FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: ŒDIPUS REX/SYMPHONIE DE PSAUMES d’Igor STRAVINSKI le 15 JUILLET 2016 (Dir.mus: Esa-Pekka SALONEN; ms en sc: Peter SELLARS)

 

Œdipes Rex; Joseph Kaiser, Sir Willard White, Laurel Jenkins Pauline Cheviller ©Vincent Beaume
Œdipes Rex; Joseph Kaiser, Sir Willard White, Laurel Jenkins Pauline Cheviller ©Vincent Beaume

On attendait beaucoup de ce spectacle qui affichait complet (2 soirées seulement) avec une distribution enviable, Esa-Pekka Salonen en fosse après son triomphe dans Pelléas, et Peter Sellars qui attire toujours la foule.
Sur le papier, un spectacle à ne manquer sous aucun prétexte.
Peter Sellars depuis quelques années s’intéresse plus particulièrement aux oratorios et à leur mise en espace, on lui doit à Salzbourg et Berlin une Passion selon Saint Mathieu avec les Berliner Philharmoniker et Sir Simon Rattle restée dans les mémoires. L’an dernier, il s’est déjà intéressé à Stravinski, à travers la mise en perspective de deux spectacles, Iolanta de Tchaïkovski, et Perséphone de Stravinski. Je n’avais pas été convaincu ; il est vrai que la musique de Perséphone n’était pas de celles qui vous marquent à vie. J’ai beaucoup d’admiration pour Peter Sellars dont j’ai vu bien des spectacles, depuis son Don Giovanni originel à la MC93, en passant par Cosi fan tutte, Saint François d’Assise, déjà avec Salonen, à Salzbourg en 1992, puis à Paris (sans Salonen) sans aucun doute son chef d’œuvre, qui a popularisé dix ans après ou quasi une œuvre sabotée par une mise en scène sans saveur (Sandro Sequi) à sa création en 1983. J’ai beaucoup aimé Nixon in China de John Adams, mais aussi sa Mort de Klinghoffer (vue à Lyon) et Doctor Atomic plus récemment, à Amsterdam. Comment passer sous silence son partenariat avec Bill Viola pour un Tristan und Isolde de légende vu à Paris et Lucerne, encore et toujours avec Salonen. Bref, Sellars a marqué beaucoup de spectacles et reste pour moi une grande référence.

Je suis d’autant plus perplexe devant cet Œdipus Rex
Voulant de nouveau lier deux œuvres proches par l’époque (Œdipus Rex remonte à 1927, La Symphonie de Psaumes à 1930) et a priori éloignées par la thématique, Sellars et Salonen ont décidé de les rapprocher et d’en faire un spectacle unifié, faisant de la Symphonie de Psaumes une sorte de transfiguration d’Œdipe. Cette combinaison a déjà été travaillée avec Esa-Pekka Salonen à Los Angeles, et plus en arrière dans le temps, Peter Sellars et Kent Nagano ont présenté une soirée Œdipes Rex/Symphonie de Psaumes au festival de Salzbourg à l’invitation de Gérard Mortier en août 1994, dans d’autres décors  -coop Himmelb(l)au- mais comme à Aix avec Dunya Ramicova pour les costumes ainsi que  James F.Ingalls pour les lumières , comme me le rappelle un lecteur attentif que je remercie chaleureusement. Il s’agit donc de la reprise d’un projet vieux de 22 ans…
Dans un espace blanc immaculé, seulement scandé par des sculptures africaines de l’artiste Elias Sime, Œdipus Rex reste un oratorio, à cause de l’importance donnée au chœur, qui par sa disposition et sa masse écrase les protagonistes, plus ou moins en rang d’oignon au proscenium. Les sculptures africaines, seul élément de décor et donc évidemment hautement emblématiques, renvoient cette histoire à celle d’une tribu, mais aussi à un originel primitif, celui de la première des tragédies, la seule peut-être. Stravinski ambitionnait (un peu d’ailleurs comme les compositeurs des premiers opéras au XVIIème ) de revenir à une sorte d’épure antique, à l’opéra comme survivance de la tragédie grecque. En ce sens, peut-être Œdipus Rex aurait-il une place de choix à Epidaure. Évidemment, dans ce retour aux sources, le texte de Cocteau original fait un peu désordre. C’est pourquoi il a été réécrit, à partir de Sophocle, mis dans la bouche d’Antigone qui fait office de récitante (Pauline Cheviller) accompagnée de sa sœur Ismène (incarnée par la danseuse Laurel Jenkins) dont la présence esthétisante m’est apparue un maniérisme.

Œdipus Rex, Antigone et Ismène (Pauline Cheviller et Laurel Jenkins) et le choeur ©Vincent Beaume
Œdipus Rex, Antigone et Ismène (Pauline Cheviller et Laurel Jenkins) et le choeur ©Vincent Beaume

Le choix se défend dans la perspective de l’arc formé par Œdipus Rex et la Symphonie de Psaumes, qui rend le chœur totalement protagoniste comme dans la tragédie grecque et qui veut revenir à Sophocle. Mais dans l’œuvre originale, le texte de Cocteau, qui en matière de mythes grecs s’y connaissait un peu, met un zeste d’ironie, de distance, un zeste de commentaire de conférencier  qui évite le « tragico-tragique » et d’ailleurs le choix du latin, pour « faire oratorio »  contribue à cette distance:
« Spectateurs, vous allez entendre une version latine d’Œdipe Roi. Afin de vous épargner tout effort d’oreille et de mémoire, et comme l’opéra oratorio ne conserve des scènes qu’un certain aspect monumental, je vous rappellerai, au fur et à mesure, le drame de Sophocle.»

Évidemment ma déception aussi pour origine  un souvenir encore brûlant, l’Œdipus Rex donné l’Opéra de Paris en 1979 sous la direction de Seiji Ozawa, dans une mise en scène de Jorge Lavelli, avec Maria Casarès en récitante…L’urgence de la mise en scène, très marquée par l’expressionnisme, noire et rouge, drapée dans le sang, la distance de Maria Casarès qui dit ce texte comme personne, au point que je l’ai encore dans l’oreille, tout cela a donné un relief à mes souvenirs parce que cela donnait un relief inédit à l’œuvre. Ceux qui ont eu la chance de voir ce spectacle se souviendront…

Nous avons ici une tentative, non dénuée de prétention à mon avis, de proposer une version totalement tragique. La jeune Pauline Cheviller en Antigone un peu déclamatoire, n’arrive évidemment pas à remplir la scène de ce texte adapté par Peter Sellars et traduit par Alain Perroux et Vincent Huguet, qui n’a ni le relief, ni la distance, ni l’élégance du texte de Cocteau, bien daté certes, mais en plein dans le sujet. On dit que Stravinski n’était pas trop satisfait…mais le fut-il d’un librettiste… ? Le texte de Gide pour Perséphone est pour moi inaudible aujourd’hui. Ce n’est pas le cas de celui de Cocteau…J’entends encore Casarès dans les dernières paroles du récitant :

« Le roi est pris. Il veut se montrer à tous, montrer la bête immonde, l’inceste, le parricide, le fou. On le chasse avec une extrême douceur. Adieu, adieu, pauvre Oedipe! Adieu Oedipe; on t’aimait. »

Alors pour moi Sellars n’a  effacé ni Cocteau, ni Lavelli, et Salonen n’a pas effacé Ozawa. Encore sans doute un souvenir d’ancien combattant diront ceux qui ont été émerveillés par ce spectacle à Aix. Sans doute n’auront-ils pas tort d’un côté, mais dans l’affaire cela permet pour moi de remettre les choses en place. Je ne dis évidemment pas que ce spectacle est médiocre, je dis simplement que dans ma propre histoire il y a eu bien mieux, – je renvoie les lecteurs curieux vers le site de la BNF pour voir les documents relatifs à cette ancienne production- et que Peter Sellars brutalement parlant ne m’a pas semblé trop se fatiguer. Je veux bien qu’il ait refusé les effets de théâtre, le tragique donné en spectacle pour privilégier le tragique dépouillé de ses oripeaux, et qu’il a pour cela limité au minimum les mouvements des personnages, rendant l’oratorio mis en espace plus qu’en scène et en faisant une version semi scénique où les protagonistes arborent des costumes qu’ils pourraient à la limite revêtir en concert, même si berger et messager sont costumés. Cette simplicité que l’on appellera de ses vœux pour célébrer la tragédie des tragédies valorise en fait un chœur qui à peine entré en scène, est pressant-oppressant, disant le texte latin en l’illustrant de gestes qui s’apparentent à la langue des signes, mais aussi à ce qu’on sait des mouvements et des gestes qui accompagnaient les prières dans l’antiquité, c’est à dire une gestuelle à la fois cryptique et symbolique, qui communique et qui célèbre, proche d’un rituel mystérieux et lisible à la fois. C’est bien le chœur qui unifie les deux œuvres, dont il est protagoniste, puisque la plupart des personnages disparaissent, sauf Œdipe, Antigone et Ismène, soulignant la malédiction qui frappe la « tribu » des Labdacides.
De « personnages » dans Œdipus Rex il y en a bien peu. Peu d’engagement scénique, peu de mouvements sinon les plus habituels et surtout peu de personnalités scéniques qui se démarquent.
Le vétéran Sir Willard White assume les rôles de Tirésias, du berger et de Créon. C’est sans doute un choix d’économie de la scène, mais Créon et Tirésias devraient être deux personnages différents. Bien sûr, faire un seul personnage, c’est montrer qu’ils déclinent chacun un élément du destin d’Œdipe et qu’ils finissent par n’en faire qu’un, mais dramaturgiquement, les trois personnages dont bien distincts et je préfère qu’on les distingue. D’ailleurs en dehors d’Œdipe de Jocaste et des deux filles, les autres s’effacent presque en arrière-plan comme pour éviter d’identifier qui est qui.
L’ensemble de la distribution est évidemment de bon niveau, mais Sir Willard White affiche une voix assez fatiguée, même si sa présence scénique est toujours forte, notamment pour Tirésias, qui mériterait une voix moins mate, plus sonore, plus prophétique, et le danger d’un seul chanteur pour trois rôles c’est l’uniformisation, même si je pense que c’est ici intentionnel.
Joseph Kaiser en Œdipe est très correct, mais un peu sage. Il manque de cette urgence, de cette angoisse qui monte, il aurait besoin de mieux caractériser sa voix : c’était à Garnier Kenneth Riegel, un ténor de caractère, sans énorme voix, mais qui soignait la couleur et l’expression. On peut préférer une voix plus forte, mais il faut que cette voix soit expressive, qu’elle sculpte la parole, c’est là l’essentiel : Œdipe doit être d’abord un questionnement, et la voix doit évoluer au fur et à mesure de la découverte de la vérité. Joseph Kaiser est un bon chanteur mais plat et un peu fade et surtout il chante à peu près toujours de la même manière, ce qui pour ce personnage est délétère.

La seule à être dans le personnage et le drame, c’est indiscutablement Violeta Urmana en Jocaste. Comme les autres elle ne fait pas grand-chose en scène, mais à la différence des autres, elle impose une présence vocale forte, pleine de relief, avec une voix pleine : il faut l’entendre lancer ses « cave oracula » prophétiques. Revenue après des errances dans des rôles plus proches de sa tessiture d’origine, mezzo-soprano, elle impose ici un personnage de mezzo dramatique qui sait dire un texte, qui colore, qui est expressif, qui projette. Elle tranche avec les autres : c’est la seule qui pour mon goût soit dans le drame et en pleine harmonie avec la couleur voulue par Stravinski. J’ai suffisamment émis des doutes sur cette chanteuse pour dire quel bonheur elle m’a procuré ce soir.

Symphonie de Psaumes, Laurel Jenkins, Joseph Kaiser, Pauline Cheviller ©Vincent Beaume
Symphonie de Psaumes, Laurel Jenkins, Joseph Kaiser, Pauline Cheviller ©Vincent Beaume

Les chœurs, c’est le chœur suédois Orphei Drängar, auxquels s’adjoignent le Gustav Sjökvist Chamber Choir et le Sofia Vokalenensemble, dirigés par Folke Alin. J’ai dit plusieurs fois que c’est le protagoniste central du projet, celui qui reste en scène, celui qui va passer des questions angoissées d’Œdipus Rex à la transfiguration d’Œdipe apaisée et émouvante dans un détournement ici bienvenu de la Symphonie de Psaumes, à mon avis plus réussie. Un chœur (d’amateurs je crois) très engagé, plein de relief et de présence qui est vraiment la grande découverte de la soirée, et qui a contribué pleinement au triomphe public final. Un chœur toujours en mouvement, assis ou couché ou debout, avec toujours cette étrange gestuelle qui tient du rituel et du langage des signes à laquelle le spectateur s’habitue et qui rythme la musique. Magnifique.

Symphonie de Psaumes Laurel Jenkins (Ismène) ©Vincent Beaume
Symphonie de Psaumes Laurel Jenkins (Ismène) ©Vincent Beaume

Reste l’orchestre Philharmonia et son chef Esa-Pekka Salonen. Un orchestre magnifiquement préparé, sans scories, avec une belle précision dans les attaques et un beau son. Mais comme dans Pelléas, j’ai trouvé l’option de Salonen insuffisamment engagée, notamment dans Œdipus Rex, il a manqué pour moi du relief, du drame, quelque chose d’un couteau aiguisé (là où jadis Ozawa était un poignard dardé à la limite du supportable[1]). Pour cette musique paroxystique, le rendu est un tantinet en dessous du paroxysme : peut-être est-ce voulu, mais je n’ai pas entendu cette retenue dans son Elektra par exemple, autre musique paroxystique. En bref quelque chose m’a manqué dans Œdipus  Rex de cette urgence, un peu comme ce qui m’a manqué chez Joseph Kaiser, une musique certes au point certes précise, certes quelquefois ciselée, mais qui ne va pas jusqu’au bout de l’histoire et qui s’efface derrière le chœur. Peut-être ce choix est dû à la volonté d’harmoniser un peu les deux œuvres et d’en donner un spectre cohérent, mais le fait est que dans la Symphonie de Psaumes, la musique m’est apparue mieux correspondre à l’attente, plus accomplie, plus apaisée, séraphique comme attendue.
La mise en scène du chœur un peu répétitive mais le rituel convient bien à l’œuvre et la conduite d’Œdipe à son sommeil définitif, au sein de ce carré lumineux censé en faire le mythe que nous connaissons, transfiguré en figure définitive du tragique humain est sans doute une trouvaille relativement facile, mais qui correspond bien à l’œuvre et qui répond aux images qu’elle nous invite à investir. Nous eûmes donc une belle image finale.

Il est possible que le goût du jour soit moins sauvage que ce que j’attends de l’œuvre, mais si je lis bien le texte, Œdipus Rex est un opéra-oratorio. C’est dire qu’il faut de l’opéra, autrement dit de la chair, de la stupeur et du tremblement. Nous avons vu privilégier l’oratorio qui s’est mis d’ailleurs à respirer plus à son aise dans la seconde partie, mieux réussie pour moi dans sa cohérence et même dans le propos. Ainsi, et je le regrette, ni Sellars ni Salonen (que j’aime beaucoup par ailleurs) chacun dans leur sphère et malgré leurs qualités (nous sommes à un très haut niveau) n’ont réussi à me convaincre du bien-fondé de leur option.

[1] J’ai voulu pour vérifier l’adéquation de mes souvenirs et de la réalité sonore, et donc n’être pas injuste, réécouter l’enregistrement d’Ozawa que j’ai encore de la radio d’alors. Quelle différence ! Quelle immensité !

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Joseph Kaiser, Violeta umrank, Pauline Cheviller, Laurel Jenkins ©Vincent Beaume
Joseph Kaiser, Violeta umrank, Pauline Cheviller, Laurel Jenkins ©Vincent Beaume

FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: PELLÉAS ET MÉLISANDE de Claude DEBUSSY le 2 JUILLET 2016 (Dir.mus: Esa-Pekka SALONEN; ms en sc: Katie MITCHELL)

Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud) ©Patrick Berger / ArtComArt
Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud) ©Patrick Berger / ArtComArt

Ce Pelléas était très attendu.
La popularité d’Esa-Pekka Salonen dans le monde musical et chez les critiques faisait que la présence du chef finlandais avait un air d’événement, d’autant que la distribution était attirante, tout autant que la mise en scène de Katie Mitchell, très en faveur à Aix-en-Provence où depuis d’arrivée de Bernard Focroulle, elle a signé plusieurs mises en scène plutôt bien accueillies. Le triomphe est total. Le public et la presse ont accueilli ce travail de manière éminemment positive.
À une quinzaine de jours de la Première à laquelle j’ai eu la chance d’assister, le recul salutaire va permettre sans doute, pour chacune des productions de cette cuvée 2016 du Festival d’Aix, de se faire une idée moins immédiate et plus réfléchie, peut-être aussi plus pondérée.
Il est heureux de constater la fortune actuelle du Pelléas et Mélisande de Debussy, considéré comme un de ces chefs d’œuvres à l’accès difficile. Cette saison, il y a à peine un mois, c’était à Zurich la production de Dmitri Tcherniakov dirigée par Alain Altinoglu, la saison dernière, c’était Daniele Abbado à Florence qui mettait en scène aux côtés de Daniele Gatti ou Constantinos Carydis qui dirigeait la production de Christiane Pohle en ouverture du Festival de Munich 2015.
Pour beaucoup d’amateurs d’opéra, Pelléas est une œuvre qu’on apprécie après avoir vu toutes les autres. Pour certains, on commence par Wagner et on finit par Debussy. Pour d’autres au contraire, on commence par Debussy et on finit par Wagner. Le lien de Debussy à Wagner est en effet très fort, un « je t’aime moi non plus » fait de refus, mais aussi de citations presque textuelles (Parsifal dans Pelléas par exemple). Pelléas et Mélisande appartient à un moment où le monde intellectuel français littéraire ou musical courait à Bayreuth. C’est évidemment une œuvre qui se confronte à Tristan und Isolde, autre histoire de couple, autre version des relations entre Eros et Thanatos. D’ailleurs, le décor monumental de Lizzie Clachan à Aix n’est pas sans rappeler dans son organisation même celui de Boris Kudlička à Baden-Baden, avec deux niveaux, un escalier métallique à Jardin, plongeant vers les ténèbres, et des espaces contigus et changeants. Car c’est bien ce décor imposant qui frappe durablement, au point d’être ce qui reste de la mise en scène après deux semaines, si imposant qu’il nécessite une armée de machinistes pour le transformer pendant les intermèdes (qui viennent tous saluer de manière pleinement justifiée à la fin). Ce décor est celui d’une maison de poupée en coupe, rappelant celui de Written on Skin ou Alcina par sa structure, avec ses chambres et ses espaces, isolant chaque scène, lui donnant un contexte particulier avec comme climax les scènes de la piscine intérieure vidée, hyperréaliste, avec la vision de la nature à l’extérieur, mais laissant les personnages derrière une verrière étouffante pour les scènes qui sont parmi les plus célèbres de l’œuvre (les scènes de fontaine). Le décor d’ailleurs réussit à être hyperréaliste et onirique à la fois, implantant une ambiance surannée, temporellement si marquée qu’elle en devient intemporelle, voire étouffante.

A la fontaine: Stéphane Degout (Pelléas) Barbara Hannigan (Mélisande) ©Patrick Berger / ArtComArt
A la fontaine: Stéphane Degout (Pelléas) Barbara Hannigan (Mélisande) ©Patrick Berger / ArtComArt

Comment rendre le mystère de Pelléas et Mélisande, une histoire en soi banale : un mariage plus ou moins forcé, un amour naissant hors mariage, un jaloux mal aimé. Une histoire qui rappelle beaucoup par son étrangeté La Princesse de Clèves, de Madame de Lafayette, notamment à travers le personnage du Prince de Clèves, bien proche de Golaud. L’atmosphère de mystère et d’étrangeté qui entoure la princesse (voir la scène du tableau et de la canne des indes observée de l’extérieur par un Nemours dévoré par le désir) me rappelle celle qui entoure Mélisande, étrangère au monde, venue de nulle part et dont la présence détruit la grise routine familiale, comme Dmitri Tcherniakov l’a si bien montré à Zürich.
Pour expliquer ce mystère et cette atmosphère et justifier d’une dramaturgie à ellipses, Katie Mitchell et son dramaturge Martin Crimp choisissent de faire du drame un rêve (prémonitoire) de Mélisande, à peine revenue de son mariage avec Golaud (elle est en robe de mariée), un mariage contraint générateur d’angoisse qui explique un rêve pour le moins tendu, mais référencé fortement à l’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, sauf que de merveilles, il y en aura peu dans ce rêve. C’est un choix dramaturgique cependant assez commun, on ne compte plus sur les scènes les rêves de personnages qui expliquent une action dramatique. Sans la référence à Lewis Carroll, on tout aussi bien pu concevoir un rêve de Golaud pris par le désir de possession, ou de Pelléas pris par celui d‘échapper à l’étouffement familial. Étouffement que l’on perçoit par des signes évidents dans la première partie, notamment à travers le personnage de Pelléas, engoncé, fagoté en « petit vieux » avant l’âge, un vieil enfant rempli de tics et de mouvements brusques, magistralement rendus par Stéphane Degout dont c’est hélas le dernier Pelléas.
Atmosphère pesante aussi à table, avec la vision d’un repas familial silencieux et raide. Bien sûr on pense aussi à l’atmosphère familiale de la production de Tcherniakov, mais le cadre de la maison, moderne, « design », ouverte, n’a rien à voir et de produit pas la même impression : les couleurs du décor, vert passé, le style de l’ameublement du premier XXème siècle, les éclairages pâles et timides, tout concourt à donner l’impression d’une maison où le temps s’est arrêté, qui génère un ennui abyssal, et un désir de respirer. Chaque scène est un espace clos vieillot, chambre à coucher, salle à manger, piscine même, et les circulations sont étroites (escalier en colimaçon).C’est aussi un espace envahi par le rêve, avec cet arbre qui prolifère dans la chambre, ou la terre, C’est vraiment le décor qui donne l’ambiance.
Katie Mitchell fait évoluer ses personnages dans cet espace hyperdétaillé. Il y a d’ailleurs plus de travail sur les personnages que sur la dramaturgie proprement dite. Au centre, la Mélisande de Barbara Hannigan, comme si la mise en scène était construite sur mesure pour elle, une femme déjà mûre, qui n’a rien du petit oiseau fragile qu’on a pu voir ailleurs (Tcherniakov par exemple), qui parcourt tout l’espace en regardant toutes les scènes, ou se regardant (elle regarde souvent son double), dedans et dehors comme dans les rêves. Hannigan avec son art suprême du mouvement et sa manière de gymnaste de se relever quand elle est allongée face contre terre, avec sa grâce et avec son corps qui se construit et tout à la fois se déconstruit, rend une Mélisande présente, mais met au centre le drame d’une femme assez manœuvrière et manipulatrice dont l’innocence et la fragilité se discutent fortement. Tout cela est magistral de la part de la chanteuse, mais n’ajoute rien à la lecture ou au sens de l’œuvre. Tcherniakov avec le même présupposé était pour mon goût plus convaincant.

Du même coup, la première partie m’est apparue quelquefois distante et vaguement ennuyeuse, sauf la scène prodigieuse du petit Yniold (Chloé Briot, très fraîche) et de Golaud forçant à regarder par la lucarne.

Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Stéphane Degout (Pelléas) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Franz-Peter Selig (Ariel) ©Patrick Berger / ArtComArt
Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Stéphane Degout (Pelléas) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Franz-Peter Selig (Ariel) ©Patrick Berger / ArtComArt

La deuxième partie plus dramatique et plus tendue par nature permet de relever l’intérêt avec des moments particulièrement bien construits entre les personnages : par exemple la scène où Golaud et Arkel saisissent Mélisande sur la table, ou les scènes sur le lit entre Golaud et Pelléas, ainsi que la scène sacrificielle où Golaud égorge Pelléas comme Abraham son fils (laissant supposer par le choix de la mort une préméditation). Scènes très tendues, très fortes, qui laissent une durable impression.
Comme on le voit, Katie Mitchell sait rendre l’atmosphère pesante, et sait conduire un travail d’acteur particulièrement détaillé, mais le propos général reste moins convaincant. Il y a certes du mystère et de la poésie, mais cela s’inscrit dans une atmosphère de drame familial au total assez banal. Quand Mélisande entre dans cette famille, cette dernière est déjà en déliquescence, au bord du gouffre et Mélisande n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Chez Tcherniakov, c’était la présence même de Mélisande comme révélateur qui déclenchait le processus délétère de destruction familiale de l’intérieur… Aussi le travail de Katie Mitchell, précis, intéressant parce que le rêve permet de développer plusieurs points de vue et de conjuguer vraisemblances et invraisemblances, ne me semble pas rendre compte de toutes les ambiguïtés de l’œuvre. Un travail onirico-réaliste, et en ce sens même acrobatique. Mais on a envie de dire : et après ?

Blessures: Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud)Stéphane Degout (Pelléas) ©Patrick Berger / ArtComArt
Blessures: Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud)Stéphane Degout (Pelléas) ©Patrick Berger / ArtComArt

Elle est servie, et c’est son immense chance, par une distribution particulièrement engagée et qui semble partager le point de vue qu’elle exprime. Chacun est un chanteur acteur de très grand niveau, la Geneviève à la fois discrète et timide de Sylvie Brunet-Grupposo, dont la lecture de la lettre est un modèle de parlar-cantando contrôlé, naturel et sans prétention ni théâtralité excessive, l’Arkel monumental de Franz-Josef Selig, patriarche lui aussi bousculé par les manipulations de Mélisande, le Golaud de Laurent Naouri, toujours magistral, avec son faux air de Butler, qui réussit à chanter le texte sur le ton de la conversation, avec un naturel confondant, à la fois distancié et impliqué. Ce que réussit Katie Mitchell, grâce aux éminentes qualités de cette distribution, c’est de faire de chaque personnage ou presque un Janus bi-face, avec une face au monde et une face cachée, face externe et interne. Et Naouri est ici un chanteur exceptionnel d’intelligence, intérieur, retenu, mais en même temps ravagé, avec un sens rêvé du texte et de l’expression et une diction modèle.
Stéphane Degout est Pelléas depuis plus de cinquante fois. C’est d’abord un Pelléas musicien avec un sens du texte exceptionnel, dont il réussit à exprimer les moindres nuances, les moindres inflexions, de la douceur à la violence, de la tendresse à la tension, de l’innocence au désir, la diction est éblouissante (une qualité largement partagée par l’ensemble du plateau d’ailleurs), elle atteint le stade de la perfection quand elle s’allie à une telle expressivité, c’est une diction théâtrale presque avant que d’être musicale. Et puis il y a le personnage, merveilleusement conduit dans son évolution, depuis le Pelléas engoncé, plein de tics, étouffé et timide du début, celui soumis au « paterfamilias » Arkel, qui ne va pas voir Marcellus mourant, paralysé par la maladie paternelle et par l’interdiction d’Arkel, au Pelléas plus accompli par l’amour de la deuxième partie, plus ouvert et plus libre.
Justement, l’Arkel de Franz-Josef Selig joue vraiment le « Paterfamilias », aux mouvements calculés, plus souvent assis à la table à « présider » comme un Arkel « commandeur ». La diction est soignée, l’expression bien contrôlée, ainsi que la projection, avec un langage clair, qui exprime l’autorité et qui n’empêche pas le feu intérieur qui s’allume au contact de cette Mélisande volontairement perturbatrice. Un Arkel lui aussi Janus, aux limites de son contrôle sur lui-même. Belle composition de Chloé Briot en Yniold chantant en équilibre instable sur une échelle, même si je préfère les Yniold interprétés par de jeunes garçons (le magnifique enfant du Tölzer Knabenchor à Zürich). Quant à Thomas Dear, il prête un beau timbre, très présent, à la figure fugace du médecin.

Dans ce monde un peu paralysé, vaguement fossilisé, Mélisande a évidemment le statut d’élément perturbateur : elle est la femme, plus mûre mais encore jeune, d’une séduction presque animale. Elle n’a rien de l’oiseau fragile dont le texte parle. En scène elle est affirmée, notamment lorsqu’elle porte cette robe rouge-vermillon, couleur de la passion, qui l’isole par rapport aux teintes pastel presque effacées ambiantes. Aucun des costumes des autres ne possède cette agressivité. La présence scénique d’Hannigan fait le reste, un oiseau (de proie ?) sensuel et mûr vaguement destructeur. Comme toujours son chant peut diviser : sa diction, peut-être d’un souffle moins parfaite que celle de ses partenaires lui donne justement un souffle d’étrangeté et d’absence, mais l’expression est décidée, le ton est affirmé, la voix est merveilleusement placée à tous les degrés du registre et magnifiquement expressive par de multiples modulations. Je la préfère néanmoins dans la Marie manipulée de Die Soldaten à Munich que dans cette Mélisande manipulatrice où elle est néanmoins admirable. Peut-être aussi est-ce d’ailleurs la nouveauté du personnage qui me trouble. En tous cas, et c’est la magie des festivals, je ne vois pas quelle autre chanteuse pourrait incarner Mélisande dans cette production si elle entrait dans le répertoire d’un théâtre. C’est une production construite pour elle et autour d’elle, c’est sa grandeur et aussi sa faiblesse que d’être un Pelléas et Mélisande-Hannigan plutôt qu’un Pelléas et Mélisande.

 

On attendait aussi beaucoup, comme je l’ai écrit au début, de la direction d’Esa-Pekka Salonen particulièrement adapté aux œuvres de la première moitié du XXème siècle, dans une œuvre qui a priori est faite pour lui et qu’il connaît sur le bout des ongles, d’autant qu’il y dirigeait son Philharmonia Orchestra.

J’avoue avoir été moins sensible à son travail qu’en d’autres occasions. On a plusieurs manières d’aborder Pelléas, une manière impressionniste, miroitante, relevant chaque son en faisant une sorte de multiplication de reflets diamantesques : c’était le cas jadis d’Abbado, qui savait cependant, en immense chef de théâtre qu’il était, accompagner le drame et donner de la tension. Ce fut aussi le cas de Gatti à Florence, qui avec une incroyable clarté, révélait l’ensemble des secrets de la partition, dans des conditions acoustiques difficiles, mais rendant chatoyant et riche de tous ses reflets un texte musical imprégné de l’ambiance littéraire de la période et pas seulement de Maeterlinck. Maazel jadis à Paris (avec Jorge Lavelli, Frederica Von Stade, Richard Stillwell et Gabriel Bacquier) avait su conjuguer l’onirique, le poétique et de dramatique. C’est à lui que je dois mon amour pour cette œuvre que je regardais avec distance dans ma prime jeunesse, tout occupé à découvrir Wagner. J’aime les directions musicales qui illuminent et qui éclairent tous les détails de ma mosaïque debussyste, faite de tesselles orientées différemment, tout à la fois ombres et lumières, et qui néanmoins savent créer tension et drame.
Je n’ai pas trouvé tant de tension dans l’accompagnement musical du drame surtout dans un première partie que j’ai trouvée trop linéaire. Certes, on peut dire que Salonen suit en cela la mise en scène, dans sa continuité et sa fluidité dramatique qui passe de scène en scène comme un regard presque extérieur au drame (celui de la Mélisande rêvant). J’ai écrit linéaire, je devrais dire lisse, trop lisse, sans aspérités, et avec une discrétion étonnante qui fait qu’à certains moments on n’entend peu l’orchestre. Un parti pris de discrétion qui me perturbe parce que je n’y entend plus les chatoyances, les différences de couleurs, les ruptures aussi, mais une sorte d’uniformité.
Certes, la deuxième partie plus dramatique donne un peu plus de relief à l’ensemble, mais sans jamais être abrupt, ou brutal. Ce parti-pris me paraît courir le risque de ne pas rendre justice à l’œuvre, de ne pas lui rendre sa profondeur, au profit d’une certaine fadeur, de la couleur un peu passée du décor, un son lointain et quelquefois indifférent.
J’entends bien que le parti-pris scénique, un rêve qu’on regarde, contribue à éloigner, et peut induire le chef à proposer un son sans le son, une sorte de second degré, de vision derrière la vision et donc éloigner le choc direct, j’entends bien – pour le défendre à chaque fois- que le chef et le metteur en scène ne peuvent jouer des partitions différentes, mais j’avoue avoir quelque peu regretté un relief qui me paraît si indispensable ici.

Indiscutablement cette production interroge et ce n’est pas la seule du festival (on le verra bientôt avec Cosi fan tutte). C’est intéressant de proposer un Pelléas et Mélisande d’un « réalisme onirique » qui a incontestablement trouvé un ton. Pourtant, malgré l’excellence de la distribution et sa justesse de ton, je suis resté un peu sur ma faim.
Il y a un mois, j’étais à Zürich pour un autre Pelléas et Mélisande, dirigé par Alain Altinoglu et mis en scène par Dmitri Tcherniakov, qui proposait lui aussi une vision de famille en déliquescence, mais avec une violence inouïe et inédite dans cette œuvre (magistral Golaud de Kyle Ketelsen, imposante Geneviève d’Yvonne Naef et incroyable Arkel de Brindley Sherratt) que relayait dans la fosse un Alain Altinoglu original et poignant, très expressionniste (certains ont dit puccinien), plein de couleurs et de tensions, de contrastes, de dynamique, très surprenant dans sa manière d’emprunter une voie inédite. J’ai préféré ce Pelléas coup de poing, ou le Pelléas suspendu et ailleurs de Christophe Honoré à Lyon, plutôt que ce goût amer et lointain laissé par le travail de Katie Mitchell, au contact d’artistes admirables, nous laissant des images souvent belles, mais ni le cœur lacéré, ni l’âme en capilotade. [wpsr_facebook]

Thanatos : Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Stéphane Degout (Pelléas) Franz-Peter Selig (Arkel) Thomas Dear (le médecin) ©Patrick Berger / ArtComArt
Thanatos : Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Stéphane Degout (Pelléas) Franz-Peter Selig (Arkel) Thomas Dear (le médecin) ©Patrick Berger / ArtComArt

LUCERNE FESTIVAL 2013: ESA-PEKKA SALONEN dirige le PHILHARMONIA ORCHESTRA le 13 SEPTEMBRE 2013 avec Gerard FINLEY, Christiane STOTIJN, Paul GROVES (BERLIOZ, ROMÉO ET JULIETTE)

Le choeur (scène finale) © Peter Fischli

Roméo et Juliette n’est pas l’une de mes oeuvres favorites de Berlioz, c’était d’ailleurs une raison supplémentaire pour faire le voyage de Lucerne, pour la dernière fois cet été, car l’orchestre, le chef et la distribution constituaient des atouts non négligeables pour me faire changer d’avis.
L’idée de Roméo et Juliette vient à Berlioz probablement peu avant 1830, lorsque l’Odéon programme le drame de Shakespeare, dans la saison 1827-1828. Harriet Smithson joue Juliette. Racine et Shakespeare de Stendhal est paru quelques années auparavant, la préface de Cromwell est à peu près contemporaine en 1827, année de la création à Paris de Giulietta e Romeo de Vaccaj (créé au Teatro della Cannobiana de Milan en 1825) et Bellini crée ses Capuleti e Montecchi à Venise en 1830 et au Théâtre Italien de Paris en janvier 1833. Berlioz l’avait d’ailleurs vu en Italie et en avait rendu compte de manière sévère. Bref, le monde intellectuel et musical se libère des carcans de règles classiques que les classiques les premiers avaient su accommoder. C’est dire aussi que le drame de Shakespeare (même si le  librettiste Felice Romani – auteur des deux livrets de Bellini et de Vaccaj s’inspire de sources directement italiennes plus que du drame de Shakespeare) est à la mode. C’est pourtant en 1839 que Berlioz crée Roméo et Juliette; l’oeuvre a donc été pensée longtemps avant d’être présentée. Il s’agit effectivement d’une œuvre  pensée, élaborée, tant du point de vue du livret que de la construction. Ce n’est ni un opéra, ni une symphonie. Certes, c’est une symphonie avec voix et choeur, où l’inspiration de Beethoven (dans sa symphonie n°9, qui date de 1824) est très probable – Berlioz avait écouté les symphonies de Beethoven dirigé par Habeneck qui l’avaient profondément marqué en 1828.  Mais pas seulement symphonie: elle a quelque chose d’un mélologue, d’un poème dramatique, d’une musique de scène, d’un opéra, d’une cantate. L’histoire est racontée, et non jouée: des récits à la troisième personne, mais aussi et surtout racontée en musique, comme dans une symphonie à programme (la fête chez les Capulets). Même le choeur doit à la fois s’exprimer en parlando, ou exploser comme dans le final un peu pompeux et un peu beethovénien. Les interventions du soprano e du ténor sont brèves, celle de la basse plutôt lourde et plutôt longue: c’est la basse le seul chanteur qui ait un rôle, celui du père Laurence (frère Laurent) qui raconte la fin du drame et qui intervient. Ténor et soprano ne représentent pas vraiment Roméo et Juliette, mais racontent et décrivent à la troisième personne. C’est donc une oeuvre complexe, qui apparaît à première audition sans vraie ligne mélodique, mais qui exige une grande attention pour répérer ensuite la manière dont Berlioz reprend les thèmes, les transforme, les insère çà et là, tantôt en les déconstruisant, ou en les diluant, tantôt en les citant. Une oeuvre qui laisse la place à de grands moments symphoniques éblouissants, qui renvoie à l’univers des Troyens, ou à la Fantastique, à des moments de retenue, élégiaques, avec des fulgurances orchestrales d’une grande modernité. Car dans l’expression lyrique, tout ce qu’exprime la vie est permis. Ainsi, déjà le sous-titre de l’oeuvre est tout un programme: “Symphonie dramatique avec choeurs, solistes, et un prologue avec le caractère du récitatif , d’après la tragédie de Shakespeare”.
En réalité, le récit est confié aux solistes, et l’expression des sentiments à l’orchestre (comme dans la partie “Roméo seul, tristesse, bruits lointains de bals et de concerts, garnde fête chez Capulet”) seule la partie finale pourrait se rapprocher de l’opéra. Dans une oeuvre avec un tel programme, il fallait un chef qui imprimât à la fois une dynamique, mais qui fût aussi techniquement maître des masses, pour répondre aux exigences à la fois musicales et techniques de la partition. Esa-Pekka Salonen nous offre ici un des grands moments du Festival de Lucerne 2013, sommet supplémentaire dans la chaîne de sommets qu’a constitué le Festival cette année. Une fois de plus, il montre l’osmose entre les musiciens du Philharmonia et le chef, et aussi l’excellence individuelle des musiciens.

© Peter Fischli

Car son orchestre est d’une clarté exemplaire, chaque pupitre est isolé, parfaitement lisible, jamais perdu dans la masse orchestrale. L’orchestre est d’une très grande qualité, à tous les niveaux, que ce soient les cordes, somptueuses, charnues, profondes, les bois – exceptionnels-, les cuivres d’une rare netteté -, les percussions. Et il est vraiment totalement dans les mains du chef qui leur transfère une énergie et une puissance assez prodigieuses. Comme dans l’Elektra d’Aix, le son produit n’est jamais vraiment tonitruant, ou écrasant  comme il pourrait l’être dans une musique d’une telle énergie, il est équilibré, au sens où à des moments de grande retenue et de grande intériorité répondent certes des moments spectaculaires, mais toujours “tenus”, toujours à l’intérieur de limites qui garantissent une parfaite lisibilité, une clarté de cristal, tout en maintenant une tension forte et une dynamique incroyable, au point que spontanément, le public cherche à applaudir après “Grande fête chez Capulet”, un moment à la fois ébouriffant et grandiose, dansant bien sûr mais complètement étourdissant, mené à un train d’enfer, comme une valse éperdue qui serait déjà une course à l’abîme. Le début, qui est une sorte d’ouverture (Introduction – combats- tumulte – intervention du Prince) est déjà un exemple de ce dynamisme et de cet art des équilibres sonores et de la ligne qui va être un des éléments portants de la soirée, avec des cuivres extraordinaires. La manière dont les attaques sont prises, les sons produits, sont d’une très grande modernité et ouvrent vers Mahler et au-delà. À la fois précis et équilibré, dynamique et virevoltant, ce Berlioz là est passionnant et il sonne vrai, au sens où cette clarté nous dit quelque chose, nous parle, nous tient en haleine, on repère çà et là des échos des ambiances de la Fantastique (notamment aux bois) quelquefois aussi des phrases qu’on va retrouver dans les opéras comme Benvenuto Cellini ou les Troyens. En tous cas des moments inoubliables: on se souviendra longtemps de l’extraordinaire ambiance dessinée dans la scène d’amour, ou la tension bouleversante de la scène de la crypte (Roméo au tombeau des Capulets – invocation). D’une musique qui me paraissait jusque là complètement extérieure et qui ne réussissait pas à me parler, chef et orchestre ont réussi à créer en moi à certains moments une indicible émotion.

Esa-Pekka Salonen © Peter Fischli

À cet orchestre exceptionnel correspond un choeur magnifiquement préparé (le Philharmonischer Chor der Stadt Bonn, choeur philharmonique de la ville de Bonn, dirigé par Thomas Neuhoff) peut-être encore plus impressionnant dans les parties plus retenues, qui sonnent comme des cantates, mais splendide également dans la partie finale, qui n’est pas pour mon goût musicalement la plus intéressante et en tous cas doué d’une expression française transparente: on comprend tout.
Des trois solistes, j’ai quelque réserves pour Christiane Stotijn, déjà exprimées à l’occasion d’autres concerts. La diction est claire, mais la voix reste sans grande expression, affligée d’un fort vibrato, et manque de projection, y compris dans cette salle: une voix qui ne (me) parle pas, et qui (me) laisse indifférent.
Paul Groves tout au contraire allie une science du dire exceptionnelle, une expressivité à la fois présente, tendue, et un timbre velouté toujours séduisant. Son scherzetto de la reine Mab est vraiment un exemple de style français, les paroles sont sculptées, l’expression est totalement convaincante; beau moment.

Gérard Finley © Peter Fischli

Il faut attendre la fin de l’oeuvre pour entendre le magnifique Père Laurencede Gérard Finley, à la fois récitant et personnage. Nous sommes à l’opéra où seul devant l’orchestre la basse s’adresse seule à l’ensemble des choeurs et se construit une sorte de dialogue entre cette voix puissante, claire, qui martèle son exigence de paix et de pardon, et finalement les choeurs qui s’y soumettent. Les chanteurs anglo saxons (Groves est américain, Finley canadien) ont une capacité étonnante à articuler et prononcer le français avec une justesse stupéfiante. Finley n’a pas une voix dont la profondeur et la largeur permettraient un final spectaculaire, mais il a une voix qui sait rendre l’impression d’ humanité et il possède un grand art de la couleur. Sans être impressionnant, il est totalement convaincant, voire émouvant et de là aussi se dégage une impression de justesse.

Oui, juste est l’adjectif qui convient à ce concert exemplaire, qui a su parfaitement et magnifiquement rendre  le côté novateur de cette musique en unifiant par le style et la clarté de l’approche ce qui pourrait la rendre diffuse, hétéroclite, voire désordonnée. Aucune impression de ce type: Salonen réussit grâce à des masses orchestrales et chorales exceptionnelles à proposer un Roméo et Juliette  romantique paradoxalement à la fois échevelé mais maîtrisé, dompté mais novateur, et toujours passionnant, rigoureux mais toujours ouvert vers des espaces infinis:  Salonen nous montre en Berlioz le Chateaubriand de la musique.
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© Peter Fischli

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2010: TRISTAN UND ISOLDE, de Richard WAGNER, dirigé par ESA PEKKA SALONEN, avec VIOLETA URMANA (10 septembre 2010)

100920102299.1284197656.jpgSouvent, lorsqu’on écoute du Wagner, même si l’interprétation est moyenne, la musique réussit presque toujours à émouvoir. Quand tout est parfait, ce qui fut le cas ce 10 septembre à Lucerne, alors le succès prend des proportions  océaniques.
Ce Tristan restera dans les mémoires. Les parisiens le connaissent bien puisque c’est la production Sellars/Viola, qui fit l’objet de trois reprises sous l’ère Mortier, qui a été présentée à Lucerne, avec une distribution très différente (Violeta Urmana, Isolde, Gary Lehman, Tristan), l’orchestre Philharmonia et son chef titulaire, Esa Pekka Salonen.Ce spectacle a été conçu pour des salles de concert (Los Angeles) et pour une utilisation complète de l’espace de la salle. On se souvient que le dispositif scénique à paris était minimal (rideau noir, cubes noirs et écran) et que les chanteurs apparaissaient sur les côtés de la salle, ou au milieu des places d’orchestres. L’espace réduit dévolu au jeu dans la salle de Lucerne (à peine 1m de large devant l’orchestre) fait que l’on utilise souvent la salle en y distribuant le choeur, quelques musiciens solistes, quelques chanteurs. Et cette salle, qui est comme une cathédrale musicale, tout en verticalité, convient bien à la mise en scène, conçue comme un rituel, une ascension vers le ciel.  A la quatrième vision, on reste toujours saisi par les images impressionnantes de Bill Viola, dont la force ne gêne pas l’exécution. Au contraire, elles s’intégrent parfaitement dans la musique et le jeu théâtral minimaliste. Peter Sellars a prévu un dispositif minimal, dans l’espace mais aussi dans les gestes. Un geste à peine esquissé dit souvent plus que bien des démonstrations. La vidéo de Bill viola est construite autour des quatre éléments, avec une insistance sur l’eau, l’eau qui régénère, mais aussi l’eau qui tue. Tout le premier acte est fait d’images sublimes de reflets qui se diluent dans l’eau jusqu’à s’y fondre, d’échos avec l’idée de flamme, l’arrivée des deux héros, au loin, si loin que leur silhouette blanche peut sembler une chandelle, et qui se rapprochent jusqu’à composer deux portraits côte à côte comme ces portraits de couples flamands, le deuxième acte est construit autour de la flamme au départ, puis de forêts ou d’arbres morts, dans un monde fait de  grisaille, le troisième acte automnal, jusqu’à cette fantastique image qui accompagne la mort d’Isolde, où l’on voit le corps de Tristan comme aspiré par l’eau jusqu’au ciel où il retrouve Isolde, dans une lumière bleue inoubliable. L’image colle tellement à notre sensibilité, à la musique, aux voix, que l’on a l’impression de voir projetés des images personnelles. Autre performance aussi dans ce spectacle d’exception, la fluidité permis au regard qui peut passer de l’écran aux chanteurs, de deux à trois dimensions sans impression de rupture, avec un naturel confondant.

L’équipe de chanteurs n’appelle aucun reproche. Habituellement j’ai de grosses réserves sur Violeta Urmana, force et de constater que son Isolde a été magnifique de bout en bout, émouvante, engagée, sculpturale dans sa simple robe noire. Aucun de problèmes habituels (aigus criés, absence de vitalité interne), mais au contraire une Isolde palpitante, intense, bouleversante au second acte. A cette Isolde répond magnifiquement lui aussi le Tristan de Gary Lehman, voix très veloutée, diction parfaite, puissance des aigus impressionnante, avec une seule petite réserve sur le registre central, mais l’ensemble distille une très grande émotion. Anne Sofie von Otter est une très grande Brangäne,on connaît cette voix exceptionnelle, qui sait donner des couleurs prodigieuses à l’univers du lied qui est sien. Ici tout y est, intensité, puissance (des aigus étonnants), tenue de voix (le deuxième acte est anthologique, avec ses retenues, ses mezze-voci, ses murmures), on atteignons là un sommet, dans un rôle où je ne l’attendais pas. Les autres sont tous à citer, le Kurwenal de Jukka Rasilainen, simple, humain, à la diction parfaite, aux inflexions les plus fines et les plus fouillées, avec un troisième acte bouleversant, et le Roi Marke de Matthew Best, pourtant annoncé souffrant, et qui est saisissant de grandeur simple et d’émotion, d’autant que Peter Sellars voit le Roi Marke comme un personnage découvrant son amour …pour Tristan et faisant de la seconde partie du deuxième acte un lamento de l’amour détruit, avec Tristan presque coincé entre Isolde et Marke. Beau Melot de Stephen Gadd, Joshua Elicott et Darren jeffery complétant très avantageusement une distribution parfaite.

100920102301.1284197698.jpgDe plus, le fait de mettre des voix devant l’orchestre fait qu’enfin dans cette salle faite pour les orchestres, on entend, très présentes les voix, quelles que soient leur place dans la salle, puisque Peter Sellars utilise orchestre, galeries, balcons pour distribuer des personnages, spatialisant l’oeuvre (comme il le fit pour la Passion selon saint Mathieu à Salzbourg et à la Philharmonie de Berlin, ou comme le fit Abbado pour Parsifal à la Philharmonie de Berlin, inoubliable) . Peter Sellars, qui commença sa carrière dans l’hyperrréalisme (souvenons nous de sa Trilogie Mozart-Da Ponte), est en train d’évoluer vers un hiératisme tout aussi parlant. C’est un travail d’une rigueur prodigieuse.
Rigueur prodigieuse et précision, mais aussi lyrisme, rondeur de son, chaleur, engagement, et maîtrise parfaite des instruments, voilà ce qu’on peut dire du travail de Esa Pekka Salonen et du Philharmonia. J’avais adoré sa direction à Paris, je suis de nouveau convaincu. Une direction lente, mais tenue, avec des explosions phénoménales: le final du 1er acte ne peut être oublié, avec cette musique se déversant partout dans la salle, le chef se tournant dans tous les sens, et l’impression d’apothéose grandiose qui s’en dégage.Un travail d’un rare lyrisme, d’une intensité inouïe, provoquant souvent les larmes, et un orchestre exceptionnel (on retrouve l’âge d’or de Klemperer): le solo du cor anglais du début du troisième acte (la mélopée du pâtre) nous laisse figés par la stupéfaction et l’émotion.

Grandiose, oui, grandiose et mémorable. Encore une de ces soirées qu’il vaut la peine de vivre et qui nous fait dire une fois de plus: il faut aller à Lucerne. 100920102302.1284197631.jpg