il reste que c’est tout de même un grand moment auquel le public américain, toujours très participatif, fait une triomphe avec standing ovation.

Du point de vue vocal, on apprécie de voir le très grand Attila de la génération précédente, Samuel Ramey, affiché cette fois dans le rôle très épisodique de Leone l’évèque, et si la voix a un peu vieilli, le volume reste intact. Ildar Abdrazakov  ne démérite pas, mais la voix qui est belle et profonde, manque justement de ce volume et de ce relief qui doivent coller au rôle, le timbre est élégant, mais le style reste un peu indifférent, et le personnage manque de consistance, le digne successeur de Ramey n’est pas encore trouvé.  L’Odabella de Violeta Urmana, estplus intéressante que d’ordinaire et surprend même au premier acte: les aigus et les suraigus sont là, même si ces derniers sont un peu criés par une voix qui se resserre et atteint sa limite, les graves en revanche sont somptueux (on sent l’ancien mezzo!), la vaillance est là, mais peu à peu la voix s’opacifie et la deuxième partie de l’opéra est moins intéressante. A la Scala, Cheryl Studer n’avait pas tout à fait la ressource – elle le paya par des huées cruelles et injustes- mais elle avait une beauté vocale que Madame Urmana n’a pas . Giovanni Meoni remplace Carlos Alvarez malade pour toute les réprésentations dirigées par Muti, le timbre est joli, mais le volume manque, ainsi que le souffle car les notes hautes ne sont jamais tenues, une prestation passable. En revanche, rien à dire du Foresto de Ramon Vargas, absolument impeccable de style, de technique, d’engagement. Que cette voix qui à ses débuts semblait destinée à des rôles de ténor léger puisse aborder avec assurance les rôles lourds (Don Carlos!) laisse rêveur: en tous cas aucun doute, c’est lui qui s’en tire le mieux, et de la manière la plus homogène.
Mais laissons là les réserves: ce fut malgré tout un bel Attila, esthétiquement remarquable, musicalement de haut niveau, et la première partie de la soirée fut vibrante, même si la suite a un peu déçu. Ne boudons pas quand même notre plaisir, il n’est pas fréquent que Verdi soit à la fête dans les théâtres aujourd’hui.