GUERCŒUR OU LE PARI DU RÉALISME

Il est clair que ce texte qui est une réflexion sur cet étrange livret s’adresse à ceux qui ont vu le spectacle de Strasbourg, ou connaissent l’œuvre, donc a priori à un petit nombre de lecteurs, même si ce nombre, j’espère, s’élargira à partir du 25 mai prochain sur Arte-concert, qui restera ensuite en ligne.
Dans ce cas, ce texte peut accompagner votre vision.
On ne peut qu’encourager fortement tous les mélomanes curieux à se confronter à cette œuvre. Elle en vaut la peine.

J’ai vu samedi 4 avril Guercœur d’Alberic Magnard à l’Opéra National du Rhin et à l’instar de la plupart des spectateurs et d’une belle unanimité critique, il est clair que c’est une production exemplaire à tous points de vue, fruit de l’intuition d’Alain Perroux, directeur général de l’Opéra du Rhin, qui a ainsi permis la troisième production dans l’histoire d’une œuvre crée en 1931, et seulement reprise en 2019 à Osnabrück en Allemagne.
Guercœur est effectivement réapparu en 2019 au Theater Osnabrück, et cette production (la deuxième dans l’histoire de l’œuvre – Voir le trailer – ) n’a pas fait l’objet d’une attention médiatique débordante et c’est regrettable, mais Osnabrück ne fait pas partie du circuit habituel des références en matière lyrique.
Plus étonnant, la parution de l’enregistrement de Michel Plasson avec José Van Dam et Hildegard Behrens en 1986 aurait pu décider un directeur d‘opéra (et Plasson lui-même au Capitole de Toulouse) à reproposer le titre sur une scène, mais il n’en fut rien. On se demande pourquoi car le moment était propice.
C’est une raison supplémentaire pour saluer l’Opéra national du Rhin à Strasbourg qui fait découvrir cette œuvre fascinante à une bonne partie de l’Europe de l’Opéra.
Fascinante, cette œuvre l’est assurément parce que difficile à classer, aussi bien musicalement que conceptuellement et que sa lecture peut en être brouillée, de « Poème de l’âme » (La Croix) , œuvre « touchante », comme l’a écrit Christian Merlin dans Le Figaro, un opéra dont la portée philosophique frôle parfois le manifeste (Le Monde), Ein Abstecher auf die Erde (un détour par la Terre) selon le Neue Musikzeitung, Ein Meisterwerk für diese Zeit, écrit Manuel Brug dans Oper-Magazin qui ainsi souligne l’actualité de l’œuvre quand d’autres en soulignent les aspects rêveurs ou utopiques.
Tout cela amène évidemment à s’interroger sur le sens de l’œuvre, mais plus encore sur ce silence de l’institution musicale qui a tenu éloigné des scènes un opéra qui a tous les ingrédients musicaux et vocaux pour être un succès et les ingrédients conceptuels suffisamment riches pour nourrir des rêves de metteurs en scène de tous horizons, des classiques aux plus échevelés des héritiers du Regietheater.

Ainsi essaierons-nous de naviguer dans cette forêt profonde et dense où se mélangent tant d’idées philosophiques débouchant sur l’espoir, ou l’utopie (c’est selon) appuyés sur l’étrange personnage qu’est le compositeur Alberic Magnard, comme si sa propre marginalité, sa mort tragique, la disparition partielle de la partition, sa renaissance donnaient à cette œuvre un parfum presque irréel, comme si le destin de cette œuvre  rejoignait celle de son héros, une partition sortie du « rivage des morts » et ressuscitée en 1931, puis repartie chez les morts avec l’espoir d‘une future « autre vie ». Il y a comme superposition entre Guercœur le héros et Guercœur l’œuvre. Sommes-nous arrivés à ce moment lointain où Vérité éclate aux yeux de l’humanité musicale, faisant enfin exploser Guercoeur dans le monde de la musique ?

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L’acquiescement intérieur peut provenir de la raison, et cet acquiescement né de la raison est la paix plus élevée qu’il nous soit donné de connaître.

Spinoza

 

 

Des éléments « princeps 

Il y a comme une logique à voir l’Opéra National du Rhin recréer en France cette œuvre plus ou moins disparue ; en effet plusieurs éléments plaidaient :

  • Une ville fortement marquée par les relations avec l’Allemagne, pour une œuvre marquée par le Wagnérisme, mais dont le compositeur est mort sous les coups allemands en 1914.
  • Une œuvre dont le héros prône la liberté, l’humanisme, la fin des soumissions, contre les tyrannies, à un moment où c’est l’inverse qui menace bonne part du monde, France comprise.
  • Enfin, absolument nécessaire, un théâtre ouvert, au directeur curieux et riche d’idées, qui sait ce que signifie politique artistique.

Capitale d’une Europe de la paix et symbole de la relation apaisée entre la France et l’Allemagne, Strasbourg était une ville désignée pour accueillir cette reprise qui vaut recréation française, car Guercœur est une œuvre si politique qu’on peut par ailleurs se demander si l’absence de reprises à l’Opéra de Paris (Guercœur est représenté à Paris pour onze représentations entre avril 1931 et mars 1932 sans plus jamais réapparaître)
après sa création au seuil d’une décennie politiquement dramatique n’est pas due à la question centrale posée par l’œuvre si urgente en Europe et en France à l’époque. Je me demande même s’il ne faut pas classer Guercœur dans ces œuvres disparues des répertoires à la même époque pour d’autres raisons, comme les œuvres dites « dégénérées », ici à cause d’un livret lourdement politique, mais aussi d’un compositeur qui alliait bien des « tares » ciblées par une extrême droite en réveil dans les années 1930 : dreyfusard de la première heure, féministe, fortement et systématiquement marqué à gauche… Sans être « dégénérée », elle est quasiment mort-née comme les œuvres « dégénérées », et comme les œuvres « dégénérées », elle disparut des préoccupations après la deuxième guerre mondiale où un monde « nouveau », avec d’autres « valeurs » d’autres esthétiques et d’autres influences allait s’ouvrir. En quelque sorte, Magnard comme Korngold, Schulhoff, Krenek et autres Schreker… On serait presque tenté de rapprocher ces destins, tant la musique de Magnard à l’écoute n’est pas si éloignée de celle de ces compositeurs.   Il y a comme un lien invisible des musiques maudites entre elles.

Aujourd’hui cependant, on peut supposer que dans la chasse à la nouveauté à laquelle se livrent les opéras européens en mal de répertoire et las de reprendre les mêmes standards, qui a fait une place assez large à ces musiques dans les dernières années (notamment Schreker et Korngold) Guercœur à son tour constitue une pièce de choix : musique somptueuse et charnue, d’un grand classicisme monumental, distribution vocale assez spectaculaire affichant différents type vocaux, avec de vraies différenciations, mais aussi de grandes exigences : les deux rôles principaux, Guercœur et Vérité, ne pouvant être confiés qu’à des voix solides, aguerries, et puissantes : il suffit de penser à la distribution de l’enregistrements EMI de Plasson, avec José Van Dam et Hildegard Behrens, tous les autres personnages devant aussi être fortement caractérisés, avec notamment un éventail de voix féminines de haute qualité. Le troisième élément, un livret singulier, offre aux metteurs en scène une palette de possibles particulièrement ouverte.
De fait, l’Oper Frankfurt programme Guercœur sa saison prochaine dans une mise en scène de David Hermann, et le Theater Dortmund la saison suivante avec Oliver Py comme metteur en scène. L’Allemagne se met en état de marche après Osnabrück, qui suivra Strasbourg en France ?

On attend la France et notamment notre première scène nationale, qui serait bien inspirée de se réveiller après son long sommeil de 92 ans cette année, à moins que l’œuvre ne continuât de sentir le soufre dans un pays un peu bousculé politiquement ces derniers temps, fortement menacé par des forces politiques aux valeurs douteuses, sinon moisies.

Je n’entends pas écrire une critique supplémentaire de la représentation, d’abord parce que Wanderersite.com en a publié une excellente de David Verdier qui fait parfaitement le point sur le spectacle de Strasbourg et ensuite que c’est l’écoute de l’œuvre dans cette impressionnante réalisation musicale et les options de la mise en scène de Christof Loy qui ont fait naître en moi une foule de réflexions très diverses, une sorte de ballade multiple que je voudrais partager ici.

La chance avec une production (presque) princeps, c’est qu’elle permet d’asseoir une référence initiale, une base de lecture d’autant plus solide que le travail de Christof Loy est remarquable. Mais il faut éviter que cette première vision ne devienne une doxa: il faut au contraire au contraire permette de « gamberger » à partir de la nature d’une œuvre qui à mon avis n’a pas fini de nous dire des choses sur nous, sur le monde, sur la musique.

Mais d’abord, rappelons les éléments essentiels du livret.
Trois actes, un premier et un troisième acte qui se répondent (Chacun « Au Ciel ») et un deuxième acte (sur la Terre) divisé en trois tableaux.

Au premier acte, Au Ciel, Guercœur, qui a sauvé son peuple de la tyrannie a été emporté trop jeune, laissant sur terre son épouse aimée Giselle et son ami et disciple Heurtal. Il se morfond dans les Cieux où temps et espace ont disparu et où règnent les figures allégoriques Bonté, Beauté, Souffrance et Vérité. Devant ses plaintes, son insatisfaction et son insistance, Vérité à l’instigation de Souffrance décide de le renvoyer sur terre finir d’accomplir son œuvre et retrouver éventuellement amour et amitié, mais surtout de subir une leçon : il n’aurait pas éprouvé la souffrance sur Terre et il a urgent besoin de la connaître… (Souffrance soutient à la fin de l’acte I : Qu’il soit châtié dans son orgueil ! Il a vécu hors de mon atteinte ! qu’il revive pour me connaître !)

Guercœur (Stéphane Degout) Souffrance (Adriana Bignani Lesca)  © Klara Beck

L’acte II s’ouvre donc sur l’arrivée émerveillée (premier tableau « les illusions ») de Guercœur qui retrouve temps, espace et nature. Mais dès le deuxième tableau (« L’Amante ») on découvre Giselle et Heurtal enlacés, ils sont amants, même si Giselle est pétrie de remords d’avoir trahi son serment d’amour éternel sur le lit de mort de Guercœur. Heurtal en plein combat politique, disparaît pour aller le mener, et apparaît Guercœur, dont Giselle ne sait s’il s’agit d’un rêve ou de la réalité, d’un spectre ou d’un fantasme né de ses remords. Elle lui avoue quand même avoir trahi son serment et lui demande son pardon qu’il soit spectre ou réel. Guercœur ravagé par la souffrance le lui accorde. Giselle pourra enfin vivre son amour avec Heurtal sans remords. Elle a « fait son deuil » en quelque sorte.
Le troisième tableau s’intitule « Le peuple ». Et va confronter Guercœur à ceux qu’il avait libérés de la tyrannie. Il trouve Heurtal en face de lui, il le heurte littéralement et l’autre ne voit en lui au mieux qu’un spectre et au pire qu’un usurpateur. Heurtal est en train de conquérir le pouvoir au nom de l’ordre face au désordre. Le peuple est fatigué de la liberté et de l’indépendance qui lui ont été données et qui confinent à l’anarchie, il souhaite un-chef-un-vrai s’occupant de tout en lui garantissant le pain. Un « bon dictateur » en somme. Guercœur s’interpose dans les luttes et devient la cible de tous, comme la cause de tous les maux puisqu’il a offert une liberté que tous accusent de leur misère : alors tous le lynchent et il meurt sous leurs coups, tandis qu’Heurtal est porté au pouvoir.

Le troisième acte, Au Ciel, accueille de nouveau Guercœur qui a connu la souffrance et donc revient au Ciel dans une disposition bien différente, il a renoncé à l’absolutisme des sentiments et des idées, a connu la souffrance et tous les relativismes, il est prêt à accepter la paix du Ciel et la repentance :  ses premiers mots sont Pardon, repos, oubli.
Vérité prophétise alors la fin lointaine des temps agités pour la terre où se réaliseront les rêves de Guercœur, la réunion de l’humanité dans sa diversité quelles que soient leurs origines, leurs cultures et leurs langues. Et le dernier mot est Espoir.

Quelques observations initiales

La première observation qui saute évidemment aux yeux de tout wagnérien, c’est une structure de l’œuvre proche du Parsifal de Wagner avec deux actes similaires  et statiques(au Ciel) qui entourent un acte d’action (Sur la terre).
Les deux actes « célestes » sont  en effet nettement moins marqués par l’action et plus même si le premier acte est « au bord » de l’action, quand le dernier sonne comme une sorte d’oratorio, voire de Requiem pour Guercœur (dont les interventions sont très limitées) c’est un chœur des « déesses » au centre desquelles Vérité parie sur le futur.

Au Ciel, il nous est dit dès la première réplique du chœur que « Le temps n’est plus, L’Espace n’est plus » claire allusion à Zum Raum wird hier die Zeit de Parsifal (« Espace et temps ne font plus qu’un », Acte I)

Comme dans Parsifal, le deuxième acte est « humain », et donc plus théâtral, plus dialogué, plus vif aussi bien dans les premières scènes de l’intimité entre Giselle et Heurtal que celles où Giselle dialogue avec Guercœur, puis plus spectaculaire dans la deuxième partie avec les scènes de foule, de révolte et de lynchage, les scènes typiquement politiques sur lesquelles évidemment il faudra revenir.

Une réplique dans Parsifal est la clef : Amfortas ! Die Wunde où Parsifal perçoit le sens de son action et de sa mission : tout est clair, parce qu’il a éprouvé la compassion (Mit-Leid, c’est-à-dire souffrir avec : Durch Mitleid wissend, c’est la connaissance par la souffrance, la conscience que le partage de la souffrance fait avancer l’homme.
Dans Guercœur, très vite arrive au milieu du discours de Giselle qui lui avoue sa situation la réplique de Guercœur Je souffre ! repris un peu plus tard par Va, ne sache jamais l’horreur de ma torture.
Torture et souffrance.
Guercœur apprend ce qu’il ignorait jusque-là, lui aussi apprend par la souffrance. Lui aussi, Durch Mitleid wissend. Car le pardon à Giselle est plus qu’un acte d’amour, c’est un acte de renoncement, de ce renoncement dont il était question dans le premier acte, « renoncement seul charme de la vie, dit l’ombre d’une femme, qui prend en compte la relativité et la fragilité des choses.

Mais la démonstration n’est pas complète, Guercœur pense qu’il va trouver une sorte de compensation à sa souffrance par la joie du peuple le voyant revenu. Il trouve au contraire la mort. D’abord, s’il est reconnu, il est repoussé, rejeté par un peuple qui lui voue un fort ressentiment, et qui le rend responsable de sa misère. Et Heurtal refuse de voir en lui autre chose qu’un spectre ou qu’un sosie-usurpateur, en tous cas un obstacle sur sa route toute tracée du pouvoir.

Heurtal, qui a accompagné Guercœur comme disciple, arrive au pouvoir convaincu que le peuple ne sait pas user de la liberté qu’on lui a donnée et qu’il lui faut un maître : je sais comment on mate le lion populaire, que lui faut-il du pain, des coups. Guercœur surgit dans ce moment que l’on appelle un coup d’État où le mandat de Heurtal consul dépositaire du pouvoir arrive à échéance et où il va provoquer un soulèvement populaire pour l’y maintenir. De consul il deviendra dictateur. Un parcours césariste.

Au milieu des cris des révoltes et des vociférations, Guercœur use des mots de la raison contre la violence et la tyrannie, mais son pouvoir n’est plus. Il est lynché par les deux partis qui se combattaient, unis contre lui, vu comme le responsable de la situation.
Il meurt en disant : « Vérité, pardonne à mon orgueil ».

On trouve ici plusieurs éléments qui vont appeler à réflexion et développements, d’un côté le point de vue de Giselle qui mérite approfondissement, de l’autre, le mécanisme de la vindicte populaire et de son désir d’un homme fort est vu à la fois brièvement et de manière particulièrement acérée et juste par le livret. Tout cela pose des questions fortes, qui touchent à notre humanité mais aussi à notre présent et demande un regard attentif au texte.

La mise en scène de Christof Loy

Mais d’abord, puisqu’elle est notre vision de base, analysons les principes de la mise en scène de Christof Loy.
Christof Loy a entrepris de raconter l’histoire de manière linéaire, horizontale, centrée autour de l’expérience de Guercœur, dans ses rencontres successives au Ciel puis sur la Terre, comme une histoire édifiante, un conte moral dans une esthétique épurée de Johannes Leiacker et des costumes peu contrastés de Ursula Renzenbrink, donnant à l’univers scénique dans son ensemble un caractère assez unifié. Ce qui différencie le Ciel de la Terre est un mur, noir au Ciel qui efface les ombres et les individualités et dilue l’espace et blanc sur la terre qui au contraire accentue les ombres et donc focalise sur les formes des individus mieux identifiés. Mais ce sont semble-t-il les deux côtés d’une même monnaie, que l’installation sur une tournette renforce bien évidemment. C’est le même espace vide que Peter Brook n’aurait pas renié, avec les mêmes rares meubles et accessoires. Il s’agit bien d’épurer au maximum le cadre pour se concentrer sur les êtres, mais aussi donner l’idée d’un monde unique en version noir et blanc.
Le noir, ce sont les Déesses au Ciel, comme porteuses d’un deuil infini, le blanc, c’est Giselle, comme un symbole d’éternelle mariée (à qui ?), d’éternelle pureté, comme si elle était comme saisie dans le regard de Guercœur, immaculée. Heurtal est vêtu plus banalement comme un politique, costume trois pièces, l’uniforme qui fait sérieux et qui encourage à la confiance. Le col blanc cravaté : porté universellement par tous les politiques, gage (ou image ?) de sérieux.

Tout comme la chair, le Ciel est triste. Et malgré les déclarations de l’ombre du poète ou de l’ombre de la femme, on a l’impression d’un monde en attente, même s’il n’y a plus rien à attendre, où Guercœur, vêtu d’un complet « politique » gris est en fait comme dans les contes de fées, un « élément perturbateur » de l’ordre établi, puisqu’il est sans cesse en posture de refus lui, le défunt dont la première parole, le premier cri est vivre !. Le vilain petit canard du Ciel qui va mettre les autres au bord de la crise de nerfs, un « Amédée ou comment s’en débarrasser ».

On s’ennuie peut-être moins sur Terre, mais ça n’est guère plus enjoué. Même la joie affichée par le couple Giselle/Heurtal est ternie par les remords de Giselle, qui dans les bras de Heurtal a trahi son serment à Guercœur. Elle n’est pas heureuse…
Heurtal est amoureux de Giselle, mais possède la passion du pouvoir. Il est l’objet d’une tension politique où il joue son avenir. Il affiche devant Giselle une sérénité factice qui cache une situation politique où les factions se déchirent.

La terre est en somme, elle aussi perturbée.
Loy nous montre deux mondes parallèles traversés par le doute ou les épreuves, et nous susurre que Sur la Terre comme au Ciel, ce n’est pas si différent, voire superposable.
Ainsi dans une situation au total complexe, le personnage de Guercœur, l’élément perturbateur du premier acte,  ne serait-il pas, au final (au troisième acte) le sauveur des deux mondes, un super Parsifal en somme : au troisième acte, plus de problème, tout est apaisé et se focalise sur l’Espoir, et son passage sur la terre assez bref, a sauvé Giselle du remords et sauvé son couple (et les enfants à naître…) et sa mort libère définitivement la voie vers le pouvoir dictatorial d’Heurtal… Sur la Terre comme au Ciel… Guercœur à son cœur défendant a tout résolu.

Entre les deux monde, Loy a placé comme un sas, étonnant, inattendu, un tableau de Claude Gellée, dit le Lorrain, Paysage aux figures de Danse (1669) actuellement au Musée de L’Ermitage de Saint Petersbourg, seule tache de couleur dans le spectacle, qui selon Loy, peut évoquer le monde utopique évoqué par Vérité et dont rêve Guercœur. Il poursuit …On peut y contempler une nature généreuse accueillant des êtres humains qui vivent en harmonie entre eux et avec la nature.

Le tableau, structuré en trois parties, un Ciel lumineux, une nature bienveillante et apaisée avec ses éléments divers, arbres, lac ou rivière en arrière-plan dans le lointain très éclairé, quand le premier plan (où sont les hommes) est plus obscur. Que le tableau évoque la Terre et le Ciel, avec les hommes un peu écrasés sous cet ensemble est clairement une référence à la trame, mais ce qu’il évoque pour moi, c’est plus généralement, la place de l’art et de l’artiste entre les deux mondes, comme un passeur, comme si les deux mondes en avaient besoin l’un et l’autre, comme si l’Art était nécessité, voire impératif catégorique. Car l’Art représente aussi bien la Terre, les individus, leurs actions, les guerres, l’histoire, leurs rêves, que le Ciel, il suffit de penser au Jugement Dernier de Michel Ange et plus généralement tout le cycle de la Sixtine

C’est à la Renaissance que l’artiste (à partir de Raphael notamment) a acquis le statut de « créateur », et donc quelque part un statut « divin », car jusque-là le seul créateur était Dieu. L’Art est donc en quelque sorte la seule voie humaine en soi possible pour approcher la nature du divin et un monde « autre », parallèle, utopique ou non. Le décor de Leiacker représente ce tableau comme coincé, plié entre les deux mondes, comme s’il se hissait entre les deux avec difficulté, mais qu’en fait, sa seule présence créait déjà une autre humanité, parce que s’il n’y a pas d’art sans créateur, il n’y a pas d’art sans regard et sur scène une femme corsage blanc-jupe noire – et donc « Ying et Yang », Ciel et Terre – observe le tableau. L’art n’est jamais réductible à une fonction, notamment politique (certains voudraient ou ont voulu l’y contraindre), à un univers, mais il porte en fait le seul point de passage entre des univers. L’expérience artistique est la seule expérience humaine d’un autre univers. Et mettre ce tableau entre les deux mondes de Guercœur, c’est le placer entre nous et nous. C’est pour moi la plus belle idée de Loy, celle qui fait de l’Art en quelque sorte la seule solution, entre Celui qui croyait au ciel, Celui qui n’y croyait pas pour reprendre Aragon.

Par ailleurs, sa mise en scène très épurée est aussi très théâtrale et concentrée sur les personnages, les femmes et les hommes, leurs regards, leurs attitudes, leur mouvements, c’est évidemment clair au deuxième acte, le plus « théâtral », mais aussi au premier acte avec ces personnages vêtus de manière plutôt « propre sur eux », dans un Ciel très « politically correct », qui ont l’air de tourner en rond sans but, donnant exactement l’image de l’ennui que dénonce Guercœur. Ces ombres, gouvernées par des dames en noir sans parfum que sont les déesses n’évoquent en rien l’apaisement éternel. Le Ciel s’ennuie.

Mais ne dit-on pas que l’Enfer est moins ennuyeux que le Paradis ?… On le sait en littérature depuis Dante, dont on cite le plus souvent l’Enfer, comme si à lui seul il représentait la Divine Comédie. Mais c’est ce que nous enseigne aussi d’une autre manière Offenbach dans son Orphée aux Enfers… Ce qui frappe, qui n’est pas clairement dit, mais en même temps ressenti, c’est l’idée d’un Ciel en crise et Loy le montre par le seul mouvement des personnages et par les seuls jeux de regard, et par Guercœur, qui ose dire les choses.

J’ai écrit plus haut que Guercœur est à la fois élément perturbateur mais en même temps résolutif puisqu’à la fin en quelque sorte tout rentre dans l’ordre et tout est apaisé : la démonstration parabolique est faite.

Loy, très justement à mon avis, suit le livret sans ajouter de surinterprétation, on a parlé d’horizontalité, on pourrait parler de linéarité, ce qui laisse le livret être écouté (les chanteurs ont une articulation parfaite, en premier lieu Stéphane Degout, ce qui est, on va le voir, indispensable) et se dérouler, laissant le spectateur découvrir le texte et en même temps découvrir la musique. Il semble ne pas y avoir de place pour une surinterprétation, pas de place pour quelque chose qui aille au-delà, laissant le spectateur et son imaginaire à ses gamberges. Place à la fable, et la fable seule, selon le bon principe d’Aristote.

Que de questions en suspens

Loy par son approche nous laisse justement nous interroger sur le livret, sur cette « prose poétique » qui semble si simple, si directe et en même temps, si l’on rajoute le mot « poétique », nous apparaît comme « enrichie » de cet au-delà dont il était question ci-dessus.

Le Livret est structurellement conçu comme une leçon, une mise à l’épreuve. Et le fait même qu’il soit écrit en prose (certes dite poétique) accentue pour moi cet aspect de conte édifiant que des vers auraient peut-être un peu éloigné de l’auditeur : il y a dans le vers quelque chose d’élaboré, de construit, de discrètement spectaculaire qui éloigne le message et le fait passer par la fabrique d’une esthétique. La prose n’appelle pas ces considérations ; on en reste à Monsieur Jourdain :

  • Et comme l’on parle, qu’est-ce que c’est donc que cela ?
  • De la prose.
    (Molière, Le Bourgeois gentilhomme, II,6)

La prose à l’opéra est un choix d’abord théâtral, de ce théâtre en prose qui à l’époque est celui des comédies dramatiques à la Henry Becque, mais aussi de Maurice Maeterlinck dans Pelléas et Mélisande qui date de 1893, la même année de la publication de la Salomé d’Oscar Wilde (écrite en 1891), qui ne sera jouée qu’en 1896, elle aussi drame en prose soit peu avant le début de la composition de Guercœur. Le choix de la prose est donc un choix d’époque, et à l’opéra, de modernité. Un contemporain comme Edmond Rostand choisit au contraire essentiellement le vers à cette époque, dont il fait spectacle et jeu sur la parole (Cyrano… qui date de 1897) dans un classicisme populaire.

Le choix d’écrire son propre livret chez Magnard est évidemment influencé par Wagner, pour que le texte dans sa prosodie suive la musique, mais au contraire de Wagner il écrit en prose :  c’est le choix de l’accessibilité, à la différence d’un Wagner qui a toujours choisi le vers, et souvent dans une langue qu’on a dit torturée et faussement médiévale, sauf dans Meistersinger qui se doit comme comédie d’être directement accessible et « humaine ».

Il y a donc dans ce choix de Magnard un aspect didactique et de rapprochement de « l’humain » qui peut étonner parce que la structure et les personnages renvoient à des genres du passé. Les figures symboliques Bonté, Beauté, Souffrance et Vérité rappellent évidemment les allégories des opéras baroques qui préparent la trame qui va suivre et on pourrait presque structurer l’œuvre en un prologue (Acte I), l’opéra (acte II) et l’épilogue (acte III)…
Mais ce serait faire des Déesses des spectatrices, alors qu’elles sont aussi parties prenantes dans ce Ciel que j’ai décrit plus haut en crise et aussi dans l’acte II où Souffrance suit fidèlement et affectueusement Guercœur. Ce sont donc des personnages, plus que des allégories.

Au premier acte, en effet dans ce Ciel les déesses Bonté, Beauté, Souffrance et Vérité, consentent au retour de Guercœur parmi les hommes non par tolérance ou gentillesse, mais à la fois pour lui donner une leçon, s’en débarrasser pour un temps, mais sans doute l’instrumentaliser.

Guercœur est arrivé au Ciel dans une situation d’insatisfaction, celle du devoir non accompli, celle d’une vie encore à vivre, celle de l’action à conduire. Cette insatisfaction dure depuis deux ans. Mais deux ans au Ciel où Temps et l’Espace sont abolis, cela ne signifie rien. Sur Terre au contraire, c’est bien plus significatif et c’est un des non-dits du livret.
Les Déesses envoient Guercœur revenir sur la Terre parce qu’elles savent exactement ce qui va se passer : le livret est clair, et Vérité annonce exactement la suite : Rentre dans ta prison de joie et de douleur, Redeviens le jouet des faiblesses humaines, du désir, de la haine, de l’orgueil, de la honte (…) Que la mort te ramène libre, libre, libre ! Va Guercoeur, où tu crois retrouver l’amour et la gloire…

Tout est donc clair à la fin du premier acte et la linéarité choisie par Christof Loy correspond à la clarté du livret, qui annonce les épreuves. Les déesses mettent des épreuves sur le chemin de Guercœur… voilà un motif mythologique fréquent, et opératique qu’on retrouve aussi sous diverses formes dans des opéras particulièrement populaires, comme Die Zauberflöte, ou moins comme Cosi fan tutte. Mais, à la différence de bien des récits, on connaît la fin dès le premier acte :  Que la mort te ramène libre, libre, libre ! Va Guercoeur, où tu crois retrouver l’amour et la gloire… la seconde mort est inscrite, et l’échec également avec l’emploi de « tu crois »…
Ainsi tout semble filer avec une sorte de logique implacable : Guercœur est renvoyé sur terre pour mourir de ses illusions, se confrontant successivement à ce qu’il croyait être immuable, une construction éternelle de vie, ce que Thucydide (Guerre du Péloponnèse, I, 22) aurait appelé κτῆμα ἐς ἀεί (ktèma es aei, une œuvre impérissable) et qui n’est que changement.

Mais cette linéarité même de l’histoire, ce côté parabolique du livret mort et insatisfaction (au Ciel I), retour sur terre et désillusion, mort et apaisement (au Ciel II) qui souligne la fragilité des choses humaines et des constructions utopiques, est elle-même une illusion. La simplicité apparente du livret et du texte de Magnard mérite décryptage au sens où le texte est certes un modèle de concision et de concentration mais un mot ou une expression laissent entendre un au-delà des choses assez vertigineux.
Juste quelques exemples

Giselle (à Guercœur) : Tu étais le génie et la bonté, il est la jeunesse et l’amour.
Giselle ne parle d’amour qu’à propos de Heurtal. Elle n’en parle pas pour Guercœur ce qui relativise l’idée de « trahison »…

Heurtal (à Giselle) : Baste ! Le peuple souverain s’amuse
Claire allusion à un passage de L’Éducation sentimentale de Flaubert, la prise des Tuileries où Frédéric et Hussonnet observent le peuple envahir les Tuileries alors qu’il n’y a plus d’enjeu, tout détruire et s’amuser :
Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entr’ouverte, l’air hilare et stupide comme un magot. D’autres gravissaient l’estrade pour s’asseoir à sa place. — Quel mythe ! dit Hussonnet. Voilà le peuple souverain !
Flaubert analyse les désillusions de la révolution de 1848, qui aboutira assez vite à l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte et au coup d’État qui le porte à l’Empire. Il est difficile de penser que Magnard n’ait pas cette histoire encore proche en tête, d’autant qu’il connaît bien l’histoire de 1848 et qu’il vient de vivre la crise du Boulangisme.

Enfin dans les scènes de foule, le texte contient un grand nombre d’éléments qui montrent au-delà des vociférations des mécanismes politiques connus et qui donnent à ce texte une actualité cinglante, nous y reviendrons.

Un livret pas si linéaire

C’est pourquoi l’apparente linéarité et clarté du récit cache en réalité de bien plus grandes complexités qui ont trait à notre fonctionnement comme individus, comme collectivité, mais aussi et à travers Guercœur et Heurtal au fonctionnement de deux types de pouvoir aussi problématiques l’un que l’autre, ce qui rend le constat général assez vertigineux, si on considère chaque personnage et chaque position. Et dans ce maelstrom, les déesses, qui sont en quelque sorte les « Valeurs » qu’on invoque tant et tant de nos jours, restent impuissantes au total, se réfugiant dans un futur lointain, si lointain qu’il en perd toute possibilité réalisable ou représentable.

La question posée est moins celle de la découverte par Guercœur que tout a une fin et que les serments peuvent aussi n’être pas tenus, pas forcément d’ailleurs par mauvaise volonté mais qu’il faut nécessairement accepter la relativité du monde. Il s’agit de prendre en compte le monde et l’humanité dans son imperfection, plutôt que de penser monde et humanité comme une construction théorique immuable.
On a parlé de Platon, mais la construction platonicienne est impossible à pratiquer dans le monde sensible. On en revient toujours à Rousseau : « il en coûte peu de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer » leçon de relativité que Rousseau le prescripteur vit d’ailleurs lui-aussi dans sa chair.
Or Guercœur a pratiqué l’impossible dans sa première vie et en cela il est vécu non comme un être parmi les autres mais comme une sorte de figure théorique, différente des autres hommes ; l’altérité idéale en quelque sorte.

Guercœur ou l’hybris

D’abord, une petite incise sur le nom, Guercœur, composé ad-hoc. On pense immédiatement à un univers qui a des liens avec la chevalerie, comme un nom de Bande-dessinée de type « Prince Vaillant ».. Le chevalier, c’est celui qui a une morale, un code, du cœur au sens double de cœur-courage et cœur- sentiment, et qui éventuellement fait la guerre et combat ce qui correspond au profil du personnage, combattant de la liberté et de l’humanisme. Lacan aurait peut-être fait remarquer aussi que guer renvoie aussi bien à guerre que guère, et que dans ce dernier cas, (guère-cœur, guère de cœur) cela n’était pas fort flatteur pour le héros. Mais gageons que Lacan n’était pas né à la fin du XIXe, et que Freud lui-même n’avait pas encore installé la psychanalyse dans le paysage, disons simplement qu’il y a dans ce nom même un aspect héroïque et positif, et un autre qui l’est moins…

Vérité (Catherine Hunold) Guercœur (Stéphane Degout)© Klara Beck

 

Alain Perroux dans son texte du programme de salle rappelle que l’idée de Guercœur germa (l’anecdote n’est pas vérifiée) en Alberic Magnard lorsque son père Francis attira son attention sur un passage de Bossuet tiré de l’Oraison funèbre de Michel le Tellier qui donne clairement le fil de l’idée centrale de l’œuvre : « Ah ! Si quelques générations, que dis-je ? si quelques années après votre mort vous reveniez, hommes oubliés, au milieu du monde, vous vous hâteriez de rentrer dans vos tombeaux pour ne voir pas votre nom terni, votre mémoire abolie, et votre prévoyance trompée dans vos amis, dans vos créatures, et plus encore dans vos héritiers ! ». C’est un topos de la mythologie et de la littérature que le retour d’un mort au milieu des vivants, voire le retour tardif d’un vivant qu’on avait fini par croire mort, par exemple, Thésée, cf Racine, Phèdre II,5 :
On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie ;

La pièce de Racine éclaire d’ailleurs ce type de mécanisme. La supposée mort de Thésée, qui faisait peser vivant une ambiance paralysante, libère la parole et l’explosion des sentiments, de Phèdre à Hippolyte, mais aussi d’Hippolyte à Aricie.
Toute l’analyse du personnage est donc conduite par l’idée d’une confrontation avec une humanité oublieuse qui d’une certaine manière porterait la faute. Une idée qu’on retrouve aussi bien entendu dans le récit biblique de la Chute.
Soulignant, comme dit Perroux dans son texte, « le caractère versatile de l’âme mortelle et la dimension éphémère de l’action humaine », le livret de Magnard insisterait sur les illusions de Guercœur (c’est d’ailleurs le titre du premier tableau de l’acte II) et en ferait une parabole de plus dans la grande tradition de la littérature et des mythologies occidentales.
Mais ce serait limiter la portée de l’œuvre, évidemment soutenue par d’autres fondements, Platon, Bossuet, Racine, mais aussi Corneille : Magnard connaissait sans doute Suréna et son Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir prononcé par Eurydice, dont le nom même, rappelle étrangement le mythe d’Orphée.  Magnard connaît aussi l’histoire de l’opéra, puisque l’œuvre s’intitule Tragédie en musique rappelant les tragédies lyriques de Lully et Rameau, mais aussi Monteverdi dont L’Incoronazione di Poppea qui s’intitule Dramma per musica, qui commence d’ailleurs par un prologue où des figures allégoriques, Fortuna, Virtù et Amore débattent, même si les figures de Beauté, Bonté, Vérité et Souffrance sont traitées de manière très différente que dans la tradition baroque.

On a beaucoup écrit et réfléchi sur l’expérience de la désillusion, sur la versatilité humaine, et sur le parcours parabolique de Guercœur, mais si le livret de Magnard s’arrêtait à ces considérations, nous resterions en terrain connu et labouré, et n’aurions guère que la musique à vraiment admirer pour sa puissance et sa singularité.
Pourtant, à lire et relire ce livret, on reste frappé à la fois par sa concision et la beauté du texte, et en même temps par les innombrables ouvertures à une réflexion multiple sur la condition du monde, qui n’a rien perdu de son actualité.

 

Tu étais le génie et la bonté

On ferait une erreur en croyant à une histoire édifiante où Guercœur, génie et bonté (selon les termes de Giselle) serait confronté à son retour sur terre aux infidèles (Giselle, Heurtal et le peuple), coupables de ne pas avoir respecté leurs serments ou suivi ses préceptes.
L’histoire de Guercœur n’est donc pas seulement la découverte de l’étendue des trahisons diverses mais peut-être aussi de découvrir trop tard d’avoir été dans l’erreur dès sa (première) vie.
Être appelé Maître, cela induit des relations particulières : Heurtal est son disciple et Giselle l’appelle aussi maître (Maître, maître, pardonne moi), ce qui induit une relation hiérarchisée d’abord, éventuellement affective ensuite, mais la relation affective avec un maître n’a rien à voir avec l’amitié ou l’amour qu’on a pour son égal. Quand Giselle le veille sur son lit de mort, trois mots le qualifient, héros, tribun, poète et le ressort est ici l’admiration, mais pas l’amour. On ne sent pas d’intimité dans cette relation, et d’ailleurs, le couple est stérile. Par ailleurs plus tard à Heurtal, elle affirme en parlant de Guercœur Grande, sainte Bonté, le plaçant encore et toujours dans un autre ordre au sens pascalien du terme.
De son côté, Heurtal l’appelle aussi Le Maître, (Folle ! Le maître t’a légué sa demeure), mais avec plus de distance (Giselle, pourquoi rappeler le passé) qui est celle de celui qui a remisé le passé et n’est occupé que par le présent.

Guercœur dans sa première vie a suscité l’adhésion, l’admiration, et a peut-être exercé un pouvoir éclairé, mais dans lequel il n’y avait pas de place pour un autre autonome. Ainsi, il a peut-être fait le bien, il a peut-être fait très bien voire plus, mais il est enfermé dans sa propre logique, où l’autre n’a de place que théorique, en ce qu’il ne s’oppose jamais et n’est mu que par l’admiration. C’est dans ce sens que le dicton populaire dit que le « mieux » est quelquefois l’ennemi du « bien ».
C’est une chaîne de dépendances qu’il a installé autour de lui, comme le gourou d’une secte quelconque, comme le « grand homme » inaccessible, infaillible, une figure et non un simple humain. Appeler l’être aimé maître implique une hiérarchie, au mieux acceptée, au mieux partagée, qui fait de soi un dépendant, où la liberté entre peu, une sorte d’esclave consenti si l’on veut en appliquer la dialectique maître-esclave. Ainsi celui qui rend la liberté au peuple crée aussi un réseau de dépendances autour de lui qui l’isole et l’empêche de considérer le réel pour n’en voir que ce qui lui convient
D’où l’absence de souffrance puisque rien ne lui résiste, affectivement, politiquement et apparemment.

C’est pourquoi cette histoire reste pour moi profondément réaliste, parce qu’elle raconte la résistance des réalités contre les rêves.
L’Histoire est remplie de ces mouvements qui de rêves initiaux conduisent aux catastrophes, Robespierre l’incorruptible, quasiment déifié lors de la fête de l’Être suprême, et qui tombe parce qu’il a forcé le réel au nom d’utopies qui ont viré à l’aigre, à la Terreur et à la dictature, et puis la longue histoire des idéologies auxquelles on croit et auxquelles on se donne, et qui s’effritent et s’autodétruisent, ou détruisent le monde autour d’eux. Vouloir le « Bien » (encore faut-il savoir lequel) contre le mur du réel, c’est conduire à la catastrophe ou à l’autodestruction. Et les sociétés alors punissent ceux qui prêchent un Bien dont elles ne veulent pas, ou qui devient gênant pour le fonctionnement des relations établies (voir Socrate).
Sur le plan individuel, Guercœur sur son lit de mort fait promettre à Giselle une fidélité par-delà la mort : au nom de ses propres valeurs, de son propre monde, de son propre amour peut-être, mais il fait évidemment ce qu’on appelle un « chantage affectif ». Imagine-t-on Giselle auprès de l’être qu’elle admire et qui va mourir ne pas se soumettre formellement à ce serment ? Son seul effet est d’apaiser Guercœur, (Une joie éclaira son visage, il mourut doucement, déclare-t-elle) faisant peser sur la jeune femme un engagement terrible post-mortem.
Alors dans cette vie qu’appelle Guercœur au début de l’œuvre, il ne revendique en fait qu’un « Je » agissant sur les autres : le livret est à ce titre encore une fois juste et subtil. À Guercœur qui crie au premier acte :  ne regrettez-vous pas le bonheur d’aimer ? Aimer, aimer ! , l’ombre d’une femme répond : Frère, j’eus le bonheur d’aimer et d’être aimée
L’un dit aimer, l’autre répond, aimer et être aimée. Tout le nœud est là, d’un Guercœur qui pense à l’action, à l’actif, mais jamais au passif : Penser, agir, créer ! Il continue : Je ne puis oublier les heures de triomphe et de tendresse. Guercœur ne peut se représenter autre chose que lui-même en triomphe, entouré d’amour d’amitié et de clameurs joyeuses.

Il est atteint d’un incommensurable orgueil, l’Hybris (ὕϐρις) grec de celui qui est persuadé que le monde tourne autour de lui, enivré par « l’excès de pouvoir et de ce vertige qu’engendre un succès trop continu » (l’expression vient de Wikipedia mais elle s’applique parfaitement au cas qui nous occupe).
Guercœur n’est pas un méchant, ni un nuisible mais un aveugle et un sourd qui n’écoute pas les autres : il n’écoute pas l’ombre du poète qui notamment lui décrit exactement ce qui va lui arriver au deuxième acte et il n’écoute pas Vérité non plus :  crois-tu l’amour plus fort que la mort, l’amante et le peuple fidèles au souvenir ? aveuglé par un Je omnipotent : huit fois je ou me dans la réplique qui précède ces questions posées par Vérité.

 

Face à cet aveuglement qui sera vite dessillé, le livret fait aussi place aux autres, chacun dans sa modalité : Giselle, Heurtal et le peuple y sont chacun dessinés d’une manière spécifique, qui éclaire la lucidité de Magnard, son réalisme et son humanité, le tout construit comme des visites successives de Guercœur, chacune devenant une douleur nouvelle. Là est la parabole presque dantesque de ce livret : il y a dans ces rencontres successives comme un parcours infernal qui enfonce dans la douleur et fait évidemment de la Terre l’Enfer qu’il n’a pas connu jusque-là.

Stéphane Degout (Guercoeur) Antoinette Dennefeld (Giselle) © Klara Beck

Giselle ou l’humanité

Des trois noms des protagonistes, celui de Giselle semble le plus ordinaire, mais c’est un faux semblant. Il est clair en effet que le choix de ce nom est dicté par l’archétype du ballet romantique, Giselle d’Adolphe Adam, une des grandes références culturelles du spectacle du XIXe, où Giselle meurt en apprenant que celui qu’elle aime, Albrecht, est promis à une princesse. Elle devient une Willi, esprit d’une jeune fille vierge. La reine des Willis condamne Albrecht à danser jusqu’à épuisement et mort, mais il est sauvé par Giselle. Le ballet est un des nombreux symboles de l’amour qui persiste par-delà la mort, et rappelle évidemment le mythe d’Orphée et d’Eurydice en version romantique. La thématique de l’œuvre et le retour à la vie de Guercœur dont le premier geste est de retrouver Giselle ne peut évidemment être un hasard. Mais Giselle de Magnard n’est ni un pur esprit, ni romantique. Son nom même, rappelant l’amour éternel, renforce encore si besoin était la désillusion.

La rencontre avec Giselle est d’une vraie justesse humaine. Giselle répond à Guercœur sans savoir exactement si c’est lui, ou un spectre ou un rêve, mais elle oppose à ce Guercœur être ou fantôme, intrusif et décidé (donne-moi tes lèvres) sa honte, peut-être, mais aussi son refus. C’est la rencontre la première et la plus décisive parce que si Giselle la « dédiée » a « failli » à son serment, il y a fort à parier que les autres (Heurtal et le peuple) n’auront pas mieux fait…
Dans le livret les paroles de Giselle n’ont rien de grandiloquent, rien de tragique, rien même de dramatique, elles disent simplement et sans fard ce qui est, et du même coup, disent l’humanité et la douleur.
Suivons son discours :
Quand la mort vint ternir tes yeux de héros (…). Je croyais te suivre au tombeau. La mort m’épargna…
Guercœur et Giselle ne sont pas Tristan et Yseult, c’est la première donnée, presque définitive, confirmée par l’expression si simple. Hélas ! j’aimais encore la vie.
C’est-à-dire la possibilité d’un futur. Il y a un futur après Guercœur, même si ce futur passe d’abord par l’évocation de sa mémoire : les regrets, les souvenirs communs m’unissaient à Heurtal, ton disciple une réplique qu’un bel alexandrin conclut :

J’ai pleuré près de lui par les beaux soirs d’été.
Si on en faisait l’analyse racinienne, on verrait dans ce « vers » une sorte d’apaisement donné par l’absence de ponctuation, de souvenir d’un bonheur discret construit par l’opposition entre J’ai pleuré et beaux soirs d’été modulé par près de lui qui est début de consolation.
Guercœur ne s’y trompe pas, qui l’interrompt par « Je souffre ! »

Suit ensuite un moment d’une rare poésie, de cette concision qui dit tout du parcours de la jeune femme, et qui rappelle le vers de Baudelaire :

Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.
Il y a chez Giselle l’expression de la franchise, peut-être terrible mais qui grandit en même temps cette humanité qu’on croyait volatile et qui paradoxalement la rend encore plus digne d’être aimée par Guercœur, augmentant sa souffrance.
Mon désespoir devint tristesse, ma tristesse mélancolie, et j’ai trouvé du charme à ma mélancolie… Même si la mélancolie est une affection psychique grave, plus grave que la tristesse, le mot est utilisé ici dans son sens littéraire, puisque Magnard établit une gradation descendante du désespoir à la mélancolie, une sorte d’état d’âme (Baudelaire dirait « le spleen ») qui se conclut par et j’ai trouvé du charme à ma mélancolie, autre alexandrin conclusif qui fait presque passer la mélancolie au rang de motif littéraire et pourquoi pas ? de séduction, puisqu’aussitôt après Giselle annonce : Maître, j’ai succombé dans ce langage un peu précieux de la carte du Tendre ou de la guerre amoureuse.

Magnard consciemment ou non parcourt avec Giselle face à Heurtal une carte du Tendre qui illustrerait presque Montaigne “Parce que c’était lui ; parce que c’était moi”.

Si Guercœur dans un premier moment refuse d’entendre, n’y voit que le parjure, la trahison de l’amour, et renvoie Giselle à la justice divine, celle-ci utilise l’argument définitif. Elle est heureuse avec Heurtal, certes, mais reste poursuivie par le remords, elle l’a dit dès la scène 1 du deuxième tableau intitulé « L’amante » : Heurtal, je suis heureuse, heureuse, mais parfois des remords me troublent, d’autant plus forts que leur relation a pour cadre l’ancienne demeure de Guercœur. Or, elle laisse entendre qu’elle est enceinte : Prends pitié de la mère !
Signe que désormais elle a construit non seulement son futur, mais une famille, que le couple n’est pas infatuation mais véritable installation dans un cadre qui a été refusé à Guercœur. Giselle mère, c’est ce plus que lui n’a pas eu, signe peut-être de l’imperfection du couple qu’il formait.
Elle expose sa souffrance, qui fait écho à la sienne, il y a souffrance commune (« Mit-Leid ») ; et il pardonne, avec cette pointe de condescendance dont il ne peut se départir en la qualifiant d’enfant. « Enfant, enfant, je te pardonne », une lointaine évocation du christique « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ».

Giselle alors est libérée du poids du remords : Guercœur m’est apparu (…), il me pardonnait notre tendresse. Oh Maintenant je suis à, toi sans regrets, sans remords. Prends-moi toute, Heurtal ! Prends-moi, je t’aime ! elle dispose librement de son corps et surtout de son désir. Plusieurs fois dans le texte, elle fait claire allusion à leurs ébats physiques (Heurtal, doux amant qui m’a réjouie dans mon âme et dans ma chair ! ).

En bref, elle vit.

Ah!
Je veux vivre
Dans ce rêve qui m’enivre;

(Air de Juliette dans Roméo et Juliette de Gounod)

Dans ce parcours vers la libération décrit par le livret de Magnard, ce n’est pas seulement le pardon de Guercœur qui me semble intéressant, signe de son premier acte de composition avec la réalité, de renoncement, mais c’est aussi une vision de l’humanité qui n’est pas cette humanité ingrate qu’on pourrait voir dans la parabole décrite dans ce récit ou chez Bossuet. En exprimant par des mots simples et précis le parcours de Giselle de la douleur et du désespoir aux retrouvailles avec la joie Heurtal a fait refleurir la joie dans mon âme dit-elle. Il y a ce qu’on appelle aujourd’hui le parcours du deuil, qui conduit celui qui reste du désespoir initial à la vie, et donc à un futur ouvert.
Vivre, c’est décider d’avoir un futur, sans l’être disparu.
Vivre c’est donc forcément refermer le Livre des Morts. Les anciens égyptiens munissaient le mort de tous ses viatiques pour son « autre » vie, en prenant bien soin de refermer la tombe, de la dissimuler, avec entre les vivants et les morts ce long fleuve de vie qu’était le Nil. Cela n’empêche ni le souvenir, ni la mélancolie passagère, ni les signes des passages dans cette vie des disparus, mais la vie n’appartient qu’aux vivants, quoi qu’ils fassent et quoiqu’ils en fassent. C’est le sens de l’expression tant employée aujourd’hui de « faire son deuil », c’est-à-dire acter que le mort est définitivement sur l’autre rive et qu’il ne reviendra pas.

Tout ce qui suit aujourd’hui la mort d’un être aimé, les rites, les héritages, les notaires, les ventes, la dispersion des objets est une manière de fermer le livre pour ne garder (ou pas d’ailleurs) que l’indispensable qui donne sens à votre vie, votre passé, votre histoire. Si dans la réalité (et non dans les contes, les mythes ou les paraboles) un de nos disparus revenait, où le mettre puisque par définition, il n’a plus sa place au monde, il n’a plus d’espace ni de biens. C’est cette parabole là que Magnard très discrètement et très humainement esquisse, et sans aucun jugement moral, puisque Giselle explose de vie dès qu’elle est pardonnée. Il n’accuse pas les vivants d’être oublieux, il acte le nécessaire cycle de vie qui fait que le mort n’a plus rien à faire au monde, qu’on le regrette, qu’on l’honore, qu’on le glorifie ou qu’on le voue aux gémonies. Il persiste dans les mémoires, peut-être, mais il ne peut perturber les vies.

Ce que donne Magnard, c’est d’abord en ce deuxième acte, à travers le personnage de Giselle, une leçon d’humanité, faisant de Giselle ce modèle loin de l’héroïsme, qui a trouvé son loculus où continuer de vivre.

Elle est à l’opposé de la grandiloquence de Guercœur, mais pour la première fois, elle lui donne une leçon : le Maître, pour la première fois, c’est elle. Et que le Maître soit une femme est pour moi assez signifiant aussi de l’esprit de Magnard et de sa subtilité.

Ainsi donc, cette humanité dont parle Bossuet du haut de sa chaire n’est pas à travers Giselle si négative, si insouciante, ou « insoucieuse », elle est ce fardeau qu’on tire et qu’on appelle la vie, et que toute humanité a en partage.
Du côté de Guercœur, la rencontre avec Giselle, la première des rencontres, sanctionne la première souffrance, et impose le pardon, le premier renoncement, qui impose à Guercœur qui pensait « absolu » la relativité des choses.
Le pardon est l’un des « outils » qui rend possible la vie en société, au même titre que les excuses, les négociations, tout ce qui fait composer avec l’autre et avec le monde tel qu’il est C’était le premier pas de Guercœur dans la « vraie » vie, sans doute le plus difficile…

Avec Heurtal et le peuple, nous abordons les rencontres plus « politiques ».

Giselle (Antoinette Dennefeld), Heurtal (Julien Henric) © Klara Beck

Heurtal

Le nom Heurtal d’emblée ne fait pas rêver, au contraire de « Guercœur » ou de « Giselle » : il évoque le verbe heurter, « entrer brutalement en contact », et au sens abstrait contrarier. De la même famille le verbe anglais to hurt, qui signifie blesser ; immédiatement le champ lexical renvoie au conflit, à la violence, à la blessure physique et morale et le nom sonne presque comme brutal, confié pourtant à une voix de ténor. Il est perçu immédiatement comme négatif, dans un opéra inhabituel où le baryton aime la mezzo, et le ténor la lui a volé… C’est tout le schéma de l’opéra romantique qui est mis à bas.
Heurtal, le Judas de l’affaire… 

Le cas de Heurtal est donc différent, parce qu’il touche à la fois le sentiment (l’amitié) et les idées (la politique) et il est aussi différemment traité : il n’y aura pas de vrai dialogue avec Heurtal. Heurtal est d’abord celui qui lui a pris Giselle, et donc celui qui a trahi l’amitié. C’est pourquoi Guercœur élimine Heurtal quand il lance à Giselle : l’amour m’a trahi, la sainte liberté me reste. Le peuple m’est fidèle. Par fidèle, il faut entendre évidemment l’antithèse de Giselle (et de Heurtal) qui ne l’ont pas été.
Ainsi la question de l’amitié ne se pose plus alors que Guercœur lui lance à la première rencontre dans sa maison : Oses-tu frapper ton maître, Heurtal ? Honore toujours l’amitié, l’amour, la liberté ! qui sonne à la fois ironique et menaçant.

Heurtal ne se pose pas la question de la réalité de Guercœur, il a déjà déclaré à Giselle Pourquoi rappeler le passé. Il range l’apparition dans deux catégories possibles, celle de l’imposteur comptant sur sa ressemblance avec le héros mort (et donc agissant seul), celle du fou manœuvré par ses ennemis et dans ce cas il se fie à l’absence de mémoire du peuple.

Heurtal est le disciple à qui Guercœur a laissé le pouvoir. Mais le disciple a aimé le pouvoir, et moins les idées qu’il était censé suivre. Il a abandonné la ligne et a tourné définitivement la page… C’est la déviance vers le mauvais gouvernement.

C’est le goût du pouvoir qui lui fait « faire son deuil », et il a reçu Giselle en « héritage ». Il est pour tous le successeur de Guercœur en toute légitimité, Giselle comprise et donc quand Guercœur lui apparaît, il lui refuse toute réalité, en toute logique. Au contraire de Giselle, il n’a rien promis sur le lit de mort et il a tout reçu : il a joui de l’exercice du pouvoir, ce qui est pour lui la nouveauté… De disciple, il est passé « maître », comme l’appellent ses partisans : C’est le sauveur et c’est le maître !
Il profite du moment présent, à plein. Installé dans le présent, il a fait le deuil des utopies et des rêves : Guercœur m’a transmis ses pouvoirs, mais non ses rêveries. Et dans cette transmission, ce qui compte pour Heurtal, c’est le pouvoir en pur politique tacticien du présent, sans vision.
Il est le pur politique qui vise la tyrannie, pour Giselle qu’il aime, et pour lui. Le couple de tyrans, c’est une figure dans la littérature (Macbeth) et dans l’histoire, même si Giselle ne semble pas vraiment impliquée : elle exprime plutôt des craintes, Écoute ces clameurs sauvages ou bien j’ai peur aussi Heurtal, l’émeute gronde dans la ville et la fureur des foules est aveugle !.
Elle restera en dehors des événements
Ce qui intéresse Magnard, c’est de montrer dans son livret les mécanismes d’ambition qui conduisent l’acte politique. Autant il est clair qu’il élève Giselle a un degré de dignité qui mérite le pardon de Guercœur autant il n’a pour Heurtal aucun scrupule du même ordre.
On retrouve là l’observateur impitoyable des jeux politiques les plus traditionnels avec ses références, César, Napoléon, mais aussi Napoléon III. Heurtal s’exprime en effet d’une manière caricaturale lorsqu’il parle du peuple Je sais comment on mate le lion populaire. Que lui faut-il ? Du pain, des coups.
En deux mots qu’il explicite ensuite, il exprime sa philosophie politique Du pain et des coups. Les peuples acceptent les dictatures si on leur garantit le pain. Cette politique n’a-t-elle pas été celle du PC chinois depuis Deng Xiaoping ? Ou celle de ce qu’on appelle les démocraties dites illibérales, donner des satisfactions matérielles qui puissent être une garantie de pérennité politique. Il y a là la vision claire d’un moteur des dictatures.
Heurtal a rangé les idées de Guercœur dans les utopies : ayant le pouvoir, mais n’ayant pas le charisme du « tribun », il est contraint aux basses œuvres s’il veut maintenir son autorité.
Chacune de ses interventions affine la mécanique décrite d’un coup d’État en cours : mater les révoltes (il emploie le mot), s’appuyer sur un groupe compact de partisans, et promettre des lendemains qui chantent.
Toute la scène de la révolte, que nous regarderons du côté du peuple, se conclut par un discours de Heurtal entrecoupé de vociférations qui suit ce chemin.

  • Citoyens…
    Heurtal s’adresse au citoyen, qui appartient à la cité et qui vote, il entérine implicitement ainsi l’idée de démocratie introduite par Guercœur (alors qu’il a dit précédemment à Giselle, désormais je crois à l’esclavage)
  • Vous m’avez donné la dictature ! je serai digne de votre confiance.

Captatio benevolentiae, les vociférations montrent que ce n’est pas encore tout à fait le cas, mais faire comme si fait effet de réalité. Il continue la fiction d‘une dictature conférée par le peuple… Notre monde d’aujourd’hui est rempli d’exemples, dernier en date, la dernière élection de Vladimir Poutine.

  • L’heure est critique
  • Notre belle cité sombre dans l’anarchie

Deux affirmations qui visent à justifier son intervention comme sauveur.

  • Les riches ont fui

La cité a besoin des riches pour que faire travailler et vivre les pauvres, mais a aussi besoin des capitaux, et les scandales capitalistes de la IIIe république sont encore récents (Panama), qui ont provoqué le boulangisme et risqué de faire vaciller le nouveau régime.

  • Les pauvres ont faim

Pas de travail fourni par les riches, et donc l’argent ne circule plus et crée la pauvreté.

  • C’est bientôt pour nous ruine et souffrance

Première conséquence, la menace de chaos.

  • Et si quelque ennemi franchissait la frontière, nous tomberions à sa merci.

Claire évocation de mécanismes politiques bien connus et de toutes les époques, où le responsable, c’est l’Autre, pour provoquer un mécanisme de repli sur la défense identitaire. Toute allusion à des phénomènes d’une brûlante actualité n’est évidemment pas fortuite.
Consul, j’étais sans armes devant le péril. Dictateur, Je ramènerai l’ordre…

J’avais une fonction de régulateur et d’apaisement héritée de Guercœur, qui me laissait spectateur passif ; dictateur, je serai actif. Manière de souligner qu’il était prisonnier d’une situation qu’il n’avait pas créée.

  • Je sais… il est des misérables qui vont prêchant le meurtre, l’incendie, et vivent des malheurs du peuple. Traitres, je ne crains pas vos menaces. Dès ce soir, j’aurai raison de vous

Après l’ennemi possible de l’extérieur, les ennemis de l’intérieur, qui nourrissent le chaos. Nourrir le chaos, c’est être un traître. Et donc les traitres seront punis c’est-à-dire simplement les opposants (appelés dans le livret « ennemis »). Premier devoir des dictateurs, mater les oppositions.

Comme on le voit en quelques phrases, Heurtal déclenche tous les ressorts des mécanismes politiques qui mènent à la dictature, s’appuyant sur le « peuple » on le dirait aujourd’hui « populiste », et tous ces mécanismes sont reconnaissables dans notre bel aujourd’hui… Ce petit texte applique une grille de lecture impitoyable.

Guercœur évidemment saisit tout le sous-texte, les intentions et les mécanismes qui se mettent en place. Mais il est seul, ne représente plus que lui-même, un souvenir, plutôt honni, mais qui fut l’ami de Heurtal qui a hérité de son pouvoir. Voir ce Guercœur se dresser ne peut être qu’imposture. Mieux : les temps ne sont plus au discours sur la liberté, devenue « licence » et « anarchie » et du même coup, Guercœur, vrai ou faux, imposteur ou non, est d’un autre temps et doit être éliminé, il fait forcément partie des traîtres..

Écoutons encore Heurtal quand Guercœur hurle « arrête, arrête, arrête »

  • Cet homme est fou
  • N’écoutez pas le malheureux a perdu la raison

Premier moment, faire passer Guercœur, seul contre tous, qui n’a que la force de la parole, et d’une parole dont on ne connaît pas l’origine (est-ce Guercœur ou son sosie…) pour un fou, un malheureux, un inoffensif alors qu’il désigne Heurtal comme La honte.

  • Qu’on en finisse avec cet idiot

La didascalie dit « perdant son sang-froid » qui peut laisser entendre qu’Heurtal a reconnu le tribun et croit d’une manière ou d’une autre à cette présence. Une seule solution alors, sonner l’hallali : « qu’on en finisse ».

  • L’imposteur, Amis, à moi !

Heurtal, dit la didascalie, « descend précipitamment de la tribune », en d’autres termes, il prend peur, et appelle à l’aide pour le mettre hors d’état de nuire. C’est l’appel à la violence.

Il avait déjà tué le père politiquement, il le tue ou le fait tuer effectivement. Guercœur est éliminé de l’horizon.

 

Le peuple

Le peuple, Guercœur (Stéphane Degout), Heurtal (Julien Henric) © Klara Beck

C’est peut-être le moment le plus étonnant du livret, qui constitue le troisième tableau du deuxième acte, « le peuple ». Correspondant à la troisième désillusion de Guercœur, après l’amour et l’amitié. Moment étonnant, non dépourvu de ce qu’on a appelé une certaine « naïveté » où les réactions du « peuple » sont méthodiquement exposées et concentrées, résumant les éléments essentiels de la crise qui porte Heurtal au pouvoir.
Le texte est concentré en trois scènes assez courtes, et les didascalies sont longues, décrivant scrupuleusement le décor, une place publique, une sorte d’agora, celle de l’hôtel de ville à l’intérieur duquel se déroulent des débats qu’on entend sans les voir. Trois groupes, les femmes (scène I), les partisans de Heurtal et ses ennemis. (scène II) et la victoire de Heurtal (Scène III), constituant un mouvement continu en crescendo, discussions, violences verbales et insultes, puis violences physique et sang,  contre lequel Guercœur ne pourra rien, isolé et bientôt lynché.

La concentration en peu de temps de tous les arguments ne tourne pas pourtant à la simplification, car le livret de Magnard surprend une fois de plus par sa précision et sa pertinence dans la manière dont il présente la situation.
C’est sans discussion le moment le plus politique, et aussi le plus grinçant parce qu’il souligne à la fois l’échec de Guercœur, incapable de se faire entendre, mais arrive à donner un éventail d’attitudes et d’opinions qui éclairent la situation, emblème de bien des situations de crise.
Les femmes ont une scène assez longue et une expression particulièrement développée où elles demandent du pain, discret rappel de la marche des 5 et 6 octobre 1789 à Versailles où les femmes réclamèrent du pain et ramenèrent le roi à Paris Elles sont sur la place publique où l’on entend les débats houleux venus de l’intérieur de l’hôtel de ville. En apercevant Guercœur, sans s’interroger sur la nature de cette présence elles l’accusent de leur avoir donné la liberté, qui ne donne pas le pain… Elles le maudissent…
Les grands principes ne donnent pas à manger, et la loi économique prime sur tous les principes. Qu’est-ce que la liberté dans la misère ? Il y a là tout un débat qui s’ouvre ou qui pourrait s’ouvrir sur Guercœur mort trop tôt pour aller jusqu’au bout de son projet, mais en même temps sur la disparition du héros, du tribun qui fédérait et qui laisse le peuple orphelin et sans guide. C’est l’histoire biblique du Veau d’Or…
La liberté ne peut se donner telle quelle, la démocratie est un effort de tous et non un système où tous attendraient de toute manière que la solution vienne d’en haut. La liberté sans organisation sociale afférente devient licence ou danger. C’est bien tout cela qui est en arrière-plan.
Peu à peu le débat de l’hôtel de ville fait émerger la volonté de nommer Heurtal dictateur et les femmes reprennent leur discours, en une argumentation qui peut sembler simpliste, voire un peu ridicule dans leur appel à l’autorité du Tyran (Un mâle, un mâle ! sonne aujourd’hui presque hors sol) : l’autorité est forcément mâle, et va sortir les hommes des cabarets et les remettre au travail.
C’est la traduction de ce que nous venons d’évoquer : il n’y a ni démocratie ni liberté sans organisation sociale ni production. La liberté est la clé d’un système (le libéralisme, dans sa définition originelle), qui s’accompagne de constructions sociales et fonctionnelles diverses. C’est bien cela qui est derrière la demande des femmes, avec la conviction (erronée pour Magnard, évidemment) que seul un pouvoir tyrannique peut garantir une organisation sociale, et non un pouvoir régulé par la liberté.
On constate que derrière les cris, c’est une philosophie du pouvoir qui se dessine, où l’on confond liberté et licence, alors que la liberté impose autant de contraintes que n’importe quel système, mais des contraintes consenties, et qui sont expression d’une volonté générale. La liberté impose, au sens rousseauiste, un contrat social.

La deuxième scène du tableau montre l’irruption sur la place du débat qui était dans l’hôtel de ville. On peut supposer que l’hôtel de ville possédait un lieu pour le débat, une salle, une assemblée, les grecs auraient dit une ecclesia, c’est-à-dire un lieu dédié au débat organisé et démocratique, un lieu pensé pour que s’échangent les idées et se prennent les décisions.

L’arrivée sur la place publique du débat montre l’échec de la démocratie organisée, et le début de la guerre civile, puisqu’on va en venir aux mains. Magnard montre clairement d’un côté les « ennemis » de Heurtal, ennemis du Tyran, qu’on pourrait classer sans doute « à gauche », et les partisans de Heurtal dictateur, partisans de l’autorité et de la dictature, « à droite » … Mais il les renvoie dos à dos.
Il n’y a plus d’arguments, on échange des insultes et bientôt des menaces. C’est alors qu’Heurtal va prononcer le discours évoqué plus haut, que Guercœur va tenter d’interrompre :  tous vont se liguer contre lui, dans une confusion qui le dépasse. La parole de Guercœur qui renvoie les uns et les autres dos à dos (la honte ou l’esclavage) n’est plus performative. Et tous l’envoient à la mort orchestrée par Heurtal.
La journée se termine dans le sang, les ennemis de Heurtal poursuivis et tués, et le sang célébré avec l’avènement de la dictature, qu’un flot de sang avive encore l’éclat de ta robe triomphale, Heurtal.
Le chœur final célèbre les lendemains qui chantent et le retour du pain, mais aussi le culte de la personnalité qui va entourer Heurtal. C’est le sauveur et c’est le maître
Heurtal a réussi son 18 Brumaire.

 

Guercœur meurt conscient de son péché d’orgueil. Vérité pardonne à mon orgueil.

La scène spectaculaire en soi montre les mécanismes de la désagrégation sociale en l’absence d’apprentissage de la liberté et de la démocratie. Il y a chez Magnard une foi authentique dans la démocratie, lui qui vient de vivre le boulangisme, l’affaire Dreyfus, et qui vit les fragilités de la république. S’il y a des naïvetés dans l’expression, rien dans les mécanismes n’est caricatural, c’est la concentration de ce qui se passe quand crise sociale et crise politique amènent la perte de confiance dans les institutions et le désir de se décharger du poids du politique sur un Sauveur. Il peut s’appeler Lohengrin ou Parsifal à l’opéra, Boulanger, ou Mussolini, ou Hitler dans l’histoire.
Il est intéressant de constater comment le jeune empire Allemand naissant et victorieux avait immédiatement, sous l’impulsion de Bismarck, créé un état social qui est encore la colonne portante de l’Allemagne d’aujourd’hui et qui avait eu une fonction fédératrice dans un empire fait d’États divers. Les valeurs seules en effet ne peuvent garantir le fonctionnement d’un système politique, c’est ce que Magnard souligne. Si le peuple a faim et a confondu liberté et licence, c’est d’une part que Guercœur est mort trop tôt pour être le Bismarck nécessaire (en quelque sorte), mais que Heurtal (qui était déjà au pouvoir) n’a pas su ou voulu poursuivre l’œuvre, laissant les choses se déliter pendant deux ans. En réalité, en laissant s’installer le désordre, il pouvait d’autant plus apparaître comme la solution, en prétextant qu’il n’avait pas le pouvoir suffisant (Consul, j’étais sans armes devant le péril. Dictateur, je ramènerai l’ordre). Pur artifice politicien.
Le texte de Magnard est une sorte de radiographie avant la lettre de tous les pièges et les chausse-trappes qui conduisent à l’état autoritaire, une vraie leçon de choses qu’on pourrait méditer de nos jours… étonnant.
C’est pourquoi j’y vois encore une fois un terrible réalisme, sans concessions.

L’acte III

Plus bref, l’acte III vise à proposer un chemin qui ne laisse pas l’amertume de l’acte II envahir le spectateur. Musicalement, c’est un acte essentiellement choral, je l’ai appelé un peu hardiment un Requiem pour Guercœur, qui constitue une marque d’apaisement après les perturbations qui marquent les deux premiers actes.

“Dormition” Gabrielle Philiponet (Beauté), Stéphane Degout (Guercœur) © Klara Beck

L’absence de théâtralité et de mouvement, la fixité chorale de l’acte autour de Guercœur a quelque chose de ces visions picturales médiévales de la « Dormition de la vierge », sorte de cérémonie d’adieu à la vie et d’accueil au ciel dans la paix et l’ataraxie éternelles, telle que l’exprime le quatuor final des déesses : Dors en paix ! chantent-elles entre autres d’ailleurs.

Guercœur au centre revêt un caractère plus religieux : lui-même d’ailleurs dans son court discours cite Jésus, et la dernière phrase de Vérité est « Révèle aux héros la passion de Guercœur », qu’il faut évidemment entendre au sens religieux par référence à la Passion du Christ et aux souffrances subies jusqu’au supplice de la Croix. Il y a donc chez Guercœur quelque chose de Christique, qui en fait un modèle, « Gloire à ceux qui devancèrent », dit Vérité.
Nous sommes donc passés dans un autre ordre, qui confirme l’aspect parabolique de l’aventure de Guercœur, renvoyé du Ciel sur la Terre pour souffrir et revenir au Ciel en quelque sorte sanctifié par la souffrance devenu un modèle ou plus, une Icône au sens sacré du terme, à brandir devant les hommes

On est évidemment frappé par la manière dont Magnard dans son livret et sa musique emprunte au fait religieux la plupart des signes de ce troisième acte, et en même temps affirme à travers le discours de Vérité qui en constitue le pivot non la promesse des religions révélées d’un Au-delà résolutif, mais la promesse d’un futur humain quasiment édénique, comme un paradis sur terre, le Ciel sur la Terre en quelque sorte (et l’on comprend mieux l’impression de monde unitaire voulu par Christof Loy dans sa mise en scène, de deux faces d’une même monnaie).
Le discours de Vérité est un Discours programme : Le rêve de ta vie, Guercœur, s’accomplira. Vérité rentre alors concrètement dans les détails de ce rêve :

  • L’homme doit grandir dans l’amour et dans la liberté.
    C’est la première et c’est la clef des songes, celle que Vérité reprend en fin de discours en confessant que les choses prendront du temps…
  • La garantie de la paix sur la Terre sera donnée par la fusion des races et des langages.

A l’époque, on pensait encore que les hommes étaient divisés en races, une idée fausse que la science a battu en brèche, mais l’idée est bien d’un universalisme de l’humanité, une idée aujourd’hui combattue fortement par qui vous savez. Quant à la fusion des langages, elle doit être mise en lien à mon avis avec la naissance de l’esperanto (en 1887), dont le nom même contient le mot clef de Magnard, Espoir

  • Par le travail il vaincra la misère.

Bien entendu, il faut y voir l’influence de toute la pensée sociale du XIXe, mais aussi, on le dit moins, la pensée voltairienne exprimée par la conclusion de Candide (« le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui le vice et le besoin… »), un des textes fondateurs du libéralisme social (plus loin dans le même texte, « La petite terre rapporta beaucoup »). Nous en sommes encore là (Sarkozy et son travailler plus pour gagner plus…).

  • Par la science il vaincra la douleur

Claire référence aux progrès de la médecine, Pasteur a découvert en 1885 le vaccin antirabique et il ne cesse d’être reconnu et fêté jusqu’à sa mort en 1895 et la science s’oppose à l’obscurantisme, en droite ligne de la pensée du positivisme.

  • Il unira la Raison à la Foi pour trouver la Vérité

Il y a là quelque chose d’une religion civique, (Raison, Vérité), mais aussi un espace pour la foi tempérée par la Raison, c’est-à-dire évitant le fanatisme et donc la violence. Un programme à méditer de nos jours.

Après avoir parlé de l’homme à la troisième personne, Vérité s’adresse aux hommes à la deuxième personne du pluriel, dans un discours plus direct qui décrit les temps nouveaux et qui semble s’adresser à l’assemblée des spectateurs :

  • Où la faune et la flore docilement soumises libèreront vos êtres de la faim

Il est clair que cette vision de la nature « soumise » pour nourrir l’homme n’est plus aujourd’hui un credo entendable, mais traduit une sorte de confiance absolue dans les progrès de la science et de l’esprit humain domptant la nature à son profit et pour sa survie…

  • Votre conscience, inondée de lumière, évoluera dans les sphères du Bien
  • Votre esprit vainqueur, terme de la matière, comprendra sans effort les lois de l’Univers
    …Alors la Terre achèvera son cycle, l’homme saura son destin
    … Les jours les ans les âges passeront sans que l’homme révère l’amour et la liberté

On sent bien dans le texte une volonté de ritualiser, d’évoquer une religiosité fortement marquée par les représentations chrétiennes, et en même temps un discours qui en 1931, a suscité l’ironie de la critique :

Jean Chantavoine dans Le Ménestrel (Mai 1931):
Sa seconde mort ramène Guercœur au séjour des idées pures. Vérité l’y accueille avec un sermon laïque où, dans le style de Louise Michel, de Jean Grave et de Séverine, elle prophétise les temps nouveaux. Et ses compagnes les abstractions se joignent à elle pour endormir Guercœur dans le soyeux cocon d’un fort joli quatuor vocal. On peut penser que Guercœur, sorte de ruminant de la béatitude, digérera cette fois pour de bon la fadeur des félicités éternelles.

Ou dans Lyrica (Avril 1931)
Tout cela nous est lointain comme lointaines nous sont ses conceptions sociales dont l’humanitarisme est issu de Fourier, de Comte, des rhéteurs de 48.

En même temps, cette conclusion grandiloquente évoque un futur si lointain qu’on se demande si Magnard ne substitue pas une foi humaine à une foi religieuse avec les mêmes objectifs et les mêmes effets, tenir la société entre des garde-fous, frein social en quelque sorte pour éviter les débandades et traduisant une sorte d’aporie.
Si on parle de rêve ou d’utopie à propos de Guercœur, je me demande si au contraire il ne faudrait pas parler de réalisme qui prend acte de la nature de l’humanité, comme le rappelle ironiquement l’Action Française du 1er mai 1931 toujours à propos de Guercœur:
L’idée est belle. Elle n’est pas d’une foudroyante originalité. Tout le monde sait que les jeunes veuves se consolent vite, que les démocraties sont ingrates et que les peuples livrés à eux-mêmes finissent par se donner ou par subir un dictateur.

 

Réalisme, certes exprimé ici de manière crue et sarcastique, mais qui est pour moi la marque de ce livret qui de manière précise et scrupuleuse analyse les réflexes et mouvements humains, tout en isolant les éléments (positifs et négatifs) qui constituent le « grand homme ». Et ce Ciel rempli de « valeurs » est une sorte de boite à outils qui n’est pas inscrite dans l’idéal, mais dans le réel que l’humanité a créée elle-même  pour vivre sur la Terre : cela s’appelle une civilisation.
Le troisième acte qui doit instiller l’Espoir en l’homme ne propose guère plus, que ce que proposent les religions et dans une forme voisine, c’est-à-dire les moyens qui permettent à la fois de supporter notre état de mortel sur qui pèse la vie. Car le livret commence après la mort du héros. C’est bien du rapport de l’humanité à la mort qu’il s’agit.
Dans la certitude d’une mort irrémédiable, l’individu peut décider de se libérer de toute règle et de toute morale, l’issue étant de toute manière, la même pour tous. C’est un peu le sens de la mise en scène de Claus Guth de Don Giovanni de Mozart, vue comme une agonie devenue course effrénée à la vie libérée de tout contrainte puisque pressée par une fin imminente.

Mais c’est en même temps une dystopie qu’envisager l’humanité comme une universelle anarchie, sans valeurs ni limites puisque de toute manière tout finira en poussière.

Les philosophies et les religions ont donc inventé un mode d’organisation des hommes pour vivre en attendant la mort, voire en la transcendant avec des lois (les Dix commandements sur des Tables de la Lois que Moïse lance au peuple perdu par le Veau d’or), ou des Valeurs chargées de réguler les rapports sociaux, et de transcender la mort par l’espoir d’une vie meilleure ici ou dans l’au-delà.

L’espoir n’est donc qu’une projection chargée de tenir les sociétés, l’idée même que la Terre ne trouvera son paradis que dans des temps lointains et impossibles à mesurer, l’idée que Souffrance doive retourner sur terre « retourne vers le monde où luttent les humains » pour gérer les individus et accompagner les héros, avec l’idée que vivre c’est lutter, et vivre c’est espérer, mais que la solution est sur la Terre… On revient au fatalisme du Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir de Corneille dans Suréna…Aux humains de régler entre eux leur existence le mieux possible. Mais l’idée d’une souffrance nécessaire, impérative même est pétrie de christianisme.
D’où les outils « modérateurs », le pardon, la tolérance, l’absence d’orgueil, les valeurs auxquelles on croit (Beauté bonté etc…) qui limitent les conflits, l’anarchie et pour finir le désespoir. On est là au seuil de Pascal.
Il n’y a pas de rêve dans Guercœur, mais un pari pascalien et fort réaliste sur l’humain, dans sa grande faiblesse et ses petits progrès, le pari de l’acceptation (Spinoza dirait l’acquiescement) qui est le pari de toute civilisation.

Photos de la production de l’Opéra National du Rhin (Ingo Metzmacher/Christof Loy). © Klara Beck

 

 

 

 

 

 

 

LA SAISON 2024-2025 DE L’OPÉRA NATIONAL DE LYON

Comme la plupart des maisons d’Opéra, l’Opéra national de Lyon sort des crises issues du Covid, dans une ville où il a constitué depuis plus d’un demi-siècle une référence nationale et un phare culturel. Mais même pour une ville comme Lyon, l’Opéra reste une charge, dans la mesure où elle affiche désormais une autre « vision » culturelle et dans une Région dont le fantasque président a en matière de culture une politique à peu près nulle avec dans la pratique parfois un parfum vaguement totalitaire.
L’opéra n’est pas en effet la priorité des écologistes dans les villes qu’ils gèrent, que ce soit Lyon, Strasbourg ou Bordeaux. Les écolos bordelais ont un opéra dont le rayonnement est inexistant, mais qui est un joyau patrimonial qu’il faut faire vivre – on aimerait intelligemment : il est difficile d’effacer d’un trait de plume la plus belle salle de France et de la voir programmer à petit feu sans âme. Quant aux malheureux édiles écolos strasbourgeois ou lyonnais, ils ont au contraire la malchance d’avoir des opéras qui sont plutôt bien dirigés, avec une fréquentation stable et flatteuse, et qui proposent une programmation de très grande qualité voire quelquefois exceptionnelle. Ces villes sont obligées – quelle guigne !- d’en tenir compte et donc bon an mal an de composer avec le boulet.
Rappelons tout de même que c’est la Ville de Lyon qui porte l’essentiel du budget (chiffres 2023) de l’institution avec 51,1%, chiffre auquel on doit rajouter la métropole à 7,8%, soit pour les forces locales 58,9%. L’État prend en charge comme plus ou moins partout ailleurs dans ce type d’institution 16,7% et la Région 6,7%. Nous avons par ailleurs souvent pointé la part très relative des régions dans les financements des opéras, qui devraient avoir au premier chef un rayonnement régional. Mais on n’en est pas encore là…

Alors, avec un réalisme qui fait contre mauvaise fortune bon cœur, les financements de l’Opéra de Lyon ont été stabilisés jusqu’à 2027 par un contrat Ville-Etat-Région, ce dont on peut se réjouir, d’autant que depuis des années, l’Opéra de Lyon est singulier dans le paysage français : programmation exigeante, mises en scènes novatrices, qualité musicale inattaquable, mais aussi et surtout un public globalement plus jeune qu’ailleurs, et dont la fréquentation ne faiblit pas (91% de remplissage en 2023).

Après une saison 2023-2024 exceptionnellement lourde, et des œuvres dont nous avions souligné l’an dernier la difficulté, y compris technique, le succès éclatant a été au rendez-vous au dernier festival et a montré l’incroyable qualité du travail accompli.

La saison 2024-2025 est moins chargée en œuvres lourdes, et d’une certaine manière plus « normale » tout en alternant des œuvres moins populaires ou contemporaines (Wozzeck, 7 minutes, Peter Grimes), des standards du genre comme Madama Butterfly, il Turco in Italia et des grandes œuvres du répertoire, La Forza del Destino, Cosi fan tutte et Andrea Chénier (ce dernier en version de concert).
La grande chance de l’Opéra de Lyon, c’est d’avoir un orchestre spécifique, le seul en France (si l’on excepte l’Opéra de Paris) et à la tête de son orchestre Daniele Rustioni, depuis 2017, qui a donné un coup de fouet d’un dynamisme sans précédent et qui l’a fait travailler et progresser d’une manière incontestable, d’autant que Rustioni est un chef italien qui à la différence de beaucoup de ses compatriotes, outre son répertoire atavique ose les répertoires allemands, russe, français . Ils se comptent sur les doigts d’une main les chefs italiens qui ont dirigé Wozzeck : ils s’appellent Abbado, Sinopoli, Gatti… A priori je n’en vois pas d’autres…

Alors oui, Rustioni est le fer de lance de cette maison.

Outre Wozzeck, il dirigera La Forza del destino, l’un des phares du répertoire italien, pour le Festival et la version concertante d’Andrea Chénier.

Pour le reste, comme toujours des distributions équilibrées et souvent bien composées, et des mises en scène d’aujourd’hui, avec cependant, quelques étonnements sur le choix de certains chefs qui ne correspondent pas au niveau affiché par ailleurs…

OPÉRA

Les œuvres

Alban Berg, Wozzeck
Umberto Giordano, Andrea Chénier (Concertant)
Gioachino Rossini, Il Turco in Italia
Giacomo Puccini, Madama Butterfly
Giuseppe Verdi, La Forza del Destino
Giorgio Battistelli, 7 minutes
Benjamin Britten, Peter Grimes
W.A.Mozart, Cosi fan tutte
Claire Mélanie Sinnhuber, Le sang du glacier (itin.)

 

Octobre 2024
Alban Berg
 : Wozzeck
7 repr. du 2 oct. au 14 oct. 2024 – Dir : Daniele Rustioni / MeS : Richard Brunel
Avec Stéphane Degout, Ambur Braid, Robert Watson, Thomas Ebenstein etc…
Orchestre, Chœurs et Maîtrise et solistes du Lyon Opéra Studio de l’Opéra de Lyon.
Coproduction Opéra Royal de Stockholm
La dernière production de Wozzeck à Lyon remonte à Septembre 2003, au tout début de la prise de fonction de Serge Dorny (janvier 2003) qui présentait alors la production aixoise (avec en Marie une jeune Nina Stemme…) de Stéphane Braunschweig, qui n’avait pu être présentée à Aix pour cause de grève des intermittents qui avait mis à bas toute la programmation des festivals.
Un peu plus de deux décennies après, c’est le temps habituel pour reproposer dans un système stagione à six ou sept productions annuelles une œuvre qui n’a pas la popularité de Traviata, même si elle est aujourd’hui part du grand répertoire international, ce qui rappelons-le n’était pas encore le cas il y a soixante ans (alors que l’œuvre a à peu près un siècle). Il est utile de rappeler que l’Opéra de Paris l’a accueillie (merci Pierre Boulez) seulement le 29 novembre 1963 soit 38 ans après sa création berlinoise. Je rappelle sans cesse que Berg et Schönberg étaient classés dans les rayons de la FNAC des années 1970 ou 80 en « musique contemporaine » …
La production lyonnaise a deux atouts immenses : Stéphane Degout (un lyonnais pur jus) dans le rôle-titre qu’il a mis à son répertoire à Toulouse en 2021 et Daniele Rustioni en fosse qui se confronte au chef d’œuvre de Berg et qui donc va largement exciter notre curiosité. Pour le reste on découvrira en Marie Ambur Braid, soprano lirico spinto canadien dont on parle beaucoup, et à qui on souhaite l’avenir de Nina Stemme qui l’a précédée à Lyon dans le rôle, et une solide distribution.
La mise en scène est assurée par Richard Brunel qui devrait s’inspirer du film de Peter Weir, The Truman Show.

Décembre 2024
Gioachino Rossini : Il Turco in Italia
9 repr. du 11 au 29 déc. – Dir : Giacomo Sagripanti/Clément Lonca – MeS : Laurent Pelly
Avec Adrian Sámpetrean, Sara Branch, Renato Girolami, Alasdair Kent, Florian Sempey etc…
Orchestre, Chœurs et Solistes du Lyon Opéra Studio de l’Opéra de Lyon
Coproduction Teatro Real Madrid, Nouveau Théâtre National Tokyo
C’est la production de fin d’année, avec 9 représentations, et le nom de Laurent Pelly qui la signe va évidemment attirer les foules : il est l’un des metteurs en scène les plus populaires en France et l’un des plus expérimentés, en plus c’est un fidèle de l’opéra de Lyon, où il a créé de nombreux Offenbach.
Et comme on espère faire le plein sans effort, pas besoin de trop en faire pour la distribution, dont les deux seuls noms intéressants sont Sara Branch, la nouvelle voix rossinienne et belcantiste venue d’Espagne, mais qui charme déjà la péninsule italienne, et Florian Sempey, toujours excellent dans ce type d’œuvre, qui incarnera Prosdocimo, ce personnage étrange qui fait surgir le théâtre dans le théâtre. Pour le reste, tous des rossiniens de série B.
En fosse, Giacomo Sagripanti, populaire un temps à l’Opéra de Paris et qui s’est fait ailleurs une réputation sur Rossini, qui s’est un peu dégonflée ces derniers temps. Plus intéressant peut-être d’écouter le jeune Clément Lonca, qui fut assistant de Rustioni, et qui mérite largement l’attention. Mais l’Opéra de Lyon ne communique pas les dates de l’un et de l’autre…

Janvier-février 2025
Giacomo Puccini : Madama Butterfly
7 repr. du 22 janv. au 3 fév. 2025 – Dir: Sesto Quatrini / MeS : Andrea Breth
Avec Ermonela Jaho/NN, Adam Smith, Mihoko Fujimura, Lionel Lhote, Carlo Bosi etc…
Orchestre, Chœurs et Solistes du Lyon Opéra Studio de l’Opéra de Lyon .
Coproduction festival international d’art Lyrique d’Aix en Provence, Komische Oper Berlin

Coproduite par l’Opéra de Lyon, la production d’Aix présentée en juillet 2024 au festival est ici proposée dans la même distribution, mais hélas sans Daniele Rustioni.
Au lieu d’aller chercher un autre bon chef, plutôt jeune et prometteur, on va chercher un routinier sans intérêt, Sesto Quatrini, comme si on considérait une partition de Puccini comme une simple piste de lancement des voix, sans en considérer la complexité ni la profondeur. Puccini a souffert de ce type de mépris qui le tenait à tort comme un compositeur « facile ».
Ermonela Jaho (qui ne l’oublions pas, a explosé à Lyon en 2009 dans Traviata pour rebondir ailleurs ensuite) est sans doute aujourd’hui l’interprète emblématique voire irremplaçable de Puccini. Donc, même si elle est en alternance avec une autre chanteuse, il faut se battre pour aller l’entendre. Elle y est déchirante et on ne peut rater ça.
Adam Smith est un jeune ténor au très beau timbre, qu’on lance aujourd’hui comme une voix d’or de demain. Pinkerton n’est pas un rôle très exposé, il devrait largement faire le job.
Lionel Lhote est exactement le profil pour Sharpless et puis, il y a en Suzuki Mihoko Fujimura, inoubliable Brangäne avec Abbado qui a été l’un des grands mezzos des vingt-cinq dernières années, à ne pas manquer au crépuscule de sa carrière sans oublier Carlo Bosi, le ténor de complément le plus fameux d’Italie, une figure d’excellence, et bientôt historique à l’impeccable phrasé, en Goro.
Quant à la mise en scène, elle est confiée (sans doute par Pierre Audi au festival d’Aix) à Andrea Breth, ce qui n’est pas pour moi une assurance (sa Salomé aixoise était particulièrement décevante) et qui ne m’a jamais convaincu… mais, comme on dit en italien : mai dire mai (jamais ne dire jamais).

Mars-avril 2025
Festival 2025 : Se saisir de l’Avenir

Giuseppe Verdi : La forza del destino
8 repr. du 14 mars au 2 avril – Dir : Daniele Rustioni / MeS : Ersan Mondtag
Avec Elena Guseva, Riccardo Massi, Igor Golovatenko, Michele Pertusi, Paolo Bordogna, Zinalda Tsarenko etc…
Orchestre, Chœurs et Solistes du Lyon Opéra Studio de l’Opéra de Lyon

Riccardo Massi et Elena Guseva sont des habitués de l’Opéra de Lyon, Guseva invitée au temps de Serge Dorny pour l’Enchanteresse, puis pour Tosca est revenue sous Brunel pour Dame de Pique, toujours aussi intense. Elle reviendra donc pour Leonora de Forza del Destino, une autre paire de manches qui est l’un des rôles les plus délicats du répertoire verdien.
Riccardo Massi lui aussi revient après son Dick Johnson de Fanciulla del West, digne mais pas inoubliable Là encore, Alvaro est d’une autre nature, un de ces rôles qui ne supporte pas les demi-mesures. À voir.
Pour le reste, Golovatenko est l’un des meilleurs barytons pour Verdi au monde, Pertusi toujours la plus grande basse italienne encore en activité, et Paolo Bordogna sans doute le meilleur baryton-basse bouffe italien aujourd’hui.
Que demander de plus ? Une Preziosilla qui fasse sonner son Rataplan, ce sera la charge de Zinalda Tsarenco, jeune mezzo en troupe au Mariinsky de Saint Petersbourg à qui l’on confie les grands rôles de mezzo. Vu la qualité du chant russe et de la troupe du Mariinsky, ça laisse de l’espoir. Tout ce beau monde dirigé par Daniele Rustioni dans son répertoire de prédilection, et dans ce Verdi qu’il connaît si bien.
Enfin, première apparition à Lyon d’Ersan Mondtag, phare naissant de la mise en scène germanique, à qui l’on doit le triomphal Silbersee de Kurt Weill à l’opéra National de Lorraine (créé à Anvers) et qui réalisera ici si je ne me trompe sa première mise en scène originale en France.
Elle a bien des atouts, cette Forza del Destino.

Giorgio Battistelli, 7 Minuti
6 repr. du 15 au 29 mars – Dir : Miguel Pérez Iñesta/ MeS : Pauline Bayle
Avec Jenny Daviet, Giulia Scopelliti, Jenny Anna Flory, Eva Langeland Gjerde
Orchestre, Chœurs et Solistes du Lyon Opéra Studio de l’Opéra de Lyon .

Créé en 2019 à l’Opéra national de Lorraine, 7 minuti est un opéra social qui s’appuie sur la luttes des travailleuses du textile de la firme Lejaby d’Yssingeaux en Haute Loire pour sauver leur emploi. Opéra social et choral puisqu’il met en scène un groupe d’ouvrières en lutte et en discussion contre la disparition de leur entreprise (qui n’a connu que des soubresauts hélas délétères depuis 2010), mais qui témoigne aussi d’une histoire forte de la région Auvergne Rhône-Alpes. Opéra aussi « local » en quelque sorte. Stefano Massini, le dramaturge florentin en a tiré une pièce à succès, on en a fait aussi un film, 7 minuti de Michele Placido, et enfin Giorgio Battistelli le célèbre compositeur italien s’en est emparé pour en faire un opéra de facture somme toute assez classique. Jenny Daviet, interprète favorite du Balcon et de Maxime Pascal que le site wanderersite.com a souvent saluée notamment dans Freitag aus Licht sera entourée notamment par des membres du Studio de l’Opéra de Lyon, passées et présentes.
L’orchestre est dirigé par Miguel Pérez Iñesta, jeune chef espagnol formé en Allemagne, et qui y fait bonne part de sa carrière, particulièrement actif et entreprenant si bien qu’il en devient un des chefs appréciés et réclamés sur le répertoire contemporain.
Nouvelle venue à l’opéra, Pauline, Bayle, une des metteuses en scène de théâtre les plus intéressantes de la jeune génération, actuelle directrice du Théâtre Public de Montreuil, en assure la mise en scène.
En inscrivant dans le Festival cet opéra très récent, l’Opéra de Lyon s’assure la présence d’un public venu peut-être pour Verdi et qui repartira avec une nouvelle expérience, différente et passionnante. C’est un choix de programmation plutôt intelligent.

 

Diana Soh : L’avenir nous le dira
6 repr. du 15 au  23 mars – Conception et MeS : Alice Laloy
Maîtrise de l’Opéra de Lyon
Coproduction Opéra national de Lorraine
Coréalisation TNP Villeurbanne
Au Théâtre National Populaire
Comme toujours au festival, le troisième spectacle est une plus petite forme, représentée dans un autre lieu que l’opéra. C’est ici un « opéra en trois mouvements pour orchestre mécanique » signé de la compositrice d’origine singapourienne Diana Soh, installée en France et qui avait déjà travaillé pour l’Opéra de Lyon sur l’opéra itinérant Zylan ne chantera plus en 2021. Le spectacle est conçu par Alice Laloy. Le titre parle de lui-même, Alice Laloy et la librettiste Emmanuelle Destremau ont imaginé une œuvre sur « nos lendemains » sous une forme encore un peu mystérieuse, mais avec en vedette la Maîtrise de l’opéra de Lyon

Mai 2025
Benjamin Britten : Peter Grimes
7 repr. du 9 au 21 mai – Dir : Wayne Marshall / MeS : Christof Loy
Avec Sean Panikkar, Sinéad Campbell-Wallace, Andrew Foster-Williams, Doris Soffel, Anne Sofie von Otter, Thomas Faulkner
Orchestre, Chœurs et Solistes du Lyon Opéra Studio de l’Opéra de Lyon

11 ans après un festival consacré à Britten et une production de Peter Grimes signée de Yoshi Oida et dirigée par Kazushi Ono, voilà que revient Peter Grimes.
La production (de 2015) est louée au Theater an der Wien qui l’a reproposée (à la demande du public) en 2021. C’est donc une production à succès et éprouvée, signée d’un des metteurs en scène de référence en Allemagne (Christof Loy) qui vient de signer la production strasbourgeoise de Guercœur. Rien qui ne soit pas prometteur de ce point de vue, sauf que si l’on voulait un Britten, d’autres œuvres non encore vues à Lyon eussent pu être proposées.
On connaît bien Sean Panikkar, et c’est un excellent chanteur, même si la voix ne me semble pas idéale pour Peter Grimes qui réclame peut-être un organe plus puissant, mais il y a deux légendes dans la distribution, Doris Soffel et surtout Anne Sofie von Otter en Miss Sedley, ce qui justifie presque le déplacement.
Plus surprenant le choix de Wayne Marshall en fosse, plus habitué à Gershwin et Bernstein (dont il a dirigé Candide à Lyon) et à un répertoire plus jazzy que Britten, même si les secrets de Britten ne doivent pas être étrangers à ce britannique. Il reste que ce choix laisse perplexe pour une œuvre aussi complexe et aussi réffinée…

 

Juin 2025
Wolfgang Amadeus Mozart : Così fan tutte
6 repr. du 14 au 24 juin 2025 – Dir : Duncan Ward / Mise en scène et vidéo : Marie-Ève Signeyrole
Avec Tamara Banješević, Deepa Johnny, Robert Lewis, Ilya Kutyukhin, Simone del Savio, NN
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon

Duncan Ward a dirigé Cosi fan tutte avec succès à L’Opéra du Rhin en 2022 (lire le compte rendu de Wanderersite.com, signé David Verdier) les lyonnais pourront ainsi confirmer l’excellente impression partagée.
Marie-Eve Signeyrole invitée pour la première fois à Lyon, signe la mise en scène, qui sera fondée comme d’habitude sur l’utilisation de la vidéo puisqu’elle en est avec Cyril Teste l’une des spécialistes en France. Distribution jeune, comme il se doit (encore que Tcherniakov à Aix et au Châtelet ait magnifiquement montré l’inverse) dont Simone del Savio est le plus connu.
On ne méprise pas un Mozart absent de l’opéra de Lyon depuis 2011, qui sera d’ailleurs aussi proposé en ce joli mois de mai 2024 en version concert par l’Orchestre National de Lyon, l’autre institution musicale avec Thomas Hampson en Alfonso….

 

Opéra itinérant
Claire-Mélanie Sinnhuber : Le Sang du glacier

5 repr. du 9 au 14 déc. 2024
Au Théâtre du Point du Jour puis en itinérance de mi-janvier à fin mars 2025, dans un camion-opéra.
Ensemble orch : Harpe, accordéon, violoncelle – MeS :  Angélique Clairand.

Angélique Clairand, dont le Peer Gynt a été accueilli favorablement en juin 2022 à Lyon, met cette fois-ci en scène une création de la compositrice Claire-Mélanie Sinnhuber sur un livret de Lucie Vérot Solaure qui traite de la fonte des glaciers, selon la formule de l’opéra itinérant affectionnée par Richard Brunel visant un autre public, plus jeune et qui ne va pas à l’opéra.


Opéra en concert

Octobre 2024
Umberto Giordano : Andrea Chénier

Direction musicale : Daniele Rustioni
Avec Riccardo Massi, Anna Pirozzi, Amartuvshin Enkhbat, Sophie Pondjiclis, etc…
Orchestre et chœur de l’Opéra de Lyon
Coproduction Théâtre des Champs-Élysées

Mardi 15 octobre 2024
À l’Auditorium, Lyon 3e

L’opéra de Giordano méritait peut-être plutôt une production, à l’instar d’Adriana Lecouvreur la saison dernière, mais le vérisme n’est pas si prisé en France. Outre Daniele Rustioni qui garantit la qualité d’ensemble, la distribution est solide, dominée par la Madeleine de Coigny d’Anna Pirozzi, et l’Andrea Chénier de Riccardo Massi, en voie de devenir le ténor italien de la maison Lyon. Mais c’est évidemment le Gérard d’Amartuvshin Enkhbat qui stimulera les curiosités, tandis qu’on reverra avec plaisir la très musicale Sophie Pondjiclis dans le personnage fugace mais tellement émouvant de Madelon.

BALLET

Voir le site de l’Opéra de Lyon

 

LES AUTRES MANIFESTATIONS

Un peu comme à l’Opéra de Paris, l’offre complémentaire lyonnaise est à la fois importante et touffue, donc peu lisible, malgré un intérêt certain.
Ainsi donc entre concert(s), tournées, musique de chambre, « pour les fêtes », concerts du studio, dans l’opéra, hors les murs, ailleurs et jusqu’à Milan ou Aix on s’y perd un peu et on aimerait un peu plus d’ordre dans les présentations. Les choses s’accumulent et c’est formidable pour le public d’y avoir accès, de pouvoir aller écouter des récitals ou des concerts de chant, mais l’impression reste celle d’une offre qui n’est pas pensée avec une vraie ligne, même si le public semble répondre régulièrement à chaque type de proposition, si l’on s’en tient aux statistiques 2023 communiquées dans le dossier de presse.

L’Opéra de Lyon, est hors Paris le seul Opéra en France à disposer d’un orchestre spécifique, et il manque, tout comme à Paris, une petite saison symphonique, qui ne fasse pas d’ombre à l’Orchestre National de Lyon mais qui permette de mieux structurer la visibilité d’un orchestre qui s’est montré, en fosse, remarquable. Si la vocation de l’Orchestre national de Lyon est d’être à rayonnement régional, celle de l’Opéra de Lyon est d’être en fosse, mais la programmation de l’Opéra reste limitée avec en 2023 37 représentations dans la grande salle et quelques représentations hors les murs (Aix et TCE), soit en tous cas moins de 50 représentations, ce qui laisse de la marge… Personne en France ne s’étonne d’ailleurs que ces grandes salles régionales prestigieuses aient une offre aussi limitée localement: 37 représentations, ça fait rire n’importe quel directeur de salle allemande et tout le monde va me répondre que ce n’est pas le même système etc… etc… je connais l’antienne mais je reste de l’avis qu’un grand opéra, non, ce n’est pas ça, même si c’est le cas de toutes les salles importantes en France, qui malheureusement n’en peuvent mais, coincées entre les tutelles, les budgets tendus, la « crise », les déficits, l’inflation et le reste…

Je pense donc que l’Orchestre de l’Opéra de Lyon affichant dans son programme à Lyon un seul concert (avec le chœur) , le 11 septembre 2024, autour de Camille Pépin et de Maurice Ravel et dirigé par Daniele Rustioni, c’est notoirement insuffisant.

Deux autres concerts sont programmés,

Un programme pour les jeunes, sorte de concert spectacle

L’orchestre cherche et trouve autour du monde les 13 et 16 nov (deux horaires) avec des comédiennes, l’orchestre étant dirigé par Fiona Monbet.

Le traditionnel concert de fin de saison de la Maîtrise, le 29 juin

Pourtant, en feuilletant le dossier de presse, on découvre aussi que le programme lyonnais proposé le 11 septembre est proposé en tournée à Milan et Turin, les 12 et 14 septembre à l’invitation du Festival MITO, plutôt orienté musique des XXe et XXIe siècle avec une œuvre supplémentaire, le splendide Pelléas et Mélisande de Schönberg dont on se demande pourquoi le poème symphonique n’est pas programmé dans le concert lyonnais à l’instar de celui de Turin, alors que probablement il sera préparé à Lyon. Le nom de Schönberg ferait-il (encore) peur ?

Plus généralement, un orchestre a besoin de travailler un répertoire symphonique hors fosse, et il ne serait pas exorbitant de proposer un concert symphonique par trimestre, dont un au Festival, sur des œuvres liées à la thématique, y compris avec un autre chef que le directeur musical. Il y a là vraiment un manque qui me laisse perplexe.

L’orchestre se produit en outre lors des deux concerts des fêtes, dirigés par Benjamin Lévy, les 31 décembre et 1er janvier,

  • 31 décembre : Concert de Réveillon
    Autour des années folles

(œuvres de Maurice Yvain, André Messager, Reynaldo Hahn) avec les membres du Studio

  • 1er janvier : Concert de Nouvel An,
    Autour d’Offenbach

Soit en tout 9 concerts hétéroclites (compris le concert spectacle), tous concentrés entre 11 septembre et 1er janvier… Ça n’est pas une programmation…

Récitals

4 récitals, trois récitals de piano et une soirée chant/piano à la programmation solide qui devrait attirer du monde

  • 9 octobre, Nelson Goerner
    Haendel, Schumann, Liszt, Chopin
  • 14 décembre, Elisabeth Leonskaja
    Beethoven (Op. 109 à 111)
  • 6 avril, Natalie Dessay et Philippe Cassard
    Barber, Chausson, Ravel, Beydts, Sondheim, Previn, Menotti, Hahn, Poulenc
  • 17 juin Katia et Marielle Labèque
    Ravel, Schubert, Debussy, Bernstein

Des concerts de musique de chambre
par les musiciens de l’orchestre de l’Opéra de Lyon

Dans trois lieux « emblématiques » lyonnais :

10-20 octobre (Musée Gadagne)
Mozart, Verdi, Puccini

24 novembre (Salle Molière)
Beethoven-Hummel

20-21 décembre (Amphi Opéra de Lyon)
Offenbach, Luis Mariano, Dalida

25-26 janvier (Musée Gadagne)
Ravel, Bizet, Offenbach, Smetana

1er – 2 février (Amphi Opéra de Lyon)
Beethoven-Mozart

15 février (Salle Molière)
Debussy-Chausson

5-6 avril (Amphi Opéra de Lyon)
L’Histoire du Soldat (Stravinski)

17-18 mai (Amphi Opéra de Lyon)
Saariaho-Debussy

14-15 juin (Musée Gadagne)
Ligeti, Danzi, Dvořák

Des récitals des membres du Studio
(Amphi Opéra de Lyon)

12 janvier, Filipp Varik, ténor
2 fevrier, Jenny Anne-Flory, mezzosoprano
15 février, Alexander de Jong, baryton
13 avril, Eva Langeland Gjerde, soprano
18 mai, Hugo Santos, basse

Hors les murs
A toute cette programmation s’ajoutent les opéras hors les murs en concert ( TCE Andrea Chénier) ou en version scénique, en juillet 2024 à Aix, Madama Butterfly (Prod. Andrea Breth) sous la direction de Daniele Rustioni et la reprise de Pelléas et Méilsande (prod.Katie Mitchell) sous la direction de Susanna Mälkki.
A l’Opéra national de Lorraine sera présenté L’Avenir nous le dira de Diana Soh les 4 et 5 avril et trois programmes de musique de chambre seront repris au Théâtre de Villefranche sur Saône.
Enfin s’ajoutent quelques manifestations spécifiques (Concert d’Hiver de la Maîtrise à la Basilique Saint Martin d’Ainay, 40 ans d’orchestre avec un récital de basson dans la salle Molière, le Requiem de Fauré à la Basilique Saint Bonaventure, ainsi qu’un Ciné Concert Laurel et Hardy proposé au Théâtre de la Renaissance à Oullins et au Théâtre Théo Argence de Saint Priest.

Quant au Ballet de l’Opéra de Lyon, il est l’autre carte de visite de l’institution, dans des tournées qui le mènent un peu partout en France, mais aussi en Chine, à Londres, à Dresde, à Berlin, en Italie, et à Bruges.

Au total l’activité est importante, les manifestations nombreuses et dans plusieurs lieux de la métropole lyonnaise, une activité hors les murs importante, en opéra et surtout en Ballet, mais c’est présenté de manière brouillonne, avec une « com » et des titres de concerts qu’on sent quelquefois un peu tirés par les cheveux, comme ce concert intitulé « Quand le jeune Mozart venait à Lyon » avec au programme Mozart (c’est attendu) mais aussi Verdi et Puccini (ce qui l’est moins, à moins qu’ils ne soient venus à Lyon en bande).

Il serait beaucoup plus clair pour le lecteur d’identifier le

  • Dans les murs (Grande salle et Amphi)
  • Dans la ville et la métropole
  • Hors les murs

Cela permettrait d’isoler les lieux et leur programmation spécifique et notamment de mieux isoler l’Amphithéâtre, qui est un lieu intéressant pour une autre ambiance de concerts et dont on pourrait construire une programmation « musique de chambre » et « musique de chant » assez sympathique.

Tel que se présente ce programme fait d’autres manifestations et de concerts divers, on a l’impression d’une absence de ligne programmatique claire, de thématiques mises au hasard, un peu bout à bout, d’un hétéroclite de qualité et de bonne volonté, mais sans colonne vertébrale : c’est dommage pour notre deuxième opéra de France.
De la musique avant tout chose, certes, mais aussi des propositions mieux articulées, moins de vrac, qui prennent modèle sur l’opéra et le ballet.
Il reste que sous ce rapport, plusieurs voyages à Lyon sont à programmer.

FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: PELLÉAS ET MÉLISANDE de Claude DEBUSSY le 2 JUILLET 2016 (Dir.mus: Esa-Pekka SALONEN; ms en sc: Katie MITCHELL)

Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud) ©Patrick Berger / ArtComArt
Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud) ©Patrick Berger / ArtComArt

Ce Pelléas était très attendu.
La popularité d’Esa-Pekka Salonen dans le monde musical et chez les critiques faisait que la présence du chef finlandais avait un air d’événement, d’autant que la distribution était attirante, tout autant que la mise en scène de Katie Mitchell, très en faveur à Aix-en-Provence où depuis d’arrivée de Bernard Focroulle, elle a signé plusieurs mises en scène plutôt bien accueillies. Le triomphe est total. Le public et la presse ont accueilli ce travail de manière éminemment positive.
À une quinzaine de jours de la Première à laquelle j’ai eu la chance d’assister, le recul salutaire va permettre sans doute, pour chacune des productions de cette cuvée 2016 du Festival d’Aix, de se faire une idée moins immédiate et plus réfléchie, peut-être aussi plus pondérée.
Il est heureux de constater la fortune actuelle du Pelléas et Mélisande de Debussy, considéré comme un de ces chefs d’œuvres à l’accès difficile. Cette saison, il y a à peine un mois, c’était à Zurich la production de Dmitri Tcherniakov dirigée par Alain Altinoglu, la saison dernière, c’était Daniele Abbado à Florence qui mettait en scène aux côtés de Daniele Gatti ou Constantinos Carydis qui dirigeait la production de Christiane Pohle en ouverture du Festival de Munich 2015.
Pour beaucoup d’amateurs d’opéra, Pelléas est une œuvre qu’on apprécie après avoir vu toutes les autres. Pour certains, on commence par Wagner et on finit par Debussy. Pour d’autres au contraire, on commence par Debussy et on finit par Wagner. Le lien de Debussy à Wagner est en effet très fort, un « je t’aime moi non plus » fait de refus, mais aussi de citations presque textuelles (Parsifal dans Pelléas par exemple). Pelléas et Mélisande appartient à un moment où le monde intellectuel français littéraire ou musical courait à Bayreuth. C’est évidemment une œuvre qui se confronte à Tristan und Isolde, autre histoire de couple, autre version des relations entre Eros et Thanatos. D’ailleurs, le décor monumental de Lizzie Clachan à Aix n’est pas sans rappeler dans son organisation même celui de Boris Kudlička à Baden-Baden, avec deux niveaux, un escalier métallique à Jardin, plongeant vers les ténèbres, et des espaces contigus et changeants. Car c’est bien ce décor imposant qui frappe durablement, au point d’être ce qui reste de la mise en scène après deux semaines, si imposant qu’il nécessite une armée de machinistes pour le transformer pendant les intermèdes (qui viennent tous saluer de manière pleinement justifiée à la fin). Ce décor est celui d’une maison de poupée en coupe, rappelant celui de Written on Skin ou Alcina par sa structure, avec ses chambres et ses espaces, isolant chaque scène, lui donnant un contexte particulier avec comme climax les scènes de la piscine intérieure vidée, hyperréaliste, avec la vision de la nature à l’extérieur, mais laissant les personnages derrière une verrière étouffante pour les scènes qui sont parmi les plus célèbres de l’œuvre (les scènes de fontaine). Le décor d’ailleurs réussit à être hyperréaliste et onirique à la fois, implantant une ambiance surannée, temporellement si marquée qu’elle en devient intemporelle, voire étouffante.

A la fontaine: Stéphane Degout (Pelléas) Barbara Hannigan (Mélisande) ©Patrick Berger / ArtComArt
A la fontaine: Stéphane Degout (Pelléas) Barbara Hannigan (Mélisande) ©Patrick Berger / ArtComArt

Comment rendre le mystère de Pelléas et Mélisande, une histoire en soi banale : un mariage plus ou moins forcé, un amour naissant hors mariage, un jaloux mal aimé. Une histoire qui rappelle beaucoup par son étrangeté La Princesse de Clèves, de Madame de Lafayette, notamment à travers le personnage du Prince de Clèves, bien proche de Golaud. L’atmosphère de mystère et d’étrangeté qui entoure la princesse (voir la scène du tableau et de la canne des indes observée de l’extérieur par un Nemours dévoré par le désir) me rappelle celle qui entoure Mélisande, étrangère au monde, venue de nulle part et dont la présence détruit la grise routine familiale, comme Dmitri Tcherniakov l’a si bien montré à Zürich.
Pour expliquer ce mystère et cette atmosphère et justifier d’une dramaturgie à ellipses, Katie Mitchell et son dramaturge Martin Crimp choisissent de faire du drame un rêve (prémonitoire) de Mélisande, à peine revenue de son mariage avec Golaud (elle est en robe de mariée), un mariage contraint générateur d’angoisse qui explique un rêve pour le moins tendu, mais référencé fortement à l’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, sauf que de merveilles, il y en aura peu dans ce rêve. C’est un choix dramaturgique cependant assez commun, on ne compte plus sur les scènes les rêves de personnages qui expliquent une action dramatique. Sans la référence à Lewis Carroll, on tout aussi bien pu concevoir un rêve de Golaud pris par le désir de possession, ou de Pelléas pris par celui d‘échapper à l’étouffement familial. Étouffement que l’on perçoit par des signes évidents dans la première partie, notamment à travers le personnage de Pelléas, engoncé, fagoté en « petit vieux » avant l’âge, un vieil enfant rempli de tics et de mouvements brusques, magistralement rendus par Stéphane Degout dont c’est hélas le dernier Pelléas.
Atmosphère pesante aussi à table, avec la vision d’un repas familial silencieux et raide. Bien sûr on pense aussi à l’atmosphère familiale de la production de Tcherniakov, mais le cadre de la maison, moderne, « design », ouverte, n’a rien à voir et de produit pas la même impression : les couleurs du décor, vert passé, le style de l’ameublement du premier XXème siècle, les éclairages pâles et timides, tout concourt à donner l’impression d’une maison où le temps s’est arrêté, qui génère un ennui abyssal, et un désir de respirer. Chaque scène est un espace clos vieillot, chambre à coucher, salle à manger, piscine même, et les circulations sont étroites (escalier en colimaçon).C’est aussi un espace envahi par le rêve, avec cet arbre qui prolifère dans la chambre, ou la terre, C’est vraiment le décor qui donne l’ambiance.
Katie Mitchell fait évoluer ses personnages dans cet espace hyperdétaillé. Il y a d’ailleurs plus de travail sur les personnages que sur la dramaturgie proprement dite. Au centre, la Mélisande de Barbara Hannigan, comme si la mise en scène était construite sur mesure pour elle, une femme déjà mûre, qui n’a rien du petit oiseau fragile qu’on a pu voir ailleurs (Tcherniakov par exemple), qui parcourt tout l’espace en regardant toutes les scènes, ou se regardant (elle regarde souvent son double), dedans et dehors comme dans les rêves. Hannigan avec son art suprême du mouvement et sa manière de gymnaste de se relever quand elle est allongée face contre terre, avec sa grâce et avec son corps qui se construit et tout à la fois se déconstruit, rend une Mélisande présente, mais met au centre le drame d’une femme assez manœuvrière et manipulatrice dont l’innocence et la fragilité se discutent fortement. Tout cela est magistral de la part de la chanteuse, mais n’ajoute rien à la lecture ou au sens de l’œuvre. Tcherniakov avec le même présupposé était pour mon goût plus convaincant.

Du même coup, la première partie m’est apparue quelquefois distante et vaguement ennuyeuse, sauf la scène prodigieuse du petit Yniold (Chloé Briot, très fraîche) et de Golaud forçant à regarder par la lucarne.

Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Stéphane Degout (Pelléas) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Franz-Peter Selig (Ariel) ©Patrick Berger / ArtComArt
Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Stéphane Degout (Pelléas) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Franz-Peter Selig (Ariel) ©Patrick Berger / ArtComArt

La deuxième partie plus dramatique et plus tendue par nature permet de relever l’intérêt avec des moments particulièrement bien construits entre les personnages : par exemple la scène où Golaud et Arkel saisissent Mélisande sur la table, ou les scènes sur le lit entre Golaud et Pelléas, ainsi que la scène sacrificielle où Golaud égorge Pelléas comme Abraham son fils (laissant supposer par le choix de la mort une préméditation). Scènes très tendues, très fortes, qui laissent une durable impression.
Comme on le voit, Katie Mitchell sait rendre l’atmosphère pesante, et sait conduire un travail d’acteur particulièrement détaillé, mais le propos général reste moins convaincant. Il y a certes du mystère et de la poésie, mais cela s’inscrit dans une atmosphère de drame familial au total assez banal. Quand Mélisande entre dans cette famille, cette dernière est déjà en déliquescence, au bord du gouffre et Mélisande n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Chez Tcherniakov, c’était la présence même de Mélisande comme révélateur qui déclenchait le processus délétère de destruction familiale de l’intérieur… Aussi le travail de Katie Mitchell, précis, intéressant parce que le rêve permet de développer plusieurs points de vue et de conjuguer vraisemblances et invraisemblances, ne me semble pas rendre compte de toutes les ambiguïtés de l’œuvre. Un travail onirico-réaliste, et en ce sens même acrobatique. Mais on a envie de dire : et après ?

Blessures: Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud)Stéphane Degout (Pelléas) ©Patrick Berger / ArtComArt
Blessures: Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud)Stéphane Degout (Pelléas) ©Patrick Berger / ArtComArt

Elle est servie, et c’est son immense chance, par une distribution particulièrement engagée et qui semble partager le point de vue qu’elle exprime. Chacun est un chanteur acteur de très grand niveau, la Geneviève à la fois discrète et timide de Sylvie Brunet-Grupposo, dont la lecture de la lettre est un modèle de parlar-cantando contrôlé, naturel et sans prétention ni théâtralité excessive, l’Arkel monumental de Franz-Josef Selig, patriarche lui aussi bousculé par les manipulations de Mélisande, le Golaud de Laurent Naouri, toujours magistral, avec son faux air de Butler, qui réussit à chanter le texte sur le ton de la conversation, avec un naturel confondant, à la fois distancié et impliqué. Ce que réussit Katie Mitchell, grâce aux éminentes qualités de cette distribution, c’est de faire de chaque personnage ou presque un Janus bi-face, avec une face au monde et une face cachée, face externe et interne. Et Naouri est ici un chanteur exceptionnel d’intelligence, intérieur, retenu, mais en même temps ravagé, avec un sens rêvé du texte et de l’expression et une diction modèle.
Stéphane Degout est Pelléas depuis plus de cinquante fois. C’est d’abord un Pelléas musicien avec un sens du texte exceptionnel, dont il réussit à exprimer les moindres nuances, les moindres inflexions, de la douceur à la violence, de la tendresse à la tension, de l’innocence au désir, la diction est éblouissante (une qualité largement partagée par l’ensemble du plateau d’ailleurs), elle atteint le stade de la perfection quand elle s’allie à une telle expressivité, c’est une diction théâtrale presque avant que d’être musicale. Et puis il y a le personnage, merveilleusement conduit dans son évolution, depuis le Pelléas engoncé, plein de tics, étouffé et timide du début, celui soumis au « paterfamilias » Arkel, qui ne va pas voir Marcellus mourant, paralysé par la maladie paternelle et par l’interdiction d’Arkel, au Pelléas plus accompli par l’amour de la deuxième partie, plus ouvert et plus libre.
Justement, l’Arkel de Franz-Josef Selig joue vraiment le « Paterfamilias », aux mouvements calculés, plus souvent assis à la table à « présider » comme un Arkel « commandeur ». La diction est soignée, l’expression bien contrôlée, ainsi que la projection, avec un langage clair, qui exprime l’autorité et qui n’empêche pas le feu intérieur qui s’allume au contact de cette Mélisande volontairement perturbatrice. Un Arkel lui aussi Janus, aux limites de son contrôle sur lui-même. Belle composition de Chloé Briot en Yniold chantant en équilibre instable sur une échelle, même si je préfère les Yniold interprétés par de jeunes garçons (le magnifique enfant du Tölzer Knabenchor à Zürich). Quant à Thomas Dear, il prête un beau timbre, très présent, à la figure fugace du médecin.

Dans ce monde un peu paralysé, vaguement fossilisé, Mélisande a évidemment le statut d’élément perturbateur : elle est la femme, plus mûre mais encore jeune, d’une séduction presque animale. Elle n’a rien de l’oiseau fragile dont le texte parle. En scène elle est affirmée, notamment lorsqu’elle porte cette robe rouge-vermillon, couleur de la passion, qui l’isole par rapport aux teintes pastel presque effacées ambiantes. Aucun des costumes des autres ne possède cette agressivité. La présence scénique d’Hannigan fait le reste, un oiseau (de proie ?) sensuel et mûr vaguement destructeur. Comme toujours son chant peut diviser : sa diction, peut-être d’un souffle moins parfaite que celle de ses partenaires lui donne justement un souffle d’étrangeté et d’absence, mais l’expression est décidée, le ton est affirmé, la voix est merveilleusement placée à tous les degrés du registre et magnifiquement expressive par de multiples modulations. Je la préfère néanmoins dans la Marie manipulée de Die Soldaten à Munich que dans cette Mélisande manipulatrice où elle est néanmoins admirable. Peut-être aussi est-ce d’ailleurs la nouveauté du personnage qui me trouble. En tous cas, et c’est la magie des festivals, je ne vois pas quelle autre chanteuse pourrait incarner Mélisande dans cette production si elle entrait dans le répertoire d’un théâtre. C’est une production construite pour elle et autour d’elle, c’est sa grandeur et aussi sa faiblesse que d’être un Pelléas et Mélisande-Hannigan plutôt qu’un Pelléas et Mélisande.

 

On attendait aussi beaucoup, comme je l’ai écrit au début, de la direction d’Esa-Pekka Salonen particulièrement adapté aux œuvres de la première moitié du XXème siècle, dans une œuvre qui a priori est faite pour lui et qu’il connaît sur le bout des ongles, d’autant qu’il y dirigeait son Philharmonia Orchestra.

J’avoue avoir été moins sensible à son travail qu’en d’autres occasions. On a plusieurs manières d’aborder Pelléas, une manière impressionniste, miroitante, relevant chaque son en faisant une sorte de multiplication de reflets diamantesques : c’était le cas jadis d’Abbado, qui savait cependant, en immense chef de théâtre qu’il était, accompagner le drame et donner de la tension. Ce fut aussi le cas de Gatti à Florence, qui avec une incroyable clarté, révélait l’ensemble des secrets de la partition, dans des conditions acoustiques difficiles, mais rendant chatoyant et riche de tous ses reflets un texte musical imprégné de l’ambiance littéraire de la période et pas seulement de Maeterlinck. Maazel jadis à Paris (avec Jorge Lavelli, Frederica Von Stade, Richard Stillwell et Gabriel Bacquier) avait su conjuguer l’onirique, le poétique et de dramatique. C’est à lui que je dois mon amour pour cette œuvre que je regardais avec distance dans ma prime jeunesse, tout occupé à découvrir Wagner. J’aime les directions musicales qui illuminent et qui éclairent tous les détails de ma mosaïque debussyste, faite de tesselles orientées différemment, tout à la fois ombres et lumières, et qui néanmoins savent créer tension et drame.
Je n’ai pas trouvé tant de tension dans l’accompagnement musical du drame surtout dans un première partie que j’ai trouvée trop linéaire. Certes, on peut dire que Salonen suit en cela la mise en scène, dans sa continuité et sa fluidité dramatique qui passe de scène en scène comme un regard presque extérieur au drame (celui de la Mélisande rêvant). J’ai écrit linéaire, je devrais dire lisse, trop lisse, sans aspérités, et avec une discrétion étonnante qui fait qu’à certains moments on n’entend peu l’orchestre. Un parti pris de discrétion qui me perturbe parce que je n’y entend plus les chatoyances, les différences de couleurs, les ruptures aussi, mais une sorte d’uniformité.
Certes, la deuxième partie plus dramatique donne un peu plus de relief à l’ensemble, mais sans jamais être abrupt, ou brutal. Ce parti-pris me paraît courir le risque de ne pas rendre justice à l’œuvre, de ne pas lui rendre sa profondeur, au profit d’une certaine fadeur, de la couleur un peu passée du décor, un son lointain et quelquefois indifférent.
J’entends bien que le parti-pris scénique, un rêve qu’on regarde, contribue à éloigner, et peut induire le chef à proposer un son sans le son, une sorte de second degré, de vision derrière la vision et donc éloigner le choc direct, j’entends bien – pour le défendre à chaque fois- que le chef et le metteur en scène ne peuvent jouer des partitions différentes, mais j’avoue avoir quelque peu regretté un relief qui me paraît si indispensable ici.

Indiscutablement cette production interroge et ce n’est pas la seule du festival (on le verra bientôt avec Cosi fan tutte). C’est intéressant de proposer un Pelléas et Mélisande d’un « réalisme onirique » qui a incontestablement trouvé un ton. Pourtant, malgré l’excellence de la distribution et sa justesse de ton, je suis resté un peu sur ma faim.
Il y a un mois, j’étais à Zürich pour un autre Pelléas et Mélisande, dirigé par Alain Altinoglu et mis en scène par Dmitri Tcherniakov, qui proposait lui aussi une vision de famille en déliquescence, mais avec une violence inouïe et inédite dans cette œuvre (magistral Golaud de Kyle Ketelsen, imposante Geneviève d’Yvonne Naef et incroyable Arkel de Brindley Sherratt) que relayait dans la fosse un Alain Altinoglu original et poignant, très expressionniste (certains ont dit puccinien), plein de couleurs et de tensions, de contrastes, de dynamique, très surprenant dans sa manière d’emprunter une voie inédite. J’ai préféré ce Pelléas coup de poing, ou le Pelléas suspendu et ailleurs de Christophe Honoré à Lyon, plutôt que ce goût amer et lointain laissé par le travail de Katie Mitchell, au contact d’artistes admirables, nous laissant des images souvent belles, mais ni le cœur lacéré, ni l’âme en capilotade. [wpsr_facebook]

Thanatos : Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Stéphane Degout (Pelléas) Franz-Peter Selig (Arkel) Thomas Dear (le médecin) ©Patrick Berger / ArtComArt
Thanatos : Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Stéphane Degout (Pelléas) Franz-Peter Selig (Arkel) Thomas Dear (le médecin) ©Patrick Berger / ArtComArt

OPERA DE PARIS 2011-2012: TANNHÄUSER de Richard WAGNER le 9 octobre 2011 (Dir.mus: Sir Mark ELDER, Ms en scène: Robert CARSEN)

Cette production de Robert Carsen, datant de l’ère Mortier (2007), avait naguère bénéficié de la présence de Seiji Ozawa au pupitre, qui avait porté l’orchestre à incandescence, et d’une distribution  de très haut niveau, avec notamment un Matthias Goerne exceptionnel en Wolfram,  un très bon Stephen Gould en Tannhäuser, et de la grande Eva Maria Westbroek en Elisabeth, Venus étant confiée à Béatrice Uria-Monzon. A l’époque, une grève avait perturbé les représentations. L’agitation sociale actuelle à l’Opéra de Paris n’est pas nouvelle…
Carsen déplace l’ambiance et le sujet, transpose Tannhäuser dans un milieu artistique mondain, avide d’expositions, mais aux idées plutôt conformistes: la thématique dominante en est celle de l’artiste en avance sur son temps, isolé et incompris il n’y a rien de religieux là-dedans et la thématique de la rédemption disparaît, mais l’ensemble reste assez cohérent. Une fois admis le postulat de départ, la mise en scène notamment pendant les premiers et deuxième acte suit le livret et l’on pourrait presque remplacer les costumes modernes par des costumes médiévaux et l’on aurait à peu près un Tannhäuser traditionnel. L’utilisation de l’espace de la Salle au deuxième acte n’ajoute pas grand chose, sinon d’assimiler la “Teure Halle” à la salle de l’Opéra, la belle affaire…puisque le postulat n’est pas de dire que Tannhäuser est un chanteur mais un peintre…Ainsi les pélerins partent-ils à Rome avec leur tableau, comme autant de péchés, ils portent leur croix, et quand ils reviennent, il n’y a plus que l’armature: le tableau c’est ce qui doit être éliminé. Il reste qu’il est difficile de faire adhérer le texte à ce qu’on voit, au deuxième acte surtout.
C’est au troisième acte que la mise en scène m’apparaît la plus intéressante: elle rejoint (étrangement) les idées exprimées par Baumgarten à Bayreuth cette été: le Venusberg est en nous et nous le portons et nous balançons sans cesse de Vénus à la vertu: Wolfram seul se roule dans le lit de Vénus, enlaçant la robe d’Élisabeth, comme le fera Tannhäuser quelques instants après, et au final, Vénus et Élisabeth deviennent en quelque sorte deux faces de la même femme, habillées de la même manière, elles posent pour le peintre (les peintres, puisque Wolfram lui aussi vit en quelque sorte ce que vit Tannhäuser) qui ainsi trouve l’inspiration. Le final devient alors le triomphe du peintre reconnu par le monde: il a trouvé sa voie dans l’oscillation Vénus/Élisabeth et le rideau se ferme sur une exposition de toutes les Vénus possibles de la peinture occidentale. C’est peut-être la vision de Wolfram qui est la plus intéressante, un Wolfram introverti, un peu coincé dans son look d’étudiant attardé, qui réprime l’explosion de ses désirs car tout  le reste des personnages est singulièrement “conforme” à l’habitude.
Robert Carsen est un metteur en scène qui fleurit sur les scène d’opéra, justement parce que ses spectacles sont toujours soignés, qu’ils ont souvent des idées, et surtout que son approche semble “moderne” sans risque, et qu’au total il n’est pas dérangeant, une sorte de Canada Dry de la mise en scène (ça tombe bien, il est canadien). Il a donc tout pour plaire au public et surtout aux directeurs d’opéra, qui aiment les spectacles qui pourront être repris sans histoires.
Du point de vue de la distribution, Nicolas Joel a réuni une distribution de très haut niveau, qui rivalise largement avec la compagnie originale. Nina Stemme faisait ainsi ses débuts à l’Opéra de Paris (il est temps…) dans un rôle qui lui va parfaitement. La puissance de la voix est toujours impressionnante et Élisabeth ne sollicite pas son organe comme peut le faire Brünnhilde. En écoutant encore attentivement cette artiste, je confirme clairement que la couleur n’est pas celle d’une Brünnhilde ou d’une Elektra, mais bien d’une Sieglinde, d’une Elisabeth, d’une Christothemis: bien que suédoise, elle n’est pas une Nilsson comme je l’ai lu çà et là de la part de gens qui n’avaient sûrement pas entendu la Nilsson. Nina Stemme est beaucoup plus une Rysanek. J’avais remarqué sa fatigue perceptible à Munich en Juillet dernier, mais aussi sa somptueuse Sieglinde il y a trois semaines à Lucerne. Du point de vue de l’intensité et de la force dramatique, je lui préfère (mais  suis-je objectif?) Anja Harteros, qui avec moins de moyens, étaient littéralement bouleversante à Milan au deuxième acte. Il reste qu’on a là une très grande Élisabeth. Sophie Koch en Vénus n’a pas raté son entrée dans le rôle: voilà une Vénus physiquement crédible (même si c’est une figurante qui est nue au lever de rideau et affiche des formes très avantageuses) et vocalement impeccable aux aigus triomphants, avec une voix vibrante, chaude, vivante, presque érotique. Nous tenons là un mezzo wagnérien de tout premier ordre: Sophie Koch est en train d’entrer peu à peu dans le panthéon des mezzos wagnériens indispensables: elle est une grande Brangäne, une très belle Fricka, et a présent une belle Vénus. A quand Bayreuth?
Christopher Ventris est un bon Tannhäuser, à la voix claire et lumineuse, un peu tendue au final du 2ème acte, et du redoutable 3ème acte. Je lui préfère quand même Stephen Gould, plus urgent, plus dramatique à mon goût ou même Peter Seiffert à la voix plus large de vrai Heldentenor. Mais il reste que sa prestation est vraiment très honorable. Stéphane Degout compose un personnage humainement très vrai, au chant mesuré, contrôlé, à la diction parfaite, un très grand Wolfram, d’une particulière intensité, qui peut rivaliser avec les grands Wolfram du moment (et même avec Goerne), mais qui n’atteint pas à mon avis le niveau bouleversant de Michael Volle cet hiver à Zurich dans la production de Kupfer. Ceci étant, Degout est vraiment l’un de nos chanteurs les plus talentueux et il reçoit un succès très mérité. Seule déception, le Landgrave de Christof Fischesser, un chanteur que j’aime beaucoup, mais qui m’est apparu en deçà du rôle, un peu grave peut-être pour la couleur de sa voix. Parmi les autres, on remarque le beau Biterolf de Tomas Konieczny, un baryton qui “monte” en ce moment. En tous cas, l’ensemble de la distribution n’appelle pas de remarque désobligeante: c’est une belle réunion d’artistes de qualité qui compose ce Tannhäuser.
On peut alors regretter que l’on ait fait appel à Sir Mark Elder pour diriger la production. De tous les Tannhäuser de ces dernières années, c’est sans doute la direction la plus pâle qu’on ait pu entendre: à Zurich, c’était Ingo Metzmacher, peu connu en France hélas, à Bayreuth, Thomas Hengelbrock qu’on entend encore souvent à l’opéra dans du répertoire XVIIIème, à Paris même, c’était Ozawa. Aucune comparaison possible avec aucun de ces chefs. Sir Mark Elder, très apprécié outre Manche (mais pas à Bayreuth, où il ne dirigea qu’un an les Maîtres Chanteurs il y a une trentaine d’années), n’est pas arrivé du tout à rendre l’épaisseur de la partition, à rendre audible les différents pupitres: rien n’est mis en relief, rien n’est vraiment souligné, sinon la ligne mélodique dominante. les tempos sont quelquefois lents, ce qui rend encore plus ennuyeux l’audition car la lenteur ne permet pas de s’accrocher à une audition analytique de l’orchestre: l’orchestre s’ennuie, les spectateurs s’ennuient, et cela a des effets sur le chœur, qui m’est apparu en deçà de ses prestations habituelles avec quelques menus décalages. Dans une œuvre où le chœur est déterminant et si attendu, c’est tout de même dommage: habituellement le chœur final fait vibrer la salle, ici, c’est certes toujours impressionnant (on est chez Wagner tout de même), mais reste un tantinet extérieur, sans l’engagement total qu’on pourrait attendre. Je continue à ne pas comprendre certains choix de Nicolas Joel en matière de chefs.
Au total, une bonne reprise “de répertoire” dans une mise en scène à succès, mais inégale, notamment pour les deux premiers actes, une direction musicale pâle et sans intérêt, avec une distribution de très haut niveau qui provoque un grand succès public, mais qui ne réussit pas à inscrire cette soirée (matinée) dans les grandes soirées d’opéra. On continuera à se souvenir des premières, grâce à Ozawa.
Une note très sympathique et optimiste, j’étais assis entre des jeunes (18-20 ans) ayant bénéficié de places à prix réduits de dernier moment. Ils étaient visiblement fous d’opéra. Ils m’ont rappelé les moments bénis des années 70 ou 80 où grâce aux places “étudiant”, j’ai pu voir à l’orchestre pour 10F Karajan dirigeant le troisième acte de Parsifal ou Böhm dirigeant la Flûte enchantée et l’Enlèvement au Sérail (oui oui, ce n’était pas complet!!).
La relève est assurée !

OPERA NATIONAL DE PARIS, Opéra Bastille 2009-1010: DIE TOTE STADT de KORNGOLD (Dir Mus. Pinchas STEINBERG, ms en scène:Willy DECKER) le 3 octobre 2009.

La Ville morte (Willy Decker)

L’entrée au répertoire de l’opéra de Paris de Die tote Stadt est à considérer comme un événement. L’oeuvre de Korngold, créée en 1920 et redécouverte il y a plus de trente ans grâce à un enregistrement de Erich Leinsdorf avec René Kollo qui reste la référence, arrive peu à peu sur les scènes européennes à la recherche de nouveaux titres . Gageons que peu à peu la “musique dégénérée”(Entartete Musik) entrera dans les prochaines années dans tous les grands théâtres. Cette production, nouvelle à Paris, remonte tout de même à 2004 (à Salzburg, puis à Vienne) et Willy Decker ne s’est pas déplacé pour la remonter. Néanmoins, on peut d’emblée considérer l’opération comme une réussite, gros succès public à la Première, chant satisfaisant, orchestre à la hauteur, production de qualité. On peut trouver l’histoire résumée dans tous les bons sites internet, disons qu’il s’agit de l’histoire d’un homme, fou amoureux de sa femme Marie trop tôt disparue , qui ne se résoud pas à accepter ce deuil: à la fin de l’opéra, il a “fait son deuil” grâce à un rêve qui va couvrir environ les trois quarts de l’oeuvre. Appuyée sur un roman de Georges Rodenbach, “Bruges la morte” et sa version pour la scène, “Le Mirage” l’opéra est une adaptation en trois actes. la mise en scène de Willy Decker est assez épurée, même dans la partie “rêve” et même lorsque les scènes deviennent échevelées. Le spectateur, par un dispositif scénique clair, distingue le moment “réel” et celui “rêvé” et l’ensemble se laisse voir. Il y a de beaux tableaux (la scène de la procession vue comme “passion” christique), et les chanteurs sont suffisamment engagés pour être convaincants. Il reste que l’ensemble a un peu vieilli, et qu’on peut préférer le travail plus récent de Nicolas Brieger à Genève, qui avait résolument choisi l’option d”un monde réel tout à fait parallèle au monde rêvé,et donc d’une continuité dramatique ambiguë qui impressionnait le spectateur,   et le faisait entrer dans l’histoire d’une manière plus violente, et donc plus fidèle en ce sens au texte de Rodenbach. Rien de tel ici, et au total, le travail très propre de Willy Decker reste assez sage et, quant à lui sans aucune ambiguité, et peut être aussi sans grand mystère, ce qu’on peut regretter.

Du point de vue musical, ne boudons pas notre plaisir, la qualité est au rendez-vous, l’ensemble est d’un bon niveau, voire très bon lorsqu’il s’agit de Robert Dean Smith et de Stéphane Degout . Robert Dean Smith (Paul) étonne toujours par la puissance et l’endurance de cette voie claire à la couleur juvénile, (on l’a vu à Bayreuth dans Tristan). Il assume de bout en bout la partie en ne ménageant pas son énergie et son engagement, et en donnant une belle démonstration de chant maîtrisé de très haut niveau. Lui répond le chant très élégant de Stéphane Degout (Frantz/Fritz), un des chanteurs français les plus réclamés aujourd’hui, l’un de ces barytons qui compte dans la cohorte de très bons barytons que compte le monde lyrique aujourd’hui. Je suis plus dubitatif sur Ricarda Merbeth: la voix est puissante, certes, mais le chant est sans vraie nuance, un peu froid, sans vraie séduction (fameuse chanson de Marietta), ce qui est dommage pour le rôle:  l’interprétation musicale n’est pas marquante, mais la prestation reste évidemment solide, portée par un don d’actrice notable. Doris Lamprecht assure sa partie avec vaillance, mais ne fait pas oublier l’élégance d’Hanna Schaer à Genève dans Brigitta. Les autres rôles sont honorablement tenus.

Cette musique luxuriante, très ancrée dans l’esprit du temps, et bien proche de Strauss ou Zemlinski, réclame lyrisme et éclat,  Pinchas Steinberg et l’orchestre de l’opéra National de Paris répondent à la commande sur l’éclat, moins sur le lyrisme et la clarté de la lecture: on regrettera là encore l’extraordinaire vision du regretté Armin Jordan à Genève, qui avait su à la fois montrer l’originalité du tissu musical et en souligner les filiations.

Au total un spectacle très honorable, qui rend justice à une partition injustement méconnue du grand public, et une initiative heureuse de Nicolas Joel, même si on aurait pu peut-être penser pour une entrée au répertoire à une nouvelle production.