LUCERNE FESTIVAL 2016: Concert du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Riccardo CHAILLY le 13 AOÛT 2016 (MAHLER Symphonie n°8, « des Mille »)

Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival

C’était une inauguration très attendue du Lucerne Festival et bien des mahlériens avaient fait le déplacement. Claudio Abbado a associé pour longtemps Mahler et Lucerne Festival Orchestra.
Abbado disparu, le sort du Lucerne Festival Orchestra pouvait se poser, au moins sous sa forme d’orchestre « des amis ». En réalité, depuis plusieurs années et déjà du temps d’Abbado, la physionomie de l’orchestre était un peu changée, les membres des Berliner Philharmoniker avaient dû le quitter, les Capuçon, Natalia Gutman et d’autres en sont partis après la mort du chef tutélaire, comme Diemut Poppen (alto) et Alois Posch (contrebasse) partis, mais il reste du moins un certain nombre de piliers qui sont là depuis les origines, Reinhold Friedrich le trompette solo, Raymond Curfs le timbalier, Jacques Zoon le flûtiste et des membres venus un peu plus tardivement (Lucas Macias Navarro, Alessandro Carbonare, ou Alessio Allegrini) sont devenus rapidement des figures irremplaçables de l’orchestre.
Cette année, peu de changements, sinon quelques membres de l’orchestre de la Scala, et le départ regrettable de Sebastian Breuninger, 1er violon, un des membres historiques, formé par Abbado, qui est en même temps 1er violon du Gewandhaus de Leipzig.  Compte tenu des rapports actuels de Riccardo Chailly et du Gewandhaus, il était difficilement envisageable qu’il demeurât.
Le très futé directeur du festival, Michael Haefliger, avait le choix entre deux options :

  • Ou bien confier le LFO chaque année à un chef différent, de type « carte blanche à », jusqu’à ce que la disparition d’Abbado ait été suffisamment digérée et que le marché des chefs s’éclaircisse. Le LFO est une formation très particulière demande des chefs de tout premier niveau, mais cela aurait alimenté les discussions sur la suite, et fait des chefs invités des potentiels candidats à un poste de directeur musical prévu dans le futur.
  • Ou bien nommer un directeur musical le plus vite possible, pour redonner à l’orchestre un futur , des perspectives et un programme. C’est l’option qui a été choisie.

Cette manière de « relancer » le LFO s’accompagne d’ailleurs d’autres ouvertures vers l’avenir : en même temps que le nouveau départ du LFO, Haefliger a remis dans le même temps sur le tapis la question de la salle modulable dont le projet est affiché dans l’entrée du KKL,

Nous avons déjà évoqué dans ce blog l’appel à Riccardo Chailly, un des rares chefs de stature internationale disponible pour assumer la charge, limitée par ailleurs, de directeur musical du Lucerne Festival Orchestra. En effet, elle occupe au maximum deux semaines en été et deux semaines en automne pour la tournée. Elle a donc l’avantage d’être très prestigieuse et en même temps peu mangeuse de temps.
Il apparaît que pour l’orchestre, un nouveau directeur musical est préférable. Il permet de clairement se positionner, et de voir l’avenir, en terme de programme, de répertoires et d’organisation. Il est clair qu’avec Riccardo Chailly, la question du répertoire est résolue : c’est un chef curieux de pièces rarement jouées, mais en même temps familier de Bruckner et Mahler, les compositeurs fétiches du LFO, et du premier XXème siècle. L’année prochaine par exemple Stravinski est à l’honneur (Œdipus  Rex, le sacre du printemps), mais avec la cantate Edipo a Colono de Rossini composée autour de l’année 1816, très rarement jouée et qui rompt complètement avec le répertoire habituel de l’orchestre, ce qui en soi est plutôt intéressant.

Ainsi donc, Michael Haefliger a proposé comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » . On se souvient que cette symphonie était programmée pour 2012, mais que trois mois avant, Claudio Abbado s’était replongé dans la partition et qu’il avait finalement renoncé à la diriger, ne « trouvant rien de nouveau à dire ». C’est une partition qu’il n’a dirigée qu’une fois, à reculons pour une série de concerts avec les Berlinois en 1994 et un enregistrement de Deutsche Grammophon.  Le résultat fut que le cycle Mahler du LFO dirigé par Abbado en DVD est resté incomplet.
En proposant comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler,

  • d’une part Haefliger marquait la continuité : Mahler restait une référence pour l’orchestre et permettait la clôture du cycle commencé avec Abbado
  • d ‘autre part il marquait aussi la différence et le changement, puisque le nouveau directeur musical se chargeait de l’exécution.

Enfin, une inauguration marquée par un tel monument, avec plusieurs centaines d’exécutants, et par une campagne médiatique assez bien faite, attirant la presse spécialisée du monde entier, était pour le Lucerne Festival Orchestra et le Lucerne Festival en général une pierre miliaire, celle du changement dans le continuité, comme on dit en politique.
C’était donc une inauguration très politique, où la question symbolique prenait le pas sur la question artistique. Le pari était de convaincre que le LFO restait ce qu’il avait été, et que le choix de Chailly était justifié. Pari tenu et sans aucun doute gagné.

On avait donc rendez-vous avec ce monument presque inexplicable et surabondant de la création mahlérienne, surabondant en chœurs : quatre chœurs , le Tölzer Knabenchor, référence mondiale en matière de chœur d’enfants, le chœur du Bayerischer Rundfunk, de la radio lettone, et l’Orfeón Donostiarra , dont la présence était d’autant plus symbolique que ce chœur avait participé à la Symphonie n°2  « Résurrection » dirigée par Claudio Abbado en 2003, lors de la première apparition du Lucerne Festival Orchestra et qu’il n’avait pas été invité depuis : 13 ans après, il revient pour le premier  concert de la nouvelle « ère » du Lucerne Festival Orchestra. Un monument aussi surabondant en solistes, huit solistes, deux mezzos, trois sopranos, un ténor, un baryton, un baryton-basse.

L’œuvre, totalement chorale et vocale, avec peu de moments exclusivement symphoniques, est divisée en deux parties, la première fondée sur un texte en latin du haut moyen âge, le veni creator spiritus, attribuée à Raban Maur, un archevêque de Mayence qui vivait au 9ème siècle ; la seconde moitié est fondée sur le final du Faust de Goethe, en allemand et 1000 ans séparent donc les deux textes. Il y a entre les deux parties d’ailleurs de profondes différences. La première, tonitruante, avec des interventions des chœurs et des solistes peu différenciées et presque à la limite de la lisibilité, et la seconde, plus traditionnelle, plus assimilable à une cantate, avec des interventions solistes bien identifiables et presque dramaturgiquement organisées.

La disposition de Lucerne permettait, outre la distribution globale chœur-orchestre, d’isoler l’organiste, à la tribune duquel sont intervenus l’ensemble des cuivres supplémentaires, et Mater gloriosa (Anna Lucia Richter). Il s’agissait évidemment d’une mise en espace de l’œuvre où même l’éclairage pourpre donnait une allure monumentale et spectaculaire à l’ensemble.
J’avoue avoir été un peu écrasé par la première partie, pour laquelle  me semble-t-il, la salle n’était pas spécialement adaptée ; trop petite peut-être pour de telles masses sonores à leur maximum, cuivres et orchestre déchainés qui finissait par saturer. On n’entendait plus vraiment les solistes systématiquement couverts ou noyés par la masse chorale, l’impression écrasante et à la limite de l’audible était sans doute en même temps voulue.
On a pu discuter l’inspiration de Mahler dans cette partie. Adorno disait lui-même quelque chose comme « Veni creator spiritus certes, mais si après il ne vient pas ? » marquant sa distance en quelque sorte. Mahler a voulu rendre compte d’une totalité, une totalité sonore et spirituelle : il y a une volonté évocatoire un peu aporétique, et donc peut-être un peu désespérée. Pour ma part, ce trop-plein sonne quelque part un peu vide et j’ai des difficultés à entrer dans l’œuvre par cette première partie qui écrase certes voire laisse un peu froid. L’inspiration mélodique elle-même n’est pas au niveau d’autres œuvres. Rendre compte de « l’Universum » par la transposition musicale d’une totalité impliquant voix, chœurs et instruments aboutit forcément à une difficulté. Réunir des centaines de participants fait spectacle, mais n’implique pas l’auditeur, et rend le morceau peu participatif.
Ce qui me touche, c’est peut-être plus le côté désespéré de cette quête de totalité, d’une quête qui conduit à chercher à rendre l’indicible ou l’irreprésentable, et en même temps le côté un peu naïf (la naïveté du converti récent ?) d’une entreprise titanesque qui finit par rater son objectif. Mahler, qui implique tellement son auditeur, qui l’invite tellement à pénétrer son univers, le laisse ici au seuil, ne lui permet pas d’entrer. Et Chailly rend compte de cette aporie en proposant volontairement une lecture totalement extérieure et spectaculaire, une sorte de pandemonium sonore d’où rien n’émerge sinon une sorte de perfection froide sous un déluge volumineux de sons qu’il est difficile de démêler. Peut-être aussi cette première partie, ainsi proposée, ne laisse aucune chance à la petitesse humaine face à l’irruption tempétueuse de l’appel au Créateur. Le point de vue global s’impose, fort, gigantesque, impossible à endiguer, flot sonore qui reflète la multiplicité des mondes(ou qui essaie de témoigner) . Il en va différemment dans la deuxième partie, qui commence d’abord par une pièce orchestrale plus recueillie qui rappelle, elle, le Mahler que nous connaissons et nous aimons, celui de symphonies précédentes, sixième ou quatrième et une sorte de « captatio benevolentiae » qui permet de rentrer cette fois de plain-pied dans l’œuvre. De l’impossibilité de distinguer qui est qui, qui chante quoi, et qui joue quoi, on commence à avoir un repère, qui est aussi repère littéraire. Le Faust de Goethe est elle aussi une œuvre monumentale inépuisée, inépuisable, où le langage en déluge de vers nous écrase. Le jeu sur le langage de Goethe est proprement musical, quelquefois symphonique, quelquefois chambriste : cela m’avait frappé lorsque j’avais vu il y a 16 ans le Faust intégral monté par Peter Stein à Hanovre: impossible de ne pas entrer dans ce tourbillon continu de paroles qui fait musique, dans ces musiques de vers qui étourdissent et en même temps hypnotisent. Goethéenne, c’est à dire prométhéenne, voilà ce qu’est cette symphonie.

Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival

Ainsi, la dernière partie du texte de Goethe est une sorte d’Erlösung (de rédemption) par la musique et le texte, une ascension (sinon une assomption, tant le texte de Goethe est « aspirant »), en même temps une image de totalité où monde réel et monde poétique s’unissent  et où le spectateur après environ 24h de théâtre, vit une sorte d’ataraxie. Cette partie ultime, mise en musique, s’efforce elle aussi d’ouvrir vers une totalité qui élève, et qui n’écrase plus : après le mouvement descendant de la première partie de la symphonie, où l’auditeur est cloué sur place par une tempête sonore qui tombe sur lui, le mouvement de la seconde est plutôt ascendant, la question de l’élévation est centrale, et ce jeu théâtral des interventions qui se renvoient l’une l’autre est cette fois-ci peut-être rendu par Mahler avec plus de cohérence ou plus d’inspiration. Il est clair que les voix qui se reprennent, que la forme traditionnelle de la cantate (le souvenir de Bach est ici présent), mais malgré tout la « cantate » de Mahler sonne pour moi plus profane que sacrée. Mahler est toujours profondément humain, pétri d’humain et c’est ce qui fait l’incroyable proximité de l’auditeur et de cette musique qui entre directement dans ses chairs.
Bien sûr, Le Lucerne Festival Orchestra fait merveille dans ces moments séraphiques (c’est ici le cas de le dire), où toute musique est suspendue dans un intermonde, elle respire et en même temps se fractionne ou se dématérialise, elle vit pleinement en nous et se dilue, elle est là et nous aspire et nous élève (singulier effet du dernier mouvement de la Troisième par exemple). On ne sait plus s’il faut admirer les cuivres impeccables de précision, les percussions menées par Raymond Curfs, les bois ahurissants (le hautbois d’Ivan Podyomov ! la flûte de Jacques Zoon !) et la chair des cordes (les altos et les violoncelles bouleversants). On reste interdit aussi par la précision des chœurs préparés et coordonnés par Howard Arman : c’est une performance d’avoir harmonisé l’ensemble gigantesque de toutes ces voix en un ensemble à la fois compact et différencié, sans compter les merveilleux Tölzer Knabenchor dont les interventions avec les femmes de l’Orfeón Donostiarra restera dans la mémoire, tant ces « anges » furent réellement, qu’on me pardonne ce truisme, « angéliques ».
C’est dans cette deuxième partie que les voix solistes se distinguent et pour certaines époustouflent : entendre Peter Mattei dans Pater Ecstaticus est une leçon : leçon de diction, d’émission, de projection, avec un timbre chaud, sans rien de démonstratif, avec un texte dit dans la simplicité de l’évidence. Sans jamais forcer, Peter Mattei a une présence inouïe, et la voix qui correspond exactement à l’œuvre. Une intervention inoubliable, d’un artiste à son sommet. Ecrasant de modestie, de naturel et de justesse.
Même remarque pour Sara Mingardo (Mulier samaritana) : sans jamais avoir une voix qui écrase par le volume, mais toujours bien placée, bien posée, Sara Mingardo impose le texte, par l’intelligence, par la diction et par la musicalité et par la suavité de son timbre.
J’ai toujours aimé dans ce type d’intervention aussi Mihoko Fujimura, qui a une attention marquée au texte et une rare intuition musicale : on se souvient dans cette même salle, d’un deuxième acte de Tristan avec Abbado en 2004 où elle fut une Brangäne irremplaçable. C’est une artiste jamais spectaculaire (ce qui gênait dans sa Kundry, dont les aigus redoutables dépassaient ses possibilités). Ici, elle impose aussi une présence dans Maria Aegyptiaca, notamment par les graves, encore abyssaux, même si elle m’est apparue un tantinet en retrait par rapport à d’autres prestations récentes.
Remplaçant au dernier moment Christine Goerke malade, Juliane Banse (Una poenitentium) a su relever le défi, d’abord avec une présence à l’aigu notable, des aigus très bien négociés, très contrôlés et en même temps très affirmés et une diction magnifique : elle a été très convaincante, très charnelle aussi, très humaine enfin.
Ricarda Merbeth (Magna Peccatrix) impose évidemment son volume et sa technique impeccable, et surtout ses aigus écrasants et imposants. J’aime moins son timbre que je trouve toujours un peu froid et son expressivité moins affirmée (c’est notable à l’opéra), mais elle se distingue ici comme la voix la plus marquée et la plus volumineuse. Belle prestation.

La jeune Anna Lucia Richter, installée sur le podium de l’organiste dominant la salle, lance de la hauteur ses quelques vers.
« Komm, hebe dich zu höhern Sphären,
Wenn er dich ahnet, folgt er nach. »
L’intervention est très brève mais demande une très grande virtuosité, un très fort contrôle de la voix et des aigus très assurés. La jeune chanteuse, déjà engagée l’an dernier dans la Quatrième a su relever le défi et son intervention est remarquable.
Du côté des voix masculines, nous avons souligné tout l’art de Peter Mattei. On doit tout aussi apprécier celui de Samuel Youn, baryton-basse au timbre très velouté qu’on a apprécié à Bayreuth plusieurs années durant dans le Hollandais de Fliegende Holländer, il montre ici une belle qualité d’émission et, comme Mattei, une intervention non démonstrative, assez retenue, et assez « hiératique », où la simplicité de l’expression domine. Joli moment.
Andreas Schager avait la partie de ténor, Dr Marianus, la plus longue. Il est resté, contrairement à ses dernières prestations, assez retenu et plutôt contrôlé. La partie n’est pas vraiment simple et exige tension et concentration. Il s’en sort avec les honneurs, sans faillir. On apprécie cette voix claire, lumineuse quand il le faut, et qui sait déployer aussi une certaine énergie : il réussit à être très présent et se sortir des pièges. C’est plutôt très positif.
Comme on le voit, le niveau d’ensemble des solistes était particulièrement élevé, ce qui est presque toujours le cas pour les voix invitées à Lucerne.
Riccardo Chailly gérait toute cette immense et complexe machine, gestes précis, énergiques, sans être trop démonstratifs. Très attentif à tout, et notamment aux solistes, il sait aussi retenir le volume de l’orchestre. L’œuvre ne distille pas (au moins pour mon goût) d’émotion à l’égal d’autres symphonies : il reste que Chailly en propose une interprétation plutôt contrôlée en deuxième partie et plutôt déchainée en première partie. On lui reproche quelquefois de laisser aller le volume et de diriger fort. La musique de la symphonie étant ce qu’elle est, c’est un reproche qu’on ne peut lui faire : il n’a pas besoin de pousser le volume. Mais il a fait preuve de très grande qualités de netteté et de précision, tout en veillant aussi à marquer les moments les plus lyriques et les plus suspendues : utilisant les qualités intrinsèques de l’orchestre et ses grandes capacités techniques, il a aussi fait comprendre que l’entente s’était fait jour entre les musiciens et lui. En ce second concert auquel j’ai assisté, que tous les spectateurs présents la veille ont considéré comme meilleur (musiciens et chefs plus détendus), il a parfaitement montré qu’il avait pris les rênes et que le pari était gagné, tant le succès a été grand. Longue vie à ce nouvel attelage. [wpsr_facebook]

12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival
12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival

OPERA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: LEAR de Aribert REIMANN le 23 MAI 2016 (Dir.mus: Fabio LUISI; Ms en scène: Calixto BIEITO)

Lear (Bo Skovhus) Cordelia (Annette Dasch) ©Elisa Haberer
Lear (Bo Skovhus) Cordelia (Annette Dasch) ©Elisa Haberer

J’ai coutume d’ironiser sur les retards de l’Opéra de Paris en matière de créations, mais pour cette fois je me tairai, puisque Lear, d’Aribert Reimann, créé pour Dietrich Fischer-Dieskau en 1978, a été créé en France (et même en version française !) en 1982 au Palais Garnier dans une production de Jacques Lassalle et Yannis Kokkos, jamais reprise depuis. Stéphane Lissner fait d’une pierre deux coups avec cette nouvelle production, d’une part il crée la version originale allemande, et d’autre part il ouvre enfin Paris à l’espagnol Calixto Bieito, scandaleusement ignoré des scènes parisiennes alors qu’il écume les scènes européennes depuis une vingtaine d’années.

En confiant la direction musicale à Fabio Luisi, Lissner a surpris, car Luisi est plus connu à Paris pour le répertoire italien que germanique ou contemporain, même s’il  est l’un des chefs au répertoire le plus large, puisqu’il a passé la moitié de sa carrière à diriger tous les grands standards allemands et italiens en Allemagne, en Suisse et en Autriche ; c’est son statut de premier chef invité au MET, où il a remplacé James Levine malade, notamment pour le Ring de Lepage, qui l’a « lancé » sur le marché lyrique des chefs de premier plan ; Il est aujourd’hui directeur musical à Zürich et à Gênes (il est génois) et a renoncé à ses fonctions substitutives au MET, pour prendre les rênes de Florence. Il serait arrivé à la Scala si Pereira avait suivi les envies de l’orchestre. C’est en effet un chef solide, aimé des orchestres par sa connaissance approfondie des partitions, par sa technique qui garantit une grande sécurité, mais qui n’a pas la réputation d’être « imaginatif », ce qui est injuste. Ses Wagner new-yorkais n’étaient pas médiocres, très loin de là.

Enfin Lissner réunit une distribution enviable, avec trois sopranos importants, Ricarda Merbeth (Goneril), Erika Sunnegårdh (Regan) et Annette Dasch (Cordelia), le contre-ténor Andrew Watts, le ténor Andreas Conrad, Lear étant confié à Bo Skovhus, désormais le grand titulaire du rôle du vieux roi sur les scènes internationales. On peut difficilement rêver mieux. Fischer-Dieskau sur scène était un mythe vivant lorsqu’il a abordé Lear, et le public accourait pour le seul désir de le voir à l’opéra, ce qui à l’époque était devenu rarissime. Même lorsque le chanteur a quitté les scènes, Lear a alimenté tout de même de manière plus ou moins continue les saisons des théâtres germaniques.

Le Roi Lear est une tragédie qui s’éloigne des canons shakespeariens, au sens où elle se disperse peu en actions secondaires, et qu’elle n’est que l’histoire d’une déchéance programmée, celle d’un Roi trop confiant, qui n’a rien du Prince machiavélien, de ce Prince vanté aussi par Molière dans Tartuffe (Acte V sc.7) qui est un exposé de qualités que le Roi Lear n’a pas, ce qui montre dès le départ de la pièce, que Lear n’est pas (ou plus) un bon souverain.
« Nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude
Un Prince dont les yeux se font jour dans les cœurs
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs
D’un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès. »
On pourrait faire émerger une définition de Lear en remplaçant bien des mots de ce texte par leurs antonymes. Lors que le rideau se lève, Lear ne correspond plus à la définition du Prince vertueux et n’attend de ses filles que des mots, indépendamment de leur véracité, pourvu que ces mots tressent sa gloire. Le jugement l’a déjà abandonné.
C’est donc l’histoire d’une déchéance à laquelle s’attache Shakespeare. Autour de Lear, un monde de duplicité et de mensonge, qu’il épouse pour chasser la seule expression de sincérité, celle de Cordelia, qu’il est incapable de discerner. Du même coup, tous les personnages positifs sont emportés dans la ruine. Et les mécanismes du pouvoir font le reste, avec leurs abus et leurs cruautés : Lear est peu à peu isolé et chassé parce qu’il ne représente plus ni menace ni pouvoir, encore moins que le dernier de ses ex-sujets.

A priori, on comprend pourquoi aucun des grands projets autour du Roi Lear au XIXème siècle n’a vraiment réussi. La trame est peu « opératique » puisqu’au fond tout est à peu près dit dès les premières scènes et qu’il y a peu de péripéties. Drame d’individualités plus que de situations, Lear n’avait sans doute pas un destin lyrique malgré les envies des uns ou des autres.
Ce qui caractérise le Roi Lear, c’est aussi un certain dépouillement et Calixto Bieito l’a bien saisi, décevant ceux qui pensaient à une mise en scène échevelée et provocatrice. D’abord, aucun spectacle de Bieito n’est provocateur, si l’on considère que l’adjectif gratuit est sous-entendu. Bieito est un analyste des textes et des situations et va jusqu’au bout de leurs possibles, sans jamais en abdiquer la cohérence. Ainsi de cette idée de doubler Lear par un personnage de fou, dépouillé jusqu’à la nudité, corps décharné comme pris au Greco confié à l’excellent Ernst Alisch. Ce qui passionne Bieito, c’est la constatation d’une violence universelle, d’un isolement des êtres, et d’une société presque seulement régie par des rapports de forces. Il en résulte souvent des tensions à la limite du supportable, des images de violence, du sang et du sexe : mais quel autre spectacle s’offre-t-il à nous dans le monde d’aujourd’hui ? Ainsi du Roi Lear, qui n’est que le constat d’une déchéance et d’une déréliction du monde, états et individus. Où les « bons » meurent et les « méchants » triomphent, où le mensonge est l’outil du verbe, et le verbe n’est plus Dieu. Rien n’est racheté à la fin. Le désert des âmes règne dans une désolation de corps difformes, mis à nu, et un désert fait de cadavres, dans un monde étrange entre théâtre de la cruauté et théâtre de l’absurde, quelque part entre Artaud et le Ionesco du « Roi se meurt » .
Comment montrer le désert des âmes, c’est bien l’objet de cette pièce terrible à laquelle Aribert Reimann s’est attaqué, pour que le personnage de Lear habille Dietrich Fischer-Dieskau, dans un hiver des âmes, sans voyage autre qu’une errance et qu’un abandon.
La partition de Reimann fait la part belle aux écarts, aux solos de percussions ici placées dans les loges d’avant-scène, au niveau des baignoires, et quasiment dissimulées à la vue du public, mais donnant une sorte de ligne permanente; les cordes, dans la seconde partie surtout, sont particulièrement subtiles, et très sollicitées dans un jeu de clair-obscur que Fabio Luisi réussit à merveille à rendre. Dans l’ensemble, l’orchestre de l’opéra est remarquable, et Luisi, qui est un très grand technicien exalte avec une précision redoutable les rugosités de la partition, qui finit par sonner étrangement « classique », dans un climat tendu, ce qui n’étonnera pas personne vu l’œuvre.
Classique aussi la vocalité qui résume sans doute toutes les couleurs vocales de l’opéra, du contreténor au baryton-basse, et les variations sur la voix de soprano, du dramatique au lyrique, trois couleurs différentes merveilleusement personnifiées par Merbeth, Sunnegårdh et Dasch. Cette dernière, qui reprend un rôle créé par Julia Varady (Madame Fischer-Dieskau à la ville), une voix pleine, qui oscillait entre Donna Elvira (dont elle fut une interprète légendaire) et Abigail (phénoménale sur la scène de l’Opéra Bastille), et qui n’avait aucune difficulté avec ce rôle construit pour elle. Annette Dasch a cette expressivité marquée, avec une voix toujours aux limites (on pense à son Elsa, sur le fil du rasoir elle aussi), mais qui va très bien avec le propos de Bieito et ce personnage fragile, sensible et tendre. Annette Dasch a une sorte de « tendresse tendue » qui rend cette fragilité éminemment prenante et émouvante, même si le chant n’a peut-être pas la richesse d’autres voix, elle a une présence en scène qui saisit le spectateur, d’une manière singulière, elle est à la fois jeune et mûre, fille et mère, comme le souligne la figure de pietà michelangelesque que Bieito compose à son retour vers son père, une figure maternelle guidant un père que la raison a abandonné.

 Regain (Erika Sunnegårdh) Lear (Bo Skovhus) Goneril (Ricarda Merbeth) Narr (Ernst Alisch) (©Elisa Haberer
Regain (Erika Sunnegårdh) Lear (Bo Skovhus) Goneril (Ricarda Merbeth) Narr (Ernst Alisch) ©Elisa Haberer

Ricarda Merbeth est une Goneril aux aigus triomphants et tranchants, avec des écarts phénoménaux , une expressivité extraordinaire, glaçante, et un jeu particulièrement fort. La couleur, le ton, le jeu tout en fait un personnage totalement opposé à Cordelia, une sorte de soleil noir contre le soleil pâle. Merbeth, qui ne me convainc pas toujours (une voix souvent exceptionnelle, mais une interprétation pour mon goût assez frustre) trouve ici un personnage qui lui va tout spécialement, pour cette fois totalement convaincant et présent.
Erika Sunnegårdh est surprenante de présence : son chant se définit par l’expressivité et la couleur, dans une interprétation très ciselée, particulièrement sarcastique, avec un timbre plus chaud que celui de Merbeth, et un sens de la parole particulièrement travaillé. C’est peut-être des trois sopranos celle que j’ai préférée, avec beaucoup de présence, sans la puissance d’une Merbeth certes mais, un sens de l’insinuation, une ironie marquée, une sulfureuse présence qui m’ont vraiment étonné. Les trois femmes marquent la production dans leurs personnalités contrastées, qui valent bien celles de l’enregistrement d’Albrecht.
Autour de Lear et des trois femmes gravitent des personnages divers, épisodiques, dont certains frappent pour la performance, comme l’Edgar d’Andrew Watts, le contreténor qui réussit à imposer une figure à la fois inquiétante et déchirante, dont la voix (de tête) réussit presque à créer le malaise ; performance exceptionnelle, qui marque la représentation, tandis que Andreas Conrad (Edmund) en très bon caractériste (c’est un Mime excellent), réussit à imposer à la fois l’idée de fragilité, d’inquiétude et de crainte qui habite le personnage. D’ailleurs, l’ensemble des personnages qui entourent Lear sont tous à des degrés divers ballotés entre une vraie faiblesse ou une vraie fragilité, et quelque chose de mystérieux ou de redoutable, par ces faiblesses même, comme l’Albany de Andreas Scheibner ou même le roi de France de Gidon Saks, à la fois noble et faible, du moins tel qu’il est ressenti par la mise en scène de Bieito, ou le Gloster bouleversant de Lauri Vasar, un des artistes les plus solides de l’actuelle génération.
Bo Skovhus est devenu le Lear du moment. L’acteur est tendu et émouvant dans son personnage de roi descendant progressivement aux enfers, personnage à la Ionesco que ne démentirait pas le Béranger 1er du Roi se meurt, comme évoqué plus haut. La voix particulière, opaque, qui semble quelquefois fatiguée (mais l’est-elle vraiment ?) convient tout particulièrement à Lear, une voix dépourvue de la noblesse et de la profondeur qu’avait Fischer-Dieskau, mais qui en revanche gagne en humanité et en déchirement. Bo Skovhus cependant a quelquefois tendance à chanter de manière uniforme des rôles assez différents ; j’ai retrouvé dans ce Lear des accents d’autres rôles, comme Cortez de Die Eroberung von Mexico, voire Schön dans Lulu . J’applaudis la performance, mais je ne suis pas vraiment ému.  Il reste que l’image finale de Lear, assis au bord de scène, restera marquante.

Lear (Bo Skovhus) ©Elisa Haberer
Lear (Bo Skovhus) ©Elisa Haberer

Le chœur masculin (dir.Alessandro di Stefano) est particulièrement attentif aux paroles, même si on l’entend dissimulé derrière les lattes de bois qui forment décor. Quant à Fabio Luisi, inattendu dans ce répertoire, il a conduit l’orchestre de l’opéra avec une sûreté et une rigueur marquées. Il réussit à rendre à la fois toutes les délicatesses de cette musique et même son classicisme, et les écarts, les dissonances, la force, notamment des percussions particulièrement élaborées et distribuées aux marches de l’orchestre. Ainsi, jamais les voix ne sont couvertes, et l’approche est si claire et si transparente que la lisibilité de la musique est totale : l’orchestre de l’opéra, sans aucune scorie, avec une tension remarquée et un engagement total, dans une partition qui allie rudesse et délicatesse, violence et retenue, est tout particulièrement à l’honneur.
Au total, une soirée passionnante, surprenante aussi par certains aspects, qui a été accueillie triomphalement par le public –Reimann, présent et ravi, et  même Bieito, ce qui ne laisse pas d’étonner-, car elle correspond exactement à ce qu’on attend de l’opéra, drame, émotion, tension. Il reste à souhaiter que la production soit reprise dans les saisons suivantes pour s’installer durablement dans le paysage français où depuis les 34 dernières années, elle n’avait pas réussi à s’imposer. [wpsr_facebook]

Décor et ambiance©Elisa Haberer
Décor et ambiance©Elisa Haberer

 

STAATSOPER HAMBURG 2015-2016: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 10 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Kent NAGANO; Ms en scène: August EVERDING)

Clytemnestre, dans une BD de Jean-Marie Clément parue en 1975 à l'occasion de la production parisienne
Clytemnestre, dans une BD de Jean-Marie Clément parue en 1975 à l’occasion de la production parisienne

Pas de photos récentes de la production , mais quelques documents qui peuvent en donner une idée, glanés çà et là.

Les principes du système de répertoire ne semblent pas connus de certains qui s’étonnent de voir encore en piste une production de 1973. À Vienne, la production de Tosca de Margharita Wallmann remonte je crois à 1958 et en est à sa 581ème représentation. Cette Elektra de Hambourg, pourtant la plus ancienne production encore au répertoire de ce théâtre, n’en est pas encore là et n’a été représentée que 70 fois.
Le principe du système de répertoire est de proposer notamment pour des œuvres très « standard » des productions durables. C’est aussi le cas de La Bohème de Franco Zeffirelli (1963 à Vienne et Milan, par la vertu d’Herbert von Karajan), qu’on peut voir à Vienne et Milan dans les mêmes conditions, et vaguement modifiée à New York (en version plus spectaculaire encore). Les théâtres savent qu’une Bohème en vaut une autre : la plupart du temps, le décor change, mais le reste…Personnellement j’en vis une qui me marqua plus c’est celle de Jean-Pierre Ponnelle à Strasbourg…mais pour le reste !…
Ainsi donc cette Elektra remonte à 1973, mise en scène d’August Everding, personnalité considérable de ces années-là, qui inaugurait son mandat d’intendant à Hambourg succédant à Rolf Liebermann, dans des décors d’Andrzej Majewski marquants par la représentation d’une Mycènes inquiétante et vaguement monstrueuse s’inspirant assez librement des ruines grecques de Mycènes, mais plus sûrement de la tour de Babel de Breughel, dans une vision assez orientalisante voulue par Hoffmansthal et un éclairage nocturne et faible : une Elektra sombre, noire, pesante.

Dessin de Andrzej Majewski pour le costume de Clytemnestre
Dessin de Andrzej Majewski pour le costume de Clytemnestre

Les mouvements, la présence de torches et les costumes proviennent directement du texte de Hoffmannsthal (qui indique l’orientalisme de Clytemnestre, vêtue, dit-il, comme une femme égyptienne et couverte de bijoux et de talismans). Aujourd’hui, les décors ont vieilli, sont fragilisés et tout cela fait évidemment un peu « has been », mais pas autant qu’on voudrait bien le dire, même si il reste hélas peu des mouvements originaux, très précis dans la manière de gérer les rapports entre les personnages, d’autant qu’Everding n’est plus.
A noter le meurtre d’Egisthe encore bien réglé entre Oreste et son serviteur, qui comme chez Chéreau, participe directement au carnage, comme quoi Everding avait quand même quelques idées…

Mais comme souvent dans le système de répertoire, à part lors de « Wiederaufnahme », qui sont des reprises retravaillées, il n’y pratiquement pas de répétitions. Les artistes arrivant, répétant avec un chef de chant et chantant dans la soirée après s’être éventuellement et brièvement entendus avec le chef. Pour cette première Elektra de Kent Nagano à Hambourg, on peut supposer qu’il y ait eu quelques répétitions musicales, mais sans doute le minimum requis.

Une des reprises précédentes de l'Opéra de Hambourg © Halina Ploetz
Une des reprises précédentes de l’Opéra de Hambourg © Halina Ploetz

J’étais curieux de voir ce spectacle, pour Nagano d’abord, et pour la mise en scène, car c’était celle de l’Opéra de Paris lors des représentations mythiques de 1974 et 1975 dirigées par Karl Böhm avec Nilsson/Ludwig (en 1974) et Varnay (en 1975) et Rysanek. (C’était d’ailleurs l’équipe qui avait créé cette production à Hambourg) J’en vis 7 sur 8. C’était mes premières Elektra et elles furent définitives. La production m’était restée, non qu’elle fût mémorable, mais avec un tel cast, tout vous reste en tête. D’une certaine manière, pendant le spectacle, j’ai revu en moi le spectateur de jadis et aux images que je voyais se superposaient les images dont je me souvenais, et tout refaisait surface. Une soirée pèlerinage en quelque sorte.
Même si à l’évidence la production n’a plus grand chose à nous dire, certaines images restent dignes, comme l’apparition de Clytemnestre en hauteur, au dessus de la porte, entourée de ses deux servantes, ou le meurtre d’Egisthe, mais il est évident qu’aujourd’hui, les protagonistes sont laissés à eux-mêmes.

On peut évidemment discuter le maintien de vieilles productions. Comme les automobiles, au-delà d’un certain âge elles acquièrent une autre valeur, celles de témoignages, celles de versions « collector » comme on dit, comme les Tosca et Bohème dont il était question plus haut, c’est aussi la signature d’un théâtre et de sa tradition : voir à la Scala La Bohème de Zeffirelli, c’est un peu comme aller au Musée du théâtre, mais le jour où y chante un couple de légende, alors, on oublie le musée et la production revit.

Si on considère que la mise en scène est un art, et qu’il y a des productions qui sont des œuvres, comme le Ring de Chéreau ou sa Lulu, alors on aimerait les voir encore produites, comme témoignage, il en a été ainsi de productions de Wieland Wagner longtemps laissées en place à Stuttgart ou Hambourg parce qu’elles étaient la dernière trace du travail du metteur en scène disparu en 1966. C’est le cas actuellement des Nozze di Figaro de Strehler, à Paris (même si ce ne sont pas celles de 1973, mais de 1981) et je regrette fortement que le Faust de Lavelli ait été détruit,même vingt ans après, c’était toujours aussi intelligent et en tous cas bien plus stimulant que le travail de Martinoty qu’on nous a infligé récemment. Pourquoi ne pas laisser ici et là des traces des travaux de grands metteurs en scène qui marquèrent leur temps ? Tout art est le produit d’une histoire et d’une culture. Je ne place pas Everding au rang des Strehler ou des Wieland Wagner, mais en Allemagne, il fut une référence et je peux comprendre qu’on en maintienne des traces ; d’ailleurs son travail fut unanimement apprécié en 1973.
Mais le théâtre, plus qu’un autre art, est tributaire du public du jour, de l’ici et maintenant. Des pièces sont appréciées en 1970, et plus en 1990, puis retrouvent leur public, qui sait pourquoi, en 2015 (on rejoue « Fleur de cactus » de Barillet et Grédy à Paris actuellement), ce sont-là les méandres de l’herméneutique et de l’histoire de la réception des œuvres ou de leur interprétation. Il n’y a qu’à voir les débats autour de la mise en scène d’opéra, et les différences de regards entre l’Europe et les Etats Unis par exemple pour se persuader que nous sommes sur un terrain meuble, voire glissant. De même on ne pourrait plus voir un opéra de Wagner réalisé à la mode du XIXème siècle, nos regards, nos habitudes de spectateurs ont évolué, et la nostalgie n’est plus ce qu’elle était.
Chéreau pensait pour toutes ces raisons que l’œuvre scénique est éphémère, et que sans son metteur en scène venu la retravailler, elle est œuvre morte. C’est ainsi, je l’ai déjà écrit par ailleurs, que je ne sais s’il défendrait la présentation de son Elektra posthume un peu partout. Il est clair que ses dernières productions comme Elektra ou De la Maison des Morts sont destinées à devenir muséales. Pour ma part, je pense qu’il est bon qu’on puisse les voir encore, et pas seulement en DVD. Le théâtre, c’est d’abord la scène et la vie, ces œuvres vivent peut-être moins bien, mais elles vivent encore. Il faut les regarder avec une disponibilité suffisante, sans considérer qu’elles sont LA mise en scène de Chéreau, mais qu’elles sont un témoignage, affaibli certes, de ce que pouvait être son travail.
Dans un système de stagione, où chaque production est un produit presque unique (les reprises existent, mais sans comparaison avec le répertoire) et fondée sur un système de consommation de la nouveauté à tout prix, cela se pratique moins. Il est sûr que si l’on « consomme » l’opéra sans distance aucune, aller voir cette Elektra de Hambourg ne pouvait qu’être décevant, parce qu’on n’avait pas sa ration quotidienne de sang frais.

Scène II, Une des reprises précédentes de l'Opéra de Hambourg © Halina Ploetz
Scène II, Une des reprises précédentes de l’Opéra de Hambourg © Halina Ploetz

Avec cette Elektra, il était inutile voire stupide d’attendre une « mise en scène » comme si elle datait d’hier, mais il valait mieux y chercher des éléments d’histoire, des éléments de construction de ce que peut-être une culture scénique : chez Everding par exemple, le respect scrupuleux du livret et de ses didascalies étaient un dogme : on en a encore des traces, et son travail n’était jamais négligeable ou méprisable. Pour ma part, aller voir des mises en scène plus anciennes, « has been » si l’on préfère, c’est aussi épaissir une culture scénique et se constituer sa propre histoire de la scène, qui sert à regarder autrement les évolutions (ou non) d’aujourd’hui. Il y a dans des mises en scènes récentes toutes rutilantes qu’elles soient des travaux d’une grande faiblesse qui ne valent pas ce travail d’Everding, même vieilli, même réduit à l’os.

Pour avoir une idée des costumes (Fev 2015) à gauche Clytemnestre (Agnès Baltsa) au centre Elektra (Lise Lindström) à droite Chrysothemis (Hellen Kwon) ©OperaDuets Travel and Living
Pour avoir une idée des costumes (Fev 2015) à gauche Clytemnestre (Agnès Baltsa) au centre Elektra (Lise Lindström) à droite Chrysothemis (Hellen Kwon) ©OperaDuets Travel and Living

On avait donc dans ce travail la plupart des éléments d’une Elektra  habituelle, et, comme je l’ai dit plus haut, la mise en scène ne m’intéressait que pour mes souvenirs;  je savais bien que je n’allais pas y trouver l’Elektra du siècle, mais j’y allais pour le plaisir de  la plongée dans mes souvenirs, et pour la curiosité de l‘approche de Kent Nagano plus que pour la distribution.
Et de ce point de vue je n’ai pas été déçu. J’ai retrouvé une dynamique et une précision qui sont l’un des caractères de son approche, un sens dramatique aussi qui permet de maintenir la tension et de soutenir les chanteurs, jamais couverts, malgré un volume d’orchestre important dans cette œuvre. « Spielen’s nicht so laut, es ist schon laut genug komponiert » (« ne jouez pas si fort, c’est déjà composé assez fort ») disait Strauss lui-même aux musiciens de Munich en 1924. Et Nagano obéit à cette règle, d’une manière toute particulière notamment dans la première partie de l’opéra, ce qui a fait dire à certains que sa direction n’avait pas de vrai relief, sans doute parce que son tempo est relativement plus lent que d’habitude. Pourtant, il maintient une tension continue, avec des cordes très charnues et une grande précision des bois, toujours très sollicités, et une très grande clarté. L’un des sommets est la scène de reconnaissance d’Oreste, l’un des grands moments de la partition, dont la charge émotive tient d’abord à l’orchestre, démultiplié, puis tenant à lui seul la ligne. Avec une Elektra comme Nilsson, qui tenait les notes à l’unisson avec l’orchestre, l’émotion en était incroyablement accentuée, ce qui n’est pas tout à fait le cas de Linda Watson. Il reste que toute la partie finale est dirigée avec une présence orchestrale qui va crescendo et que la prestation de l’orchestre philharmonique de Hambourg est tout à fait remarquable.
Du point de vue de la distribution, un très bon point à l’Oreste de Wilhelm Schwinghammer, belle basse juvénile et puissante, couleur de la voix chaude et diction très claire. Passable en revanche l’Aegisth de Robert Künzli, qu’on verrait plus « caractérisé ».
Mais dans Elektra, ce sont les trois dames qui font événement.
La Clytemnestre de Mihoko Fujimura ne semblait pas très à l’aise, notamment dans le registre aigu. Au contraire les graves étaient sonores, et la diction très soignée : Fujimura sait dire un texte et dans le long monologue « ich habe keine gute Nächte » c’est un élément essentiel que de peser chaque mot et d’articuler ; il reste que son personnage manquait un peu du relief qu’on attend. Il est possible que la première partie de la scène où elle est en hauteur l’ait gênée.
La Chrysothémis de Ricarda Merbeth a remporté un très gros succès. Pour ma part, j’ai dû attendre la dernière scène pour entendre des aigus sortir vraiment et s’imposer et pour voir un personnage se dessiner, en revanche dans toute la première partie et notamment dans la scène avec Elektra elle ne s’impose pas vocalement, et ce chant, comme souvent chez cette artiste reste pour moi sans vraie couleur et pour tout dire assez indifférent, même s’il n’y a pas de faille particulière. C’est un chant qui ne me touche pas, et qui ne m’a jamais touché.
L’Elektra de Linda Watson est une des références des dix dernières années, tant l’artiste l’a chantée. Réputée pour sa puissance et ses aigus, Linda Watson ne m’a jamais impressionné par sa subtilité ni par le caractère de ses interprétations. C’est une chanteuse à volume. Son Elektra connaît quelques beaux moments, notamment son monologue initial, et aussi, sa scène avec Oreste. Il reste que les aigus du rôle sont difficiles, et qu’ils ne sont plus toujours justes loin de là. Le centre reste puissant, l’aigu a perdu de sa sûreté et de son éclat. Rien à voir de ce point de vue avec la présence vocale ou scénique  d’une Herlitzius récemment ou même d’une Behrens ou d’une Polaski il y a une vingtaine d’années, d’une Jones il y a une trentaine, et d’une Nilsson il y a une quarantaine.
Mais, même si le trio vocal n’avait rien d’exceptionnel, il n’avait rien de scandaleux non plus et cette Elektra fut celle d’une bonne soirée d’opéra, qui m’a permis une plongée dans d’autres souvenirs que cette soirée n’a ni effacés ni gâchés. J’ai simplement passé du temps heureux avec mes fantômes les plus chers.
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Une des reprises précédentes de l'Opéra de Hambourg © Halina Ploetz
Scène finale, une des reprises précédentes de l’Opéra de Hambourg © Halina Ploetz

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER, de Richard WAGNER le 8 AOÛT 2014 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en sc: Jan Philipp GLOGER)

Les "fileuses" © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Les « fileuses » © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Fliegende Holländer 2013: http://wanderer.blog.lemonde.fr/2013/08/21/bayreuther-festspiele-2013-der-fliegende-hollander-de-richard-wagner-le-20-aout-2013-dir-mus-christian-thielemann-ms-en-scene-jan-philipp-gloger/

 

Fliegende Holländer 2012: http://wanderer.blog.lemonde.fr/2012/08/01/bayreuther-festspiele-2012-der-fliegende-hollander-le-31-juillet-2012-dir-mus-christian-thielemann-ms-en-scene-jan-philipp-gloger/

 

Est-ce le voisinage du Ring ? Est-ce la direction complètement novatrice de Kirill Petrenko ? Est-ce la mise en scène de la complexité du monde voulue par Frank Castorf ? Il reste que, comme pour Lohengrin, l’impression en sortant de ce Fliegende Holländer sans être mitigée, est moins enthousiaste que les années précédentes. Pour les descriptions détaillées de la mise en scène de Jan Philipp Gloger, je vous renvoie aux comptes rendus respectifs de 2012 et 2013.

Que les impressions varient, c’est plutôt un bien. Où serait le plaisir si chaque année on voyait une copie de l’année précédente ? Gloger avait bien modifié entre 2012 et 2013 un certain nombre de données (on était notamment passé du rouge au noir), mais peu de modifications entre 2013 et 2014, sinon  dans la distribution où Kwangchul Youn succède à Franz-Josef Selig dans Daland.

Senta et la poupée représentant le Hollandais © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Ballade de Senta © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La mise en scène de Jan-Philipp Gloger part d’une donnée simple : la rencontre de deux errances, celle d’un homme d’affaire, las des rencontres tarifées, des halls d’hôtel et de voyages, qui a envie de se poser et de connaître enfin l’amour, et celle d’une jeune fille rêveuse, lasse de son travail à la chaîne, qui aspire enfin à vivre une histoire.
Ils se rencontrent, ils s’aiment, ils meurent. Un Hollandais qui prendrait ses modèles chez Roméo ou chez Tristan. Peu de fantasmagorie ou juste ce qu’il faut pour ne pas épurer à l’excès, pas d’océan, pas de vaisseau ou juste du barque, pas de fileuses, mais des ouvrières qui fabriquent à la chaîne des ventilateurs…Daland fabrique et vend du vent…et finira, image finale, par vendre des effigies des deux amoureux, un peu comme le père Al Fayed chez Harrods a exploité jusqu’à la garde le filon Dodi Al Fayed/Lady Di.

Le choeur des matelots © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Le choeur des matelots © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Un travail assez clair, rigoureux, mais dont les profondeurs sont vite épuisées On dirait vulgairement qu’on en a vite fait le tour, c’est très évident à la troisième vision. Voilà une ligne, suivie, cohérente, bien gérée (les personnages comme Mary ou le Steuermann sont très bien profilés), qui ne devrait pas (trop ) choquer les amateurs de Vaisseaux, de tempêtes ou même de tempêtes sous un crâne, car le filon psychologique ou même psychiatrique (Senta vaguement schizophrène) n’est pas exploité du tout. Ici, Senta n’est pas une rêveuse, mais plutôt une révoltée.
Du point de vue musical, Chritian Thielemann mène l’ensemble à un rythme soutenu, très dynamique, avec un souci du détail marqué, notamment dans les parties plus lyriques ou plus contenues. C’est un travail exemplaire de direction musicale : rien ne manque, les fortissimi, les forte, les moments plus tendres, avec un orchestre qui le suit avec une parfaite précision et un bel engagement. L’exemple même de ce qu’on attend d’un Fliegende Holländer, une approche sans état d’âme, démonstrative, d’une sûreté sans failles, mais peut-être aussi sans surprise. Et c’est à cela que je pensais en écoutant la fosse : j’ai eu ce à quoi je m’attendais, ce que j’avais eu et apprécié les années précédentes ? Rien de plus. Je vois un rictus agacé sur le visage du lecteur…mais qu’est ce qu’il lui faut de plus ?
Peut-être me manque-t-il la surprise (la surprise du chef…), l’étonnement, ce plus qui fait que telle œuvre avec le même chef n’est pas exactement comme la veille, qu’il y a des variations, une variété, une invention, des tentatives. Rien de tel dans ce Vaisseau, tout à fait remarquable mais, remarquable comme un chef d’œuvre architectural qui est là une fois pour toute : comme sur le viaduc de Millau, on passe, on repasse, c’est toujours remarquable, mais le travail de Norman Foster n’évolue pas, il a inscrit dans ce viaduc une fois pour toutes son génie, et nous admirons.
Chez Thielemann, c’est un peu cela, remarquable, mais un peu extérieur, comme fouillé et proposé une fois pour toutes et sans vraie sensibilité. Cela vit sans respiration, sans l’humain sensible, et avec un tantinet d’arrogance.
Me voilà bien critique : il ne s’agit aucunement de critique, mais d’une opinion, d’un ressenti, appuyé sur ce je ne sais quoi et ce presque rien qui a traversé mon écoute.
Du point de vue du chant, nous nous trouvons face à une équipe très homogène, qui tient très largement la route : le Hollandais de Samuel Youn a toujours ses qualités d’élégance, de phrasé, de timbre chaleureux et velouté, et toujours ce petit manque de projection et de largeur vocale qui n’en fera sans doute pas un Hollandais de légende, mais au moins le personnage voulu par la mise en scène, qui doute, et bien plus humain que d’habitude. Pour ma part, j’aime beaucoup cet artiste.

Kwangchul Youn © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Kwangchul Youn © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Kwangchul Youn a cette qualité remarquable de solidité et de régularité qui fait qu’on est toujours sûr de l’égalité du résultat et du rendu, mais avec des variations de couleur, avec une vraie recherche dans la manière de rendre le mot, une sensibilité au texte qui fait les grands chanteurs pour Wagner, il est en plus le personnage voulu, gentiment roublard, commerçant dans l’âme, accompagné de son âme damnée, le Steuermann Benjamin Bruns, la vraie surprise de ce cast vieux de trois ans, excellent vocalement, avec une vraie puissance, un timbre clair et sûr, et surtout magnifique en scène dans son rôle d’intendant et de gestionnaire de l’entreprise Daland. Beau succès aussi du Tomislav Mužec, comme l’an dernier, un chanteur jeune, intense, au joli timbre et très émouvant.

Tomislav Mužec © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Tomislav Mužec © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Christa Mayer n’est pas une Mary inoubliable, mais y en a-t-il ?

Ricarda Merbeth © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Ricarda Merbeth © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Reste Ricarda Merbeth.
Énorme succès, proportionnel aux aigus impressionnants, notamment à la fin. Mais Y-a-t-il une vie après les aigus ? Pour un soprano, oui, théoriquement. Pour Ricarda Merbeth, apparemment non. Une Senta d’une grande froideur, très peu expressive, très peu ressentie, sans âme et sans tripes. Une machine à faire des aigus, comme souvent je le lui ai reproché, une chanteuse qui ne me dit rien, qui ne me communique rien, qui n’a rien de la vibration d’une Pieczonka, pourtant vocalement bien plus hésitante et plus fragile…Senta, c’est justement une vibration et une sensibilité, une chaleur, un rêve qui passe. Ici, tout passe avec la même puissance, et sans rien d’autre qu’une exposition de décibels.
Au total, et malgré ces remarques tatillonnes, un bon Fliegende Holländer, une belle soirée à Bayreuth comme devrait être son ordinaire, et comme n’est pas son extraordinaire.[wpsr_facebook]

Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: ELEKTRA, de Richard STRAUSS le 24 NOVEMBRE 2013 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Robert CARSEN)

Elektra chorégraphique © Charles Duprat
Elektra chorégraphique © Charles Duprat

Comme je l’ai écrit si souvent, j’ai vu tout on long de ma carrière de mélomane les plus grandes distributions et les plus grands chefs dans Elektra, tout simplement parce que tout au long de ma vie, j’ai essayé de retrouver ou d’approcher l’éblouissement initial de l’Elektra vue à Paris en 1974 et 1975, Karl Böhm, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Christa Ludwig/Astrid Varnay. Même avec Solti, même avec Abbado, je n’y suis jamais arrivé. L’Elektra récente d’Aix était exceptionnelle, prodigieuse théâtralement par la nouveauté de l’approche, prenant à contrepied ceux qui attendent d’Elektra une explosion de violence, un combat des anciens monstres, mais n’atteint pas dans mon souvenir Paris 1974, même si la production de Chéreau m’a tout de même profondément marqué .
Celle que présente l’Opéra de Paris est la cinquième production depuis 1974 (August Everding, Seth Schneidman, David Poutney, Matthias Hartmann et maintenant Robert Carsen), ce qui veut dire qu’on n’a pas encore trouvé de production qui puisse durer  quelques années avec des reprises fréquentes: pour s’assurer d’une production qui fasse référence, on a été chercher Robert Carsen, choix d’un industriel consacré de la mise en scène, surhabituel à l’Opéra de Paris, quelquefois remarquable, toujours élégant, quelquefois médiocre, et toujours habillé d’une aimable modernité qui ne fait plus peur à personne. On l’a été chercher à Florence, ce qui permettra peut-être à la prochaine d’être une vraie production maison. L’œuvre le mérite.
Le public parisien a donc vu souvent Elektra, dans des distributions de qualité et des chefs jamais médiocres, quelquefois des stars (Böhm, Ozawa), quelquefois très solides (von Dohnanyi) , quelquefois de très bons artisans (Kout, Schønwandt): Elektra n’est pas l’oeuvre la moins bien servie à Paris.
Et ce que je viens de voir confirme la tradition, même si je suis arrivé 10 minutes après le début pour cause d’éleveurs de chevaux emballés (les éleveurs, pas les chevaux) qui bloquaient (entre autres) le quartier de la Bastille . À quelque chose malheur est bon, je me suis retrouvé sur les marches du deuxième balcon, tout en haut, et j’ai pu ainsi juger de manière plus saine de l’acoustique de Bastille et de la projection des voix. Cette position très en hauteur permettait de voir le beau ballet orchestré par Carsen, et la chorégraphie (de Philippe Giraudeau)  agréable à l’œil et qui fait l’essentiel d’une mise en scène sans autre intérêt majeur. C’est le Carsen de grande série auquel on a droit, avec une seule idée, un choeur muet composé de clones d’Elektra, évoluant en mouvements chorégraphiques élégants sur un espace en terre battue, sorte d’orchestra de théâtre antique dont Elektra serait l’âme démultipliée: Carsen veut montrer l’espace de la tragédie antique, nudité du plateau, éclairages (de Robert Carsen et Peter van Praet, très bien faits d’ailleurs ), jeux d’ombres, et hauts murs sombres de Michael Levine concentrant le drame: on aurait pu imaginer cela dans le fond d’un gazomètre de la Ruhr, même oppression et même enfermement. C’est un peu répétitif, mais assez beau à voir. Quelques images réussies: l’apparition brutale de Clytemnestre sur son lit porté par les servantes, la descente dans les appartements du palais, comme une descente aux enfers, comme une descente dans la tombe d’Agamemnon, puisqu’au centre du dispositif, le trou béant d’une tombe d’Agamemnon qui est l’entrée d’une sorte de cité interdite va créer autour de lui tout le mouvement circulaire qui domine ce travail.
Pas de travail en revanche sur le jeu des acteurs, chacun reste livré à lui même, pour le meilleur (Waltraud Meier) et non pour le pire (il n’y en a pas) mais pour le neutre (Caroline Whisnant): pas d’idée porteuse, sinon celle qu’on peut se faire du mythe, de son éloignement de nous, de sa grandeur de cauchemar, mais pour le combat des monstres, il faudra repasser.

Elektra (Robert Carsen) © Charles Duprat
Elektra (Robert Carsen) © Charles Duprat

Une mise en scène au total illustrative et bien illustrée  sans vraie tension, peu dérangeante, qui n’accompagne pas vraiment le texte (magnifique) de Hofmannsthal, mais qui pour sûr pourrait durer 10, 20, 30 et 40 ans, avec vingt distributions différentes qui feraient la même chose; quitte à aller chercher une mise en scène ailleurs, celle de Harry Kupfer à Vienne (qui n’est pourtant pas une de ses meilleures )  dit au moins quelque chose de fort. Ici rien de vraiment fort, rien de frappant: des images sans doute, mais d’un Béjart au petit pied.
Du point de vue musical, il en va autrement. Nous sommes à l’avant-dernière et l’orchestre est parfaitement rodé, au point, sans scories: un travail d’une rare précision de Philippe Jordan, d’autant plus sensible à l’oreille que le son de l’orchestre envahit complètement l’espace du deuxième balcon; c’est incontestablement là-haut qu’on l’entend le mieux, qu’il a le plus de présence et de chair, mais au détriment des voix: les équilibres sont ruinés.
On entend effectivement chaque pupitre, chaque inflexion, chaque modulation: le travail de « concertazione » de Jordan est en tous points impeccable. J’avoue cependant qu’à cette perfection formelle ne répond pas la clarté des intentions. La direction de Jordan n’a rien d’une direction d’intention; c’est un exposé, pas un discours, c’est une vitrine impeccable de la partition et de chaque note, pas un projet à l’intérieur duquel le chef-architecte nous emmène et nous guide. On est à l’opposé d’un Salonen qui valorise tel ou tel pupitre dans la mesure où il sert une intention, ou de l’énergie phénoménale d’un Solti qui nous coupe de souffle, ou de la tension et de la palpitation d’un Böhm qui nous épuise et nous vide. Ce n’est pas plat, mais c’est toujours attendu, sans  originalité, sans innovation, sans fantaisie. Il reste que c’est évidemment très solide. On pourrait cependant en attendre beaucoup plus: Jordan fait du beau travail avec l’orchestre, il lui parle, mais ne nous/me? parle pas.
Du côté du plateau, dans cet opéra de femmes, parlons d’abord des hommes, des deux qui intéressent, Aegisth de Kim Begley et Orest de Evguenyi Nikitin. Même dans un rôle aussi réduit et ingrat qu’Aegisth, j’ai trouvé que Begley avait du style, notamment dans sa première et courte intervention: belle projection, magnifique diction, jolies inflexions que l’on retrouve dans son bref dialogue avec Elektra, avec cette voix un peu voilée et ce timbre un peu ingrat qui va si bien au personnage. Très beau travail. Quant à Nikitin, j’avoue qu’après plusieurs déceptions (Klingsor, Hollandais), son Orest m’a plutôt convaincu: timbre chaud, jolie couleur, diction satisfaisante, jamais appuyée (alors qu’il a tendance à surcharger ou caricaturer), un Orest humain et profond, un beau moment de théâtre musical.
Et nos trois dames? Cet après-midi, Irene Theorin avait laissé sa place à l’américaine Caroline Whisnant, très présente sur les scènes allemandes, et la distribution des couleurs vocales était très cohérente, très bien différenciée, clair obscur chez Waltraud Meier, belle chaleur et belle rondeur chez Ricarda Merbeth, plutôt métallique chez Whisnant. On retrouve avec bonheur une différenciation  marquée qu’on ne trouve pas toujours dans les distributions d’Elektra.

Scène finale © Charles Duprat
Scène finale © Charles Duprat

Des hauteurs de Bastille, avec un orchestre aussi présent, les voix passent souvent mal, notamment les graves et le médium. Caroline Whisnant en est victime: on n’entend peu les notes basses et les moments plus lyriques, en revanche les aigus (redoutables) sont la plupart du temps bien tenus, sauf à la fin où la voix fatigue un peu et perd de son éclat et de sa puissance. J’avais écouté cette chanteuse dans Brünnhilde à Karlsruhe. Son vibrato excessif m’avait frappé tellement il était gênant (dans une salle de mille personnes). Au marches du vaisseau de Bastille de 2700 spectateurs, il paraît moins accusé, mais tout de même encore présent, notamment dans les passages. Il reste que la prestation est honorable, soutenue, et qu’elle tient la scène sans être cependant bouleversante.

Ricarda Merbeth et Waltraud Meier © Charles Duprat
Ricarda Merbeth et Waltraud Meier © Charles Duprat

Ricarda Merbeth ne m’a jamais vraiment convaincu: c’est une voix, incontestablement, mais qui pêche souvent du côté de l’interprétation, souvent en deçà, à qui il manque toujours ce je ne sais quoi ou ce presque rien qui font tout. Sa Chrysothémis est le meilleur rôle dans lequel j’ai pu l’entendre. Après un début où la voix a encore une peu de difficultés à être bien projetée et bien posée, tout se met en place très vite, et son timbre chaud, l’aptitude à colorer (ce qui n’est pas vraiment habituellement son fort), l’engagement scénique et vocal sont dignes d’éloges. Il en résulte une prestation de grand niveau, une très agréable surprise et une vraie présence.
Waltraud Meier, tout de blanc vêtue, comme Aegisth, couleur de deuil, couleur des victimes promises aux Dieux, promène désormais sa Klytämnestra un peu partout et l’absence de travail de Robert Carsen sur les individus lui laisse tout le loisir de construire son personnage à son aise.  Alors on admire une fois de plus la clarté d’une impeccable diction, même des hauteurs, on entend chaque mot, chaque inflexion, chaque silence. Rythme lent, articulation des paroles, économie des gestes: tout cela est connu, la grande Waltraud est une des reines de la scène. Mais j’avais lu çà et là que la voix portait mal et qu’elle n’avait pas été très en forme dans les premières représentations. J’ai donc été ravi d’entendre, sur toute l’étendue du registre, une voix bien présente: la seule des trois dont on entende sonner le grave, et surtout exploser les aigus, plus puissants et plus présents que ceux d’Elektra dans leur scène. Waltraud Meier, en cette matinée, était impressionnante, scéniquement (c’est habituel) et surtout vocalement (c’est désormais un peu plus irrégulier): science de la projection, art suprême du dire, c’est pour Klytämnestra une nécessité  : les grandes interprètes du rôle (et je pense à Resnik, ou à Varnay) furent d’abord des artistes qui mâchaient lentement le texte, qui en distillaient chaque mot, qui donnaient le poids nécessaire à chaque parole. Waltraud Meier est de leur race.
Plateau de qualité, fosse sans défaut, mise en scène aux formes élégantes (mais sans grande substance): que demande le peuple? La représentation est de celles qui donnent satisfaction sans coup de poing. Comme les très bonnes reprises de ces productions qui ne surprennent plus, comme les bons soirs, voire les très bons soirs de l’opéra de répertoire. Pas mémorable, pas déplorable. Mais mon Elektra, mon héroïne de l’île déserte, sera immense ou rien.
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Saluts, 24 novembre 2013
Saluts, 24 novembre 2013

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER, de Richard WAGNER le 20 août 2013 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Jan Philipp GLOGER)

Acte III ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Lire le compte rendu de cette production lors de sa création au Festival 2012 ( 30 juillet 2012) 

J’ai tweeté hier « Thielemann fantastique dans Der Fliegende Holländer« . Réponse dubitative quasi immédiate d’un auditeur déçu d’un « triste » concert de Thielemann. Les lecteurs de ce blog savent que je suis loin d’être un inconditionnel du chef allemand. Mais hier soir à Bayreuth, force est de reconnaître que sa direction du Fliegende Holländer était exceptionnelle. À vrai dire l’exécution  de l’an dernier était déjà très bonne, mais celle-ci la dépasse encore .
Il en va souvent ainsi de Christian Thielemann, un jour bien, un jour mal, un jour fabuleux: il est (du moins c’est ainsi que je le ressens) assez irrégulier, voire surprenant, dans un sens comme dans l’autre. Je me souviens de son Ring à Bayreuth; première année, sans flamme, sans rythme, sans intérêt. Dernière année, énergique, tendu, dramatique à souhait. On n’est jamais en terrain sûr. En tous cas, cette année, c’était un soir magique, et ce dès l’ouverture.
Sa direction n’est pas romantique ni échevelée, elle est au contraire extrêmement fluide, sans exagérer sur les volumes sonores, mais en même temps dramatique, avec un tempo rapide (2h15 sans entracte) sans jamais sembler précipité. Les scènes plus lyriques, les duos d’amour sont conduits de manière très délicate, presque effleurées, et Thielemann insiste beaucoup sur certains pupitres, les bois par exemple, mais ne donne jamais aux cuivres un volume envahissant (à Bayreuth d’ailleurs les cuivres ne le sont presque jamais). Cela donne à la fois beaucoup de dynamique, une certaine tension, mais pas de ruptures, pas de contrastes trop exagérés: un travail exemplaire, qui essaie de montrer dans la partition un Wagner déjà mur (c’est la version de 1860) qui reprend son oeuvre de jeunesse au moment où il songe au Ring et à Tristan: Thielemann le donne à entendre d’une manière très claire, il donne à entendre un « post-romantische » Oper et non le traditionnel « romantische » Oper.

Le choeur ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Cette direction est aussi (en collaboration avec le chef de choeur Eberhard Friedrich) un fort stimulant pour le choeur qui est tout à fait exceptionnel et très bien mis en valeur par les mouvements de la mise en scène, relativement limités (pas de bateau, pas de mer, pas de danses, mais quelques mouvements d’ensemble assez simples): c’est le choeur de Bayreuth, pour qui les années passent, sans que le temps n’ait de prise sur son excellence voire sa perfection, malgré les changements de chefs, et de choristes. S’il y a bien une permanence dans ce Festival, c’est celle-là.
Quant aux solistes, galvanisés  par cette direction enthousiasmante, ils forment un ensemble à la fois homogène et de très haut niveau, même si une fois de plus, certains peuvent être magnifiques dans le Festspielhaus et sembler banals ailleurs, à cause de l’acoustique extrêmement avantageuse du lieu pour les voix.

Senta-Holländer ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

C’est le cas pour Samuel Youn, un Hollandais plutôt noble, au timbre vraiment velouté, qui chante avec beaucoup d’élégance, et un peu moins de force: les aigus sortent, mais on en sent les limites. Cela convient à une mise en scène qui veut « humaniser » le Hollandais et ne pas en faire le fantôme tendu qu’on voit souvent: un anti Simon Estes (dans la mise en scène de Harry Kupfer) en quelque sorte. Il reste que dans ce contexte, c’est un Hollandais remarquable.

Acte II, la rencontre ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Nouvelle recrue de l’année, la soprano Ricarda Merbeth (qu’on n’avait pas vue à Bayreuth depuis le Tannhäuser de Philippe Arlaud/Christian Thielemann) ne compte pas parmi mes favorites: une vraie voix certes, mais seulement une voix, sans vraiment la chaleur ni l’engagement. Sa ballade ne m’a pas vraiment enthousiasmé, mais tout le reste est sans reproche, à commencer par les duos avec le Hollandais et avec Erik, et son final magnifique et totalement convaincant.

Senta (Ricarda Merbeth) brandit son Holländer rêvé ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Elle succède au total avantageusement à Adrianne Pieczonka (prise à Aix pour Elektra) et a remporté un authentique triomphe.
Autre nouvelle recrue succédant à Michael König en Erik, le croate Tomislav Mužek, vraiment excellent, voix claire, puissante, tendue et tendre à la fois, interprétation très engagée: une découverte et un très gros succès.

Daland et le Steuermann (Acte I) ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Franz-Josef Selig est comme d’habitude, remarquable, voix profonde, large volume, une basse de référence (il chante Hunding dans le Ring de Castorf) et la mise en scène le fait « jouer », et on l’en sent heureux: il compose  un personnage un peu ridicule et caricatural pris par sa soif d’argent, mais assez sympathique et naturel, il fait sourire, voire rire et sa composition d’un Daland un peu à côté de l’habituel (chef d’une PME qui fabrique des ventilateurs…) est vraiment réussie, tout comme celle du pilote (Steuermann) Benjamin Bruns, devenu son assistant porteur de dossiers et de parapheurs, et essayant de conquérir les marchés pour vendre à qui mieux mieux les dits ventilateurs: jolie voix, bien posée, un peu tendue à l’aigu, mais tellement à l’aise dans cette composition très réussie. Quant à Christa Mayer, elle chante une Mary assez présente, ce qui est suffisamment rare pour le signaler, et elle me semble meilleure que l’an dernier.
Au total, une distribution à la hauteur du rendez-vous, pour un ensemble musical de très grand niveau. D’où le triomphe total à la fin.
Jan-Philipp Gloger est un jeune metteur en scène de 32 ans, qui a signé là un travail qui sans être exceptionnel, est de très bonne facture (lire mon compte rendu détaillé de l’an dernier: depuis, les choses n’ont pas vraiment changé). Quelques modifications: les cartons qui entourent Senta ne sont plus rougis de traces de peinture (ou de sang), mais noircis (traces noires et non plus rouges) et le vaisseau en miniature brandi par Senta est cette fois un mannequin représentant le Hollandais. C’est l’amour de ce couple impossible qui est au centre de l’histoire, sans références à la légende, ni à la mer: l’Océan est une immense structure métallique qui peut être une ville vue de nuit, un ensemble de circuits électroniques, une salle des marchés avec ses chiffres qui défilent: bref, notre monde saisi par la soif d’argent, gouverné par l’économie (l’horreur économique) dont le brave Daland et son séide le Steuermann sont de purs produits voire de pures victimes. Senta refuse et ce monde, et le travail à la chaine où ses compagnes empaquètent des ventilateurs (allusion, on l’a dit, à ce mot « vent » tant de fois prononcé par le Hollandais). Il en résulte un travail épuré, assez « essentiel », un décor fixe, peu de détails, pas de vaisseau, pas de mer, pas de marins, juste une barque au début pour dire qu’on parle de mer.
L’essentiel pour Gloger, c’est cette histoire d’amour entre deux êtres qui  découvrent en commun leur distance par rapport au monde tel qu’il est et qui se découvrent semblables. Un errant des mers, et une errante de la terre. Une histoire non dépourvue de violence (le Hollandais se scarifie pendant son monologue initial) cette vision reste néanmoins presque hiératique, avec sa vision finale du couple devenu objet pittoresque à vendre en poupées miniatures: l’océan économique a engloutis les amants.
Tournant le dos à des mises en scène centrées sur les fantasmes de Senta (devenu un lieu commun depuis Kupfer en 1978, voir Philipp Stölzl à Berlin ce printemps), Gloger fait une proposition nouvelle qui se tient; la réalisation, le décor ne laissent aucun espace au rêve romantique, aucun espace pour les effets, seule la brutalité et la froideur du monde pour les êtres marginaux sont au rendez-vous.

J’ai vu beaucoup de Fliegende Holländer cette année, c’est sans nul doute le meilleur. Effet Bayreuth? Effet Thielemann? Simplement, un Hollandais différent, et magnifique musicalement.

Bayreuth cette année, ce fut musicalement très intense, mais un peu trop bref pour mon goût. Beh, oui, à Bayreuth j’en veux toujours plus, et j’ai toujours du mal à m’arracher au lieu. Addiction, quand tu nous tiens…
En tous cas, ceux qui sont nostalgiques pourront toujours faire l’acquisition d’un des petits Wagner (des nains de jardin d’un nouveau genre) de Ottmar Hörl qui ont essaimé dans le parc et sur l’esplanade du Festspielhaus, installation ad hoc pour l’année Wagner, qui rappelle (toute proportion gardée certes) l’industrie du Lièvre de Dürer en plastique (et en édition illimitée) multicolore à Nüremberg, du même Ottmar Hörl.
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Les p’tits Wagner…

 

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: LA WALKYRIE à l’OPERA BASTILLE (Mise en scène GÜNTER KRÄMER, Dir.Mus: PHILIPPE JORDAN), le 20 Mai 2010

 

200620102128.1277111334.jpgAprès l’Or du Rhin en mars, la Walkyrie clôt cette première partie de L’Anneau di Nibelung, entamé cette année par Nicolas Joel, qui se poursuivra l’an prochain par Siegfried et le Crépuscule des Dieux. Cette entreprise, indispensable pour notre Opéra national, est à mettre au crédit de Nicolas Joel, même si le résultat artistique est pour l’instant pour le moins contrasté. Cette Walkyrie confirme la perplexité face au choix du metteur en scène Günter Krämer pour conduire le projet. Mais elle confirme aussi l’excellent choix du directeur musical Philippe Jordan, qui a de qui tenir, son père Armin Jordan ayant été un remarquable chef wagnérien, et qui est le triomphateur de la soirée -disons plutôt de la matinée-.
Commençons par le plus pénible, la mise en scène.
On avait remarqué déjà dans l’Or du Rhin des incohérences, des maladresses, une pauvreté conceptuelle qui laissait mal augurer de la suite. Cette Walkyrie, premier jour, n’est pas pire que le prologue, on pourrait même dire que l’ensemble est moins hideux. Disons seulement qu’elle confirme la pauvreté de l’entreprise et que ce spectacle sans vision, sans propos, sans structure ne laissera pas de traces indélébiles dans la mémoire, mais seulement des soupirs d’agacement. Trois actes, trois styles, trois orientations, Acte I, « Guerre des clans en Serbie », Acte II, « Vive les pommes », Acte III, « Panique à la morgue ».
Chéreau avait génialement introduit l’idée de clan ou de bande, lorsque Hunding entrait en scène, accompagné de ses hommes et qu’il entourait les deux enfants perdus (qui rappelaient vaguement ceux de « La Dispute » de Marivaux). Krämer la reprend, en commençant par évoquer la guerre des clans dans laquelle Siegmund est pris malgré lui, et les soldats de Hunding qui massacrent le petit peuple (on dirait bien des soldats serbes), entrent en forcent avec lui dans la maison. Des cadavres amoncelés en arrière plan, violence contre Sieglinde, violence de Siegmund contre Hunding menacé, tout cela est très démonstratif et va contre une musique très tendue, toute de violence rentrée au contraire. L’épée est dissimulée derrière un tableau qui , tiens tiens, représente un frêne, et que Sieglinde et Siegmund déchirent de manière un peu ridicule au couteau (le tableau est en papier…). Tout ce premier acte aux couleurs pseudo politiques, n’est pas vraiment passionnant et la mise en scène reste peu inventive, le travail sur l’acteur, inexistant, et tout ce qui pourrait donner vie, la pulsation érotique par exemple, est systématiquement éliminée. La direction très précise et analytique de Philippe Jordan manque quand même un peu d’éclat, de vie de sève dans cet acte et le duo final se traîne un peu.
J’ai appelé le deuxième acte « Vive les pommes » puisque la pomme est le motif central de l’acte, le fil rouge qui tient lieu de cohérence. Dans le Walhalla (nous sommes en haut de l’Echelle de Jacob menant au Walhalla (voir l’Or du Rhin) et les athlètes ont fixé les lettres du mot Germania (voir encore l’Or du Rhin), bientôt d’ailleurs les lettres GER disparaissent pour ne laisser que « ..mania »..Est-ce un autre signe à décrypter ?….Les Walkyries s’amusent au lever de rideau autour de la table des dieux et jouent avec des dizaines de pommes, symbole d’éternelle jeunesse (voir encore et toujours l’Or du Rhin, où ce fruit obsédait beaucoup le metteur en scène), Brünnhilde, lors de l’annonce de la mort, compose une sorte de chaîne de pommes, sans doute une ligne directe vers le Walhalla, et Siegmund, pour signifier son refus, donne un coup de pied vengeur dans le bel ordonnancement de fruits composé par Brünnhilde. Ce deuxième acte est très sage par ailleurs, il ne se passe pas grand-chose, sinon, seule vraie réussite de l’entreprise, les interventions de Fricka, magnifiquement portées par une Yvonne Naef royale en crinoline rouge sang, qui assiste au combat final Siegmund/Hunding en un face à face avec Wotan qui lui montre à la fin le cadavre de Siegmund avec un geste qui a l’air de dire « t’es contente, hein ? ».
Le dernier acte s’ouvre sur une sorte de morgue ou de salle de médecin légiste où des Walkyries infirmières nettoient les corps nus des héros morts (ouh la la ! comme c’est osé !!), la chevauchée des Walkyries, c’est « Panique à la morgue » où les cadavres s’amoncellent, passent sur la table, sont nettoyés, puis repartent régénérés.  Avec un baisser de rideau inattendu entre la deuxième et la troisième scène (le duo Wotan- Brünnhilde) car il faut bien – au mépris de la fluidité scénique à laquelle Wagner tenait tant, débarrasser le plateau des cadavres, des tables, des cuvettes, des torchons. Toujours pas la moindre attention au travail d’acteur, les chanteurs ne sont pas guidés, pas conduits, et font grosso modo ce qu’ils font partout. Une curiosité finale, Erda passe devant le brasier (après tout pourquoi pas), et Brünnhilde profondément endormie sur une table aux côtés du cadavre de Siegmund (on n’ose imaginer le futur réveil de Brünnhilde par Siegfried face au cadavre de papa !), se lève et va sous la table : elle ne peut dormir, elle devenue simple mortelle, au même niveau que le héros mort, et sous les yeux de tous (Walkyries, soldats) au fond dans l’ombre rougeoyante du brasier.
Krämer a repris à Braunschweig l’idée des fauteuils XVIII° (ici, ils sont noirs et non rouges) évoquant le Walhalla, il a repris à Chéreau et à d’autres l’idée de la bande de Hunding, il n’en a cependant rien fait : pas de mise en scène, un travail sans construction sans colonne vertébrale, sans aucun intérêt. Finalement mieux vaut ce deuxième acte sans grandes idées (mais avec des pommes) où les chanteurs sont laissés à eux-mêmes que des idées inutiles, qui ne disent rien de l’intrigue et sont souvent scéniquement mal réglées (une fois de plus, comme dans l’Or du Rhin, des sorties injustifiées: « Ein Quell » au premier acte où Siegmund demande de l’eau), et quelques incohérences des mouvements réglés dans l’espace scénique.
A ce travail médiocre et sans intérêt aucun correspond au contraire une réalisation musicale de qualité, même si la distribution, solide au demeurant, n’est pas totalement convaincante. Robert Dean Smith est un Siegmund émouvant, à la voix claire, si claire même qu’on se demande s’il arrivera au bout des « Wälse » des « Nothung » ou de l’accent final (« Wälsungenblut ») que même le grand Vickers rata un soir de MET avec Karajan. Son deuxième acte est plus pâle. La voix fatigue, l’orchestre la couvre. C’est dommage car le chant est engagé et l’interprétation prenante.  La Sieglinde de Ricarda Merbeth en revanche montre de bout en bout une voix très solide, mais l’interprétation reste froide (une seule lueur de passion au troisième acte), et un peu distante, comme d ‘habitude chez cette chanteuse qui n’a jamais réussi à me convaincre (son Elisabeth de Tannhäuser à Bayreuth me laissait totalement froid). Voilà une de ces voix qui « assure » sans séduire ni créer l’adhésion. Le Hunding de Günther Groissböck est solide et compose un personnage de soldat brutal et violent très crédible, tout comme le Wotan de Thomas Johannes Mayer, initialement prévu en complément de Falk Stuckmann pour trois représentations, et qui a jusqu’ici assuré toute la série. Sans avoir une voix éclatante, sans avoir un timbre exceptionnel, c’est sans doute celui qui est le plus expressif et qui suit les inflexions du texte avec le plus de précision, dans son personnage de perdant, de Wotan humain, trop humain. Une bonne prestation, face à la Fricka de très grande facture de Yvonne Naef, impériale en crinoline rouge, qui campe un vrai personnage avec une voix somptueuse, et particulièrement expressive, la meilleure du plateau. Des Walkyries-infirmières, on retiendra d’étranges notes raclées, des couacs gênants au moins au début du 3ème acte, avec une meilleure cohésion à la fin de leur scène, mais on les oubliera vite. Reste la Brünnhilde de Katarina Dalayman, avec ses aigus comme toujours plus tonitruants que chantés (ses « Hojotoho » initiaux), qui au total, même si cette chanteuse ne m’a jamais totalement convaincu, s’en sort avec les honneurs, même si je persiste à penser qu’on ne tient sûrement pas la Brünnhilde du moment, mais seulement la plus demandée du moment.

Le plus convaincant, c’est à n’en pas douter le chef. Je ne partage pas son option analytique et lente du premier acte, d’où n’émergent dans le duo final aucune pulsion, aucune vibration, aucun pathos. C’est l’ambiance pesante de la première partie qui gouverne la couleur donnée à l’ensemble de l’acte. On aimerait plus de rythme, on aimerait que la musique se laisse plus aller, mais Philippe Jordan n’a ni la fantaisie, ni l’imagination de son père. C’est un rigoureux constructeur, d’une redoutable précision, qui sait parfaitement accompagner le plateau et sait faire ressortir toutes les qualités de l’orchestre, même si quelques faiblesses se laissent encore percevoir (les cors…). Cordes somptueuses, bois et vents magnifiques. Le son charnu, plein, le souci de faire ressortir tous les niveaux, le relief font des deuxième et troisième actes des moments de référence. Une direction exemplaire même si quelquefois discutable, qui projette cette production au rang de celles qu’il faut aller écouter malgré ses failles et avec une distribution au total sans grands défauts ni grand éclat… Jordan sera sans aucun doute l’atout majeur de ce Ring, car pour le reste, la caravane peut passer.

200620102131.1277111443.jpgUne conclusion en demie teinte donc, avec la certitude maintenant bien installée d’un spectacle sans aucun intérêt scénique, faussement provocant, faussement analytique, et surtout complètement dépassé, celle d’une distribution honnête à très honnête, sans être celle de l’année loin de là, et un chef, qui sauve totalement la représentation par la qualité de son approche et le soin apporté à la « concertazione ». Pour le coup, le choix de Philippe Jordan comme directeur musical est une très bonne intuition de Nicolas Joel.

MARISS JANSONS dirige la Symphonie n°2 de Mahler (Résurrection) au Barbican Centre de Londres (13 décembre 2009)

 

J’ai longtemps considéré la Symphonie n°2 (Résurrection) dirigée par Bernstein (la première version avec NewYork surtout) comme l’absolue référence. Puis vint en 2003, l’incroyable interprétation d’Abbado à Lucerne (il y en a un CD et un DVD), notamment lors de la répétition générale, qui nous avait tous assommés. Je me souviens de mon voisin (il y avait deux cents personnes en salle) qui ne cessait de murmurer « toll, toll » (en allemand, extra, formidable, génial!) les larmes aux yeux. Un miracle de ce type n’est plus jamais revenu, et j’ai attendu six ans pour réécouter en concert une Symphonie « Résurrection » (Dudamel, à Lucerne). Cette saison, Abbado y revient cette saison lors de son concert de retour à la Scala de Milan: l’attente est immense comme on le sait. Alors, j’ai voulu entendre ce que Mariss Jansons en faisait, lui qui est avec Boulez le chef que j’admire le plus après Abbado aujourd’hui. C’est ce qui a justifié une petite virée londonienne, toujours agréable par ailleurs, puisque je ne pouvais être à Pleyel le 17 décembre; c’était d’ailleurs moins cher à Londres, bien moins cher même, avec un prix maximum de 55£ (110€ à Paris: on ne commentera pas…).

Ce que l’on peut dire d’emblée c’est que ce concert à lui seul valait le voyage. D’abord parce qu’on reste frappé par la perfection technique de l’orchestre, à qui il est beaucoup demandé: la présence en coulisse d’un grand nombre de pupitres, notamment des vents, construit un système d’écho coulisses/salle qui amène le public à se concentrer d’une manière inhabituelle sur ces parties de l’œuvre qui du fait même  des musiciens jouant en coulisse, renforce l’attention et fait découvrir des éléments qu’on n’avait pas forcément remarqués (notamment des phrases à la limite de l’atonalité) et rend tellement forte la célèbre phrase de Wagner dans Parsifal « Zum Raumwird hier dieZeit« . C’est justement l’espace sonore qui se démultiplie dans une constante perfection et impose au déroulé de la symphonie une nouvelle couleur. Jansons construit avec une rigueur implacable l’architecture du texte: il isole par une pause très longue le premier mouvement (que Mahler avait d’abord appelé « Totenfeier« -cérémonie funèbre-) du reste de l’œuvre comme si ce premier mouvement, à lui seul autonome, construisait un socle, et que le reste était le parcours vers la lumière et la Résurrection. Dès le début, l’atmosphère est tendue: Jansons retient le son jusqu’à la limite du possible et de l’audible. Ainsi les fortissimi n’apparaissent qu’en contraste avec les sons à peine effleurés, pas de fioritures, des sons nets, souvent cassants, puis un développement mélodique d’une lenteur inattendue (1h35),  qui met le spectateur en tension permanente lui aussi et qui crée les conditions d’une intense émotion. On ne cesserait de trouver des perfections nouvelles, le dialogue du premier violon et de la flûte, tous les bois et les cordes  époustouflants, les harpes toujours mises en valeur, tout cela rend chaque phrase musicale  isolée et chargée de sens et en même temps en permanente écho avec le reste dans une solution de continuité d’une rare homogénéité. Le second mouvement est absolument magique, même si les fameux pizzicati étaient encore plus éthérés et suspendus chez Abbado; il est vrai aussi qu’Abbado a une conception plus aérienne de la symphonie, alors que la vision de Jansons est, au départ au moins, pleinement chthonienne, pour s’élever peu à peu vers l’Ether. Ainsi pourrait-on s’étonner du contrôle qu’il exerce sur chaque pupitre, de cette machine à la fois parfaitement huilée, qui pourrait être un peu mécaniste, qui dès le départ a un sens, une âme, un souffle, parce qu’on sent une intime liaison entre chaque musicien et son chef et l’on ne fait pas simplement des notes, mais on fait ensemble de la musique. Cette vision est animée de bout en bout et conduit le spectateur qui est de plus en plus tendu avec une force inattendue et surprenante vers un final à couper le souffle: les trente dernières minutes créent une tension insupportable à cause de la rétention permanente du son, dans une vision majestueuse et grandiose que renforcent les interventions des deux solistes, BernardaFink et RicardaMerbeth: BernardaFink est magnifique, la voix a une grande étendue, une grande pureté, et son intervention dès « Urlicht » accentue la couleur de l’attente grave de la dernière partie de l’œuvre. RicardaMerbeth reste un peu moins expressive, mais son intervention finale reste spectaculaire. Le LondonSymphony Chorus quant à lui est un bon chœur qui intervient de manière correcte, sans plus, et qui marque une distance avec l’incroyable orchestre que nous entendons, dans une salle  à l’acoustique malheureusement  trop sèche, comme je le remarquais hier, qui aujourd’hui gêne encore plus et empêche l’expansion de cette musique céleste.

Au total, une attente récompensée au delà de nos espérances. Certes on sait combien le répertoire mahlérien est dans les gènes du Concertgebouw depuis  Mengelberg (et poursuivi par tous les chefs qui le dirigèrent), mais nous avons eu là, au-delà de la démonstration technique qui confirme à mon avis la toute première place de cet orchestre dans le panthéon mondial, un moment musical d’exception, un des plus grands concerts qui nous ait été donné d’entendre, sur des présupposés opposés à ceux d’Abbado, mais avec un résultat bien proche en terme d’émotion. Sans doute pour moi l’exécution d’Abbado en 2003 à Lucerne reste la référence miraculeuse et sans doute un peu magique, mais ce 13 décembre au Barbican Centre, grâce à Mariss Jansons et à l’orchestre du Concertgebouw, le public (debout, en délire)  a vécu un de ces moments pour lesquels il vaut la peine de vivre.

OPERA NATIONAL DE PARIS, Opéra Bastille 2009-1010: DIE TOTE STADT de KORNGOLD (Dir Mus. Pinchas STEINBERG, ms en scène:Willy DECKER) le 3 octobre 2009.

La Ville morte (Willy Decker)

L’entrée au répertoire de l’opéra de Paris de Die tote Stadt est à considérer comme un événement. L’oeuvre de Korngold, créée en 1920 et redécouverte il y a plus de trente ans grâce à un enregistrement de Erich Leinsdorf avec René Kollo qui reste la référence, arrive peu à peu sur les scènes européennes à la recherche de nouveaux titres . Gageons que peu à peu la « musique dégénérée »(Entartete Musik) entrera dans les prochaines années dans tous les grands théâtres. Cette production, nouvelle à Paris, remonte tout de même à 2004 (à Salzburg, puis à Vienne) et Willy Decker ne s’est pas déplacé pour la remonter. Néanmoins, on peut d’emblée considérer l’opération comme une réussite, gros succès public à la Première, chant satisfaisant, orchestre à la hauteur, production de qualité. On peut trouver l’histoire résumée dans tous les bons sites internet, disons qu’il s’agit de l’histoire d’un homme, fou amoureux de sa femme Marie trop tôt disparue , qui ne se résoud pas à accepter ce deuil: à la fin de l’opéra, il a « fait son deuil » grâce à un rêve qui va couvrir environ les trois quarts de l’oeuvre. Appuyée sur un roman de Georges Rodenbach, « Bruges la morte » et sa version pour la scène, « Le Mirage » l’opéra est une adaptation en trois actes. la mise en scène de Willy Decker est assez épurée, même dans la partie « rêve » et même lorsque les scènes deviennent échevelées. Le spectateur, par un dispositif scénique clair, distingue le moment « réel » et celui « rêvé » et l’ensemble se laisse voir. Il y a de beaux tableaux (la scène de la procession vue comme « passion » christique), et les chanteurs sont suffisamment engagés pour être convaincants. Il reste que l’ensemble a un peu vieilli, et qu’on peut préférer le travail plus récent de Nicolas Brieger à Genève, qui avait résolument choisi l’option d »un monde réel tout à fait parallèle au monde rêvé,et donc d’une continuité dramatique ambiguë qui impressionnait le spectateur,   et le faisait entrer dans l’histoire d’une manière plus violente, et donc plus fidèle en ce sens au texte de Rodenbach. Rien de tel ici, et au total, le travail très propre de Willy Decker reste assez sage et, quant à lui sans aucune ambiguité, et peut être aussi sans grand mystère, ce qu’on peut regretter.

Du point de vue musical, ne boudons pas notre plaisir, la qualité est au rendez-vous, l’ensemble est d’un bon niveau, voire très bon lorsqu’il s’agit de Robert Dean Smith et de Stéphane Degout . Robert Dean Smith (Paul) étonne toujours par la puissance et l’endurance de cette voie claire à la couleur juvénile, (on l’a vu à Bayreuth dans Tristan). Il assume de bout en bout la partie en ne ménageant pas son énergie et son engagement, et en donnant une belle démonstration de chant maîtrisé de très haut niveau. Lui répond le chant très élégant de Stéphane Degout (Frantz/Fritz), un des chanteurs français les plus réclamés aujourd’hui, l’un de ces barytons qui compte dans la cohorte de très bons barytons que compte le monde lyrique aujourd’hui. Je suis plus dubitatif sur Ricarda Merbeth: la voix est puissante, certes, mais le chant est sans vraie nuance, un peu froid, sans vraie séduction (fameuse chanson de Marietta), ce qui est dommage pour le rôle:  l’interprétation musicale n’est pas marquante, mais la prestation reste évidemment solide, portée par un don d’actrice notable. Doris Lamprecht assure sa partie avec vaillance, mais ne fait pas oublier l’élégance d’Hanna Schaer à Genève dans Brigitta. Les autres rôles sont honorablement tenus.

Cette musique luxuriante, très ancrée dans l’esprit du temps, et bien proche de Strauss ou Zemlinski, réclame lyrisme et éclat,  Pinchas Steinberg et l’orchestre de l’opéra National de Paris répondent à la commande sur l’éclat, moins sur le lyrisme et la clarté de la lecture: on regrettera là encore l’extraordinaire vision du regretté Armin Jordan à Genève, qui avait su à la fois montrer l’originalité du tissu musical et en souligner les filiations.

Au total un spectacle très honorable, qui rend justice à une partition injustement méconnue du grand public, et une initiative heureuse de Nicolas Joel, même si on aurait pu peut-être penser pour une entrée au répertoire à une nouvelle production.